HALLUCINATIONS
Le malade mental est souvent un «halluciné»: il prétend voir des personnages, entendre des voix, sentir des odeurs. Or nous ne voyons rien, nous n’entendons rien, nous ne sentons rien de ce qu’il dit percevoir. Faut-il admettre que les organes sensoriels du patient aient la possibilité de capter de mystérieux effluves et d’entrevoir des réalités insaisissables pour la plupart des humains? Non! Les hallucinations du malade mental ont des contenus imaginaires et trompeurs. Quelle que soit leur apparente richesse, les hallucinations ont des caractères de stéréotypie et d’uniformité qui en permettent la séméiologie, la nosographie, l’étude évolutive, l’analyse psychopathologique.
Cependant, l’idée selon laquelle un individu pourrait ressentir des influences supra-normales est-elle toujours considérée comme déraisonnable? Il ne semble pas. «L’immense majorité des hommes, écrit D. Lagache, admet la possibilité d’agir à distance sur un esprit, par un pouvoir spirituel ou une action matérielle.» De même, la question des «modes accidentels de la perception» a été fort controversée. Certains ont parlé de zones perceptives émoussées au cours des millénaires. L’humanité aurait, autrefois, possédé communément la fonction hallucinatoire, puis l’aurait peu à peu perdue. Et peut-être des êtres lointains, extra-terrestres, possèdent-ils une intelligence capable d’influencer la nôtre? Telles sont les suppositions d’un grand nombre de gens qui rangent dans l’insolite, le mystérieux, le plausible, une part de ce que les médecins considèrent comme pathologique.
Encore faut-il souligner avec quelle force et quelle constance les aliénistes, les psychiatres, les psychologues ont admis que l’hallucination puisse se rencontrer hors de la maladie mentale: les convictions à forte charge émotionnelle, les déterminismes sociaux, les sentiments religieux en seraient les principaux vecteurs.
A. Brierre de Boismont fut, au milieu du siècle dernier, le grand défenseur d’une «histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase...». C’est dans son ouvrage, semble-t-il, que l’on trouve les premières tentatives de compréhension des hallucinations collectives: pourquoi des individus animés des mêmes préoccupations n’auraient-ils pas des visions quasiment semblables? Et l’auteur de citer, parmi les causes des «hallucinations épidémiques», l’influence des idées dominantes (principalement dues au fonds commun des traditions, aux dires de sorcellerie, aux croyances mystiques): l’influence, enfin, de certaines substances – boissons, vapeurs, arômes, onguents – capables d’agir sur l’organisme et, par là, d’augmenter la suggestibilité et les tendances imaginatives.
1. À la recherche d’une définition
L’hallucination est-elle une «perception sans objet»? Cette formule, due à B. Ball (1853), a été beaucoup critiquée à cause de sa teneur excessivement sensorielle. On a même dit que cette sentence fut, pendant longtemps, la «pierre tombale» des recherches sur les hallucinations. Si l’on s’en tient, en effet, à cette perspective mécaniste, l’hallucination risque d’être confondue avec une simple erreur des sens: ceux-ci fonctionneraient «à vide» et seraient supposés envoyer aux autres secteurs «conscients» des incitations qui n’auraient été suscitées par aucun objet.
L’hallucination est-elle une «croyance erronée»? C’est là une formule qui, contrairement à la précédente, donne une trop large part à la composante intellectuelle du trouble et qui passe sous silence sa teneur esthésique. Or le caractère de «sensorialité» est, de toute façon, un des aspects élémentaires de l’hallucination: celle-ci en effet ne peut être saisie qu’à travers la qualité sensible de son vécu. Et même lorsqu’il s’agit d’hallucinations qui semblent se produire «sans le secours d’aucun sens», selon la formule de J. Baillarger (1842), le malade reste tout de même persuadé qu’il subit des influences extérieures à sa personnalité.
Ainsi donc, la recherche d’une définition de l’hallucination comporte deux risques à éviter: d’une part, faire de l’hallucination un phénomène trop sensoriel; d’autre part, voir dans l’hallucination un phénomène trop intellectualisé. Soucieux de ces divers points de vue, E. Esquirol (1772-1840), dans un mémoire écrit en 1817, avait proposé la formule suivante: «Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état d’hallucination.» La plupart des auteurs contemporains sont revenus à cette définition et l’acceptent comme la meilleure qui ait pu être donnée.
2. Classification
Les hallucinations sensorielles
Hallucinations de l’ouïe
Les contenus fictifs des hallucinations auditives peuvent être des sons indéfinis ou des bruits attribués à des objets déterminés (cloches, musiques, jets de vapeur, chaînes, etc.). Cependant, en général, il s’agit de voix (hallucinations verbales). Ces voix peuvent être inconnues du sujet; mais il est fréquent que les malades prétendent les reconnaître (parents, amis, voisins). Elles peuvent aussi émaner de défunts, de Dieu, du diable ou de saints. Elles peuvent être agréables, encourageantes, consolatrices. Mais, le plus souvent, elles ont un caractère pénible, injurieux, menaçant. Elles sont d’autant plus insidieuses qu’elles comportent des allusions à la vie personnelles de l’intéressé. Les lieux d’où proviennent les voix sont très variables. Mais les hallucinés prétendent souvent en évaluer la distance précise. Les voix utilisent habituellement le langage courant des mots empruntés au vocabulaire commun, mais elles peuvent recourir à des expressions forgées de toutes pièces ou même prendre la forme d’une langue inconnue.
Hallucinations de la vue
Les images irréelles peuvent être parcellaires (ombres, flammes, silhouettes), ou nettement différenciées (personnages, objets, scènes complexes). Elles peuvent avoir un caractère graphique (hallucination visuelle verbale). Les visions peuvent être agréables, lascives, érotiques, mystiques. Souvent elles ont un caractère pénible ou terrifiant, et leur impétuosité peut être comparée à celle d’un cauchemar (onirisme).
Parmi les formes très spéciales d’hallucinations visuelles, ont été décrites: les hallucinations lilliputiennes , au cours desquelles apparaissent de très petits personnages; les hallucinations autoscopiques , encore appelées spéculaires, deutéroscopiques ou héautoscopiques, au cours desquelles l’individu aperçoit un «double» de lui-même; les hallucinations hypnagogiques , qui surviennent lors de l’endormissement ou du réveil (elles sont, en réalité, de fausses hallucinations, car le malade en reconnaît le caractère dé-réel).
Hallucinations de l’olfaction et du goût
Dans le cas d’hallucinations olfactives, les odeurs sont parfois agréables ou suaves (associées à des visions mystiques); parfois infectes, cadavériques (crises «uncinées»). Dans les hallucinations du goût, les saveurs sont habituellement pénibles et interprétées comme des effets de la malveillance d’autrui (prétendues tentatives d’empoisonnement). Dans d’autres cas, les odeurs et les saveurs que le malade prétend ressentir sont attribuées par lui au mauvais état et même à la «pourriture» de son corps (psychoses hypochondriaques et mélancoliques).
Hallucinations du toucher
Dans les hallucinations «actives», le malade a l’impression de toucher effectivement des personnes, des animaux, des objets, qu’il désire ou qu’il refuse. Parfois, il croit étreindre un partenaire ou repousser un assaillant.
Dans les hallucinations «passives», le malade ressent des frôlements, des caresses, ou, au contraire, des pincements douloureux, des piqûres, des brûlures, des chocs électriques.
Les hallucinations «dermatozoïques» consistent en l’impression étrange selon laquelle des petits animaux courent sur la peau, des parasites s’introduisent et prolifèrent dans la chair.
Les hallucinations cénesthésiques
Les hallucinations cénesthésiques globales intéressent la quasi-totalité du corps: sensations de lourdeur ou de lévitation, de transformation en matière inanimée, impression d’état de mort.
Les hallucinations cénesthésiques partielles renvoient à des secteurs isolés de la personne physique: brûlures, torsions, dilacérations, destructions intérieures; sensation d’inexistence d’un viscère ou de plusieurs. Ces troubles peuvent comporter des thèmes d’introjection d’animaux, de fabuleuses grossesses.
Les hallucinations cénesthésiques peuvent être génitales. Dans ce cas, «elles présentent une infinité de formes et font éprouver aux malades les sensations les plus variées: depuis la sensation la plus légère de contact jusqu’aux voluptés et aux douleurs qui peuvent accompagner les actes sexuels normaux ou anormaux...» (E. Régis). Ces troubles ont donné lieu aux anciennes iconographies traitant des «incubes» et des «succubes». Et nombre d’aliénés – malades mentaux méconnus – ont été brûlés lors des anciens procès de sorcellerie, pour avoir été les prétendus «partenaires» des convoitises du démon.
Les hallucinations motrices, psychomotrices et psychiques
Formes motrices (kinesthésiques)
Les hallucinations motrices prennent parfois la forme de sensations de mouvements imaginaires: les malades ont l’impression d’effectuer des mouvements partiels ou globaux, alors qu’en fait il n’en est rien. Souvent il s’agit de mouvements que les malades effectuent réellement, sans pouvoir s’en empêcher, alléguant qu’ils sont mus par une force «étrangère»: les hallucinations deviennent alors psychomotrices. Dans cette rubrique entreraient les «illusions des amputés»: les malades croient accomplir un mouvement avec tel ou tel membre qu’ils n’ont plus, mais ils peuvent décrire ce mouvement, la position de leur «membre fantôme» et les douleurs qui s’y associent (H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra).
Hallucinations psychomotrices
Les formes psychomotrices «verbales» sont celles au cours desquelles le sujet se met à articuler en ayant l’impression que les paroles exprimées surgissent indépendamment de sa volonté. Le malade «sent les mots se former dans sa bouche». Il prétend que «quelqu’un se sert de sa langue». Parmi ces «impulsions verbales», il faut citer les hallucinations «médiumniques» et les hallucinations «prophétiques». Les formes psychomotrices «graphiques» sont celles au cours desquelles le malade écrit, de façon automatique, des textes qui lui seraient «dictés».
Hallucinations psychiques
Les hallucinations psychiques sont des affects hallucinatoires que le malade prend pour des transmissions de pensée. Ce sont, par exemple, les propres idées du patient qui sont connues, captées, mises au jour. Son langage intérieur est répété «en écho»; ses lectures sont «commentées»; ses intentions sont «devancées». Parfois les troubles ont un pouvoir de subduction: pensée «forcée», représentations mentales ou souvenirs «imposés».
Ces diverses catégories d’hallucinations psychiques sont souvent groupées sous les termes de «syndrome d’influence» ou d’«automatisme mental» (G. de Clérambault).
3. Évolution et thérapeutique
Onirisme et psychoses
Quelles que soient leurs variétés séméiologiques, les troubles psychosensoriels s’inscrivent, schématiquement, dans la double perspective évolutive suivante: tantôt les symptômes sont ceux d’un état hallucinatoire aigu; tantôt ils sont liés à une perturbation durable. Dans la première hypothèse, il s’agit en général d’onirisme. L’onirisme est fait de visions et de scènes hallucinatoires complexes qui sont projetées par le patient, à la façon d’un «rêve vécu», dans son champ spatial environnant. Ses contenus se détachent sur un fond d’obnubilation psychique. Ils comportent une forte charge anxieuse, entraînant des activités motrices ou verbales tumultueuses. Parfois, la bouffée confuso-onirique survient de façon inopinée, sans cause apparente. Habituellement, elle est occasionnée par une intoxication, un traumatisme, un état infectieux. Le plus souvent, elle se dissipe sans laisser de traces.
À l’inverse, dans la seconde hypothèse (au cours des psychoses hallucinatoires chroniques et des schizophrénies), les troubles psychosensoriels sont liés à une profonde altération de la personnalité, dont ils jalonnent l’évolution morbide. C’est ainsi qu’au début, par exemple, d’un syndrome discordant, on observe surtout des hallucinations élémentaires et des manifestations d’automatisme mental qui mettent en échec le sentiment d’autonomie de la personne. Puis, pendant de nombreuses années, les hallucinations sont franches, souvent polarisées selon un système antagoniste (persécution-consolation). Simultanément on note les attitudes de défense et la désignation des persécuteurs. Lorsque l’activité hallucinatoire poursuit son «activité dissociative» (A. Porot), il n’est pas rare que les thèmes de mégalomanie fassent leur apparition. Enfin, en période d’involution, le délire hallucinatoire s’amenuise: c’est là le mode de résolution habituel des psychoses schizophréniques.
Le traitement
Il semble bien que les thérapeutiques anciennes (sédatifs et calmants, hydrothérapie et physiothérapie, thérapeutiques suggestives) restaient sans grand effet face à la prégnance des structures perceptives hallucinatoires. Plus tard, les méthodes de choc permirent des résultats plus sensibles et surtout plus sélectifs, comme le prouvent l’efficacité remarquable de la sismothérapie sur les accès confuso-oniriques et l’atténuation habituelle des surcharges hallucinatoires chez les délirants chroniques soumis à l’insulinothérapie.
Mais, surtout, les découvertes de la pharmacologie moderne ont conduit à des constatations saisissantes, depuis que l’on étudie de façon systématique les drogues dites hallucinogènes et hallucinolytiques.
Le terme d’hallucinogène a été proposé par A. Hoffer et H. Osmond en 1954, pour désigner des substances (certaines ont été isolées depuis peu, d’autres sont connues de longue date) capables d’introduire quasi instantanément le sujet dans un système de relations psychosensorielles fait de sa propre altérité dissociée. On peut citer la mescaline, le L.S.D., la taxaréine, ainsi que certaines substances dérivées de l’adrénaline ou du tryptophane.
Les hallucinolytiques sont des antagonistes des hallucinogènes; leur «chef de file», la chlorpromazine, a été découvert en 1952, bientôt suivi d’un grand nombre d’autres produits généralement désignés sous le nom de neuroleptiques ; les uns sont capables de réduire l’impétuosité des paroxysmes oniriques; les autres sont efficaces sur l’activité hallucinatoire rebelle des psychoses chroniques au point d’entraîner une transformation radicale du vécu asilaire et des possibilités de réadaptation.
4. L’hallucination, dialogue avec la réalité
Le caractère «projectif» de l’hallucination a donné lieu à de multiples études. Philosophes et psychologues, phénoménologues et gestaltistes se sont associés aux psychiatres pour essayer de comprendre, au-delà des seules descriptions cliniques et évolutives traditionnelles, la signification des troubles psychosensoriels. Et l’on pense immédiatement aux symbolismes et aux archétypes, aux affects primitifs émanés de l’inconscient individuel et collectif, à la puissance évocatrice, de l’ordre des désirs et des peurs, qui se profile de façon «latente» derrière les perceptions trompeuses. Les hallucinations apparaissent bien, alors, comme des pulsions «archaïques» qui prennent le pas sur l’exercice usuel des organes des sens.
Toutefois, il est un autre mode d’approche qui permet de situer l’halluciné non plus seulement par rapport à lui-même, mais bien par rapport à autrui et par rapport au monde: le concept de «champ spatial hallucinatoire». Au lieu d’être considéré dans l’univers clos où l’enferment ses fictions, le malade est alors étudié au regard des relations qu’il essaie d’établir et d’entretenir avec son entourage plus ou moins immédiat ou plus ou moins lointain.
Dans cette perspective, le «dialogue» hallucinatoire devient objet de science sociale, et la psychanalyse de l’homme se double d’une psychanalyse des objets. Science sociale, car l’halluciné, qui est sans cesse en situation d’altérité par rapport à lui-même, croit toujours être en relation avec autrui. Psychanalyse des objets, car l’halluciné ne se contente pas d’inclure dans son champ perceptif des objets qui n’existent pas, il décèle une plasticité magique dans les objets ambiants, il les rend complices de ses propres chimères. Les objets, en effet, ne sauraient rester neutres au regard des animations hallucinatoires: supports des schèmes perceptifs, ils se chargent de puissances insolites, ils constituent le mécanisme instrumental des vecteurs animistes ou des écrans de défense, ils «permettent» ou au contraire «atténuent» la mise en contact des affects dé-réels avec les organes des sens ou l’intimité de la personne. On peut parler là d’une véritable cosmologie archaïque inhérente à la perception des choses. Selon ce point de vue s’opposent au maximum le vécu totalement illusionnel du rêve et la reconstruction psychosensorielle de l’univers.
Par ailleurs, l’expérience hallucinatoire entraîne beaucoup plus loin encore: elle déjoue les tentatives de limitation à une zone qui serait seulement avoisinante. Elle ne peut se laisser tronquer. Elle exige d’autres espaces que celui où elle apparaît. À ce niveau, le malade mental, véritable «métaphysicien des êtres et des choses», semble s’affranchir des limites du monde sensible: à partir des êtres et des choses qu’il contrôle effectivement par ses organes des sens, il s’élance vers un «au-delà» spatial dont il prétend connaître la teneur. Au-delà du champ visuel, au-delà de la portée auditive, au-delà des frontières sensorielles, il y a encore «quelque chose» qui peut être vu, entendu, perçu... Démultiplication fallacieuse qui fait songer aux plans successifs découverts par le regard lorsque celui-ci, captif entre deux glaces, vise dans l’une d’elles la scène que l’autre lui renvoie.
Encyclopédie Universelle. 2012.