GESTALTISME
Le gestaltisme ou théorie de la forme, souvent désigné, dans les milieux spécialisés, par le vocable allemand Gestalttheorie , est un des systèmes psychologiques qui ont connu la plus grande popularité depuis les origines de la psychologie scientifique. Les raisons de ce succès sont multiples. Comme pour la psychanalyse et la théorie du conditionnement, la fortune de cette école est due principalement, semble-t-il, au fait qu’elle a énoncé et diffusé des concepts assez clairs à première vue, pouvant être compris superficiellement par l’homme de culture moyenne et n’exigeant, sur le plan du raisonnement, qu’un minimum d’information technique. L’approfondissement sérieux du système exige toutefois des connaissances théoriques, expérimentales et historiques qui dépassent largement le niveau de l’information courante. Les théoriciens du gestaltisme ont utilisé dans leurs manuels et traités des exemples cent fois répétés, tirés du domaine de la perception visuelle. Les figures caractéristiques sur lesquelles ils fondaient leurs analyses appartenaient pour la plupart au domaine des illusions optico-géométriques et ne permettaient guère, en raison de leur évidence apparente, de saisir les implications fondamentales d’un système qui, né des enseignements de l’école de Graz, devait supplanter la théorie élémentariste du contenu de conscience.
Cependant, malgré son opposition victorieuse à l’école de Leipzig, la théorie de la forme n’a pas réussi à se dégager du physicisme causal de la première psychologie scientifique. Orientée à l’origine vers une étude authentique de l’organisation phénoménale des perceptions sous l’influence des précurseurs de la phénoménologie, elle s’est trop souvent satisfaite dans la suite d’appliquer la méthodologie psychophysique à l’analyse des ensembles complexes. Partie d’une analyse descriptive soulignant fortement le caractère sui generis des ensembles à propos des formes et des mouvements, et montrant souvent avec élégance l’impossibilité de réduire ceux-là à des agrégats associatifs de sensations élémentaires, elle a progressivement évolué vers une théorie généralisée qui n’a pas trouvé de confirmation décisive dans la neuro-physiologie.
Cependant, en dépit de ses insuffisances épistémologiques, le gestaltisme a dominé la psychologie expérimentale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et a manifesté une vigueur créatrice étonnante. Son influence a été profonde dans l’étude du comportement animal, depuis les travaux remarquables de W. Köhler sur l’intelligence des singes supérieurs. De même, l’étude éthologique des stimuli-signes a trouvé son principe directeur dans l’analyse gestaltiste des structures perceptives. Enfin, les théoriciens de l’art et de l’architecture se sont souvent inspirés de la Gestaltpsychologie et ont cru découvrir dans celle-ci le fondement d’une esthétique nouvelle. Le gestaltisme apparaît en définitive comme une phénoménologie expérimentale, qui s’intéresse moins à la saisie des essences qu’à la description de phénomènes combinatoires régionaux en raison de son obédience, suspecte aux yeux de certains, aux dogmes de la psychologie scientifique.
1. Les précurseurs
En 1830, le physicien belge Joseph Plateau construisit un dispositif qu’il destinait à l’étude des lois de la vision. Cet appareil, appelé «phénakistiscope», était constitué de deux disques parallèles. L’un, divisé en secteurs, portait les images successives d’un personnage en mouvement; l’autre, percé de fentes radiales, permettait de voir le personnage exécuter de façon continue les mouvements représentés, si l’on imprimait une rotation au dispositif. Vers la même époque, le Viennois Stampfer imagina un appareil similaire qu’il baptisa «stroboscope». Plateau et Stampfer avaient découvert la possibilité de produire un mouvement apparent , c’est-à-dire un procédé procurant une impression continue de mouvement à partir de la combinaison temporelle d’images immobiles. Cette découverte ne fut pas seulement à l’origine de l’invention capitale du cinématographe par les frères Lumière et des multiples travaux sur l’analyse des mouvements qui lui succédèrent. Elle devait inaugurer, à long terme, l’un des chapitres les plus importants de la psychologie des perceptions. En 1912, Max Wertheimer publia ses Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung (Études expérimentales sur la perception du mouvement ), dans lesquelles il exposait les résultats de recherches minutieuses sur l’effet stroboscopique. Sur le plan technique, le mérite principal de Wertheimer fut d’utiliser des systèmes de stimulation simplifiés (deux segments de droite, par exemple) permettant une analyse détaillée des conditions spatio-temporelles du phénomène. Sur le plan théorique, ses recherches constituèrent le point de départ expérimental décisif de la Gestalttheorie. Pour comprendre la portée de ses travaux, il est indispensable de situer ceux-ci par rapport aux développements de la psychologie allemande au cours des quatre dernières décennies du XIXe siècle.
Un double courant originel: Wilhelm Wundt et Franz Brentano
La psychologie moderne, à ses origines, est représentée par deux noms de première importance: Wilhelm Wundt (1832-1920) et Franz Brentano (1838-1917). Wundt est le fondateur de la psychologie expérimentale, qui s’assigne alors pour tâche de reconstruire scientifiquement la conscience en tentant d’appliquer les méthodes physiologiques de l’époque aux «éléments» qu’elle suppose pouvoir différencier par l’introspection. Elle représente un essai de synthèse fondé sur l’analyse associative des contenus de conscience. Wundt la présente pour ces raisons comme une psychologie physiologique et entend lui conférer une rigueur comparable à celle des sciences de la nature. Brentano est le promoteur de la «psychologie de l’acte». Selon lui, les phénomènes psychiques eux-mêmes doivent être conçus comme des actes: le contenu n’est jamais immanent à lui-même et n’acquiert de consistance que par l’intentionnalité de l’acte même. La couleur ou la forme d’un objet, par exemple, ne possèdent pas d’existence propre dans l’acte perceptif; elles ne sont présentes à la conscience que par une référence d’intentionnalité. Il n’est pas possible de concevoir un acte qui ne soit pas dirigé vers un objet. Tout phénomène psychique se définit donc comme un acte caractérisé par une référence extrinsèque à un objet. Un phénomène physique, par contre, est intrinsèquement complet, vu qu’il ne suppose, pour être défini en soi, aucune référence intentionnelle à un autre objet.
Ces deux orientations fondamentales de la psychologie détermineront deux problématiques très différentes qui influenceront ultérieurement les développements de la psychologie actuelle. La tendance purement scientifique de Wundt est à l’origine de la psychologie de laboratoire, qui trouve également ses fondements dans la psychophysique de Fechner dont l’œuvre essentielle, Elemente der Psychophysik (Éléments de psychophysique ), paraît en 1860. La psychologie de Brentano inaugure le mouvement phénoménologique, dont le théoricien et véritable fondateur sera Edmund Husserl. Elle a, en outre, déterminé le développement d’un groupe moins connu, celui de l’école autrichienne, dont les principaux représentants appartiennent à un cercle généralement désigné sour le nom d’ école de Graz : Christian von Ehrenfels (1859-1932), Alexius Meinong (1853-1920), Stefan Witasek (1870-1915) et Vittorio Benussi (1878-1927). Il convient d’ajouter à cette liste les noms d’Ernst Mach (1838-1916) et de Carl Stumpf (1848-1936). Edmund Husserl (1859-1938) se rattache indirectement à ce groupe par les recherches qu’il effectue sous la direction de Stumpf. C’est seulement à partir de la publication de ses Logische Untersuchungen (Recherches logiques , 1901) qu’il s’écarte résolument de la psychologie pour s’orienter vers la phénoménologie transcendantale.
Science et phénoménologie
La contribution de l’école autrichienne a porté principalement sur les phénomènes de la perception, qui y sont abordés selon une méthode rompant avec les principes de l’école élémentariste. En écartant toute idée de réduire ces phénomènes à des agrégats de sensations et en refusant les perspectives associationnistes, l’école autrichienne, on le voit dès maintenant, aura fait beaucoup pour dégager la perception de la conscience-contenu et pour l’amener à l’ordre propre de la phénoménalité. Ce changement de perspective était d’ailleurs préparé par les enseignements de la psychologie de Brentano: si l’acte intentionnel de la conscience prend le pas sur l’analyse de la conscience considérée comme objet d’investigation, il n’est pas étonnant que se développe par la suite une approche phénoménologique. Cette approche prit d’abord une allure expérimentale chez Carl Stumpf et rejoignit ensuite, avec Husserl, le domaine de l’épistémologie fondamentale et de la réflexion transcendantale. Qu’on aborde la perception par le biais des qualités formelles, comme Ehrenfels, ou sous l’angle du caractère constitutif de la subjectivité, comme Husserl, il s’agit toujours de traiter les phénomènes pour eux-mêmes. Dans cette perspective, l’école autrichienne représente la transition entre l’élémentarisme et la Gestalttheorie, et cette dernière fait à son tour la transition entre la phénoménologie expérimentale de Stumpf et la phénoménologie transcendantale de Husserl. De toute façon, le divorce entre l’intériorité et l’extériorité inauguré par Descartes et confirmé par la psychologie de Wundt trouve sa résolution dans l’instauration d’une psychologie nouvelle, qui abandonne les phénomènes supposés de la conscience immanente pour les phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue des objets. C’est en ce sens que la pensée phénoménologique abolit la dichotomie objectif-subjectif.
Wundt avait publié la première partie de sa Physiologische Psychologie (Psychologie physiologique ) en 1873. La seconde partie est éditée en 1874, de même que la Psychologie vom empirischen Standpunkt (Psychologie du point de vue empirique ) de Brentano. L’année 1874 est donc décisive pour l’avenir de la psychologie: elle voit paraître deux œuvres fondamentales qui font l’une et l’autre une place importante à l’expérience, en des sens très différents toutefois. Pour Wundt, la seule psychologie scientifique est expérimentale, selon la signification que la physiologie donne à ce terme. Pour Brentano, le mot empirique désigne avant tout une réaction contre le dogmatisme et une volonté d’organiser la psychologie en dehors des options philosophiques. Néanmoins, il n’indique nullement que son auteur entende engager la science nouvelle dans la voie de la seule expérimentation de laboratoire. Brentano tend à organiser tout son système autour du concept d’acte , et, en refusant d’accorder à l’expérimentation une importance décisive, il sera amené à traiter de l’expérience sur un mode déductif. L’œuvre de Wundt est celle d’un psychologue épris de physiologie; celle de Brentano traduit les aspirations d’un philosophe épris d’expérience.
2. Les théories de l’école de Graz
Les conceptions défendues par l’école autrichienne sont des théories de transition. De Wundt et de l’école de Leipzig, elle hérite la théorie des sensations et du contenu de conscience. Cependant, sa tendance générale se comprend avant tout par référence à l’œuvre de Brentano.
Ernst Mach: les formes temporelles et spatiales
Ernst Mach et Christian von Ehrenfels représentent le lien essentiel entre la psychologie de la sensation et celle qui procède de l’école autrichienne. Mach publie en 1886 son œuvre capitale Die Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum Psychischen (L’Analyse des sensations et la relation du physique au psychique ) et en 1905 Erkenntnis und Irrtum (La Connaissance et l’erreur ), qui développe les thèmes épistémologiques abordés dans le premier ouvrage.
Mach, qui contribuera au développement du positivisme logique (Carnap, Feigl), élargit le concept de sensation en lui conférant, à partir des théories développées dans L’Analyse , une signification à la fois plus radicale et plus extensive. Les sensations constituent pour lui le donné premier de toute science; elles constituent donc le point de départ de la physique autant que de la psychologie. L’apport décisif de Mach a été d’intégrer l’espace et le temps à l’ordre même de la sensation. C’est ce qui amènera Külpe à ajouter aux attributs que l’école élémentariste reconnaissait à cette dernière (la qualité et l’intensité) ceux d’espace et de temps. En ce sens, l’œuvre de Mach couronne et complète l’œuvre des élémentaristes. On peut modifier la couleur et la grandeur d’un cercle sans changer son caractère circulaire: la forme est donc indépendante de la qualité. De même, on peut transposer une mélodie sans altérer sa forme temporelle. Comme tout est réductible à des sensations, il est légitime d’admettre l’existence de sensations de formes temporelles (Zeitempfindungen , Zeitgestalten ) et de sensations de formes spatiales (Raumempfindungen , Raumgestalten ).
Christian von Ehrenfels et les qualités formelles
En insistant sur l’indépendance de la forme à l’égard de la qualité, Mach ne fit pas seulement passer dans l’ordre de l’expérience les catégories kantiennes du temps et de l’espace, mais il annonçait également la théorie de la forme qui devait reconnaître pleinement le statut phénoménal de l’extension et de la durée. L’idée des Gestaltqualitäten ou qualités formelles élaborée par Ehrenfels est très proche du concept de forme tel qu’il sera développé dans la suite par la Gestalttheorie. La pensée d’Ehrenfels, qui reste partiellement fidèle à l’élémentarisme, dépasse toutefois celui-ci en insistant sur le caractère sui generis de la qualité formelle par rapport aux données sensorielles qui lui servent de support.
Si l’on considère un carré, par exemple, on observe que les éléments analytiques ultimes auxquels on peut le réduire au niveau de l’activité sensorielle sont les quatre droites qui définissent son périmètre. Telles sont, pour Ehrenfels, les sensations qui sous-tendent la perception du carré et qu’il appelle les Fundamente . L’ensemble des Fundamente constitue la Grundlage (fond) de la perception. Lorsque celle-ci est constituée, apparaît le caractère propre du carré, lequel est saisi d’emblée comme quelque chose de nouveau par rapport à la Grundlage : c’est la qualité formelle.
Ehrenfels distingue des qualités formelles temporelles et d’autres qui sont non temporelles, ces dernières groupant les qualités formelles spatiales, la perception du mouvement, les fusions tonales, etc. La qualité formelle temporelle est particulièrement bien mise en évidence dans l’analyse de la mélodie. Quand on transpose celle-ci dans toute une série de tons différents, son caractère propre ne s’en trouve nullement altéré, ce qui montre une fois de plus que la qualité formelle émerge de la Grundlage avec une autonomie indubitable. Ehrenfels, d’ailleurs, utilise pour établir l’existence d’une telle autonomie un exemple invoqué par Mach pour établir l’existence des Zeitgestalten . La qualité formelle est donc liée à l’organisation des Fundamente , mais reste différente et indépendante de ces éléments. Cependant, Ehrenfels ne postule pas la nécessité absolue d’une activité mentale pour qu’apparaisse une Gestaltqualität ; à son avis, la simple coexistence ou la simple succession des sensations suffit à produire un tel résultat. De plus, leur organisation en une qualité formelle n’entraîne pour elles aucune modification. Ainsi donc, bien que le concept de Gestaltqualität préfigure celui de Gestalt , avec ses connotations ultérieures, Ehrenfels ne lui attribue pas les caractéristiques de la forme telles qu’elles seront décrites par les représentants de la Gestalttheorie. Les relations des parties au tout ne sont pas annoncées par les relations Fundamente à la qualité. Influencé par Mach qui affirme la primauté absolue des sensations, Ehrenfels soutient que les qualités formelles appartiennent au domaine sensoriel, tout en soulignant qu’elles sont d’un ordre supérieur à celui des données élémentaires du substrat.
Alexius Meinong développera ces conceptions avec des préoccupations fort semblables. Toutefois, si les idées restent souvent les mêmes, le vocabulaire diffère et l’orientation des analyses se modifie. Meinong est avant tout un philosophe et ses écrits font une large place aux problèmes logiques et épistémologiques. Il remplacera l’expression de qualités formelles qu’il estime inadéquate par celle de contenus fondés (fundierte Inhalte ), lesquels proviennent de contenus partiels différents s’unissant dans ce qu’il appelle la fondation ou la consolidation . Le point de départ des contenus fondés sont les fundierende Inhalte (contenus fondants), qui correspondent aux Fundamente d’Ehrenfels. L’ensemble des fundierende et fundierte Inhalte constitue ce que Meinong appelle les Komplexionen . Les complexes réels correspondent aux perceptions et les complexes idéaux aux conceptions .
La phénoménologie de Carl Stumpf
Carl Stumpf propose d’appliquer la dénomination de phénoménologie à l’étude des phénomènes physiques tels que les psychologues les appréhendent par le biais des sensations. L’origine de la Tonpsychologie (2 vol., 1883-1890) se trouve dans les intérêts musicaux de Stumpf; c’est une œuvre expérimentale, mais son orientation est phénoménologique. Aussi son auteur fonde-t-il une science nouvelle, la «phénoménologie expérimentale», qui, selon H. Spiegelberg (1960), peut être caractérisée de la manière suivante:
– L’objet de la phénoménologie est constitué par des phénomènes primaires et par des phénomènes secondaires. Les phénomènes (Erscheinungen ) sont les correspondants objectifs des actes de Brentano. Ces actes, Stumpf les appelle les fonctions psychiques . Contrairement à Brentano, il estime que les phénomènes possèdent une existence autonome. Les phénomènes primaires sont les contenus de notre expérience sensorielle immédiate; les phénomènes secondaires sont les images présentes dans la mémoire.
– Les phénomènes n’incluent pas les contenus formés par l’activité mentale. Ces derniers (qu’il y a lieu de rapprocher des complexes idéaux de Meinong) font l’objet d’une discipline spéciale, l’eidologie . La phénoménologie ne s’applique pas non plus aux relations entre ces contenus, qui sont étudiées par la logologie ou science des relations.
– La phénoménologie est une science neutre ou une pré-science (Vorwissenschaft ), qui doit établir le fondement des sciences de la nature et des sciences humaines. Elle n’exclut pas les analyses causales ultérieures des sciences proprement dites, mais se borne à les préparer.
– La phénoménologie est la première des trois sciences préparatoires. Elle est prioritaire par rapport à l’eidologie et à la logologie.
– La phénoménologie est une science qui ne refuse a priori aucun mode d’approche. Elle recourt, par exemple, à la méthode expérimentale, en vertu d’une méthodologie élargie qui apparaît particulièrement dans la Tonpsychologie . Ainsi, dans son étude de la consonance des sons musicaux, Stumpf procède simultanément en expérimentateur qui contrôle rigoureusement les stimuli acoustiques et en phénoménologue qui précise les conditions d’audibilité des sons partiels en fonction de l’attention ou de l’expérience subjective antérieure.
La phénoménologie de Stumpf diffère essentiellement de celle de Husserl en ce qu’elle ne comporte pas de «réduction», c’est-à-dire de mise entre parenthèses du donné naturel en vue d’accéder au transcendantal. Cependant, cette différence capitale mise à part, les deux théories se rejoignent sur plusieurs points: l’une et l’autre entendent partir d’une description des phénomènes immédiats pour arriver à un résultat dépassant la simple généralisation empirique et s’orientent vers une étude des structures essentielles des phénomènes; de plus, elles établissent une distinction fondamentale entre les structures logiques et les actes psychologiques.
3. Le concept d’ensemble chez Edmund Husserl
Il faut souligner enfin la contribution de Husserl lui-même à l’élaboration du concept de forme. Sa réflexion part de l’idée que le concept de nombre a pour origine celui de multiplicité. Du point de vue psychologique, la multiplicité résulte de ce que Husserl appelle une association collective . Dans sa dissertation doctorale Über den Begriff der Zahl (Le Concept de nombre , 1887), il écrit à ce sujet: «La totalité apparaît lorsqu’un intérêt unitaire et, dans celui-ci et avec celui-ci, une observation unitaire, soulignent et comprennent pour eux-mêmes différents contenus. L’association collective ne peut être observée qu’à travers une réflexion portant sur l’acte psychique par lequel la totalité est réalisée.» Sans doute, comme le soulignent certains auteurs et particulièrement Osborn (1949), Husserl s’intéresse avant tout, dès cette époque, à l’essence de la logique et cette tendance n’est que la transposition philosophique de ses intérêts mathématiques originaires. Mais, même si le point de vue psychologique proprement dit reste secondaire, on voit clairement, à la lumière du texte précité, que le concept d’ensemble apparaît chez lui à l’occasion de l’analyse du nombre; et l’insistance avec laquelle il souligne le caractère unitaire de l’ensemble associatif indique déjà le concept de totalité figurale tel qu’il apparaîtra dans la Philosophie der Arithmetik (Philosophie de l’arithmétique , 1891). Quant à la réflexion sur la genèse de l’ensemble, elle est nettement inspirée par l’orientation propre des enseignements de Stumpf et se range sous la rubrique de ce qu’il appelait l’eidologie, c’est-à-dire la science qui traite des formes de l’activité mentale. Envisageant l’intervention des processus symboliques dans la perception des ensembles numériques, Husserl remarque que ceux-ci s’imposent dès que le dénombrement devient impossible. Cette limite est atteinte à partir d’une dizaine d’objets. Au-delà, c’est l’unité figurale de la totalité qui est perçue. Or celle-ci n’est pas réductible à la somme de ses parties constitutives, lesquelles fusionnent de manière à donner naissance au caractère figural.
Husserl ne se limite pas à l’analyse des ensembles symboliques, il envisage également les structurations visuelles et très précisément celles qui opèrent une délimitation des objets dans le champ visuel. Ainsi donc, par sa Philosophie der Arithmetik , il apparaît sans conteste comme un des fondateurs théoriques du concept de Gestalt . Le terme vient à plusieurs reprises sous sa plume, de même que celui de Configuration , utilisé en particulier contre la conception additive de l’ensemble associatif. Ces termes font suite à celui de figural Moment que Husserl emploie fréquemment dans des passages antérieurs et à divers autres endroits du même chapitre; cependant, cette dernière expression a un sens plus large que la Gestalt entendue selon la signification ordinaire de forme matérielle, ce qui peut faire naître un doute quant à l’emploi par l’auteur du terme Gestalt tel que le conçoit la théorie de la forme. Il est patent que Husserl parle de préférence de figural Moment , de figural Charakter et surtout de Configuration . Ce dernier vocable, utilisé à propos des délimitations d’objets visuels, est sans doute le terme husserlien qui se rapproche le plus de la Gestalt prise dans son sens psychologique classique. Husserl signale également le caractère configurationnel qui se manifeste dans la perception du mouvement: il parle, à ce propos, de caractère quasi qualitatif et met en évidence ce que la psychologie de la forme appellera le principe du sort commun.
4. Principes et portée de la Gestalttheorie
Dans les théories de l’école de Graz, les analyses qui annoncent la notion de forme visaient à mettre en évidence une superstructure mentale qui viendrait accomplir les potentialités des éléments sensoriels constitutifs. La Gestalttheorie franchit un pas décisif lorsqu’elle affirme, à l’encontre de cette distinction, que la forme elle-même est perçue immédiatement. La forme n’est donc pas une production de l’activité cognitive; elle n’est ni la compréhension d’une relation entre les éléments sensoriels, ni l’émergence d’une représentation. Reprenant un exemple classique tiré de la Tonpsychologie de Stumpf, D. Katz souligne que l’analyse des multiples relations existant entre les constituants sensoriels d’un son complexe diffère fondamentalement de la perception immédiate de celui-ci. «Le son, écrit-il, est immédiatement présent et s’offre à l’auditeur. Mais on ne peut pas en dire autant des relations entre les notes; celles-ci doivent être recherchées . De toute évidence, la forme sonore ne saurait être identique à la compréhension de la position relative de ses notes constitutives.» En bref, la Gestalttheorie rejette les implications analytiques de l’acte brentanien pour se centrer sur l’expérience perceptive considérée comme un ensemble incluant dans son organisation même la totalité de l’expérience subjective. Elle se présente donc comme une psychologie générale, distincte aussi bien de l’élémentarisme résiduel de l’école autrichienne que de la phénoménologie husserlienne. Cette situation historique intermédiaire explique que la Gestalttheorie soit restée un empirisme et se soit principalement développée dans la direction de la psychologie expérimentale. Outre les recherches fondamentales de M. Wertheimer (1912) sur le mouvement stroboscopique, il faut rappeler, parmi les œuvres fondatrices, les recherches de W. Köhler sur l’intelligence des singes supérieurs (1921). De même que Wertheimer voit dans le mouvement apparent un phénomène clé capable de mettre en évidence l’indépendance des formes par rapport au substrat sensoriel, Köhler interprète l’«apprentissage brusque» comme la preuve de l’émergence de structures non associatives dans la solution des situations problèmes. Une longue série de recherches expérimentales constituant une tradition d’école étendra progressivement le concept de forme, comme principe explicatif, à tous les types de comportement, de la simple perception aux opérations mentales supérieures (cf. M. Wertheimer, Productive Thinking , La Pensée créatrice , 1943). Cependant, c’est au domaine perceptif que sont empruntées la majorité des démonstrations classiques sur les formes; elles reposent en général sur une analyse descriptive des attributs phénoménaux des structures visuelles, qui se réfère lointainement à la phénoménologie expérimentale de Stumpf.
Les lois de la structuration perceptive
Le principe essentiel de la Gestalttheorie est celui de la structuration phénoménale, selon lequel tout champ perceptif se différencie en un fond et en une forme . L’analyse descriptive d’un champ structuré permet de dégager les lois suivantes:
– La forme est nettement distincte du fond.
– La forme est close et structurée. C’est à elle que le contour semble appartenir.
– Son émergence dépend des caractères objectifs de structuration (relations géométriques, relations de contraste, etc.).
– Le résultat phénoménal dépend de l’action convergente des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs, les premiers pouvant dominer les seconds et réciproquement.
– L’ensemble détermine les caractéristiques phénoménales des parties et réciproquement.
– La forme ou figure résiste mieux au changement que le fond. Le seuil différentiel de luminance de la figure est en effet plus élevé.
– Le fond possède toutes les caractéristiques inverses de la figure: il paraît situé à l’arrière-plan du champ, ne possède pas de contour défini et résiste faiblement au changement.
En résumé, la partie du champ qui est vue comme forme est celle qui est délimitée phénoménalement par un contour précis et retient l’attention. On la qualifie de «forme» non pas en raison de sa disposition géométrique, mais avant tout parce que sa différenciation perceptive est élevée. C’est cependant en raison de cette différenciation que la géométrie a pu distinguer des familles caractéristiques de formes linéaires. La Gestalttheorie a toujours défendu une conception nativiste de la structuration et n’a guère accordé d’attention aux influences de l’apprentissage. Étant donné les choix culturels qui, dans la civilisation occidentale au moins, déterminent chez l’enfant une ségrégation précoce des formes privilégiées, il n’est guère possible d’établir avec certitude la part respective du constitutionnel et de l’acquis dans les phénomènes courants de structuration. L’analyse d’ensembles qui sont appris comme tels, à l’instar des lettres de l’alphabet par exemple, permet toutefois de saisir certains aspects de l’organisation formelle tels que la dominance de l’ensemble sur les parties. Ainsi, comme le remarque Katz, les lettres P et D ne sont jamais perçues dans la lettre R bien qu’elles y soient incluses comme constituants partiels. Les illusions d’optique, et particulièrement les figures réversibles, ont fourni aux gestaltistes une mine inépuisable d’exemples sur l’action combinée des différents facteurs de structuration. Les figures ambiguës ont été sans cesse utilisées dans le même but. Il est possible de développer à partir de ces faits une théorie générale de l’objet visuel et de relever les altérations de la forme qui résultent de l’intervention de la signification fonctionnelle.
En conclusion, les formes qui se dégagent de façon élective dans un contexte particulier constituent un résultat adaptatif optimal. On parlera à leur sujet de «bonnes formes» ou de «formes prégnantes». La prégnance est considérée par les gestaltistes comme l’expression des capacités autorégulatrices de l’organisme; elle intervient, selon eux, dans tous les processus qui régissent les relations entre l’organisme et le milieu. Cette conception, particulièrement développée par Köhler (1933) et par K. Goldstein (1934), a été opposée par les théoriciens de la forme aux explications mécanistes de l’organisme. Tandis que celles-ci prônent un modèle ponctuel fondé sur l’excitation locale et le réflexe, la théorie du champ aborde l’organisme comme un ensemble et étend cette interprétation aux fonctions physiologiques, et en particulier à l’intégration cérébrale.
À la suite des difficultés rencontrées par Wertheimer dans la recherche d’une explication physiologique du mouvement apparent, Köhler développa en 1920 sa théorie de l’isomorphisme . Celle-ci constitue une généralisation de la Gestalttheorie à la totalité des phénomènes, y compris les phénomènes physiques. Köhler justifie principalement cette extension conceptuelle en soulignant le fait que, dans la distribution du courant électrique dans un conducteur, par exemple, toute modification locale de la quantité d’électricité affecte l’équilibre de l’ensemble du système et réciproquement. La même constatation peut être faite mutatis mutandis à propos des autres systèmes physiques. On aurait donc affaire, ici encore, à des interactions entre le tout et les parties, régies par les lois qui gouvernent l’établissement et les transformations des formes.
Limites épistémologiques du gestaltisme
Dans sa formulation restreinte et technique, la psychologie de la forme doit son origine aux difficultés théoriques de l’atomisme mental et à l’impuissance de l’école de Graz à intégrer véritablement les actes et les contenus. Toutefois, ce point de départ limité ne l’a pas empêchée de s’élargir, peu avant la Seconde Guerre mondiale, en un système général qui prétend constituer une anthropologie philosophique, voire une épistémologie universelle. Peut-être faut-il voir là la conséquence inéluctable du développement de son concept de base. Par sa nature même, la notion d’ensemble ne peut se voir assigner de limites, étant donné que l’intégration de phénomènes partiels débouche sur des totalités qui restent elles-mêmes partielles par référence à des totalités plus englobantes. Un tel mouvement ne peut atteindre son terme théorique que dans une totalité qui coïnciderait avec l’ensemble des organisations partielles. Or la généralisation théorique expose très vite à des déductions qui dépassent la portée, forcément restreinte, des données de l’observation. Ce danger a été d’autant plus grand, dans le cas de la Gestalttheorie, que les résultats expérimentaux se réduisaient la plupart du temps à des analyses sujettes à caution, du fait qu’elles tendaient à la description phénoménologique par le biais des procédures psychophysiques.
Les enseignements du gestaltisme auront permis surtout de démasquer les insuffisances de l’atomisme mental et de l’interprétation mécaniste des phénomènes psychiques. Le mérite de l’école est aussi d’avoir étudié, avec une rare minutie, un nombre considérable d’effets phénoménaux qui constituent une systématique précieuse des perceptions. Ce faisant l’école gestaltiste a contribué à centrer l’intérêt des chercheurs sur des questions d’ordre résolument psychologique. Cependant, l’affirmation du caractère sui generis du phénoménal n’a pas amené la Gestalttheorie à une reconnaissance plénière de la transcendance des comportements; elle a au contraire combattu celle-ci en l’interprétant comme une rémanence philosophique, sans voir que le traitement objectif des organisations phénoménales la condamnait à retomber dans les pièges du physicisme, même au prix du renversement de l’isomorphisme. Ce dernier vient, en effet, converger a posteriori avec les tentatives a priori, actuellement dépassées, d’une psychologie scientifique intégrale.
Au titre de théorie générale des structures, le gestaltisme apparaît en définitive comme le substitut de la psychologie phénoménologique, dans laquelle Husserl voyait le fondement de ce savoir régional particulier que devait être, selon lui, la psychologie empirique. La doctrine de l’isomorphisme témoigne, en effet, par l’effort épistémologique qu’elle représente, de la nécessité d’une discipline fondatrice et la forme qu’elle a prise correspond en quelque sorte à l’aboutissement de la phénoménologie expérimentale de Stumpf. En soulignant le caractère fondateur de la science préparatoire qu’il qualifie de phénoménologie et en affirmant simultanément que celle-ci n’excluait au départ aucune forme de méthode positive, Stumpf ouvrait la voie à un retour subreptice aux principes expérimentaux classiques et donc, d’une façon lointaine, à une forme de réductionnisme plus subtile que celle de l’école de Leipzig. L’isomorphisme est, par conséquent, un physicisme capable de donner l’illusion de la transcendance en raison de sa référence à une théorie phénoménologique – celle de Stumpf – qui n’inclut pas l’exigence de la réduction au sens husserlien. On peut admettre, à la limite, que le programme épistémologique de Stumpf faisait partiellement droit au principe de la réduction eidétique husserlienne, du fait qu’il prévoyait une systématique des visées du savoir psychologique et qu’il distinguait l’ordre de ce savoir, d’une part, et l’articulation des contenus et des relations, d’autre part. Cependant, l’ordre du savoir reste enraciné dans le naturel, ce qui l’expose à ne privilégier la subjectivité fondatrice que sur un mode analytico-descriptif dénué de toute référence ontologique. Les hésitations de W. Köhler au sujet du rôle épistémologique de la phénoménologie dans la justification du point de vue gestaltiste témoignent à leur façon de l’ambiguïté de la référence phénoménologique selon que celle-ci est axée sur les principes de Stumpf ou sur ceux de Husserl. En dépit des tentatives de réconciliation assez timides formulées par W. Köhler dans The Place of Value in a World of Facts (1938), il est indéniable que l’isomorphisme vient couronner l’édifice gestaltiste en renonçant à une authentique phénoménologie de la perception au profit d’une nouvelle traduction physiciste des phénomènes. L’effort ultime tenté par Köhler et Wallach en vue de découvrir l’explication physiologique (voire physique) de certaines altérations phénoménales (effets consécutifs figuraux) dans la réorganisation parallèle des gradients de potentiel cérébraux signe à la fois l’aboutissement et l’échec de l’hypothèse isomorphiste.
gestaltisme [ gɛʃtaltism ] n. m. ♦ Philos. Théorie de la forme. — Adj. et n. GESTALTISTE , (1953) .
● gestaltisme nom masculin (de gestalt) Synonyme de théorie de la forme. ● gestaltisme (synonymes) nom masculin (de gestalt)
Synonymes :
- théorie de la forme
gestaltisme
n. m. PSYCHO Psychologie de la forme.
gestaltisme [gɛʃtaltism(ə)] n. m.
ÉTYM. 1946; de gestalt, pour traduire l'all. Gestalt-theorie.
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♦ Philos., psychol. Théorie de la forme. ⇒ aussi Structuralisme.
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DÉR. Gestaltiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.