PERCEPTION
Malgré l’intérêt incessant qu’a suscité l’étude de la perception tout au long de l’histoire de la philosophie occidentale et malgré l’énorme contribution, sur ce sujet, de la psychologie depuis l’époque où celle-ci a tenté de se définir comme science, ce topique constitue, par excellence, un domaine qui résiste à la fois à l’observation concrète et à l’analyse abstraite. Le malaise que provoque tout exposé traitant de la perception comme d’un en-soi trouve son origine dans le fait qu’elle ne saurait être distinguée du sujet percevant. On a d’abord pensé résoudre le problème de cette indissociabilité en ramenant la perception à la sensation; ce modèle physiologique intuitif de la psychologie naissante permettait, en effet, d’établir une distance entre un résultat obligé et un fonctionnement supposé et de donner ainsi l’apparence d’une objectivation. Procédé commode sans doute, mais qui ne pouvait permettre de démasquer le caractère intuitif voilé par l’appareil et les méthodes de la métrologie. Procédé trompeur, parce qu’il dispensait d’affronter le principe de relativité que l’existence même du sujet introduit dans tout traitement psychologique du vécu. Ainsi s’est produite une scission entre le vécu et l’analyse des phénomènes tels qu’ils étaient définissables par les moyens mis en œuvre par l’analyse elle-même. On ne saurait faire grief à plus d’un siècle de recherche expérimentale d’avoir constamment séparé l’objet de la perception de l’acte de la perception, car, sans un tel écart, l’idée même d’une science des phénomènes perceptifs n’aurait pu se développer. Par-là se trouve posée à son tour la question de la légitimité de toute science psychologique autonome, sans qu’on ait à incriminer le mouvement historique lui-même, personnalisé dans les hypothèses particulières. L’historien qui entreprendra de retracer les fondements de toutes les théories dualistes ne dégagera sans doute, s’il s’en tient à la formulation intelligible des postulats sous-jacents, qu’un pragmatisme de fait s’il se limite à l’examen des procédés et de leur efficacité. Il sera condamné à relever des non-sens historiques, sans pouvoir établir ce que le sens effectivement trahi aurait exigé à un moment donné. Actuellement encore, rien n’interdit de définir les perceptions comme le résultat du fonctionnement des récepteurs, et rien ne permet d’imposer l’idée que la transcendance du vécu n’est pas une superstructure étrangère aux actes mêmes. Pour ces raisons, la critique introduite par l’étude phénoménologique des perceptions n’a guère été comprise de ceux qui interprètent comme une négation toute volonté de radicalité. L’étude de la perception entraîne, quoi qu’on fasse, une confusion entre le vécu et l’intelligible, confusion d’autant plus profonde que le vécu, défini fallacieusement comme le «privé», le singulier irréductible, est opposable à partir de ce moment à l’«objectif», défini comme l’universel. Et lorsque certains, Erwin Straus en particulier, ont montré que la fidélité même aux lois de la physiologie obligeait à traiter du sentir et non des sensations, leur mise au point a paru largement étrangère aux buts poursuivis par une psychologie rigoureuse. Il semble bien que l’épistémologie fondamentale impliquée par l’étude des perceptions doive, dans une perspective soucieuse de prudence, être abordée à partir des enseignements de la physique et, concurremment, à partir du concept de conscience. Il ne s’agit nullement de justifier l’idée – qui avait cours au XIXe siècle – d’une psychophysique, mais plutôt de dégager les exigences de pensée qui ont résulté de la physique naïve, laquelle est en opposition, sous plus d’un aspect, avec les principes de la physique théorique. Il ne s’agit pas non plus de revenir à une psychologie de la conscience. On ne pourrait envisager la tâche qui s’impose qu’en essayant de fournir de la conscience une définition non normative et donc, autant que possible, opérationnelle. Et l’on verrait sans peine, au terme de cette analyse, que toute définition isolée de la conscience empêche d’aborder la perception dans sa réalité vécue. On est amené par-là à considérer le caractère biologique de l’activité perceptive et à montrer que les problèmes de la physique naïve, comme ceux de la conscience, ne peuvent être clarifiés que dans cette perspective. Cela doit également permettre de situer le vécu de la perception au niveau biologique lui-même, ce qui, par voie de conséquence, exige d’inclure le problème du vécu perceptif des animaux dans l’ensemble des processus d’adaptation qui assurent les équilibres vitaux.
1. La perception comme acte
Le dualisme percevant-perçu
L’ancien dualisme du sujet et de l’objet a introduit dans la pensée psychologique une notion d’interaction qui s’est développée dans le sens de l’empirisme d’une part, dans le sens de l’idéalisme d’autre part. Il est assez remarquable que la théorie hylémorphique d’Aristote, tout en fondant lointainement les pôles traditionnels du dualisme, reposait dans son principe sur une conception biologique implicite des relations entre le percevant et le perçu. Toutefois, elle est également responsable du lien établi ultérieurement entre le perçu et le connu. Tous les développements théoriques modernes concernant la perception n’ont pu, pour cette raison, traiter explicitement de la fonction de la perception sans se référer, de loin ou de près, au rôle d’instauration cognitive que l’existence des objets pour un sujet semblait devoir imposer. L’acte perceptif est ainsi apparu comme une sorte d’intermédiaire difficilement délimitable, relégué, aux yeux de certains, dans les interprétations épistémologiques contradictoires des philosophies successives.
Au XIXe siècle, la psychologie de l’acte, qu’inaugure Franz Brentano (1873), fournit les premiers fondements d’une théorie de la perception qui, à travers le concept d’intentionnalité, rendra possible un traitement des modalités de la constitution telle qu’elle est développée par Husserl. Cependant, les successeurs immédiats de Brentano, groupés autour de A. Meinong et de quelques autres, ne pourront échapper à une psychologie de l’objet constitué et à une théorie de la connaissance, dans laquelle le sensoriel et le cognitif auront des relations complexes, souvent difficilement unifiables. Les textes de Meinong et de ses collaborateurs, réunis dans une publication parue en 1904 (Untersuchungen über Gegenstandstheorie und Psychologie ), sont très instructifs sous ce rapport. Non moins typique est l’étude de C. von Ehrenfels sur les qualités formelles (Über Gestaltqualitäten , 1890), qui introduit le concept de structure (Gestalt ) sans lui accorder la signification purement phénoménale que lui reconnaîtront les théoriciens de la psychologie de la forme. Plus récemment, des psychologues expérimentateurs très rigoureux introduisent, malgré eux, dans leurs définitions, des termes qui impliquent une relation fondamentale entre perception et connaissance. Henri Piéron, par exemple, définit la perception comme une «prise de connaissance sensorielle d’objets ou d’événements extérieurs qui ont donné naissance à des sensations plus ou moins nombreuses et complexes». «Toute perception, ajoute-t-il, est une gnosie.» Ce dernier terme, même pris dans son acception neurophysiologique courante, affirme à lui seul la valence cognitive de processus que l’on réfère par ailleurs à des sensations considérées exclusivement comme des réactions physiologiques locales. Le dualisme cartésien apparaît comme l’origine des conceptions hybrides des psychologues expérimentateurs. La lecture des Principia de Descartes montre que les termes «perception» et «apercevoir» revêtent chez lui la signification d’actes qui se déroulent au niveau de la pensée. Même si, dans le vocabulaire cartésien, la «pensée» désigne la plupart du temps l’ensemble du psychisme, aucun doute n’est possible quant au sens de «perception», terme qui est du reste référé aux actes de l’«entendement». Cependant, s’il existe un dualisme philosophique qui a déterminé l’orientation principale de la psychologie scientifique au XIXe siècle, il faut se demander quel rôle exact les notions physiques ont joué dans cette évolution.
Référence sensible et référence rationnelle
L’opposition cartésienne entre la pensée et l’étendue est le résultat d’un scepticisme fondamental au sujet des certitudes fournies par l’activité sensorielle. Celle-ci fournit le point de départ des adaptations aux situations de la vie ordinaire et fonde une physique naïve, c’est-à-dire une physique liée aux actions biologiques de l’organisme dans son milieu. Cette physique, que l’on pourrait assez justement qualifier de physique subjective, est entièrement indépendante de tout problème de vérité, tel qu’il se pose au niveau de la logique et de l’épistémologie. La référence au sensible n’est pas, dans ces conditions, une opération orientée vers un quelconque mécanisme de preuve ; c’est, au contraire, une épreuve à l’état pur qui n’appelle aucune démonstration. Lorsque la physique conceptuelle – et toute science en général – se tourne vers la preuve sensible, elle revient, au terme d’un processus d’abstraction, au niveau de cet absolu sensoriel, au-delà duquel aucune affirmation d’existence n’est possible. En d’autres termes, il ne peut exister de science expérimentale que si l’on pratique à un moment donné un retour vers la physique naïve, qui est la physique inéluctable à laquelle est soumis l’observateur vivant dans son acte concret de repérage. Les certitudes exigées par la philosophie cartésienne à la suite du Cogito orientent le penseur scientifique vers une référence rationnelle (celle qui est amplement développée dans le Discours et dans les Regulae ) au détriment des certitudes «trompeuses» des sens. À partir de là s’amorce dans la pensée occidentale une méfiance à l’égard du sensoriel, méfiance qui finira par atteindre le subjectif dans son ensemble. Dans cette perspective, on n’attribue plus de valeur à la perception que par référence à l’exercice de la rationalité et donc en opposition radicale avec la physique vécue (naïve) des actes vitaux. La psychologie comme science du subjectif se trouve donc fondée, dans la pensée moderne, sur une physique abstraite dans laquelle les dimensions de l’espace et du temps n’ont que le statut d’extensions conceptuelles élaborées à partir de la notion de point et de sommation homogène. L’organisme ne se meut pas de manière autonome dans son environnement vital; il est simplement capable d’être déplacé positionnellement dans l’espace cartésien. Il subit les actions ponctuelles discrètes des stimuli et ceux-ci forment des sensations qui, combinées par association, formeront des ensembles additifs appelés perceptions.
Indépendamment des critiques proprement philosophiques qu’on peut adresser à la conception cartésienne, il est certain que celle-ci a contribué à l’instauration d’une psychologie des perceptions incompatible avec la réalité biologique de l’organisme. Cette réalité, il convient de le répéter, est celle d’un système régi macroscopiquement par les données d’une physique préconceptuelle. Les actes perceptifs ne sont donc pas des actions réductibles, par leur nature même, à un système d’informations programmées, étant donné qu’une réduction de cette nature implique forcément une analyse en éléments aussi rudimentaire, du point de vue biologique, que celle que pratiquèrent les tenants du premier atomisme mental. Et ce dernier ne faisait que réaliser, sous une forme approximative, les ambitions mécanistes d’un organisme-machine. Notons également que l’influence cartésienne s’est particulièrement manifestée dans la conception «passiviste» des perceptions, qui a envahi la psychologie depuis ses origines scientifiques. Les perceptions d’un organisme défini more geometrico n’incluent par définition que les traces ponctuelles d’un système extérieur, qui ne peut faire aucune part à l’intervention active d’un sous-système qui lui est identique dans son essence même. Le modèle cybernétique de l’organisme ne résout pas cette difficulté, en raison du fait que le caractère téléologique des perceptions qu’il reconnaît n’intervient, lui aussi, que dans le cadre d’une conception où les actions de l’organisme sont commutatives avec celles du milieu. La notion cybernétique de téléologie est donc différente de la notion biologique de téléonomie, cette dernière attribuant au vivant un caractère producteur sui generis propre à un ordre d’échanges où la sommation pure et simple fait place à des processus de décision autonome. C’est ce caractère de décision qui permet de définir les perceptions comme des actes. Ceux-ci définissent à la fois la constitution du phénomène et les exécutions adaptées que seul ce dernier rend possibles.
2. La constitution phénoménale
Pour une approche biologique
Le caractère de décision, outre qu’il empêche de traiter la perception selon un pur modèle d’interaction équivalente entre l’organisme et le milieu, amène logiquement à considérer la constitution du monde phénoménal. Si l’organisme et le milieu représentent les pôles d’un processus d’interaction régi par de purs transferts abstraitement interchangeables, on se voit obligé de considérer comme réel un modèle qui n’est pas conforme aux données de la biologie. Sans doute, dans la communication qui s’établit entre l’organisme et le milieu, y a-t-il transfert d’informations diverses. Celles-ci sont indispensables au fonctionnement des régulations vitales. Ce qui paraît inacceptable, c’est l’admission d’un modèle qui, investi d’un pouvoir d’analyse exagérément grossi, amène à négliger ces aspects premiers de la perception, tels qu’ils existent pour le sujet percevant lui-même. La conception cartésienne et ses conséquences sur la psychologie scientifique illustrent une telle situation. De même, les modèles biologiques d’inspiration mécaniste et les modèles cybernétiques non biologiquement fondés interprètent les actes perceptifs en les simplifiant à l’extrême, dans la mesure où ils sacrifient la complexité des phénomènes observables à la seule cohérence d’un langage formalisé. L’application du calcul informationnel à l’étude des perceptions expose aux mêmes schématisations. Sans doute de telles analyses peuvent-elles fournir des indications numériques intéressantes sur certains aspects des phénomènes perceptifs. Mais l’application adéquate de ces méthodes suppose la mise en évidence antérieure de ceux-ci sur le plan biologique. On peut donc se demander si l’on peut tirer de ces procédés une hypothèse heuristique sur la nature fondamentale des relations de l’organisme avec son environnement.
L’approche biologique des phénomènes perceptifs permet, au contraire, de mieux comprendre la constitution du monde phénoménal au niveau de l’expérience et de déterminer ultérieurement dans quelle mesure la perception rejoint la connaissance. Comme l’écrit V. von Weizsäcker, «il faut nécessairement distinguer de l’intégration physico-mathématique l’intégration biologique de l’espace. L’intégration physico-mathématique a un système de référence constant dans le temps. Les coordonnées doivent être en état de totale immobilité, et tous les corps qui se réfèrent à elle sont donc aussi sans contradiction entre eux. L’intégration biologique n’a jamais qu’une valeur momentanée; son système de références peut sans doute avoir une certaine durée, mais il peut être aussi à chaque instant sacrifié en faveur d’un autre. Ce n’est donc pas un système à proprement parler, mais un agencement d’opérations biologiques dans un présent».
L’apport de la psychologie gestaltiste
L’étude du monde phénoménal de l’homme et des diverses espèces animales a été principalement inspirée par la psychologie gestaltiste [cf. GESTALTISME]. Il y a lieu, toutefois, de distinguer à ce propos les phénomènes eux-mêmes et les théories qui se rapportent à cette école. Ces dernières, comme toutes les théories scientifiques, n’ont répondu qu’à un nombre limité de questions. Quant aux faits d’observation, leur découverte a révélé certains aspects fondamentaux de la perception, dont l’universalité a été confirmée à maintes reprises au niveau animal. On est encore loin de pouvoir en donner l’explication physiologique, mais, sur le plan évolutif, divers arguments très sérieux militent en faveur de leur caractère primordial. Sherrington en particulier, indépendamment des enseignements gestaltistes, a souligné quelques faits capitaux qui permettent de mieux comprendre l’émergence de l’organisation phénoménale au cours de l’évolution; dans son ouvrage célèbre The Integrative Action of the Nervous System (1906), il développe, à propos des sens à distance (vision, audition, olfaction), la théorie dite de la précurrence, selon laquelle ceux-ci se distinguent des sens non précurrents (sens tactile et sens gustatif) par le fait qu’ils permettent à l’organisme de repérer des changements du milieu sans exiger un contact des stimuli avec le corps propre. Ce caractère entraîne un accroissement de la sécurité biologique: un prédateur peut être repéré visuellement avant l’attaque effective, une substance peut être estimée olfactivement avant ingestion, etc. L’important est, toutefois, que la précurrence n’a pu atteindre ce résultat biologique que par le développement d’un espace subjectif et, consécutivement, par le développement d’un temps propre à l’organisme. Les distances de repérage augmentant, les temps d’exécution des actes augmentent corrélativement, et la diversité des décisions possibles s’accroît elle aussi. À la limite, les conduites indirectes et l’utilisation d’intermédiaires de plus en plus complexes entraînent l’apparition de comportements intelligents caractéristiques. Cette hypothèse remarquable permet aussi de comprendre l’émergence de la structuration phénoménale, c’est-à-dire l’apparition progressive des perceptions dans la série animale. L’utilisation d’intermédiaires fonctionnels ne pouvait, en effet, produire les effets évolutifs que l’on constate chez les animaux supérieurs et chez l’homme (c’est-à-dire chez les organismes les plus indépendants des contraintes du milieu) que si le champ environnant se différenciait en systèmes possesseurs d’une invariabilité relative. Les signaux élémentaires qui guident les organismes moins évolués ont donc été remplacés chez les organismes supérieurs par des systèmes complexes d’excitation à multidimensionnalité poussée. On peut légitimement ramener à ce processus l’émergence des formes structurées qui sont devenues les stimuli-signes. La perception étant devenue indissociable de l’action, du fait que l’extension perceptive était liée à une diversification des actes dans le temps accru de la précurrence, le faire de l’organisme a produit des objets pourvus des mêmes caractéristiques que les structures naturelles du percevoir . Ainsi s’est formé le monde phénoménal de chaque forme animale, monde organisé dans lequel le naturel et l’artificiel ont suivi les mêmes principes biologiques de différenciation.
En ce qui concerne le problème de la perception, l’apport de la psychologie gestaltiste peut être résumé dans les points suivants:
– L’organisation du monde phénoménal est le résultat d’un processus évolutif au cours duquel la différenciation des divers champs sensoriels s’est imposée à la manière de repères nécessaires à l’exercice efficace de la précurrence.
– Les réponses sensorielles les plus élémentaires ont d’abord consisté en des réactions à des signaux. Elles ont ultérieurement fourni le point de départ matériel de structures plus complexes dans lesquelles le caractère de «tout ou rien» du signal a été remplacé par des formes.
– L’émergence des formes ou structures perceptives a été caractérisée par une extension des significations. La valence de présence ou d’absence du signal correspondait à une signification fondée sur l’utilité biologique immédiate. Par le jeu de l’extension temporelle liée à la précurrence, les significations se sont progressivement dissociées de la simple fonction-signal, du fait que la multiplicité des actes intermédiaires a rendu multivalentes des situations qui étaient originairement ambivalentes.
– Le développement conjoint de la précurrence et des actions intelligentes a introduit peu à peu des systèmes de relation tendant vers la représentation et la symbolisation. Ce dernier point soulève le problème des relations entre perception et cognition.
3. Perception et cognition
La signification biologique de la perception
Le glissement du perceptif au cognitif, qui, comme on l’a déjà noté, caractérise certaines théories générales de la perception, constitue un problème essentiel, qu’on ne peut aborder de manière fructueuse que si l’on donne à la fonction adaptative de la connaissance un primat absolu. Toute épistémologie est finalement ramenée, pour cette raison, au problème biologique de la perception. Et cette affirmation ne signifie nullement que l’on doive, au terme d’une analyse de ce genre, revenir aux composantes sensorielles locales comme au seul fondement capable de fournir une explication scientifique de l’organisation perceptive. Les anciennes théories dualistes qui ont recherché, avec une ténacité remarquable, des éléments explicatifs dans les substrats sensoriels n’ont jamais abouti qu’à des juxtapositions de principes. Ces théories ont constamment confondu des causes supposées avec des conditions réelles. Elles ont en outre, comme E. Straus l’a montré, été obligées d’inventer des explications verbales pour les besoins de la cause. Le concept d’inhibition, par exemple, tel qu’il est utilisé par Pavlov dans la théorie des réflexes conditionnés, se présente plus comme une obligation du discours que comme une nécessité imposée par l’expérimentation elle-même. On peut ajouter que la structuration perceptive est intimement liée aux réponses des récepteurs, mais qu’il est impossible de la réduire à ces dernières. Il n’y a donc de «substrat» et de «sensations» que dans l’investigation physiologique pure. Au niveau de l’expérience subjective, qui est celui de la psychologie, ces deux termes ne sont que des abstractions commodes, qui traduisent le malaise épistémologique de tentatives plus assimilatrices que créatrices.
S’il est donc question de connaissance au niveau de la perception, c’est encore en relation avec la signification biologique de celle-ci. On a insisté dans cet article sur l’enracinement évolutif des structures de la perception, parce qu’il semble primordial de s’interroger sur la genèse des phénomènes constitués par la subjectivité et d’éviter par-là de partir de celle-ci comme d’une notion générale qui ferait figure de postulat. L’examen des conditions les plus probables dans lesquelles le subjectif s’est progressivement instauré montre que c’est dans le développement phylogénique lui-même qu’il faut trouver la source des différenciations qui ont abouti à la polarité de l’organisme et du milieu. On pourrait dire, plus précisément, que la relation entre l’un et l’autre est une relation dans laquelle l’action constitutive des fonctions autorégulatrices du vivant fait surgir des interactions qui sont déjà très différentes d’une simple relation physico-chimique au niveau de l’inanimé. Quant à l’instauration de la subjectivité proprement dite, elle doit être comprise, semble-t-il, comme l’émergence d’une relation nouvelle dans laquelle le couple organisme-milieu est remplacé par le couple sujet-monde. Toutefois, si les hypothèses qu’on peut avancer sur le plan ontogénique amènent à reconnaître l’originalité des structurations dans les actes constitutifs du vivant, le rôle de la subjectivité oblige à envisager les potentialités de l’organisme dans la perspective de la psychologie comparée et de la psychologie génétique. Le point de vue phylogénique trouve donc un complément nécessaire dans le point de vue ontogénique.
Comparant la perception humaine et la perception animale, F. J. J. Buytendijk remarque que «l’homme est citoyen de deux réalités, du monde matériel, objectif, reconnaissable, et de l’environnement subjectif avec lequel il coexiste, part intégrante de son vécu. Chez l’animal supérieur comme chez l’homme, les événements et les objets sont perçus dans un contexte de significations qui est irréductible à la seule configuration du système d’excitation. Le ressentir et le constater sont, pour reprendre la terminologie de cet auteur, indissociables dans les actes qui unissent l’être vivant à son entourage. Chez les animaux inférieurs, au contraire, les significations seraient plus limitées, parce qu’elles sont absolues pour l’espèce en ce sens que «chaque individu les ressent de la même manière». C’est en ce sens que la perception humaine est «un savoir à la fois connaissant et sensible» (Buytendijk, 1958). Vivre dans un monde ne signifie donc pas, dans les situations de la vie humaine, exécuter des actes qui seraient les résultats obligés d’autorégulations; les significations s’instaurent plutôt sur un fond d’ambiguïté fondamentale. C’est en ce sens également que les sensations, c’est-à-dire les réponses physiologiques locales, ne sont pas isolables malgré leur spécificité. Elles ne peuvent, pour cette raison, constituer par elles-mêmes un champ de conscience, et celui-ci n’est pas un contenant dans lequel viendraient simplement s’additionner et se combiner de diverses manières des informations partielles interchangeables. Les structurations qui caractérisent les perceptions sont orientées au départ, non seulement par les potentialités des récepteurs, mais aussi par l’intervention des significations diverses acquises par chaque individu au cours de son existence. Aux significations biologiques fondamentales – qui, tout en étant différentes, sont comparables chez l’animal et chez l’homme – viennent se joindre celles qui résultent des créations propres du sujet comme individu et comme être social.
La perception comme acte cognitif
Indépendamment du point de vue biologique, la psychologie cognitive tente depuis le début des années soixante-dix de renouveler la théorie de la perception en proposant des modes d’analyse inspirés par la théorie de l’information et de la communication (cf. activités et structures COGNITIVES). Cette tendance de la psychologie expérimentale se fonde essentiellement sur l’idée que la perception est un acte cognitif, en ce sens que le phénomène que l’on désigne de cette façon est le résultat d’un traitement subjectif guidé par un programme, celui-ci orientant les stratégies du comportement. Le terme de «cognition» couvre donc tous les processus par lesquels l’information qui atteint le sujet est transformée, élaborée, mise en mémoire et finalement utilisée (Neisser, 1967). Sans avoir la prétention de renouveler de façon radicale les problèmes soulevés par l’étude de la perception, la psychologie cognitive offre indubitablement une voie d’approche fonctionnelle qui permet de formuler des hypothèses nouvelles sur les «constructions» psychiques qui caractérisent l’activité perceptive. Elle rejoint, de ce point de vue, les travaux antérieurs de D. A. Broadbent (1958) sur les relations entre perception et communication, ainsi que l’opérationnalisme de Jean Piaget.
Perception et intelligence
Il reste à examiner le problème du développement des perceptions et des relations entre l’activité perceptive et l’intelligence. Ne pouvant recenser ici les innombrables travaux qui ont étudié le développement des diverses catégories de perceptions, on se limitera à une discussion de quelques thèses fondamentales, principalement de celles qui ont été défendues par Jean Piaget dans toute une série de publications. «La perception, écrit Piaget, est la connaissance que nous prenons des objets, ou de leurs mouvements, par contact direct et actuel, tandis que l’intelligence est une connaissance subsistant lorsqu’interviennent les détours et qu’augmentent les distances spatio-temporelles entre le sujet et les objets.» Cette définition, on le voit, s’apparente étroitement aux conceptions qui résultent des travaux de Sherrington. Selon Piaget, il est légitime de supposer qu’il existe une continuité entre la perception et l’intelligence, parce que l’on a affaire dans les deux cas à des processus qui résultent en une équilibration terminale: structurations équilibrées dans le domaine perceptif, groupements opératoires stables dans le domaine de l’intelligence. La théorie défendue par Piaget fait droit aux observations gestaltistes. Elle reconnaît le caractère biologique premier des formes, mais rejette l’idée de l’invariance des lois d’organisation au cours du développement mental. L’auteur cite, à l’encontre de cette thèse, les résultats de diverses recherches qu’il a effectuées en ce domaine. Cette critique atteint indirectement la théorie de l’isomorphisme, défendue par Wolfgang Köhler: les lois d’organisation des ensembles sont absolument universelles et se manifestent au niveau physique comme au niveau phénoménal. Si l’on met en cause la généralité des lois d’organisation, on peut, selon Piaget, échapper au dilemme atomisme-gestaltisme en faisant intervenir, dans la genèse des structures, des «différenciations accommodatrices et assimilations». Les transformations observées en fonction de l’âge dans l’établissement des constantes perceptives, dans la facilité de transposition et dans bien d’autres cas encore amènent Piaget à entrevoir, entre perception et intelligence, des relations qui, tout en se fondant sur le fait commun de l’existence de structures, diffèrent néanmoins sur quelques points essentiels. Ainsi, on remarquera que, si les structures opératoires sont reliées par une série continue d’intermédiaires aux structures perceptives [...], il y a cependant une inversion fondamentale de sens entre la rigidité d’une «forme» perçue et la mobilité réversible des opérations».
Les différences principales relevées par Piaget peuvent être résumées de la manière suivante:
– Les structures perceptives sont modifiées dans leur totalité par l’effet de changements internes partiels; les structures opératoires de l’intelligence ne sont pas altérées par des transformations internes, grâce à l’intervention de compensations. C’est la conséquence du caractère de réversibilité signalé plus haut.
– Dans l’activité perceptive, toute «centration» est déformante et cette déformation doit être corrigée par des «décentrations». L’activité intelligente procède également par décentrations, mais celles-ci aboutissent finalement, par des voies souples et nombreuses, à l’objectivité.
– Dans la perception, les centrations entraînent des déformations parce qu’elles se produisent en nombre trop limité pour déterminer la «décentration entière de l’objectivité». Les structures perceptives sont donc essentiellement de nature probabiliste. Leur irréversibilité consécutive s’oppose à la réversibilité de la décentration complète de l’acte intelligent.
À côté de ces différences, Piaget signale plusieurs caractères qui semblent être communs à la perception et à l’intelligence. Il estime, en particulier, que les processus de régulation qui se traduisent par l’intervention de décentrations correctrices s’apparentent déjà à l’action intelligente, ne fût-ce que parce qu’ils contribuent à réduire le caractère probabiliste de la perception. Divers arguments, principalement tirés de l’étude des variations des illusions en fonction de l’âge, plaident dans le même sens. On peut affirmer, dans la perspective de Piaget, que ces observations soulignent l’activité perceptive du sujet, par opposition à la perception considérée sous le seul aspect réceptif. L’analyse de Piaget montre – et ce n’est pas son moindre mérite – qu’une étude de la genèse des opérations mentales repose nécessairement sur une approche biologique des actes perceptifs. Elle souligne également l’insuffisance des conceptions atomistes et passivistes qui ont longtemps régné en ce domaine. Somme toute, ces conceptions s’avéraient inadéquates, surtout du fait qu’elles étaient condamnées, par leur nature même, à traiter du perceptif en termes de physiologie sensorielle classique. Et, si étrangère que la théorie de Piaget puisse être à la pensée phénoménologique, elle converge d’une certaine façon avec les enseignements husserliens en matière de constitution . On songe, en particulier, aux relations que Husserl établit entre la constitution perceptive et la constitution catégorielle dans les Recherches logiques . Il faut également rappeler que le rôle central attribué aux structures dans la perspective génétique de Piaget trouve un antécédent historique dans le recours que fait Husserl au concept d’ensemble figural lorsqu’à la fin de la Philosophie de l’arithmétique il tente d’instaurer un traitement adéquat de la multiplicité.
Sans prétendre assimiler l’une à l’autre des voies d’approche fondamentalement étrangères dans leurs principes d’analyses, on peut, par de telles comparaisons, mettre en évidence les parentés secrètes qui existent entre les théories de la perception. Il ne paraît pas téméraire d’affirmer que, dans la mesure où elles réussissent à dévoiler un aspect important des actes perceptifs, ces théories se rejoignent, comme on l’a fait remarquer, au niveau biologique. Il est assez paradoxal d’aboutir à une telle constatation, s’agissant de phénomènes qui s’agencent à propos de l’activité adaptative des êtres vivants. Mais ce caractère paradoxal tient peut-être simplement au fait que l’observateur est un percevant qui ne dissocie qu’avec peine la perception vécue de la thématisation qui porte sur la perception même.
perception [ pɛrsɛpsjɔ̃ ] n. f.
• 1370; « action de recevoir (le Saint-Esprit; l'Eucharistie) » v. 1170; lat. perceptio
I ♦ (1468)
1 ♦ Opération par laquelle l'Administration recouvre les impôts directs. ⇒ 1. recouvrement; collecte, levée, rentrée.
♢ Par ext. Impôt, taxe, redevance. Perception excessive. ⇒ trop-perçu.
2 ♦ (XIXe) Emploi, bureau du percepteur. ⇒ recette. « La vacance probable d'une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une émeute d'ambitions à la Chambre des députés ! » (Balzac).
II ♦ (1611) Didact. ou littér.
1 ♦ Vieilli Acte, opération de l'intelligence, représentation intellectuelle. ⇒ idée, image. « Une perception claire et distincte » (Descartes). « Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d'un principe actif qui juge » (Rousseau).
♢ Le fait de subir une action, d'y réagir. ⇒ affection. Perceptions et aperceptions chez Leibniz.
2 ♦ Mod. Fonction par laquelle l'esprit se représente les objets; acte par lequel s'exerce cette fonction; son résultat. Perception et sensation. ⇒ 1. sens, sensation. Localisation des perceptions. Théories sensualistes, associationnistes, génétiques de la perception. « Phénoménologie de la perception », de Merleau-Ponty. Le daltonisme est un trouble de la perception des couleurs. Perception et imagination. « Quand je dis : “l'objet que je perçois est un cube”, je fais une hypothèse que le cours ultérieur de mes perceptions peut m'obliger d'abandonner. [...] Dans la perception, un savoir se forme lentement » (Sartre). — Gramm. Verbes de perception (ex. regarder, écouter, voir, entendre, sentir).
3 ♦ Littér. Perception de qqch. : prise de connaissance, sensation, intuition. ⇒ impression. Perception du bien et du mal : sens moral. « Pendant qu'il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait résulter pour lui de cette aventure à Digne ? » (Hugo).
● perception nom féminin (latin perceptio, -onis) Action de percevoir par les organes des sens : La perception des couleurs. Idée, compréhension plus ou moins nette de quelque chose : Avoir une perception, confuse de la situation. Événement cognitif dans lequel un stimulus ou un objet, présent dans l'environnement immédiat d'un individu, lui est représenté dans son activité psychologique interne, en principe de façon consciente ; fonction psychologique qui assure ces perceptions. Encaissement ou appropriation, par la personne qualifiée pour en jouir, des produits, fruits ou revenus d'une chose. Recouvrement des impositions par le percepteur des impôts ; emploi, bureau du percepteur. ● perception (citations) nom féminin (latin perceptio, -onis) Émile Chartier, dit Alain Mortagne-au-Perche 1868-Le Vésinet 1951 Toute douleur veut être contemplée, ou bien elle n'est pas sentie du tout. Propos sur le bonheur Gallimard Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 La perception dispose de l'espace dans l'exacte proportion où l'action dispose du temps. Matière et mémoire P.U.F. Michel Eyquem de Montaigne château de Montaigne, aujourd'hui commune de Saint-Michel-de-Montaigne, Dordogne, 1533-château de Montaigne, aujourd'hui commune de Saint-Michel-de-Montaigne, Dordogne, 1592 La volupté même et le bonheur ne se perçoivent point sans vigueur et sans esprit. Essais, I, 42 Nathalie Sarraute Ivanovo, Russie, 1900-Paris 1999 On n'a pas encore découvert ce langage qui pourrait exprimer d'un seul coup ce qu'on perçoit en un clin d'œil. Le Planétarium Gallimard ● perception (synonymes) nom féminin (latin perceptio, -onis) Idée, compréhension plus ou moins nette de quelque chose
Synonymes :
- vue
perception
n. f.
d1./d FIN Recouvrement (des impôts). Perception d'une taxe.
— Emploi de percepteur.
|| Local où le percepteur a sa caisse.
d2./d PSYCHO Représentation d'un objet, construite par la conscience à partir des sensations.
|| Cour., abusiv. Sensation. Les perceptions lumineuses.
⇒PERCEPTION, subst. fém.
I.— Acte de percevoir, son résultat.
A.— [En tant qu'acte]
1. a) PHILOS., PSYCHOL. Opération psychologique complexe par laquelle l'esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. Perception tactile, visuelle; perception spatiale; théorie de la perception. Un des effets du vêtement est de rendre le corps plus présent et plus sensible à lui-même par des perceptions de la peau (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p. 68) La perception est plus que la simple sensation : c'est la sensation suivie de l'acte intellectuel qu'elle suscite immédiatement et par lequel elle est interprétée (Méd. Biol. t. 3 1972) :
• 1. Nos perceptions du monde physique s'organisent en nous (...) sous forme d'images qui représentent avec le plus de fidélité possible ce qui se passe autour de nous. Mais perceptions, sensations, ne tombent jamais dans un terrain neutre; elles engendrent immédiatement une réaction affective, une émotion, qui varient selon la nature de ce qui les provoque, mais aussi selon la nature de celui qui les reçoit.
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 313.
♦ Troubles de la perception. Les troubles de la perception peuvent (...) être dus à des altérations des organes sensoriels, des voies nerveuses et des centres correspondants à des perturbations des centres d'intégration gnosique (...) à une atteinte de la personnalité ou à une modification de la conscience ou de la relation au monde (LAFON 1969).
♦ PSYCHANAL. Perception externe. La psychanalyse fait la distinction entre la perception externe et la perception interne, la première étant fondée sur des sensations dérivées des organes des sens, la seconde étant fondée sur la conscience que l'on prend des processus mentaux « internes » (RYCR. 1972).
b) GRAMM. Verbe de perception. Verbe qui désigne une opération des sens :
• 2. La proposition infinitive, sans être absolument de règle après les verbes de perception (regarder, voir, écouter, entendre, sentir, etc.), y est du moins très habituelle; sans doute parce que ces verbes forment avec l'infinitif complément une unité sémantique si étroite que la langue en fait un bloc.
LE BIDOIS 1967, p. 308.
2. Acte de prendre connaissance par l'intuition, par l'intelligence ou l'entendement. La perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent (CHATEAUBR., Mém., t. 4, 1848, p. 584). L'acte le plus simple de l'intelligence renferme la perception de Dieu; car il renferme la perception de l'être et la perception de l'infini (RENAN, Avenir sc., 1890, p. 478).
— PSYCHOL. Perception interne. ,,Connaissance que le moi possède de ses états et de ses actes par la conscience`` (LAL. 1968). Notre perception interne paraît bien ne porter que sur des états de notre corps (G. MARCEL, Journal, 1914, p. 22). V. supra ex. de RYCR. 1972.
B.— [En tant que résultat]
1. PSYCHOL. Ce qui est perçu par l'intermédiaire des sens. Synon. percept. L'intelligence se règle (...) sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu'on appelle les souvenirs (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 126). Les perceptions de la vue sont plus riches que celles des autres sens (FOULQ.-ST-JEAN 1962) :
• 3. Si maintenant nous remplaçons la trace physiologique par une « trace psychique », si nos perceptions demeurent dans un inconscient, la difficulté sera la même : une perception conservée est une perception, elle continue d'exister, elle est toujours au présent...
MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 473.
2. Prise de conscience, sentiment plus ou moins précis de quelque chose. Synon. aperception. Pour le psychologue, c'est le fond qui est significatif, et le fond commun est, ici comme là, dans l'À rebours, de M. Huysmans comme dans l'Adolphe de Benjamin Constant, une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort (BOURGET, Nouv. Essais psychol., 1885, p. 112). Il avait ressenti la perte de ses amis, jusqu'à la perception de l'angoisse essentielle (BÉGUIN, Âme romant., 1939, p. 181).
♦ Avoir la perception de. Quel épicier il y a dans cet homme de talent et cet artiste qui s'appelle Loti! J'ai la perception de son goût odieusement bourgeois (GONCOURT, Journal, 1889, p. 961). Aristide eut la perception de l'impair qu'il venait de commettre et s'en étonna lui-même (VOGÜÉ, Morts, 1899, p. 315).
II.— Action de percevoir (un revenu, un impôt, une taxe). Il y a encore près de Strasbourg deux tours pareilles consacrées à une perception d'impôt sur les passants (HUGO, Rhin, 1842, p. 177). L'Ukraine ferait annuellement un don gratuit au tsar, mais la perception aurait lieu sans l'intervention des collecteurs moscovites (MÉRIMÉE, Cosaques d'autrefois, 1865, p. 265) :
• 4. ... et le droit de guet et de garde qui subsista en argent, même après la démolition des donjons; et le droit de gîte, de prise et pourvoirie (...). Mais l'impôt exécré, celui dont le souvenir grondait encore au fond des hameaux, c'était la gabelle odieuse, les greniers à sel, les familles tarifées à une quantité de sel qu'elles devaient quand même acheter au roi. Toute cette perception inique dont l'arbitraire ameuta et ensanglanta la France.
ZOLA, Terre, 1887, p. 78.
— En partic. Recouvrement des impôts directs; p. méton., emploi, bureau de celui qui est chargé de ce recouvrement. Adressez-vous à la perception (Ac. 1935). C'étaient des promesses de bureaux de tabac, de perceptions (A. DAUDET, N. Roumestan, 1881, p. 11).
REM. Perceptuel, -elle, adj. a) Philos. Relatif à un mode de penser concret, dirigé par la perception (supra I A 1 a), par opposition au mode de penser abstrait ou conceptuel. Nous sommes organisés de façon à percevoir vivement ce qui est insolite, inconnu, ce qui n'est pas encore intégré dans notre petit univers habituel. Le bruit qui nous alarme ou nous intrigue, la tache colorée qui mobilise d'abord notre attention, sont ensuite entendus ou vus « à moitié » une fois qu'ils sont devenus familiers. Ce qui nous permet d'éviter une indigestion perceptuelle permanente (Réalités, juin 1969, p. 89, col. 2). b) Psychol. Test perceptuel. Le test perceptuel est un test sociométrique qui s'adresse à l'esprit du patient et non à la réalité sociale. On peut se dispenser de poser des questions. On demande au patient de se mettre à la place des personnes de son groupe qu'il préfère et en particulier d'évaluer quels sentiments elles ont à son égard. Ce test est fondé sur le fait que chaque individu cherche à percevoir intuitivement (M. CORNATON, Groupes et société, Toulouse, Privat, 1972, p. 54).
Prononc. et Orth. :[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1370 « recouvrement des revenus d'une terre... » (ORESME cité ds MEUNIER, Oresme, p. 191 : la perception des fruiz et le labeur ne sont pas equalz); 1372 (Ratif. de test. par le roi Ch. V, A.N.P., pièce 4544 ds GDF. Compl.); b) 1829 « office du percepteur » (BOISTE); c) 1903 « bureau du percepteur » (Nouv. Lar. ill.); 2. 1611 « acte par lequel le sujet prend connaissance des objets qui ont fait impression sur ses sens » (COTGR.); 1746 p. ext. « ce que l'esprit perçoit » (CONDILLAC, Essai, part. 1, section 2, chap. 4, p. 76). Empr. au lat. perceptio « action de saisir par l'esprit, connaissance » (de percipere « percevoir »); perception a vécu en a. fr. au sens partic. de « fait de recevoir l'Esprit Saint » et « fait de recevoir le corps du Christ » (fin XIIe s. -ca 1350, v. T.-L.), sens empr. au lat. chrét. (v. BLAISE Lat. chrét.). Fréq. abs. littér. :2 431. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 3 044, b) 1 913; XXe s. : a) 1 604, b) 5 751. Bbg. GREIMAS (A.-J.). Nouv. dat. Fr. mod. 1952, t. 20, p. 304. — LERCH (E.). Passion und Gefühl. Archivum romanicum, 1938, t. 22, p. 340.
perception [pɛʀsɛpsjɔ̃] n. f.
ÉTYM. 1370; « action de recevoir » (le Saint-Esprit; l'Eucharistie), v. 1170; du lat. perceptio, -onis « action de recueillir; récolte; connaissance ».
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1 (1468). Opération par laquelle l'Administration recouvre les impôts directs. ⇒ Recouvrement; collecte, levée, rentrée. || Perception abusive, inique (→ Gabelle, cit. 3), brutale (→ Maltôtier, cit.). — Par ext. Impôt, taxe, redevance.
1 Par une autre suite de la même qualité, il (le seigneur) perçoit des redevances sur tous les biens que jadis il a donnés à bail perpétuel, et, sous les noms de cens, censives, carpot, champart, agrier, terrage, parcière, ces perceptions en argent ou en nature sont aussi diverses que les situations, les accidents, les transactions locales ont pu l'être.
Taine, les Origines de la France contemporaine, I, t. I, p. 39.
2 (1829). Emploi de percepteur. — Plus cour. Bureau du percepteur. || Aller à la perception payer ses impôts. ⇒ Recette.
2 La vacance probable d'une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une émeute d'ambitions à la Chambre des députés !
Balzac, le Cousin Pons, Pl., t. VI, p. 682.
3 (1370). Dr. civ. « Opération par laquelle les produits, fruits ou revenus d'une chose sont l'objet d'appropriation ou d'encaissement de la part de la personne qualifiée pour en jouir » (Capitant).
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II Didact. ou littér.
1 (1611). Vx (ou hist. philos.). Chez Descartes et les cartésiens, Acte, opération de l'intelligence; représentation intellectuelle. ⇒ Idée (II.), image (II.). || « Une perception claire et distincte » (Descartes, les Principes de la philos., §45).
3 On les peut nommer (les passions de l'âme) des perceptions lorsqu'on se sert généralement de ce mot pour signifier toutes les pensées qui ne sont point des actions de l'âme ou des volontés, mais non point lorsqu'on ne s'en sert que pour signifier des connaissances évidentes (…)
Descartes, les Passions de l'âme, 28 (→ aussi Émotion, cit. 3).
4 Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d'un principe actif qui juge.
Rousseau, Émile, II.
♦ (Chez Bacon, Leibniz). Le fait de subir une action, d'y réagir. ⇒ Affection. (Déb. XVIIIe). || Les petites perceptions : les états subconscients. || Perceptions et aperceptions chez Leibniz (⇒ aussi Monade). || Passage d'une perception à une autre (⇒ Appétition).
2 (1762). Mod. (Didact. et cour.). Fonction par laquelle l'esprit, le sujet se représente, pose devant lui les objets (la perception); acte par lequel s'exerce cette fonction; son résultat (une perception). || Perception et sensation. ⇒ Sens, sensation. || La perception, « prise de connaissance d'objets ou d'événements extérieurs qui ont donné naissance à des sensations » (Piéron);. || « représentation, par le moyen (d'une) impression (cit. 46), d'un objet externe en un lieu de l'espace » (Pradines). || Perception visuelle, tactile, auditive. || Localisation des perceptions. || « L'esprit emprunte à la matière les perceptions » (→ Nourriture, cit. 9, Bergson). || Les perceptions considérées comme des « hallucinations (cit. 6 et 7) vraies ». || Théories sensualistes, associationnistes, génétiques de la perception (se constituant à partir des sensations associées, interprétées, complétées au moyen de la mémoire). → Coalescence, cit.; endosmose, cit. 2; fusion, cit. 4, Bergson. || Pour la psychologie de la forme (→ Gestalt, cit.), la perception n'est pas construite à partir des sensations, c'est une tendance à poser des formes, des structures. || Phénoménologie de la perception, œuvre de M. Merleau-Ponty. || Anomalies, troubles de la perception. ⇒ Agnosie, hallucination. — Perception et imagination, et pensée. || Perceptions et images, et idées.
5 J'appelle (…) perception, l'impression qui se produit en nous à la présence des objets (…)
Condillac, Origine des connaissances humaines, I, p. 169 (→ aussi Notion, cit. 5).
6 La perception dispose de l'espace dans l'exacte proportion où l'action dispose du temps.
H. Bergson, Matière et Mémoire, p. 29.
7 La perception est la représentation organisée d'un monde d'objets individualisés occupant les uns par rapport aux autres et tous par rapport à nous des positions définies.
Burloud, Précis de psychologie, XI.
8 Dans la perception, j'observe les objets. Il faut entendre par là que l'objet (…) ne m'est jamais donné que d'un côté à la fois (…) On doit apprendre les objets, c'est-à-dire multiplier sur eux les points de vue possibles. L'objet lui-même est la synthèse de toutes ces apparitions. La perception d'un objet est donc un phénomène à une infinité de faces (…) Quand je dis : « l'objet que je perçois est un cube », je fais une hypothèse que le cours ultérieur de mes perceptions peut m'obliger d'abandonner (…) Dans la perception, un savoir se forme lentement (…)
3 Littér. || Perception de quelque chose, prise de connaissance, sensation, intuition… ⇒ Impression (→ Fond, cit. 47; ignorer, cit. 48; 1. laps, cit. 2). || Perception du bien et du mal : le sens moral (cit. 1, Chateaubriand).
9 (…) madame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l'avait frappée au cœur pendant son sommeil. Elle eut une perception à la fois physique et morale de l'absence de son mari.
Balzac, Ferragus, Pl., t. V, p. 63.
10 Pendant qu'il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait résulter pour lui de cette aventure à Digne ?
Hugo, les Misérables, I, II, XIII.
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DÉR. Perceptif. — V. Perceptuel.
Encyclopédie Universelle. 2012.