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FORME
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L’histoire du concept de forme et des théories de la forme est des plus singulières. Nous vivons dans un monde constitué de formes naturelles. Celles-ci sont omniprésentes dans notre environnement et dans les représentations que nous nous en faisons. Et pourtant, jusqu’à une époque récente, on ne disposait d’aucune science morphologique à proprement parler. Ce n’est que vers la fin des années 1960 qu’on a commencé à comprendre de quel concept de naturalité et d’objectivité l’on fait usage lorsqu’on parle de formes naturelles objectives. Jusque-là, un insurmontable obstacle épistémologique (au sens de Bachelard) faisait obstruction à une telle compréhension. La raison en est d’ailleurs assez simple. Tenter de développer une théorie objective (donc compatible, sinon réductible, à des contenus physiques) des formes, c’est chercher à généraliser l’objectivité physique en direction d’une «ontologie qualitative». Or, d’une façon ou d’une autre, toute ontologie qualitative est néo-aristotélicienne. Mais, précisément, le concept moderne d’objectivité physique s’est édifié à partir d’un concept mécaniste (galiléen-newtonien) qui rompait avec la tradition aristotélicienne (ce que l’on a appelé la «coupure épistémologique»). Le développement physico-mathématique d’une mécanique des forces a, pendant environ trois siècles, totalement fait écran à toute dynamique des formes. La conséquence en a été que le concept de forme a été pensé de façon alternative. L’impossibilité où l’on croyait être d’en théoriser les aspects objectifs a conduit à en théoriser les aspects subjectifs. Tel a été le cas dans les approches psychologiques (de la Gestalt-théorie aux sciences cognitives contemporaines), dans les approches phénoménologiques (de Husserl à Merleau-Ponty et aux reprises actuelles de certains thèmes husserliens) ou dans les approches sémantiques et sémio-linguistiques. Ainsi s’est installée l’évidence (fallacieuse) d’un conflit irréductible entre une phénoménologie des formes et une physique de la matière. Ce n’est qu’à une époque récente qu’on a commencé à comprendre les processus permettant à la matière de s’organiser et de se structurer qualitativement en formes.

1. Forme et phénomène

Nous ne traiterons de façon systématique ni de l’histoire métaphysique du concept de forme depuis Aristote, ni de ses innombrables usages disciplinaires en logique, en linguistique, en sémiotique structurale, en esthétique et dans les sciences humaines en général. Nous nous restreindrons au problème de la compréhension théorique des formes naturelles. Ces formes sont innombrables, physico-chimiques (cristaux, flammes, turbulences, nuages, réactions chimiques oscillantes, ondes chimiques, transitions de phases, défauts dans les cristaux liquides, etc.) ou biologiques (plantes, animaux, etc.). Avant de chercher à en penser le statut objectif, il est bon de les décrire comme de purs phénomènes.

Description phénoménologique

Les formes naturelles se manifestent. Elles sont des constituants fondamentaux de la façon dont le monde externe nous apparaît. Pour en donner une description phénoménologique en tant que données originaires, on peut préciser des descriptions déjà proposées par Husserl et les premiers gestalt-théoriciens (Stumpf, Meinong, von Ehrenfels...). Une forme sensible F donnée dans l’espace extérieur E occupe une certaine portion W de E (nous prenons des notations qui nous seront utiles plus bas). Ce domaine d’occupation – que Husserl appelait le «corps spatial» de la forme – est limité par un bord B = 煉W. Il est en outre rempli par des qualités sensibles q 1, ..., q n , les biens connues «qualités secondes» de la tradition philosophique, qualités s’opposant à la «qualité première» qu’est l’extension spatiale. Mais il doit l’être d’une façon telle que l’extension ainsi qualifiée manifeste une certaine saillance phénoménologique permettant à la forme d’être appréhendée et saisie perceptivement, c’est-à-dire au phénomène de se détacher comme phénomène. Ici, c’est le concept de discontinuité qualitative qui est fondamental. Il a été très bien exposé par Husserl dans la troisième Recherche logique , texte qu’on peut à bon droit considérer, avec K. Mulligan et B. Smith, comme «la plus importante contribution à une ontologie réaliste [aristotélicienne] à l’époque moderne». L’opposition fondamentale est celle entre, d’un côté, les qualités sensibles localement «fusionnées» intuitivement (le concept de fusionnement, Verschmelzung , est dû à Carl Stumpf), c’est-à-dire «fondues» avec les qualités locales voisines, et, d’un autre côté, les qualités sensibles localement «séparées» intuitivement, c’est-à-dire «se détachant», «se scindant», «se séparant» des qualités locales voisines par une «délimitation». Si l’on traite les qualités sensibles comme des grandeurs intensives possédant un degré, alors l’opposition entre fusionnement et détachement devient celle entre continuité et discontinuité: le fusionnement correspond à une variation continue du degré de la qualité considérée, tandis que le détachement correspond au contraire à une variation discontinue. L’idée est donc que l’extension spatiale W de la forme F contrôle la variation des qualités sensibles q i qui la remplissent. Il y a toujours variation continue dans W mais, à la traversée de limites (de discontinuités), certaines qualités peuvent varier discontinûment. Ainsi que l’affirme Husserl: «C’est à partir d’une limite de l’espace [...] que l’on saute d’une qualité à une autre. Dans ce passage continu d’une partie d’espace à une autre partie d’espace, nous ne progressons pas d’une manière également continue dans la qualité qui les recouvre, mais [...] à un endroit de l’espace les qualités limitrophes ont un écart fini (et pas trop petit)» (Husserl, p. 29 [1969]). Notons K l’ensemble des discontinuités qualitatives ainsi définies dans W. Avec le bord B = 煉W, K est la caractéristique morphologique essentielle de la forme F: ce qui fait que le substrat matériel occupant l’extension W est une forme est qu’il est qualitativement structuré et organisé par les «accidents» morphologiques (B, K). On remarquera que cette morphologie est constituée de bords: bords délimitant W de l’extérieur, bords délimitant des catégories différentes de qualités.

Nous avons jusqu’ici supposé que W était un domaine spatial et F une forme statique. Si on introduit le temps, W devient un domaine de l’espace-temps et on peut alors considérer des formes évoluant dynamiquement et soumises à des processus de morphogenèse. Au cours de tels processus, les bords B et K peuvent évoluer et subir des événements les transformant qualitativement (cf., par exemple, l’embryogenèse).

De façon plus générale, on peut considérer que W n’est pas l’extension spatio-temporelle d’un objet mais un espace de paramètres de contrôle w i permettant d’agir sur un système S. À la traversée de certaines valeurs – dites critiques – des w i , le système S peut subir des transformations brusques d’état interne. Tel est le cas des phénomènes critiques comme les phénomènes thermodynamiques de transitions de phase. Nous y reviendrons.

Description «catastrophiste»

Ainsi, qu’il s’agisse de formes sensibles, spatio-temporelles ou de formes plus abstraites dans des espaces de contrôle, une forme se trouve phénoménologiquement décrite comme un ensemble de discontinuités qualitatives sur un espace substrat. Cette idée a été formalisée par René Thom. Soit W un espace substrat rempli de qualités sensibles (de grandeurs intensives) q i (w ). Thom distingue phénoménologiquement deux types de points w 捻 W. On dit que w est régulier s’il existe un voisinage de w où les q i varient continûment. Par définition, les w réguliers engendrent un ouvert U de W. Si w 捻 U, le substrat est qualitativement homogène localement en w . Les points non réguliers w 殮 U sont dits singuliers ou «catastrophiques». Ils engendrent le fermé K de W complémentaire de U dans W. Si w 捻 K, le substrat est qualitativement hétérogène localement en w . K définit le substrat comme forme et comme phénomène. Toute la question est alors d’en comprendre la genèse physique. Telle est l’ambition de la «théorie des catastrophes». Nous y reviendrons.

2. La disjonction transcendantale entre phénoménologie et physique

Le concept général de forme que nous venons de définir peut évidemment être considérablement complexifié. Les morphologies K ne possèdent pas nécessairement de géométrie simple. Elles peuvent être chaotiques, et même fractales. Elles peuvent être structurées à plusieurs niveaux – à plusieurs échelles – différents. Mais, aussi compliquées soient-elles, elles ne sont pour l’instant définies que de façon purement phénoménologique. C’est dire qu’elles constituent une interface entre le sujet percevant et le monde extérieur et que la question de leur nature n’est pas encore posée. Si on les pense «côté sujet», on cherchera à les théoriser comme des constructions psychologiques. Si on les pense «côté objet», on cherchera au contraire à les théoriser comme des structures qualitatives émergeant de l’intériorité substantielle de la matière.

Or c’est précisément cette dernière voie qui a été barrée par le triomphe du mécanisme aux XVIIe et XVIIIe siècles. Si la physique de la matière se réduit à une mécanique de points matériels en interaction, alors le concept de forme perd tout contenu ontologique. Cela est déjà manifeste chez un philosophe classique comme Hobbes. Cela se trouve thématisé sur un plan transcendantal par Kant.

Logique transcendantale et mécanique rationnelle

Dans les Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature , Kant explique fort bien pourquoi et comment l’idée d’une dynamique de l’intériorité substantielle de la matière doit être abandonnée. La mécanique doit décrire le mouvement comme manifestation spatio-temporelle de la matière. Comme nature et existence, la matière possède certes une intériorité substantielle. Mais celle-ci est inaccessible en tant que telle. Elle est nouménale. Elle s’extériorise, s’externalise, dans le mouvement qui en est le phénomène. La mécanique doit se restreindre à la légalisation catégoriale et à la détermination mathématique de ce phénomène. Kant développe alors une lecture transcendantale d’abord de la cinématique (le groupe de la relativité galiléenne) et ensuite de la mécanique (lois de Newton). Mais, entre la cinématique (qui spécifie physiquement les catégories de la quantité et le principe des grandeurs extensives dit des «axiomes de l’intuition») et la mécanique (qui spécifie physiquement les catégories de la relation et le principe dit des «analogies de l’expérience»), il y a la «dynamique» (qui spécifie physiquement les catégories de la qualité et le principe des grandeurs intensives dit des «anticipations de la perception»). C’est au niveau de la «dynamique» que se trouve consommée la forclusion du concept de forme.

Pour comprendre ce point, il est bon d’en revenir au concept de dynamique qui intervient ici, celui, d’origine aristotélicienne, qu’on trouve chez Leibniz. Chez Leibniz coexistent encore l’ontologie qualitative aristotélicienne et l’objectivité physique de la mécanique rationnelle. Parmi les très nombreuses citations qu’on pourrait faire à ce sujet, bornons-nous à un passage particulièrement net d’une lettre au R.P des Bosses du 2 février 1706: «Si l’on pose la plénitude des choses (comme font les cartésiens) et l’uniformité de la matière, et si l’on ajoute seulement le mouvement, on obtient toujours une succession de choses équivalentes; [...] ainsi, nul ne peut distinguer l’état d’un moment de l’état de l’autre, pas même un ange; et donc, on ne pourrait trouver aucune variété dans les phénomènes; partant, outre la figure, la grandeur et le mouvement, il faut admettre des formes au moyen desquelles la différence des apparences surgisse dans la matière, formes qu’on ne peut intelligiblement chercher, me semble-t-il, qu’à partir des entéléchies.»

Dans son ouvrage fondamental, Architectonique disjonctive, automates systémiques et idéalité transcendantale dans l’œuvre de G. W. Leibniz , André Robinet a montré que la majeure partie de l’œuvre de Leibniz peut être lue comme une suite ininterrompue de tentatives pour synthétiser l’atomisme mécaniste moderne et le concept aristotélicien de forme substantielle. Selon l’atomisme mécaniste, les substances corporelles ne sont que des phénomènes, c’est-à-dire des assemblages de points matériels sans unité propre. Leur individuation est nominale et mentale. Elle provient de la façon dont la perception et le langage découpent des formes dans la réalité. Les corps ne sont donc pas de véritables substances composées et leur matière n’est qu’une matière seconde spatio-temporelle. Ils ne sont que des substantiata (des agrégats). Les seules substances véritables sont les monades, c’est-à-dire des unités intelligibles. La substance n’est que sémantique, étrangère à la matière. Entre l’intelligible (le sémantique) et le physique, le divorce est total. Le concept de forme s’en trouve aboli. Il n’est qu’apparence subjective-relative. Selon l’ontologie qualitative, au contraire, il existe des substances composées différentes d’agrégats nominalement unifiés. Pour comprendre substantiellement les corps, il faut par conséquent admettre autre chose que le mouvement, à savoir des formes substantielles qui, au-delà du physique, sont des principes intelligibles d’individuation informant une materia prima . L’essence des corps ne peut pas être exclusivement spatio-temporelle, c’est-à-dire phénoménale. Les formes ne sont pas que des apparences. Elles possèdent une réalité ontologique. Elles régulent une intériorité substantielle extra spatio-temporelle.

Dans sa «dynamique», Kant rompt avec toute métaphysique monadologique. Pour lui, l’intériorité substantielle de la matière est d’ordre nouménal. Elle subsiste à titre de fondement, mais ne peut pas faire partie de l’objectivité (qui chez Kant est, on le sait, d’ordre strictement phénoménal). Seule son extériorisation doit être soumise à la légalisation transcendantale de l’expérience. C’est en ce point précis que les catégories de la qualité se disjoignent irréversiblement des concepts métaphysiques de substance et de forme substantielle. Le qualitatif se trouve drastiquement réduit à des grandeurs intensives dynamiques (comme la vitesse et l’accélération), données différentielles variant de façon covariante relativement au groupe de la relativité galiléenne. Par ce geste se trouve transcendantalement fondée l’idée que la physique est une physique de la pure extériorité, qui doit se «construire» mathématiquement en termes de géométrie différentielle. On voit que ce qui se trouve expulsé de l’objectivité est précisément le concept morphologique fondateur de discontinuité qualitative exposé plus haut.

Le concept de forme dans la «Critique de la faculté de juger»

Chez Kant, le concept de forme fait retour dans la Critique de la faculté de juger , et cela d’une façon particulièrement profonde. Étant donné les contraintes imposées par la légalisation transcendantale de l’expérience, les concepts de forme, d’organisation, de structuration qualitative d’un substrat ne peuvent pas posséder de réalité objective. Et pourtant, c’est un fait d’observation qu’il existe dans la nature des êtres organisés (les êtres vivants, par exemple) – ce que Kant appelle des «fins naturelles». Or, de façon aiguë, Kant remarque que, même si on peut raisonnablement penser que les progrès de la physique et de la chimie permettront d’expliquer un jour de façon mécaniste certains aspects de l’organisation, il restera toujours une énigme, celle de la forme et de la contingence de la forme des êtres organisés. La nature (natura naturans ) est productrice de formes, mais cette production n’est pas mécaniquement explicable, car on ne voit pas comment la mécanique pourrait être à même de déboucher sur une géométrie morphologique. L’organisation morphologique (la «finalité interne objective») dépend donc d’une «force formatrice» (bildende Kraft ) non objectivable. C’est pourquoi elle demeure une «qualité insondable», un «abîme incommensurable» où les concepts de l’objectivité physique doivent composer avec le concept holistique, seulement régulateur («réfléchissant» et non pas «déterminant» selon le lexique kantien), d’unification systématique de parties dans un tout.

Cela dit, bien que sans réalité objective et sans portée explicative, le concept de forme organisée est, selon Kant, nécessaire à la compréhension de la nature. Il est certes descriptif, mais «il vaut avec autant de nécessité pour notre faculté de juger humaine que s’il était un principe objectif» (Kant, p. 218 [1979]).

Sur cette base, Kant explique ensuite que le défaut d’objectivité des formes naturelles, comme les cristaux, les flammes, les tourbillons, les fleurs, les organismes, etc., est solidaire de ce supplément de subjectivité qu’est le sentiment esthétique. C’est parce que les formes naturelles ne sont pas explicables mécaniquement qu’elles peuvent être significatives. L’absence de valeur objective se vicarie en valeur signifiante. L’énigmatique «finalité interne objective» devient «finalité subjective formelle» et la forme revient donc au sujet. Un manque physique se trouve comblé par un supplément sémiotique. Tout le romantisme post-kantien s’engouffrera dans ce passage de la phusis à la poiesis et ralliera à l’Art la Nature productrice de formes.

Dans son ouvrage sur L’Esthétique de Kant , Olivier Chédin a montré que, sous le titre d’esthétique, Kant traite en fait des rapports entre la légalisation transcendantale de l’objectivité et la structure morphologique qualitative de l’apparaître phénoménologique. C’est bien l’ontologie qualitative aristotélicienne qui, forclose par la déconstruction critique de la métaphysique, fait retour. Kant reconquiert «esthétiquement» une présentation de la présence dans son apparaître que l’esthétique transcendantale et la légalisation d’objet avaient expulsée. Le «beau» kantien présente morphologiquement (pré-discursivement et pré-objectivement) le réel. Il concerne l’Erscheinung , qui n’est ni apparence (Schein ) ni phénomène (Phœnomenon ). Il est le produit d’une liberté créatrice de formes, d’une «auto-animation esthétique de la matière, qui opère enfin la création d’une forme» (Chédin, p. 206 [1982]). Sa réflexion conduit à «saisir l’auto-figuration (Gestalt ) de la Form , lors d’une apparition originelle de l’Erscheinung , où Form et Gestalt font encore une même et seule apparition, sans figure d’objet» (ibid ., p. 234).

3. La subjectivisation du concept de forme

L’ambivalence «physique / phénoménologique / sémiotique» du concept de forme a constitué depuis Kant un véritable nœud gordien de l’épistémologie. Celui-ci a en général été tranché en faisant dépendre le concept de forme d’une instance subjective (individuelle ou sociale): perception, langage, concept, sens. Autrement dit, la phénoménalisation de l’objectivité physique en formes manifestées a été conçue comme un processus sans réel contenu objectif.

Le vitalisme structuraliste et sémiotique

Avant d’exposer brièvement divers aspects de ces entreprises de subjectivation, il est bon de dire quelques mots sur le vitalisme du siècle dernier. Après Kant, et en particulier en rapport avec la Naturphilosophie schellingienne, un certain nombre de penseurs en sont revenus à une position aristotélicienne-leibnizienne en tentant d’élargir le concept objectif de Nature. Un cas exemplaire est celui des travaux sur la morphogenèse végétale que Goethe poursuivit de 1770 jusqu’à sa mort en 1832. Goethe ne cherchait pas tant à comprendre les bases physico-chimiques de la biologie végétale que le principe organisateur interne responsable de la manifestation morphologique des plantes. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, il pensait que le problème théorique central de la biologie était de clarifier l’origine des connexions spatiales reliant les parties dans un tout organique. Transgressant le verdict de la Critique de la faculté de juger , il a admis un principe entéléchique a priori présidant à la formation des «fins naturelles». Selon ce principe, des forces organisatrices internes idéelles (des formes substantielles dynamiques) se déploient spatio-temporellement lors des processus de morphogenèse et engendrent l’unité concrète, réelle et perceptible des organismes. L’entéléchie goethéenne est un concept intuitif et viole par conséquent la séparation transcendantale entre concept et intuition.

La réponse goethéenne à l’aporie de la forme est en partie spéculative («romantique»). Elle nie que la connaissance exige de nier l’intériorité substantielle de la Nature. Ainsi que l’a remarqué Ernst Cassirer, les post-kantiens, tel Schelling, ont pensé la forme et l’organisation en tant que liberté (objectivement inconditionnée) devenue immanente au phénomène, en tant qu’autonomie incarnée dans l’être-là sensible. Appliqué à la biologie, ce réalisme sémiotique a conduit au vitalisme. Mais, très vite, ce dernier est devenu le terrain privilégié de réactivations «métaphysiques» spiritualistes et idéologiques qui l’ont discrédité. C’est pourquoi il fut condamné publiquement à Berlin, en 1899, au soixante-douzième Naturforschertag . Mais le fatras dialectique ou théosophiste qu’il a charrié ne doit pas faire oublier l’importance cruciale de la problématique de la forme chez des esprits aussi éminents que Brentano (le père fondateur de la phénoménologie et de la gestalt-théorie), Friedrichs (le fondateur de l’écologie) ou des biologistes comme Driesch, Spemann, d’Arcy Thompson ou Waddington.

D’ailleurs, Goethe reste moins spéculatif que Schelling. Il s’en tient à une description phénoménologique et sémiotique de l’apparaître morphologique. Il restreint le principe entéléchique à l’Erscheinung . Son idée centrale est que l’apparaître morphologique manifeste une expressivité qui affecte sémiotiquement le sujet et doit être décrite dans un langage symbolique approprié. Les formes ne sont pas seulement des phénomènes, c’est-à-dire des représentations à objectiver en objets d’expérience conformément à une légalité transcendantale. Ce sont également des signes, des présences traductibles en symboles. Dans un jeu subtil entre Bildung et Gestaltung , la visibilité de l’apparaître exprime le principe entéléchique interne de formation des formes. Contrairement à ce qu’il en est chez Schelling, le principe entéléchique n’est pas chez Goethe téléologique. Il est sémiotique. Le fondement organisateur n’est pas «derrière» ou «avant» l’apparaître. Il se donne dans l’apparaître même dans la mesure où, pour celui-ci, la monstration équivaut à une auto-interprétation.

Après Goethe, il faudra attendre des philosophes comme Peirce et Husserl pour retrouver une interprétation objective de la forme comme sens. Peirce a été fasciné par l’énigme de la structuration, de la diversification et de la complexification des formes naturelles. Il a repris à sa façon tous les thèmes majeurs de la troisième critique kantienne. Acceptant à son tour «l’évidence» que les sciences physiques (y compris la thermodynamique) n’avaient rien à dire sur les formes, il en est également arrivé à une conception sémiotique des entéléchies comme signes s’auto-interprétant (le signe étant ici une matière déterminée par une forme, c’est-à-dire une «finalité interne» au sens kantien).

Au cours de ce siècle, le vitalisme sémiotique sera transféré (en particulier à travers la phénoménologie et la gestalt-théorie) des sciences naturelles aux sciences humaines et jouera un rôle fondamental dans la constitution du structuralisme. Claude Lévi-Strauss en a récemment témoigné dans son ouvrage De près et de loin : «[La notion de transformation n’a été empruntée] ni aux logiciens ni aux linguistes. Elle me vient d’un ouvrage qui a joué pour moi un rôle décisif [...]: On Growth and Form de d’Arcy Wentworth Thompson. L’auteur [...] interprétait comme des transformations les différences visibles entre les espèces ou organes animaux ou végétaux au sein d’un même genre. Ce fut une illumination, d’autant que j’allais vite m’apercevoir que cette façon de voir s’inscrivait dans une longue tradition: derrière Thompson, il y avait la botanique de Goethe et, derrière Goethe, Albert Dürer avec son Traité de la proportion du corps humain . Or la notion de transformation est inhérente à l’analyse structurale» (Lévi-Strauss, pp. 158-159, 1988).

Formes et perception visuelle

À partir du moment où l’on évacue tout contenu ontologique du concept de forme, c’est évidemment à la perception visuelle que revient la production des formes comme phénomènes. Il ne serait pas de propos ici de s’engager véritablement dans une telle problématique. On se bornera donc à quelques brèves indications sur le traitement actuel de cette question dans le cadre des sciences cognitives.

Le paradigme classique des sciences cognitives est le paradigme computo-représentationnel, mentaliste, symbolique, fonctionnaliste. On suppose que le monde réel de l’objectivité physique envoie des informations (par exemple, des ondes lumineuses, des ondes sonores, etc.). Cette information externe, a priori non significative pour le système cognitif, est convertie par des transducteurs périphériques (rétine, cochlée, etc.) en information cognitivement significative, c’est-à-dire exploitable par le système nerveux. On postule alors que, sur le modèle d’un ordinateur, l’information est traitée «computationnellement» à travers différents niveaux de représentations mentales symboliques et différents processus calculatoires. Ces représentations mentales sont neurologiquement implémentées mais, selon la thèse fonctionnaliste, on peut découpler le problème du «hardware» neuronal de celui de la structure formelle du «software» représentationnel.

On fait donc l’hypothèse que les systèmes cognitifs sont des systèmes de traitement de l’information physique externe à travers des langages formels internes constitués de symboles, d’expressions, de règles d’inférence et de transformation (cf., par exemple, Pylyshyn [1986] ou Andler [1987]). À travers la construction cognitive qu’effectuent ces niveaux de représentation et à travers une opération de projection, le monde réel objectif se trouve converti en ce que Ray Jackendoff appelle un «monde projeté», c’est-à-dire en ce monde sensible structuré qualitativement qu’est le monde de l’expérience phénoménologique. Ainsi que l’indique le titre évocateur de Jackendoff Consciousness and the computational Mind , on peut reprendre dans ce cadre tous les problèmes fondamentaux de la phénoménologie. La conscience phénoménologique est le corrélat du monde projeté. En tant que telle, elle ne se confond pas avec la computation mentale. L’expérience phénoménologique ne manifeste pas sa structure interne. Avec ses compilations et ses automatismes computationnels, celle-ci demeure essentiellement non projetable, cognitivement impénétrable.

On retrouve de cette façon le thème d’une «ontologie» qualitative. Mais cette «ontologie» n’en est pas une à proprement parler. Elle est le résultat d’une construction cognitive. La conception est «projectiviste» et non pas «émergentielle». À aucun moment on ne fait l’hypothèse que la structuration qualitative du monde de l’expérience en places, chemins, états, événements, processus, formes, choses, états de choses, etc., puisse en partie émerger, par un processus naturel de phénoménalisation, d’une organisation morphologique spontanée des substrats.

Cela dit, on peut dans un tel cadre développer de profondes théories de la construction perceptive des formes. C’est ce qu’ont fait, par exemple, David Marr et ses collègues (T. Poggio...) dans leurs travaux désormais classiques sur la vision. Le problème central de la vision est ce qu’on appelle un problème inverse. Il s’agit de reconstruire la forme, l’organisation qualitative et la position des objets dans l’espace continu tridimensionnel à partir d’images rétiniennes bidimensionnelles et digitales. Pour comprendre le système perceptif visuel, il faut au préalable savoir quelle est sa fonction, sa finalité computationnelle. Après transduction, l’image rétinienne se trouve traitée – c’est-à-dire représentée – à différents niveaux de représentation, et ceux-ci doivent aboutir à l’expérience phénoménologique des objets dans l’espace.

Marr distingue trois niveaux fondamentaux de traitement. Le premier niveau, dit celui de l’esquisse primaire 2-D (bidimensionnelle), concerne le traitement du signal rétinien, par exemple l’analyse de la fonction intensité I(x , y ) (x et y sont des coordonnées rétiniennes). Il s’agit d’en expliciter la morphologie de façon à pouvoir opérer des segmentations qui serviront de support aux phases finales, proprement cognitives et inférentielles, d’interprétation, de reconnaissance et de compréhension. Un des processus essentiels intervenant à ce niveau est celui de la détection locale de discontinuités qualitatives: segments de bords d’objets, terminaisons de bords, discontinuités de l’orientation des bords et des surfaces, discontinuités de qualités, mouvements de discontinuités, etc. Neurophysiologiquement, le système visuel périphérique (sensoriel) est spécialisé dans de telles détections. Parmi les cellules ganglionnaires de la rétine, il en existe – dites de classe X – dont les champs récepteurs sont régis par un antagonisme centre / périphérie. Pour certaines – dites «on-center» en jargon –, l’antagonisme est celui excitation / inhibition. Pour d’autres – dites «off-center» –, il est au contraire celui inhibition / excitation. Le profil de tels champs récepteurs (pour les cellules ON, par exemple) est la digitalisation du laplacien G d’une gaussienne G. On remarque alors que ces cellules agissent par convolution sur I. Mais, comme G I = (G I), elles agissent comme un opérateur laplacien sur G I, c’est-à-dire sur I «lissé» à une certaine échelle, échelle définie précisément par G. Marr qui a remarqué que, si deux cellules X, respectivement ON et OFF et de même G, sont activées ensemble, cela détecte deux pics, respectivement positif et négatif, de (G I), pics encadrant une discontinuité de G I (critère dit de zero crossing , car les discontinuités correspondent à l’annulation, ou passage par zéro, des dérivées secondes). Des discontinuités locales détectées à plusieurs échelles différentes seront interprétées comme les indices de discontinuités externes objectives, d’origine géométrique et physique. Ensuite, par agrégation en niveaux hiérarchisés d’organisation, elles seront globalisées et on obtiendra ainsi l’organisation morphologique de l’image I(x , y ).

Une des principales originalités de Marr est d’avoir introduit, entre l’esquisse primaire 2-D et le traitement proprement tridimensionnel 3-D, un niveau intermédiaire appelé joliment celui de l’esquisse 2 ½-D. Ce niveau est essentiel. Il constitue la pierre angulaire du problème de la vision. C’est «une représentation interne de la réalité physique objective qui précède la décomposition de la scène visuelle en objets» (p. 269 [1982]).

En ce qui concerne la forme des objets, une composante fondamentale de l’esquisse 2 ½-D est celle des contours apparents. Considérons une surface régulière S plongée dans R3. Soient un plan de projection, 嗀 une direction de projection et 刺: R3 la projection sur parallèlement à 嗀. Le contour apparent de S relativement à 刺 est la projection C = 刺( ) du lieu critique de la restriction de 刺 à S, c’est-à-dire de l’ensemble des points de S où la direction 嗀 est tangente à S. En situation perceptive, C est un ensemble de discontinuités sur le plan de la rétine et appartient donc à l’esquisse 2-D. Une des difficultés centrales du problème de la vision comme problème inverse est alors de comprendre comment il peut contenir une information tridimensionnelle: «quand on y réfléchit, cela est vraiment un fait stupéfiant» (Marr, p. 215, 1982). Pour le comprendre, il faut d’abord remonter du contour apparent C à son générateur et ensuite reconstruire la forme S à partir de la famille de ses contours.

Ici, la théorie de la perception devient dépendante de profondes théories mathématiques, physiques et computationnelles. Il y a d’abord la géométrie différentielle et la théorie des singularités. Le générateur d’un contour apparent C est un lieu critique d’application projection. C’est donc un ensemble de singularités (qui engendre un ensemble de discontinuités). On connaît les singularités qui peuvent y apparaître génériquement (théorème de Whitney-Thom): il s’agit uniquement de plis, de fronces et de croisements normaux. Génériquement, C est donc composé de lignes de points plis pouvant admettre comme singularités isolées des points cusps et des croisements. Localement, on peut décrire la géométrie de 刺 : S à partir de données différentielles possédant un contenu géométrique intrinsèque (théorie des jets). La structure de S (son homologie par exemple) impose de fortes contraintes sur la structure globale de C (nombre de cusps , etc.). D’autre part, lorsque S bouge dans l’espace ambiant R3, son contour apparent C se déforme et, en général, change de type qualitatif. Des accidents morphologiques typiques peuvent se produire (déploiement ou reploiement de deux cusps à partir d’une queue d’aronde, croisements ou décroisements de lignes plis, etc.). La question est alors: jusqu’à quel niveau de structure la donnée de la famille 淪 des contours apparents C au niveau différentiable permet-elle de reconstruire S? Elle permet de reconstruire S non seulement topologiquement, non seulement différentiablement mais encore, par exemple, au niveau de ses propriétés de convexité (du signe de sa courbure). Si l’on introduit une «bosse» sur S, celle-ci se manifestera par une composante supplémentaire dans certains des contours. D’autre part encore, le nombre de types qualitatifs de contours intervenant dans 淪 est un indice fondamental sur la complexité morphologique de S (une surface simple comme une sphère n’a qu’un seul type de contours apparents: des cercles).

Sur le plan physique, il s’agit de comprendre comment l’information géométrique critique que constitue les contours apparents peut être encodée dans le signal lumineux. Pour cela, il faut de façon plus générale comprendre comment les singularités décrites en termes d’optique géométrique (caustiques, singularités des fronts d’ondes, etc.) peuvent être également décrites en termes d’optique ondulatoire (pour les caustiques, il s’agit par exemple de la théorie des intégrales oscillantes). Nous allons y revenir.

Enfin, sur le plan computationnel, il s’agit de construire des algorithmes à implémentation neurophysiologique plausible capables de calculer les jets suffisants pour la reconstruction de la géométrie des projections 刺 | S. Le critère de zero-crossing en fournit un exemple élémentaire, qu’il s’agit de généraliser.

Au niveau de l’esquisse 2 ½-D convergent et s’intègrent des traitements de l’esquisse primaire qui sont indépendants et modulaires (computationnellement automatiques, insensibles aux connaissances, croyances ou attentes du sujet). En plus des contours apparents, il faut mentionner en particulier la stéréopsie (vision binoculaire), la texture des surfaces, le rapport géométrie-ombres. C’est à partir de là qu’on passe à un niveau de représentation 3-D qui est volumétrique et centré sur les objets. À ce niveau, les formes sont hiérarchiquement décomposées en parties, désambiguïsées, interprétées, lexicalement identifiées, catégorisées, etc. De façon plus générale, on peut penser que c’est à ce niveau que le langage et sa sémantique se branchent sur la perception visuelle.

Des formes à la sémantique conceptuelle

La psychologie de la perception montre comment les données sensorielles peuvent être traitées de façon à produire des formes-phénomènes au sens du paragraphe 1. Pour passer de ces formes au langage, les processus fondamentaux sont ceux de la généralisation et de l’abstraction.

Les formes semblables sont regroupées en catégories (en classes d’équivalence) correspondant à des concepts empiriques ou à des lexèmes (arbre, chien, etc.). On peut traiter ces catégories extensionnellement comme de simples ensembles. Mais on peut aussi les traiter comme des regroupements de formes concrètes spécifiant des formes génériques, typiques, prototypiques. Cette dialectique générique/spécial (type/token en jargon) est cognitivement essentielle. Elle est très ancienne en mathématiques et intervient dès qu’on se propose de classer des formes.

De façon générale, une forme f pourra toujours être décrite mathématiquement comme une structure géométrique d’un certain type (par exemple, dans le cas des contours apparents, comme une application différentiable entre variétés différentiables). Cette structure présentera un certain nombre (en général infini) de degrés de liberté permettant de déformer la forme. Les formes d’un certain genre constituent donc un espace (fonctionnel) 杻. L’analyse de f peut, par conséquent, se faire de façon interne ou externe. Dans le premier cas, il s’agit d’investiguer la structure effective de f , alors que, dans le second cas, il s’agit d’investiguer la structure locale de 杻 au voisinage de f . On peut facilement définir cette dernière lorsqu’on dispose de deux concepts. D’abord de celui de topologie sur 杻: il permet de parler de déformations de formes et de formes voisines. Ensuite de celui de type qualitatif d’une forme f 捻 杻 (il est en général défini à partir de l’action d’un groupe de transformations sur 杻). «Avoir le même type qualitatif» est une relation d’équivalence sur 杻. On dira alors que f 捻 杻 est structurellement stable si toute forme g assez voisine de f lui est équivalente, autrement dit si la classe d’équivalence face="EU Caron" キ de f est topologiquement ouverte localement en f . Par définition, les formes stables engendrent un ouvert U de 杻. Si f est stable, son analyse externe est triviale (face=F0021 杻 est localement homogène en f ). Il n’en va plus de même si f est instable. Soit K size=1 le fermé des formes instables, complémentaire de U dans 杻. La géométrie locale de K size=1 en f 捻 K fournit de précieux renseignements sur la structure de f . K size=1 est une morphologie discriminante qui catégorise 杻, c’est-à-dire le décompose en «espèces» de formes (les classes d’équivalence stables pour le type qualitatif). Souvent, on peut se ramener en dimension finie (en ne considérant que certains degrés de liberté particulièrement importants) et définir sur le nouvel espace W issu de 杻 une métrique. W est catégorisé par la morphologie discriminante K issue de K size=1. Si la géométrie de K est suffisamment régulière, on se trouve alors dans une situation «géographique»: W est partitionné en un nombre fini de domaines Di séparés par des frontières, et les prototypes Pi sont des «capitales», c’est-à-dire des valeurs centrales. On peut alors définir sur W un potentiel V dont le gradient est un gradient de typicalité: les attracteurs (minima) de V donnent les prototypes Pi , les domaines Di correspondent aux bassins d’attraction des Pi , et K correspond à l’ensemble des séparatrices (des seuils) entre bassins. Les travaux de plus en plus nombreux qui se poursuivent sur la catégorisation et la typicalité retrouvent dans les domaines perceptif et sémantique un phénomène coextensif au concept même de forme.

Les notions de contour apparent et de discontinuité qualitative fournissent des exemples privilégiés de ce que Husserl et les premiers gestalt-théoriciens (Stumpf, Meinong et von Ehrenfels, déjà cités) appelaient des moments dépendants (parties d’objets non détachables). Un autre exemple est celui des qualités sensibles (couleurs, intensité, timbre, etc.), c’est-à-dire les qualités «secondes» de la tradition aristotélicienne. En général, on adopte à propos de ces moments une perspective nominaliste qui en fait des abstracta de nature psychologique. On refuse de les considérer comme des accidents, des qualités et des relations individuels (ce qui est, en revanche, le cas dans une authentique ontologie qualitative). On se restreint à l’expression linguistique (prédicative) des formes-phénomènes et des états de choses, et on remarque que celle-ci ne met en jeu que des concepts généraux et abstraits (les concepts de couleur par exemple). On en déduit que les moments ne sont que des contenus psychologiques sans corrélats objectifs. La forme qualitative du monde n’est qu’une forme de langage. Toute la sémantique moderne s’est engagée dans cette voie.

4. Les apories de l’objectivité morphologique

Les approches perceptives et sémantiques du concept de forme que nous venons d’évoquer relèvent pour la plupart d’un mentalisme représentationaliste. Nominalistes et solipsistes, elles admettent la réalité psychologique des représentations mentales mais refusent toute valeur ontologique aux contenus de ces représentations. Elles se heurtent donc au problème du dépassement du solipsisme. De nombreux auteurs (Putnam, Searle, Dreyfus...) ont dénoncé dans la conception du cognitivisme dont elles s’inspirent une impuissance à résoudre «le problème des problèmes», à savoir celui de l’orientation de la conscience phénoménologique vers le monde extérieur, celui de l’intentionnalité.

Représentationalisme et intentionnalité

Le problème n’est pas nouveau. À partir du moment où l’on adopte une conception représentionaliste faisant de la perception un processus s’édifiant à partir de la transduction sensorielle, on se condamne à faire de l’apparaître phénoménal une apparence subjective-relative n’ayant d’autre contenu objectif que celui d’une information physique conçue au sens physicaliste du terme. Il devient par conséquent impossible de définir une objectivité de la structuration qualitative du monde. Mais alors, comment la conscience peut-elle rejoindre le monde? Elle ne rejoint qu’un monde projeté, c’est-à-dire elle-même (solipsisme). Si on considère que le solipsisme n’est pas philosophiquement acceptable, on devra donc résoudre le problème suivant: comment la conscience peut-elle rejoindre des transcendances objectives? Or, comme l’a remarqué Roger Chambon, il est impossible de penser une ouverture constitutionnelle de la conscience vers la transcendance du monde à partir de l’exercice de la réceptivité sensorielle. Il faut une transcendance de l’apparaître lui-même, de l’apparaître comme présence, qui soit préalable au processus de perception proprement dit. «Le problème posé est extraordinaire et, à la vérité, sans égal» (Chambon, p. 38, 1974). Si on disqualifie tout réalisme perceptif pour faire du phénomène une représentation, alors le monde «préalable» devient inaccessible et indémontrable (solipsisme). Son objectivité devient de pure extériorité. Elle se réduit à la légalisation physique de la phénoménalité. Or, précisément, cette légalisation elle-même forclôt le principe d’organisation morphologique de l’apparaître. D’où un dualisme opposant une subjectivité constituante autarcique à une objectivité légalisée mais privée de toute structuration interne (de toute bildende Kraft ). La légalisation et la détermination physique des phénomènes entrent dès lors en conflit avec l’idée d’une phénoménalisation objective. L’idée d’un monisme naturaliste conduit à remettre en question ces conséquences inéluctables de toute approche représentationaliste.

Étant donné la façon même dont la question est posée, il n’existe que deux grandes possibilités de solutions à cette aporie du dualisme. Soit on dépsychologise l’apparaître et on transforme corrélativement le concept d’objectivité de façon à pouvoir le lui attribuer. C’est la voie de la phénoménologie husserlienne. Soit on adope une conception «émergentielle» de l’apparaître. C’est la voie «phéno-physique» et morphodynamique dont il sera question plus bas.

Phénoménologie et éidétique descriptive

Un des apports essentiels de Husserl a été d’avoir réussi à dépsychologiser le concept brentanien d’intentionnalité et à le coupler à la thèse que l’être se phénoménalise.

Dans la corrélation noético-noématique, les corrélats intentionnels (les contenus objectaux) des actes noétiques (des synthèses aperceptives) constituent autant de modes d’apparaître, autant de types de manifestation phénoménale. L’apparaître n’y est plus représentation mais intuition éidétique d’une position phénoménale. Pour conquérir ainsi une objectivité propre de l’apparaître, Husserl a dû s’appuyer sur l’épochè (la réduction phénoménologique) neutralisant la réalité externe. La conséquence en a été que, chez lui, la transcendance objective s’est disjointe de la réalité physique. Chez Husserl, ce n’est pas l’objectivité qui se phénoménalise elle-même à travers un processus naturel de phénoménalisation. C’est une structure idéelle de sens (noématique) qui constitue le phénomène dans son mode objectif de manifestation. Autrement dit, l’objectivité de l’apparaître est celle de l’idéalité, celle d’un réalisme des essences. Les essences sont abstraites par abstraction idéatrice et nomologiquement régies par des lois d’essence. La légalité éidétique norme les phénomènes. Elle anticipe sur leur observation, leur description et leur explication.

Les analyses noético-noématiques de la perception chez Husserl peuvent être considérées comme les précurseurs de nombreuses analyses cognitivistes contemporaines (cf. Dreyfus, 1982). Le noème est la structure abstraite (l’ensemble des règles normatives) permettant à la conscience d’être intentionnelle, c’est-à-dire à chaque type d’acte de référer à son type d’objet. Par exemple, en ce qui concerne les contours apparents d’une forme S (cf. supra ), Husserl anticipe étonnamment avec sa théorie des esquisses (Abschattungslehre ) sur les travaux d’un Marr. Les seules composantes réelles de la perception sont les contours C (esquisse primaire 2-D; ce n’est peut-être pas un hasard si le terme d’esquisse a été choisi par deux auteurs aussi lointains et différents que Husserl [Abschattung ] et Marr [sketch ]). Mais elles sont interprétées comme projections de bords d’objets, bords qui sont des composantes non réelles de la perception (passage de l’esquisse 2-D à l’esquisse intermédiaire 2½-D). Quant à l’intentionnalité perceptive (la directionnalité, la référence), elle correspond au fait que l’objet est un invariant, un principe formel de cohérence de ses contours apparents (qui constituent quant à eux un flux de vécus morphologiques). L’objet exprime la loi d’essence (synthétique a priori) selon laquelle les contours se déformant dans un mouvement sont les contours d’un même objet (passage de l’esquisse 2½-D au niveau 3-D).

Mais, aussi profond soit-il, le point de vue husserlien se heurte à des difficultés insurmontables. La corrélation noético-noématique entre vécus et sens idéel y demeure étrangère aux cadres spatio-temporels de l’objectivité. Par exemple, en ce qui concerne les esquisses perceptives, elle ne permet pas de rejoindre leur caractère proprement morphologique (spatio-temporel). C’est essentiellement à ce fait qu’est dû «l’idéalisme» néo-scholastique husserlien. «À partir du moment où l’esquisse sensible est entendue comme une donnée immanente inétendue, l’esquissé (la propriété soi-disant objective et transcendante) ne peut plus être qu’un “sens” produit intuitivement par la noèse» (Chambon, p. 99, 1974). Il s’agit là d’un point névralgique.

En effet, pour Husserl, il existait une opposition irréductible entre d’un côté les «essences morphologiques vagues» (les formes-phénomènes objets naturels d’une ontologie qualitative aristotélicienne), le «flux héraclitéen» des formes protogéométriques «anexactes» perceptivement appréhendables et linguistiquement descriptibles et d’un autre côté la géométrie et la physique. Il est revenu souvent sur ce thème. Dans la Krisis , il affirme par exemple que la caractéristique de la physique moderne (dans sa rupture avec l’aristotélisme) est de faire des morphologies et des qualités secondes des indices d’objectivité, indices mathématisables indirectement au moyen de structures mathématiques dérivées de la géométrie de l’espace-temps. Selon lui, cela interdit de faire de l’objectivité physique la cause de l’apparaître sensible et exige de constituer (transcendantalement) l’objectivité propre de ce dernier.

Dès les Recherches logiques , Husserl abordait ce problème. Il y explique que les discontinuités qualitatives permettant de définir le concept de forme-phénomène (cf. supra ) ne peuvent pas être mathématisées. Selon lui, les concepts mathématiques sont des concepts exacts issus d’une abstraction formalisante (opposée à l’abstraction idéatrice) qui ne peuvent pas être appliqués aux essences morphologiques anexactes appréhendées dans les données intuitives. Il existe donc, par principe, une différence irréductible entre description qualitative (en particulier morphologique) et mathématisation. Il faut bien une éidétique descriptive morphologique, mais celle-ci ne saurait en aucun cas être une géométrie morphologique. C’est pourquoi «la géométrie la plus parfaite et sa maîtrise pratique la plus parfaite ne peuvent aucunement aider le savant qui veut décrire la nature à exprimer dans des concepts de géométrie exacte cela même qu’il exprime d’une façon si simple, si compréhensible, si pleinement appropriée, par des mots comme dentelé, entaillé, en forme de lentille, d’ombelle, etc.; ces simples concepts sont anexacts par essence et non par hasard; pour cette raison également ils sont non mathématiques». «Le géomètre ne s’intéresse pas aux formes de fait qui tombent sous l’intuition sensible, comme le fait le savant dans une étude descriptive de la nature. Il ne construit pas comme lui des concepts morphologiques portant sur des types vagues de formes qui seraient directement saisis en se fondant sur l’intuition sensible et qui seraient, quant aux concepts et à la terminologie, fixés de façon aussi vague que le sont eux-même ces types» (Husserl, p. 226, 1950).

L’effort obstiné de Husserl pour redonner droit de cité à une ontologie qualitative aboutit ainsi en définitive à une régression scholastique. Car rien ne peut être dit phénoménologiquement des formes singulières et concrètes. Leur connaissance ne commence qu’après que l’abstraction idéatrice eut porté leurs essences anexactes et fluentes à la généricité et à la fixité d’essences abstraites conceptuellement exprimables. La phénoménologie devient ici une sémantique, une sémantique certes réaliste (au sens d’un réalisme des essences) et non pas nominaliste, mais une sémantique tout de même qui partage avec les autres sémantiques de ce siècle sa régression scholastique.

Phénoménologie, gestalt-théorie et écologisme

Nombre d’auteurs ont remarqué que la déréalisation du phénomène par réduction phénoménologique soulève d’inextricables difficultés lorsqu’il s’agit pour Husserl d’en revenir à la réalité physique. La reprise de l’ontologie aristotélicienne dans un cadre post-galiléen aboutit à une incompréhension radicale des sciences naturelles objectives. Entre les deux constitutions transcendantales, l’une d’une réalité sans apparaître (Kant), l’autre d’un apparaître sans réalité (Husserl), le conflit demeure insoluble. Pour le dépasser, il faut impérativement penser le morphologique aussi du côté du monde et non plus seulement du côté du sujet. Cela est évidemment bien difficile étant donné la conception physicaliste dominante de l’objectivité. Certains penseurs s’y sont pourtant essayés. Citons-en trois, fort différents, Daubert, Merleau-Ponty et Gibson.

Grâce aux recherches de Karl Schuhmann, on dispose désormais d’une connaissance des travaux de Johannes Daubert (1877-1947). Pour Daubert, le primat de la perception est absolu. Son évidence est immédiate, certaine, précognitive, antéprédicative, préréflexive. Il va donc critiquer chez Husserl le réalisme des essences comme un idéalisme. Il va refuser la distinction entre noème et objet (entre intention et intuition). La conscience n’est pas indépendante. Elle n’est autonome que par réflexion. Comme fonction, elle présuppose en fait une réalité externe subsistante qualitativement structurée. L’apparaître est donc contraint par la réalité. Il est objectif non seulement au sens noématique de l’idéalité des essences, mais également au sens naturaliste du terme. Il émerge de la réalité physique. Chez Husserl, la réflexion élimine la réalité. Elle en fait une pure position thétique et identifie l’existence à un moment noématique. Pour Daubert, au contraire, la structure qualitative du monde est une permanence ontique et une stabilité ontologique. Ce n’est pas un être de conscience mais un être dont le sujet est conscient. La conscience ne peut pas en être constitutive. Certes, la réduction éidétique abstrait bien des essences (dont cette réalité est le substrat). Mais la réduction transcendantale est inacceptable.

Merleau-Ponty a également cherché à déconstruire l’autarcie de l’égologie transcendantale husserlienne afin de réorienter la phénoménologie dans une direction naturaliste. Chez lui, la transcendance de l’apparaître se trouve progressivement naturalisée. Elle ouvre à une nouvelle «physique». Elle s’inscrit dans l’horizon du monde (le «rapt du visible» et le «chiasme» de la parution). Elle n’est plus constituée sur la base de la transcendance d’acte de l’intentionnalité. Elle n’est plus un corrélat noématique mais plutôt une «force formatrice», une puissance dynamique animant des structures morphologiques spatio-temporelles. Son idéalité n’est plus celle, logico-formelle, d’une essence mais bien celle d’une idéalité «phusique», d’une «potentialité active» interne à l’objet et non pas immanente au sujet. L’intériorité dynamique se trouve par conséquent retransférée dans le monde, la présence devenant une intentionnalité interne à l’être même. C’est ainsi que Merleau-Ponty a réactivé de nombreux thèmes tabous de la Naturphilosophie et du vitalisme.

Quant à Gibson, il a cherché, dans sa conception «écologique» de la perception visuelle, à réfuter les conceptions mentalistes, représentationalistes, solipsistes et projectivistes. Son idée centrale est que la perception extrait de l’information qui est effectivement présente dans l’environnement et véhiculée par la lumière: le monde est objectivement structuré morphologiquement et qualitativement, mais cette objectivité est «écologique» et non pas physique. Elle concerne les propriétés de forme, de texture ou de réflectance des surfaces visibles, les structures topologiques de l’environnement comme les bords et les frontières, le fait d’être ouvert ou fermé, le fait d’être troué, etc. À ce titre, Gibson peut être considéré comme l’un des premiers spécialistes de la perception à avoir tenté de penser le concept d’objectivité morphologique. Il a en particulier compris que les structures morphologiques étaient véhiculées comme des flux et des discontinuités par la lumière et devaient, à ce titre, faire l’objet d’une optique écologique.

Dans un article important, J. Fodor et Z. Pylyshyn ont expliqué pourquoi la théorie de Gibson n’était pas acceptable. Gibson cherche à substituer aux actes mentaux et aux processus computationnels perceptifs (en particulier aux inférences effectuées à partir de représentations mentales) une extraction perceptive directe d’informations «écologiques». Mais il n’arrive pas à définir la nature de cette information supposée être véhiculée par le signal lumineux. Il n’échappe donc pas au cercle vicieux consistant à interdéfinir circulairement «directement perçu» et «écologique». L’optique écologique est chez lui le nom d’une extension nomologique de la physique qui demeure introuvable. Pour Fodor et Pylyshyn, le concept d’information (la lumière contient de l’information sur l’environnement) est un concept relationnel (corrélation lumière-environnement). Cela implique que son traitement cognitif soit nécessairement inférentiel (inférer la structure de l’environnement à partir de la lumière sur la base de la connaissance des corrélations lumière-environnement). Selon eux, Gibson aurait hypostasié ce concept relationnel en un concept substantiel. Il aurait subrepticement transformé «contenir de l’information sur» en «information contenue dans». Mais l’information est une corrélation – une relation sémantique – et il est impossible qu’elle puisse être, en tant que telle, extraite d’un signal. Pour exister, elle doit être mentalement représentée.

L’argument est solide. Toutefois, il manque un point décisif. Quand on dit, par exemple, que la fréquence lumineuse est une information sur la couleur (corrélation), on pense le renvoi «Fréquence»«Impression de couleur» comme une sorte de renvoi SignifiantSignifié. Autrement dit, l’information fonctionne sémiotiquement comme un signe. Mais les discontinuités qualitatives fonctionnent sémiotiquement plutôt comme des icônes. Or une information iconique peut être intrinsèquement significative et, à ce titre, être directement perçue. Le fond du débat est le suivant. Pour Fodor et Pylyshyn, comme pour tous les représentationalistes, le morphologique s’abstrait en définitive en sémantique. En quelque sorte, tout ce qui est significatif ne peut être significatif que relativement à un interprétant (au sens de Peirce) et la signification est donc nécessairement produite par une intentionnalité (la façon dont des représentations mentales dénotent). Il est impossible qu’il existe dans la nature des structures intrinsèquement significatives. Les structures «écologiques» gibsoniennes ne sont et ne peuvent être que des modes particuliers de représentation des objets physiques.

Les travaux cognitivistes récents sur la perception comme ceux, évoqués plus haut, de David Marr et de ses collègues permettent de notablement préciser le débat. D’abord, outre le niveau initial de la transduction rétinienne, il existe des niveaux postérieurs de traitement de l’information qui sont strictement «ascendants» (bottom-up dans le jargon cognitiviste) et «modulaires», c’est-à-dire cognitivement impénétrables, insensibles aux mémoires, besoins, croyances ou connaissances du sujet ainsi qu’aux contextes pragmatiques. Ces modules sont des automatismes computationnels compilés, et on peut considérer que c’est à eux que doit s’appliquer le concept gibsonien de perception directe (immédiate, non inférentielle). Chez Marr, les canaux menant de l’esquisse primaire 2-D à l’esquisse intermédiaire 2½-D sont ascendants et modulaires. C’est sur cette base que Marr a reformulé l’écologisme gibsonien. L’idée centrale de sa théorie computationnelle est que les niveaux fondamentaux de représentation explicitent de l’information objectivement contenue dans l’environnement. On peut la radicaliser de la façon suivante. Ces niveaux admettent pour corrélats objectifs des niveaux objectifs de réalité. Par exemple, pour le niveau 2-D, l’optique physique du signal lumineux, ou, pour le niveau 3-D, la géométrie, la mécanique du mouvement des corps. Les théories objectives de ces niveaux de réalité sont évidemment non computationnelles. Mais elles définissent des types d’information. Le principe méthodologique consiste alors à finaliser les théories computationnelles par les théories objectives: lorsqu’un niveau d’explicitation (de représentation de l’information) possède un corrélat objectif, c’est la théorie objective du niveau objectif qui doit commander la théorie computationnelle du niveau informationnel corrélatif. On peut alors définir l’écologisme de Gibson comme l’application de ce principe au niveau de réalité corrélatif du niveau 2½-D de Marr.

5. Éléments de phénophysique

Nous voyons donc que, quelles que soient l’époque et la perspective (métaphysique, psychologique, phénoménologique, objectiviste), la pensée du concept de forme a toujours été fondamentalement limitée par un obstacle épistémologique majeur: l’impossibilité de penser physiquement la phénoménalisation de la matière comme un processus naturel. Le niveau de réalité «écologique», qualitatif, structural et dynamique qu’est le niveau morphologique n’a, répétons-le, jamais réussi à être pensé jusqu’ici comme un niveau de réalité émergent. Pour fixer la terminologie, nous utiliserons le néologisme de «phénophysique» pour ce concept de niveau morphologique émergent du niveau physique. Un peu comme en biologie, le génotype s’exprime dans le phénotype, la physique au sens physicaliste peut être conçue comme une «génophysique» s’exprimant phénoménologiquement – se phénoménalisant – en une phénophysique, en une «phusis phénoménologique». L’évidence, qui est à l’origine de toutes les apories que nous avons évoquées, est par conséquent qu’il n’existe pas de niveau phénophysique.

Cette évidence a été radicalement remise en cause depuis la fin des années soixante et les physiciens ont élaboré de nombreux éléments de phénophysique.

Caustiques et optique écologique

D’abord, on peut donner raison à Gibson en ce qui concerne l’idée que des discontinuités constitutives de morphologies peuvent être véhiculées par la lumière. Nous considérerons le cas le plus simple, celui des caustiques.

Dans l’approximation de l’optique géométrique dans un milieu homogène et isotrope, les caustiques sont faciles à décrire. Soit S0 une surface émettrice de rayons lumineux, c’est-à-dire un front d’onde initial dans R3 . S0 évolue au cours du temps t parallèlement à lui-même et les rayons sont les droites normales à la famille de ces fronts d’onde St . Ce qui peut rendre la propagation non triviale en introduisant des singularités sur les St est l’existence d’une enveloppe C des rayons. Si elle existe, elle est dite caustique de la propagation. Sur C, l’intensité lumineuse devient «infinie». Elle diverge dans l’approximation de l’optique géométrique. C’est pourquoi, dans un médium lumineux où l’on a interposé un écran, seules les caustiques sont observables.

L’intérêt des caustiques manifestées est qu’elles sont de pures morphologies. Contrairement aux contours apparents, elles ne sont pas liées à des objets matériels distaux. Et, pourtant, elles fournissent un exemple typique de composantes de l’esquisse 2½-D de Marr. D’origine physique, elles sont également de pures saillances perceptives. Comme l’a remarqué Michael Berry, elles dominent les images optiques et sont phénoménologiquement structurantes. Elles sont donc particulièrement aptes à permettre de tester l’hypothèse d’une optique «écologique». Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire, la physique actuelle donne raison à Gibson.

Toute propagation d’ondes lumineuses dans R3 (coordonnées q ) est une solution v (q , t ) de l’équation des ondes Dv = 0, où D est l’opérateur différentiel hyperbolique:

( est le laplacien et la vitesse de la lumière est c = 1). Les solutions stationnaires de fréquence 精 sont de la forme v (q , t ) = e i size=1t u (q ) (séparation des variables spatiales et temporelles) où u (q ) est une amplitude satisfaisant D size=1(u ) = 0 avec, comme condition initiale, une fonction donnée u 0(q ) sur la surface source S0. D size=1 est l’opérateur différentiel 精2 + .

L’approximation de l’optique géométrique correspond à une longueur d’onde = 0, c’est-à-dire à une fréquence 精 = 秊. Mais, pour 精 = 秊, l’opérateur D size=1 n’est plus défini. D’où l’idée de chercher des solutions asymptotiques (relativement à 精), c’est-à-dire des solutions u size=1 paramétrées par 精, égales à u 0 sur S0 et solutions de la famille d’équations perturbées D size=1 u size=1 = 﨎 size=1, où 﨎 size=1 est une fonction à décroissance rapide en 精. À la limite 精秊, u size=1 sera alors solution de D size=1u size=1 = 0. Pour pouvoir retrouver les fronts d’onde St , on les considère comme les surfaces de niveau d’une phase spatiale 淋(q ). 淋 s’identifie à une longueur de chemin optique régie par un principe variationnel (principe de Fermat). C’est l’analogue d’une action. On cherche en fait des solutions asymptotiques de la forme u size=1(q ) = a size=1(q )e i size=1, où = 精淋(q ) et où l’amplitude a size=1(q ) admet un développement asymptotique en 精 de la forme:

avec a 0 令/ 0. On calcule alors D size=1 u size=1 comme un développement en puissances décroissantes de 精 et, comme on a par hypothèse D size=1 u size=1 = 﨎 size=1 黎 0, les coefficients de ce développement doivent tous être identiquement nuls. Cela implique d’abord que la phase spatiale 淋 satisfasse l’équation caractéristique d’Hamilton-Jacobi (dite équation eikonale): 1 漣 | 暴淋 |2 令 0 ( 暴淋 est le vecteur gradient de 淋 et | 暴淋 | sa norme) avec la condition initiale 淋 | S0 令 0. Les surfaces de niveau de 淋 sont les fronts d’ondes St et les rayons lumineux sont les lignes de gradient de 淋 (les courbes intégrales du champ de vecteurs 暴淋), c’est-à-dire les caractéristiques de l’équation des ondes. Cela implique ensuite que les coefficients a k soient solutions d’équations différentielles ordinaires (dites équations de transport) sur les rayons lumineux. On peut ainsi, par intégrations successives, construire une solution asymptotique définie localement au voisinage de la source S0. Ce qui fait obstruction à la construction d’une solution globale est, si elle existe, l’enveloppe C des caractéristiques, c’est-à-dire précisément la caustique du processus. Sur C, l’amplitude principale a 0 diverge.

On voit ainsi bien apparaître le lien entre optique géométrique et optique ondulatoire. C’est celui qu’on trouve en général dans les équations aux dérivées partielles hyperboliques; l’existence d’une infrastructure hamiltonienne (bicaractéristiques, caractéristiques, etc.). À l’opérateur D est associé l’hamiltonien H(q , p ) = 1 漣 | p |2, dit symbole principal de D, sur l’espace de phase TR3 (fibré cotangent de R3, de coordonnées (q , p )). L’équation caractéristique (eikonale) s’écrit H(q , d 淋) = 0. La métrique euclidienne de R3 établit un isomorphisme canonique entre TR3 et TR3 (fibré tangent) qui transforme la 1-forme différentielle d 淋 dans le champ de vecteurs 暴淋 (d’où la forme 1 漣 | 暴淋 |2 de l’équation eikonale). Considérons alors le graphe 炙 size=1 de la 1-forme d 淋 (qui comme toutes les 1-formes sur R3 est une section du fibré cotangent TR3) dans le voisinage 輪 de S0 où 淋 est définie. Il est facile de vérifier que pour la structure symplectique canonique de TR3, définie par la 2-forme fondamentale w = dqdp (cf. MÉCANIQUE SYMPLECTIQUE) 炙 size=1 satisfait les trois propriétés suivantes:
(1) 炙 size=1 est une sous-variété lagrangienne de T 輪 (c’est-à-dire une sous-variété de dimension égale à celle de 輪 et sur laquelle w 令 0);
(2) l’hamiltonien (symbole principal) H s’annule sur 炙 size=1;
(3) 炙 size=1 étant un graphe, il est transverse en tout point aux fibres de la projection canonique 神: T 輪輪.

Le champ hamiltonien XH défini par H sur TR3 est donné par les équations canoniques:

Comme H est constant sur les courbes de XH et comme H | 炙 size=1 令 0, 炙 size=1 est réunion de telles courbes, dites courbes bicaractéristiques. Le champ 暴淋 sur R3 (dont les courbes intégrales sont les rayons lumineux) est donné par:

Ces rayons sont la projection sur R3 des courbes bicaractéristiques. On les appelle les courbes caractéristiques.

L’existence d’une caustique C fait obstruction à la globalisation de 淋 car, au-dessus de C, la condition (3) de transversalité n’est plus remplie. D’où l’idée suivante. On appellera solution lagrangienne du problème hamiltonien défini par le symbole principal H une variété lagrangienne 炙 sur laquelle H s’annule (conditions (1) et (2)). La caustique C est le contour apparent de 炙. En dehors de C, la condition (3) est remplie et on peut représenter localement 炙 comme le graphe d’une solution fonctionnelle 淋. Sur C, ce n’est plus possible.

On peut cependant construire des représentations fonctionnelles locales d’une solution lagrangienne 炙 même sur C, au moyen de ce qu’on appelle des intégrales oscillantes. L’idée fondamentale est due à Maslov. On ajoute des variables supplémentaires 見 = ( 見1, ... , 見p ) et, au lieu de chercher des solutions de la forme a size=1(q )e i size=1精淋(q ), on cherche des solutions de la forme:

a size=1(q , 見) admet comme a size=1(q ) un développement asymptotique en 精 (dont les coefficients a k (q , 見) dépendent maintenant de 見) et où ( 精/2 神)p /2 est un facteur de renormalisation. Le raccord entre ces représentations fonctionnelles et les solutions lagrangiennes se fait à travers le principe fondamental dit de la phase stationnaire: pour l’équivalence à une fonction à décroissance rapide près, une intégrale oscillante I(q , 精) se concentre lorsque 精秊 sur le lieu critique V size=1, où la phase 淋(q , 見) = 淋q ( 見) est stationnaire, c’est-à-dire où:

Considérons l’application 靖: V size=1T R3, qui à ( 見, q ) 捻 V size=1 associe (q , d 淋). Comme:

on a:

On montre (théorème d’Hörmander) que 靖(V size=1) est une sous-variété lagrangienne de TR3 et qu’on peut représenter ainsi toute solution lagrangienne.

Soient alors 炙 une solution lagrangienne de projection 神( 炙), le lieu critique de 神 | 廬 : 炙R3 et C = 神( ) la caustique. Si q 捻 神( 炙), les intégrales oscillantes sont à décroissance rapide en 精: R3 漣 神( 炙) est la zone d’ombre. Si q 捻 神( 炙) 漣 C, les points critiques ( 見1, ..., 見r ) de 淋q ( 見) sont non dégénérés. L’intégrale oscillante I(q , 精) est alors approximée par:

où Hj est le hessien de 淋q en 見j et 靖 sa signature. Étant donné le facteur de renormalisation ( 精/(2 神))p /2, on peut éliminer 見 et représenter localement 炙 par une phase 淋 purement spatiale (cf. supra ): 神( 炙) 漣 C est la zone lumière. Si maintenant q 捻 C et si 見 est un point de au-dessus de q (c’està-dire si 見 est un point critique dégénéré de 淋q ( 見)), alors I(q , 精) décroît comme 精 size=1-p /2, où 廓 est le degré de la singularité ( 見, q ).

On peut montrer que les singularités génériques des caustiques sont identiques aux catastrophes élémentaires. Pour chacune d’elle, il existe une forme normale de leur déploiement universel. On est donc conduit à étudier des intégrales oscillantes particulières: J(y , 見) = 咽 f ( 見) e i size=1精切(y , size=1) d 見, où les 切(y , 見) sont les catastrophes élémentaires. On obtient ainsi des catastrophes de diffraction standard. La photo, due à M. Berry, présente la catastrophe «ombilic elliptique». On y voit parfaitement la façon dont la géométrie des caustiques – le niveau phéno-physique – émerge de la physique (optique ondulatoire) sous-jacente: l’optique «catastrophiste» fournit un exemple fondateur d’optique «écologique».

Si l’on analyse soigneusement cet exemple, on remarque qu’il est bien paradigmatique pour une bonne épistémologie de l’émergence.

– On y voit un système naturel organisé à deux niveaux de réalité: un niveau «micro», «fin», «complexe» correspondant à la physique fondamentale du système (géno-physique) et un niveau «macro», «grossier», finiment descriptible et de nature morphologique (phéno-physique).

– Le niveau morphologique «macro» est organisé autour des singularités de la physique sous-jacente. Ces singularités supportent l’information. Elles sont phénoménologiquement dominantes. C’est «l’infrastructure catastrophique» qu’elles constituent qui est prise en charge par la perception.

– On peut lire dans la modélisation mathématique du niveau fin les principes du passage «micro»«macro», c’est-à-dire du changement de niveau, de l’émergence du phéno-physique (principe de la phase stationnaire et système dynamique hamiltonien associé à l’équation des ondes).

– Il existe des contraintes abstraites et formelles («platoniciennes»), mathématiquement formulables, imposées au niveau phéno-physique (existence d’un nombre restreint de singularités génériques des caustiques, etc.). Bien qu’émergent, celui-ci possède donc une certaine autonomie et une certaine universalité.

Phénomènes critiques

Lorsqu’on passe de l’optique à la physique des substrats matériels, ces quatre types de considérations peuvent être considérablement généralisés et confirmés. Ils constituent une part essentielle de la physique actuelle.

Considérons par exemple un phénomène critique comme un phénomène de transition de phase. C’est un cas élémentaire d’auto-organisation de la matière puisque, à la traversée d’une valeur critique d’un paramètre de contrôle (la température par exemple), un système physique change brusquement d’état thermodynamique. Ce qui est phénoménologiquement dominant est ici le changement brusque de qualités macroscopiques, c’est-à-dire une discontinuité qualitative. Comment peut-on décrire mathématiquement son émergence à partir de la physique «fine» du système? Les idées directrices sont les suivantes.

Prenons le cas standard d’une transition du deuxième ordre gouvernée par un phénomène de brisure spontanée de symétrie, à savoir une transition magnétique. On sait qu’au-delà d’une température critique Tc caractéristique (dite point de Curie) un corps ferromagnétique perd son aimantation spontanée et devient paramagnétique. Landau a introduit l’idée qu’on peut décrire en première approximation une telle transition à partir d’un paramètre d’ordre 兀 qui est une variable extensive nulle dans la phase désordonnée (paramagnétique) et non nulle dans la phase ordonnée (ferromagnétique). Cette approximation est l’analogue de celle de l’optique géométrique en optique. Supposons que 兀 soit une densité scalaire 兀(x ) dépendant du point x du substrat W considéré. Thermodynamiquement, le substrat est décrit par la fonction de partition:

(k est la constante de Boltzmann et F l’énergie libre).

F( 兀) = 咽W 﨏( 兀) dx est calculée à partir de la densité d’énergie libre 﨏 et l’intégrale Z est une intégrale fonctionnelle calculée sur l’espace fonctionnel des 兀(x ). Lorsque le volume V de W tend vers l’infini (ce qu’on appelle la «limite thermodynamique»), les minima 兀i de F( 兀) correspondent à des pics de plus en plus aigus de e - size=1F( size=1) et l’intégrale Z = 咽e - size=1F( size=1) d 兀 se concentre autour d’eux (principe analogue à celui de la phase stationnaire évoqué plus haut).

L’approximation de Landau consiste alors à négliger les fluctuations autour du point critique T = Tc , à discrétiser et à poser Z = i e - size=1F( size=1i ). Landau suppose en fait d’abord que:

– la densité d’énergie libre 﨏( 兀) ne dépend des dérivés de 兀 qu’à travers | 暴兀 |2 (variation quadratique isotrope en les dérivées partielles premières) et 兀 (variation linéaire isotrope en les dérivées partielles secondes),

– 﨏 dépend de la variable intensive H conjuguée de 兀 (le champ magnétique extérieur) à travers le terme linéaire 漣 H 兀.

Si H = 0, la minimisation de F( 兀) implique 暴兀 令 0, c’est-à-dire 兀 = constante sur W. Négligeant les fluctuations, Landau suppose alors que l’on peut développer F en série de Taylor au voisinage du point critique T = Tc , 兀 = 0 et écrire F( 兀) = 0 + 見兀 + A 兀2 + B 兀3 + C 兀4 + ... Des considérations élémentaires sur le comportement phénoménologique de la transition le conduisent alors au modèle standard F = 0 + a (T 漣 Tc ) 兀2 + C 兀4 (a 礪 0, C 礪 0). C’est le célèbre modèle du cusp en 兀4 pour le point critique T = Tc , modèle retrouvé sur des bases aprioriques par la théorie des catastrophes (le modèle d’un point tricritique est le modèle en 兀6 dit du «papillon»).

La théorie de Landau néglige les fluctuations alors que celles-ci sont pourtant dominantes au voisinage du point critique. En ce point, l’énergie libre est singulière et ne peut plus être développée en série de Taylor. Cette limite intrinsèque se manifeste par un grave désaccord entre les prévisions théoriques et les observations expérimentales. Au point critique, le comportement critique du système est caractérisé par les exposants critiques qui expriment la variation des grandeurs thermodynamiques caractéristiques du système comme fonctions de puissances de T = T 漣 Tc ou de 兀. Les principaux exposants critiques sont:

– ceux du paramètre d’ordre 兀 黎 T size=1, H 黎 兀 size=1,

– ceux, thermodynamiques, associés à la chaleur spécifique à H constant c H 黎 ( T)- size=1 et à la susceptibilité isotherme 﨑T 黎 ( T)- size=1,

– ceux des fluctuations associés à la longueur de corrélation 﨡 黎 ( T)- v et à la fonction de corrélation 臨(r ) 黎 r 2 - d - size=1 (où d est la dimensionalité du système, r la distance à l’origine et 兀 l’exposant caractéristique et non pas le paramètre d’ordre). Il est facile de voir que l’approximation de Landau implique les valeurs, dites «classiques», 廓 = ½, 嗀 = 3, 見 = 0, 塚 = 1, v = ½, 兀 = 0. Or celles-ci ne sont exactes que pour d 礪 size=1 4 et sont essentiellement inexactes pour d = 2 et d = 3, comme le montrent à la fois les mesures expérimentales et les modèles théoriques résolus mathématiquement ou numériquement.

Mais ces mêmes mesures expérimentales et modèles théoriques ont montré que les phénomènes critiques manifestent pourtant de grandes propriétés d’universalité. Il existe des comportements critiques typiques, très largement indépendants de la physique «fine» des substrats et ne dépendant en fait que de propriétés de symétrie aussi générales et aussi peu «physiques» que, par exemple, la dimension d du système ou celle de 兀 (que nous avons supposé être scalaire par simplicité). Ces comportements critiques typiques et universels appartiennent au niveau phéno-physique. Ils émergent de la physique. Il faut donc développer des méthodes d’approximation qui, tout en n’étant pas aussi dramatiquement grossières que celle de Landau, soient à même de rendre compte de la hiérarchie de degrés d’universalité menant de la température critique (très spécifique du système étudié) aux exposants critiques (très généraux). Le problème est théoriquement et épistémologiquement crucial, car il s’agit de comprendre comment la valeur numérique, quantitativement très précise, des exposants critiques est reliée à des types qualitatifs très généraux de comportements critiques.

Dotés de fortes propriétés d’universalité, les exposants critiques sont, qui plus est, reliés entre eux par un certain nombre d’équations simples, dites lois d’échelle. Les quatre principales lois d’échelles sont:

– la loi de Rushbrooke: 見 + 2 廓 + 塚 = 2;

– la loi de Widom: 塚 = 廓( 嗀 漣 1);

– la loi de Fisher: 塚 = (2 漣 兀)v ;

– la loi de Josephson dv = 2 漣 見.

Une remarque fondamentale à leur sujet est due à Widom: on peut facilement en rendre compte à partir d’hypothèses d’homogénéité affirmant que la partie singulière de l’énergie libre est de la forme:

et la fonction de corrélation de la forme:

les fonctions f (x ) = F(1, x ) et g (x ) étant des fonctions homogènes.

C’est pour justifier théoriquement la remarque de Widom que Kadanoff introduisit en 1966 l’idée fondamentale du groupe de renormalisation (GR) et de l’invariance d’échelle, idée directrice développée depuis par de nombreux physiciens, en particulier Kenneth Wilson. Le fait physique fondamental manifesté par une transition de phases est celui de l’existence de fluctuations géantes qui, au point critique, deviennent macroscopiques. Au point critique, la longueur caractéristique du système qu’est la longueur de corrélation diverge et le système ne possède donc plus de longueur caractéristique. C’est dire qu’il est invariant par changement d’échelle. D’où l’idée de considérer le point critique comme un point fixe pour des transformations d’échelles.

Plus précisément, on va considérer des modèles discrets ou des modèles continus pour les systèmes envisagés. Les modèles discrets sont le plus souvent des modèles où l’on se donne des spins 靖i size=1 à n composantes (indexées par 見) pouvant prendre un ensemble discret1, 2, ..., q ou continu de valeurs, spins distribués aux nœuds d’un réseau de N sites, de symétrie donnée, dans un espace ambiant de dimension d . Si on suppose alors que chaque spin n’interagit qu’avec les spins d’un certain de ses voisinages (interactions à courte portée) et si Jij size=1見廓 est la constante de couplage des composantes 見 et 廓 des spins de deux sites voisins i et j , alors, pour une distribution 靖 = 靖i size=1 donnée, toute la physique du système en présence d’un champ magnétique extérieur H est contenue dans l’hamiltonien:

Connaissant H, le problème (monumental) est de calculer la fonction de partition Z = e - size=1H( size=1), où la somme est prise sur 靖toutes les configurations de spins 靖 possibles.

À partir de Z, on peut (mécanique statistique standard) retrouver toutes les grandeurs thermodynamiques et toutes les moyennes, corrélations, etc. Dans les modèles continus – qui sont analogues à ceux qu’on trouve en théorie quantique des champs –, on considère des hamiltoniens comme ceux que nous avons déjà rencontrés chez Landau (mais avant l’approximation). Par exemple, 兀(x ) étant la densité de spins:

(la notation des coefficients est conventionnelle mais standard; on a u 礪 0). La fonction de partition est alors donnée par l’intégrale fonctionnelle Z = 咽 e - size=1H( size=1)d 兀, qui est l’analogue d’une intégrale de Feynman en théorie quantique des champs.

C’est à ce type de modèle qu’on va chercher à appliquer la stratégie suivante. On va utiliser la propriété d’invariance d’échelle et d’absence de longueur caractéristique au point critique pour réduire drastiquement le nombre de degrés de liberté du système. Considérons, par exemple, un réseau de spins de maille a . Près de la température critique Tc , la longueur de corrélation 﨡 devient macroscopique par rapport à la maille a : 﨡 拾 a . Ce sont donc les fluctuations à «longue» longueur d’onde qui sont massivement dominantes, et on peut, par conséquent, chercher à éliminer les fluctuations à «courte» longueur d’onde. Pour cela, selon l’idée de Kadanoff, on remplace les spins par des blocs de spins de longueur face=F9796 l avec 﨡 拾 face=F9796 l 拾 a , chaque bloc ayant pour spin la moyenne des spins (fortement intercorrélés) qui y appartiennent. On renormalise alors la maille du nouveau réseau de façon à la rendre égale à la maille initiale. Le moyennage réduit le nombre de degrés de liberté, ce qui transforme le problème donné en un problème de longueur de corrélation réduite 﨡 麗 﨡.

Soit alors s le changement d’échelle des longueurs nécessaire pour renormaliser la maille du réseau. Les opérations décrites intuitivement ci-dessus sont a priori exprimables par un opérateur 倫s , dit opérateur de renormalisation, agissant sur la fonction F décrivant le système: son hamiltonien, son énergie libre ou sa fonction de partition. Il est clair que ces opérateurs constituent un semi-groupe: 倫t 獵 倫s = 倫s +t , et on obtient ainsi un (semi)-groupe de transformations sur l’espace fonctionnel 杻 des fonctions F.

Au point critique, la longueur 﨡 diverge, et cela signifie (puisque 﨡/s = 﨡) que F est un point fixe des 倫s . On est donc conduit à un schéma général tout à fait analogue à celui des systèmes dynamiques (mais d’une difficulté redoutable à mettre effectivement en pratique à cause de très nombreux points techniques d’analyse fonctionnelle). Supposons qu’on prenne, par exemple, pour F l’hamiltonien H du système. Soit 流 l’espace fonctionnel des hamiltoniens. La première approximation (exacte dans certains cas pas trop complexes) consiste à supposer que tous les hamiltoniens obtenus par renormalisation à partir de l’hamiltonien initial Ho appartiennent à une même classe de 流 ne dépendant que d’un nombre fini de paramètre (p 1, ..., p face=F9796 size=1l) (température T, champ extérieur H, constantes de couplage, etc.) parcourant une sous-variété 戮 de 流. Cela permet, en se situant dans 戮, de ramener le problème à un problème de dimension finie.

Pour un système donné, l’hamiltonien H(T) va décrire, lorsque T décroît à partir des valeurs T 礪 Tc , une courbe de 戮 appelée ligne physique. Comme 﨡 croît lorsque T décroît vers Tc et diverge pour T = Tc , cette ligne physique est transverse aux hypersurfaces iso- 﨡 (où 﨡 = constante) S size=1 de 戮 et traverse S size=1 en Hc = H(Tc ). Appliquons alors le GR. Si H appartient à la ligne physique mais H Hc (H 殮 S size=1), alors la trajectoire de H, sous l’action de GR, s’écarte de S size=1 (car GR contracte 﨡). Mais, en revanche, la trajectoire de Hc demeure dans S size=1.

On est ainsi conduit à analyser la «dynamique» induite par le GR dans S size=1. Si la situation est simple, S size=1 sera décomposée en bassins d’attraction de différents points fixes et Hc sera «capturé» en général par un tel point fixe H (à moins qu’il ne se situe sur une séparatrice). L’idée de base est que tous les systèmes dont le Hc appartient à un même bassin 龍(H) ont même comportement critique. La position de Hc dans 龍(H), Hc pouvant être plus ou moins proche de H, exprime l’extension du domaine des paramètres sur lequel le système possède le comportement H. Mais le comportement au point critique (et non plus à son voisinage) ne dépend que de H. On trouve là une interprétation dynamique remarquablement élégante de ce mixte de quantitatif et de qualitatif que devait a priori présenter la méthode du GR pour pouvoir rendre compte de l’universalité des phénomènes critiques: l’universalité correspond à H et la spécificité à la position de Hc dans 龍(H).

Soit donc H un point fixe du GR dans S size=1 et supposons que les 倫s soient linéarisables au voisinage de H. On a donc 倫s (H + 嗀H) = H + face=F9796 Ls ( 嗀H), où face=F9796 Ls est un opérateur linéaire. Soient 遼i les vecteurs propres de face=F9796 Ls eti (s ) les valeurs propres associées. D’après la loi de semi-groupe 倫t 獵 倫s = 倫s +t , on ai (s )i (t ) =i (st ) et donci = s size=1i . Si l’on écrit alors que, au voisinage de H, la fonction F décrivant le système (par exemple l’énergie libre) est une fonction des coordonnées 猪i associées aux 遼i , on en déduit les lois d’homogénéité de F et donc les lois d’échelle. Par exemple, on a F = s d F, et donc F(s size=1ii ) = s d F( 猪i ). On a de même:

Les exposants critiques apparaissent ainsi comme des cas particuliers des exposants caractéristiques bien connus qu’on trouve dans tous les systèmes dynamiques en un point fixe linéarisable. Les vecteurs propres 遼i s’appellent champs d’échelles. Le GR y agit comme l’homothétiei = s size=1i . Si 見i 礪 0, il s’agit d’une dilatation et on dit que 遼i est pertinent. Si 見i 麗 0, il s’agit d’une contraction et on dit que 遼i est non pertinent. Si 見i = 0, on dit que 遼i est marginal. Un point fixe H du GR n’est stable que si tous les champs pertinents y sont nuls.

Cette image dynamique permet de penser très élégamment un grand nombre de phénomènes. Donnons quelques exemples:

– Si le point Hc où la ligne physique traverse l’hypersurface S size=1 appartient à un bassin 龍(H), alors on est en présence d’un point critique (de type H).

– Si Hc traverse S size=1 sur une séparatrice, alors on est en présence d’un point tricritique où s’effectue la transition entre deux régimes critiques différents.

– Les trajectoires s’éloignant à l’infini dans S size=1 correspondent aux transitions du premier ordre.

– Dans les phénomènes dits de cross-over, un système présente une succession de deux régimes critiques, l’un transitoire et l’autre effectif.

– Les valeurs classiques des exposants critiques correspondent à un point fixe G, dit point gaussien. Ce point est le plus stable pour d 礪 4. S’il existe des valeurs non classiques, c’est «tout simplement» parce que, à la traversée de la valeur d = 4 de la dimensionalité du système, le point gaussien G devient instable et se trouve «supplanté» par un point fixe non gaussien NG. Pour d = 4, G et NG coïncident, il y a coalescence de deux régimes critiques, et le champ pertinent assurant l’échange de stabilité entre N et NG devient marginal.

– Mais la théorie qualitative des systèmes dynamiques montre que même des systèmes simples peuvent avoir, s’ils sont non linéaires, des trajectoires très complexes, voire chaotiques. Il semble que cela soit le cas pour certains phénomènes de transition de phases.

Évidemment, toute l’affaire est d’arriver à des formules (approchées) pour le GR. Mais, quoi qu’il en soit, il est crucial de noter que la méthode du GR «conduit à une description géométrique, topologique, des phénomènes critiques», ce qui permet «la transformation d’un problème singulier en un problème régulier dans un espace abstrait» (Toulouse-Pfeuty, 1975). Les difficultés rencontrées sont vraiment considérables (pour une introduction rudimentaire, cf. Petitot, 1986; pour des précisions, cf. Toulouse-Pfeuty, 1975, Domb-Green, 1972, Le Bellac, 1988). Mais, malgré elles, on voit bien comment la physique fondamentale permet de comprendre l’apparition de singularités structurant morphologiquement la matière.

6. Le programme de recherche d’une morphodynamique

À partir de résultats physiques aussi fondamentaux que ceux que nous venons d’évoquer, René Thom a proposé, dès les années soixante-dix, le vaste programme de recherche d’une morphodynamique visant à comprendre physico-mathématiquement l’origine des formes naturelles et à refonder à partir de là l’ensemble des approches perceptives, cognitives, sémantiques, phénoménologiques, sémiolinguistiques du concept de forme.

Les modèles morphodynamiques

Revenons à la description phénoménologique des formes-phénomènes proposée plus haut. L’idée directrice est de faire l’hypothèse que, en chaque point w du substrat matériel W, il existe un processus physique déterminant un régime local (analogue à une phase thermodynamique). Ces régimes locaux se manifestent phénoménologiquement (comme les phases) par des qualités sensibles. Les morphologies engendrées par les discontinuités qualitatives sont alors traitées comme l’analogue de transitions de phases. Émergeant de «l’intériorité» physique des substrats, elles sont véhiculées comme information «écologique» par les médias lumineux, sonores, etc., et sont appréhendées par le système perceptif et cognitif. C’est sur cette base qu’on peut développer une phéno-physique se transformant d’elle-même en une phénoménologie réaliste (écologique).

De façon générale, soit S un système quelconque conçu comme une «boîte noire» (black box ). Supposons que les hypothèses suivantes, toutes très générales, soient satisfaites.
a) À l’intérieur de la boîte noire, il existe un processus interne (en général inobservable) X qui définit les états internes que le système S est susceptible d’occuper de façon stable. Pour des raisons de simplicité, on peut supposer que ceux-ci sont en nombre fini.
b) Le processus interne X définit globalement l’ensemble des états internes de S. Cette hypothèse est essentielle. Elle signifie que les états internes sont en compétition et donc que le choix de l’un d’eux comme état actuel virtualise les autres. Autrement dit, ces états n’existent pas en tant qu’entités isolées. Ils s’entre-déterminent par des rapports de détermination réciproque.
c) Il existe donc une instance de sélection I qui, sur la base de certains critères (spécifiques au système et pouvant varier considérablement), sélectionne l’état actuel parmi les états internes possibles.
d) Enfin, autre hypothèse essentielle, le système S est contrôlé continûment par un certain nombre de paramètres de contrôle, paramètres variant dans un espace W que, pour l’opposer au processus interne X, on appelle l’espace externe (ou espace de contrôle, ou encore espace substrat) de S.

Soit alors 栗 «l’espace» des processus internes X possibles. Si les hypothèses ci-dessus sont vérifiées, le système S sera décrit d’abord par le champ 靖 : W栗 associant à w 捻 W le processus XW et ensuite par l’instance de sélection I. Phénoménologiquement, un tel système S = (W, face=F0021 栗, 靖, I) se manifeste par des qualités observables q 1 ... q n . Autrement dit, le processus interne XW «s’extériorise» en «qualités sensibles» q i w .

On retrouve ainsi la description phénoménologique du chapitre 1. Mais quelle peut être la cause des catastrophes observées? Supposons que le contrôle w parcoure un chemin 塚 dans W. Soit Aw l’état interne actuel initial sélectionné par I. Au cours de la déformation de XW le long de 塚, et donc, d’après l’hypothèse (d), de la structure de Aw et des relations de détermination réciproque qu’il entretient avec les états virtuels Bw , Cw , etc., d’après l’hypothèse (b), il peut fort bien se produire que, à la traversée d’une valeur (critique), Aw ne satisfasse plus aux critères de sélection imposés par I conformément à l’hypothèse (c). Le système bifurque donc spontanément de Aw vers un autre état actuel (jusque-là virtuel) Bw . Cette transition catastrophique d’état interne se manifeste par une discontinuité de certaines des qualités observables q i w . Autrement dit, c’est la déstabilisation (relative à l’instance I) des états internes actuels sous la variation du contrôle qui induit dans l’espace externe W un ensemble de catastrophes KW. Il y a là une dialectique interne/externe constitutive du modèle général, une dialectique de l’expression des conflits internes par les morphologies externes.

Mathématiquement parlant, la théorie des catastrophes (TC) repose sur la possibilité de spécifier le modèle général et sur les théories hautement raffinées qui en découlent. La première spécification consiste d’abord à supposer que, eu égard à leur nature, les processus internes Xw constituent un espace 栗 muni d’une topologie 淪 «naturelle»: cela signifie qu’on sait définir rigoureusement la continuité du champ 靖: W栗. Elle consiste ensuite à supposer qu’on sait définir le type qualitatif des processus X. La partition de 栗 en classes d’équivalence お suivant le type qualitatif est une classification des éléments X 捻 栗 au sens que nous avons déjà rencontré. Elle permet de définir le concept de stabilité structurelle et donc l’ensemble K size=1 des X 捻 栗 structurellement instables. On développe alors l’idée directrice suivante. Soit W 靖栗 le champ caractéristique d’un système S = (W, face=F0021 栗, 靖, I). Soit K W = 靖-1(K size=1 惡 靖(W)) la trace de K size=1 sur W par l’intermédiaire de 靖. L’hypothèse de la modélisation est que l’ensemble catastrophique KW de S est déductible de K W à partir de l’instance de sélection I. Elle signifie qu’une valeur w du contrôle appartient à KW (i.e. est une valeur critique) si et seulement si la situation en w est corrélée de la façon réglée par I à une situation appartenant à K W.

C’est donc l’analyse (à la fois locale et globale) des ensembles de bifurcations «intrinsèques» K size=1 qui sera au centre de la théorie. Si on introduit de plus l’hypothèse – évidente a priori – qu’un champ 靖 ne peut exister concrètement que s’il est lui-même structurellement stable, on est conduit à constater qu’une telle contrainte borne drastiquement la complexité susceptible d’être présentée par les K W. Dans les cas les plus simples, on peut même accéder à une classification des structures locales des K W et donc des morphologies externes locales. La théorie fait ainsi apparaître des contraintes purement mathématiques (platoniciennes) contraignant le domaine des phénomènes morphologiques et structuraux. Elle y révèle de la nécessité.

La spécification mathématique majeure du modèle général consiste à postuler que le processus interne X est un système dynamique différentiable sur une variété différentiable M de paramètres internes x 1, x 2, ..., x n caractéristiques du système S considéré. Pour le distinguer de l’espace externe W, on appelle M l’espace interne. On suppose donc que chaque état instantané de S est descriptible par un point x de M. Comment définir alors les états internes? L’idée de base est d’introduire une différence entre dynamique rapide et dynamique lente, c’est-à-dire entre deux échelles de temps, l’une interne rapide, l’autre externe lente. «L’idée philosophique essentielle sous-jacente à la TC est que tout phénomène, toute forme spatio-temporelle, doit son origine à une distinction qualitative des modes d’action du temps dans les choses. Toute distinction d’apparence qualitative dans un espace W (le substrat) peut être attribuée à deux modes d’action du temps: un mode «rapide» qui crée dans un espace interne des «attracteurs» qui spécifient la qualité phénoménologique locale du substrat; et un mode «lent» agissant dans l’espace substrat W lui-même» (Thom, p. 2, 1984). Autrement dit, on suppose que la dynamique interne d’évolution des états instantanés est «infiniment» rapide par rapport aux dynamiques externes d’évolution dans les espaces externes W. Seuls comptent donc les états asymptotiques (pour t+ 秊) définis par les Xw , c’est-à-dire les régimes limites.

Or l’analyse de ces états asymptotiques s’est révélée être d’une difficulté inattendue et redoutable. En effet, la complexité d’un système dynamique est en général prodigieuse. D’abord, le déterminisme idéal qu’est le déterminisme mathématique n’implique en rien un déterminisme au sens concret du terme (le déterminisme comme prédictibilité). Concrètement, une condition initiale ne peut en effet être définie qu’approximativement. Elle n’est pas représentée par un point x 0 de M mais par un petit domaine U «épaississant» x 0. Pour que le déterminisme soit concret, il faut donc que les trajectoires issues de U forment un petit tube «épaississant» la trajectoire 塚 issue de x 0. Techniquement parlant, cela signifie que la trajectoire 塚 est stable relativement à de petites perturbations de sa condition initiale. Un système dynamique concrètement déterministe est donc un système dynamique (par définition idéalement déterministe) dont les trajectoires sont stables. Cela n’a aucune raison d’être le cas. Il existe même des systèmes dynamiques (par exemple les systèmes géodésiques sur les variétés riemanniennes de courbure négative) qui présentent la propriété que toutes leurs trajectoires sont instables, et qui la présentent de façon structurellement stable. Ainsi que l’a noté Arnold, «l’éventualité de systèmes structurellement stables à mouvements compliqués dont chacun est exponentiellement instable en soi est à mettre au rang des plus importantes découvertes faites ces dernières années en théorie des équations différentielles. [...] Jadis, on supposait que, dans les systèmes d’équations différentielles génériques, ne pouvaient exister que des régimes limites stables simples: des positions d’équilibre et des cycles. Si le système était plus compliqué (conservatif par exemple), on admettait que, sous l’effet d’une faible modification des équations (par exemple si on tenait compte des petites perturbations non conservatives), les mouvements compliqués se “décomposaient” en mouvements simples. Maintenant, nous savons qu’il en va autrement et que, dans l’espace fonctionnel des champs de vecteurs, il existe des domaines composés de champs où les courbes de phase (les trajectoires) sont plus complexes. Les conclusions qui en découlent couvrent un grand nombre de phénomènes dans lesquels les objets déterministes ont un comportement “stochastique”» (Arnold, pp. 314-315, 1976). L’indéterminisme concret (le chaos, le hasard, l’aléatoire, etc.) est donc parfaitement compatible au déterminisme mathématique.

Revenons à la spécification du modèle général. En termes de systèmes dynamiques, les états internes de S sont les attracteurs de Xw . La notion très délicate d’attracteur généralise celle de point d’équilibre stable (i.e. attractif). Intuitivement, un attracteur A de X est un régime asymptotique stable. C’est un ensemble fermé, X-invariant et indécomposable pour ces deux propriétés (i.e. minimal) qui attire (i.e. qui «capture» asympotiquement) toutes les trajectoires issues des points d’un de ses voisinages. Le plus grand voisinage de A, B(A), ayant cette propriété s’appelle le bassin de A. Dans les cas simples, les attracteurs auront une structure topologique simple (point attractif ou cycle attractif), seront en nombre fini et leurs bassins seront de «bons» domaines (de forme simple) séparés par des séparatrices. Mais cette image est par trop optimiste car:

– les attracteurs peuvent être en nombre infini;

– les bassins peuvent être intriqués les uns dans les autres de façon inextricable;

– les attracteurs peuvent avoir une topologie très compliquée (attracteurs dits «étranges»).

Sur un attracteur, les trajectoires d’un système dynamique présentent de la récurrence. Intuitivement, la récurrence d’une trajectoire 塚 signifie que si x 捻 塚, 塚 repasse aussi près qu’on veut de x après un délai aussi grand qu’on veut et que 塚 revient donc indéfiniment sur elle-même. Les cas triviaux de récurrence sont les points fixes de X (les points où X s’annule, i.e. les trajectoires réduites à un point) et les cycles de X (les trajectoires fermées). Mais il existe en général de la récurrence non triviale. Si 塚 est une trajectoire récurrente «compliquée» et si A est sa fermeture topologique, A est un domaine entier de M (un fermé d’intérieur non vide) où 塚 se répand de façon dense.

Quoi qu’il en soit de ces difficultés, on peut supposer que, pour presque toute condition initiale x 0 捻 M (seulement presque toute, car il faut tenir compte des séparatrices entre bassins), la trajectoire issue de x 0 est «capturée» asymptotiquement par un attracteur Aw de la dynamique interne Xw . Cela correspond à une hypothèse d’équilibre local: la dynamique interne «rapide» entraîne le système vers un régime asymptotique stable correspondant à un état interne.

Une fois admises ces diverses hypothèses qui, si on fait le choix du cadre différentiel, ne sont aucunement restrictives et s’imposent d’elles-mêmes, le modèle général se convertit de lui-même en programme mathématique. Il s’agit en effet d’analyser en détail des problèmes du type suivant:

– structure générale des systèmes dynamiques;

– caractérisation géométrique des systèmes dynamiques structurellement stables et de leurs attracteurs;

– analyse des propriétés ergodiques sur les attracteurs «étranges»;

– analyse des causes possibles d’instabilité;

– analyse des déformations (des perturbations) des systèmes structurellement instables;

– étude de la géométrie (qui peut être d’une extrême complexité) des ensembles de bifurcation K size=1; etc.

Ce programme, qu’on pourrait appeler le programme de Thom-Smale-Arnold, prolonge celui de Poincaré et de Birkhoff. C’est, en fait, celui de la dynamique qualitative moderne. À travers lui, la théorie de la forme devient solidaire d’un domaine et d’une tradition mathématique d’une importance éminente tant sur le plan technique que sur le plan historique.

Cela dit, ce programme, s’il est d’une immense portée, est également d’une immense difficulté. C’est pourquoi on peut, dans un premier temps, le simplifier drastiquement. La complexité des systèmes dynamiques généraux étant trop grande pour être maîtrisée, on peut en faire une étude «grossière», de type thermodynamique. Celle-ci consiste à ne pas tenir compte de la structure fine (de la topologie compliquée) des attracteurs. Elle est d’autant plus nécessaire que les ensembles catastrophiques empiriques KW sont en général beaucoup plus simples que ceux qui sont induits par les bifurcations de systèmes dynamiques généraux. Il faut donc comprendre dans ce contexte l’origine du phénophysique, à savoir comment des systèmes peuvent être «intérieurement» chaotiques (stochasticité des attracteurs définissant les états internes) et «extérieurement» ordonnés (simplicité des morphologies observables), autrement dit ce que Thom appelle «l’émergence du descriptible à partir de l’indescriptible».

L’idée est de tenter de généraliser aux systèmes généraux ce qui se passe dans le cas des systèmes de gradient, à savoir l’existence de lignes de pente et de lignes de niveau. Pour cela, on utilise le fait que, si A est un attracteur d’un système dynamique X sur une variété M, on peut construire sur le bassin B(A) de A une fonction positive f (dite fonction de Liapounov) qui décroît strictement sur les trajectoires dans B(A) – A et qui s’annule sur A. Cette fonction est une sorte d’entropie locale exprimant que, au cours du temps, B(A) se «contracte» sur A de façon analogue à un système de gradient. Mais elle ne permet de rien dire sur la structure interne de l’attracteur. L’idée est alors de ne retenir des bifurcations d’attracteurs que les bifurcations associées de leurs fonctions de Liapounov. Cette réduction ressemble à un moyennage thermodynamique. Elle correspond à un changement de niveau d’observation faisant passer du niveau «fin» décrit par les Xw au niveau «grossier» décrit par les f w . Elle est analogue à celle qu’on trouve dans la théorie de Landau en théorie des transitions de phases. Thom en donne la justification suivante: «Personnellement, j’aime à penser que ce qui joue un rôle, ce n’est pas la notion – trop fine – d’attracteur, mais une classe d’équivalence d’attracteurs «équivalents» parce qu’encapsulés dans la variété de niveau d’une fonction de Liapounov (un quasi-potentiel) pourvu que l’attracteur échappe à des implosions de caractère exceptionnel. Telle serait, selon nous, la voie par où trouver une définition mathématiquement satisfaisante de la notion de régime asymptotique stationnaire d’une dynamique. Dans une telle optique, la structure fine interne de l’attracteur n’a que peu d’importance: seule importe la fonction de Liapounov qui l’enserre dans une de ses variétés de niveau. Mais on peut concevoir que seule la structure du tube enfermant l’attracteur a phénoménologiquement de l’importance, et on retrouve ainsi une problématique proche de la TC élémentaire» (Thom, p. 5, 1984).

On passe ainsi des quasi-potentiels que sont les fonctions de Liapounov aux systèmes de gradient dérivés d’un potentiel. On suppose que la dynamique interne Xw est en fait la dynamique de gradient associée à une fonction potentiel différentiable f w : MR. Les états internes déterminés par f w sont alors ses minima (si f est assimilée à une «énergie», ce principe est celui de la minimisation de l’énergie du système).

Mathématiquement, la modélisation morphodynamique fait donc partie intégrante de la théorie des bifurcations des fonctions potentiel. Or, pour les potentiels, il existe une caractérisation simple de la stabilité structurelle, le théorème de Morse. Sous l’hypothèse que la variété M soit compacte, f : MR est structurellement stable si et seulement si:

– ses points critiques, c’est-à-dire ses minima, ses maxima et ses cols (dans le produit cartésien M 憐 R, le graphe de f constitué de l’ensemble des couples (x , f (x )) est comme un «relief» au-dessus de M) sont non dégénérés, c’est-à-dire ne sont pas des fusions de plusieurs minima, maxima ou cols; et si:

– ses valeurs critiques (i.e. les valeurs f (x ) pour x critique) sont distinctes.
Il y a donc deux causes d’instabilité structurelle:

– la dégénérescence de points critiques, correspondant aux catastrophes dites de bifurcation;

– l’égalité de deux valeurs critiques, correspondant aux catastrophes dites de conflit.
À ces deux types bien distincts de catastrophes correspondent respectivement deux types d’instances de sélection I, deux conventions:

– la convention du retard parfait selon laquelle le système S demeure dans un état interne (un minima de f w ) tant que celui-ci existe: il n’y a donc catastrophe que lorsqu’un minimum disparaît par fusion avec un autre point critique (bifurcation);

– la convention de Maxwell selon laquelle le système S occupe toujours le minimum absolu de f w : il n’y a donc catastrophe que lorsqu’un autre minimum devient à son tour le minimum absolu (conflit).

Considérons maintenant l’espace fonctionnel 杻 (de dimension infinie) des fonctions potentiel f sur M. Supposons M compacte pour simplifier. La topologie 淪 sur 杻, qui est «naturelle» pour les problèmes traités, est celle de la convergence uniforme des fonctions et de toutes leurs dérivées partielles. L’équivalence qualitative sur 杻 est définie par l’action sur 杻 du groupe G = Diff M 憐 Diff R des difféomorphismes de la source M et du but R des f 捻 杻. Autrement dit, f : MR et g : MR sont équivalentes s’il existe 淋 捻 Diff M et 切 捻 Diff R rendant commutatif le diagramme suivant:

Soit K size=1 l’ensemble de bifurcation (global et intrinsèque) de 杻. K size=1 est constitué des f structurellement instables et il s’agit de démontrer des théorèmes de structure concernant sa géométrie à la fois locale et globale. En ce qui concerne la géométrie locale, la situation «idéale» serait la suivante.

– La classe d’équivalence face="EU Caron" キ = G(f ) de f est une sous-variété de codimension finie c de 杻.

– Il existe localement des supplémentaires 慄 de f dans 杻, c’est-à-dire des sous-variétés 慄 de 杻 de dimension c transverses à face="EU Caron" キ en f . Un tel supplémentaire est appelé modèle transverse. Si on identifie (face=F0021 慄, f ) à un ouvert (W, 0) voisinage de 0 dans Rc , il définit clairement une famille paramétrée f w , appelée déploiement de f .

– Tous les modèles transverses sont qualitativement équivalents (au sens d’une notion «naturelle» d’équivalence entre déploiements) et la géométrie de la trace de K size=1 sur W, c’est-à-dire la géométrie de (W 力 慄, KW 力 慄 惡 K size=1), est donc invariante. Les déploiements associés sont dits universels.

– Localement en f , K size=1 est le produit direct KW face="EU Caron" キ (et donc la géométrie de K size=1 se réduit localement à celle de KW).

Le résultat mathématique central est que:

– Pour des codimensions assez petites (c 麗 size=1 7), la situation réelle correspond à la situation idéale.

– Il existe une liste exhaustive de formes normales polynômiales simples pour les représentants des classes d’équivalence f ainsi que pour leurs déploiements universels. Ce sont ces formes normales qui ont été popularisées sous le nom de catastrophes élémentaires (CE). À une catastrophe élémentaire f w : MR est associée une application catastrophique 﨑 : W. 﨑 est la restriction de la projection canonique:

au lieu critique 說 M 憐 W constitué des points critiques (x , w ) des f w . L’ensemble catastrophique KW dans W est alors le contour apparent de cette application 﨑 (cf. supra l’exemple des variétés lagrangiennes et des caustiques).

Applications physiques des modèles morphodynamiques

Étant donné l’univers mathématique auquel ils appartiennent, les modèles morphodynamiques possèdent d’innombrables applications physiques. Dans la mesure où ce sont par construction des modèles morphologiques, le phénophysique est, à travers eux, en train de devenir coextensif au physique. Évoquons très brièvement quelques-unes de ces applications.

Flambage élastique

Toutes les CE ont été trouvées (indépendamment des travaux de Thom) par les mécaniciens J. M. T. Thompson et G. W. Hunt dans l’analyse des bifurcations de structures élastiques. Si l’on exerce des contraintes w sur une telle structure S, celle-ci emmagasine de l’énergie et, à la traversée de valeurs critiques de w , peut la relaxer brutalement en changeant de configuration. Là, comme ailleurs, la difficulté vient du fait que:

– l’espace 淪 des configurations (des «formes» de S) est un espace fonctionnel, l’énergie élastique étant une fonctionnelle sur 淪 (et sa minimisation étant donc un principe variationnel);

– l’espace de contrôle 慄 est lui-même un espace fonctionnel (les contraintes dépendant en général de la position spatiale).

D’où la nécessité de développer les modèles morphodynamiques de la TC en dimension infinie. Mais, dans les espaces fonctionnels qui ne sont ni des Hilbert ni des Banach, des théorèmes aussi fondamentaux que le théorème des fonctions implicites ou le théorème de Morse ne sont plus valables. D’où une foule de difficultés. Lorsque 淪 est un Hilbert et lorsque la fonction d’énergie f 捻 淪 admet un point critique qui n’est dégénéré que dans un nombre fini de dimensions, alors on peut faire de la TCE. Sinon, il faut trouver de «bonnes» méthodes d’approximations permettant de «redescendre» en dimension finie.

Défauts des milieux ordonnés

Un thème intimement lié aux modèles morphodynamiques et aux transitions de phases est celui des défauts que peuvent présenter les milieux ordonnés. Ceux-ci proviennent du fait que les symétries locales prescrites par le principe de minimisation de l’énergie ne sont pas compatibles avec les contraintes topologiques imposées par les conditions de bord (par exemple lorsqu’on passe d’une phase liquide à une phase solide cristalline, la nucléation initiale se développe en domaines ordonnés locaux et indépendants dont les ordres sont incohérents et qui ne peuvent se recoller en une structure globale qu’à travers des parois de défauts).

Sans entrer dans aucun détail, on peut présenter intuitivement l’introduction des concepts de topologie algébrique dans la théorie des défauts de la façon suivante. Un milieu ordonné (comme un cristal liquide) est caractérisé par un certain type de symétrie (plus compliqué que celui des réseaux). Qui plus est, ce type de symétrie peut être présenté dans l’espace avec une position et une orientation données. On définit ainsi une variété d’états internes 律. Soit alors U un ouvert de l’extension spatiale W du milieu considéré. Aux points réguliers de U, la structure du milieu est localement triviale. Soit K le fermé complémentaire de l’ouvert des points réguliers. K est le fermé des défauts. Dans les bon cas, K possède une structure stratifiée. Soit Z sa strate de dimension maximale. Soient z 捻 Z et Nz le plan normal à Z en z . Soit S une petite sphère de Nz centrée sur z . Elle est enchaînée à Z (cf. figure). Soit : S律 l’application associant à s 捻 S la structure locale du milieu en s . Le principe de Kléman-Toulouse dit que le défaut K est structurellement stable si et seulement si n’est pas homotopiquement triviale. Si on l’applique au cas des smectiques, on voit qu’il ne peut pas y avoir de strates stables de codimension 1 de K. En effet, dans ce cas, Nz serait de dimension 1 et donc S = S0 (la sphère de dimension 0). Mais, comme 律 est connexe, toute application : S0律 est homotopiquement triviale. Les surfaces des smectiques sont, par conséquent, telles que leur lieu focal dégénère en courbes de dimension 1. Ce sont donc des cyclides de Dupin, fait déjà connu de Granjean et Friedel. Si : S律 n’est pas homotopiquement triviale, les groupes d’homotopie 刺k (face=F0021 律) classifient les types des défauts (stables). On a ainsi développé une théorie topologique des défauts et de leurs «interactions» (coalescence, croisement, etc.) qui est de toute beauté. Celle-ci est liée aux modèles exposés plus haut, car l’espace interne est interprétable comme celui des minima d’une fonction potentiel W : face=F9828 MR sur l’espace interne des configurations moléculaires locales. V est invariante sous l’action du groupe d’invariance de R3 et ses minima sont des orbites sous cette action.

Perturbations singulières

De nombreux travaux ont également été effectués sur les équations différentielles contraintes, c’est-à-dire sur les systèmes dynamiques pour lesquels il existe deux échelles de temps, une dynamique «rapide» amenant le point représentatif de l’espace de phase M 憐 W sur une variété «lente» 說 M 憐 W (surface des états) et une dynamique «lente» faisant évoluer l’état sur (cf. supra .). Les singularités de l’application catastrophique 﨑 : W déterminent alors des évolutions catastrophiques par franchissement de seuils. Il s’agit donc, dans ces modèles, d’adjoindre à la dynamique interne une dynamique «externe» lente. Depuis l’usage fait par Christopher Zeeman d’un tel système dynamique contraint pour la modélisation – désormais classique – de l’influx nerveux, de nombreux modèles de ce genre ont été analysés (théorie des perturbations singulières). Ils peuvent présenter des phénomènes «d’engouffrement» (toutes les trajectoires issues d’un ouvert U de rejoignent un même point en un temps fini), par exemple lorsqu’une trajectoire sur est tangente à une ligne pli (et lorsqu’une certaine condition d’hyperbolicité est satisfaite). Il existe des modèles locaux pour les diverses configurations typiques présentées par les trajectoires relativement aux singularités de 﨑. Dans le cas où dim W = 2, il existe un théorème de classification des configurations génériques. Les modèles peuvent aussi manifester des comportements chaotiques, car les sauts catastrophiques peuvent «réinjecter» les trajectoires sur les diverses nappes stables de de façon complexe. Ils peuvent enfin présenter également des «phénomènes canard», c’est-à-dire des bifurcations de Hopf occultées par une décroissance en catastrophe de l’amplitude de la solution périodique. Ces phénomènes ont été abondamment analysés ces dernières années par les méthodes de l’analyse non standard.

Ondes de choc

On peut également signaler les phénomènes critiques de formation et de propagation d’ondes de choc en acoustique. En effet, dans le cadre de l’approximation géométrique, une onde de choc est une enveloppe de fronts d’ondes et, étant donné l’inhomogénéité naturelle du milieu de propagation (de l’air), ces fronts d’ondes peuvent présenter des singularités lorsque les «rayons» associés enveloppent des caustiques. Mais l’analyse du passage géométriqueondulatoire est plus délicate que dans le cas de l’optique, car le principe de superposition linéaire sous-jacent à la méthode des intégrales oscillantes n’est plus valable.

Si l’on considère une loi de conservation du type:

avec la condition initiale u (x , 0) = 淋(x ) [loi dont un cas particulier est l’équation de Riemann:

décrivant l’évolution u (x , t ) du profil des vitesses d’une onde], au bout d’un certain temps, les solutions initialement C size=1 deviennent singulières le long de lignes de discontinuité (ondes de choc). Par exemple, dans le cas de l’équation de Riemann, les trajectoires (i.e. les caractéristiques) satisfont à:

Comme on a:

on a:

et u est constante sur les caractéristiques (qui sont des droites). Lorsque des caractéristiques se rencontrent, u doit prendre deux valeurs distinctes et doit donc présenter une discontinuité. Si on interprète u comme un hamiltonien, on peut trouver u comme solution d’un problème variationnel (théorème de Lax), u (x , t ) minimisant une fonctionnelle F(u , t , x ). L’approche morphodynamique appliquée à Ft , x (u ) permet alors d’étudier la dynamique des discontinuités de u ainsi que leurs propriétés de stabilité. En particulier, les points cusp de Ft , x (u ) sont les points de formation des ondes de choc.

Problèmes variationnels

L’approche morphodynamique repose en grande partie sur la théorie des singularités sous-jacente aux problèmes variationnels. À ce titre, elle est bien universelle. En théorie hamiltonienne, lorsque l’hypothèse classique de convexité (qui est l’hypothèse essentielle de régularité dans la transformation de Legendre faisant passer du formalisme lagrangien au formalisme hamiltonien) n’est plus valable, les équations de Hamilton deviennent des équations contraintes et on doit faire appel aux techniques des perturbations singulières. Si on veut minimiser une fonctionnelle:

on peut ramener, on le sait, ce problème de calcul des variations à un problème hamiltonien par une transformation de Legendre.
On obtient:

où l’hamiltonien H est donné par: H(q , p ) = minvp , v 礪 + f (q , v ) et où u est la valeur minimale de v qui donne H. Comme p = 漣 f v (q , v ), on a l’équation d’Euleur:

Si 流(q , p , v ) = 麗 p , v 礪 + f (q , v ), on voit que le problème dépend essentiellement de la méthode générale appliquée à 流 avec u comme variable interne. Minimiser 流 en v pour p et q donnés, c’est considérer dans l’espace (v , f ) les points de tangence du graphe de f avec la direction de plan 漣 麗 p , v 礪. On va ainsi retrouver toutes les possibilités de CE (catastrophes de bifurcation lorsqu’il y a des minima dégénérés et catastrophes de conflit lorsqu’il y a plusieurs minima en compétition). L’ensemble catastrophique stratifié K dans l’espace de phases (q , p ) [qui joue ici le rôle d’espace de contrôle] impose des comportements singuliers aux trajectoires de H. Par exemple, à la traversée de la strate de Maxwell K1 de K, les trajectoires se «réfractent». Ivar Ekeland a donné des modèles locaux au voisinage des strates plus singulières de K, en particulier les strates de cusps et de points triples, ainsi qu’au voisinage d’un point de tangence d’une trajectoire et de K1.

Hydrodynamique

On doit citer également l’analyse des bifurcations en hydrodynamique. Un bon exemple en est donné par le «six roll mill» analysé par Michael Berry. On considère le système dynamique constitué par le champ u (x , y ) des vitesses d’un fluide planaire entraîné par six rouleaux disposés en hexagone. Si on suppose le fluide incompressible et son domaine simplement connexe, il existe une fonction 淋 telle que:

(équations de Hamilton) et dont les lignes de niveau sont les trajectoires du champ u . Dans la situation parfaitement symétrique (égalité des vitesses des rouleaux), si l’écoulement est irrotationnel (i.e. si 蓮 淋 = 0), alors on doit avoir 淋 黎 x 3 漣 3 xy 2. En variant les vitesses et en brisant la symétrie, on peut alors déployer cet ombilic elliptique dans l’espace des paramètres W et, pour chaque w 捻 W, observer le champ stabilisé u w ainsi que les transformations qualitatives qu’il subit à la traversée de l’ensemble catastrophique K.

Dynamique qualitative et TCG

Cela conduit à la TC généralisée où l’on déploie dans les espaces externes W non plus des singularités de potentiels, mais des instabilités de systèmes dynamiques généraux. Ce modèle, dont nous avons évoqué l’extrême complexité mathématique, possède évidemment des applications innombrables dont il est exclu de faire ici le bilan. En effet, il inclut toutes les bifurcations de systèmes dynamiques et donc, par exemple, toutes les dites «structures dissipatives»: phénomène de Bénard, écoulements de Taylor et de Couette en hydrodynamique, réactions chimiques oscillantes (i.e. structurées temporellement) et présentant des ondes (i.e. structurées spatialement), etc. Mais il inclut également les travaux profonds et extensifs effectués sur la turbulence à partir de l’hypothèse de Ruelle-Takens. On commence à bien connaître la structure «chaotique» des «attracteurs étranges» que peuvent présenter génériquement les systèmes dynamiques généraux, et on peut les utiliser comme modèles de la turbulence. Il s’agit là d’un domaine hautement technique. Pierre Bergé, Yves Pomeau et Christian Vidal en ont publié une excellente présentation: L’Ordre dans le chaos .

Toutes ces applications exemplifient pleinement et profondément un certain nombre d’idées forces.

– Le rapport entre ruptures spontanées de symétrie et instabilités dynamiques. Il relève du rapport, co-extensif à toute la physique, entre géométrie et énergétique.

– Le rapport entre singularités et information. Les singularités «créent» le phénomène par brisures de symétries et ruptures d’homogénéité. C’est à ce titre qu’elles sont intrinsèquement significatives.

– Le fait que l’apparaître du phénomène est bien un processus naturel de phénoménalisation. C’est même un cas typique de processus irréversible.

– Le fait que, pour qu’il y ait forme (i.e. structuration qualitative et morphologique), il faut des systèmes à (au moins) deux niveaux de réalité. En ce qui concerne les causes matérielles et efficientes, le niveau supérieur est bien causalement réductible au niveau inférieur (justesse du réductionnisme). Mais le niveau émergent supérieur possède néanmoins une organisation et une causalité structurales propres et autonomes (insuffisance du réductionnisme).

7. Ontologie qualitative et physique du sens

Les remarques qui précèdent indiquent qu’il est légitime de penser qu’on dispose à l’heure actuelle d’éléments de phénophysique aussi bien sur le plan technique que sur le plan épistémologique. Sur cette base, il est justifié de reprendre de fond en comble le problème phénoménologique et ontologique de la forme. Ce programme de recherche dépasse la physico-chimie et la thermodynamique en tant que telles, même dans ce qu’elles ont de plus nouveau. En effet, il consiste à mettre ces nouveautés mêmes au service des sciences biologiques et humaines de façon à conférer un contenu physico-mathématique précis aux concepts fondamentaux – aux catégories régionales – d’(auto)-organisation et de structure.

Morphogenèse biologique et structuralisme

Le problème de la forme est évidemment particulièrement critique en biologie. C’est même l’écart apparemment irréductible entre la physique classique et les énigmes de l’embryogenèse qui ont conduit nombre d’éminents biologistes du siècle dernier au vitalisme spéculatif. Il est donc nécessaire de faire quelques brèves remarques épistémologiques à ce sujet.

Actuellement, on considère que le néo-darwinisme – c’est-à-dire la synthèse de la théorie darwinienne de l’évolution et de la génétique moléculaire – fournit un cadre approprié pour la pensée de la forme en biologie. Le code génétique code pour la structure primaire des protéines, et, à partir de là, des phénomènes physico-chimiques et thermodynamiques d’auto-assemblage supramoléculaire et de cinétique métabolique conduisent aux divers composants (ribosomes, cellules, tissus, etc.) et aux subtiles et complexes propriétés structurales et fonctionnelles de l’organisme. Mais il faut bien voir que de tels phénomènes sont prototypiques de ceux qu’étudient les approches morphodynamiques, et que donc, sans un usage massif de ces dernières, il est impossible de comprendre correctement l’expression phénotypique (macroscopique, morphologique et non pas microscopique, physico-chimique) du génotype. Par exemple, dans une série de travaux remarquables, Yves Bouligand a montré que de nombreuses textures biologiques possédaient les mêmes symétries que les cristaux liquides. Certaines «phases» biologiques sont formellement des phases mésomorphes. On y retrouve donc la même topologie des défauts. Ces défauts – qui sont des brisures locales de symétrie – jouent sans doute un rôle capital dans les processus de morphogenèse. Le réductionnisme de la biologie moléculaire doit donc naturellement se compléter d’un structuralisme morphologique approprié.

Ce point a été bien vu par les biologistes B. Goodwin et G. Webster à la suite du grand embryologiste Waddington. Le structuralisme s’oppose à l’empirisme historiciste néo-darwinien non pas au niveau des faits, mais comme un point de vue rationaliste selon lequel ce sont des concepts a priori (des catégories et des principes) qui commandent l’explication théorique des données empiriques. Le problème central est de savoir quel est le type de catégorialité dont il faut disposer pour faire accéder le concept de forme à l’intelligibilité. Or le paradigme néo-darwinien est un système conceptuel dont l’apparente «évidence» rend précisément inintelligibles les phénomènes morphologiques. Il ne peut que les attribuer à un hasard évolutif en niant toute nécessité dans l’ordre des formes, toutes «lois» de la forme.

Cela est essentiellement dû au fait que, dans ce paradigme, on identifie subrepticement le concept de contrôle à la catégorie de cause. Le génome contrôle la forme et le développement. Son contrôle permet donc de maîtriser ses effets. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de contraintes autonomes et spécifiques auxquelles doivent satisfaire les formes. En faisant équivaloir le contrôle génétique à une cause déterminante, on postule sans plus d’enquête qu’il n’y a rien à expliquer du côté de ce qui est contrôlé. Conception historiciste et dualiste, le néo-darwinisme postule l’existence d’une instance organisatrice de la matière. C’est un réductionnisme matérialiste qui admet le primat du fonctionnel, réduit la connexion structurale et l’organisation positionnelle des parties à une simple contiguïté spatiale, et subordonne la «finalité interne» à la «finalité externe», c’est-à-dire à l’adaptation et à la sélection. Pour lui, la structure se réduit à l’hérédité. Elle est donnée historiquement, et sa seule nécessité est celle de son évolution. Elle n’est donc que l’artefact de son contrôle, l’expression épigénétique de son programme génétique.

Le rationalisme structural souligne dans ce point de vue la difficulté qu’il y a à faire de l’histoire non seulement la cause de l’évolution, mais également celle de la stabilité et de l’invariance des espèces. Pour lui, l’organisme n’est pas seulement un système physico-chimique complexe génétiquement contrôlé, mais aussi une structure, c’est-à-dire une totalité organisée par un système de relations internes satisfaisant à des «lois» formelles. Son hypothèse est que l’expression du génotype par le phénotype demeure incompréhensible tant qu’on n’introduit pas une information positionnelle contrôlant la différenciation cellulaire. Il y aurait dans les êtres organisés une efficacité de la position, la position sélectionnant certains régimes métaboliques en déclenchant certains gènes. Et c’est la compréhension d’une telle information positionnelle qui constitue le problème théorique central. Les caractères principaux des structures organisationnelles sont: la genèse dynamique, l’autorégulation et la stabilité structurelle; l’équipotentialité, à savoir le fait que les structures ne se réduisent pas à des interactions de composants mais incluent une détermination réciproque de places, de valeurs positionnelles; l’équifinalité et l’homéorhèse (l’épigénotype chez Waddington), à savoir le fait que le développement est lui-même structurellement stable comme processus, son état final étant dans une large mesure indépendant de son état initial; la clôture des structures élémentaires et l’existence de contraintes, de «lois» de la forme; la «générativité» des formes, l’ouverture de l’ensemble clos des structures élémentaires vers la complexité.

C’est pour de telles raisons que René Thom n’a pas hésité à la fin des années 1960 à proposer une approche proprement morphodynamique et structurale des processus de morphogenèse biologique. Cela a suscité une violente controverse car, ce faisant, il a réactivé de nombreux thèmes tabous du vitalisme. Mais il faut bien voir que son néo-vitalisme est géométrique et méthodologique, et non plus spéculatif et métaphysique. Le défi est d’arriver à intégrer les mécanismes métaboliques cellulaires locaux en un tableau cohérent de la dynamique globale de l’organisme. Il est d’arriver à traduire en contraintes pour une générativité des formes les principes a priori de localité (la structure comme système de connexions spatiales) et de finalité (le contrôle des corrélations par la synergie fonctionnelle globale). Dans le schématisme morphodynamique, l’a priori de localité se trouve traduit par la contrainte de stabilité structurelle impliquant la généricité des bifurcations des régimes locaux (des «transitions de phases» métaboliques) et l’a priori de finalité par l’attribution d’une signification fonctionnelle à la différenciation cellulaire, autrement dit par une interprétation fonctionnelle de la topologie des attracteurs des dynamiques métaboliques locales. Ce dernier principe semble faire problème. Il devient pourtant assez naturel si l’on remarque qu’il est impossible, pour des raisons de principe, d’accéder en biochimie à des descriptions fondamentales explicites et exactes, et cela pour deux raisons: parce que les systèmes différentiels de la cinétique chimique métabolique sont des systèmes non linéaires énormes présentant certainement tous les subtils phénomènes de complexité et de chaos déterministe que présentent déjà les systèmes non linéaires simples (attracteurs étranges, sensitivité aux conditions initiales, ensembles de bifurcation non stratifiés, etc.); et parce que la catalyse enzymatique dépend de la configuration tertiaire des protéines.

Cette impossibilité impose d’en revenir à une description structurale du métabolisme, par exemple, comme l’admettent tous les biologistes, en termes de «cybernétique» et de théorie des systèmes. Mais on rencontre là un obstacle épistémologique incontournable. Car on ne saurait se borner à postuler que, par une sorte d’harmonie préétablie, la matière vivante est toute prête à «incarner» une cybernétique formelle. Au contraire, tout le problème est d’arriver à comprendre comment peuvent «émerger» du substrat biochimique et de ses dynamiques métaboliques locales des structures qui, une fois stabilisées dans leur activité fonctionnelle, deviennent susceptibles de la description schématique qu’est la modélisation systémique. Thom a toujours été catégorique sur ce point: «L’approche purement technologique de la cybernétique laisse intact [...] le mystère de la genèse de l’être vivant et de son développement au stade embryonnaire et juvénile.» Ce genre de théories «soulève de très graves difficultés dès qu’on veut passer du schématisme abstrait à une réalisation matérielle dans l’espace-temps» (Thom, p. 178 [1980]). Il n’est valable «que pour des mécanismes partiels, tout montés, et en pleine activité fonctionnelle». «[Il] ne saurait en aucun cas s’appliquer à la structure globale des êtres vivants, à leur épigenèse et à leur maturation physiologique» (Thom, p. 207 [1972]). Il faut donc arriver à engendrer les cinématiques formelles des descriptions systémiques à partir des dynamiques métaboliques sous-jacentes et, pour cela, comprendre de façon générale comment des descriptions structurales et systémiques peuvent être associées à des bifurcations de systèmes dynamiques, à des singularités de processus, à des phénomènes critiques.

Le «vitalisme» géométrique et méthodologique n’a donc rien d’un holisme métaphysique. Son propos est de ramener à une racine morphologique commune le biochimique et le cybernétique. «Écartelée entre ces deux modèles, le modèle atomique ou réductionniste d’un côté, le modèle cybernétique de l’autre, tous deux visiblement insuffisants, la biologie théorique pourra-t-elle sortir de l’impasse? Le seul espoir d’en sortir est de reconnaître qu’il n’y a pas de hiatus entre les deux types de systèmes, et qu’on peut les plonger dans une famille continue qui les relie tous les deux. Cela obligera à renoncer – au moins provisoirement – à ce qui fait l’attrait des deux modèles: l’aspect quantitatif et calculable du premier, l’aspect diagramme-cybernétique du second. Il faut revenir à cela seul qui reste commun aux deux types de systèmes, c’est-à-dire leur extension spatiale, leur morphologie» (Thom, p. 145 [1980]). Il faut pouvoir interpréter en termes de théorie qualitative des systèmes dynamiques et de leurs bifurcations les concepts fondamentaux de la théorie des systèmes. L’enjeu est clair, et clairement fondamental. Il s’agit de dépasser le conflit entre le physicalisme (primat de la physico-chimie des susbstrats) et le fonctionnalisme structural (primat des schèmes abstraits d’organisation). L’idée directrice en est que cela est possible à partir de la mathématisation, en termes de dynamique générale, du niveau morphologique conçu à la fois comme tiers terme et comme niveau autonome. Des phénomènes comme ceux d’induction embryologique ou de régulation, des problèmes comme ceux des rapports entre structure et fonction ou de la classification des plans d’organisation, des concepts comme ceux de champ morphogénétique ou d’épigénotype exigent une conception à la fois biochimique et topologique du formalisme structural qui régit les mécanismes de l’embryogenèse. C’est l’exigence d’un tel «mixte» de biochimie et de topologie qui explique que le prolongement du rationalisme physique à la biologie ne puisse pas être direct et passe par la schématisation morphodynamique des catégories structuralistes.

Morphodynamique cognitive et sémiophysique

À partir du moment où l’on dispose de modèles morphodynamiques appropriés pour une phénophysique, on peut, sur des bases originales et radicalement nouvelles, reposer le problème d’une ontologie qualitative. On peut défendre une conception partiellement réaliste de la perception et du langage en évitant toutes les apories exposées plus haut.

Relativement à un tel programme de recherche, le néo-aristotélisme de René Thom paraît en droit justifié. L’idée centrale en est que les descriptions qualitatives effectuées en langue naturelle (cf. l’éidétique descriptive husserlienne évoquée plus haut) doivent être fondées dans l’objectivité des phénomènes. Dès l’envoi de Stabilité structurelle et morphogenèse , Thom affirme par exemple: «Un des problèmes centraux posé à l’esprit humain est le problème de la succession des formes [naissance, développement et destruction, stabilité et transformation]. Quelle que soit la nature ultime de la réalité, il est indéniable que notre univers n’est pas un chaos; nous y discernons [perception] des êtres, des objets, des choses, [des processus] que nous désignons par des mots [langage]» (Thom, p. 17 [1972]). La stabilité et la transformation des formes sont les conditions de possibilité de la structuration et de l’organisation du monde par le complexe perception-langage. Comprendre la dynamique des formes, c’est donc comprendre, du côté de l’objet, la valeur objective des descriptions linguistiques, situées apparemment du côté du sujet. De même, dans Formalisme et scientificité , Thom remarque que «dès qu’on aborde des objets de la réalité macroscopique associés aux noms communs de la langue naturelle», on doit avoir recours à des classes d’équivalence conceptuelles permettant «une systématisation considérable du réel observé». Avec leur aide, «on pourra souvent constituer une combinatoire spatiale qui présente tous les aspects d’une syntaxe. Ces processus locaux pourront souvent être décrits linguistiquement par des propositions acceptables grammaticalement et sémantiquement» (Thom, p. 175 [1978]). Comme il est dit dans Morphologie du sémiotique : «On peut penser que c’est par une analyse fondamentalement introspective des contraintes sémiotiques de l’organisation perceptive du réel qu’on pourra tout à la fois sauver l’intelligibilité du monde, et accéder à un “réalisme” qui demeure, malgré tout, le but ultime de la science» (Thom, p. 309 [1981]).

Il est impossible d’évacuer les descriptions linguistiques qualitatives dans les sciences. Fondées dans les choses mêmes, elles interviennent à tous les niveaux d’observation et conditionnent l’intelligibilité des phénomènes. «Il est clair qu’on ne saurait bannir du savoir scientifique ces “explications” tirées du langage usuel; et cela d’autant moins que ces formulations langagières [...] sont l’une des racines les plus sûres du sentiment de la réalité que peut ressentir l’observateur en face d’un phénomène.» D’ailleurs, «de nombreuses sciences (même parmi les sciences dites “exactes”) n’admettent aucune modélisation quantitative, aucune loi précise du style des lois physiques. Dans ces sciences, les phénomènes sont décrits en langage ordinaire, et les évolutions temporelles nécessaires y sont décrites qualitativement en langue usuelle» (Thom [1983 (b)]). Il faut donc bien, comme nous l’avons affirmé, distinguer dans un phénomène, d’un côté, les discontinuités observables à travers lesquelles il se manifeste dans son apparaître et, d’un autre côté, son objectivation physique. Thom est clair sur ce point. Citons encore Formalisme et scientificité : «Les phénomènes physiques sont ceux qui, bien que caractérisés par des discontinuités observables [le phénomène comme apparaître], n’en admettent pas moins pour groupe de symétrie sous-jacent l’un des grands groupes d’automorphismes de l’espace-temps [le phénomène comme objet d’expérience].» Certes, ils brisent la symétrie totale de l’espace-temps mais cette brisure est formalisable par l’emploi de concepts de nature non spatiale (comme la masse ou la charge électrique) «dont le comportement spatial fait l’objet précisément des lois physiques». Thom va très loin dans cette critique phénoménologique de la physique puisque, dans sa John von Neumann Lecture , il va jusqu’à dire de façon assez provocante que la physique «ne décrit pas les phénomènes eux-mêmes». C’est que, pour en être un, un phénomène doit apparaître et sa manifestation représente un cas par excellence de processus irréversible. Réversibles, les lois physiques ne décrivent donc pas une phénoménologie à proprement parler, mais plutôt, «si l’on peut dire, comment le même phénomène local irréversible peut être perçu par différents observateurs». «De façon plus abrupte, j’oserai dire que la réversibilité des lois physiques n’est probablement rien de plus que l’expression d’une contrainte sociologique, à savoir celle de la communication entre observateurs.»

Mais comment accéder à une doctrine réaliste et à une conception ontologique «des contraintes sémiotiques de l’organisation perceptive du réel»? Tout simplement, insistons-y, en identifiant manifestation et morphologie. «L’analyse proprement géométrico-topologique [...] permet d’associer à tout processus spatio-temporel certains invariants de nature combinatoire [...] dont on peut raisonnablement penser qu’ils jouent un rôle essentiel, de par leur caractère fondamental, dans la description verbale du processus. Telle est l’origine, selon nous, du schématisme originel qui régit l’organisation linguistique de notre vision du monde» (Thom, p. 24 [1980 (b)]). «Ne peut-on admettre [...] que les facteurs d’invariance phénoménologique qui créent chez l’observateur le sentiment de la signification proviennent de propriétés réelles des objets du monde extérieur, et manifestent la présence objective d’entités formelles liées à ces objets, et dont on dira qu’elles sont “porteuses de signification” (Thom, p. 170 [1980]). D’où le principe: «Le message porteur d’une signification autonome hérite de la structure de la catastrophe extérieure qu’il prétend signifier» (Thom, p. 329 [1972]).

Les facteurs d’invariance phénoménologique, les infrastructures catastrophiques des phénomènes, constituent ainsi un tiers terme – jusqu’ici absolument manquant – entre description et explication, entre apparaître et objectivité. Étant donné la corrélation entre la manifestation et le sens, la synthèse entre phénoménologie et objectivité permet de fonder les structures du sens dans l’objectivité phénoménologique de la forme.

On trouvera dans les ouvrages de René Thom et de nous-même de nombreuses analyses techniques relevant de l’ontologie qualitative. Bornons-nous à citer quelques exemples.

– La constitution d’une théorie écologique de la perception visuelle. En ce qui concerne la forme des objets, un point de vue à la Gibson-Marr se trouve étayé d’abord par l’analyse et par la résolution du «problème inverse» de la vision (reconstruction des objets à partir de leurs contours apparents) dans le cadre de la théorie des singularités d’applications différentiables (cf. supra ). Il se trouve étayé ensuite par la possibilité qu’a la lumière de véhiculer des singularités génératrices de discontinuités perceptivement saillantes. En ce qui concerne le débat sur l’écologisme, il faut bien voir que les discontinuités qualitatives constituent, entre le physique et les représentations symboliques des sujets cognitifs, un intermédiaire formel intrinsèquement significatif. Elles sont perceptivement primitives: «L’expérience première, en toute réception des phénomènes, est la discontinuité» (Thom, p. 17 [1988]).

– Une théorie de la catégorisation des espaces perceptifs et sémantiques. On peut, par exemple, modéliser adéquatement les paradigmes phonologiques des langues et les phénomènes dits de perception catégorielle en phonétique. La catégorisation des espaces sémantiques (genres / espèces) peut également se modéliser. Une fois qu’on dispose d’une théorie des formes visuelles et d’une théorie de la catégorisation des espaces sémantiques, on peut développer une théorie morphodynamique (et non plus logico-sémantique) de la prédication.

– L’approche morphodynamique de la dialectique genre / espèce conduit à un réalisme des genres et à une théorie dynamique non seulement de la catégorisation mais également de la prototypicalité (cf. supra ).

– Enfin, ce ce qui concerne les rapports entre perception (visuelle) et langage, on peut développer une approche morphodynamique de la syntaxe structurale. On part des théories actantielles de la syntaxe (par exemple des grammaires casuelles) et on modélise une hypothèse fondamentale, à savoir l’hypothèse dite localiste, selon laquelle les interactions spatio-temporelles élémentaires entre actants spatio-temporels jouent un rôle de schèmes archétypes pour les structures actantielles en général. On peut, à partir de là, donner une version topologico-dynamique sophistiquée de la plupart des éléments de la «révolution» cognitive en linguistique (Fillmore, Jackendoff, Langacker, Talmy...).

Tous ces travaux sont profondément affines aux grands courants du cognitivisme contemporain. L’affinité déborde même le cognitivisme classique. Donnons deux exemples. En ce qui concerne les modèles cognitifs de la performance, le connexionnisme a retrouvé une idée déjà ancienne de Thom et de Zeeman, à savoir que les entités possédant une sémantique sont au niveau «macro» des attracteurs de dynamiques «micro» sous-jacentes. Ces dynamiques activent des configurations globales et complexes d’unités locales élémentaires interconnectées entre elles et fonctionnant en parallèle. Dans cette conception – dite aussi «sub-symbolique» –, la sémantique devient une propriété holistique émergente: les structures symboliques, discrètes, sérielles, logico-combinatoires, du niveau computationnel «macro» (celui de la compétence avec ses symboles, ses règles, ses inférences, etc.) apparaissent comme des structures qualitatives, stables et invariantes, émergeant du sub-symbolique à travers un processus coopératif d’agrégation. L’analogie avec les phénomènes critiques de transition de phase (cf. supra ) devient principielle. D’autre part, ce qu’on appelle présentement la «physique naïve» et la «physique qualitative» ne fait que développer une approche informatique du niveau de réalité morphologique et phénophysique.

On peut donc, à bon droit, prolonger la phénophysique en une authentique morphodynamique cognitive qui aborde en termes morphodynamiques ce qui, jusqu’ici, était abordé en termes de sémantique ou de sémiolinguistique. Ce n’est donc plus l’objectivité logique (symbolique-formelle) qui détient la clef de la structuration qualitative du monde (comme on le croit depuis la fin du siècle dernier, de Frege, Russell et Husserl à Wittgenstein, à la philosophie analytique et au cognitivisme symbolique classique) mais un naturalisme élargi de la physique à une morphodynamique générale. C’est pour insister sur l’authentique «coupure épistémologique» que représente une telle naturalisation du sens que nous avons proposé le néologisme de physique du sens (repris par René Thom sous le nom de «sémiophysique»).

La physique du sens et le cognitivisme développent en détails (conceptuellement et mathématiquement) des théories parallèles pour les mêmes phénomènes (cf. supra ). Le cognitivisme part du sujet. Il adopte un point de vue computationnel. Son substrat matériel est le système nerveux. Et il étudie comment des structures symboliques et formelles en émergent qui, traitant calculatoirement les informations physiques, transforment le monde physique en monde de l’expérience phénoménologique. La physique du sens part du monde. Elle adopte un point de vue morphodynamique. Son substrat matériel est la matière. Et elle étudie comment des structures morphologiques et qualitatives en émergent qui, explicitées par des représentations mentales, permettent au sujet cognitif d’expérimenter le monde phénoménologique. Les deux se rejoignent sur les formes-phénomènes. Un des problèmes théoriques majeurs qui reste actuellement à résoudre est celui de la dualité entre computationnel et morphodynamique. Ce problème est mathématique et devrait ouvrir à une compréhension de rapports inédits entre algorithmique symbolique et géométrie différentielle.

La scission entre une physique de la matière et une sémantique de la forme se trouve en passe d’être présentement abolie. La forme qui, dans son rapport intrinsèque au sens, avait été forclose par une mécanique des forces fait retour. C’est dire que les sciences de la nature sont en train de se réapproprier leur dehors. Et toute une conception du monde s’en trouve remise en question. À travers le cognitivisme, l’intelligence artificielle, la physique naïve et qualitative, les sciences psychologiques dépassent leur réductionnisme et les sciences sémio-linguistiques leur formalisme solipsiste pour aller à la rencontre du monde. À travers la phénophysique et la morphodynamique, les sciences physiques dépassent également leur réductionnisme et leur objectivisme matérialiste pour aller à la rencontre du sujet. Par ces dépassements complémentaires, ces deux types de sciences se retrouvent sur l’interface phénoménologique des formes-phénomènes, formes doublement émergentes, côté sujet et côté monde.

L’impossibilité de comprendre ce fait a fait «tomber» l’un hors de l’autre le sujet et le monde. Devenu sans apparaître et sans forme, le monde physique a été conçu comme une objectivité ne possédant pas en elle-même la possibilité de sa phénoménalisation. Devenu autarcique et constituant, le sujet a, dès lors, dû assumer démiurgiquement la production d’un monde phénoménal auquel faisait défaut l’instance productrice d’une natura naturans . Actuellement, le sujet revient à la natura naturans . Mais ce réalisme écologique bien fondé – ce «tournant morphologique» de la pensée de l’être et du sens de l’être – n’est ni un naturalisme ni, encore moins, un nouveau réductionnisme physicaliste simplement élargi. En effet, la morphodynamique, qu’elle soit phénophysique ou cognitive, est une science théorique mathématisée faisant l’objet d’une constitution transcendantale propre. À ce titre, elle concerne bien un nouveau niveau de réalité.

La signification historique de tout cela est que la «part maudite» aristotélicienne (qui hantait, nous l’avons vu, Leibniz, Goethe, Peirce, Brentano, Husserl et tant d’autres penseurs de génie) se trouve enfin intégrée aux sciences post-galiléennes. Elle s’y trouve intégrée non pas à la suite d’un coup de force spéculatif, mais bien à la suite d’importantes conquêtes mathématiques, physiques, techniques et conceptuelles. C’est un progrès scientifique qui débouche sur une nouvelle métaphysique réaliste. Ce qui montre d’ailleurs que, contrairement à l’affirmation de Heidegger «la science ne pense pas», la science pense. Cela fait longtemps qu’elle ne se borne plus à mathématiser les automatismes d’une nature inintelligente. Elle commence à comprendre une nature «intelligente», c’est-à-dire une nature capable d’engendrer des formes et un devenir des formes. Entre physique et sémiotique – entre matière et sens – l’analyse morphodynamique du «flux héraclitéen» des formes naturelles y conjugue désormais l’être et le devenir.

forme [ fɔrm ] n. f.
XIIe; fourme XIe; lat. forma
I Apparence, aspect visible. A
1Ensemble des contours (d'un objet, d'un être) résultant de la structure de ses parties et le rendant identifiable. apparence, aspect, configuration, conformation, contour, dehors(n. m.), 2. extérieur, figure; morph(o)-. Avoir une forme régulière, symétrique, irrégulière, bizarre. Objet de forme allongée, sphérique. Qui présente des formes différentes. hétéromorphe, multiforme, polymorphe; protéiforme. Sans forme, sans forme précise. informe. Changer de forme : se transformer. ⇒ se métamorphoser; avatar, métamorphose. N'avoir plus forme humaine. figure. Prendre forme, acquérir une forme : se former. Fig. Le projet prend forme. 1. tournure. Étude des formes des minéraux, des êtres vivants. morphologie.
Par ext. Être ou objet confusément aperçu et dont on ne peut préciser la nature. Une forme imprécise disparaît dans la nuit. apparition, 1. ombre, vision. « J'ai cru qu'une forme voilée Flottait là-bas sur la forêt » (Musset).
2(XIIIe) Apparence extérieure donnant à un objet ou à un être sa spécificité; modèle à imiter, à reproduire. Donner sa forme à une matière ( formage, préformage) . La forme d'un vase. Forme d'un vêtement. 2. coupe, façon.
♢ EN FORME DE. Des sourcils en forme de virgule.
♢ EN FORME. Jupe en forme, qui, par sa coupe, s'applique aux hanches puis s'évase.
Sous la forme de : avec l'apparence de. Zeus séduisit Danaé sous la forme d'une pluie d'or. — SOUS FORME DE, se dit de l'aspect variable que revêt une chose dont la nature demeure inchangée. Carbone sous forme de graphite, de diamant. Médicament présenté sous forme de gélules.
3Littér. Apparence physique (d'un être humain pris individuellement). silhouette, 1. tournure. « elle suivait de l'œil les ondulations de sa forme longue dans le fourreau de satin noir » (France).
Cour. Les formes : les contours du corps humain; spécialt les rondeurs féminines. Formes pleines, généreuses, parfaites. Elle a de jolies formes (cf. Être bien faite, fam. bien foutue, bien roulée). « une grande et belle créature ayant toutes les formes les plus charmantes de la femme » (Hugo). Vêtement, robe qui épouse, moule les formes. Fam. Prendre des formes ( grossir) .
4Les contours considérés d'un point de vue esthétique. dessin, galbe, ligne, modelé, relief, tracé. Beauté d'une forme, des formes ( plastique) . Formes pures, géométriques. « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude » (Cézanne). L'artiste « pense et sent directement avec les formes, comme d'autres avec les mots » (R. Huyghe).
BRéalisation particulière et concrète d'un fait général (abstrait : concept, ou non).
1( XVe) Manière variable dont une notion, une idée, un événement, une action, un phénomène se présente. Les différentes formes de l'énergie, de la vie. apparence, aspect, état, modalité, variété. De forme variable, constante. Les différentes formes que prend, que revêt l'expérience humaine. « l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes » ( DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME ). « l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage » (Flaubert). Une forme raffinée, décadente de civilisation ( sorte, type) . « cette entrevue prit la forme d'un déjeuner d'affaires » (Romains) . allure, 3. tour.
2(XVIe) Mode particulier selon lequel une société, un ensemble est organisé. organisation, 1. régime, statut. « Quelle que soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie » (Fustel de Coulanges). Forme d'une société de commerce.
3(1835) Aspect matériel sous lequel se présente un terme ou un énoncé. Étude des variations de forme. morphosyntaxe. Forme canonique d'un mot. Forme du singulier, du pluriel; du masculin, du féminin. Forme active, passive d'un verbe. voix.
Ling. Unité linguistique. L'affixe est une forme liée. Structure de l'expression ou du contenu (opposé à substance). La langue est un ensemble de formes.
Math. Vx Polynôme homogène. Forme linéaire, quadratique. Mod. Fonction à valeur scalaire, caractérisée par un qualificatif. Forme algébrique, cartésienne d'un nombre complexe. Forme extensive, indéterminée.
4Manière dont une pensée, une idée s'exprime ( expression, langage). Donner à sa pensée, à une idée une forme nouvelle. Des maximes qui « sous une forme abrupte, concise et bizarre, contiennent toute l'esthétique de la peinture » (Gautier). Spécialt Type déterminé sur le modèle duquel on compose, on construit une œuvre d'art. Poème en forme d'acrostiche. Poème à forme fixe, dont le nombre de vers, la disposition des rimes, la composition sont réglés. « ces petits genres qu'on peut appeler les “formes fixes” de la prose, ont été le portrait et la maxime » (Lanson). Composition de forme sonate.
Absolt; littérature, arts Manière dont les moyens d'expression sont organisés en vue d'un effet esthétique; l'effet produit par cette organisation. expression, style. Opposer la forme au fond, au contenu, à la matière. « Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la forme, pourvu qu'elle soit belle, et rien au delà » (Flaubert). « La forme est la chair même de la pensée » ( Flaubert).
IIManière d'agir, de procéder.
1Plur. Manières polies, courtoises. Apprenez-lui cet échec en y mettant les formes, avec des précautions, des atténuations.
2(XVIe) Manière de procéder, d'agir selon les règles convenues, établies. formalité, règle. Les formes de l'étiquette. Respecter la forme, les formes consacrées ( formalisme) . « un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie » (Stendhal).
Dans les formes, en forme : avec les formes habituelles.
3Dr. (1549) Aspect extérieur d'un acte juridique, d'un jugement. Forme libre. Forme réglementée. Forme déterminée par la loi. formalité, formule. Nullité pour vice de forme. En forme, en bonne forme : dans le respect des formalités, des conventions de forme. Contrat en bonne forme. En bonne et due forme. Rédiger dans les formes. libeller. Fig. Sans autre forme de procès. — POUR LA FORME : par simple respect des usages ou conventions. « moi, son fils, je ne l'ai jamais consulté que pour la forme, après m'être renseigné ailleurs et décidé en dehors de lui » (Martin du Gard). DE PURE FORME : uniquement formel, sans examen du fond. Contrôle de pure forme.
III(1858) Condition physique (d'un cheval, d'un sportif, etc.) favorable aux performances. Être en pleine forme pour courir un cent mètres, pour passer un examen. Athlète au mieux de sa forme. Être dans une forme éblouissante, olympique. Mauvaise forme. méforme. Club de mise en forme, de remise en forme d'une station thermale. Absolt Bonne condition physique et intellectuelle. Être, se sentir en forme, en pleine forme. « C'est en ce moment dans mon corps un retour de forme qui est incroyable [...] La forme ! Elle est encore pour nous à demi inconnue; elle vient, s'en va » (Montherlant). Fam. Avoir la forme. frite, 1. pêche. Tenir, péter la forme. IVDidact. Principe interne d'unité.
1Philos. anc. Chez Aristote, Principe d'organisation et d'unité de chaque être. Chez les scolastiques, Principe substantiel d'un être individuel (opposé à matière ou substance et à accident, apparence).
2Log. Ce qui règle l'exercice de la pensée, ou impose des conditions à notre expérience. Forme d'un jugement, d'un raisonnement. Chez Kant, Lois de la pensée qui établissent des rapports entre les données immédiates de la sensation (ou « matière »). Formes de l'entendement. catégorie. Formes de la raison. idée.
3(XXe) Psychol., biol. Théorie de la Forme ( gestaltisme) :théorie selon laquelle les propriétés d'un phénomène psychique ou d'un être vivant ne résultent pas de la simple addition des propriétés de ses éléments, mais de l'ensemble des relations entre ces éléments. ⇒ structure.
Toute réalité (organisme, fait psychique, ensemble concret ou abstrait) considérée dans sa structure. « Les faits psychiques sont des formes » (P. Guillaume). « La langue est une forme et non une substance » (Saussure) .
V(XIIe)
1Techn. Ce qui sert à donner une forme déterminée à un produit manufacturé. gabarit, modèle , 1. moule, 2. patron. Pièce ayant la forme du pied et servant à la fabrication ou au maintien en bon état des chaussures. Bottier qui monte une chaussure sur une forme. Formes que l'on place dans les chaussures. embauchoir. (1636) Moule plein servant à la fabrication des chapeaux. Forme de modiste. champignon. Par méton. Partie du chapeau destinée à recevoir la tête (opposé à bord).Cour. Chapeau haut de forme. haut-de-forme.
2(1636 métall.) Moule creux. matrice. Forme à pain de sucre; forme à fromage. cagerotte, caseret.
(1555) Châssis utilisé dans la fabrication manuelle du papier. Papier à la forme.
3(1675) Imprim. Anciennt Composition imposée, serrée dans un châssis; châssis qui maintient la composition.
4(1386) Mar. Bassin. Forme de radoub, forme sèche. ber, 1. cale. Forme flottante. dock (flottant). Un navire avarié qui passe en forme.
5 (1680) Ponts et Chaussées Couche de sable sur laquelle on établit le pavé. Lit de poussier, etc., sur lequel on pose des carreaux.
6(fourme v. 1320) Vx Gîte du lièvre, du renard. Mod. Lièvre en forme, au gîte.
⊗ CONTR. Essence, matière, réalité. Âme, esprit. Fond; 2. contenu, matière , substance, 3. sujet. — Accident, apparence; matière.

forme nom féminin (latin forma) Organisation des contours d'un objet ; structure, configuration : Un arbre qui a la forme d'un cône. Vase en forme de corolle. Être ou objet, lignes, masse, contours, silhouette que l'on perçoit confusément : Distinguer dans l'obscurité une forme qui s'enfuit. Manière dont quelque chose se matérialise, est matérialisé ; aspect, état sous lequel il se présente : La forme graphique et la forme phonique d'un mot. Manière dont un produit se présente à l'utilisation : Médicament se présentant sous (la) forme de cachet. Aspect sous lequel se présente une action, un événement : L'entretien prit vite la forme d'une négociation. Mode, modalité selon lesquels quelque chose de général peut exister, se présenter : La république est une forme de gouvernement. Modèle selon lequel quelque chose, et en particulier une œuvre, est réalisé : Le sonnet est un poème de forme fixe. Manière de formuler, d'exprimer une pensée, une idée : Un exposé brillant par la forme, mais pauvre par le fond. Agriculture Aire plane cimentée sur laquelle s'effectuent les opérations de compostage dans la culture du champignon de couche. Architecture Chacun des grands compartiments déterminés par les colonnettes ou les remplages qui subdivisent une fenêtre (architecture gothique surtout). Bâtiment Lit de sable ou de béton maigre que l'on étend sur une aire pour y établir un dallage, un carrelage. Beaux-arts Structure expressive, plastique de l'œuvre d'article Chapellerie Moule qui permet le moulage du feutre, de la paille ou de la singalette. Chasse Gîte du lièvre. Chaussure Pièce représentant le volume du pied, et servant à la confection de la chaussure. Synonyme courant de embauchoir. Droit Obligation d'ordre procédural devant être respectée dans l'accomplissement d'un acte juridique ou judiciaire et dont la violation est susceptible d'entraîner la nullité de cet acte. Fauconnerie Femelle d'un oiseau de proie, plus grosse que le mâle correspondant, dit tiercelet. Imprimerie Composition typographique imposée et serrée dans un châssis ou une ramette. Plaque ou cylindre servant à l'impression. Linguistique Aspect matériel sous lequel se présente une unité linguistique ou un énoncé. Unité linguistique (morphème, syntagme, construction) identifiée par ses traits formels. Système relationnel abstrait grâce auquel chaque langue découpe et ordonne la substance relativement indifférenciée et non structurée que constitue la réalité physique et psychique. Mathématiques Nom de certaines applications d'un espace vectoriel sur un corps K et à valeurs dans ce corps. Musique Organisation des éléments (thèmes, motifs, cellules rythmiques ou mélodiques) constitutifs d'une œuvre. Industrie du papier Cadre muni d'une toile métallique sur laquelle la pâte s'égoutte lors de la fabrication manuelle du papier. Philosophie Chez Aristote, configuration sensible, structure intelligible d'une chose ; chez Kant, ce qui, dans un phénomène, est saisi a priori par l'esprit ; chez Hegel, figure d'effectivité et donc figure d'extériorité que se donne nécessairement le contenu intérieur d'une chose. Psychologie Caractéristique d'un objet, d'une figure, qui dépend de sa structure perceptive, et principalement de son contour. Technique Empreinte ouverte, portée par une matrice, utilisée dans le formage d'objets à partir d'une feuille ou d'un flan. Travaux publics Surface finale donnée au terrain par les terrassements, juste avant la construction de la chaussée. Médecine vétérinaire Exostose qui se développe autour des articulations des phalanges du pied du cheval, ou dans l'épaisseur des cartilages de la troisième phalange. ● forme (citations) nom féminin (latin forma) Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Paris 1732-Paris 1799 La-a forme, Monseigneur. Tenez, tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La-a forme, Monseigneur, la-a forme. Le Mariage de Figaro, III, 14 Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 […] La forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. L'Évolution créatrice P.U.F. Henri Focillon Dijon 1881-New Haven, Connecticut, 1943 Le signe signifie, alors que la forme se signifie. Vie des formes P.U.F. Maurice de Guérin château du Cayla, près d'Albi, 1810-château du Cayla, près d'Albi, 1839 La forme, c'est le bonheur de la matière. Le Cahier vert Eugène Ionesco Slatina 1912-Paris 1994 Une forme d'expression établie est aussi une forme d'oppression. Notes et Contre-notes Gallimard Paul Léautaud Paris 1872-Robinson 1956 La forme n'est souvent qu'une mise en scène qui déforme. Les Plus Belles Pages de Stendhal, Préface Mercure de France André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Toute création est, à l'origine, la lutte d'une forme en puissance contre une forme imitée. Psychologie de l'art Skira André Malraux Paris 1901-Créteil 1976 Qu'est-ce que l'art ? — Ce par quoi les formes deviennent style. Les Voix du silence Gallimard Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! Les Précieuses ridicules, 5, Cathos Pierre de Ronsard château de la Possonnière, Couture-sur-Loir, 1524-prieuré de Saint-Cosme-en-l'Isle, près de Tours, 1585 La matière demeure et la forme se perd ! Élégies, XXIV, Contre les bûcherons de la fôret de Gastine Nathalie Sarraute Ivanovo, Russie, 1900-Paris 1999 Forme et fond étant une seule et même chose, comment pourrait-on exprimer un fond identique sous une forme différente ? Tel quel, n° 9 forme (expressions) nom féminin (latin forma) De pure forme, qui ne concerne que l'apparence extérieure ; qui est purement formel : Une critique de pure forme. Mettre en forme quelque chose, en articuler les différents éléments, l'organiser du point de vue de la présentation et, en particulier, le rédiger. Pour la forme, dans le seul but de sauver les apparences, de respecter les conventions, les usages. Prendre forme, commencer à avoir sa structure, sa forme spécifique. Sans autre forme, sans formalité, sans aucun détour, brutalement. Forme de pente, couche de béton léger, à face supérieure légèrement inclinée, que l'on établit sur une toiture-terrasse. En forme, se dit d'une jupe taillée dans le biais ou faite de panneaux et qui s'évase vers le bas. Vice de forme, absence d'une ou de plusieurs des conditions de forme exigées pour la validité d'un acte. Forme de découpe, dispositif pour découper des cartonnages. Forme de radoub, bassin dans lequel un navire peut être mis à sec pour entretien ou réparation. Outil de forme, outil de coupe spécial, dont le profil de l'arête correspond à celui de la pièce à usiner. Forme de l'État, organisation générale du pouvoir dans le cadre étatique (forme unitaire, décentralisée, etc.) Forme de gouvernement, manière dont sont désignés au sein de l'État ceux qui exercent le pouvoir. (L'article 89 de la Constitution de 1958 dispose que la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.) Constance de la forme, variété de constance perceptive selon laquelle les objets sont perçus de façon subjectivement constante en dépit de la modification de leur image sur les récepteurs rétiniens. (Par exemple un objet ayant une forme circulaire, ou rectangulaire, continue à être vu comme tel, même si son image rétinienne comporte une ellipse ou un parallélogramme.) Théorie de la forme, théorie d'ensemble de la psychologie qui met l'accent sur les aspects de configuration et, plus généralement, de totalité, dans les phénomènes psychiques. ● forme (synonymes) nom féminin (latin forma) Organisation des contours d'un objet ; structure, configuration
Synonymes :
- façon
Manière dont quelque chose se matérialise, est matérialisé ; aspect, état sous...
Synonymes :
- tracé
Aspect sous lequel se présente une action, un événement
Synonymes :
- état
- variété
Modèle selon lequel quelque chose, et en particulier une œuvre, est...
Synonymes :
Manière de formuler, d'exprimer une pensée, une idée
Synonymes :
Contraires :
- idée
- matière
Chapellerie. Moule qui permet le moulage du feutre, de la paille...
Synonymes :
Musique. Organisation des éléments (thèmes, motifs, cellules rythmiques ou mélodiques) constitutifs...
Synonymes :
Psychologie. Caractéristique d'un objet, d'une figure, qui dépend de sa structure...
Synonymes :
Linguistique. Unité linguistique (morphème, syntagme, construction) identifiée par ses traits formels.
Synonymes :
Psychologie. Théorie de la forme
Synonymes :
Synonymes :
- Chaussure. embauchoir ● forme nom féminin (anglais form) Condition physique de quelqu'un, d'un animal, en particulier par rapport aux efforts qu'il aura à fournir. ● forme (expressions) nom féminin (anglais form) Familier. Être en (pleine) forme, avoir, tenir la forme, pour un sportif, être au sommet de sa condition physique, atteint par un entraînement approprié ; être dans de bonnes, d'excellentes conditions physiques, intellectuelles ou psychologiques.

forme
n. f.
rI./r état sous lequel nous percevons une chose.
d1./d Figure extérieure, configuration des choses. La Terre a presque une forme sphérique.
|| GEOM Configuration extérieure d'une surface.
d2./d Contour d'un objet ou du corps d'une personne. La forme d'une table.
|| Absol. (Plur.) Les formes: le contour du corps humain (surtout en parlant des femmes). Cette robe dessine les formes.
d3./d Chacun des différents aspects qu'une chose abstraite peut présenter. Aimer la musique sous toutes ses formes.
En forme de: avec les apparences, l'aspect de.
Prendre forme: commencer à avoir une apparence reconnaissable.
d4./d GRAM Variante d'une entité grammaticale ou de la construction d'un énoncé. Forme interrogative. Forme du masculin singulier.
d5./d Constitution d'une chose, manière dont elle est organisée. Poème à forme fixe.
d6./d Manière d'exprimer, de présenter qqch. La forme et le fond. Vice de forme.
|| DR Formes judiciaires, par oppos. au fond d'un procès.
|| Loc. En forme, en bonne forme, en bonne et due forme: toutes les règles de présentation étant observées. Mettre un texte en forme.
Pour la forme: pour se conformer aux usages.
d7./d (Plur.) Manières polies, conformes aux usages. Faire une demande en y mettant les formes.
d8./d Loc. être en forme, en pleine forme, en bonne condition physique, intellectuelle ou morale.
rII./r
d1./d TECH Gabarit, moule qui sert à former certains objets. Forme de cordonnier.
d2./d CONSTR Couche préparatoire destinée à recevoir un revêtement, une chape.
d3./d MAR Bassin de construction ou de réparation. Forme de radoub.
d4./d VETER Tumeur osseuse qui se développe sur la phalange du cheval.
rIII/r
d1./d PHILO Idée, essence, modèle et principe d'action, dans la tradition issue de l'Antiquité.
|| Figure, portion d'espace limitée par les contours de l'objet, chez Descartes, qui identifie la matière à l'étendue (res extensa: "chose étendue")
|| Formes a priori: pour Kant, cadres de notre sensibilité qui rendent possible l'intuition sensible (la sensation donnant la matière qui "remplira" ces formes). Le temps et l'espace sont des formes a priori.
d2./d PSYCHO Théorie ou psychologie de la forme (en all. Gestalttheorie), ou gestaltisme, qui voit dans la forme une structure organique (notes d'une mélodie, figure géométrique, etc.) s'individualisant dans un champ perceptif.

⇒FORME, subst. fém.
[Voir tableau ci-contre]
I.— Ensemble de traits caractéristiques qui permettent à une réalité concrète ou abstraite d'être reconnue :
1. ... l'organisme vivant n'acquiert pas toujours du premier coup la forme particulière qui caractérise l'espèce. Dans bien des cas, le développement comporte de singuliers détours, et l'individu doit traverser, avant de parvenir à l'état adulte, une série de stades transitoires qui, pour ainsi dire, superposent plusieurs êtres dans la durée.
J. ROSTAND, La Vie et ses probl., 1939, p. 46.
A.— 1. a) Qualité d'un objet, résultant de son organisation interne, de sa structure, concrétisée par les lignes et les surfaces qui le délimitent, susceptible d'être appréhendée par la vue et le toucher, et permettant de le distinguer des autres objets indépendamment de sa nature et de sa couleur. L'on entrevoyait la forme pure, fière et hardie de sa jambe emprisonnée dans un bas de coton rouge à coins gris et bleus (DUMAS père, Monte-Cristo, t. 1, 1846, p. 25). Pour copier la nature (...) il faut apprendre à la voir!... Tous les corps ayant trois dimensions (...) ont une forme. Il en est toutefois qui, pour le regard, peuvent être considérés comme n'ayant aucune profondeur : ceux-là n'ont que des contours (Ch. BLANC, Gramm. arts dessin, 1876, p. 533). Une baguette court le long des arêtes et souligne la forme générale du meuble (VIAUX, Meuble Fr., 1962, p. 93). V. épouser ex. 3 :
2. La forme des objets n'en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu'à la vue. La forme d'un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu.
MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 265.
Forme + adj.
♦ [L'adj. exprime une qualité] Les appuis de la chaire [de Saint-Marc de Venise] (...) supportent six colonnettes (...) que surmontent des chapiteaux d'une forme tout orientale : ils ont l'aspect de turbans (LENOIR, Archit. monast., 1852, p. 339). Au banc des ministres (...) était le leader Whig, Lord John Russell, tout petit dans sa redingote noire de forme surannée (MAUROIS, Disraëli, 1927, p. 114).
SYNT. Forme carrée, circulaire, conique, cylindrique, quadrangulaire, rectangulaire, sphérique, triangulaire; forme concave, convexe; forme allongée, arrondie, élancée, évasée, globuleuse, lamellaire, lenticulaire, linéaire, oblongue; forme irrégulière, régulière; forme banale, bizarre, classique, compliquée, délicate, élégante, étrange; forme chinoise, égyptienne, française; forme byzantine, gothique, latine, romane; forme appropriée, déterminée, étudiée, quelconque, spéciale, voulue.
♦ [L'adj. exprime une relation] Ces deux sels, que l'on peut obtenir en cristaux d'une grande beauté, ont la même forme cristalline, avec les mêmes faces et les mêmes angles (PASTEUR, Annales de chim. et de phys., t. 24, 1848, p. 450). Les formes architecturales qu'affectèrent les édifices monastiques se ressentirent (...) du voisinage des monuments païens (LENOIR, Archit. monast., 1852 p. 91). Cet amusement consiste à construire certaines figures, de forme géométrique, au moyen de petits morceaux de bois provenant tous de la décomposition d'un carré (D'ALLEMAGNE, Récr. et passe-temps, 1904, p. 158). La forme humaine était divinisée dans le sens rigoureux de la beauté physique [dans l'art grec] (FAURE, Espr. formes, 1927, p. 255).
Spéc. Synon. de format :
3. Cette libération civile et politique (...) que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative.
BALZAC, Splend. et mis., 1844, p. 43.
Forme + subst. en appos. Fauteuil de forme Directoire (LOTI, Rom. enf., 1890, p. 37).
Forme en + subst. indiquant la nature de la forme. Nous pouvions, grâce à la forme en équerre de notre front, infliger à l'ennemi un sérieux échec par une offensive sur et au sud de la Somme (FOCH, Mém., t. 2, 1929, p. 47). Un melon crevé, posé très en avant, et une barbe en tous sens à laquelle un timide essai avait voulu donner une forme en pointe (ARAGON, Beaux quart., 1936, p. 250).
Verbe + forme. Conserver, garder, reprendre sa forme; changer de forme. Des traverses (...) sur lesquelles glissent des tasseaux (...) dont la face supérieure est taillée en biseau de façon à épouser la forme des carènes (BOURDE, Trav. publ., 1929, p. 291). Ces paravents de bois souple qui peuvent prendre la forme qu'on veut (COCTEAU, Enf. terr., 1929, 2e part, p. 131) :
4. ... partout, c'est la fonction qui détermine la forme. Le château fort est une église retournée, nu au dehors pour la résistance, couvert de fresques, de tapis, meublé de bois sculpté, de fer forgé au dedans pour la joie de l'œil et le repos...
FAURE, Hist. art, 1912, p. 283.
En forme
) Loc. adj. (Objet) en forme. (Objet) auquel on a donné une forme déterminée pour un usage particulier. Madame Gide a fait confectionner de grandes housses en forme, dont on couvre les bibliothèques du palier, le matin, pendant l'heure du ménage... (MARTIN DU G., Notes Gide, 1951, p. 1385).
Spéc. Jupe, robe en forme. Jupe, robe qui suit la ligne du corps jusqu'aux hanches et va en s'évasant vers le bas. Jupes courtes, larges, onduleuses, aux larges plis creux, en forme ou froncées (L'Œuvre, 17 févr. 1941). Subst. un en forme. Coupe dans le biais du tissu. Ampleur [des robes] donnée par des fronces, des en forme, accentuée encore parfois par un volant, un gros nœud à longs pas rattrapant un retroussis (L'Œuvre, 16 avr. 1941).
) Loc. adv. (Mouler, modeler qqc.) en forme. Dans la forme voulue. Création d'industries basées sur l'utilisation des bois moulés en forme (Industr. fr. bois, 1955, p. 36).
Spéc., PALÉOGR. Lettre de forme. Lettre minuscule, soignée, utilisée pour la copie des textes sacrés :
5. Les premiers caractères métalliques de Gutenberg et de ses successeurs ont imité les écritures manuelles qui étaient employées à l'époque par les copistes pour transcrire les textes sacrés (lettre de forme, en France), ainsi que les actes royaux et les documents juridiques (lettre de somme, devenue cursive, puis bâtarde), écritures que les hommes de la Renaissance ont appelées gothiques pour montrer qu'ils les jugeaient barbares.
Encyclop. univ., t. 8, 1972, p. 768.
Loc. fig. N'avoir ni forme, ni couleur. Ne présenter aucun trait caractéristique, ne pas sortir de l'ordinaire :
6. L'Anglais de la rue ressemble maintenant au Français moyen, au Russe, à l'Espagnol. Il n'a plus ni forme ni couleur, il est devenu neutre, comme un insecte, infime parcelle de l'univers futur où n'habiteront plus que les légions d'insectes.
MORAND, Londres, 1933, p. 114.
b) Spéc. [En parlant d'un être vivant]
) [Gén. en parlant d'une femme] Forme du corps, silhouette. « Si vous la voyiez dormir! Elle a glissé de côté, la joue sur la main. » Ses doigts modelaient dans l'air la forme gracieuse de l'enfant assoupie (MARTIN DU G., Thib., Cah. gr., 1922, p. 657). Ma cousine Éva, de Bayonne, Basquaise pure, comptait dix-neuf ans. D'une forme joliment ronde, la joue rose (...). Elle possédait ce caractère épanoui qu'ont les petites filles sans dot (JAMMES, Robinsons, 1925, p. 173).
Poét. Je m'élançai vers lui [l'Esprit] (...) Ô terre! ô colère! c'était mon visage, c'était toute ma forme idéalisée et grandie (NERVAL, Aurélia, 1855, p. 287). Vénus! j'adore en toi l'immuable beauté Qui s'incarne à jamais en ta forme complète (RÉGNIER, Prem. poèmes, Lendemains, 1885, p. 30). Daphné, ton âme est pure et ta forme est divine (FRANCE, Poésies, Noces, 1876, p. 219).
Loc. Bien en forme (vieilli). Bien en chair. Je fus invité (...) à la noce de mon cousin (...). On m'avait accouplé, pour la circonstance, avec une demoiselle Dumoulin (...) jeune personne blonde (...) bien en forme, hardie et verbeuse (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Ma femme, 1882, p. 668).
Au plur. Contours, ligne générale du corps. J'aperçus deux magnifiques juments arabes de première race, et d'une rare perfection de formes (LAMART., Voy. Orient, t. 1, 1835, p. 232). Pradier avait un talent moins robuste [que David d'Angers] et s'occupa surtout de rechercher la grâce dans les formes féminines (MÉNARD, Hist. B.-A., 1882, p. 379). Cette grande fille aux doux yeux noirs, au rire calme, aux formes cambrées où il fallait (AYMÉ, Jument, 1933, p. 81).
P. méton. Les rondeurs féminines. Tandis qu'il s'appliquait à se gratter la couenne (...) Léonie se comprimait les formes dans une armature ad hoc, non qu'elle fut obèse déjà, mais enfin ça venait, ça venait (QUENEAU, Pierrot, 1942, p. 32). L'Elmire elle-même du Rideau de Paris (...) manquait un peu de formes. Il faut dans ce rôle une femme avec de vrais appas (LÉAUTAUD, Théâtre M. Boissard, t. 2, 1943, p. 331) :
7. ... la vieille Madame de Morlaine (...) poussait en cris perçants ses mots d'esprit, vive, éperdue, agitant ses formes monstrueuses comme une nageuse entourée de vessies...
FRANCE, Lys rouge, 1894, p. 12.
SYNT. Formes athlétiques, charnues, décharnées, délicates, déliées, fines, frêles, graciles, grassouillettes, massives, pleines, rondes, trapues; formes attrayantes, charmantes, gracieuses, idéales, parfaites, superbes, voluptueuses; beauté, élégance, maturité, pureté des formes; montrer, faire voir ses formes.
) Au fig. [Au sing.] Condition physique ou intellectuelle. Forme magnifique, parfaite; baisse de forme; être au mieux de sa forme, dans la plénitude de sa forme; tenir la grande forme. Lui, Raymond Pasquier, se trouvait dans une forme excellente et (...) pour la souplesse des tissus et l'agilité des neurones, il s'estimait comparable à un homme de quarante ans (DUHAMEL, Cécile, 1938, p. 45) :
8. « Pauvre Henri! murmura-t-elle.
— Pauvre? Pourquoi?
— Il traverse une crise difficile; et j'ai peur qu'avant d'en sortir il n'ait beaucoup à souffrir.
— Quelle crise? Il a l'air en pleine forme et ses derniers articles sont parmi les meilleurs qu'il ait jamais écrits... »
BEAUVOIR, Mandarins, 1954, p. 176.
Avec valeur méliorative. Forme = bonne forme. Être en forme, hors de forme; se mettre, se tenir en forme; avoir, garder la forme. Savez-vous que vous êtes ravissante? Vous êtes dans une forme! (BERNSTEIN, Secret, 1913, II, 6, p. 20). Il [le Prince] se trouvait à court de forme, il s'essoufflait vite (ARNOUX, Gentilsh. ceinture, 1928, p. 196). Tu vas être fatigué si tu ne dors pas. Tu ne seras pas en forme pour plancher (ABELLIO, Pacifiques, 1946, p. 180). Mais ce soir, non plus, je ne me sens pas en forme. J'ai même du mal à tourner mes phrases. Je parle moins bien, il me semble, et mon discours est moins sûr (CAMUS, Chute, 1956, p. 1495).
2. P. anal.
a) [En parlant d'une œuvre littér. ou mus., ou de l'un de leurs éléments] Structure, plan, agencement.
) LITT. La forme d'un vers. Spinoza a donné à son livre une forme symétrique (...) et (...) pour qui embrasse l'ensemble, il y a dans cette ordonnance extérieure, dans ce rythme une incontestable beauté (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 75). Il prépare un drame moderne, de forme antique et observant les « trois unités »... (GIDE, Journal, 1895, p. 62) :
9. ... il [Copeau] traitait d'« aberration » l'emploi, pour le roman, de la forme dialoguée. Il n'aimait que les œuvres compactes (...) « (...) où l'on s'enfonce comme au cœur d'une forêt dans une prose dense et serrée, sans alinéas... »
MARTIN DU G., Souv. autobiogr. et littér., 1955, p. LXXI.
Poèmes à forme fixe. Poème dont la composition obéit à des règles rigoureuses :
10. La seconde « idée » de M. de Banville, ç'a été de ressusciter les anciens petits poèmes à forme fixe, le triolet, le rondeau (déjà repris par Musset), le rondel, la ballade, le dizain marotique, même la double ballade, la villanelle, le virelai et le chant royal.
LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 16.
) MUS. La forme d'une période, d'une phrase musicale; la forme musicale d'une partition. Il hésite sur la forme qu'il donnera au début du premier mouvement (PROD'HOMME, Symph. Beethoven, 1921, p. 390). L'Introït, avec son psaume et son Da capo, (...) rappelle la forme ternaire du menuet (POTIRON, Mus. église, 1945, p. 55).
Spéc. Forme fugue, forme lied, forme sonate. Son finale [du quatuor No V, op. 18 de Beethoven] est établi dans la « forme sonate » habituelle aux premiers allegros (MARLIAVE, Quat. Beethoven, 1925, p. 41). V. exposition ex. 9 :
11. Beethoven a utilisé, avec génie, la forme fugue, pour exprimer, par le retour, l'une après l'autre, des parties, les forces qui remontent, le sang qui rentre.
ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 460.
b) CHIM., vieilli. Forme moléculaire. Manière dont sont agencés les atomes dans une molécule; structure d'une molécule :
12. Si on considère la composition d'un corps organique, ce n'est ni l'oxygène, ni l'hydrogène, ni l'azote, ni la proportion même de ces éléments, mais leur arrangement, c'est-à-dire la forme moléculaire.
C. BERNARD, Notes, 1860, p. 84.
3. Au fig. Modalité, manière, état dans lequel se manifeste une réalité concrète ou abstraite :
13. La beauté que cherche le mystique est plus riche encore et plus indéfinissable que celle de l'artiste. Elle ne revêt aucune forme. Elle n'est exprimable dans aucun langage. Elle se cache dans les choses du monde visible.
CARREL, L'Homme, 1935, p. 159.
a) [En parlant d'une réalité concr.] La forme larvaire d'un insecte. Il [le glucose] est (...) la forme circulante des hydrates de carbone dans la plante (PLANTEFOL, Bot. et biol. végét., t. 1, 1931, p. 372). La harpe moderne est une forme évoluée de l'ancienne harpe égyptienne (LOWIE, Anthropol. cult., 1936, p. 228). V. animalité ex. 1 :
14. Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d'une grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour d'un vieil hôtel à jardin. On avait respecté l'hôtel, qui demeurait dans sa forme primitive au fond de la cour diminuée de moitié.
BALZAC, Cous. Bette, 1847, p. 2.
Sous (la, une) forme + adj. Certaines substances protéiques ont été obtenues sous la forme cristalline (J. ROSTAND, La Vie et ses probl., 1939, p. 20). V. colloïdal, ale, aux, ex. de GOLDSCHMIDT, Avent. atom., 1962, p. 232 :
15. Une corde de bois, qui pèse près de deux milliers, ne donne qu'un boisseau de cendre qui ne pèse pas vingt livres. Tout ce qui s'en est évaporé n'était presque que de l'air et de l'eau qui y étaient combinés sous une forme solide.
BERN. DE ST-P., Harm. nat., 1814, p. 165.
Sous forme de + subst. Le tout est complété par une médication spéciale, administrée sous forme de pilules et de vin fortifiant (DUHAMEL, Combat ombres, 1939, p. 40). Le carbone, sous forme de graphite très pur, peut servir de modérateur pour permettre la réalisation d'une réaction en chaîne dans l'uranium naturel (GOLDSCHMIDT, Avent. atom., 1962, p. 33).
b) [En parlant d'une réalité abstr.] J'ai pu constater à nouveau à quel point la vie de l'action sous quelque forme qu'elle se présente me fait horreur (DU BOS, Journal, 1922, p. 55). Cette forme définitive et « orthodoxe » de la synagogue que représente le pharisianisme (L'Univers écon. et soc., 1960, p. 6406) :
16. C'est vous qui êtes la souveraine; vous viendrez à moi si vous voulez. J'aime et j'attends. Vous êtes la forme vivante de la bénédiction.
HUGO, Travaill. mer, 1866, p. 413.
Forme + adj. La condition générale du signe (...) est de noter sous une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité (BERGSON, Évol. créatr., 1907, p. 328). Il [le documentaliste] saura présenter les renseignements sous une forme précise et concise, dans le cadre de la classification adoptée et qu'il « possède » à fond (BERNATÉNÉ, Comment concevoir docum., 1964, p. 16) :
17. ... il n'est peut-être pas un seul trait des êtres vivants qui leur appartienne absolument en propre, et que l'on ne puisse retrouver sous une forme atténuée, rudimentaire, dans le monde inorganique.
J. ROSTAND, La Vie et ses probl., 1939, p. 12.
SYNT. Forme abstraite, achevée, acquise, actuelle, concrète, dégénérée, discutable, dramatique, élémentaire, étriquée, moderne, particulière, rationnelle, rudimentaire, scientifique, simplifiée, symbolique, systématique, tangible, théorique, variable; forme collective, individuelle; forme cosmique, psychique, psychologique, sociale.
En partic.
) [En parlant d'un régime pol.] La maladie, la mort, la pauvreté, les peines de l'âme, sont éternelles et tourmenteront l'humanité sous tous les régimes; la forme, démocratique ou monarchique, n'y fait rien (DELACROIX, Journal, 1847, p. 189). La revision [de la Constitution] de 1884 (...) décida qu'aucune proposition tendant à modifier la forme républicaine de gouvernement ne pouvait être déposée (LIDDERDALE, Parlement fr., 1954, p. 35) :
18. ... je serais parti de là pour opérer, du Midi au Nord, sous les couleurs républicaines (j'étais alors Premier Consul), la régénération européenne, que plus tard j'ai été sur le point d'opérer du Nord au Midi, sous les formes monarchiques.
LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 393.
) LING. Aspect sous lequel se présente un mot ou un énoncé. Forme canonique d'un mot. La ressemblance d'un nombre considérable de mots, l'analogie plus frappante encore des formes grammaticales, attestent que l'ancien idiôme du Latium se lie au sanscrit (MICHELET, Hist. romaine, t. 1, 1831, p. 26). La langue exprime ce double et indivisible rapport à soi et à l'objet d'une visée par des verbes transitifs de forme pronominale (RICŒUR, Philos. volonté, 1949, p. 57) :
19. Je ne me servais guère de la voiture et ne conduisais jamais le cheval. Pourtant, je disais « le nôtre », parce que, depuis l'enfance, mère ne nous apprenait guère les pronoms et les adjectifs que dans cette forme plurielle.
DUHAMEL, Terre promise, 1934, p. 133.
P. méton. ,,Unité linguistique (morphème ou construction) identifiée par ses traits formels`` (Ling. 1972).
) MÉD. Forme clinique d'une maladie ou, absol., forme. Aspect, modalité définie par un ensemble de signes cliniques. Forme aiguë, atténuée, bénigne, fruste, grave. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie (CAMUS, Peste, 1947, p. 1318).
Forme + subst. Une forme d'action, d'activité, d'art, de civilisation, de conscience, de création, de croyance, d'égoïsme, d'énergie, d'esprit, d'existence, d'expression, de grandeur, de jugement, de justice, de société, de travail, de vie. Cette forme d'intelligence si rare, qui consiste moins à comprendre qu'à pénétrer les choses par un mouvement de sympathie (THARAUD, Fête arabe, 1912, p. 42).
Verbe + forme. La souffrance changeait de forme : elle diminuait d'acuité, mais augmentait de volume (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 505). La jalousie avait pris une forme lente et sournoise. Comme la faim. Elle était là sans y être. Elle ne faisait pas très mal. Elle détruisait (ARAGON, Beaux quart., 1936, p. 464).
Loc. Sans autre forme de procès (de procédure, etc.). Sans qu'il soit nécessaire d'intervenir davantage, sans plus de manières. Sans aucune autre forme de procédure, le tribunal prononcera (Code civil, 1804, art. 356, p. 66). L'abbé tassait le tabac de son pouce, lorsque la cloche du portillon, au fond du jardin retentit et bientôt sans autre forme de protocole (...) le docteur Coutel entra (ARNOUX, Crimes innoc., 1952, p. 272) :
20. Je déteste l'artisterie
Qui se moque de la Patrie
Et du grand vieux nom de Français,
Et j'abomine l'Anarchie
Voulant (...)
Tous peuples frères (...)
Sans autre forme de procès.
VERLAINE, Œuvres compl., t. 3, Invect., 1896, p. 302.
c) Spéc., MATH.
) ALG. CLASS. Forme n-aire de degré r = polynôme homogène de degré r par rapport à n variables (d'apr. Encyclop. univ., t. 13, 1968, p. 850). Forme binaire, ternaire, quaternaire.
) ALG. MOD. ,,Une forme est une application d'un espace vectoriel E dans le corps K de ses scalaires (c'est généralement R ou C). On confond généralement la forme, qui est donc un cas particulier d'opérateur ou de fonction, avec la valeur numérique qu'elle prend quand on l'applique à un vecteur donné`` (WAR. 1966). Forme linéaire. Elles [les formes différentielles extérieures] sont aux formes multilinéaires alternées ce que les tenseurs covariants sont aux formes multilinéaires quelconques (BOURBAKI, Hist. math. 1960, p. 89). La notion de forme bilinéaire symétrique associée à une forme quadratique est le cas le plus élémentaire du processus de « polarisation », un des outils fondamentaux de la théorie des invariants (BOURBAKI, Hist. math. 1960 p. 143).
d) P. ext.
) Manière d'exprimer quelque chose, formulation, tournure. (Vieilli) formes brèves, concises, tranchantes; formes proverbiales. Comme il n'a osé dire qu'une très petite partie de la vérité, et encore en employant des formes dubitatives et obscures, il est resté fort ennuyeux (STENDHAL, Abbesse Castro, 1839, p. 144). L'affectation illusoire des formes spéciales et du protocole habituel du langage scientifique (COMTE, Philos. posit., t. 4, 1839-42, p. 213). On n'insistera jamais assez sur ce qu'il y a d'artificiel dans la forme mathématique d'une loi physique (BERGSON, Évol. créatr., 1907, p. 219) :
21. ... les poëtes et les moralistes à formes éloquentes ont agi en moi plus que les métaphysiciens et les philosophes profonds pour y conserver la foi religieuse.
SAND, Hist. vie, t. 3, 1855, p. 310.
) Vieilli. Manière de procéder. Palma-Cayet s'écrie : « (...) Les vrais Français ont toujours eu en mépris cette forme d'élire les rois qui les rend maîtres et valets tout ensemble » (CHATEAUBR., Mém., t. 3, 1848, p. 632).
Par forme de + subst. (vieilli). En utilisant le procédé de. Nous montâmes en voiture à sept heures du matin avec M. de N, en indiquant au cocher, par forme de périphrase, le village de Gentilly pour terme de notre voyage (JOUY, Hermite, t. 3, 1813, p. 295). [R.], lié avec tous les escrocs de la Capitale, me donna par forme de conversation, les renseignements les plus complets (VIDOCQ, Mém., t. 2, 1828-29, p. 283) :
22. ... ils [les géomètres] concluent du général au particulier (...) lorsqu'ils traitent tout d'abord le cas général, pour en déduire le cas singulier, par forme de corollaire...
COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 379.
B.— P. ext. Apparence, aspect, traits caractéristiques de quelque chose. Le clocher d'ardoise de Braine-l'Alleud qui a la forme d'un vase renversé (HUGO, Misér., t. 1, 1862, p. 365) :
23. Le Gouvernement (...) rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée par la représentation nationale, aurait forme et puissance de loi.
L. BLANC, Organ. trav., 1845, p. 86.
En partic. Forme humaine. Ils voyaient les morts sortir du tombeau sous forme humaine, et la terre renaissait pour devenir le paradis (P. LEROUX, Humanité, t. 1, 1840, p. 300) :
24. « ... mon cœur se soulève contre tout ce qui a forme [it. ds le texte] humaine quand je pense au mépris et à l'hostilité que moi, votre bienfaiteur et ardent ami, ai reçu de vous et de tout le genre humain. »
MAUROIS, Ariel, 1923, p. 195.
Au fig. Ensemble des attributs spirituels de l'être humain. Il s'agit donc, comme Platon voulait, d'être premièrement juste à l'égard de soi-même, et de respecter en soi la forme humaine (ALAIN, Propos, 1914, p. 177).
Verbe + la/sa forme de. Affecter, avoir, garder, revêtir la forme de. Nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d'une ligne continue ou d'une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer (BERGSON, Essai donn. imm., 1889, p. 85). Le chaton [des bagues égyptiennes], alors, affectait souvent vers l'extérieur la forme d'un scarabée, animal considéré par les Égyptiens comme porte-bonheur (L'Hist. et ses méth., 1961, p. 396) :
25. Mosché étendit la main, et le serpent d'Aharon se précipita vers les vingt-quatre reptiles. La lutte ne fut pas longue; il eut bientôt englouti les affreuses bêtes, créations réelles ou apparentes de sages d'Égypte; puis il reprit sa forme de bâton.
GAUTIER, Rom. momie, 1858, p. 325.
En forme de + subst.
Loc. à valeur adj. Dont l'aspect, la structure rappelle celui (celle) de (quelque chose).
[En parlant d'une réalité concr.] Une harpe en forme de lyre (STAËL, Corinne, t. 3, 1807, p. 414). La girouette en forme d'oiseau qui surmonte le toit (VIDAL DE LA BL., Princ. géogr. hum., 1921, p. 167) :
26. ... toujours le même avec ses sourcils en accent circonflexe, sa moustache dégoulinante, ses hanches, sa silhouette en forme d'œuf, sa drôlerie touchante et ingénue, comme le Charlie Chaplin du Cirque.
BLANCHE, Modèles, 1928, p. 244.
[En parlant des manifestations de l'activité intellectuelle ou artistique] Ce mémoire, en forme d'argumentation, était raide et peu adroit (SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. 4, 1859, p. 79). Un prélude en forme de récitatif (PROD'HOMME, Symph. Beethoven, 1921, p. 398).
Loc. à valeur adv., vieilli
Sous la forme de. Commencé à rédiger quelques notes qui seront fondues dans le texte ou qui resteront en notes après que j'aurai rassemblé en forme de notes tous mes matériaux, de manière à juger de l'ensemble de mon ouvrage (CONSTANT, Journaux, 1805, p. 224). Pour le lecteur inquiet, pour le bourgeois timoré (...) nous répéterons en forme d'axiome :« La bohême, c'est le stage de la vie artistique; c'est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu ou de la morgue » (MURGER, Scènes vie boh., 1851, p. 6).
En guise de. Le philosophe continue sans l'écouter, lui jetant en forme de péroraison :« Voyons, vous devriez faire quelque chose sur ici » (GONCOURT, Journal, 1880, p. 62) :
27. L'homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l'air tout effaré, lui dit en forme d'excuse : — Mais j'ai appelé Monsieur trois fois, sans qu'il répondît; Monsieur a-t-il quelque chose à déclarer à la douane?
STENDHAL, Chartreuse, 1839, p. 185.
Sous (la) forme de + subst. Avec l'aspect, la structure de (quelque chose).
♦ [Appliqué à une réalité concr.] Les pins étaient entremêlés de lièges, arbres que je m'étais toujours représentés sous la forme de bouchons (GAUTIER, Tra los montes, 1843, p. 14). Les bénitiers placés à l'entrée de l'édifice [Saint Pierre de Rome] sont deux coquilles de marbre jaune antique (...) supportées par des anges sous forme d'enfants ailés (MÉNARD, Hist. B.-A., 1882, p. 155).
♦ [Appliqué à une réalité abstr.] Il voulait que leurs sentiments fussent tout de suite établis sous la forme durable et paisible d'une intimité ancienne (CHARDONNE, Épithal., 1921, p. 175). L'esprit de Dieu descendit sur les eaux sous la forme d'une colombe (CLAUDEL, Chr. Colomb, 1929, 1re part., p. 1142). Les pensées qui me viennent se glissent dans l'œuvre, soit en s'incorporant à ce que j'écris, soit sous forme de note à utiliser dans les chapitres futurs (MARTIN DU G., Souv. autobiogr. et littér., 1948, p. CXXX).
C.— Spécialement
1. a) [La (les) forme(s) envisagée(s) sur le plan esthétique et indépendamment de l'objet qui en est le support] Beauté, harmonie, ordonnance des formes; rapport des formes; choix des formes; langage des formes, univers des formes. Les connaisseurs remarquent (...) que l'artiste [Michel-Ange] possède un certain nombre de formes et s'en sert de parti pris (TAINE, Philos. art, t. 1, 1865, p. 17). La sensibilité formelle est la faculté de percevoir la signification émotionnelle des formes prises en elles-mêmes (BARLET, LEJAY, Art de demain, 1897, p. 25). L'immense sollicitation des formes, des mouvements, des couleurs, éveille en l'homme primitif une curiosité anxieuse (FAURE, Espr. formes, 1927, p. 243). Des lignes d'une grande noblesse et d'une plastique élégante, inspirée par la beauté des formes classiques (STRAVINSKY, Chron. vie, 1931, p. 120) :
28. Nous pensons des formes, elles deviennent vivantes sur le papier ou sur la toile sans avoir aucun rapport avec les formes de la vie. Être sensible à la vérité de ces formes, c'est comprendre l'art. Comprendre la vie est une toute autre affaire.
COCTEAU, Crit. indir., 1932, p. 120.
b) Au sing.
) B.-A. La forme plastique, ou absol. et gén. la forme. Châtier, schématiser, styliser la forme. Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage (...) Raphaël a la forme, Rubens (...) la couleur (...), Michel-Ange l'imagination du dessin (BAUDEL., Curios. esthét., 1867, p. 81). La peinture s'oppose à la sculpture (...) traduisant la forme uniquement par le contour sur un plan, la couleur, le clair et l'obscur (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 241) :
29. L'Orient rougit longtemps avant que la couleur et la forme fussent éveillées dans le paysage. Enfin la forme sortit la première du chaos. Les contours des plans avancés se détachèrent, puis tous les autres successivement jusqu'aux plus lointains...
SAND, Lélia, 1839, p. 497.
En partic.
♦ [La forme en tant que symbole de l'ordre, de la beauté] De plus en plus, je me sens attiré par la forme, par l'architecture, par la réflexion, par tout ce que me donne Bach (GREEN, Journal, 1950-54, p. 130).
♦ [La forme p. oppos. :]
[à d'autres éléments de l'art] Les peintres de la lumière avivent le reflet qu'éteignaient les peintres de la forme pure (HOURTICQ, Hist. Art, Fr., 1914, p. 429).
[à la valeur expressive de l'œuvre] Les peuples latins ont un goût très vif (...) pour la régularité logique, la symétrie extérieure, la belle ordonnance, bref, pour la forme (TAINE, Philos. art, t. 1, 1865, p. 240) :
30. ... cette opposition entre l'art qui met l'accent sur la force émotive et celui qui le place sur la forme plastique. Opposition, en effet, car la force émotive s'obtient souvent par une vigueur de moyens qui ne peut que perturber la quiétude hédoniste où s'accomplit la réussite formelle...
HUYGUE, Dialog. avec visible, 1955, p. 393.
) P. anal., LITT., MUS. Aspect esthétique, style d'une œuvre. C'est un genre [le roman stendhalien] qui ne compte qu'avec les actes et les idées, qui dédaigne le décor, qui se moque de l'harmonie et des équilibres de la forme (VALÉRY, Variété II, 1929, p. 125). Qui ne prise en Debussy que la forme n'est pas beaucoup plus digne de goûter ce qu'enveloppe cette apparence enchanteresse (SUARÈS, Debussy, 1936, p. 9). C'est (...) incarné dans César, Cicéron, Catulle, Lucrèce, Virgile, Horace, le parfait équilibre entre le souci de la forme et l'intérêt du fond (BENDA, Fr. byz., 1945, p. 165) :
31. Un des préceptes que Leconte de Lisle aimait le plus à formuler (...) c'est qu'il n'y a pas à distinguer le fond de la forme et que bien écrire n'est pas une chose distincte de bien penser.
BARRÈS, Cahiers, t. 1, 1897-98, p. 166.
P. méton. La forme d'un auteur. Son style. Mozart est supérieur à tous par sa forme achevée (DELACROIX, Journal, 1853, p. 25). Docile, Maupassant piochait sa forme, suivant le rite de l'Éducation sentimentale, essayant lui aussi sa phrase au « gueuloir », l'infortuné, balançait le verbe et l'épithète (L. DAUDET, Idées esthét., 1939, p. 184) :
32. Il « pense » Nuit et jour (...)
(...) il s'en va ruminant
Quelque chose de beau, de vaste, d'étonnant (...)
Mais pressé de produire, il cherche encore sa forme (...).
VEUILLOT, Odeurs de Paris, 1866, p. 476.
2. [La forme p. oppos. à la matière] :
33. J'étais la beauté! J'étais la forme! Je tressaillais sur le monde engourdi, et la matière, se séchant à mon regard, s'affermissait de soi-même en contours précis. L'artiste plein d'angoisse m'invoquait dans son travail, le jeune homme dans son désir, et les femmes dans le rêve de leur maternité.
FLAUB., Tentation, 1856, p. 640.
Loc. Donner, prendre forme; mettre en forme.
a) ) [En parlant d'une réalité concr.] Il faut un architecte pour la choisir [la pierre], l'extraire, lui donner forme, la faire entrer dans une construction, lui conférer son rôle et son sens (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 247). La feuille de métal, peu à peu creusée par le marteau, prend forme comme la pâte blanche sur le tour du potier; c'est la phase de l'emboutissage (GRANDJEAN, Orfèvr. XIXe s., 1962, p. 39).
) [En parlant d'une manifestation de l'activité intellectuelle ou artistique] Une œuvre qui prend forme. L'un [un essai], dont j'ai déjà les matériaux, mais que je ne comptais pas mettre en forme avant quelque temps (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1939, p. 94).
) [En parlant d'une réalité abstr.] Dans le déséquilibre de son cœur, une pensée prenait forme, se chargeait lentement de ces interrogations et suspicions qui foisonnent autour d'un amour (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 83). Les actes spontanés par lesquels l'homme a mis en forme sa vie (MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 400).
b) Spéc. [La forme en tant que symbole de l'existence véritable, de la signification] Admirable dialogue de l'homme de génie et de la foule! La foule lui prête la grande matière; l'homme de génie l'exprime, et en lui donnant la forme la fait être (RENAN, Avenir sc., 1890, p. 196). L'idée, l'âme, est le principe qui donne forme et vie à toute créature; mais toute la formation de l'individu échappe à sa propre conscience (BÉGUIN, Âme romant., 1939, p. 132). Pour les philosophes grecs, (...) sauver le monde, c'est donner une forme, créer de l'existant arraché au néant (SCHAEFFER, Rech. mus. concr., 1952, p. 75) :
34. Je vois les autres femmes danser dans le vide, l'étreindre, lui prendre la main, elles bavardent avec le vide, sur lui se pâment; mais le seul homme qui soit forme et chair et sang est dans mes bras.
GIRAUDOUX, Lucrèce, 1944, I, 8, p. 64.
PHILOSOPHIE
) PHILOS. ARISTOTÉLICIENNE et SCOLASTIQUE. Cause première et principe d'unité d'un être. La matière est la substance en virtualité; et la forme, la substance en actualité (A. FRANCK, Dict. des Sc. philos., Paris, Hachette, 1885 [1843], p. 555). L'âme, selon Aristote, est l'acte ou la forme du corps organisé, qui a la vie en puissance. La relation de l'âme au corps est donc un cas particulier de la relation plus générale de la forme à la matière (GILSON, Espr. philos. médiév., 1931, p. 181). V. acte ex. 2 :
35. Le livre Z de la Métaphysique distingue les trois sortes de substances : la matière, le composé de matière et de forme et enfin la substance formelle et c'est celle qu'il met (...) au premier rang. C'est (...) la forme qui est la substance de chaque chose, parce qu'elle est la cause première de l'être de chaque chose.
O. HAMELIN, Le Système d'Aristote, Paris, Alcan, 1920, p. 404.
Forme substantielle et forme occasionnelle. On la nomme [l'âme] forme substantielle, parce que, seule, elle fait que l'homme soit, et que sa seule retraite fait perdre à ce merveilleux composé son existence et son nom (OZANAM, Philos. Dante, 1838, p. 129) :
36. ... ce qui confère l'être substantiel à la matière n'est rien d'autre que la forme substantielle. Les formes accidentelles, en effet, confèrent à la chose qu'elles revêtent un être simplement relatif et accidentel; elles en font un être blanc ou coloré, mais ce ne sont pas elles qui en font un être.
E. GILSON, Le Thomisme, Paris, Vrin, 1927 [1920], p. 189.
) PHILOS. KANTIENNE. [Dans la théorie de la connaissance] Ce qui vient du sujet connaissant (formes a priori de la sensibilité, catégories de l'entendement, idées de la raison). Kant appelle matière le composé de toutes les différentes circonstances externes et variables qui entrent dans un phénomène, et il appelle forme le jugement interne dont le caractère est l'invariabilité (COUSIN, Hist. philos. mod., t. 1, 1847, p. 325) :
37. ... Kant entendra par matière le contenu de la sensation, et par forme ce qui ordonne cette matière, ce qui lui donne une forme. Il en résulte que la matière est nécessairement a posteriori, mais que la forme doit être a priori, c'est-à-dire être fournie par l'esprit lui-même. Mais ce n'est pas seulement dans la faculté de penser, l'entendement, qu'il faut chercher des formes; c'est aussi dans la sensibilité ou faculté de sentir.
G. PASCAL, La Pensée de Kant, Paris, Bordas, 1966, [1950], pp. 46-47.
Formes a priori de la sensibilité. Appelle-t-il [Kant] l'espace et le temps les formes de la sensibilité parce que les idées d'espace et de temps sont les conditions logiques de la connaissance sensible? (COUSIN, Philos. Kant, 1857, p. 306). L'espace est (...) une forme a priori de l'intuition sensible; c'est ainsi que se concilient et sa nature idéale et sa valeur objective (L. WEBER, Vers le positivisme absolu par l'idéalisme, Paris, Alcan, 1903, p. 69).
Dans le domaine de la morale. Ce qui vient du sujet agissant, l'intention :
38. L'impératif catégorique représente une action comme nécessaire objectivement, sans rapport quelconque à une condition ou à une autre fin, comme bonne en soi. Il a trait, non pas à la matière de l'action et aux conséquences qui y sont liées, mais à la forme de l'action et à l'intention dont elle dérive, quel qu'en soit le résultat effectif ou éventuel.
V. DELBOS, La Philos. pratique de Kant, Paris, Alcan, 1926 [1905], p. 351, 352, 353, 354.
THÉOL. Forme d'un sacrement. Paroles sacramentelles qui confèrent leur signification aux gestes rituels :
39. Les discussions sur la matière et la forme des sacrements prêtent aux mêmes observations. L'obstination à trouver en toute chose la matière et la forme date de l'introduction de l'aristotélisme en théologie au XIIIe siècle.
RENAN, Souv. enf., 1883, p. 284.
3. [La forme en tant que revêtement extérieur du fond, du contenu, de l'ensemble] En fait de sentiments et d'idées, de même qu'en matière juridique, la forme emporte ordinairement le fond (PROUDHON, Révol. soc., 1852, p. 199) :
40. En résumé, Pythagore est incontestablement le père, pour notre Occident, de l'idée de perpétuité de l'être, de persistance et d'éternité de la vie, et en même temps de l'idée de mutabilité de la forme, ou de changement dans les manifestations de la vie.
P. LEROUX, Humanité, t. 2, 1840, p. 414.
Spéc. [Ce revêtement en tant qu'il est soumis à une norme]
a) LOG. CLASS. Nature du rapport qui existe entre les termes d'un raisonnement, d'une proposition, indépendamment de la matière ou du contenu des termes du raisonnement, de la proposition. Forme correcte. La validité d'un raisonnement se détermine en considérant ce qu'on appelle la forme de ce raisonnement (d'où le nom de logique formelle), non ce qu'on appelle sa matière (J. DOPP, Notions de Logique Formelle, Paris, Nauwelaerts, 1965, p. 12) :
41. La logique formelle étudie les formes [it. ds le texte] de raisonnement en quelque sorte dans l'abstrait. Elle ne traite pas directement des raisonnements concrets tels qu'ils se présentent dans la pensée ou sont exprimés dans le langage familier. Un raisonnement concret ne peut être apprécié du point de vue de sa validité logique qu'après qu'il aura été « mis en forme ».
J. DOPP, Notions de Logique Formelle, Paris, Nauwelaerts, 1965 p. 14.
Raisonnement en forme. Synon. syllogisme (cf. FOULQ. 1971).
b) Dans le domaine du dr. Conditions dans lesquelles doit fonctionner l'appareil judiciaire; aspect extérieur à donner à un acte juridique, et, p. méton., règles qui les régissent. D. Esteban. — C'est la forme? Le notaire. — Oui, c'est le protocole voulu par la loi. D. Esteban — Observez la forme le plus exactement que vous pourrez (MÉRIMÉE, Théâtre C. Gazul, 1825, p. 208). Sur tel point, le conflit aboutira (...) à l'action révolutionnaire; sur tel autre, il gardera sa forme légale et s'éteindra dans l'immobilité (JAURÈS, Ét. soc., 1901, p. 111) :
42. — Et le procès? ... dit le général...
— Vous le gagnerez à la Cour de Cassation, par la procédure. Selon moi, les Gravelot ont raison, mais il ne suffit pas d'être fondé en Droit et en Fait, il faut s'être mis en règle par la Forme, et ils ont négligé la Forme qui toujours emporte le Fond.
BALZAC, Paysans, 1844, p. 143.
Défaut, vice de forme. L'arrêt de renvoi par-devant la Cour d'Assises peut, en cas d'erreur ou pour défaut de forme, être déféré par les accusés à la Cour de cassation (BALZAC, Splend. et mis., 1846, p. 359). Annulant les motifs de leur premier jugement pour vice de forme dans la procédure, ils le renouvelèrent le 11 mai 1836, absolument dans les mêmes termes (SAND, Hist. vie, t. 4, 1855, p. 391).
Au plur. Mon frère Médéric me lira un jour le Code, pour que je revienne te pendre dans les formes (ZOLA, Contes Ninon, 1864, p. 322). Nous, qu'on accuse d'outrager l'armée, que demandons-nous sinon que Dreyfus soit déféré, dans les formes de la loi, à ses juges naturels? (CLEMENCEAU, Iniquité, 1899, p. 453). Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes (FRANCE, Dieux ont soif, 1912, p. 197) :
43. À l'inamovibilité des juges, et à la sainteté des jurés, il faut réunir encore le maintien constant et scrupuleux des formes judiciaires. Par une étrange pétition de principe, l'on a sans cesse, durant la Révolution, déclaré convaincus d'avance les hommes qu'on allait juger. Les formes sont une sauvegarde...
CONSTANT, Princ. pol., 1815, p. 158.
SYNT. Formes civiles, judiciaires, légales; formes de la justice, de la légalité, de la procédure; observer les formes prescrites; être assujetti aux formes requises; rédiger un acte dans les formes.
Locutions
) En forme, en bonne forme, en due forme, en bonne et due forme
[Avec valeur adj.] Conforme aux dispositions légales, aux règles en vigueur. Son mari n'a rien à craindre en France, parce qu'il n'était pas émigré, et qu'il y a fait deux voyages avec un passeport en bonne forme (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, 1797, p. 1764). Un laissez-passer en due forme (CAMUS, État de siège, 1948, 1re part., p. 223) :
44. Claudin, du Moniteur, nous raconte qu'on a été tellement pressé pour la promulgation de la loi sur la conversion des rentes, que la promulgation dans le Moniteur n'a pas été faite selon le mode légal. La promulgation n'est pas en forme.
GONCOURT, Journal, 1862, p. 1019.
[Avec valeur adv.] Conformément aux dispositions légales, aux règles en vigueur. Contrat rédigé en bonne et due forme (CHATEAUBR., Mém., t. 4, 1848, p. 432).
P. ext. Dans toutes les règles de l'art. Celles-ci [nos forces de l'intérieur], bien avant les débarquements, ne livrent plus seulement des escarmouches mais se risquent à des engagements en bonne et due forme (DE GAULLE, Mém. guerre, 1956, p. 277).
) De forme (vieilli). Selon la règle :
45. ... pour conclusion et en ne tenant compte que pour mémoire des indifférents qui forment la majorité, au dire des Musulmans eux-mêmes, s'il y a un quart des Persans que l'on puisse considérer comme professant de forme l'islamisme, c'est beaucoup.
GOBINEAU, Corresp. [avec Tocqueville], 1856, p. 250.
c) LING. [P. oppos. au sens] Les formes signifiantes et les idées signifiées (Langage, 1968, p. 455).
d) Dans le domaine du comportement
Au sing., vieilli. Manière dont une personne se comporte. Le comte, qui n'était pas fort délicat dans le cœur, l'était pourtant assez dans la forme (SAND, Valentine, 1832, p. 268).
Au plur.
) Manières propres au comportement d'une personne. Formes cérémonieuses, gracieuses, timides. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d'être habituelle (STAËL, Allemagne, t. 1, 1810, p. 44). C'était un garçon de bonne tournure, très-soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l'accent (FROMENTIN, Dominique, 1863, p. 35). Bunant cachait sous des formes froides une ardeur passionnée (ESTAUNIÉ, Sil. camp., 1925, p. 55) :
46. ... les traditions de famille (...) leur avaient donné le poli, l'élégance simple, le naturel et les manières des plus hautes races. C'était la plus exquise aristocratie de formes, de sentiments et de langage, dans la simplicité des habitudes champêtres.
LAMART., Nouv. Confid., 1851, p. 116.
) Manières polies, courtoises, en usage dans la bonne société et, p. méton., règles du savoir-vivre qui les régissent. Formes mondaines, sociales; observer les formes de la civilité. Le gouverneur, en arrivant de la sorte, manquait aux formes de la bienséance la plus commune (LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 480). Après avoir mis ses gants, il [Daguenet] lui demanda [à Nana], avec les formes strictes, la main de mademoiselle Estelle de Beuville (ZOLA, Nana, 1880, p. 1363) :
47. ... ma grand'mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s'occupant que de ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de m'agréer comme compagnon de promenade.
PROUST, J. filles en fleurs, 1918, p. 674.
Garder, prendre des formes; y mettre des/les formes. Se conformer aux règles du savoir-vivre; user de ménagement. Une crise commerciale (...) ruina complètement Châtelus et Treilhard, et changea du tout au tout les projets de mariage du jeune théologien. On mit des formes à la rupture; mais elle eut lieu (A. DAUDET, Évangéliste, 1883, p. 82). Qu'est-ce que je vous disais? Soyez délicat. Prenez des formes. Ingéniez-vous à les mettre en confiance avant de leur porter le coup fatal (ANOUILH, Répét., 1950, IV, p. 107) :
48. Je crus que le cynisme m'aiderait à sortir de ce mauvais pas (...). Bien sûr, je gardais quelques formes (...). Mais ce sont les formes, justement qui rendent cruelles les disputes de cette sorte, où le plus fort s'offre ce dernier luxe de n'être pas grossier, et de couvrir son insolence de quelques fleurs qui ne lui coûtent rien.
MAURIAC, Du côté Proust, 1947, p. 100.
Locutions
(Accomplir qqc.) pour la forme. Uniquement pour se conformer à la règle établie, pour sauver les apparences. L'heure du dîner étant venue, les époux se mirent à table; mais ce ne fut que pour la forme (BRILLAT-SAV., Physiol. goût, 1825, p. 344). [Freydet :] (...) j'ai dédicacé un de mes exemplaires à l'aimable Picheral, un autre, pour la forme, au pauvre M. Loisillon, le secrétaire perpétuel (A. DAUDET, Immortel, 1888, p. 59). Poil de Carotte. — (...) Je boude quelquefois, j'en conviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t'assure, que je rage énergiquement de tout mon cœur (RENARD, Poil Carotte, 1894, p. 281).
(Un acte) de pure forme. Destiné à sauver les apparences. Christine. — Vite, Lothar. Le Cardinal offre à Hans une abjuration de pure forme. C'est le seul moyen de le sauver. Lothar. — Et Hans accepte de gaieté de cœur cet acte ignoble? (COCTEAU, Bacchus, 1952, III, 6, p. 195) :
49. ... c'était une consultation de pure forme, le comité finissait toujours par se ranger à l'avis de Dubreuilh; « Que de temps perdu! » pensait Henri en écoutant le brouhaha des voix passionnées.
BEAUVOIR, Mandarins, 1954, p. 145.
II.— P. méton.
A.— 1. a) Réalité concrète ou abstraite dotée d'une forme (supra I), d'une organisation, d'une structure déterminée et susceptible de fonctionner de façon autonome. Les créatures imaginaires, comme les formes vivantes sont à la fois les produits et les indices de leur milieu (TAINE, Philos. art, t. 2, 1865, p. 2). L'attraction de la mère [la guenon] pour une forme caractéristique constituée par un objet petit et couvert de fourrure (J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 6). Les formes peuvent se ressembler plus ou moins et se répartir en espèces. Une horloge ressemble plus à une autre horloge qu'à une montre. Cela dérive immédiatement de la composition des formes et des éléments communs que deux formes peuvent posséder (RUYER, Esq. philos. struct., 1930, p. 34) :
50. L'œuvre d'art répond bien à cette définition qu'Édouard Claparède donne de la forme : « Une unité autonome, manifestant une solidarité interne et ayant des lois propres ».
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 389.
En partic.
) BIOL. Synon. de espèce (v. arboricole ex. 1). Peu à peu l'ensemble des formes animées qui s'y était concentré [dans les Vosges] disparaît, cède à l'intrusion de formes nouvelles (VIDAL DE LA BL., Tabl. géogr. Fr., 1908, p. 193). Chez les formes vivipares, tout le développement embryonnaire s'accomplit dans l'organisme maternel (CAULLERY, Embryol., 1942, p. 24). Une forme animale (...) n'apparaît jamais seule; mais elle se dessine au sein d'un verticille de formes voisines, parmi lesquelles elle prend corps, comme à tâtons (TEILHARD DE CH., Phénom. hum., 1955, p. 204) :
51. Cet œil rougi d'avoir trop longtemps interrogé l'impondérable (...) a su distinguer, sous les miroitements et les bouillonnements des formes végétales, la trace mélodieuse des grands rythmes cosmiques.
LHOTE, Peint. d'abord, 1942, p. 133.
) LITT., MUS. Synon. genre. Je me mets à la lecture de Saadi. Les paraboles, leur sens obscur. Comprendre les civilisations, pour comprendre une parole. Je regrette parfois ces formes littéraires (BARRÈS, Cahiers, t. 2, 1898-99, p. 110). C'est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des formes musicales les plus simples, du Lied, du Singspiel (ROLLAND, J.-Chr., Amies, 1910, p. 1139) :
52. Encore que ces formes musicales [appartenant à la catégorie de musique dite « légère »] n'excluent pas nécessairement la qualité et accusent souvent une science certaine, il résulte néanmoins de la grande diffusion qu'elles comportent que leurs auteurs sont amenés à se placer sur un plan plus particulièrement utilitaire qu'esthétique.
Arts et litt., 1936, p. 8005.
b) Spéc., PHILOS. Ensemble ou entité dotés de propriétés résultant non de la somme de celles de ses constituants, mais des relations existant entre ceux-ci. Synon. structure. La subordination des éléments au tout est susceptible de degrés. Il y a des formes fortes et des formes faibles (P. GUILLAUME, La Psychol. de la forme, Paris, Flammarion, 1937, p. 32). Il [mon désir] s'adresse non à une somme d'éléments physiologiques, mais à une forme totale; mieux : à une forme en situation (SARTRE, Être et Néant, 1943, p. 454) :
53. Formés des mêmes éléments, combinés selon des lois uniformes, les composés constituent une forme nouvelle, toute différente de la somme de leurs parties, et dont aucune formule ne peut prédire la physionomie. L'eau est de l'eau et rien autre chose, ce n'est pas de l'oxygène ni de l'hydrogène.
BLONDEL, Action, 1893, p. 70.
Théorie de la forme. Synon. de gestaltisme :
54. En Allemagne, Friedrich Vischer, avec son Formalisme esthétique, Max Dessoir, avec sa Morphologie du Beau, préparaient les voies à la Gestaltheorie [sic], la Théorie de la Forme, qui s'épanouit vers 1915. En France, Étienne Souriau allait définir l'esthétique « une science de la forme », cependant que Paul Guillaume développait la Psychologie de la Forme.
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 424.
Bonne forme. Forme la plus stable, la plus géométriquement symétrique, la plus prégnante; celle qui s'impose la première à l'esprit et à la perception :
55. ... Dans le conflit des formes possibles, le groupement ou la disjonction se fait dans le sens de la réalisation d'une forme privilégiée. Les formes privilégiées sont régulières, simples, symétriques. La forme qui est perçue est la meilleure possible (loi de la bonne forme).
P. GUILLAUME, La Psychol. de la forme, Paris, Flammarion, 1937, p. 57.
2. Être (ou objet) aperçu de manière imprécise; silhouette. Brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande forme passa. C'était la bête (MAUPASS., Contes et nouv., t. 2, Loup, 1882, p. 1245). Un soir qu'ils étaient ainsi, — pendant que sa mère parlait, il vit s'ouvrir la porte de la mercerie voisine. Une forme féminine sortit silencieusement, et s'assit dans la rue (ROLLAND, J.-Chr., Adolesc., 1905, p. 275). Elle était sur une chaise, tout près de la fenêtre, forme indistincte, la tête penchée, les mains nouées sur les genoux (VAN DER MEERSCH, Empreinte dieu, 1936, p. 164) :
56. Il se décida à ouvrir. Ce fut comme au cinéma; la pluie entra en trombe, derrière elle une forme humaine surgit du noir et s'arrêta sur le seuil de la porte.
TRIOLET, Prem. accroc, 1945, p. 250.
SYNT. Forme accroupie, agenouillée, chancelante, claudicante, immobile, ratatinée, recroquevillée, rigide; une forme qui passe.
B.— Spécialement
1. Objet de forme ou de structure déterminée.
a) AMEUBL. (Moy. Âge et Renaissance).
) ,,Banc garni d'étoffe et rembourré`` (Ac. 1798-1878).
) Stalle dans un chœur d'église. Le plan de l'abbaye de Saint-Gall (...) contient deux oratoires contigus, destinés à l'infirmerie et à la maison des novices : (...) on y a figuré (...) le chœur fermé par un septum et continuant les formes (LENOIR, Archit. monast., t. 2, 1856, p. 3).
b) MÉD. VÉTÉR. Exostose qui se développe sur les phalanges du cheval. Il [le cheval] a commencé par avoir la gourme (...) après ça il a eu des formes (...) et puis, une seime (GYP, Le Cœur d'Ariane, 1895, p. 119).
2. Contenant destiné à un contenu particulier.
a) MAR. Forme de radoub. Synon. de bassin de radoub, cale sèche. Les formes de radoub sont des bassins fixes qui peuvent être mis et maintenus à sec, après que des navires y ont été introduits (QUINETTE DE ROCHEMONT, Trav. mar., t. 1, 1900, p. 531).
b) CHASSE. Gîte du lièvre. Ce serait trop bête qu'il fût dissimulé (...) jouant (...) au sanglier baugé, au lièvre « en forme » (...) il adore (...) ce frisson du danger (...) qui vous cherche, finit par s'éloigner et pousser le soupir soulagé de la bête sauvée (VIALAR, Fins dern., 1953, p. 29).
3. Outil, moule, matrice destinée à donner sa forme à un objet. Forme à sucre, à fromage.
a) CHAPELLERIE. Moule plein en bois ou en sparterie sur lequel on façonne les chapeaux et, p. méton., partie du chapeau que l'on moule sur la forme. Il est en crêpe blanc [le chapeau]. Sur la passe, et remontant un peu vers la forme, se trouve placée une voilette de tulle (J. femmes, 1847, p. 381). Un chapeau mou (...) la forme entourée d'une tresse de galon, un chapeau se tenait parmi les autres (QUENEAU, Exerc. style, 1947, p. 37).
En partic.
Chapeau à forme basse, bas de forme (cf. Obs. modes, nov. 1821, p. 100). Melon. Chapeau rond et bas de forme (L. RIGAUD, Dict. du jargon parisien, 1878, p. 220).
Chapeau à grande forme. Lord Rochester (...) chapeau de tête-ronde à grande forme (HUGO, Cromw., 1827, p. 59).
Chapeau de haute forme (v. chapeau ex. 4), haut-de-forme.
b) CHAUSSURE. Pièce de bois, de matière plastique ou de métal, à la forme du pied, utilisée à la fabrication des chaussures. Le comptoir où s'entassaient les cuirs taillés et les formes de bois (FRANCE, Mannequin, 1897, p. 131). Une douzaine d'ouvriers fabriquent des formes et des embauchoirs pour chaussures (LÉAUTAUD, Journal littér., 3, 1910-21, p. 55).
c) BÂT., PONTS ET CHAUSSÉES. ,,Couche épaisse de sable sur laquelle on établit le pavé des ponts, des routes, etc.`` (Forest. 1946). Couche de béton, mâchefer, sable, gravillon, réalisée sur le sol et dont la face supérieure, horizontale ou de forme donnée est destinée à recevoir un carrelage ou un dallage (d'apr. BARB.-CAD. 1971).
d) IMPR. Composition typographique imposée, serrée dans un châssis, prête à être mise sous presse et correspondant à ce qui sera imprimé sur un des côtés d'une feuille de papier (cf. COMTE-PERN. 1963; BRUN 1968). Il faut deux formes pour composer une feuille (Ac.).
P. méton.
♦ Le châssis. Les pages [du journal] ainsi disposées dans l'ordre voulu, sont entourées d'un châssis formé de quatre barres de fer et qu'on appelle forme. Ces formes pleines de texte pèsent environ quatre-vingts kilos chacune (RIVAL, Journ., 1931, p. 25).
♦ ,,Chaque moitié d'une feuille dont les pages sont disposées pour l'impression`` (Lar. encyclop.). Une forme est la moitié d'une feuille. Dans l'in-8o, une forme est composée de huit pages; dans l'in-12o, de douze, etc. (MOMORO, Impr., 1793, p. 177).
P. ext. ,,Cliché, plaque ou cylindre servant à l'impression`` (COMTE-PERN. 1963). Forme imprimante circulaire (cf. Encyclop. univ., t. 8, 1972, p. 769).
e) PAPET. Châssis de bois à garniture métallique utilisé pour la fabrication du papier à la main (cf. MAIRE, Manuel biblioth., 1896, p. 337).
Papier à la forme. Papier fabriqué à la main (cf. COMTE-PERN. 1963). Les papiers à la forme, c'est-à-dire non ébarbés (VALOTAIRE, Typogr., 1930, p. 27).
Prononc. et Orth. :[]. Enq. : //. Ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. A. 1. 1119 « aspect visible de quelque chose, apparence extérieure » (PH. DE THAON, Comput, 1521 ds T.-L.); 2. 1155 « apparence extérieure donnant à un être sa spécificité » (WACE, Vie de Saint Nicolas, éd. E. Ronsjö, 669); ca 1165-70 en forme de (B. DE SAINTE-MAURE, Troie, éd. L. Constans, 12356). B. Technol. 1. fin XIe s. « pièce ayant la forme du pied et servant à la fabrication des chaussures » (RASCHI, Gl., éd. A. Darmesteter et D.S. Blondheim, t. 1, p. 72, n° 514a); 2. ca 1200 « banquette » (Chanson d'Antioche, II, 50 ds T.-L.); 3. ca 1330 « gîte du lièvre » (N. BOZON, Contes moralisés, 43 ds T.-L.); 4. 1386 mar. « bassin » (Das Seerecht von Oléron, éd. H. Zeller, Mainz 1906, p. 27); 5. 1549 terme d'impr. (PLANTIN, Corresp., II, 51); 6. 1636 forme de chapeau (MONET). C. En parlant de notions abstr. 1. 1270 terme de philos. (P. DE PECKAM, Lumiere as Lais, ms. Cambridge, S. John's College F 30, f° 4b ds GDF. Compl., s.v. formel); 2. 1280 « manière de procéder » (Clef d'Amour, 2627 ds T.-L.); 3. XIVe s. « manière dont on s'exprime » (Pamphile et Galatée, éd. J. de Morawski, 29); 4. 1585 sans autre forme et figure de procès (N. DU FAIL, Contes d'Eutrapel, éd. J. Assézat, II, p. 180). D. 1862 « condition physique » ici en parlant d'un cheval (Le Sport, 11 juin, 1e ds QUEM. DDL t. 18). Empr. au lat. forma. Fréq. abs. littér. :22 964. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 35 361, b) 21 505; XXe s. : a) 27 268, b) 39 569. Bbg. BECKER (K.). Sportanglizismen im modernen Französisch. Meisenheim, 1970, p. 26, 30, 304, 326. — BONDY (L.). Déf. d'abord, nomenclature ensuite. Fr. mod. 1960, t. 28, pp. 125-141. — DAUZAT Ling. fr. 1946, p. 323. — JANNEAU (G.). Formes et banquettes. Vie Lang. 1973, pp. 454-456. — LA LANDELLE (G. de). Le Lang. des marins. Paris, 1859, p. 199, 413. — LÉVY (R.). Contribution à la lexicogr. fr... Syracuse, 1960, pp. 359-362. — MALMBERG (B.). Langue-forme-valeur. Semiotica. 1976, t. 18, pp. 195-200. — VALETON (D.). Lexicol. Paris, 1973, passim. — WEST (C. B.). Flaubert and Baudelaire... Mod. Lang. R. 1960, t. 55, pp. 417-418.

forme [fɔʀm] n. f.
ÉTYM. 1119; fourme, furme, XIe; lat. forma.
———
I
A Apparence, aspect sensible.
1 Ensemble des contours (d'un objet, d'un être) résultant de la structure de ses parties et qui rend (cet objet, cet être) identifiable. Apparence, aspect, configuration, conformation, contour, dehors (n. m.), disposition, extérieur, figure. || Forme régulière (→ Cristalliser, cit. 9), simple, symétrique ( Régularité, symétrie); forme irrégulière, biscornue, bizarre ( Asymétrie, irrégularité) d'un objet. || Objet de forme longue, carrée, courbe, elliptique, sphérique. || Souligner la forme d'une chose. || La forme d'une cage (cit. 4), d'un calice (cit. 1), d'un chapeau (cit. 8). || Analogie, ressemblance de forme. Coïncidence, conformité, ressemblance, similitude. || Objets de même forme, mais de taille différente. Conforme, isomorphe, semblable; → Maquette, modèle.Affecter, avoir, offrir, posséder, présenter une forme, la même forme que…, la forme de… || Conserver, garder, perdre, reprendre une forme, sa forme. || Sans forme, sans forme précise. Amorphe, informe (→ Effacer, cit. 18). || Changer (cit. 54 et 62) de forme : se transformer. Avatar, métamorphose. || Altération de forme. Anamorphose, déformation, difforme; déformer, et aussi gauchir (se), tordre (se), voiler (se). || Qui peut prendre deux, trois, plusieurs formes. Dimorphe, diversiforme, hétéromorphe, multiforme, polymorphe, protéiforme, trimorphe. || Objet élastique qui reprend seul sa forme première. || Acquérir une forme. Constituer (se), former (se). → 1. Caravane, cit. 2; consistance, cit. 3. — ☑ Loc. Prendre forme. || Prendre une forme (et adj. ou compl.).Spécialt. (Formes naturelles). || Formes cristallines, qu'affecte un corps qui se cristallise. || Les minéraux amorphes n'ont pas la forme cristalline. Cristal (→ Cristallisation, cit. 1; cristalliser, cit. 9); métamorphique. || « Ces deux sels ont la même forme cristalline » (Pasteur, in T. L. F.).(Organes et organismes). || La forme d'un animal, d'un végétal. || Forme d'une partie du corps. || Forme de la tête, du crâne (→ Brachycéphale, dolichocéphale), des bras, des jambes. → Élargissement, cit. 2. || Étude des formes des minéraux, des êtres vivants. Morphologie, zoomorphie; aussi structure. || Forme d'une plante (→ Cattleya, cit. 1). || Forme des arbres (cit. 26) : formes naturelles (haute tige, demi-tige, etc. Tige), formes artificielles ( Taille).Par métonymie. Espèce (animale, végétale), caractérisée par une forme. || Chez les formes vivipares, ovipares.
1 (…) ces triangles, ces pyramides, ces cubes, ces globules et toutes ces figures géométriques n'existent que dans notre imagination (…) elles ne se trouvent peut-être pas dans la nature, ou tout au moins (…) si elles s'y trouvent, c'est parce que toutes les formes possibles s'y trouvent (…)
Buffon, Hist. nat. des animaux, II, Œ., t. I, p. 436.
2 (…) il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme : les rides de son front s'effacent (…) ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaît; des traits nobles et fiers mêlés de douceur et de grâces, se montrent aux yeus de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme (…)
Fénelon, Télémaque, XVIII.
3 Je me choisis en maître une forme, un visage.
André Chénier, Bucoliques, XXV.
4 Oh ! regardez le ciel ! cent nuages mouvants
Amoncelés là-haut sous le souffle des vents,
Groupent leurs formes inconnues (…)
Hugo, les Feuilles d'automne, « Soleils couchants ».
5 (…) son pied (…) imprime fidèlement sa forme sur le sable fin.
Baudelaire, le Spleen de Paris, XXV.
5.1 Le Bonadventure passa devant cette côte, qu'il prolongea à la distance d'un demi-mille. Il fut facile de voir qu'elle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusqu'à trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des cheminées d'usine.
J. Verne, l'île mystérieuse, p. 574-575.
6 (…) ses bondissants cheveux, disciplinés (…) casquaient étroitement la forme charmante et nouvelle d'une tête ronde, impérieuse (…)
Colette, la Maison de Claudine, p. 110.
7 Elle sentait la chaleur et la forme du bras qui l'entourait (…)
J. Chardonne, les Destinées sentimentales, p. 32.
8 Parfois les nuages prennent forme. Il se fait dans le ciel des poches de noirceur, qui s'enflent et se rapprochent.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. VIII, in Clarac, la Classe de franç., I, p. 360.
9 Les formes animales et végétales, les organes et les fonctions que nous pouvons contempler aujourd'hui, ou retrouver dans le passé, expriment l'harmonie qui s'est établie — inégalement, avec beaucoup de peine, par à-coups — entre les êtres et leurs conditions d'existence.
J. Romains, le Dieu des corps, III.
10 Le langage ordinaire se prête mal à décrire les formes, et je désespère d'exprimer la grâce tourbillonnaire de celles-ci.
Valéry, Coquillages, in Clarac, la Classe de franç., I, p. 108.
11 Les formes que la vue nous livre à l'état de contours sont produites par la perception des déplacements de nos yeux conjugués qui conservent la vision nette.
Valéry, Degas, Danse, Dessin, p. 60.
Spécialt. || Une colonne de forme ionique, un meuble de forme Empire. Style.
Une forme en (suivi d'un nom de forme caractéristique; → ci-dessous, infra, cit. 21). || Avoir une forme en pointe, en losange.
Adjectifs désignant des formes géométriques. Brisé, courbe, 1. droit; arrondi, barlong, bombé, concave, convexe, 1. court, épais, étroit, large, long, mince, oblong; carré, circulaire, ovale, rectangulaire, rond, triangulaire, polygonal (hexagonal, octogonal…); conique, cubique, cylindrique, cylindroconique, hémisphérique, parallélépipédique, polyédrique (hexaédrique, octaédrique…), prismatique, rhomboédrique, sphérique, tronconique; cycloïdal, elliptique, ellipsoïdal, épicycloïdal, hélicoïdal, hyperbolique, hyperboloïdal, parabolique, paraboloïdal, sinusoïdal, spiral, spiroïdal.
REM. Qu'il soit ou non qualifié (par un adj. : forme allongée, circulaire…, ou un compl. : forme de…), le mot forme désigne l'ensemble des traits caractéristiques permettant l'identification d'un objet singulier ou d'une classe d'objets. Dans ce cas, il exprime une relation entre cette caractérisation et les objets singuliers (ex. :objet qui affecte une forme [et adj.], la forme de…).
2 Par métonymie. (Une, des formes). Être ou objet confusément aperçu et dont on ne peut préciser la nature. || Une forme imprécise disparaît dans la nuit. Apparition, 1. ombre, vision (→ Arrêter, cit. 58). || Une forme fantastique (cit. 8). || Une forme inerte (→ Faucher, cit. 5).
12 On y distinguait çà et là des formes confuses et vagues qui, au jour, étaient des papiers épars sur une table, des in-folio ouverts, des volumes empilés sur un tabouret, un fauteuil chargé de vêtements (…)
Hugo, les Misérables, I, II, XI.
13 Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Verlaine, les Fêtes galantes, « Colloque sentimental ».
14 Auprès de la fontaine, une forme penchée.
Était-ce une femme voilée ?
Une aile blanche au bord de l'eau ? (…)
Gide, Bethsabée, 1.
15 On vit sous la lampe, dans une ombre silencieuse où les formes furtives ont le pas des fantômes.
André Suarès, Trois hommes, « Ibsen », I.
3 Apparence extérieure donnant à un objet ou à un être son originalité, sa spécificité; modèle à imiter, à reproduire. || Forme caractéristique. || Donner sa forme à un vase, déterminer la forme d'une poterie. Constituer, former, informer, modeler, mouler. || Esquisser la forme d'un visage au fusain. || Forme d'une lettre gothique. Calligraphie. || Forme d'un objet fabriqué, manufacturé, d'un assemblage.De forme (et adj. ou appos.). || Manteau de forme raglan, de forme trois-quarts. 2. Coupe, façon. || Un objet de forme et de style antique, roman. Arrangement, composition, constitution, structure (→ aussi ci-dessous, le sens IV.).Amas sans forme de ruines, de déblais ( Informe), qui a perdu son apparence primitive, ou à qui manque un aspect organisé. || Son corps n'avait plus forme humaine.
16 Sculpteur cherche avec soin, en attendant l'extase,
Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase;
Cherche longtemps sa forme, et n'y retrace pas
D'amours mystérieux ni de divins combats.
Th. de Banville, les Stalactites.
17 Se renversant jusqu'à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait à son corps la forme d'une roue parfaite.
France, le Jongleur de Notre-Dame, in Clarac, la Classe de franç., I, p. 98.
18 Je ne veux pas de ces bouteilles truquées (…) Comme forme, j'ai choisi la bouteille cognac; elle est élégante, l'épaule n'est pas trop remontée, le col est fin, le verre en est très clair (…)
J. Chardonne, les Destinées sentimentales, p. 169.
B Réalisation particulière et concrète (d'un objet, sensible ou non sensible, considéré comme identique).
1 (Concret). a Aspect, apparence occasionnelle. || Revêtir une forme ou une autre. || Changer perpétuellement de forme. Protéiforme. || La forme larvaire d'un insecte. || Dans sa forme primitive, le bâtiment avait une aile. — ☑ Loc. Sous (la) forme de… (→ ci-dessus, A., 1., et ci-dessous, supra cit. 20).REM. Dans les contextes concrets notamment, cette valeur (B) peut se confondre avec celle d'« apparence spécifique permettant l'identification » (A).
Anc. chim. || Forme solide, liquide d'un corps. (mod.) État.
Aspect particulier que revêt l'expression. || La forme d'une phrase, d'un vers, d'un développement. || Donner à un article une forme organisée, symétrique (→ aussi ci-dessous, 9.).La forme d'une phrase musicale, d'un mouvement.
En forme de… || Coquillages en forme de pétales. || « Une harpe en forme de lyre » (Mme de Staël, in T. L. F.). || Des sourcils en forme de virgules (→ Aire, cit. 1.; écharpe, cit. 6). || Prélude en forme de poire, d'Erik Satie.Vieilli. || À quoi l'on a donné telle forme (mod. sous forme de…). || Chocolat en forme de tablettes, de barres.(En fonction d'adv.). || Couper, tailler en forme de biseau, de pointe…, en biseau, en pointe.(Abstrait). Vieilli. || Dire en forme d'explication, d'excuse, en guise de…
Loc. adj. ou adv. En forme : qui a reçu une forme déterminée pour un usage. || Housse en forme. || Matière plastique moulée en forme.Spécialt. || Robe en forme, qui épouse les formes du corps jusqu'aux hanches, puis s'évase. || Jupe en forme.
Loc. Vieilli. Bien en forme : qui a toute l'amplitude de sa forme complète. Spécialt. Bien en chair.
Prendre la forme (de…) : se rendre ou devenir semblable par l'aspect à… Ressembler. || Un nuage étiré par le vent qui prend la forme d'un crocodile.Absolt. || Prendre forme : prendre la forme achevée qui était préconçue ou prévisible.
19 Cependant, tout le long de soixante-cinq jours, Pati-Pati enfla, prit la forme d'un lézard des sables, ventru latéralement, puis celle d'un melon un peu écrasé, puis (…)
Colette, la Maison de Claudine, p. 175.
Donner forme à (qqch.) : donner sa forme achevée (prévue ou prévisible).
Loc. Didact. Lettre de forme : minuscule exactement dessinée, en paléographie.
Sous (la) forme de : avec l'apparence de. || Zeus séduisit Danaé sous la forme d'une pluie d'or. || Apparaître sous la forme de… Apparence, trait(s), visage (→ Argent, cit. 10).
20 (…) il crut voir Lucile qui passait légèrement devant lui sous la forme d'un ange (…)
Mme de Staël, Corinne, XVI, V.
21 Le bonheur est là sous la forme d'un petit morceau de confiture (de haschisch); prenez en sans crainte, on n'en meurt pas (…)
Baudelaire, Du vin et du hachisch, IV.
En revêtant, dans une circonstance spécifique, l'aspect de… || Médicament administré sous forme de cachets, de gouttes, de pilules. || Explosifs sous forme de bâtonnets, de cartouches (cit. 1). || S'approprier de l'argent sous forme de numéraire, d'emprunt (→ Expédient, cit. 10).
(Formes caractéristiques). || Analogie de forme entre objets. || Objets servant à en qualifier d'autres par analogie de forme. Aiguille, aigrette, aile, angle, anneau, anse, arc, arcade, arceau, ballon, bec, bombe, boudin, boule, brique, câble, cachet, calotte, capsule, capuchon, cercle, cintre, cloche, clou, cœur, coin, colonne, couronne (cit. 15), croissant, croix, cube, cylindre, dent, disque, doigt, dôme, entonnoir, épi, étoile, éventail, fer (de lance, fer à cheval…), feuille, flamme, flèche, fleur, fuseau, gerbe, gland, globe, hélice, lacet, langue, languette, lentille, lobule, lunule, mamelon, nacelle, noix, œil, œuf, olive, oreille, pain (de sucre), pastille, patte (d'oie), peigne, pinceau, pointe, poire, pomme, pyramide, réseau, rond, rostre,rotonde, roue, sabot, scie, serpent, spatule, table, tige, tire-bouchon, trèfle, tube, tuyau, vase, ver, volute, voûte; → aussi les lettres de l'alphabet, notamment S, T (et té) V, W, X, Y, Z.
Adjectifs qualifiant des formes. les adj. tirés des substantifs précédents, et aussi les suff. -forme, -morphe, -oïde.
b Littér. Apparence physique (d'un être humain pris individuellement). || Sa forme élégante, aérienne (cit. 1). Silhouette, tournure. || La forme gracieuse d'un corps enfantin, d'un enfant.
22 Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante !)
Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
Elle veut quelque temps douter de son malheur (…)
Mais trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux,
Par un triste regard elle accuse les Dieux (…)
Racine, Phèdre, V, 6.
23 La forme, oubliée par l'affection, ne se voit plus chez une créature dont l'âme est alors seule appréciée.
Balzac, le Curé de village, Pl., t. VIII, p. 559.
24 La taille cambrée, la joue sur l'épaule, elle suivait de l'œil les ondulations de sa forme longue dans le fourreau de satin noir (…)
France, le Lys rouge, I.
2 Absolt (cour.). || Les formes : contours du corps humain; spécialt, contour d'un corps bien en chair et attrayant (s'emploie surtout en parlant des femmes). || Femme qui a de belles formes ( Appas, cit. 13; [fam.] balancé, fait, fichu, foutu, roulé [bien…], tourné; → Fait à peindre, au moule, au tour). || Formes amples (cit. 3), pleines, rondes, arrondies (cit. 9 et 10), dodues, épanouies, grassouillettes, onduleuses, potelées, replètes. || Formes lourdes, courtes, ramassées. || Formes élancées, fuselées, gracieuses, sèches, sveltes. || Élégance (cit. 2.1), minceur des formes. || Formes, dans les différentes attitudes du corps. || Vêtement, robe qui épouse, moule les formes (→ Croupe, cit. 5). || L'embonpoint arrondit les formes, donne des formes.Fam. || Prendre des formes ( Engraisser).Formes athlétiques, viriles (→ Cercler, cit.).
25 Une seule mousseline couvre sa gorge; et mes regards ont déjà saisi les formes enchanteresses.
Laclos, les Liaisons dangereuses, Lettre, VI.
26 Elle avait des formes pleines, attrayantes par cette grâce qui sait unir la nonchalance et la vivacité, la force et le laisser-aller.
Balzac, le Contrat de mariage, Pl., t. III, p. 97.
27 Ses formes exquises, dont la rondeur était parfois révélée par un coup de vent, et que je savais retrouver malgré l'ampleur de sa robe, ses formes revinrent dans mes rêves de jeune homme.
Balzac, le Cabinet des antiques, Pl., t. IV, p. 341.
28 (…) ces fossettes amoureuses, ces formes ondoyantes comme des flammes, cette force, cette souplesse, ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces bras potelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santé appartient à Rubens.
Th. Gautier, Mlle de Maupin, II, p. 76.
29 (…) une grande et belle créature ayant toutes les formes les plus charmantes de la femme à ce moment précis où elles se combinent encore avec toutes les grâces les plus naïves de l'enfant (…)
Hugo, les Misérables, III, VI, II.
3 Contour considéré d'un point de vue esthétique, en tant que système graphique (indépendamment de l'iconographie). Délinéament, dessin (cit. 5), galbe, ligne, modelé, relief, tracé, volume; → Corinthien, cit. 1. || Élégance (cit.1), beauté (cit. 1 et 13) d'une forme, des formes. Plastique, proportion; → Beau, cit. 99. || Formes pures, nobles, sereines, majestueuses; heurtées, tourmentées. || Formes architecturales (→ Édifice, cit. 1). || Formes ornementales. Ornement. || Formes et couleurs d'un tableau. → Ajout, cit.; expression, cit. 26. || Les formes d'une œuvre figurative, réaliste, abstraite. || La vie des formes, œuvre de H. Focillon. || L'Esprit des formes, œuvre d'Élie faure.
30 J'adore sur toutes choses la beauté de la forme; — la beauté pour moi, c'est la Divinité visible, c'est le bonheur palpable, c'est le ciel descendu sur la terre. — Il y a certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongements d'ovales qui me ravissent au delà de toute expression et m'attachent pendant des heures entières.
Th. Gautier, Mlle de Maupin, V, p. 158.
31 (…) quel que soit le sujet qu'il traite, Ingres y apporte une exactitude rigoureuse, de fidélité extrême de couleur et de forme (…)
Th. Gautier, Portraits contemporains, p. 287.
32 (Dans le style Louis XV) On dirait que les formes délivrées d'une tutelle tyrannique, se mettent à danser une ronde, une farandole qui ne va plus finir (…) Les angles s'abattent, les formes s'arrondissent, les coins disparaissent et sont remplacés par des courbes moins sévères et plus attrayantes (…)
Louis Gillet, Hist. gén. nat. franç., in Clarac, la Classe de franç., I, p. 115-116.
33 Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude.
P. Cézanne, Correspondance avec E. Bernard.
34 L'artiste (V. Hugo) se servait de plumes faussées; c'est qu'elles crachent, c'est qu'elles tracent ces linéaments capricieux et déterminent ces accidents qui prêtent au dessin des formes, une vie pittoresque et suggestive.
Henri Focillon, cité par R. Escholier, La place royale et V. Hugo, in Clarac, la Classe de franç., I, p. 202.
REM. Pour la forme, dans le même contexte, voir plus loin cit. 49 à 59 et supra.
4 (XVe). Réalisation concrète et variable de (une notion, une idée, une abstraction, un processus, une action). || Les différentes formes de l'énergie (cit. 16), de la vie (→ Évolution, cit. 15). Apparence, aspect, état, modalité, variété, visage (fig.). || Changer de forme, affecter, épouser, revêtir une autre forme. || De forme variable ( Ambigu, capricieux, changeant), de forme constante, fixe ( Invariable, uniforme). || Les différentes formes que prend, que revêt l'expérience humaine ( Façon, manière, mode). || Les formes successives du développement intellectuel ( Degré, étape, phase, stade). || Formes d'intelligence (→ Aveugle, cit. 11) ou de sensibilité.Sous (telle) forme. || Extérioriser (cit. 1) ses sentiments sous diverses formes. || La vertu, le vice, la passion sous toutes ses formes.Une forme de bravoure (cit. 2), de coquetterie (→ Coquet, cit. 2), de désespoir (→ Ennui, cit. 28), d'égotisme (cit. 4), de fatigue (cit. 8), d'indiscrétion (→ Affaire, cit. 21), de malice (→ Candeur, cit. 7), de mépris (→ Fascisme, cit. 2), de persévérance (→ Changement, cit. 8), de vertu (→ Austérité, cit. 9). || La forme populaire d'une idée (→ Âme, cit. 42). || Une forme raffinée, dégénérée, décadente de civilisation ( Sorte, type). || Une forme de romantisme (→ Expressionnisme, cit. 1). || L'esquisse (cit. 2), forme de liberté en art. || Conversation qui prend la forme d'un soliloque, d'une confession, d'une dispute ( Allure, 3. tour).Spécialt. || Forme sous laquelle se déclare une maladie : forme atténuée, bénigne; forme maligne; larvée ( Symptôme). || Forme clinique d'une maladie.La forme dégénérée, vulgaire d'un accent (cit. 13), d'une prononciation.
35 (…) l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage.
Flaubert, Mme Bovary, II, XII.
36 La paix n'est qu'une forme, un aspect de la guerre, la guerre n'est qu'une forme, un aspect de la paix, et ce qui lutte aujourd'hui est le commencement de la réconciliation de demain.
Jaurès, in R. Rolland, Au-dessus de la mêlée, p. 115.
37 (…) cette entrevue prit la forme d'un déjeuner d'affaires.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. V, XII, p. 85.
5 (XVIe). Mode particulier selon lequel une société, un ensemble humain, son fonctionnement est organisé. Mode, organisation, régime, statut. || Forme de l'État (cit. 117), du gouvernement (→ Exigence, cit. 1), du parlement (→ Baron, cit. 4). || La forme démocratique, monarchique.Forme de la société. || Évolution des formes sociales (→ Évolutionniste, cit. 1). || Les Formes élémentaires de la vie religieuse, livre d'É. Durkheim. || Forme industrielle du capitalisme (cit. 1). || Forme d'une société de commerce. || Cette affaire s'est constituée sous la forme d'une société anonyme.
38 Les diverses formes de gouvernements tirent leur origine des différences plus ou moins grandes qui se trouvèrent entre les particuliers au moment de l'institution.
Rousseau, De l'inégalité parmi les hommes, II.
39 Quelle que soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la passion.
Fustel de Coulanges, la Cité antique, IV, XI.
40 (…) il ne serait pourtant pas mauvais d'examiner dès maintenant quelle forme mes amis et moi nous donnerions à notre participation.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. V, XII, p. 91.
6 (1835). Aspect sensible sous lequel se présente un terme ou un énoncé. || Forme des mots (→ Étymologie, cit. 1). || Formes accentuées des pronoms. || Forme du singulier, du pluriel; du masculin, du féminin. || Forme active, passive des verbes. Voix. || Forme du passé antérieur (cit. 5 et 6; → Antériorité, cit. 7), du futur (→ Faillir, cit. 1).
Les formes, les formes grammaticales : les éléments distingués par la morphologie et la syntaxe.
Spécialt (ling.). Unité linguistique identifiée par ses traits formels. || Formes signifiantes et figures. || La langue considérée comme un ensemble de formes.
7 (Déb. XXe). Didact. Entité organisée étudiable par ses éléments formels seuls, indépendamment des substances formées (→ aussi ci-dessous, IV., 3.).
Ling. Ensemble fonctionnel considéré dans sa structure. Spécialt (chez Hjelmslev). Principe organisateur des deux plans du langage, l'expression et le contenu (opposé à la substance). || La forme de l'expression (organisation structurée du plan de l'expression : phonèmes ou graphèmes). || La forme du contenu (organisation sémantique).
41 La langue est une forme et non une substance.
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, p. 169.
42 La forme ne peut être reconnue qu'en se plaçant sur le terrain de la fonction (…) La forme linguistique est indépendante de la substance dans laquelle elle se manifeste.
L. Hjelmslev, Forme et substance linguistique, in Bulletin du cercle linguistique de Copenhague, IV, p. 3-4 (1937-1938).
(1903, in Rev. gén. des sc., no 13, p. 740). Math. Correspondance entre un élément d'un espace vectoriel et celui d'un corps. || (x+y) est une forme linéaire sur l'ensemble des couples (x, y) des nombres réels. || Formes multilinéaires.
REM. Ce sens, considéré abstraitement, se rattache aux valeurs philosophiques traitées ci-dessous, IV.; c'est le cas dans la cit. de Saussure.
8 (XIVe). Cour. Expression sensible (d'une pensée, d'une idée) par le langage; organisation signifiante ( Expression). || Idée, pensée qui cherche, trouve sa forme (→ Accroissement, cit. 3; bafouillage, cit. 1). || Donner à sa pensée, à une idée une forme nouvelle, imprévue, impeccable.Par ext. Arrangement de mots. Expression, formule, locution, 3. tour, tournure. || Formes exprimant l'affection (cit. 15). || Formes archaïques, vieillies (→ Assujettir, cit. 15). || Les formes du langage ordinaire (→ Énoncer, cit. 5).
43 (…) toutes les formes que la nécessité de voiler la vérité ou de la rendre piquante, a pu faire inventer (…)
Condorcet, Vie de Voltaire, in Voltaire, éd. de Kehl, t. XCII, p. 142.
44 (La morale du christianisme) offre des formes nobles à l'écrivain, et des moules parfaits à l'artiste (…)
Chateaubriand, le Génie du christianisme, I, I, 1.
45 Il (Ingres) émet des maximes et des conseils qu'il est toujours bon de suivre, et qui, sous une forme abrupte, concise et bizarre, contiennent toute l'esthétique de la peinture.
Th. Gautier, Portraits contemporains, p. 288.
9 Type sur le modèle duquel on compose, on construit (une œuvre d'art). aussi Genre; → Épode, cit. || La forme du sonnet, de l'élégie. || Les formes innombrables du roman. — ☑ Loc. En, sous forme de… || Poème en forme d'acrostiche (cit. 1). || Conter une histoire sous forme de récit, de lettres, d'un pamphlet (→ Annotation, cit. 1; autoriser, cit. 12; concevoir, cit. 18).Vx. || Par forme de…Spécialt. || Poème à forme fixe, et, par métonymie, forme fixe : poème dont le nombre de vers, la disposition des rimes, la composition sont réglés. Poème.(Autres emplois métonymiques). || Préférer une forme littéraire à une autre.
46 Au 17e siècle, ces petits genres qu'on peut appeler les « formes fixes » de la prose, ont été le portrait et la maxime.
Gustave Lanson, l'Art de la prose, p. 126.
47 Prenons un autre élément quasi matériel, dans lequel s'exprime l'œuvre d'art, et qui la façonne grandement : les formes en vigueur de son temps; pour le poète, le mètre, la coupe du vers, la nature de la strophe; pour le dramaturge, la division en tant d'actes, le règne ou non des trois unités, l'alternance ou non des vers et de la prose; pour le musicien, le moule sonate, symphonie, concerto, opéra (…) Sans doute, le propre du génie est de briser ces formes que lui impose l'ambiance. Mais, d'abord, il ne les brise pas tout de suite, leur reste longtemps soumis; pendant plusieurs années, Hugo pétrit son œuvre dans les formes d'André Chenier et de Lebrun; les premières sonates de Beethoven sont moulées dans celle de Haydn; Wagner a débuté par des opéras jetés dans le gaufrier italien.
J. Benda, in Encycl. franç. (de Monzie), XVI, 62-5.
Les formes dramatiques, scéniques, théâtrales (→ Capital, cit. 9).
Par ext., arts. || Les formes plastiques.REM. Dans le domaine visuel et plastique, cette valeur n'est pas distincte du sens A., 4. (« contours »).
Mus. L'ensemble des rapports entre sons, caractérisant une composition musicale. || Étude des formes musicales. || Les formes, opposées aux timbres, aux valeurs expressives. || Formes codées : la forme gigue, la forme sonate.
48 (…) la chevauchée de l'Islam rencontre en Italie, en Espagne, en France, les formes abâtardies de cet art grec jetées par les navigateurs sur les rivages méditerranéens en remontant le Danube et le Rhône (…)
Élie Faure, l'Esprit des formes, p. 8.
(Littér., arts). || La forme : manière dont les moyens d'expression sont organisés en vue d'un effet esthétique; l'effet produit par cette organisation. Expression, style, 2. ton, versification. → Esprit, cit. 124; esthétique, cit. 3. || La forme en art, opposée à la couleur, au modèle, à la lumière. || La forme opposée à l'expression, au contenu intellectuel. || Assimiler ou opposer la forme au fond, au contenu, à la matière, à ce qui est exprimé (→ L'esprit et la lettre). Fond (cit. 55 à 59). || Souci de la forme, attachement exclusif à la forme. Formalisme, formel. || Éloquence (cit. 11) qui n'est que dans la forme. || Forme classique, pure, parfaite, raffinée; forme baroque, excentrique (cit. 2). || Vers d'une forme impeccable. || Le sujet de ce livre, de ce tableau est banal, mais la forme en est neuve. || La forme est indigne du fond. || Renouveler la forme ( Récrire, reprendre, rhabiller, fig.).
49 Lorsque la forme est telle qu'on en est plus occupé que du fond, on croit que la pensée est venue pour la phrase, le fait pour le récit, le blâme pour l'épigramme, l'éloge pour le madrigal, et le jugement pour le bon mot.
Joseph Joubert, Pensées, XXII, LVIII.
50 Forma, la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve étrange et inattendue que la forme, c'est le fond. Confondre forme avec surface est absurde. La forme est essentielle et absolue (…)
Hugo, Post-scriptum de ma vie, Utilité du beau (→ Absolu, cit. 19).
51 La forme et le fond sont aussi indispensables que la chair et le sang.
Hugo, Post-scriptum de ma vie, Le goût.
52 Tantôt une idée commande la forme qui lui convient; tantôt la forme, la consonance seule, détermine tout.
E. Delacroix, Écrits, II, p. 80.
53 Ce que j'aime par-dessus tout, c'est la forme, pourvu qu'elle soit belle, et rien au delà.
Flaubert, Correspondance, t. I, p. 225.
54 La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée est l'âme de la vie (…)
Flaubert, Correspondance, t. II, p. 187.
55 La forme est sévère en général, correcte et par endroits remarquablement ferme. J'y voudrais plus de poésie, de détail quelquefois.
Sainte-Beuve, Correspondance, 6 oct. 1835, t. I, p. 551.
56 Je rêve (…) que je trouve progressivement mon ouvrage à partir de pures conditions de forme, de plus en plus réfléchies, — précisées jusqu'au point qu'elles proposent ou imposent presque (…) un sujet. Observons que des conditions de forme précises ne sont autre chose que l'expression de l'intelligence et de la conscience que nous avons des moyens dont nous pouvons disposer, et de leur portée, comme de leurs limites et de leurs défauts.
Valéry, Variété III, p. 65.
57 (…) ces jansénistes de la peinture et de la poésie, les Degas, les Mallarmé, qui ne vécurent que pour rejoindre et pour parfaire, l'un, quelque forme, l'autre, quelque système de mots (…)
Valéry, Degas, Danse, Dessin, p. 159.
58 Un mythe fort émouvant de la cosmogénie polynésienne nous apprend qu'un dieu ne devient dieu qu'au moment où il devient forme. C'est vrai. Mais il est vrai, aussi, qu'au moment où il devient forme, il commence de mourir.
Élie Faure, l'Esprit des formes, p. 9.
59 Créer une œuvre ne saurait consister, ainsi que le croit souvent le profane, à revêtir d'une apparence visible une idée qui serait déjà tout élaborée dans le cerveau de l'artiste. La forme n'est pas une sorte de traduction ou de vêtement plastique d'une pensée; elle ne lui est pas conférée après coup. Focillon a eu le grand mérite de le souligner : l'artiste, en quelque sorte, pense et sent directement avec les formes, comme d'autres avec les mots.
René Huyghe, Dialogue avec le visible, p. 428.
La forme d'un auteur, son style, le type d'organisation qu'il donne à ses œuvres.
———
II Apparence et organisation conforme à une norme; processus normé.
1 (Au plur.). a (1280). Vx. Manière d'agir, de procéder. Conduite, façon, manière, usage. || Formes rudes; distinguées, raffinées.REM. Dans cette acception, forme ne s'emploie guère qu'au pluriel; l'emploi au singulier est vieux.
60 Eurymaque était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaient d'une humeur enjouée : il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes.
Fénelon, Télémaque, XIII.
b Mod. Manières polies, courtoises. || Avoir des formes, manquer de formes.Apprenez-lui cet échec en y mettant des (les) formes, avec des précautions, des atténuations, pour ménager son amour-propre, sa susceptibilité. || Avec cette personne, il faut toujours prendre des formes. → Prendre des gants.
2 Loc. (1665). Pour la forme : par simple respect des usages ou des conventions. || Il ne l'a fait que pour la forme, comme une simple formalité.
61 Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
Molière, Tartuffe, V. 4.
61.1 Il nous dit (…) que tous les Lapons étaient chrétiens et baptisés; mais que la plupart ne l'étaient que pour la forme seulement (…)
J.-F. Regnard, Voyage en Laponie, p. 100.
62 Ce vieillard instruit, qui a passé aux yeux de tant de gens remarquables pour prudent, averti, d'excellent conseil, moi, son fils, je ne l'ai jamais consulté que pour la forme, après m'être renseigné ailleurs et décidé en dehors de lui.
Martin du Gard, les Thibault, t. IV, p. 249.
De pure forme : effectué pour respecter les convenances et sauver les apparences.
3 (XVIe). Sing. ou plur. Manière de procéder, d'agir selon des règles convenues, établies. Formalité, règle; formule. || Les formes de l'étiquette. Cérémonial, cérémonie. || Respecter la forme, les formes consacrées. || Donner un bal (cit. 2) dans les formes.
63 — (…) elle sera morte dans les formes.
— Il vaut mieux mourir selon les règles, que de réchapper contre les règles.
Molière, l'Amour médecin, II, 5.
64 — Eh bien ! quelle garantie me donnerez-vous ? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie.
Stendhal, le Rouge et le Noir, II, XXX.
65 Elle (la comédie) fait parler l'avocat, le juge, le médecin, comme si c'était peu de chose que la santé et la justice, l'essentiel étant qu'il y ait des médecins, des avocats, des juges, et que les formes extérieures de la profession soient respectées scrupuleusement.
H. Bergson, le Rire, p. 41 (→ aussi Automatisme, cit. 7).
66 Il y avait la manière officielle (en Provence, depuis l'an 1100 jusqu'en 1328) de se déclarer amoureux d'une femme, et celle d'être agréé par elle en qualité d'amant. Après tant de mois de cour d'une certaine façon, on obtenait de lui baiser la main. La société, jeune encore, se plaisait dans les formalités et les cérémonies qui alors montraient la civilisation, et qui aujourd'hui feraient mourir d'ennui. Le même caractère se retrouve dans la langue des Provençaux, dans la difficulté et l'entrelacement de leurs rimes, dans leurs mots masculins et féminins pour exprimer le même objet; enfin dans le nombre infini de leurs poètes. Tout ce qui est forme dans la société, et qui aujourd'hui est si insipide, avait alors toute la fraîcheur et la saveur de la nouveauté.
Stendhal, De l'amour, LI.
Fig. || Une bataille en forme, avec tout ce qu'une bataille comporte. Règle (en).
4 (1549). Dr. « Aspect extérieur d'un acte juridique, d'un jugement ou d'un acte instrumentaire » (Capitant).REM. Cette valeur juridique s'apparente à la fois au sens I. (« aspect extérieur »), II. (« norme de comportement, d'action ») et IV. (« structure », opposé à « substance »).
Forme libre. || Forme réglementée. || La forme et le fond, et la matière. || Envisager les formes. Formel (II., 2.). || Les formes juridiques. Procédure.Spécialt. || Forme déterminée par la loi. Formalité, formule. || Conditions de forme et de fond. Formalisme. || Observer les formes légales, prescrites (→ Cas, cit. 12; expropriation, cit. 3). || Dans les actes solennels la forme donne existence à la chose (cf. l'adage « In solemnibus forma dat esse rei »). || Formes solennelles. || Formes de publicité. || Formes habilitantes. || Formes probantes. || Acte passé dans la forme administrative (→ Authentique, cit. 4). || Titre en forme exécutoire ( Paré). || Rédiger un jugement dans les formes. Libeller. || Inobservation, violation des formes légales. || Nullité d'un acte entaché d'un vice de forme. || Cassation d'un jugement pour irrégularité de forme.La forme emporte (cit. 45) le fond (cit. 53 et 54).En forme, en bonne forme : dans le respect des formalités, des conventions de forme. || Contrat en bonne forme, rédigé en bonne forme. — ☑ Loc. En bonne et due forme : dûment; dans les règles.Vx. || De forme : selon les règles. || Sans forme.
67 En vertu d'un contrat duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.
Molière, Tartuffe, V, 4.
68 (…) pour les faire punir (…) dans les formes de la justice (…)
Pascal, les Provinciales, XIV.
69 « Que l'on donne les chrétiens aux bêtes farouches ! » On n'observait contre eux ni formes ni procédures.
Bossuet, Panégyrique de St-Gorgon, II, 1.
70 Le mépris des formes entraîne bientôt parmi nous celui du fond; nous employons si souvent la formule, sans tirer à conséquence, qu'à la fin tout sera sans conséquence.
Duclos, Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, Œ., t. VI, p. 155, in Littré.
71 On déclara la guerre à l'Espagne dans les formes à la fin de l'année 1739.
Voltaire, Louis XV, VIII.
72 On dit communément que la forme emporte le fond, c'est-à-dire que les moyens de forme prévalent sur ceux du fond; comme il arrive, par exemple, lorsque l'on a laissé passer le temps de se pourvoir contre un arrêt (…)
Encycl. (Diderot), artForme.
73 Les actes qui n'ont pas de formes déterminées s'appellent consensuels, parce qu'ils n'ont d'autre élément nécessaire pour leur formation que la volonté ou consentement; les autres sont dits actes solennels (…) La forme extérieure seule lui a fait défaut (à cet acte de donation de nul effet), mais elle était nécessaire et l'acte n'existe pas sans elle. C'est ce qu'exprime l'adage : « Forma dat esse rei ».
M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. I, no 285.
74 Il y a la forme chère aux lettrés, et il y a la forme chère à Brid'oison. De celle-ci les exigences sont impérieuses (…) les recueils de jurisprudence foisonnent en arrêts cassés à raison d'un vice de forme.
Pierre Mimin, le Style des jugements, p. 291-292.
Allusion littéraire :
75 (…) la-a forme, voyez-vous, la-a forme ! Tel rit d'un juge en habit court qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La-a forme, la-a forme !
Beaumarchais, le Mariage de Figaro, III, 14.
Loc. fig. (1585). Sans autre (cit. 4) forme de procès : sans discussion, sans qu'il y ait d'objection possible.
Loc. Dans les formes (de la loi) : en respectant la forme.
5 Liturgie. || Forme d'un sacrement : « le second des éléments qui composent le “signe sacré”. Il précise la signification du rite religieux par les paroles prononcées sur la matière ». (R. Lesage, Dict. de liturgie romaine).
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III (1858, d'abord en parlant d'un cheval de course; de l'angl. form, de même orig. que le franç. forme, 1760, dans cette acception).
1 Condition physique permettant (à un cheval [1858]; par ext. [1884, in Petiot], à un sportif), d'obtenir tel ou tel résultat en compétition. || La bonne, la mauvaise forme d'un cheval, d'un athlète. || Acquérir une meilleure forme. || Surveiller sa forme. || Être au sommet, au mieux, au meilleur de sa forme.Être dans une forme modeste, excellente, dans une forme olympique.
75.1 La forme des sportifs : c'est un sens nouveau qu'ils ont ajouté aux vingt-cinq acceptions du mot signalées par Littré. Celle qui s'en rapproche le plus est la quatorzième : « La forme d'un argument, la manière bonne ou mauvaise dont les parties d'un argument sont disposées. En forme, conformément à la manière dont l'argument doit être disposé pour qu'il soit selon les règles. » Le coureur en forme est dans les règles pour gagner. Mais l'expression est bien plus riche de significations. La forme s'oppose à la matière, au sens où l'athlète sent la matière comme un poids qui freine la performance : pour que l'athlète soit en forme, il faut que la graisse, la lymphe, tout ce qui alourdit, se soit transformé en nerfs et en muscles, que la matière soit devenue forme. L'athlète parfait s'imagine flamme se consumant dans la performance sans laisser de cendres.
Roger Vailland, 325 000 francs, p. 32.
76 J'ai tout laissé choir (…) J'ai vu la graisse revenir (…) mes muscles s'ankyloser. Et puis, il y a un mois (…) Vous savez, ce dernier sursaut de la flamme, quand le feu est sur le point de s'éteindre (…) C'est en ce moment dans mon corps un retour de forme qui est incroyable. Il ne faut pas chercher à comprendre. La forme ! Elle est encore pour nous à demi inconnue; elle vient, s'en va, c'est un serpent et une fée (…) Et je suis sûre (…) que je peux battre le record féminin du mille (…) Seulement, il faut que je le tente tout de suite; ma forme peut disparaître du matin au soir.
Montherlant, les Olympiques, p. 91.
Absolt. Condition physique favorable aux performances; bonne condition. || Avoir, ne pas avoir la forme. || Acquérir, conserver, garder, perdre la forme. || Se trouver « à court de forme » (Arnoux, in T. L. F.).
Loc. En forme : en condition favorable. || Nos nageuses sont en forme. || Ce coureur ne se sent pas en forme.(1933, in D. D. L.). Qualifié par un adj. antéposé. || En grande, en pleine, en petite forme.
76.1 Cette journée, il y a deux ans, où je me retrouvai tout à coup en pleine forme, au début de septembre : j'avais fourni, dans le parc, une course bellement respirée, puis, sur la pelouse, des pointes de vitesse à me surprendre; sautant au passage un massif de fleurs, je m'étonnai de bondir si haut et si loin.
Jean Prévost, Plaisirs des sports, p. 211.
2 (Mêmes emplois). Condition physique et intellectuelle ressentie (par une personne); aptitude à agir. || Pour un homme de son âge, il a une forme excellente. || Sa mauvaise forme vient du surmenage.Absolt. Bonne condition. || C'est la forme ! (fam.) Frite, pêche.
Loc. Dans une… forme… || Être dans une bonne forme, une forme médiocre.En… forme. || Être en bonne, en mauvaise forme.Absolt.Être en forme, frais et dispos. || Il n'était pas en forme, pas très en forme. || Alors, en forme ? || En pleine forme, merci !
76.2 Savez-vous que vous êtes ravissante ? Vous êtes dans une forme !
Bernstein, Secret, II, p. 20, in T. L. F.
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IV (XIIIe; lat. didact. forma). Didact. Principe interne d'unité des êtres, indépendant de leur matière, de leur substance.
1 (1270). Philos. anc. (Chez Aristote). Principe d'organisation et d'unité de chaque être. || La forme et la substance.(Chez les scolastiques). Principe substantiel d'un être individuel. || Formes substantielles et formes occasionnelles (ou accidentelles) dans la philosophie thomiste.REM. Dans cette acception, la forme (ou cause formelle) est tenue pour un élément constitutif (→ Essence, fond); elle s'oppose à matière (« manière d'être indéterminée ») et aussi à accident (cit. 1, Descartes), à apparence (→ aussi Formel, cit. 7, Descartes) et à substance.
77 (…) il (Dieu) n'est point un simple faiseur de formes et de figures dans une matière préexistante : il a fait et la matière et la forme (…)
Bossuet, Élévation, II, p. 2.
78 (…) un autre de ces principes (d'Aristote) était que la matière, d'elle-même, est informe, et que la forme est un être distinct et séparé de la matière (…)
Buffon, Hist. naturelle des animaux, V, Œ., t. I, p. 475.
Par plais. L'esprit (opposé au corps). || Avoir la forme enfoncée (cit. 43, Molière) dans la matière.
2 Log. Ce qui règle l'exercice de la pensée, ou impose des conditions à notre expérience. || Forme d'une opération de l'entendement : nature de rapports existant entre les termes de l'opération, abstraction faite des termes eux-mêmes. || Forme d'un jugement, d'un raisonnement.En forme. || Argument (cit. 11), syllogisme en forme : « tout raisonnement qui conclut par la force de la forme » (Leibniz).
(Chez Kant; 1801 en français, de Villers, in D. D. L.). Lois de la pensée qui établissent des rapports entre les données immédiates de la sensation (ou « matière »). || Formes pures a priori de la sensibilité : le temps (forme du sens interne) et l'espace (forme du sens externe). || Formes de l'entendement. Catégorie. || Formes de la raison. Idée.Par anal. || Formes de la moralité : le caractère impératif, catégorique et universel de la loi morale.
Par ext. || Les formes de la pensée déductive. Formel.
3 (XXe; concept lié à I., B., 7., ci-dessus). Psychol. et biol. || Théorie de la forme (trad. de l'all. Gestalttheorie) : théorie selon laquelle les propriétés d'un phénomène psychique ou d'un être vivant ne résultent pas de la simple addition des propriétés de ses éléments mais de l'ensemble des relations entre ces éléments. Structure; gestaltisme. || Une mélodie a une forme propre qui subsiste lors de sa transposition dans un autre ton, bien que les notes qui la constituent en soient altérées. || Un organisme est une forme biologique.Loi de la bonne forme, selon laquelle une forme privilégiée est perçue au détriment des autres possibles.REM. La traduction de l'allemand Gestalt par forme est usuelle, mais approximative. Les termes de structure et de configuration conviendraient mieux.
79 La Gestalttheorie part des formes ou structures considérées comme des données premières. Elle ne se donne pas une matière sans forme, une pure multiplicité chaotique, pour chercher ensuite par le jeu de quelles forces extérieures à ces matériaux indifférents ceux-ci se grouperaient et s'organiseraient. Il n'y a pas de matière sans forme.
P. Guillaume, la Psychologie de la forme, p. 32.
Par métonymie. (Une, des formes). Réalité (organisme, fait psychique, ensemble concret ou abstrait) considérée dans sa structure (→ aussi ci-dessus cit. 41, 42 et supra [I., B., 4.]).
80 Les faits psychiques sont des formes, c'est-à-dire des unités organiques qui s'individualisent et se limitent dans le champ spatial et temporel de perception ou de représentation.
P. Guillaume, la Psychologie de la forme, p. 31.
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V (XIIe). Par métonymie. (Une, des formes). Objet possédant une forme caractéristique.REM. D'autres valeurs métonymiques sont indissociables des sens I., II. et IV.
A Objet capable de donner une forme (I.) à d'autres objets.
1 Techn. Ce qui sert à donner une forme (I.) déterminée à un produit manufacturé. Cerce, gabarit, matrice, modèle, moule, patron.
(Fin XIe). Pièce généralement en bois, ayant la forme du pied et servant à la fabrication des chaussures. || Bottier qui monte une chaussure, un soulier sur une forme (→ Façonner, cit. 8). || Forme articulée qu'on introduit dans la chaussure pour l'empêcher de se déformer. Embauchoir.
(1636). Moule plein servant à la fabrication des chapeaux. || Forme de modiste. Champignon.Carcasse sur laquelle on tend l'étoffe d'un chapeau de femme.Par ext. Partie d'un chapeau destinée à recevoir la tête (opposé à bord). — ☑ Loc. cour. Haute forme (vx); haut de forme ['odfɔʀm; 'otfɔʀm] (mod.). || Chapeau à haute forme; chapeau haut de forme, et, absolt, un haut de forme. Haut-de-forme.
80.1 Nous trouvâmes à notre arrivée toute la maison pleine de prêtres vêtus de longs manteaux noirs, et de chapeaux qui semblaient, par la hauteur de leur forme, servir de colonnes à quelque poutre de la maison.
J.-F. Regnard, Voyage en Laponie, p. 172.
80.2 Et tandis qu'il montait ainsi l'escalier, suivi de son officier d'ordonnance, chacun se demandait avec anxiété ce qu'il allait dire, et ces joues rougies, ces yeux clignants et jusqu'au pardessus bâillant et l'énorme chapeau haute forme incliné sur la tête, toutes ces choses vulgaires étaient contemplées avec une émotion irrésistible (…)
Proust, Jean Santeuil, Gall. 1952, p. 625.
81 (…) une sorte de haut de forme usagé, crasseux au point que je répugnais à m'en couvrir. Durant toute la cérémonie je le maintins des deux mains, au-dessus de ma calvitie, à quelques centimètres de mon crâne (…)
Gide, Ainsi soit-il, p. 92.
Un forme : un chapeau haut de forme.
81.1 Où qu'il avait pris la façon de porter un « forme » dans ce sale bar !
Céline, Guignol's band, p. 35.
2 (1636, métall.). Moule creux. || Forme à pain de sucre; forme à fromage. Cagerotte, caserel.
3 Châssis utilisé dans la fabrication du papier à la main. || Les filigranes des formes ont donné leurs noms aux formats du papier. || Petite forme. Formette. || Papier à la forme.
4 (1549, Plantin). Techn. (imprim.). Composition imposée et serrée dans un châssis; le châssis qui maintient la composition. || Serrer la forme. || Garniture d'une forme : les pièces qui séparent les pages et représentent les marges. || Faire un cliché de la forme. Flan. || Dimension d'un livre, déterminée par le nombre de pages que contient la forme. Format.
82 Le plateau mobile où se place la forme pleine de lettres sur laquelle s'applique la feuille de papier était encore en pierre et justifiait son nom de marbre.
Balzac, Illusions perdues, Pl., t. IV, p. 464.
83 Là, était l'évier sur lequel se lavaient avant et après le tirage les Formes, ou, pour employer le langage vulgaire, les planches de caractères (…)
Balzac, Illusions perdues, Pl., t. IV.
Cliché, plaque, cylindre servant à l'impression.
B Ce qui a une forme (I.) caractéristique ( aussi Fourme, fromage, étym.).
1 (1386). Mar. Bassin. || Forme de radoub, forme sèche. Ber, cale. || Forme flottante. Dock (flottant). || Un navire avarié qui passe en forme.
2 Ponts et Chaussées. Couche de sable sur laquelle on établit le pavé.Lit de poussier, etc., sur lequel on pose des carreaux.
3 (V. 1200). Archéol. Banc, banquette.REM. Dans cette acception, → le comp. Plate-forme. — Stalle (d'église).
4 (1678). Vétér. Exostose développée sur la phalange d'un cheval. || Formes du paturon, de la couronne. || Formes phalangiennes, formes cartilagineuses.
5 (V. 1320, fourme). Vén., vx. Gîte du lièvre, du renard. || Surprendre un lièvre en forme.
CONTR. Essence, matière, réalité. — Couleur (art). Âme, esprit.— Essence, fond; contenu, matière, substance, sujet. — (Philos.) Accident, apparence; matière.
DÉR. Formance, formeret, formette, formier. V. Fromage.
COMP. Haut-de-forme, méforme, microforme, plate-forme.

Encyclopédie Universelle. 2012.