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PSYCHIATRIE
PSYCHIATRIE

Le mot « psychiatrie », attesté en français depuis 1842, s’est formé à partir du terme « psychiatre », apparu vers 1802, en même temps que l’expression « aliénation mentale ». La psychiatrie désigne alors une branche particulière de la médecine, qui sert de référence majeure aux praticiens qui examinent et traitent les patients atteints des diverses variétés d’« aliénation mentale », lesquelles sont assimilées analogiquement aux maladies connues dans les multiples champs de la médecine. Cette notion d’aliénation mentale, usitée au singulier, cédera progressivement le pas à celle de maladies mentales qui est employée au pluriel et marque bien, au cours du XIXe siècle, la nature foncièrement médicale de la psychiatrie; en même temps, le mot « folie », très fréquent dans la littérature scientifique du siècle des Lumières, perd son aptitude à figurer dans un texte sérieux. Cette évolution sémantique, d’ailleurs, ne se limite pas au français, mais connaît ses équivalents dans toutes les langues importantes de la même époque.

Durant ce développement s’élabore donc une spécialité médicale, la psychiatrie: elle ne se définit pas plus par l’organe ou l’appareil atteint (comme la dermatologie par la peau ou la cardiologie par le système cardiovasculaire) que par les agents pathogènes (comme la pathologie infectieuse), pas davantage par l’anatomie pathologique que par l’étiologie; son champ se trouve délimité dans la mesure où les sujets dont elle s’occupe ont en commun des singularités tant de l’expérience vécue (hallucinations, obsessions, angoisse, par exemple) que du comportement (par exemple, suicide, mutisme, refus d’aliments); ces singularités, qui vont souvent de pair, peuvent se retrouver à l’état isolé dans des atteintes circonscrites du système nerveux central, deviennent parfois dommageables pour le sujet lui-même, et risquent de ne pas être tolérées par le groupe social.

L’observation prolongée de tels sujets, dans les établissements spécialisés, montre l’existence de regroupements constants de symptômes, les mêmes chez un même malade, dessinant une physionomie clinique permanente, qu’on peut retrouver chez d’autres: on observe des corrélations stables, qui permettent de parler de « syndromes ». La fixité typique d’un petit nombre de syndromes autorise à élaborer une classification: c’est la nosographie des maladies mentales, comparable à la taxinomie des maladies cutanées ou pulmonaires. Les syndromes psychiatriques tendent alors à prendre la figure de véritables maladies, dans le sens le plus médical de ce terme.

Ainsi se dessine une partie centrale de ce champ, où le sujet semble privé de son libre-arbitre par la maladie et devient l’objet de soins indépendants de sa demande, qui doivent l’aider à guérir sans que son état puisse faire obstacle à son traitement, et protéger les autres contre ses anomalies éventuelles de comportement: l’asile est, selon Littré, le lieu où le patient doit se sentir à l’abri, mais aussi le lieu grâce auquel les autres se trouvent à l’abri par rapport à lui. La psychiatrie, cependant, s’annexe, dès les débuts, une zone périphérique où elle s’occupe (hors des établissements spécialisés, le plus souvent) de sujets qui viennent demander qu’on les soulage de l’angoisse, des craintes, des obsessions ou de l’insomnie: au centre de ce champ se placeraient délires et démences (l’aliénation); au dehors et à la périphérie, les névroses.

Tout ce domaine utilise un certain nombre de références théoriques extérieures, destinées à lui fournir son statut: référence à l’anatomie et à la physiologie du système nerveux central, pertinente dans la paralysie générale, les états confusionnels, les démences et l’encéphalite épidémique, bien douteuse dans les autres cas; référence au développement historique du sujet, à l’évolution de sa sexualité, en particulier (psychanalyse de Freud); référence à la sociologie indispensable dans l’étude de l’éthylisme ou des toxicomanies. Mais la diversité et l’hétérogénéité de ces références, l’extériorité de plusieurs d’entre elles par rapport à la médecine dénotent l’absence d’autonomie théorique de la psychiatrie.

Le vocable « folie » revient ensuite peu à peu en usage, d’abord par antiphrase, puis pour remettre en question la nature pathologique de ces phénomènes et la légitimité de leur prise en charge médicale. L’unique manière de voir clair dans un tel débat, en échappant aux outrances qui s’y font entendre, est de rappeler l’enchaînement historique des moments majeurs de la psychiatrie, puis de situer, exposer et discuter les principales théories qui s’efforcent de rendre compte du champ de la psychiatrie, pour aborder enfin l’énoncé, et parfois la solution, des problèmes actuels de cette discipline.

1. Origines et évolution

Du siècle des Lumières au début du XXe siècle

On trouve des exemples évidents de pathologie mentale dans les tragiques grecs et des ébauches des actuelles descriptions cliniques dans le corpus hippocratique et chez Aretè de Cappadoce, mais aucune mise en ordre de tels « souvenirs-écrans » ne suffit à constituer les débuts de la psychiatrie, même si l’on y joint les hallucinations de Luther ou de Jean de la Croix, et l’accident qui faillit jeter Pascal dans la Seine. La prise en compte médicale de tout un ensemble de phénomènes, jusque-là dispersés entre la religion, la sorcellerie, la pratique de la « question préalable », les établissements de l’Hôtel-Dieu et de la Salpêtrière, date, indiscutablement, du dernier tiers du siècle des Lumières.

Premières délimitations d’un champ propre

La société du Grand Siècle, puis de la Régence, s’était donné les moyens de mettre hors d’état de la gêner les déviants, les désadaptés, les mauvais sujets, les correctionnaires, les vérolés et les fous, grâce aux colonies de la Louisiane et surtout aux hôpitaux généraux; s’y retrouvaient à la fois ceux dont on blâmait la conduite, ceux que, depuis Colbert, on n’osait plus brûler, ceux dont on ne savait que faire et ceux qui extravaguaient trop; certains parmi ces deux ou trois dernières catégories pouvaient aussi, avec un peu de chance, se voir considérés comme des malades et être soignés, à Paris, à l’Hôtel-Dieu, dans des lits prévus à cet effet. Ils restaient peu nombreux, et pour l’essentiel, l’horreur que suscite la folie se trouvait métamorphosée par la référence au sacré, de même qu’on se défendait contre la fascination des conduites perverses en y voyant une révolte contre la nature, « fille de Dieu », comme en témoigne le lieu du châtiment des sodomites dans La Divine Comédie. Or, la société du XVIIIe siècle se laïcise; en 1748, elle commence à réduire le droit public à L’Esprit des lois ; en 1765, elle tente de démystifier la répression pénale à partir du traité Des délits et des peines de C. Beccaria, et la référence religieuse ne suffit plus à neutraliser la séduction suspecte de tout ce qu’on dénomme « folie «: les faits existent toujours, demeurent toujours aussi troublants, mais il n’est plus possible de les écarter en recourant au sacré. Or, comme un petit nombre de traits du comportement ou de l’expérience vécue de ces sujets si inquiétants se retrouvent chez des malades unanimement tenus pour tels, la société laïcisée du siècle des Lumières demande aux médecins de faire entrer dans leur compétence rationnelle et avouée tout ce qui, jusque-là, appartenait aux performances inavouables et irrationnelles, mais combien séduisantes, des sorcières et des inquisiteurs, des possédés et des exorcistes, des hallucinés selon l’ordre de la nature et des hallucinés selon l’ordre du « Diable ».

Tel est le rôle, européen, et philanthropique, de ces saints laïcs, de ces animaux éponymiques de toutes les psychiatries que semblent avoir été les Daquin, Chiaruggi, Tucke, Pinel et autres. Il s’opère à deux niveaux. À un niveau manifeste: ils séparent les malades des délinquants et criminels, ils savent déchiffrer les déviances du comportement; ils retrouvent la vraie maladie, là où on l’ignorait, et, grâce à leur haine des préjugés et à leur culte de la liberté, ils organisent les conditions les plus favorables à la guérison. Á un niveau latent ils naturalisent l’horreur sacrée, mais l’horreur ne se laisse pas si facilement réduire à l’état de nature, et, si l’épithète aliéné signifie malade pour le psychiatre, elle conservera très longtemps une acception ambiguë pour tous les autres.

L’origine de la psychiatrie peut donc se résumer ainsi. Depuis des siècles, les médecins connaissent et soignent dans leurs hôpitaux – à l’occasion de fièvres, de traumatismes crâniens, d’infections diverses, d’atteintes liées à l’âge – des hallucinations, des troubles de la mémoire, des accès de fureur, des comportements étranges; la nature morbide de ces faits ne souffre pas de doute. La psychiatrie, discipline médicale, naît à partir du moment où les médecins acceptent d’assimiler à ce premier ensemble de faits un second, tenu jusque-là pour repoussant, condamnable, démoniaque, dans la mesure où un certain nombre de signes connus dans le premier se retrouvent dans le second. Dès lors, un champ propre à la psychiatrie peut se dessiner sans trop d’incertitude, mais en comportant une frange mal délimitée, héritage de tout ce qu’on y plaçait autrefois. En réaction contre le caractère mal déterminé de cette frange, la nosographie vient donner à ce champ une structure simple et rigoureuse: P. Pinel isole quatre variétés de l’aliénation mentale, qu’il dénomme « manie », « mélancolie », « idiotisme » et « démence ».

Les débuts de la psychiatrie clinique

Dans la première moitié du XIXe siècle, contemporaine de la médecine de J. Bouillaud et de Laënnec, s’étoffe une psychiatrie qui élabore sa sémiologie, classe ses espèces morbides, réfléchit sur ses étiologies, promulgue sa législation et rêve les établissements qu’elle ne construit pas. En France, E. Esquirol spécifie la notion de délire (l’« état de délire » est celui de l’homme dont les sensations, les sentiments, les jugements et les déterminations sont incohérents les uns par rapport aux autres); il reprend l’opposition du délire global, où toutes les facultés sont lésées, et du délire partiel, où une représentation seule est atteinte; il nomme le premier manie , « orgasme des esprits animaux », et, dans le second, il distingue la lypémanie , délire partiel d’humeur triste, et les monomanies : cette dernière catégorie instaure l’hypothèse d’une variété de troubles où la folie porte sur une seule idée, un seul domaine, et c’est d’elle que sortiront les notions de délire des persécutions , délire de grandeur , délire de jalousie , etc. Vers la même époque, Georget décrit les états de stupeur; et, un peu plus tard, Baillarger fonde la sémiologie des hallucinations et leur nomenclature: hallucinations psychiques, psychosensorielles et psychomotrices. La classification se range alors aux vues d’Esquirol: manie, lypémanie, monomanies, démence, idiotie.

L’origine et la causalité des troubles mentaux sont envisagées de manière très éclectique. Esquirol met au même niveau les causes morales et les causes physiques de la folie, prise les recherches statistiques, mais n’attend rien d’utile des autopsies, dont il cherche à décourager ses élèves. À la même époque, l’école romantique allemande, avec Ideler et Heinroth, met l’accent sur la prédominance des causes morales et sur l’importance privilégiée de la culpabilité, entendue comme une culpabilité consciente de fautes réellement commises, et tenue pour origine de la maladie.

Contre cet éclectisme facile apparaît alors, en 1822, le travail de Bayle sur la « paralysie générale incomplète avec arachnoïtis chronique ». Pour la première fois, la méthode anatomoclinique, prônée ailleurs par Laënnec, trouve son application dans le champ de la psychiatrie: le niveau clinique (délire de grandeur, troubles de jugement, démence, signes neurologiques) peut être référé à un niveau lésionnel, puisque les vérifications anatomiques montrent une atteinte spécifique des méninges, de la substance cérébrale corticale et sous-corticale, ainsi que des vaisseaux intracérébraux. Un modèle fondamental s’élabore à partir de ce moment-là, et il n’a cessé de fasciner les psychiatres depuis cent cinquante ans: isoler les éléments sémiologiques d’un authentique syndrome (signes psychiatriques, d’une part, neurologiques, d’autre part), montrer ensuite qu’ils coïncident régulièrement avec des lésions typiques et typiquement localisées du système nerveux central et de ses enveloppes sérieuses. Le progrès de la connaissance paraît alors dépendre de l’extension possible de ce modèle: repérer, en clinique, les vrais syndromes, et découvrir leurs corrélats anatomopathologiques. Ce modèle ne cessera de hanter les désirs de toute la psychiatrie ultérieure, et il trouvera des satisfactions partielles dans les démences préséniles, l’encéphalite épidémique de K. von Economo et l’épilepsie dite temporale, dans des régions, en fin de compte, bien marginales.

Or, toute cette période de la psychiatrie coïncide avec une conjoncture historique et sociale qu’il faut envisager. L’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie libérale, marquée en France par la monarchie de Juillet, entraîne à la fois une extrême défiance à l’égard des institutions privées religieuses – soupçonnées de perpétuer des pratiques de séquestration, héritées de l’Ancien Régime et condamnées depuis le 4 août 1789 – et le désir de concilier le respect de la liberté individuelle des citoyens avec la nécessité philanthropique de soigner les aliénés, fût-ce à l’encontre de leur volonté et de celle des familles, intéressées et pusillanimes. La loi, promulguée le 30 juin 1838 par le « roi citoyen », en porte le double témoignage: elle multiplie les certificats et les visites des autorités, pour garantir la liberté des citoyens; elle prévoit qu’à défaut des familles négligentes l’autorité administrative pourra, ex officio , ordonner l’hospitalisation du citoyen aliéné; et elle imagine l’édification, dans chaque département, d’un hôpital exclusivement réservé aux aliénés, isolé à la campagne pour la quiétude de la résidence et l’avantage thérapeutique de mettre le patient près de la nature et de lui épargner les sollicitations maladroites de ses proches, en application des plans d’Esquirol et de Parchappe. Cependant, ces établissements ne seront construits que par le second Empire et la troisième République: les psychiatres de la génération d’Esquirol auront rêvé d’institutions qu’ils ne connaîtront pas.

Toute cette période se caractérise donc par une psychiatrie qui s’élabore comme l’une des branches de la médecine de l’époque, se bâtit une sémiologie dont plusieurs éléments lui survivront, s’organise dans une nosographie qui garantit la structuration de son champ, se donne une réglementation généreuse mais inappliquée, et conçoit les maladies mentales comme étant d’origine fort diverse, mais très souvent curables à court terme et sans risque de devenir chroniques. La folie a donc subi une réduction optimiste à l’état de nature et ce au nom de la raison.

La psychiatrie classique

L’expression de psychiatrie classique désigne, en Allemagne aussi bien qu’en France, la théorisation positiviste de la psychiatrie, qui coïncide avec l’avènement définitif de l’industrialisation entre 1848 et 1914, avec une évolution scientifique de la médecine qu’elle suit de moins en moins, et avec le développement d’asiles de plus en plus ruraux, de plus en plus fermés et où la durée des séjours est de plus en plus longue.

En France, la théorie est marquée par la « doctrine de la dégénérescence » de B. A. Morel: ignorant Mendel (que d’ailleurs nul ne connaissait), très hostile à Darwin, se référant à l’expérience des éleveurs, il estime que la véritable aliénation mentale, due à des causes toxiques et morales, d’abord exogènes, frappe une lignée au niveau d’une certaine génération; à partir de là, chaque génération suivante témoignera d’un degré plus lourd de pathologie, passant des manifestations légères jusqu’à l’arriération profonde, laquelle, incompatible avec la procréation, interrompt naturellement la carrière de la maladie: la table des matières du traité de psychiatrie se parcourt d’une génération à une autre pour la même lignée, et, à chaque génération, les anomalies morphologiques du corps ou « stigmates dégénératifs » montrent bien la persistance du processus morbide caché.

Plus tard, V. Magnan opposera deux grands types de troubles: les sujets prédisposés, rendus fragiles par un « déséquilibre mental » (alors conçu comme un défaut d’harmonie entre les diverses aires des deux hémisphères cérébraux), peuvent, dans des circonstances défavorables, se décompenser et présenter transitoirement une « bouffée délirante polymorphe », guérissable, mais sujette à rechute éventuelle (sans conséquence, sinon sans lendemain), ou un « délire chronique polymorphe », incohérent et peu curable; à l’opposé, les sujets sans marque héréditaire peuvent se trouver victimes de la forme la plus grave de l’aliénation mentale, le « délire chronique à évolution systématique », dont le propre est de passer par quatre phases typiques et inexorables: la période d’incubation, la période d’idées délirantes de persécution, celle d’idées délirantes de grandeur, et, enfin, la démence terminale. C’est alors (1875) que la chronicité devient la dimension majeure, marquée de pessimisme, de la psychiatrie.

L’ultime classicisme se formule un peu plus tard. Le délire reste le centre de la psychiatrie, autour de quoi s’ordonne l’ensemble; il n’est plus caractérisé par les phases successives de son parcours, mais par les mécanismes délirants qui en garantissent l’originalité: ces mécanismes sont d’ailleurs rapprochés de ce qu’on estime connaître chez les enfants et chez les sauvages (C. Blondel, L. Lévy-Brühl). À chaque mécanisme délirant correspond une espèce de délire, exclusive des autres: psychose hallucinatoire chronique, pour G. Ballet, et surtout G. de Clérambault; délire d’interprétation, pour Sérieux et Capgras; délire d’imagination, pour E. Dupré; enfin, psychoses passionnelles (revendication, jalousie, érotomanie). Malgré quelques divergences, l’ensemble reste envisagé comme toujours chronique, et souvent dangereux.

La psychiatrie allemande connaît une évolution parallèle, qui culmine dans l’œuvre de Kraepelin. Ce dernier dispose, au centre authentique de la psychiatrie, la notion de psychose endogène , c’est-à-dire d’aliénation mentale, bien distincte de toutes les variétés de troubles névropathiques et due à un génie propre, indépendant de toutes les circonstances extérieures et de tous les hasards de la contingence biographique. Il en sépare deux formes: l’une, la « psychose périodique maniaco-dépressive », faite d’accès aigus – manie, mélancolie, états mixtes – alternant avec de très longues périodes de vie normale; l’autre, la « démence précoce ». Cette dernière variété, qui était dès 1896 et reste aujourd’hui le nœud même de la psychiatrie, résumait des états fort divers – catatonie, hébéphrénie, délire paranoïde –, caractérisés en commun par une atteinte primitive de l’affectivité et par une évolution pseudo-démentielle, brève ou longue, mais définitive. C’est à partir de la démence précoce de Kraepelin qu’en 1911 E. Bleuler élabora la notion de « schizophrénie », encore en vigueur. Deux idées fondamentales en rendent compte. Il importe d’abord de reconnaître que la variété infinie des thèmes délirants, des mécanismes délirants, des expériences vécues délirantes fait illusion: il ne s’agit jamais que de signes secondaires, c’est-à-dire des manières positives par lesquelles ce qui reste de sain dans le malade s’accommode à la fois des réactions de l’entourage et de son atteinte propre. Ensuite, on est amené à s’apercevoir que tous les éléments de la clinique traditionnelle ne portent que sur des superstructures et méconnaissent le trouble fondamental, conçu par Bleuler à la fois comme autisme (désintérêt du réel et repli sur soi) et comme altération des processus associatifs (altération qui fait que le patient vit le réel non pas avec les structures du réel, mais avec les structures autistiques de son expérience déréelle).

Toute cette période correspond à une psychiatrie qui s’élabore en de grands établissements spécialisés, dans lesquels seuls sont traités les malades mentaux; ils s’élèvent surtout à la campagne, au milieu de champs et de fermes, permettant à l’institution de vivre en économie fermée. Faite pour garantir la liberté individuelle, la loi du 30 juin 1838 assure, en fait, la ségrégation. L’économie même des établissements suppose que les durées de séjour demeurent très longues. Dès lors, on ne sait plus si la chronicité, qui devient la règle en psychiatrie, est une donnée naturelle de cette pathologie, ou si elle résulte de l’organisation même des institutions.

La pratique thérapeutique

Ce serait une erreur de croire que cette période de la psychiatrie ne comporte aucune activité thérapeutique, bien que le développement de la psychiatrie n’ait tiré aucun bénéfice ni des travaux pastoriens, ni des progrès de la pratique médicale au début du XXe siècle: malgré une distanciation, qu’on retrouverait d’ailleurs dans une branche telle que la dermatologie, la psychiatrie connaît une gamme de traitements dont certains sont sûrement efficaces: hors des asiles, on utilise, outre les médications du système végétatif, les bromures et les barbituriques, la suggestion, l’hypnose, l’hydrothérapie et de multiples formes de psychothérapies de soutien; dans les asiles, l’isolement, l’habitat rural, les règles de l’institution, le travail artisanal ou agricole, les entretiens, la physiothérapie sont tenus pour autant de moyens à combiner judicieusement, compte tenu de la singularité de chaque cas.

Courants et problèmes contemporains

De la période classique à l’époque contemporaine, l’évolution de la psychiatrie est marquée d’abord par un phénomène démographique de croissance, qui s’accompagne, d’une part, de la survie plus fréquente de sujets plus fragiles, d’autre part, de l’élévation de la durée moyenne de la vie, donc de l’augmentation du nombre de personnes de plus de soixante-dix ans et, par voie de conséquence, de l’accroissement, en valeur absolue et en valeur relative, du nombre des démences, abiotrophiques ou artériopathiques, liées à l’âge. De plus, l’éthylisme, qui compta assez peu pour la psychiatrie jusqu’à la fin du XIXe siècle, devient très notable et renouvelle la physionomie globale des maladies mentales. L’importance des études épidémiologiques en psychiatrie en témoigne directement.

En même temps, les moyens thérapeutiques se renouvellent et se modifient. En 1917, Jauregg met au point le traitement de la paralysie générale par l’impaludation, faisant ainsi disparaître une cause notable d’hospitalisations prolongées: un peu plus tard, se codifient la cure d’insuline (Sakel), l’usage du pentétrazolon, du cardiazol (Meduhna), les cures de sommeil, la pratique de l’électrochoc (Cerletti), et, à partir de 1943, le recours aux ganglioplégiques et aux antihistaminiques, qui vont devenir, vers 1954, les neuroleptiques. C’est dire que, longtemps privée de moyens thérapeutiques propres, la psychiatrie se voit, en assez peu d’années, nantie de traitements originaux, sinon spécifiques. Parmi eux, les neuroleptiques – phénothiazines, dérivés du Rauwolfia serpentina , butyrophénones, etc. – supplanteront assez vite tous les autres, feront disparaître les symptômes, guériront plus vite les états aigus et transformeront les états chroniques, à ceci près que, pour parler de guérison, il faudrait réduire la psychose à une mosaïque de signes, éliminables un par un [cf. NEUROPHARMACOLOGIE].

Mais, dès avant la chimiothérapie, la psychanalyse avait modifié sérieusement le champ de la psychiatrie. Si elle se donnait d’abord comme une interprétation et une thérapeutique des névroses, elle parvenait, dès les écrits de Freud d’avant la guerre, à proposer une conception générale du développement génétique de l’homme qui rendait compte à la fois du comportement normal, des manifestations névrotiques et des délires, en montrant que névroses, perversions et psychoses devaient se déchiffrer, non comme des monstruosités inhumaines, mais comme des régressions à des stades (stades libidinaux et stades objectaux) qui font partie de l’évolution commune. Les ambitions thérapeutiques de la psychanalyse furent grandes, même quand elle se bornait aux névroses de transfert; ses succès furent bien plus modestes, en particulier dans le champ des psychoses.

Le domaine même de la psychiatrie s’en trouve aujourd’hui singulièrement transformé. Par ailleurs, on commence à contester, sous l’influence de certains aspects du surréalisme, le caractère pathologique des psychoses, en dénonçant le refus d’y reconnaître l’originalité et la création mêmes. En outre, on ne cesse d’agrandir le fief légitime de la psychiatrie, en y incluant, non sans légèreté théorique, les difficultés conjugales et scolaires: c’est dans la même société et dans la même culture que l’on cherche à nier, au moins dans les discussions doctrinales, la nature morbide de la schizophrénie et que l’on amène chez le psychanalyste l’enfant qui fait des fautes d’orthographe, ainsi que ses parents, et parfois son maître d’école.

Conceptions théoriques

Il serait puéril d’imaginer le champ de la psychiatrie contemporaine comme une juxtaposition logomachique de théories adverses. Quelques repères peuvent, cependant, conserver une utilité légitime. Pour toute une tradition, la psychiatrie a pour objet des syndromes qui renvoient, de façon immédiate ou indirecte, à des altérations anatomiques ou fonctionnelles du système nerveux central. Ce courant organiciste tire argument de l’anatomopathologie, bien connue par l’étude des états démentiels, des troubles mentaux dus aux troubles crâniens, aux tumeurs cérébrales, aux intoxications et à l’épilepsie, par les leçons, même négatives, des leucotomies, mais aussi par les effets des chimiothérapies, et, à un degré moins empirique, par certaines données de la génétique, ainsi que par les modèles généraux que peut fournir la neurophysiologie moderne, en particulier à propos du rhinencéphale. Avec Kleist, on montrera que, si chaque signe, pris en particulier, peut correspondre à une lésion corticale bien circonscrite, n’importe quel syndrome, ou groupe de signes, doit s’expliquer par l’atteinte, éventuellement fonctionnelle, des aires corticales correspondantes. Avec Clérambault, on demandera à des séquelles de maladies infectieuses, passées inaperçues, de rendre compte des phénomènes élémentaires du petit automatisme mental, tout en admettant que le développement ultérieur de la psychose est psychogénétique, dépendant des réactions du patient, vis-à-vis de son état, et de celles de l’entourage. Avec P. Guiraud, on mettra l’accent sur les rapports de l’humeur de base et de l’hypothalamus, les altérations élémentaires de la thymie rendant raison, secondairement, des constructions délirantes.

Tout autre apparaît, certes, le courant de la psychanalyse de Freud et de ses successeurs. Les symptômes, mais aussi les syndromes, névrotiques ou psychotiques, y sont déchiffrés comme des compromis ayant permis de refouler et de rendre inconscient un conflit entre des pulsions, mais au prix de la répétition des symptômes. Les conflits ne sont jamais vraiment actuels, mais les conflits actuels en masquent d’autres, qui ont été noués en impasse lors de la période cruciale du développement de la sexualité infantile, période qui va de l’auto-érotisme primitif à la résolution, heureuse ou ratée, de cette situation œdipienne. Une telle évolution doit permettre de régler, d’une part, le problème de l’évolution des zones érogènes et de leur subordination à la zone génitale, d’autre part, celui de l’investissement objectal de la réalité; ces processus peuvent être marqués par des fixations partielles, qui préparent des régressions. C’est la variété des régressions possibles qui rend compte de la diversité des troubles mentaux.

L’organodynamisme de H. Ey, synthèse originale de la psychiatrie à la lumière des travaux neurologiques de H. Jackson, considère, du point de vue clinique, que les troubles mentaux ont toujours un aspect négatif, dû directement au processus en cause et marqué par une déstructuration plus ou moins profonde, et un aspect positif, dû à la levée des inhibitions et aux efflorescences des productions inconscientes qui deviennent alors manifestes. La déstructuration peut porter sur la structure de la conscience (manie ou mélancolie, bouffées délirantes, états oniroïdes et états confusionnels, soit l’ensemble des psychoses aiguës); quand la déstructuration altère à la fois la structure de la conscience et celle de la personnalité, ce sont les psychoses chroniques, dont la schizophrénie et la paranoïa constituent les deux pôles. Le champ de la psychiatrie est conçu par cette école comme le domaine des désintégrations globales – par opposition à la neurologie, aire des désintégrations partielles – et comme centré sur la pathologie de la personnalité.

Quant au mouvement de l’antipsychiatrie (cf. infra ), son intérêt est, en dépit de ses outrances, de mettre l’accent sur deux difficultés souvent méconnues: d’une part, la maladie mentale peut représenter, chez celui qui en porte les symptômes, le prix payé pour que son entourage demeure sain, ainsi que l’ont montré des travaux sur les familles de schizophrènes (on en vient, dès lors, à se demander qui est le sujet de la maladie); d’autre part, la chronicité des délires représenterait non pas l’évolution naturelle de la maladie, mais le devenir imposé à une crise, en elle-même résolutive, par le comportement de l’entourage et par les initiatives thérapeutiques visant à faire disparaître les symptômes (et il faut alors s’interroger sur l’objet de la psychiatrie).

Problèmes

L’histoire de la psychiatrie met en lumière un certain nombre d’apories. La première ressortit à la sémiologie : les signes habituellement retenus par la clinique psychiatrique résultent-ils du processus morbide – comme le souffle tubaire de la condensation pulmonaire dans la pneumonie – ou du contre-transfert du psychiatre, qui ne pourrait supporter l’« être-autre » de son patient qu’à titre d’« être-malade »? Ensuite se présente une difficulté clinique : doit-on séparer des espèces morbides, tenues pour différentes les unes des autres et ordonnées dans la nosographie ainsi que par rapport à la normale, ou doit-on tenir cette fragmentation pour une illusion réifiante et agressive, masquant l’unité fondamentale du phénomène psychiatrique, l’ancienne Einheitpsychose de la psychiatrie romantique des débuts du XIXe siècle allemand? Puis vient une question d’étiologie : faut-il s’en tenir à un pluralisme éclectique faisant droit à la psychogenèse pour la névrose obsessionnelle, aux lésions des aires corticales d’association pour la maladie de Pick, à la sociogenèse pour l’alcoolisme chronique, ou décider que seul un ordre de pertinences peut être étiologique, à l’exclusion de tous les autres, et à condition qu’on ne se trompe pas dans son choix? Enfin, surgit une question épistémologique : la psychiatrie est-elle médicale, comme les « sauvages évangélisés sont chrétiens » (G. Politzer) ou comme le diabète est un « désordre métabolique »? La référence à l’histoire et à la société reste-t-elle de portée générale, mais préalable, ou doit-elle devenir la démystification nécessaire? En un mot, avec ses aspects culturels indéniables, la psychiatrie doit-elle se réduire aux variétés des cultures et de leurs intolérances, ou conserve-t-elle un noyau fondamental qui ressortit à la nature et au système nerveux?

2. Le statut du psychiatre

Pendant des millénaires, la fonction consistant à soigner les patients atteints de troubles mentaux ne s’est pas distinguée de la fonction médicale courante. C’est vers la fin du XVIIIe siècle (un peu plus tôt en Angleterre) que la psychiatrie devint une spécialité médicale, la première des spécialités si l’on met à part la chirurgie. Dans une première période, les aliénistes exercent dans des établissements spéciaux, les asiles d’aliénés, quelques autres dans des maisons de santé privées, laïques ou religieuses.

Mais, vers la fin du XIXe siècle, des patients viennent demander une aide pour des troubles plus légers, et les « psychiatres », qui se distinguent des aliénistes, usent de préférence de moyens psychologiques, ce qu’on appellera plus tard « psychothérapie «: tantôt ils exercent en milieu public (c’est le cas de Charcot, médecin de l’hospice de la Salpêtrière où il soigne les hystériques); tantôt ils ont une clientèle privée.

Au début du XXe siècle s’ouvrent des services hospitaliers consacrés aux patients conscients et ne s’opposant pas aux soins. Enfin, à la période contemporaine, se dégage une demande plus large de la société: c’est d’abord aux Pays-Bas qu’un service psychiatrique est chargé de la santé mentale pour la population d’agglomérations déterminées. Les États-Unis, par le Kennedy Act de 1960, la France, par la circulaire du 15 mars 1960, adoptent la même orientation.

Ainsi, le psychiatre fut d’abord chargé des soins et de la garde de sujets qu’il devait, entre autres fonctions, identifier comme aliénés. Puis se développa une psychiatrie privée, surtout psychothérapeutique. Enfin, semble se dégager une médecine mentale du malade dans la société. Autant de personnages et de statuts divers pour le psychiatre.

La formation du psychiatre

Dans la quasi-totalité du monde civilisé, la psychiatrie est une spécialisation secondaire venant s’ajouter à un cursus de médecine, supposé complet, les médecins non spécialistes des maladies mentales ayant dans ce domaine – on s’accorde à le déplorer – une formation insuffisante.

Le problème de la formation du psychiatre soulève des questions variées selon la forme d’exercice de la spécialité: dans les zones à faible densité médicale, le même médecin est d’ordinaire consulté à la fois pour les désordres nerveux et pour les troubles mentaux: ainsi se légitime qu’il ait existé longtemps en France, et que persiste encore dans nombre de pays une spécialité unique, neuro-psychiatrique. Lorsque le nombre des médecins est suffisant, il est au contraire souhaitable que soient offertes au public deux compétences distinctes et, partant, plus approfondies: neurologique et psychiatrique.

L’Organisation mondiale de la santé a fixé ce que devait couvrir un enseignement de la psychiatrie. Outre des connaissances solides concernant l’anatomie et la physiologie cérébrale et plus spécialement le métabolisme du tissu cérébral, le psychiatre doit posséder des informations suffisantes sur la psychologie et la sociologie et avoir, bien entendu, une pratique de la clinique et de la thérapeutique des maladies mentales. Mais, plus que des informations et des connaissances, il doit avoir acquis une formation qui le rende apte à une rencontre utile avec le malade mental.

C’est pourquoi, dans tous les pays, avec les variations inhérentes à la particularité des institutions, on insiste sur le passage prolongé des futurs psychiatres comme soignants, dans des hôpitaux ou institutions variés (ce qu’en France on appelle « internat », et, dans les pays anglo-saxons, « résidence »). On s’accorde à considérer comme nécessaires deux à quatre années d’internat, comportant l’exercice de responsabilités sous le contrôle des chefs de service.

Dans divers pays, telles la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, la qualification est obtenue lorsqu’on a fait la preuve, devant des instances corporatives, d’un internat prolongé; dans d’autres, on a tendance à demander à l’Université de fournir un enseignement sanctionné par des examens, le risque étant alors que la spécialité soit le résultat d’un enseignement plus que d’une formation. Dans certains cas, celle-ci peut être complétée par des techniques de contrôle semblables à ce qui se pratique en psychanalyse: l’aspirant spécialiste expose périodiquement comment il agit et réagit avec les malades dont il a la charge à un superviseur qui l’aide à prendre conscience des implications de ses attitudes. À l’opposé de la formation libre qu’on vient d’évoquer, le cursus de certaines universités américaines fixe un programme théorique et pratique très élaboré et très strict. En définitive, la qualité de spécialiste est accordée aux termes d’une période de trois à cinq ans d’études venant à la suite et en complément de celles de médecine.

Le recrutement des psychiatres chargés de services publics s’opère selon les coutumes propres à chaque contrée, tantôt par un choix local ou régional, tantôt par concours, comme c’est le cas en France.

Dans les pays occidentaux, un contingent important de psychiatres, spécialement dans les agglomérations, se consacre exclusivement à la pratique de la psychanalyse qui, dans les pays socialistes, s’est trouvée généralement rejetée; d’ailleurs, beaucoup de praticiens de psychiatrie générale ont une formation psychanalytique, mais leur nombre est très variable d’un pays à l’autre. Une partie des psychiatres, parfois appelés « pédopsychiatres », se consacrent aux troubles mentaux de l’enfant, problème qui a ouvert un débat entre ceux qui jugent qu’une formation de médecin des enfants est pour cela un préalable indispensable et ceux qui considèrent la psychiatrie infantile comme une partie de la psychiatrie.

Le psychiatre occupe, dans le milieu médical, une position sociologique, qui fait qu’en règle générale sa spécialité n’est pas, et de loin, la plus prisée par les médecins; ce n’était pas cependant le cas en U.R.S.S. où divers avantages (durée de travail plus courte, congés prolongés) étaient accordés aux psychiatres et où cette spécialité était plus recherchée que les autres, en raison de ses liens étroits avec le régime.

Psychiatrie et médecine générale

La psychiatrie doit traiter des patients dont la relation avec le monde est perturbée; son objet spécifique est donc cette relation. Une part importante de la pratique psychiatrique, la psychanalyse, se développe exclusivement dans la relation entre le médecin et le malade; de sorte qu’un certain nombre de psychiatres tendent aujourd’hui à proclamer que la psychiatrie n’a rien à voir avec la médecine.

En réalité, si particulière que soit une spécialité, elle a toujours pour objet l’homme malade dans sa totalité, comme dans telle ou telle de ses parties; et, du simple point de vue social, force est de constater que c’est au médecin que s’adresse le malade, mental ou physique. Mais, plus encore, il est indispensable au psychiatre de pouvoir se faire une idée exacte des altérations du fonctionnement corporel du patient. Enfin, les moyens thérapeutiques les plus largement utilisés et les plus puissants sont des médicaments, dont l’action, si elle permet notamment au médecin de rétablir une relation utile avec le patient, est incontestablement physique.

Depuis les premières constatations médicales, on a remarqué l’influence de facteurs psychologiques dans l’apparition et dans l’évolution des maladies, mais, au cours du XIXe siècle, le médecin a eu tendance à négliger ces aspects. Des psychiatres américains, dans les années trente, ont à nouveau attiré l’attention sur ces corrélations. Il en est résulté le courant de la médecine psychosomatique dont l’objet est l’étude des facteurs psychologiques des maladies organiques: l’hypothèse fondamentale est que l’organisme réagit par une atteinte organique à des difficultés psychologiques, faisant ainsi l’économie de désordres relationnels. Aussi bien le psychiatre est-il amené à noter des désordres probablement psychosomatiques dans les antécédents de ses patients, mais non à en enregistrer lorsque ceux-ci s’adressent à lui. En somme, la psychiatrie, dans la pratique, n’a pas affaire directement avec la médecine psychosomatique sinon pour prévoir d’éventuelles émergences de troubles somatiques chez des sujets dont les désordres mentaux s’atténuent ou disparaissent. En revanche, la médecine générale a besoin des concepts et modèles psychiatriques pour ne pas négliger une part importante de la pathologie dont elle doit rendre compte.

Problèmes sociologiques et socioprofessionnels

Avant la naissance de la psychiatrie, le médecin était consulté pour des troubles mentaux, mais cette spécialité n’est apparue qu’au moment où des praticiens particuliers furent affectés à des établissements spécialisés. L’autre source de la psychiatrie est l’interrogation qu’adressent les autorités civiles et religieuses au médecin légiste, tel Zacchias, qui, au XVIIe siècle, en qualité de médecin du tribunal de la Rote, se révèle comme un des fondateurs d’un savoir particulier. C’est en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, qu’apparaissent les premiers spécialistes. En France, si les aliénés, sous Louis XIV, sont placés à l’Hôpital général, ce n’est qu’en 1792 qu’un médecin, Pinel, est chargé du service médical de cet établissement. Peu à peu, durant la première moitié du XIXe siècle, tous les pays occidentaux confient la direction des asiles d’aliénés à des médecins (seule la France préfère recourir à des administrateurs); ainsi naît un corps d’aliénistes, généralement fonctionnaires.

Leur responsabilité est triple: veiller à la légitimité du placement et authentifier la réalité des troubles mentaux des internés; tenter de soigner ceux-ci; maintenir l’ordre dans l’établissement. À ces charges internes s’ajoute un rôle de consultant psychiatrique dans la circonscription. Le fondement de l’efficacité de la psychothérapie asilaire est le personnage paternel de l’aliéniste. En cela le psychiatre ne fait qu’utiliser le dénominateur commun des relations du groupe dans lequel il baigne. Il en est encore ainsi dans de vastes zones du monde; en revanche, là où le schéma paternaliste de la relation est dépassé, le personnage du psychiatre ne peut s’y référer.

La situation s’est modifiée à partir des années 1960; le prestige et le statut social de l’aliéniste se sont progressivement dévalorisés: aux États-Unis le personnel des asiles publics, constitué en majorité d’immigrants récents, est mésestimé; en France, jusqu’en 1968, la rémunération des médecins des hôpitaux psychiatriques était deux ou trois fois moins élevée que celle des médecins travaillant à plein temps dans les hôpitaux ordinaires (les aliénistes du XIXe siècle étaient, pour la plupart, des migrants intérieurs originaires des provinces pauvres). En principe, les médecins d’asile sont employés à temps complet; la règle est cependant tempérée par une tolérance corrélative de l’insuffisance des traitements. Dans divers pays, tels que l’Italie et la Belgique, la règle est celle du mi-temps.

La carrière de psychiatre a été longtemps limitée à celle de consultant dans de grands centres urbains. Depuis une trentaine d’années, le développement de la psychothérapie et surtout des techniques de soins plus efficaces a coïncidé avec la prise en charge par des organismes divers (en France, la Sécurité sociale); aussi le nombre des psychiatres privés s’est-il considérablement accru. Beaucoup, spécialement parmi ceux qui s’occupent d’enfants, partagent leur temps entre psychiatrie privée et organismes publics. Enfin, dans les pays capitalistes, se sont développées des organisations réservées à des catégories socioprofessionnelles; telles, en France, la mutuelle de l’Éducation nationale et aussi la mutuelle des étudiants; la plus importante est sans doute celle des anciens combattants aux États-Unis. En U.R.S.S., les psychiatres partageaient leur carrière en périodes de plusieurs années et étaient attachés successivement à des hôpitaux, à des dispensaires, à des organismes de sécurité sociale de professions déterminées, etc. Depuis la naissance, au début du XXe siècle, de la psychanalyse, un nombre sans cesse croissant de psychiatres y consacrent l’essentiel de leur temps. Ils sont en général nombreux dans les centres importants. En tout cas, dans la plupart des pays, on s’accorde à considérer que l’effectif total des psychiatres est très insuffisant par rapport aux besoins de la population. Les sociétés en voie de développement ont une demande en soins psychiatriques encore plus importante.

Les tendances modernes conduisent à abandonner la division traditionnelle qui distingue les malades aigus et les malades chroniques et qui, partant, distribue les psychiatres en catégories différentes et hiérarchisées. Conformément aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, on reconnaît la profonde unité de nature des divers troubles mentaux; on se soucie alors de créer des établissements, ou mieux des organisations polyvalentes de protection de la santé mentale capables de traiter des malades sous des formes variées, et pas seulement dans le cadre de l’hospitalisation, et de mener des actions prophylactiques. C’est ainsi qu’en France, en 1960, le ministre de la Santé affirmait que l’équipement psychiatrique du pays devait consister en des institutions tant de prévention que de traitement, pour des unités géographiques comptant environ 60 000 habitants. Cette politique de sectorisation s’implanta progressivement sous forme d’expériences prototypes, les unes très richement dotées, les autres squelettiques. Aux États-Unis, le Kennedy Act de 1960 se fixait un objectif semblable; c’est ce qu’en divers pays anglo-saxons on appela « psychiatrie de communauté ». L’hypothèse qui justifiait cette orientation était la suivante: dans le faisceau complexe des déterminants de la maladie mentale, les facteurs qui, en l’état actuel des connaissances, paraissent les plus accessibles sont les facteurs de milieu; on est appelé ainsi à considérer le trouble présenté par le patient comme un des aspects d’un phénomène plus particulier qui affecte la famille ou le groupe social. Le psychiatre doit donc, avec une équipe de collaborateurs, pouvoir intervenir à ce niveau. Cette façon d’envisager les choses entraîna une conception nouvelle de la maladie et de ses symptômes, ainsi que du rôle du psychiatre. L’intervention de celui-ci ne fut plus alors centrée sur la santé de l’individu, mais sur l’équilibre du groupe. Il s’ensuivit un profond désarroi qui aujourd’hui se traduisit en particulier dans le mouvement de l’antipsychiatrie.

Quoi qu’il en soit, le statut de ce « psychiatre de secteur » s’est inscrit non sans mal dans l’évolution générale du statut des médecins, lui-même sérieusement mis en question par l’évolution des sociétés actuelles.

Le psychiatre a toujours eu une position inconfortable: il lui est difficile de s’insérer dans la vie sociale, dans la mesure où il a établi avec nombre de membres du groupe des rapports étroits en partageant avec eux des expériences de stricte intimité. D’autre part, les décisions à prendre en médecine mentale doivent constamment être fondées sur la volonté du patient non telle qu’elle est exprimée, mais telle que le médecin la présume; outre le risque d’erreur, le psychiatre encourt toujours celui d’être critiqué. Aussi sa place dans la société demeure-t-elle problématique: souvent il évite le problème de l’intégration et se réfugie dans l’anonymat de la grande ville. De tout temps, celui qui a la charge du « fou » est assimilé à ce dernier et investi d’une part du caractère sacré accordé à la folie: ainsi est-ce un ancien malade qui devient chaman dans certaines sociétés et quimboiseur, aux Antilles, par exemple. Naguère des aliénistes se sont suffisamment identifiés au sort de leurs patients pour vivre la vie de l’asile en rêvant d’y instituer une société utopique-thérapeutique. Telle était aussi la visée des antipsychiatres soucieux de partager pleinement le sort de leurs patients dans des communautés, qui ne consacreraient en rien, pensaient-ils, l’aliénation de ceux-ci. On peut voir en ce courant la conséquence de la thèse de Michel Foucault, soutenue avant lui par les surréalistes, et selon laquelle la psychiatrie est un instrument de la répression que le groupe exerce à l’égard de la « folie ». Mise en garde salubre, qui néglige cependant le fait que la « folie » dont on prend la défense est celle dont Érasme fit l’éloge, mais qu’elle n’a guère de rapport avec le trouble mental qui amène le patient chez le psychiatre.

3. Psychiatrie et antipsychiatrie

Une invitation à changer de modèle

Tenter de situer l’antipsychiatrie par rapport à la psychiatrie, c’est courir le risque majeur d’accepter un couple antinomique où le second terme recouvrirait une doctrine impliquant une démarche objectivante, celle même que récuse l’antipsychiatrie. « L’antipsychiatrie, écrit D. Sabourin, se veut silence sur le vacarme des théories [...] on imagine mieux du noir sur une toile, un écran silencieux, une feuille de papier blanc » (L’Avenir d’une utopie ).

Comme tout phénomène humain le mouvement a une histoire. Il débute à Londres dans les années soixante et groupe des psychiatres anglais et américains; certains sont psychanalystes. Freud avait déjà apporté « la peste » dans la psychiatrie en abordant le problème psychanalytique des psychoses. Elles n’étaient plus constitutionnelles ou organiques mais s’engendraient d’un manque radical, manque non symbolisé faisant la place à un cataclysme imaginaire (Lacan), substance même d’une tentative de reconstruction qui constitue la psychose elle-même. C’était reprendre par la psychogenèse la folie au compte de la psychologie en ouvrant en même temps le champ clos de celle-ci, ainsi que l’exprime Michel Foucault: « Jamais la psychologie ne pourra dire la vérité sur la folie puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie. »

Ce mode d’approche permettait l’écoute décisive du discours de la folie, mais l’effet tournait court au niveau de la pratique psychiatrique pour deux raisons: d’une part la persistance du milieu psychiatrique institutionnel; d’autre part, le désir de guérir. La tentative qui avait été faite par Freud se trouvait stérilisée par la répression sociale.

C’est contre cette violence de la psychiatrie comme outil de la répression sociale de la folie que naît et se développe l’antipsychiatrie, et c’est ce point de départ qui motive la référence à une philosophie existentielle (Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger, Sartre) reléguant à l’arrière-plan l’apport psychanalytique dont les tenants sont même suspects, comme les psychiatres, de viser la guérison et la récupération des sujets au nom d’une société, soupçon qui n’est pas toujours dénué de fondement.

David Cooper, le premier – et c’est à lui qu’on doit le terme d’antipsychiatrie –, s’engage dans une expérience en milieu psychiatrique sur le mode des communautés thérapeutiques. Il s’agit de faire en sorte que les malades deviennent responsables de leur communauté et des mesures thérapeutiques qui peuvent être prises. Les médecins et le personnel ne sont plus là comme des soignants s’occupant de soignés, mais comme des référents pour que le discours de la folie soit reçu. Cette première expérience en milieu psychiatrique aboutit à l’échec, car elle est faussée et rejetée par ce milieu.

En 1965, les docteurs Laing, Cooper et Esterson fondent la Philadelphia Association afin de créer des lieux d’accueil originaux. Trois de ces centres (households ) s’ouvrent successivement: Kingsley Hall, qui a fonctionné jusqu’en 1970, puis deux autres maisons, encore appelées « communes ». Dans son rapport de 1969, l’association se fixe, entre autres, les buts suivants: délivrer la maladie mentale, en particulier la schizophrénie (au sens extensif des Anglo-Saxons), de toutes les descriptions; entreprendre de rechercher les causes des maladies mentales, les moyens de les détecter, de les prévenir, de les traiter; organiser des lieux d’accueil pour les personnes souffrant ou ayant souffert de maladie mentale. Le rapport ajoute: « Nous visons à changer la façon dont les faits de la santé mentale et de la maladie mentale sont considérés; c’est une invitation à changer de modèle [...] ce qui est en cause ce n’est pas la maladie d’une seule personne mais c’est un processus social [...] nous voyons comment des gens sont rejetés de l’environnement humain par des désirs, demandes et attentes contradictoires qui leur sont adressés inconsciemment par les autres personnes et par eux-mêmes. Quand on est relégué, il n’y a plus qu’une seule chose à faire, c’est de se casser la tête contre les murs. Pour explorer les contradictions des communications qui nous poussent à certains moments à agir, ou à être pris pour un fou, nous avons besoin d’une communauté souple où les gens ne sont pas contraints à prendre les rôles de docteur, d’assistante sociale, d’infirmier ou de malade. »

Il est possible de caractériser la vie à Kingsley Hall à l’aide de quelques traits: « Chacun peut discuter les actions de n’importe quelle autre personne. Bien qu’il n’y ait ni staff , ni malades, ni rites institutionnels, aucun résident ne donne à un autre des tranquillisants ou des sédatifs. Des comportements sont possibles là, qui sont intolérables dans la plupart des autres lieux. Chacun se lève ou reste au lit, à son gré, mange ce qu’il veut quand il le veut, reste seul ou avec d’autres, et, en général, établit ses propres règles. Chaque personne, homme ou femme, a sa propre chambre. Il existe des pièces où les gens peuvent être ensemble à leur gré. Il n’y a pas eu de suicides. »

Ce qui caractérise un tel lieu d’accueil de la folie, écrit Maud Mannoni, « c’est une façon de débarrasser le sujet au maximum de tout cadre pour lui donner la possibilité de se retrouver par un processus conçu comme intérieur et spontané. Le malade y entre pour qu’y puisse s’y dérouler une crise qui ne serait tolérée dans aucun autre milieu. Laing propose pour cette crise le terme de métanoïa , conversion, transformation. Il faut, d’après Laing, s’efforcer de suivre et d’assister le mouvement d’un épisode schizophrénique aigu au lieu de l’arrêter. Il n’existe, ajoute Laing, rien de plus tabou dans notre société que certaines demandes régressives [...] L’accueil dans ces communautés anglaises consiste en une mise en place qui évoque le psychodrame; le malade vient pour « régresser » et mettre en acte « sa » scène. Un public est nécessaire au patient comme témoin et support de son délire [...], une dramatisation de l’angoisse de castration se référant à un champ où la mort et la vie sont étroitement liées et mises en jeu continuellement ».

Le discours de la folie et la société

La pratique de l’antipsychiatrie, qui se veut au plus haut point incluse dans la cité – posant comme un de ses buts essentiels la tolérance et l’acceptation de la folie, voire sa lecture, à la manière dont on décrypte un rêve ou un symptôme –, ne pouvait que se centrer sur l’articulation de la folie et de la société. Elle a d’abord contesté l’obligation des soins qui fait du psychiatre un auxiliaire de la police par le processus d’internement. C’est là un malaise ressenti et dénoncé par les psychiatres eux-mêmes. Mais, plus encore, cette obligation des soins, dit l’antipsychiatrie, conduit le sujet en crise aiguë à la chronicité. À partir de là, l’antipsychiatrie s’inscrit dans un projet politique en dénonçant le rôle que la société fait jouer à la psychiatrie, un rôle répressif fondé idéologiquement sur un savoir médical. Ce savoir médical tend à plaquer le modèle de la santé physique sur la santé mentale et à objectiver le malade en négligeant son discours, qui est révélateur non seulement de sa plainte, mais beaucoup plus de la non-reconnaissance de son existence par une société aliénée dans le rendement et le profit. La répression exercée par la psychiatrie s’articule avec la répression générale qui sévit dans les sociétés capitalistes. « L’antipsychiatrie a choisi de défendre le fou contre la société » (M. Mannoni). Dès lors, l’antipsychiatrie en vient à nier la notion de maladie mentale et Cooper voit dans la descente dans la psychose l’amorce d’un véritable phénomène de mort et de résurrection.

Le discours de la folie a toutes les chances d’être entendu quand Laing affirme: « Je pense que les schizophrènes ont plus de choses à apprendre aux psychiatres sur le monde intérieur que les psychiatres à leurs malades. » L’on ne saurait que le suivre sur cette voie quand on pense qu’une thérapeutique classique ou médicamenteuse vise d’abord à priver le sujet de son expression propre. Laing dénonce l’aliénation imposée par la société pour qu’on y soit accepté, aliénation dans une culture qui amène l’auteur à poser la possibilité d’une contre-culture ou la création d’une autre société dont on trouve le manifeste (1967) dans le rapport du Congrès international de dialectique de la libération (Londres). Il s’agit là d’une prise de position avant tout politique, traitant d’une révolution socioculturelle et de toutes les formes de contestation des institutions sociales: anti-université, anti-hôpital, théâtre libre, radio-pirate, journaux et cinéma clandestins. Ce congrès rassemblait des groupes venus de nombreux pays – hippies, provos d’Amsterdam, étudiants de Berlin-Ouest, activistes politiques de Norvège, de Suède, du Danemark, anti-universitaires américains, représentants des cinq continents –, différentes personnalités: Berke, Cooper, Laing, Redler, Bateson, Carmichaël, Guerassi, Goodman, Henry, Marcuse, Sweezy..., et même un moine bouddhiste, qui y lut des poèmes. Les implications politiques de l’antipsychiatrie sont ainsi venues au premier plan. À partir de là, la lutte contre toutes les formes d’aliénation ne pouvait que se généraliser: l’aliénation, c’est le mal que l’on peut dénoncer au niveau même de la socialisation du sujet dans sa famille, la famille étant une microsociété qui participe à l’idéologie de la société et qui impose au sujet cette idéologie. Dans L’Équilibre mental, la folie et la famille (Sanity, Madness and Family ), Laing et Esterson situent les effets pathogènes en jeu dans les discours du patient et de sa famille en se référant au « double lien » (double bind ) de G. Bateson, c’est-à-dire à l’existence de vœux contradictoires dans l’expression des parents, le sujet se trouvant ainsi placé dans une situation de conflit permanent et de candidature à la schizophrénie.

Voilà le Mal dénoncé; il y a donc un « Bien » quelque part; si le « Mal » est dans le monde extérieur, le « Bien » sera à l’intérieur du sujet. Une grande ombre se profile: Jean-Jacques Rousseau, suivi par d’autres dont, plus récemment, Wilhelm Reich. L’évacuation du « Mal » hors de l’intérieur du sujet n’est pas sans nous porter à la limite d’un monde paranoïaque. Si les psychanalystes, actuellement, ont été récupérés par la société au point qu’ils prêtent leur concours, quand ils ne l’instituent pas eux-mêmes, à la « psychiatrie institutionnelle de secteur » obéissant à un souci de quadrillage de la santé mentale (Mannoni), ce fait ne suffit pas, évidemment, à réfuter ce que Freud a apporté. Faute d’avoir saisi le point vif de la visée freudienne, et pour n’avoir jugé celle-ci que par son aspect théorisé et par son asservissement à une idéologie ambiante, normative, l’antipsychiatrie s’est détournée du fondement même de la psychanalyse que Lacan, à la suite de Freud, a pointé tout au long de son œuvre: le sujet se constitue au niveau du signifiant; il en est divisé; le conflit n’est pas entre un extérieur « mal » et un intérieur « bien », mais au centre même de ce sujet constitué par la parole – un signifiant pour un autre signifiant, telle est l’aliénation majeure que la psychose met en question et enseigne à la fois. Il ne suffit pas d’« un changement réel de l’attitude des hommes à l’égard de la propriété, plus efficace que n’importe quel commandement éthique; mais cette juste vue des socialistes est troublée et dépouillée de toute valeur pratique par une nouvelle méconnaissance idéaliste de la nature humaine » (Freud, Malaise dans la civilisation ). L’idéalisme, en effet, survient quand la sexualité n’est plus au centre du développement du sujet (l’antipsychiatrie succombe ici à une présomption de l’imaginaire); le refoulement redevient, lui, central; le retour du refoulé fait sa part à l’« être-pour-la-mort »; la drogue peut y pourvoir.

Une expérience française qu’on peut, en un certain sens, rattacher à l’antipsychiatrie, et qui est dirigée par Maud Mannoni, se développe à l’École expérimentale de Bonneuil (Val-de-Marne), mais la psychanalyse y garde toute sa place. On essaie d’y écouter pleinement le discours de l’enfant psychotique; c’est difficile, c’est angoissant, surtout si on ne s’en débarrasse pas en en rendant responsable la société telle qu’elle est.

Depuis la fin des années soixante-dix, le courant de l’antipsychiatrie semble avoir perdu une bonne partie de son audience et même de sa puissance rhétorique. Certains – tel Michel Crozier, qui parle rétrospectivement des « années folles de l’antipsychiatrie » – y voient le déclin d’une des formes les plus spectaculaires de la « logique folle, c’est-à-dire sans limites ni contraintes », qui caractérisait la « révolution culturelle » des décennies soixante et soixante dix. Mais cet apparent déclin tient peut-être aussi au fait que la violence anti-institutionnelle de ce courant a finalement permis aux psychiatres classiques et aux pouvoirs publics, jusque-là trop prudents, voire retardataires, de s’ouvrir en ce domaine aux mises en question les plus urgentes.

L’antipsychiatrie n’en a pas moins été une audace; si les antipsychiatres ont osé trop, leur audace a cependant ouvert la question du sujet et de sa liberté dans la mesure où ils s’y sont eux-mêmes engagés.

4. La psychiatrie de secteur

L’idée d’une psychiatrie de service public qui fasse sortir le psychiatre et son équipe de l’hôpital psychiatrique et qui déplace l’intervention thérapeutique pour la rapprocher le plus possible du lieu d’existence des usagers est née après la Seconde Guerre mondiale. Mais sa mise en œuvre ne s’est étendue à l’ensemble de la France qu’au début des années 1970. Elle a consisté à propager une structure à laquelle on donne le nom de « secteur », structure qui, au demeurant, comporte des ambiguïtés. Certains psychiatres y voient, pour leur service hospitalier, une aire de recrutement plus limitée que l’échelon départemental prévu par le législateur de 1838. Pour d’autres, le secteur est l’ensemble des moyens techniques mis à la disposition d’une équipe soignante chargée d’une population. D’autres, enfin, le conçoivent comme un cadre démographique dans lequel le psychiatre et ses collaborateurs interviennent à la fois pour la thérapeutique et pour la prévention. La circulaire du ministère de la Santé du 14 mars 1990 en donne trois définitions. Chaque secteur psychiatrique est à la fois: une aire de planification des équipements publics et privés de lutte contre les maladies mentales; un mode d’organisation et de fonctionnement du dispositif public de psychiatrie; une aire de concertation et de coordination des actions mises en œuvre par l’ensemble des institutions et agents contribuant directement ou non aux programmes de santé mentale.

L’aspect technique de la « politique de secteur » consiste à confier à la même équipe soignante la prévention et les soins hospitaliers et ambulatoires d’un ensemble démographique qui ne doit pas dépasser 70 000 habitants. Le fait que cette équipe soit chargée de la totalité des besoins psychiatriques d’une telle population exige un dispositif horizontal fort différent de celui qui est en vigueur dans d’autres disciplines médicales, où les établissements de soins sont hiérarchisés en fonction de leur technicité et où l’intervention extra-hospitalière est l’affaire de la médecine libérale. Au-delà de l’aspect technique apparaît ainsi la dimension politique de ce dispositif qui propose des soins d’égale valeur pour tous.

Si la France a été le premier pays à instaurer ce nouveau système de santé mentale, cela tient sans doute à ce qu’elle possède un cadre unique de psychiatres de service public qui se sont orientés, après la Seconde Guerre mondiale, vers les techniques de groupe et qui ont adopté une conception dynamique de leur métier, dans laquelle la première référence théorique se trouve être la psychanalyse. Ainsi, la psychothérapie institutionnelle transformait l’ancien asile d’aliénés, devenu hôpital psychiatrique, en instrument de soins, tandis que se multipliaient les activités extra-hospitalières.

Certains pays étrangers ont adopté des dispositions proches ou analogues. Le Canada s’est inspiré un temps du modèle français, mais l’étendue du territoire n’y rend pas les réalisations comparables. De plus, le dispositif urbain y est totalement étranger, les services hospitaliers ne gardant pas les malades en traitement au-delà de trois mois. L’expérience italienne se voulait plus radicale par la loi de 1978, promulguant « la psychiatrie dans le territoire » et fermant les hôpitaux psychiatriques. Mais l’hétérogénéité des structures et des groupes professionnels et surtout l’insuffisance des moyens financiers mis en œuvre n’ont permis que quelques réalisations exemplaires de « psychiatrie dans la communauté », véritable oasis dans un désert psychiatrique. En Grande-Bretagne, la psychiatrie communautaire, réactivée par le courant antipsychiatrique, fait également coexister des expériences remarquables avec une réduction drastique des lits d’hospitalisation, laissant un nombre croissant de malades à l’abandon. C’est cette dernière orientation qu’on observe aux États-Unis. En Allemagne, certains Länder se sont plus ou moins inspirés du modèle français; la réalisation la plus proche est en Sarre.

Historique de la psychiatrie de secteur

Au sortir des années noires de l’occupation nazie, durant lesquelles 40 p. 100 des malades mentaux hospitalisés moururent de faim et de misère physiologique, les Journées psychiatriques nationales de 1945 et de 1947 donnèrent lieu à une grande effervescence (même sur le plan théorique, avec la création du groupe Batia, qui rappelait le Bourbaki des mathématiciens) et permirent d’élaborer une critique de « l’internement comme conduite primitive de la société » et le projet d’une « psychiatrie unitaire » qui postulait la continuité des soins, l’hospitalisation n’étant plus alors considérée que comme une des modalités de la prise en charge des malades. Mais il fallut attendre les travaux du groupe de Sèvres, créé à l’initiative de Georges Daumézon, pour qu’on en vînt à une élaboration théorique au sujet des institutions, puis le rapport d’Henri Duchêne au congrès de Tours, en 1959, pour que pût se dégager l’idée qu’une même équipe médico-sociale devrait prendre en charge l’ensemble des besoins psychiatriques d’une population, ce projet devant trouver un support juridique dans une réglementation nationale. C’est à cette époque que, à l’initiative de Philippe Paumelle et sous l’égide de l’Association de santé mentale et de lutte contre l’alcoolisme (ce qui permettait de faire bénéficier la psychiatrie des mesures législatives et financières prises par le gouvernement Mendès France), fut entreprise, dans le XIIIe arrondissement de Paris, une expérience qui se traduisit d’abord par la création d’institutions « légères » (hôpital de jour, hôpital de nuit, foyer de postcure, club pour le troisième âge, soins à domicile), puis par celle d’un hôpital pour des séjours à plein temps. Cette réalisation ne fut longtemps qu’une vitrine, l’idée de secteur psychiatrique ayant cessé de plaire aux pouvoirs publics.

Une circulaire ministérielle du 15 mars 1960, qui édictait les règles directrices de cette nouvelle psychiatrie, devait rester lettre morte pendant plus de dix ans: en effet, les directions départementales de l’action sanitaire et sociale (D.D.A.S.S.), qui remplaçaient et coiffaient désormais les anciens médecins-inspecteurs de la santé, ne recevaient aucune instruction, et les moyens financiers nécessaires n’avaient pas été dégagés. De plus, les fonctionnaires du ministère qui avaient été les promoteurs de cette orientation furent tous déplacés, et les psychiatres ne furent plus consultés: la commission des maladies mentales, section du Conseil permanent d’hygiène sociale, cessa de fonctionner.

Durant cette période, cependant, ont lieu quelques réalisations partielles à Rouen, Grenoble, La Roche-sur-Yon, Chambéry (où Pierre Lambert instaure la mixité dans son service), à Villejuif (avec Louis Le Guillant). À Paris, Henri Duchêne, psychiatre à plein temps, détaché auprès du préfet de la Seine, parvient à mettre sur pied un dispositif qui prépare une véritable politique de secteur: il propose le rattachement de chaque service hospitalier à une aire de recrutement. Mais les aires ainsi définies dépassent de très loin le niveau démographique de 66 666 habitants préconisé par la circulaire de 1960; de plus, à chacune d’elles correspondent deux services hospitaliers, un pour les hommes, un pour les femmes. Par ailleurs, Henri Duchêne développe les dispensaires d’hygiène mentale, faisant largement appel pour cela aux psychiatres en formation. Ainsi, depuis 1955, ces dispensaires, créés par une circulaire du 13 octobre 1937, sont, pour plus de 80 p. 100 de leurs dépenses, à la charge non plus du département mais de l’État, ce qui permet l’extension de cette première réalisation extra-hospitalière.

C’est aussi au cours de cette période que furent créées, grâce à des initiatives privées, des institutions de « séjour à temps partiel » pour répondre aux besoins de réinsertion sociale. Dans le domaine de l’enfance, la formule de l’internat médico-pédagogique (I.M.P.), calquée sur celle de l’hôpital psychiatrique, est délaissée au profit de centres médico-psychopédagogiques (C.M.P.P.), qui assurent des prises en charge ambulatoires.

Mais ces créations, répondant à des besoins que semblent ignorer les pouvoirs publics, sont le fait d’associations régies par la loi de 1901 et qui ne se préoccupent pas, à quelques exceptions près, de les insérer dans le projet global d’une politique de secteur. On voit même une mutuelle, dont les membres sont de farouches défenseurs du service public, la Mutuelle de l’Éducation nationale, créer ses propres institutions, y compris un hôpital, le centre psychothérapique de La Verrière. La Mutuelle nationale des étudiants de France adopte la même attitude, et l’on peut craindre, alors, que toutes les mutuelles disposant de fonds importants n’en fassent autant.

À la suite de la manifestation du syndicat des psychiatres des hôpitaux devant le ministère de la Santé publique, le 29 octobre 1969, le ministre de l’époque, Robert Boulin, organisa la sectorisation dans la région parisienne, ressuscita la commission des maladies mentales et donna, par les circulaires du 14 et 16 mars 1972, des instructions qui devaient relancer le mouvement. Le nouveau statut des psychiatres, adopté en 1970, allait par ailleurs contribuer à la création des secteurs: 99 p. 100 de ceux qui se classèrent dans ce qu’on appelle le « premier groupe » disposaient d’un service mixte et d’une équipe de secteur.

La circulaire du 9 mai 1974 définit les normes en personnel d’une équipe de secteur. Toutefois, les structures extra-hospitalières ne sont réalisables que pour autant que soient fermés des lits d’hospitalisation. La fin des années 1970 est marquée par les nouvelles orientations gouvernementales visant à réduire les dépenses de santé. Les Trente Glorieuses s’achèvent. Cette période aura cependant permis la mise en place de la politique de secteur, qui bénéficie d’un double financement: Sécurité sociale pour les structures gérées par l’hôpital et budget de l’État pour la prévention dont bénéficient les dispensaires et un certain nombre de structures extra-hospitalières.

Ce double financement est une source de difficultés sur le plan local. Quelques études sont mises en place pour le financement global par les régimes d’assurance maladie de toutes les activités de soins hospitalières et extra-hospitalières. Mais, sans attendre les conclusions des études en cours, le gouvernement adopte le projet du secrétaire d’État à la Santé, Edmond Hervé, d’un financement unique par les caisses d’assurance. La loi de finance du 31 décembre 1985 met à la charge des caisses les 2 milliards 700 millions que versait l’État aux activités de secteur, en sus des 32 milliards versés pour les soins hospitaliers. C’est à l’hôpital de rattachement qu’est confié le soin de cette gestion globale, mettant ainsi fin aux espoirs de la création d’une structure spécifique, l’« établissement public de santé mentale », qui aurait marqué le décentrement de l’activité de secteur dans le tissu social, le service hospitalier ne constituant qu’un des éléments de la panoplie d’une équipe de secteur.

Cette loi financière fait suite à la loi du 25 juillet 1985 qui donne force légale à la sectorisation, dont le fonctionnement ne s’appuyait jusque-là que sur de simples circulaires. L’article L. 326 du code de la santé publique (qui n’était autre que l’article 1er de la loi du 30 juin 1838, faisant obligation à chaque département de créer un asile d’aliénés, devenu hôpital psychiatrique en 1938) confie au préfet le soin de déterminer les services de psychiatrie où seront hospitalisés aussi bien les malades en service libre que les malades soumis à la loi de 1838. Cette dernière loi disparaît avec la parution de la loi du 27 juin 1990 « relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation ».

La loi du 25 juillet 1985 définit également les trois types de secteurs qui constituent le nouveau dispositif de psychiatrie publique: secteur de psychiatrie générale, secteur de psychiatrie infanto-juvénile et secteur de psychiatrie médico-pénitentiaire (assurant soins et prévention de la population incarcérée). Le décret du 14 mars 1986 crée le Conseil départemental de santé mentale qui a la charge d’élaborer les plans d’organisation départementaux (P.O.D.).

Le secteur type

Dans un secteur moyen, l’équipe se compose de médecins travaillant les uns à plein temps et les autres à temps partiel, d’infirmiers et de travailleurs paramédicaux. Chaque secteur dispose au minimum d’un service hospitalier et d’un dispensaire (désigné, depuis la parution de la circulaire du 14 mars 1990, comme « centre médico-psychologique »). Ce dernier constitue le cadre où sont assurés une partie des soins ambulatoires (consultations médicales, psychothérapies individuelles ou psychothérapies de groupe, accueil, activités collectives, animation, quelques traitements biologiques) et auquel se rattachent d’autres activités telles que des sociothérapies et des soins à domicile. Le service hospitalier peut se trouver aussi bien dans un hôpital psychiatrique (qui porte désormais le nom de centre hospitalier spécialisé) que dans un hôpital général, où les services de psychiatrie se sont considérablement développés. Mais cette formule, qui permet de rapprocher les usagers et leurs familles du lieu d’hospitalisation – et qui est préconisée par les pouvoirs publics parce que moins onéreuse –, se heurte à des inconvénients tels que l’intolérance des autres services hospitaliers pour des malades qui « ne sont pas comme les autres »; l’insuffisance du nombre des lits oblige dans ce cas à trouver d’autres lieux pour ceux qui doivent être hospitalisés pendant longtemps – et l’équipe de secteur cessera dès lors de s’occuper d’eux. La même difficulté guette les secteurs qui n’ont pas de service hospitalier et qui, quoique participant du même souci de créativité que celui qui a présidé à l’expérience du XIIIe arrondissement de Paris, sont condamnés à voir se recréer ailleurs un lieu de ségrégation.

L’obligation d’hospitaliser certains malades demeure, mais on a actuellement besoin de beaucoup moins de lits pour l’hospitalisation à plein temps du fait que les séjours à l’hôpital sont écourtés pour de nombreux malades et que, même si ces séjours se répètent, cela ne revêt pas un caractère dramatique, car ce sont les mêmes praticiens (médecins et infirmiers) qui suivent le patient à l’hôpital et en ville. Les notions de « dedans » et de « dehors » se trouvent ainsi dépassées par la formule du secteur. Tandis qu’après la guerre l’Organisation mondiale de la santé (O.M.S.) considérait que, dans les pays de civilisation avancée, il était nécessaire d’avoir au moins trois lits en psychiatrie pour 1 000 habitants, ce qui représenterait pour chaque secteur de 70 000 habitants deux cents lits, on constate, par la pratique des années 1970, qu’il suffit, pour assurer la totalité des besoins, y compris les longues hospitalisations, d’un lit pour 1 000, c’est-à-dire soixante-dix lits pour le secteur type (chiffre ramené à 50 dans la plupart des P.O.D.). Toutefois, cette réduction considérable des besoins hospitaliers n’est possible qu’à la condition que chaque secteur dispose d’assez de moyens en personnel et sur le plan institutionnel. Or le nombre d’infirmiers prévu par la circulaire du 9 mai 1974 (soit un pour 10 000 habitants) est nettement insuffisant pour les traitements au dispensaire et pour les soins à domicile, l’effectif des malades à suivre, la « file active », atteignant des chiffres de 800 à 1 000 dans beaucoup de secteurs. La situation est plus grave encore pour les secteurs ruraux, qui doivent faire fonctionner plusieurs dispensaires et qui exigent de leur personnel des déplacements importants.

Les institutions extra-hospitalières figurent dans un catalogue qui n’est autre que l’arrêté du 14 mars 1986 pris en application des lois de 1985. Il comporte, outre les centres médico-psychologiques, des centres d’accueil permanents, des hôpitaux de jour, des ateliers thérapeutiques, des centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel, des services d’hospitalisation, des centres de crises, des hôpitaux de nuit, des appartements thérapeutiques, des centres de postcure, des services de placement familial.

Leur création dépend certes du dynamisme du chef de secteur et de son équipe, mais pour une grande part également de l’intérêt porté à ces réalisations par les instances locales et départementales (D.D.A.S.S. et directeurs d’hôpitaux). D’où les disparités entre les secteurs d’un département à l’autre, voire au sein d’un même département.

À la disparité de la panoplie des institutions de chaque secteur s’ajoutent les différences de la charge démographique, allant de 50 000 à plus de 120 000 habitants.

Dans le champ de la psychiatrie infanto-juvénile, la disparité est encore plus apparente. Les moyens sont très inégalement répartis en ce qui concerne l’équipement de service public proprement dit. Outre la gestion de ces structures dont il a la charge directe (hôpital de jour, centre médico-psychologique, centre d’accueil, services hospitaliers quand il en existe), il joue un rôle coordonnateur des institutions privées assurant des besoins partiels (centre médico-psychologique, internat médico-pédagogique, externat médico-pédagogique, centre médico-professionnel, etc.); il assure également des liaisons, avec les divers services ou organismes s’occupant de l’enfance (Justice et éducation surveillée, Éducation nationale, Protection maternelle et infantile) et, plus précisément, avec les instituteurs, juges d’enfants, assistantes sociales, médecins généralistes, pédiatres, ainsi qu’avec les parents. Le secteur de psychiatrie infanto-juvénile correspond à une population pour laquelle on compte normalement trois secteurs de psychiatrie générale, soit 200 000 habitants environ. Il faut noter également l’extension prise par des structures à vocation spécifique: prise en charge des autistes, accueil des adolescents, services accueillant mère et enfant, centre de thérapie familiale, etc.

La prévention

L’efficacité des secteurs en matière de prévention s’est trouvée limitée par le poids des tâches thérapeutiques et par la lenteur avec laquelle les institutions locales, les responsables et la population s’ouvrent aux problèmes de la santé mentale. Longtemps, en effet, la conduite d’exclusion fut générale; de plus, les règles prophylactiques en matière de maladie mentale mettent en question les habitudes individuelles et collectives. C’est pourquoi s’impose un travail d’information et d’éducation auprès des services sociaux, des médecins de famille, des services de police, des employeurs, des municipalités, à l’occasion des difficultés de voisinage ou d’emploi qu’éprouve telle ou telle personne. Ainsi, l’ambition d’une équipe de secteur serait non seulement de disposer de tout l’équipement nécessaire, mais de faire de toute la population du secteur l’auxiliaire de son action préventive et thérapeutique.

Bilan et perspectives d’avenir

Vingt ans après la mise en place de la sectorisation, on peut considérer que la France s’est dotée d’un dispositif public de soins en santé mentale qui permet à tout citoyen, au début des années 1990, de trouver au plus près de son lieu de vie une réponse possible à la souffrance psychique. En cela, il a rempli la mission que lui avaient assignée les « pères fondateurs » dans les années d’après guerre. C’est ainsi que les chiffres fournis par le ministère de la Santé en 1992 font état de l’existence de plus de 900 secteurs de psychiatrie générale et de près de 300 secteurs de psychiatrie infanto-juvénile. Ce déplacement du centre d’activité des équipes psychiatriques dans le tissu social a permis une réduction du nombre de lits de psychiatrie publique, qui est passé de 120 000 en 1970 à 80 000 en 1990. De plus, dans les dix premières années de fonctionnement s’est produite une inversion du rapport entre les hospitalisations en service libre et les hospitalisations sous contrainte, qui passent de 80 p. 100 de celles-ci en 1970 à 20 p. 100 en 1980 (elles ne constituent, en 1992, que 10 p. 100 des entrées).

Mais il reste à doter les secteurs les moins favorisés des structures indispensables à un fonctionnement répondant à tous les temps de la trajectoire thérapeutique de chaque patient. Et ce travail est loin d’être achevé, alors que se développent des arguments et des projets qui visent au « dépassement du secteur ». Ils s’appuient sur la prétendue nécessité d’intégrer la psychiatrie dans le système général de santé. Certes, la psychiatrie est une discipline médicale, et les psychiatres ont toujours exigé pour leurs malades, comme pour leur dispositif de soins, qu’ils soient traités à l’égal des autres, mais la discipline psychiatrique n’est pas une discipline comme les autres et exige la préservation de sa spécificité. Cette logique de banalisation s’exprime à l’échelon gouvernemental, administratif et gestionnaire. Voici quelques exemples de décisions et de projets qui, bien que de portée inégale, ont tous une vertu « sectoricide », probablement même, à terme, « psychiatricide »:

– la disparition de l’internat de psychiatrie et le numerus clausus des futurs psychiatres de service public;

– la disparition du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique;

– l’engouement pour le libre choix, qui n’a jamais été incompatible avec la politique de secteur dès lors qu’étaient assurés l’accueil des patients les plus défavorisés par leur pathologie difficilement supportable ou leur absence de domicile ou de ressources;

– le mot d’ordre « toute la psychiatrie à l’hôpital général », quand on sait la défaveur dans laquelle est maintenue la psychiatrie par rapport aux autres disciplines médicales; de plus, on ne peut accepter de brader ce patrimoine immobilier et cette richesse en personnel soignant des centres hospitaliers spécialisés (C.H.S.), en échange de simples promesses compensatoires;

– l’idéologie gestionnaire, centrée sur l’hôpital-entreprise (durées moyennes de séjour, procédures d’évaluation, service infirmier avec à sa tête l’infirmier général, groupes homogènes de malades, introduction du projet de médicalisation du système d’information en psychiatrie);

– enfin, la place qu’occupe la psychiatrie dite « biologique », qui peut conduire à terme à une psychiatrie réduite à la pathologie du cerveau ne nécessitant que quelques lits d’hospitalisation à plein temps, les schizophrènes qui refusent une guérison relevant du champ social.

Alors que le secteur bénéficie maintenant d’un support législatif et économique par les lois du 25 juillet et du 31 décembre 1985 et que nous le proposons en modèle à nos interlocuteurs européens, ce dispositif typiquement français, qui s’inscrit dans la tradition républicaine et jacobine, risque de se voir menacé – étonnant paradoxe! – par le retour aux valeurs de l’économie de marché et le pouvoir exercé, dans le champ psychiatrique, par les grandes firmes pharmaceutiques.

5. Voies et problèmes de la psychiatrie contemporaine

Du volumineux inventaire qu’ont dressé J. P. Brady et H. K. Brodie, en 1978, des controverses en matière de psychiatrie, on peut retenir comme particulièrement significatives les questions portant sur le rapport entre folie et maladie mentale, sur les pièges du vocabulaire psychiatrique, sur la validité de traitements imposés hors du consentement des malades, sur la compatibilité entre l’expérience psychanalytique et les recherches biologiques, sur le projet d’une éthique de la psychiatrie. En ce qui concerne le lien entre la maladie mentale et la folie, les uns estiment que celle-là est une dimension intégrante de la nature humaine qui, « loin d’être le fait contingent des fragilités de son organisme, est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle soit pour la liberté une insulte, elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre » (J. Lacan). Pour d’autres, la folie, c’est une maladie authentique qui trouverait sa cause dans un dérèglement biologique. Henri Ey écrit à ce propos: « Le problème primordial soulevé par le fait psychopathologique comme objet de la psychiatrie peut bien se formuler ainsi: la psychiatrie est-elle une science de l’homme ou une science de la nature? » L’opposition entre ces deux façons de concevoir la folie, qui touche à la fois le médecin, le psychanalyste, le philosophe, le poète et même l’homme politique, est devenue bien banale, mais elle était cependant déjà au cœur des entretiens de Bonneval de 1946 et de la controverse qui fit s’affronter alors l’organodynamisme de Henri Ey et la psychanalyse freudienne soutenue par Lacan et Rouard, tandis que, de façon plus pragmatique, Follin et Bonnafé se demandaient: « Comment contribuons-nous à démystifier le fait psychiatrique? [...] Le fou est-il encore pour nous un possédé? Tant que nous le croirons, nous le ferons encore plus aliéné qu’il n’est. Admettre la psychogenèse ne peut et ne doit apporter aucune entrave à la lutte pratique contre les aspects organogénétiques; l’étudier doit nous aider à organiser et à mener la lutte, c’est-à-dire une action sur des situations. »

Le refus des pièges et des amalgames

Le vocabulaire psychiatrique reste hérissé de pièges, qu’il se réfère à la sémiologie, à la nosographie ou aux théories pathogéniques. Rares sont les termes sémiologiques qui n’ont pas un caractère immédiatement péjoratif, voire insultant: paranoïaque, délirant, halluciné, persécuté, mythomane, érotomane, dément, débile, oligophrène... Aussi en est-on venu à rechercher des étiquettes plus supportables: suivant le type de psychose, on parlera plus simplement de dépression, de névrose, d’angoisse, d’inhibition, de phobie, etc. La nosographie psychiatrique, c’est-à-dire la classification des maladies, est, pour sa part, chargée d’une longue histoire. Les termes de mélancolie, de manie et de paranoïa viennent des Grecs. Celui de schizophrénie a été introduit en 1911 par le Suisse E. Bleuler pour désigner ce que l’illustre Bavarois E. Kraepelin appelait la « démence précoce », à la suite du Français Morel (1858). Cependant, rien n’était changé dans la description qu’on donnait des formes cliniques de la maladie: hébéphrénie, catatonie, et psychose paranoïde. Simultanément, la psychiatrie française gardait dans sa nomenclature des expressions telles que « bouffée délirante » (on renonçait à parler de « dégénérés »), « psychose hallucinatoire chronique », « confusion mentale », « délire systématisé d’interprétation » ou « de revendication », etc. Un certain consensus international toutefois semble actuellement s’établir autour de trois grands types de psychoses – la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive et la paranoïa – desquels on rapprochera plus ou moins les cas limites, ou borderlines , les psychopathies, les nombreuses formes de détérioration cérébrale dues au vieillissement, aux intoxications et aux infirmités congénitales.

Les ambiguïtés du discours de la psychiatrie résultent aussi de l’interférence de celle-ci avec des disciplines connexes. Certains pratiquent l’amalgame entre la clinique traditionnelle, la phénoménologie, la psychanalyse, l’informatique, la génétique..., et l’on en vient à confondre les instincts avec les pulsions, le code génétique avec l’inconscient, l’apprentissage avec les stades de la libido, le transfert avec la relation médecin-malade... Même des spécialistes se laissent abuser par ce laxisme sémantique, surtout quand celui-ci recourt à des mots composés désignant des théories ou des idéologies hétérogènes, par exemple la psychobiologie et la sociobiologie. La psychobiologie n’était nullement à l’origine une « psychiatrie biologique ». Adolphe Meyer, à la fin XIXe siècle aux États-Unis, désignait par cette expression sa conception propre de la psychiatrie, voisine d’ailleurs de la théorie de Freud. Il voulait souligner que le comportement est intégré par la pensée au niveau symbolique: ce que l’homme pense affecte son fonctionnement jusqu’au niveau cellulaire et, réciproquement, ce qui se passe à ce niveau influe sur les sphères les plus hautes. Selon l’actuelle théorie dite psychobiologique, prônée par Léon Eisenberg, un psychiatre de Harvard qui, après avoir travaillé avec Kanner sur l’autisme infantile, a étudié l’épidémiologie statistique et la génétique des populations, toute maladie humaine est le résultat d’une interaction entre la biologie et les conditions socioculturelles. Les comportements sociaux ont des effets de sélection naturelle dans un sens néo-darwinien. Ainsi, pour Eisenberg, l’augmentation du nombre des schizophrènes dans la population résulterait de la liberté de procréer actuellement accordée aux malades, du fait qu’ils ne sont plus soumis à une ségrégation sexuelle. La sociobiologie est patronnée par Edward O. Wilson, éthologue de Harvard, qui, particulièrement attentif à la remarquable découverte des phérormones, ou phéromones, et de leur influence sur les comportements sociaux des animaux, proposait, en 1975, d’expliquer la plupart des comportements sociaux humains – altruisme, égoïsme, malveillance, homosexualité – par une « aptitude darwinienne » des plus forts à propager leurs gènes et à augmenter la fréquence de leur génotype au sein d’une population.

Sur bien d’autres points, il est vrai, la psychiatrie contemporaine est invitée à la vigilance. Elle doit notamment lutter contre les aspects divers du charlatanisme et du mind-business , contre les mésusages thérapeutiques ou les abus de pouvoir, qui recourent souvent à la publicité, en profitant de la suggestibilité des masses. Le succès de la science-fiction, le regain des superstitions et des sectes mystico-religieuses expliquent la réapparition des phénomènes d’hystérie collective qui font penser au fameux « baquet » de Franz Mesmer. On trouve même sur le marché de petites boîtes magiques permettant de « conditionner » les ondes alpha du cerveau et d’y induire la « méditation transcendantale ».

La grande nouveauté dans la situation de la psychiatrie française tient au développement de ce qu’on appelle la « sectorisation » (cf. supra ).

Après avoir constitué une expérience révolutionnaire par rapport à la psychiatrie autoritaire et répressive, la sectorisation est désormais considérée comme une étape qui doit conduire à la création, pour les malades mentaux, de nouveaux lieux d’accueil que certains désignent déjà du nom de « structures intermédiaires ».

L’approche psychanalytique des psychoses

En 1956, Jacques Lacan déclarait: « Un demi-siècle de freudisme appliqué à la psychose laisse son problème encore à repenser, autrement dit au statu quo ante » (« D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits , Paris, 1966). Cela revenait à affirmer que, pour le problème de la psychose, l’apport de Freud avait abouti alors à un échec ou du moins à une stagnation. Cependant, grâce à de multiples efforts et à l’enseignement même de Lacan, les pratiques analytiques en ce domaine se trouvent sensiblement modifiées. Certes, rares sont encore les psychanalystes qui entreprennent sans réticence de traiter un schizophrène ou un paranoïaque. À la différence de ce qui se passe pour les psychoses de l’enfant, les cures des psychoses de l’adulte aboutissent à des résultats qui sont souvent sans commune mesure avec les efforts déployés.

L’intervention analytique dans ce domaine revêt trois formes: la psychothérapie individuelle du malade, la psychothérapie de son entourage familial ou social, celle de la collectivité soignante. La première comporte une technique et un style particuliers. Il faut, par exemple, quand on a affaire à des psychotiques, renoncer à les allonger sur un divan, comme le psychanalyste le fait avec des névrosés, ou ne faire de cette méthode qu’un usage intermittent (voir Racamier et al., Le Psychanalyste sans divan , Payot, 1970). Par ailleurs, on recourt à un matériel ou à des techniques qui sont en usage dans la psychanalyse des enfants et qui servent de préparation, de support ou de substitut à la communication verbale (pâte à modeler, dessin, squiggle – à la façon de D. W. Winnicott –, rêve éveillé, psychodrame, jeu de marionnettes, de masques, poupées-fleurs à la manière de F. Dolto, etc.). Mais l’approche psychanalytique des psychoses présente une double difficulté: d’une part, il faut, pour chaque malade, réinventer une technique sur mesure; d’autre part, l’institution psychiatrique, émanation des structures médicales universitaires, doit sans cesse se réadapter pour entendre la parole du psychotique.

Quant à la théorie de la psychose, il n’y en a toujours pas d’autre que celle que Freud exposait en 1911 dans son étude sur l’autobiographie du président Schreber. Analysant cet ouvrage extraordinaire paru à Leipzig en 1903, Freud montrait comment s’était produit dans l’inconscient du malade non pas un refoulement, comme dans les névroses, mais un renversement radical de l’appareil symbolique: le sujet « Je » à la première personne devint « Il » à la troisième personne, c’est-à-dire « un autre », qui organise par une cascade de dénégations (Verneinung ) une défense contre l’irruption d’une tendance homosexuelle intolérable. Cette défense s’intensifie par la suite au point d’amener le sujet à déréaliser non seulement le monde extérieur en général mais les personnes mêmes de son entourage le plus proche. À cette déréalisation du monde, véritablement mortifère, succède la reconstruction d’un monde nouveau dans lequel le sujet est voué à des « miracles divins ». Le délire débouche dans une « érotomanie divine », dans l’illusion d’être l’objet d’un amour privilégié de Dieu, ce qui rend dès lors acceptable l’idée d’être changé en femme en vue de la procréation d’une humanité nouvelle plus parfaite. Le caractère mégalomaniaque de ce délire de rédemption était rattaché par Freud à une pathologie du narcissisme.

Mais le fait de « comprendre » avec Freud la psychose paraphrénique de Schreber ne donne aucune indication sur la manière dont aurait pu intervenir un psychanalyste qui se serait trouvé à la place du professeur Flechsig ou à celle du docteur Weber, les médecins du président. Le délire transférentiel sur Flechsig eût-il été différent? On peut penser que le fait de donner une interprétation soulignant une homosexualité forclose à l’égard du père n’aurait fait qu’aggraver la maladie. En revanche, il est possible qu’une chimiothérapie neuroleptique eût tout à fait banalisé l’existence de Schreber et que, dès lors, celui-ci n’eût jamais eu l’inspiration de rédiger ses Mémoires d’un névropathe .

Cette autobiographie contient, sur la psychose, bien des perspectives encore inexploitées. Certains de ceux qui se sont attachés à la relire, tels Nierderland, puis Katan, Ida Macalpine, Hunter, ont mis en lumière l’importance des facteurs de généalogie familiale. Lacan, dans son séminaire sur les psychoses en 1955-1956, pose, à partir du cas Schreber, que « le défaut qui donne à la psychose cette condition essentielle en la séparant de la névrose réside dans la forclusion du nom du père, à la place du grand Autre et dans l’échec de la métaphore paternelle ». Cette forclusion, dont la notion a été empruntée par Lacan au texte de Freud sur l’« Homme aux loups », n’est pas une destruction totale du champ symbolique: « Ce qui est forclos dans le symbolique fait retour dans le réel sous forme hallucinatoire. » Ainsi en est-il chez Schreber, qui est pris dans le monde de paroles, de messages, de codes, de signifiants et ne peut se dérober à ce flux verbal sans déclencher aussitôt le signal de ce qu’il appelle sa propre décomposition (Zersetzung ). En proposant son schéma terminal de la psychose (Écrits , p. 571), Lacan montre que, dans celle-ci, il n’y a pas destruction de la structure, mais bouleversement et redistribution des pôles de l’appareil psychique sur des surfaces topologiques autres que les surfaces supposées normales. On voit bien, en effet, dans la pratique, que les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse – inconscient, répétition, transfert, pulsion – restent applicables au psychotique, mais qu’ils fonctionnent souvent chez lui avec une force et une pureté qui conduisent au passage à l’acte incontrôlé et mettent à rude épreuve le contre-transfert du psychanalyste.

Si l’étude de la paraphrénie schrébérienne a une valeur en quelque sorte paradigmatique, on n’a pas manqué pour autant de s’intéresser aux mécanismes des autres psychoses (maniaco-dépressive, schizophrénique, paranoïaque, etc.). En témoignent, après celles de Freud lui-même, les contributions théoriques d’Abraham, de Ferenczi, de Federn, de Tausk, de Melanie Klein, de Frieda Fromm-Reichmann... D’importants progrès dans l’analyse des psychoses des adultes peuvent être attribués à Melanie Klein et à ce qu’elle a su élaborer de son expérience thérapeutique auprès d’enfants psychotiques. Sa théorie du « jeu », reprise plus tard sous une autre forme par Winnicott, et son idée de lier l’origine de la psychose à des stades précoces de l’évolution libidinale l’ont conduite notamment, en 1934, à sa remarquable Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs.

Il semble que la plupart de ceux qui pratiquent la psychothérapie analytique des psychoses s’accordent à considérer comme particulièrement importantes, d’une part, « l’image inconsciente du corps », d’autre part, les structures familiales pathogènes. La référence au corps est centrale, notamment pour ces deux thérapeutes que sont Bruno Bettelheim et Gisela Pankow. L’un et l’autre ont pris comme expérience de base la psychopathologie des victimes des camps de concentration nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Bettelheim, qui a lui-même été interné à Dachau et à Buchenwald, en a rapporté la conviction qu’il existait un parallélisme entre les effets du système concentrationnaire, qui vise à détruire aussi bien le corps que l’esprit des déportés, et les processus psychotiques. Dans un article intitulé « Individualisme et comportement de masse dans des situations d’extrême détresse » (1943), il montre que le facteur le plus destructeur pour le psychisme des déportés consistait moins dans les tortures et les souffrances physiques que dans un sentiment d’irrévocable déréliction et que, dans les cas favorables, ce sentiment se trouvait combattu par un processus de défense consistant à « déserter le corps ». C’est ce que font les enfants autistiques, qui se retirent de leur corps avant d’avoir accédé au monde humain de la parole: « Tout enfant psychotique, dit Bettelheim, souffre d’avoir été soumis à des conditions extrêmes, c’est-à-dire à la peur incessante d’être anéanti, sans pouvoir le manifester dans le langage » (La Forteresse vide ). La tâche réparatrice qui s’impose en premier, dans de tels cas, consiste à créer un lieu de vie qui favorise la reconstruction des personnalités détruites. C’est dans cette intention que Bettelheim a fondé l’École orthogénique de Chicago, intention qui est aussi à l’origine de la mise en place de la politique de secteur, ainsi que de l’éclatement des asiles psychiatriques ou de la création d’établissements privés qui ont précédé ou suivi ce mouvement, tels que la clinique de La Borde, près de Blois avec Jean Oury, ou l’école expérimentale de Bonneuil avec Maud Mannoni.

Gisela Pankow, neuropsychiatre de Tübingen, qui a enseigné à Paris, se réfère, elle aussi, à la déportation comme constituant une expérience semblable à la psychose. À ses yeux, le psychotique abandonne son corps comme une enveloppe vide; mais, à la différence du déporté, qui pouvait s’évader dans un ailleurs et en revenir, le psychotique ne peut plus sortir du monde dans lequel il s’est enfui. Il s’est installé dans un état chronique et irréversible, c’est-à-dire qu’il a perdu son corps et ne peut le retrouver qu’au prix d’une intervention thérapeutique. La méthode de Gisela Pankow pour le traitement des schizophrènes comprend pour l’essentiel les démarches suivantes (voir L’Homme et sa psychose , Aubier-Montaigne, 1969). Il s’agit d’abord d’établir un contact avec le malade, qui se tient d’emblée hors d’atteinte et pour l’approche duquel l’expérience, l’intuition, le tact du thérapeute sont importants. Vient ensuite l’étape des « greffes de transfert », grâce à l’utilisation prudente et progressive d’un matériel médiateur de la parole: ainsi, la pâte à modeler, le dessin, les associations par le rêve éveillé permettent l’expression de fantasmes « structurants ». Enfin, il faut tenter de rétablir une sorte de mouvement dialectique dans les « zones de dissociation de l’image du corps », de manière que le malade arrive à reconnaître l’existence d’une dynamique spatiale entre les parties et la totalité de l’image qu’il a de son corps. Par la suite, peuvent intervenir de nouveaux fantasmes structurants et unifiants, qui permettront de réparer cette image dissociée qui caractérise la schizophrénie. Contrairement à l’interprétation qu’on peut en faire, la méthode de G. Pankow ne met nullement en jeu une « image du corps » qui serait une simple représentation imaginaire ou encore le schéma corporel neurologique décrit par P. Schilder et J. Lhermitte, mais l’image du corps comme ayant une fonction strictement symbolique. C’est bien de symbolique qu’il s’agit dans ce qui, apparaissant au sein du langage, relie l’expérience première du corps de l’enfant aux structures familiales. Toutes les failles ou anomalies qui affectent celles-ci (le fait que le père et/ou la mère soient absents, psychotiques ou fortement névrosés, pervers, empêchés ou écrasés par les circonstances, etc.) ne peuvent que se répercuter sur la structuration de l’image du corps de l’enfant et, pour ainsi dire, s’y inscrire sous la forme d’une dissociation.

Tout traitement d’un psychotique doit nécessairement être complété, d’une part, par la prise en charge psychothérapique du milieu familial, d’autre part, par la fonction psychothérapique de l’institution elle-même. L’entourage du malade a besoin, en effet, du soutien de l’équipe soignante, soutien qui variera selon que ce milieu est nettement pathologique et même pathogène ou qu’il se trouve simplement mal « réagir » à l’événement. L’échec de nombreuses cures individuelles était dû naguère au fait que l’on négligeait cette obligation de soigner aussi la famille ou au moins de la déculpabiliser.

Quant à la psychothérapie institutionnelle, domaine où s’imposent notamment les travaux de F. Tosquelles, de J. Oury, de J. Ayme, elle constitue d’abord un effort pour rendre l’institution inoffensive, pour empêcher que des soignants, par des interventions inopportunes, n’en viennent à faire échouer les psychothérapies. Aussi fonctionne-t-elle au moyen de réunions des équipes soignantes, d’assemblées générales, de clubs de malades, etc., toutes ces réunions aboutissant à canaliser les fantasmes des patients et leurs transferts latéraux.

Psychiatrie et biologie

La « génétique » des psychoses

La psychiatrie contemporaine, tout en restant prudente, se montre attentive à ce qui, dans la révolution de la biologie, peut la servir ou l’éclairer, notamment la génétique et la neurochimie. La génétique, renouvelée dans ses méthodes aussi bien que dans son esprit (elle n’est que rarement invoquée pour l’usage qu’en faisaient les « aryens » d’avant la Seconde Guerre mondiale), propose des explications de psychoses maniaco-dépressives et des schizophrénies qui s’appuient à la fois sur des études statistiques et sur des investigations biologiques. En ce qui concerne les schizophrénies, les études épidémiologiques les plus fiables ont été pratiquées notamment en Scandinavie par Böök, Hallgren et Sjögren, par Garrone en Suisse, et par S. S. Kety aux États-Unis. Il s’agit fondamentalement de parvenir à distinguer ce qui provient de l’hérédité et ce qui tient à l’environnement, le matériel clinique étant, en l’occurrence, constitué par des généalogies familiales à hauts risques, par des jumeaux nés de parents psychotiques et par des enfants issus de parents psychotiques mais élevés par d’autres. Selon le rapport de Quentin Debray au congrès de Charleroi en 1978, le risque morbide pour la schizophrénie serait dix fois plus élevé dans les familles de schizophrènes que dans la population générale. Mais il reste toujours très difficile de séparer les schizophrénies d’origine génétique de ce qu’on appelle leurs « phénocopies », c’est-à-dire des manifestations analogues à celles-ci mais dues néanmoins à l’environnement. Il n’est pas possible, non plus, actuellement de trancher à ce sujet entre le polygénisme et le monogénisme. On a pu noter aussi que certains caryotypes anormaux, notamment ceux qui comportent un chromosome X supplémentaire (47 XXY et 47 XXX), semblent constituer une prédisposition à la schizophrénie. Selon une autre perspective, pour J.-P. Changeux, par exemple, les sujets prédisposés à la schizophrénie présenteraient une épigenèse défectueuse du système nerveux; et les connexions synaptiques, au cours du développement, s’établiraient de façon anormale. D’autres encore voudraient faire dépendre la schizophrénie d’un modèle biochimique génétiquement déterminé, analogue à celui de la phénylcétonurie, ce qui laisserait espérer la possibilité de corrections beaucoup plus favorables le jour où serait mieux connu le trouble fondamental en cause.

Les psychoses maniaco-dépressives ont fait l’objet de très nombreuses recherches, notamment de celles de Reich, Clayton et Winokur (1969) et, plus tard, de Julien Mendlewicz. Ce dernier a généralement utilisé la méthode d’Edwards pour analyser le « linkage » (liaison génétique) entre la psychose maniaco-dépressive et trois marqueurs génétiques (dyschromatopsie du type protanopie, deutéranopie et groupe sanguin Xg lié au chromosome X) et en a conclu à l’existence d’un facteur pathogène lié au chromosome X. Cliniquement, on constate, en effet, que dans la majorité des cas, la maladie se transmet par la mère. Mendlewicz estime qu’il conviendrait toutefois de dissocier la psychose maniaco-dépressive en deux entités distinctes, l’une à transmission monogénique, l’autre à transmission polygénique. On trouverait une preuve supplémentaire de la nécessité de cette distinction dans la diversité des réponses des patients au traitement par les sels de lithium: ceux qui ressortissent à la première réagiraient bien à la cure, tandis que ceux qui relèvent d’une transmission polygénique y seraient réfractaires. Les réactions positives au lithium que l’on constate dans certains états dits schizo-affectifs conduiraient aussi à rapprocher ces derniers de la psychose maniaco-dépressive plutôt que de la schizophrénie.

Il reste qu’on peut faire beaucoup de critiques aux méthodes statistiques tablant sur l’étude des jumeaux ou des cas d’adoption, ne serait-ce qu’à cause de la difficulté qu’on a à établir des groupes témoins ou à évaluer correctement l’influence, sur les cas étudiés, des familles adoptant des enfants à haut risque.

La « biochimie » des psychoses

L’hypothèse biochimique concernant la psychose maniaco-dépressive met en cause deux neuro-transmetteurs: la noradrénaline et la sérotonine. Les résultats les plus nets auraient été obtenus dans les psychoses périodiques dont les changements d’humeur sont supposés avoir un fondement génétique. On aurait constaté, en effet, dans la phase dépressive, une baisse importante de la teneur en noradrénaline pour l’ensemble du système nerveux (l’hyponoradrénalinergie peut être provoquée par la réserpine, les antidépresseurs agissant soit par libération d’un excédent de noradrénaline, soit par inhibition des enzymes qui détruisent la noradrénaline, les I.M.A.O.). Dans la phase maniaque, on constate une hypernoradrénalinergie ainsi qu’une sérotoninergie. Le virage de la manie à la dépression n’a pu encore être élucidé. On sait qu’un choc exogène, un simple événement de la vie peut être suffisant pour provoquer l’inversion thymique. Tissot a envisagé à ce propos divers modèles biochimiques fonctionnant sur un mode oscillant. À partir du transport du tryptophane (acide aminé précurseur de la sérotonine), tout excès de celui-ci entraînerait un excès de sérotonine: mais l’excès de sérotonine aurait pour contrecoup une diminution de la tyrosine, qui est le précurseur de la noradrénaline. La baisse de noradrénaline provoquerait à son tour un phénomène de feed-back avec stimulation des enzymes synthétisant la tyrosine et par là une hypernoradrénalinergie avec état maniaque. D’autres mécanismes sont encore possibles: le mode d’action du lithium, quoique encore inexpliqué, a donné lieu à de nombreux travaux, notamment à ceux de Schou en Norvège et à ceux de Deniker et Loo à Paris. On fait l’hypothèse d’un phénomène électrolytique fondé sur le rôle stabilisateur du carbonate de lithium, agissant comme correcteur des perturbations ioniques (potassium, calcium, phosphates, etc.) qui caractérisent la psychose maniaco-dépressive.

L’hypothèse biochimique de la schizophrénie (ou plutôt des schizophrénies, car il s’agit là sans doute de maladies diverses, dont certaines seulement comportent des facteurs biochimiques nets) pourrait remonter à Kraepelin et à Bleuler, qui ont invoqué déjà des facteurs d’auto-intoxication. Naguère, on a comparé, non sans raison, les processus schizophréniques avec les symptômes induits par les drogues hallucinogènes (mescaline, psylocybine, L.S.D., etc.) et leur antidote radical, les neuroleptiques. Vers 1960, on a cru pouvoir isoler dans le sérum des schizophrènes une protéine toxique, une bétaglobuline qui fut appelée taraxéine. Mais cette voie de recherche a fait place à l’hypothèse dopaminergique qui a la faveur des biochimistes (travaux de Snyder, Sadler, Greenblatt...). Dans les schizophrénies chroniques, on constaterait une hyperdopaminergie cérébrale associée à une insuffisance de noradrénaline et de sérotonine. En observant à l’institut médico-légal de New York des cervaux de malades schizophrènes décédés accidentellement, on aurait relevé une très forte densité des sites récepteurs de dopamine. Il est vrai que les traitements neuroleptiques actuels agissent essentiellement sur une telle hyperdopaminergie, entraînant une amélioration et une stabilisation; mais, dès l’arrêt de la cure, le processus schizophrénique réapparaît. Il n’y a donc pas de guérison sous neuroleptiques.

On peut reprocher à l’hypothèse dopaminergique de ne correspondre qu’à des phénomènes réactionnels ou à un stade tardif de la maladie. L’excès de dopamine, à lui seul, ne suffit pas à expliquer les troubles du cours de la pensée et de la communication qui confèrent au schizophrène son caractère d’étrangeté.

Rôle des peptides morphinomimétiques du cerveau

La découverte des morphines endogènes avait été précédée en 1973 par la mise en évidence, au niveau des synapses cérébrales, de sites récepteurs de la morphine végétale naturelle (E. Simon [New York], Terenius [Uppsala], Pert et Snyder [Baltimore]). C’est en 1975, encore une fois par plusieurs laboratoires, que Kösterlitz et Hughes en Écosse, Terenius et Walhstroen en Suède et Snyder aux États-Unis découvrent cette chose tout à fait étonnante que le cerveau de la plupart des mammifères secrète des morphines endogènes qui ont les mêmes effets analgésiques que la morphine naturelle. Ces morphines endogènes, appelées enképhalines et endorphines, ont un rôle probablement très important, soit pour inhiber les perceptions trop douloureuses, soit pour moduler, réduire ou renforcer l’intensité des émotions et du comportement. En tout cas, avec une telle découverte, la recherche biochimique entre dans une voie nouvelle, et déjà l’on annonce que seraient repérés des sites récepteurs spécifiques de tranquillisants endogènes ayant une formule chimique analogue aux psychotropes de la pharmacopée, les benzodiazépines.

La fonction perdurable de la psychiatrie, bien que certains prédisent sa disparition future, tient d’abord au fait qu’elle a la charge d’un grand nombre de malades (plus de 600 000 en France, à la fin des années soixante-dix, dans les divers organismes de service public et sans doute plus dans le secteur privé): les psychoses avant tout (schizophrènes, maniaco-dépressifs, paranoïaques, avec les cas limites de la paranoïa, schizo-affectifs, socio-psychopathes), puis la foule des grandes et petites névroses (hystériques, obsessionnels, phobiques, pervers), enfin les maladies cérébrales indiscutablement organiques telles que les démences séniles, les psychoses toxiques ou tumorales, les infirmités cérébrales congénitales, l’alcoolisme et toutes les formes de toxicomanie.

L’action psychiatrique semble aujourd’hui s’engager dans trois directions qui sont fort différentes mais dont elle ne peut négliger aucune: l’aménagement de lieux d’accueil de la folie au sein de la communauté, le secteur n’étant qu’une étape de l’évolution; la prééminence de la psychanalyse comme technique de référence pour toutes les variantes de psychothérapie; le développement de la biochimie cérébrale, dont on espère qu’elle pourra rapidement permettre de corriger les insuffisances et l’empirisme des chimiothérapies psychotropes. Plus que dans toute autre spécialité médicale, une coopération multidisciplinaire est indispensable en psychiatrie, notamment entre psychanalystes, biologistes et sociologues. Il reste que la psychiatrie est à la recherche d’une éthique la mettant à l’abri des abus et des mésusages qu’on peut faire d’elle. Mais, si la possibilité de cette éthique paraît encore bien lointaine, c’est peut-être en raison d’une insuffisante élaboration juridique des problèmes contemporains de l’aliénation mentale. Comme toute discipline scientifique risque d’être pervertie et détournée par le pouvoir politique, on ne peut compter que sur une liberté complète de l’expression, sous l’égide d’un Office mondial de la santé muni de pouvoirs renforcés, pour que soient reconnus à l’homme tous ses droits, y compris le droit à la folie.

psychiatrie [ psikjatri ] n. f.
• 1842; de psychiatre
Partie de la médecine qui étudie et traite les maladies mentales, les troubles pathologiques de la vie psychique. neurologie, neuropsychiatrie, pédopsychiatrie, psychopathologie, psychothérapie; antipsychiatrie.

psychiatrie nom féminin Spécialité médicale dont l'objet est l'étude et le traitement des maladies mentales, des troubles psychologiques. ● psychiatrie (difficultés) nom fémininpsychiatre

psychiatrie
n. f. Partie de la médecine qui concerne l'étude et le traitement des maladies mentales, des troubles psychiques.

⇒PSYCHIATRIE, subst. fém.
MÉD. Partie de la médecine qui étudie, qui traite les maladies mentales et les troubles du psychisme. Synon. vieilli aliénisme. Psychiatrie clinique, médico-légale, sociale, thérapeutique; psychiatrie classique, organiciste, morale, phénoménologique; congrès de psychiatrie. Chabot (...) était interne en médecine (...). C'est avec étonnement que je l'ai vu, par la suite s'enfoncer dans le labyrinthe de la psychiatrie. Il y a, dans la fréquentation des fous, un subtil vertige (DUHAMEL, Terre promise, 1934, p. 126). Un malade que la psychiatrie traditionnelle classerait dans les cécités psychiques est incapable, les yeux fermés, d'exécuter des mouvements (MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. 119). En psychiatrie (...) une réaction s'opère contre la tendance à faire trop grande la part de l'hérédité (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 55). V. psychométrique dér. s.v. psychométrie ex. de Lafon, psychothérapie ex. de POROT 1960.
Rem. V. aliénation II A 1 rem.
REM. 1. Antipsychiatrie, anti-psychiatrie, subst. fém. Mouvement mettant en cause la psychiatrie traditionnelle, en particulier sur le plan social. Ce qu'on retiendra de certains principes de l'antipsychiatrie, c'est la nécessité de respecter le plus possible la liberté du patient, sa créativité, son droit à affirmer une destinée mais sans pour autant renoncer à l'assister, à le protéger et à éliminer les troubles les plus spectaculaires (Méd. Biol. Suppl. 1982, p. 24). V. anti-psy rem. s.v. psy ex. de Actuel. 2. Psychiatrisation, subst. fém. Action de soumettre (quelque chose) à un traitement, à une interprétation psychiatrique. Instituer un véritable « quadrillage » psychiatrique de la population et une psychiatrisation des problèmes sociaux (Le Nouvel Observateur, 5 sept. 1977, p. 55, col. 1). Votre article « L'Enfant cerné par les psy » évoque un des plus graves problèmes qui soient, à savoir la psychiatrisation des déficits. Vous devriez enquêter sur la psychiatrisation des déficits en maths modernes (L'Express, 19 janv. 1980, p. 162, col. 1). 3. Psychiatrisé, -ée, subst. Personne qui est soumise, qui a été soumise à un traitement psychiatrique. Communauté thérapeutique d'accueil d'anciens psychiatrisés ou drogués (Le Sauvage, 1er janv. 1976, p. 125, col. 2). « L'Escale », un foyer d'aide aux anciens détenus et psychiatrisés (Le Nouvel Observateur, 19 déc. 1977, p. 71, col. 1). 4. Psychiatriser, verbe trans. Soumettre (quelqu'un, quelque chose) à un traitement, à une interprétation psychiatrique. On a trop tendance, à l'heure actuelle, à étendre les possibilités de la psychiatrie, à « psychiatriser », comme on dit, la société, et je ne suis pas sûr que ce soit bon pour quiconque (Le Point, 27 févr. 1978, p. 130, col. 2).
Prononc. et Orth. :[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1842 (Ac. Compl.). Dér. de psychiatre; suff. -ie. Fréq. abs. littér. :31. Bbg. BARUK (H.). Psychiatrie morale expérimentale individuelle et sociale. Paris, 1949, 299 p.; Psychiatrie sociale. Paris, 1958, 128 p. — DELAY (J.). Aspects de la psychiatrie moderne. Paris, 1956, 119 p. — EY (H.), BERNARD (P.), BRISSET (C.). Manuel de psychiatrie. Paris, 1960, 1015 p. — GUIRAUD (P.). Psychiatrie générale. Paris, 1950.

psychiatrie [psikjatʀi] n. f.
ÉTYM. 1842, Académie, Compl.; de psychiatre, et -ie; rare avant la fin du XIXe.
1 Partie de la médecine qui étudie et traite les maladies mentales, les troubles pathologiques de la vie psychique.Champ, objet de la psychiatrie (→ Aliénation, folie; pathologique). aussi Médecine, neurologie, neuropsychologie (vieilli), psychologie, psychosomatique, sociologie. || Psychiatrie clinique, thérapeutique, médico-légale. || Psychiatrie et criminologie, et délinquance. || Psychiatrie des malades asociaux, internés. Aliénisme. || Psychiatrie et neurologie. Neuropsychiatrie. || Psychiatrie de l'enfant (ou psychiatrie infantile). Pédopsychiatrie. || Psychiatrie sociale. Sociopsychiatrie. || Psychiatrie et sociétés. Ethnopsychiatrie. || Psychiatrie et norme sociale, et répression (familiale, sociale, politique). || Crise, critique interne ou externe de la psychiatrie.
Histoire, naissance de la psychiatrie. || Psychiatrie classique : psychiatrie positiviste qui s'est élaborée du milieu du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale (1848-1914). || Psychiatrie moderne.
1 (…) le personnage médical selon Pinel devait agir, non pas à partir d'une définition objective de la maladie ou d'un certain diagnostic classificateur, mais en s'appuyant sur ces prestiges où sont enclos les secrets de la Famille, de l'Autorité, de la Punition et de l'Amour; c'est en faisant jouer ces prestiges, en prenant le masque du Père et du Justicier, que le médecin, par un de ces brusques raccourcis qui laissent de côté sa compétence médicale, devient l'opérateur presque magique de la guérison, et prend figure de thaumaturge (…) après Pinel et Tuke, la psychiatrie va devenir une médecine d'un style particulier : les plus acharnés à découvrir l'origine de la folie dans les causes organiques ou dans les dispositions héréditaires n'échapperont pas à ce style. Ils y échapperont même d'autant moins que ce style particulier — avec la mise en jeu de pouvoirs moraux de plus en plus obscurs — sera à l'origine d'une sorte de mauvaise conscience; ils s'enfermeront d'autant plus dans le positivisme qu'ils sentiront leur pratique y échapper davantage.
À mesure que le positivisme s'impose à la médecine et à la psychiatrie singulièrement, cette pratique devient plus obscure, le pouvoir du psychiatre plus miraculeux, et le couple médecin-malade s'enfonce davantage dans un monde étrange.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 285-287.
2 Nous avons vu, à la suite de Foucault, comment la psychiatrie du XIXe siècle avait conçu la famille à la fois comme la cause et le juge de la maladie, et l'asile clos comme une famille artificielle chargée d'intérioriser la culpabilité et de faire advenir la responsabilité (…) À cet égard, loin de rompre avec la psychiatrie, la psychanalyse en a transporté les exigences hors de l'asile (…)
G. Deleuze et F. Guattari, l'Anti-Œdipe, p. 430.
3 Enfant hybride née du mariage entre une anatomopathologie neurologique et une médecine en plein essor positiviste, la psychiatrie a été, dès son origine, rivée aux schémas de la neuropathologie d'un côté et au lit de la clinique médicale de l'autre. On comprend mieux alors que, comme le disait si pertinemment Henry Ey, les conditions de naissance de la psychiatrie aient été désastreuses pour le malade. Elles l'ont été d'autant plus que, comme nous le verrons plus loin, la première maladie mentale correspondant à cet idéal d'organicité fut la paralysie générale, c'est-à-dire une maladie vénérienne, marquée par la honte et longtemps considérée comme incurable.
Roland Jaccard, la Folie, p. 56.
Écoles, tendances et courants de la psychiatrie contemporaine. Antipsychiatrie, institutionnel (thérapeutiques institutionnelles), organicisme, organodynamisme (H. Ey), psychanalyse. || Psychiatrie classique, conventionnelle, médicale : psychiatrie héritière de la psychiatrie classique positiviste. || Psychiatrie organiciste, psychogénétiste. || Psychiatrie biologique : recherche psychiatrique de nature neurobiologique (la Recherche, oct. 1980). || Psychiatries existentielle, phénoménologique, s'inspirant respectivement des philosophies de Heidegger, de Husserl. || Psychiatrie morale (Baruk). || Psychiatrie théorique, s'efforçant d'abstraire, du donné empirique, des mécanismes internes à l'œuvre dans les troubles psychopathologiques.|| « Pour une psychiatrie communautaire » (ouvrage de Hochmann). || Psychiatrie libérale (→ ci-dessous, cit. 5).
4 (…) si l'on rencontre relativement peu de désaccord parmi les hommes de science, quant aux théories physiologiques, biochimiques ou physiques fondamentales, il n'en va pas de même en psychiatrie, discipline qui ressemble davantage à la religion ou à la politique qu'à la science. Ce qui, soit dit en passant, n'a rien d'étonnant, car la folie n'est pas un « fait », une « entité naturelle », mais un problème. Dès lors, et Roger Bastide a maintes fois insisté sur ce point, on ne peut en trouver la signification qu'à la condition de la replacer à l'intérieur d'une philosophie de l'homme dans le monde, monde biologique ou monde social, afin de pouvoir lui donner, par contrecoup puisqu'on ne peut le faire directement, une valeur sémantique quelconque.
Roland Jaccard, la Folie, p. 9-10.
Le modèle médical en psychiatrie. Clinique (n. f.), diagnostic, étiologie, nosographie, nosologie, pronostic, prophylaxie, psychobiographie, sémiologie, symptomatologie, syndrome. || Psychiatrie et étiologie (ou pathogénie) des troubles mentaux. Organogenèse, physiogenèse, psychogenèse, sociogenèse; anatomo-clinique, anatomopathologie, biochimie, endogène, épidémiologie, génétique (n. f.), lésionnel, organicisme. || Théories mécanicistes, somatogénistes en psychiatrie.
Classifications en psychiatrie : anciennes classifications de Pinel (manie, mélancolie, démence, idiotisme), d'Esquirol et Georget (manie, monomanie, lypémanie, démence, stupidité, idiotie); classification de Kraepelin.
5 (…) nous appelons un individu « schizophrène » et il s'en ressent; par ailleurs, nous qualifions un rat de « rat » et une pierre de « granit », et rien ne leur arrive. Autrement dit, en psychiatrie et dans les sciences de l'homme en général, tout acte de classification est extrêmement important. Ainsi, le problème des psychiatres se réclamant d'une psychiatrie libérale, voire même libertaire, n'est pas tant celui de l'existence ou de la réalité des divers modes de la conduite individuelle, mais celui du contexte, de la nature et du but de l'acte de classification.
Roland Jaccard, la Folie, p. 38-39.
Vocabulaire de la psychiatrie. (REM. Les termes cités ne désignent pas tous des phénomènes ou entités pathologiques. Ils désignent des malades, des maladies, des troubles, des syndromes ou seulement des symptômes, des comportements, des processus physiologiques, etc. Certains ne sont plus en usage). Abandon, aboulie, absence, acalculie, accoutumance, acculturation, acinèse, acte (passage à l'acte), activité (générale), adaptation (faculté d'adaptation), affaiblissement (intellectuel), affect, affectivité, agitation, agnosie, agoraphobie, agrammatisme, agraphie, agressivité, alcoolisme, alcoolomanie, alexie, algophilie, algophobie, aliénation, allochirie, alloesthésie, amaurotique, ambivalence, amnésie, amok, amusie, anaphrodisie, anatopisme, anonymographie, anorexie, anosognosie, anticipation, anxiété, anxieux, apathie, aphasie, approbativité, apraxie, aprosexie, arithmomanie, arriération, asomatognosie, assistance (psychiatrique), assuétude, asthénie, aura, autisme, auto-accusation, autoconduction, autocritique, automatisme (mental), automutilation, autopunition, avarice, barrage, bégaiement, blocage, bouffée (délirante), calleux (syndrome calleux), caractériel, catalepsie, cataplexie, catatonie, cénesthopathie, choc, chorée, claustrophobie, cleptomanie, commotion, comportement, compulsion, confus, confusion (mentale), confusionnel, confuso-onirique, conversion, coprolalie, crétinisme, cycloïde, cycloïdie, cycloïdique, cyclothymie, cyclothymique, débilité (de l'esprit), dédoublement (de la personnalité), dégénérescence (mentale), délirant (mécanisme délirant), délire, delirium tremens, démence, dépersonnalisation, dépresseur, dépression, déréalisant, désagrégation (psychique), désensibiliser, déséquilibre, destructivité, dipsomanie, dromomanie, doute (folie du doute), écholalie, échopraxie, encéphalite, épilepsie, épileptoïde, éréthisme, éreuthophobie, érotomanie, éthéromanie, éthylisme, euphorie, excitation, exhibitionnisme, extase, fabulation, fabuler, fermé, fétichisme, folie, frigidité, fugue, fugueur, fureur, gâtisme, hallucination, hébéphrénie, homosexualité, hydrocéphalie, hypnoïde, hypocondrie, hypomanie, hyponoïde, hypophysaire (trouble hypophysaire), hystérie, idée (délirante, fixe, obsédante), idiotie, idiotisme, imbécillité, impuissance, impulsion (morbide), incohérence, infantile, infantilisme, institutionnel (névrose institutionnelle), insuffisance, intoxication, inversion, involution, jalousie, logorrhée, lycanthrope, lycanthropie, lypémanie (vx), malignité, maniaque (psychose maniaque dépressive), manichéisme (délirant), manie, maniérisme, masochisme, mégalomanie, mélancolie, membre (fantôme), mentisme, métabolique (délire métabolique), mimique (n. f.), miroir (signe du), mongolisme, monomanie (vx), moria, morphinomanie, mutisme, mysticisme, mythomanie, narcolepsie, narcomanie, nécrophagie, nécrophilie, négation (délire de), négativisme, néologisme, neurasthénie, neuropathie, neuropathologie, névrose, nosophobie, nostalgie, nymphomanie, obsession, obsessionnel, obsidional, obtusion, oligophrénie, oniomanie, onirisme, oniroïde, onomatomanie, opiomanie, opposition, palicinésie, paligraphie, palilalie, pamphlétaire, pantophobie, paragnosie, paralysie (générale), paranoïa, paranoïaque, paranoïde, parasitose, passionnel, passivité, pathomimie, pathophobie, pédophilie, périodique (psychose), persécuté, persécuteur, persécution (délire, idées de), persévération, personnalité (troubles de la), pervers, perversion, perversité, perverti, pharmacomanie, phobie, piblokto, pithiatisme, possession, potomanie, praxie, préjudice, presbyophrénie, présénile, présénilité, processif, prodigalité, protection (idées de), pseudo-démence, psychallergie, psychasthénie, psychédélique, psychédélisme, psycholepsie, psychopathe, psychopathie, psychopathologique, psychose, puérilisme (mental), pyromanie, raptus, régresser, régression, revendication, sadisme, schizoïde, schizoïdique, schizophrénie, schizothyme, schizothymie, sénile (démence), sénilité, simulation, sociophobie, solitarisme, stupéfiant, stupeur, suicide, sursimulation, tic, toxicomane, toxicomanie, traumatique, vésanie (vx), voyeurisme, zoanthropie, zoopathie, zoophilie, zoopsie.
Méthodes utilisées en psychiatrie : examens et traitements physiques et chimiques. Chimiothérapie, endocrinologie, neurologie, neuropharmacologie, neuroradiologie, pharmacologie, psychochimie, psychopharmacologie; amphétamine, antidépresseur, antihistaminique, barbiturique, bromure, chlorpromazine, choc (thérapeutique), désintoxication, électrochoc, électronarcose, hydrothérapie, impaludation, insulinothérapie, narco-analyse, narcothérapie (ou cure de sommeil), neuroleptique, oniro-analyse, paludothérapie, phénothiazine, physiothérapie, pneumothérapie, psilocybine, psychotrope; → aussi Camisole (chimique); interventions chirurgicales ( Neurochirurgie, psychochirurgie; leucotomie, lobotomie); traitements psychologiques ( Analyse, communauté [thérapeutique], ergothérapie, groupe [thérapie de], hypnose, maternage, mimodrame, occupationnel [thérapies occupationnelles], primal [thérapie primale], psychanalyse, psychothérapie, suggestion, transactionnel [analyse transactionnelle]). || Psychiatrie et internement. Asilaire, asile, clinique, hôpital, institution; placement; cabanon (vx), camisole (de force), contention, maintien, no-restraint.
6 On sait bien que le XVIIe siècle a créé de vastes maisons d'internement; on sait mal que plus d'un habitant sur cent de la ville de Paris s'y est trouvé en quelques mois, enfermé (…) Depuis Pinel, Tuke, Wagnitz, on sait que les fous, pendant un siècle et demi, ont été mis au régime de cet internement (…) C'est entre les murs de l'internement que Pinel et la psychiatrie du XIXe siècle rencontreront les fous; c'est là — ne l'oublions pas — qu'ils les laisseront, non sans se faire gloire de les avoir « délivrés ».
Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 54-55.
Psychiatrie institutionnelle : psychiatrie qui s'exerce dans le cadre de structures sociales organisées.
Psychiatrie de secteur : psychiatrie qui s'exerce dans des centres de consultation répartis géographiquement en fonction des structures administratives. || Service de psychiatrie sectorisé.
Par anal. || Psychiatrie naïve : ensemble des pratiques qui visent, dans des sociétés où la psychiatrie n'existe pas comme discipline constituée, à soigner ou intégrer dans le groupe social les personnes souffrant de troubles mentaux.
2 Branche de la psychiatrie, en tant qu'opposée à une autre (le plus souvent, la psychiatrie conventionnelle, institutionnelle ou organiciste, en opposition à la psychanalyse, à l'antipsychiatrie). || La psychiatrie « à bras ouverts » (Baruk). || La psychiatrie coercitive.
tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
DÉR. Psychiatrique, psychiatriser.
COMP. Antipsychiatrie, ethnopsychiatrie, neuropsychiatrie, pédopsychiatrie, sociopsychiatrie, zoopsychiatrie.

Encyclopédie Universelle. 2012.