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ALGÉRIE
ALGÉRIE

En 1962, les fées ont été particulièrement nombreuses à se presser autour de l’Algérie. L’« exemplarité » de la lutte de libération nationale, longue et violente, ravissait ceux qui ne voient de progrès humain que dans l’action de l’« accoucheuse de l’histoire » et en attendent la destruction du vieux monde. La finesse diplomatique dont avaient témoigné les dirigeants du Front de libération nationale pour négocier avec la France laissait bien augurer, pour d’autres, de leur pragmatisme et de leur sens des réalités. Une volonté anti-impérialiste et socialiste, réaffirmée sans défaillance, rangeait l’Algérie dans le camp « progressiste » de ceux qui ne pactiseraient pas avec le néo-colonialisme ni ne se laisseraient voler leur révolution par une « nouvelle classe »; mais un nationalisme ombrageux et résolument non-aligné, une coopération heurtée mais continue avec l’ancien colonisateur, une propension intérieure à jouer du contrôle semi-autoritaire plutôt que de l’embrigadement idéologique et de la répression politico-policière éloignaient l’Algérie du camp des « totalitaires ». L’état des relations internationales justifiait aussi ces perspectives: la bipolarité mondiale garantissait la possibilité d’un jeu stratégique idéologique où le « camp socialiste » faisait contrepoids aux pressions « impérialistes » et incarnait un projet séculier de modernisation par l’État dont la réalisation hantait les élites arabes depuis la fin de l’Empire ottoman; la région arabe, où le nassérisme et le baasisme apparaissaient encore comme les forces montantes, offrait à l’Algérie l’espoir d’une intégration l’ancrant dans cette « nation arabe » qui confortait son identité; en Afrique et au Maghreb, l’Algérie développerait son rôle de puissance régionale; la France, au nom de sa politique arabe et du fait de contraintes historiques, ne pouvait se permettre de s’éloigner de l’Algérie, comme on le fait habituellement après une guerre terminée par un retrait ou une évacuation, ce qui garantissait une coopération suivie et un accès à l’Europe; enfin, la rente des hydrocarbures allait pour longtemps fournir les moyens d’investir sans avoir à épargner ni à trop emprunter.

L’État algérien a été le moteur d’un développement social considérable. Il ne trouvait pas en face de lui une société avec des groupes sociaux fortement organisés et dotés de pouvoirs importants – grands propriétaires fonciers, gros commerçants, bourgeoisie industrielle ou classe ouvrière – non plus que des groupes intellectuels à forte influence idéologique: professions libérales, avocats, juristes, journalistes, voire ulémas. Les clercs (religieux ou idéologiques) s’accommodèrent fort bien, dans un premier temps, d’un État de « patriotes révolutionnaires », soucieux de développer l’islam comme religion de l’État et le socialisme (c’est-à-dire le contrôle étatique des grands moyens de production et l’allocation des ressources sur la base de principes de justice distributive et par des moyens bureaucratiques) comme but et méthode d’organisation de la société. Les résultats ne sauraient être tenus pour négligeables: extension constante de l’effort social en matière d’éducation, de politique sociale et sanitaire, baisse modérée du taux de chômage (jusqu’en 1980) dans un pays à expansion démographique vertigineuse que l’État n’a pas eu les moyens, ni le désir, de modérer, constitution d’un appareil productif, à vrai dire coûteux et peu efficace. Les échecs sont également évidents: peu de progrès dans la production agricole et accroissement de la dépendance alimentaire, explosion urbaine et dégradation de la qualité des services publics, pénurie (essentiellement en matière de distribution) de produits de qualité convenable, crise du logement, développement d’une économie parallèle: tout cela donne à une population aux demandes croissantes, et plus portée à exiger son dû qu’à accepter avec fatalisme les malheurs du temps, le sentiment qu’une nouvelle caste de profiteurs a su détourner des biens qui devraient être accessibles à tous. La combinaison de l’arrêt de la mobilité sociale ascendante avec la crise de confiance dans les institutions d’un régime jugé peu démocratique favorise la transformation de l’insatisfaction en mise en accusation. C’est ce qui a conduit à l’éclatement de la formule politique dans les années 1980.

Les idéologues de l’État algérien (les rédacteurs des chartes nationales) avaient exprimé dans leurs textes un projet simple: construire une société moderne, « association libre de citoyens libres [...], artisans libres, conscients et volontaires de la société moderne » au sein d’une collectivité archaïque qui ne bénéficiait pas des « énormes acquis » de la société bourgeoise (Charte nationale de 1976). Faire des producteurs à partir d’une société non productive, des citoyens à partir d’une culture politique reposant sur l’autoritarisme et la résistance à l’autorité, tel était le but que se fixaient (ou qu’affichaient) le « noyau patriotique révolutionnaire » et ses porte-parole. Pour cela, il convenait de développer la division du travail économique (par l’industrialisation) et politique (par la mise en place des institutions), tout en conservant sous contrôle les formes de mobilisation qui pouvaient en découler: un secteur privé mais pas trop générateur d’inégalités sociales ni surtout de pluralisme, des collectivités locales mais ne servant pas de canal aux particularismes régionaux, des militants politiques mais soucieux de l’Algérie avant de l’être de la langue berbère (et des intérêts kabyles) ou de la religion musulmane conçue comme subversion de l’État. L’Algérie devait être avant tout nationaliste, socialiste et musulmane: tel était le triangle symbolique, soutenu par un triangle politique reliant l’armée, l’État et le parti sous l’égide du chef de l’État, chef des armées et secrétaire général du parti. Le premier triangle s’est défait dans la décennie 1980. Le nationalisme a éclaté en trois branches: « islamiste » incarné in fine par le Front islamique de salut national (F.I.S.) après que le parti unique eut songé à devenir plus islamiste, « autoritaire » (ce qui restait de l’appareil du (F.L.N.) et « démocrate » (un groupe social flottant sans représentation politique sauf quand il est relayé par l’ethnicité kabyle). Le second triangle a implosé à partir de la fin de 1988: la nouvelle Constitution de 1989 instaure une démocratie pluraliste sans référence au « gouvernement par le parti »; l’armée ne participe plus au parti, dont le président de la République n’est plus ni le secrétaire général ni le président; enfin, en janvier 1992, l’armée a déposé le président.

L’État est ainsi victime de son succès... partiel. Il a bâti des usines, créé des emplois, favorisé (ou accepté) la croissance démographique, multiplié l’enseignement et les services sociaux, mais tout cela ne fait pas une société autoentretenue. Au contraire, on a vu apparaître, à la base, une société de masse où l’interconnaissance personnelle entre résidents et entre générations est remplacée par la méfiance et l’incertitude de l’avenir, et partout un sentiment de vulnérabilité auquel n’échappent que ceux qui ont une notabilité et un patrimoine légitimes et autonomes par rapport à la faveur politique et aux aléas de la spéculation. L’industrialisation n’a pas créé une économie, d’où les débats autour du développement du secteur privé. Les luttes sociales peuvent alors s’exaspérer, car l’institutionnalisation n’a pas créé une cité politique capable de s’autoréguler, pas plus que l’éducation n’a créé une culture, un langage commun dans lequel pourraient s’exprimer les luttes de classes. Ce que manifeste l’islamisme de contestation opposé à la religion de l’État (même s’il existe des passerelles entre les tenants idéologiques des deux camps), c’est la mise en cause des jeux symboliques et des agencements pratiques de ce qui fut la République algérienne démocratique et populaire. L’État algérien se trouve ainsi confronté à la triple rébellion d’un social qu’il a contribué à produire: rébellion de l’économique avec ses exigences de profit, de rentabilité et corrélativement de grèves et de conflits sociaux; de l’ethnoculturel avec ses exigences de pluralisme linguistique (qui peut mettre en danger l’arabe moderne et faire reculer la culture arabe savante, exacerbant la revendication islamiste) et de libertés démocratiques; du religieux, enfin, avec ses exigences de purification et d’épuration, son rejet des médiations offertes par l’État moderne et son appareil spécialisé, son anti-occidentalisme sans compromis. Le social qui se rebelle ainsi est un social « brut », peu enclin à accepter les normes de la participation bureaucratique ou celles d’une société civile. Sans la concurrencer, il a sapé la formule politique algérienne.

Les luttes pour la recomposer et la transformer ont été d’autant plus complexes qu’elles mêlaient différents enjeux: sauvegarde de positions personnelles, maintien d’habitudes de pensée et d’action, intérêts de groupes, souci d’intérêts généraux et de paix civile. De 1988 à 1991, le président soutint une politique de réforme économique et financière libérale et d’ouverture politique pluraliste, au détriment de l’ancien parti unique, ce qui permit au F.I.S. de s’assurer, aux élections municipales de 1990, une forte majorité relative qu’il conserva malgré un certain recul au premier tour des élections législatives de décembre 1991. L’armée intervint alors pour interrompre le processus et renvoyer le président. De ce jour, l’Algérie se voit confrontée à trois défis: comment rompre avec l’ancien régime avec l’aide des membres de celui-ci? Comment éviter qu’un processus démocratique n’entraîne la victoire d’un nouveau parti autoritaire? Comment mener des réformes économiques supposant une légitimité politique que leur mise en œuvre peut affaiblir? Dans un pays exposé à une fracture culturelle dont témoignent les islamistes, en dépit (ou plutôt à cause) de son exposition à l’économie internationale et à la culture occidentale, la question de la formation de coalitions sociales exprimées par des forces politiques susceptibles de s’affronter sans se faire la guerre reste primordiale.

1. De la Méditerranée au Sahara

Sur la plus grande partie de son étendue, le pays se présente comme un désert ourlé, sur sa frange nord et le séparant de la Méditerranée, de zones étroites qu’affectent, sur 200 à 350 km de large, toutes les transitions entre milieu saharien et milieu proprement méditerranéen, et dont la disposition du relief commande la répartition.

Un relief diversifié

La disposition du relief, à peu près zonale, est déterminée, surtout dans ce secteur central du Maghreb, par la collision, récente et au jeu encore sensible, d’éléments d’une marge active de la plaque européenne et de la marge stable de la plaque africaine. Sur la table atlasique qui, exhaussée, représente cette dernière sont venues buter, poussées par les éléments de socle « européens », surtout représentés dans les Kabylies avec leurs fragments de couverture calcaire mésozoïque, les séries marines de la zone tellienne, chevauchées dès l’Oligocène, puis glissées vers le sud en nappes superposées, au Miocène, sur un rebord atlasique encore en partie déprimé au-dessous du niveau marin.

La persistance, jusqu’à présent, des actions tectoniques a provoqué la subsidence du littoral, qui y crée, surtout dans le contexte climatique actuel, des conditions de drainage difficiles des plaines côtières et offre à l’érosion des pentes sans équilibre avec le régime présent des eaux courantes. L’instabilité du contact continue de se manifester par une séismicité active qui entraîne le rejeu des failles qui le jalonnent, principalement sur le Chélif, et au droit des littoraux d’effondrement. Les séismes d’Oran (1792), d’Alger et de Blida (1825), de Msila (1965) et surtout d’El Asnam (Chlef) en 1954 et 1980 soulignent la mobilité du cadre structural et les conséquences qu’elle implique pour l’occupation humaine.

Les structures telliennes, plus étendues qu’en Tunisie et même qu’au Maroc, sont ici frangées au nord par les massifs anciens du bourrelet liminaire, plus ou moins empâtés de flysch oligocène, qui forment les lourds promontoires de l’Algérie orientale, du Chenoua à l’Edough. Ces massifs sont flanqués vers le sud d’une sierra calcaire, écailles décollées de leur couverture. Parfois la sierra est chevauchée ou recouverte par les massifs (chaîne Numidique) et parfois elle les domine (Djurdjura, 2 308 m, Chenoua). Mais elle subsiste seule (Babor, 2 004 m) en avant du golfe effondré de Bejaïa, alors qu’elle est elle-même ennoyée sous les plaines subsidentes de la Mitidja ou d’Annaba (ex-Bône). Plus au sud, la structure est définie par l’empilement des nappes plastiques de la zone tellienne proprement dite, seule émergée en Algérie occidentale. Des sillons est-ouest où le flysch crétacé s’est conservé l’interrompent, notamment, au sud du Zaccar, le « sillon tellien » du Chélif, et ses prolongements discontinus vers l’est, par le plateau de Médéa et au-delà. Au sud de ces sillons, les nappes sud-telliennes entassent, sur un crétacé marneux à ossature calcaire (Biban), des matériaux tendres, marnes et marno-calcaires crétacés que dominent de rares écailles liasiques culminantes (djebel Ouarsenis, 1986 m). Ces nappes ont souvent coulé sur le trias gypseux jusqu’au « sillon sud-tellien », mer peu profonde au début du Miocène que jalonnent les bassins intérieurs oranais, le Sersou, le nord des Hautes Plaines constantinoises. Dans les sillons tellien et sud-tellien, la subsidence a continué à affecter des cuvettes zonales occupées par la mer jusqu’à la fin du Miocène en Oranie, dans le Chélif et le Sersou, et qu’a progressivement individualisées la tectonique postorogénique.

L’Algérie orientale est coupée de plaines de subsidence littorales étendues, de la Mitidja à Annaba, et de dépressions telliennes étroites et discontinues (Arib, oued Sahel, bassins de Constantine et de Guelma). On passe de plain-pied à la zone atlasique des Hautes Plaines constantinoises, à peine voilées par le pliocène lacustre de Sétif. En Algérie occidentale, au contraire, le sillon tellien est continu, jalonné par le Chélif et les plaines d’Oran, avant de s’ouvrir à l’ouest sur la mer, par-delà les golfes d’Oran et d’Arzew. Les cuvettes sud-telliennes s’individualisent de plus en plus vers l’ouest en s’encaissant dans la bordure atlasique, moins le Sersou que les plaines d’Eghris et de la Mekerra et surtout que celle de la Tafna, encastrée entre les Trara au nord et les monts de Tlemcen au sud. Au relief en creux de l’étroite bande ravinée en roches tendres de la zone tellienne orientale, insérée entre les lourds plateaux kabyles et la haute chaîne calcaire au nord et la masse élevée des Hautes Plaines constantinoises au sud, s’oppose, dans le Tell occidental, de part et d’autre du Chélif, le double alignement des croupes du Dahra, interrompues par la baie d’Arzew, et de l’Ouarsenis, prolongé vers l’ouest par de basses montagnes modelées surtout dans le Miocène et émergeant à peine des bassins sud-telliens. C’est à l’ouest seulement qu’un fleuve, le Chélif, peut suivre jusqu’à la mer une dépression longitudinale; ses affluents et les fleuves côtiers d’Oranie, ne s’encaissent que pour franchir la zone sud-tellienne. À l’est, par contre, tous les cours d’eau issus des Hautes Plaines constantinoises, antécédents par rapport aux mouvements postorogéniques, creusent des gorges à la fois à travers le Tell, la chaîne calcaire et les massifs kabyles.

La complexité structurale oppose donc Tell oranais et montagnes constantinoises et leur donne leur personnalité en les morcelant préférentiellement selon des axes méridiens à l’est et zonaux à l’ouest.

La zone atlasique est plus simple. Les plis de couverture sud-ouest - nord-est de sa bordure sud (saharienne), séparés, à l’ouest, de la zone tellienne par plus de 250 km, se rapprochent, vers l’est, du front est-ouest de cette zone qui, à l’est des Biban, recouvre ses reliefs discontinus. La zone atlasique algéro-oranaise est ainsi marquée par une zonation de ses diverses unités plus marquée que son homologue constantinoise.

À l’ouest, les Hautes Plaines algéro-oranaises, vastes étendues faiblement inclinées vers la gouttière axiale du chott-ech-Chergui, s’abaissent, d’ouest en est, de 1 000 à 800 m, bordées au nord de bastions anticlinaux de calcaires rigides au relief karstique (monts de Tlemcen, Dhaya, Saïda, Frenda), au sud par le chapelet de plis de l’Atlas saharien, qui s’abaisse avec elles, en se desserrant des monts des Qsour (2 320 m) à ceux des Ouled Naïl (1 694 m), avant de s’effacer, avec elles, au nord-est, le long de la dépression de subsidence transverse du Hodna (400 m).

Au-delà, vers le nord-est, le bastion constantinois, après le bourrelet transverse des plis de Bellezma et de l’Aurès (2 328 m), offre un autre type de hautes plaines aux horizons plus coupés, formé de larges fonds synclinaux aux reliefs érodés, à l’ouest dans le remblaiement tertiaire (Sétif), à l’est (Tébessa) plus souvent dans le plancher rocheux, et isolant des reliefs anticlinaux de moins en moins discontinus vers le nord-est où, s’accolant au Tell, ils amorcent la Dorsale tunisienne.

À l’est, l’accident sud-atlasique, très marqué, déprime de 2 000 m au pied de l’Aurès la cuvette remblayée du Sahara constantinois dont le fond, occupé par des chotts, est bordé au sud par le Grand Erg oriental. À l’ouest de l’échine crétacée du Mzab, le Sahara oranais s’abaisse au contraire progressivement vers le sud-ouest, sous l’Erg occidental, jusqu’à la vallée de la Saoura, limite nordest du bouclier ouest-saharien. Au sud de la corniche crétacée du Tademaït, puis de celles des puissants escarpements gréseux du Tassili, le Sahara central est dominé par le puissant horst cristallin du Hoggar, où des sommets volcaniques dépassent 3 000 m.

L’Algérie saharienne oppose ainsi trois vastes ensembles, à l’intérieur de chacun desquels les différenciations naissent des alternances morphoclimatiques quaternaires, aux deux unités morcelées, orientale et occidentale, qui se partagent les zones tellienne et atlasique.

Les climats et le problème de l’eau

Les grandes frontières morphostructurales sont celles des aires climatiques.

Le pied sud de l’Atlas saharien marque la limite du climat aride. Juste au nord de cette limite, une crête chaude en altitude tend à créer sur l’Algérie occidentale, à l’égard des perturbations d’ouest, un abri qu’accentue la faiblesse des reliefs telliens, s’ouvrant ici vers l’ouest. Le versant ouest d’une vallée froide détermine au contraire, sur l’Algérie orientale, une activation des mêmes perturbations, qu’accentue l’ascendance sur les reliefs kabyles. D’où les nuances d’un climat de type sud-méditerranéen. Ce sont la sécheresse estivale quasi absolue, le maximum de précipitations hivernales et les températures douces et peu contrastées (Alger: de 12 à 25 0C). Et le climat se dégrade, du littoral vers l’intérieur, avec la diminution globale des précipitations, l’importance relative accrue des pluies d’automne et de printemps, l’intervention des orages d’été, l’accentuation des contrastes thermiques (El-Eulma: de 5 à 24 0C), les gels souvent tardifs, la nivation hivernale sur les hauteurs, le sirocco.

L’Est algérien comporte une zone vraiment pluvieuse, au nord de la chaîne calcaire, avec jusqu’à 2 m de pluie par an et des sommets enneigés d’octobre à juillet, chose inconnue dans l’Ouest. Les précipitations moyennes, supérieures pendant l’année agricole à 300 ou 350 mm, s’avancent à l’est, vers le sud, jusqu’à l’Aurès, sans hiatus sauf une bande étroite au sud des Hautes Plaines constantinoises. Mais elles dépassent à peine, à l’ouest, les grands causses atlasiques, et s’écartent des plaines telliennes entre Oran et le bas Chélif. L’Algérie occidentale qui, seule, connaît au sud de ses Hautes Plaines et dans le Hodna des régions franchement subarides, est ainsi, dans son entier, beaucoup plus sensible à la sécheresse que l’Algérie orientale.

Si le rythme saisonnier du Sahara septentrional ne diffère guère de celui des Hautes Plaines, la faiblesse du gradient vertical, rendant peu actives les perturbations, explique l’aridité. Le hiatus entre ce rythme et le rythme tropical rend compte de l’aridité quasi absolue du sud du Sahara algérien. Les neuf dixièmes de l’Algérie sont ainsi voués au désert, le tiers du dixième restant à la steppe. Dans tout l’Ouest et dans l’intérieur constantinois, l’irrégularité interannuelle crée pour les cultures une menace constante qui donne toute son importance au problème de l’eau.

En Algérie orientale et dans le Tell oranais, les oueds importants, sans être intermittents, connaissent un débit très irrégulier qui peut varier, pour le Chélif par exemple, de 1 à 2 000 m3/s. Les crues ne sont étalées par la fonte des neiges que dans les montagnes de la zone kabyle. Ailleurs, elles sont d’autant plus dévastatrices que le réseau hydrographique, après avoir surmonté les crises orogéniques et climatiques récentes, n’est pas en équilibre. Ayant abandonné à l’endoréisme et à l’aréisme saisonnier les Hautes Plaines oranaises et le sud-ouest des Hautes Plaines constantinoises, les oueds méditerranéens connaissent actuellement une phase de réajustement qui comporte le sapement latéral des berges et un ruissellement actif sur les versants. Leur crue, rapide, emporte une charge solide considérable; et l’érosion est aisée dans les matériaux tendres des nappes telliennes, qui précisément affleurent plus largement dans l’Ouest algérien.

Aussi les seuls sols véritables sont, outre les sols forestiers acides du bourrelet liminaire constantinois, les paléosols rouges méditerranéens qui s’avancent jusqu’au nord des Hautes Plaines constantinoises (« sraouat ») avant de faire place aux « sebakh » salins. Ils recouvrent de leur pellicule, dans les bassins sud-telliens d’Oranie, la croûte calcaire qui occupe largement les Hautes Plaines de l’Ouest. Le sol, absent du Sahara, l’est aussi du « Djebel » – calcaire nu des chaînons atlasiques ou versants schisto-marneux du Tell oranais, depuis longtemps privés de protection forestière.

La forêt n’a été conservée que sur les sols peu aptes à la culture: chênes-lièges des massifs kabyles; pins d’Alep des causses oranais, des chaînons et planchers rocheux des Hautes Plaines constantinoises de l’est; pins, genévriers, thuyas de l’Aurès, cèdres de la haute chaîne calcaire, genévriers clairsemés de l’Atlas saharien. L’oléo-lentiscetum a été défriché ou laissé au palmier nain (doum). La forêt, limitée en 1954 à 11 p. 100 de l’Algérie non saharienne, a encore été réduite par le napalm.

La steppe alfatière couvre les Hautes Plaines algéro-oranaises, le sud des Hautes Plaines constantinoises, et le piemont saharien occidental. Des buissons espacés occupent seuls, en permanence, oueds et dépressions interdunaires du nord du Sahara algérien.

Ainsi les problèmes de l’eau , de l’érosion , de la déforestation opposent à l’homme des contraintes impératives. D’elles, et des possibilités qu’il a de s’en libérer en les maîtrisant, dépend largement son avenir.

Les ressources minérales et énergétiques

Les matières premières végétales notables se limitent au liège des forêts kabyles et à l’alfa des Hautes Plaines.

Le sous-sol offre, entre autres, de nombreux gisements de métaux non ferreux, dont les plus riches sont ceux de zinc de la zone d’El Abed et de mercure près d’Azzaba, à côté de nombreux gisements peu exploitables actuellement, cuivre de Aïn Barbar, blende et calamine aujourd’hui abandonnés près de Sétif et dans l’Ouarsenis. Par contre, les prospections qui se poursuivent ont révélé la réelle richesse en uranium de l’Ahaggar.

Les minerais majeurs exploités aujourd’hui n’en sont pas moins les phosphates encore presque intacts du Djebel Onk et le fer. Les réserves les plus importantes de ce minerai (1 milliard de tonnes) représentent, à Gara Djebilet, près de Tindouf, huit fois celles qui subsistent à Beni-Saf, au Zaccar, à Timezrit, Rouïna et surtout à l’Ouenza; mais elles sont à l’écart, en plein Sahara, près du Maroc qui les revendique.

La puissance coloniale avait invoqué la rareté des sources d’énergie pour justifier l’absence d’industrialisation. Outre le petit bassin houiller de Béchar-Kenadsa, aujourd’hui presque inexploitable, et les possibilités offertes par les oueds kabyles à l’équipement hydro-électrique, c’est essentiellement le pétrole des régions de Hassi-Messaoud et d’Edjelé, le pétrole et le gaz de Hassi-R’Mel, découverts depuis 1954 au Sahara oriental, qui sont aptes à fournir, bien au-delà des besoins présents, une énergie abondante et infiniment moins coûteuse.

Les possibilités de développement industriel de l’Algérie, dont elle a amorcé l’exploitation depuis les débuts de la planification et la nationalisation des mines (1967), peuvent compenser et permettre de vaincre les difficultés opposées par les conditions naturelles à son développement agricole.

2. De l’Algérie antique à l’Algérie française

Bien que le territoire algérien actuel soit particulièrement riche en sites et vestiges préhistoriques (Ternifin, Machta al ‘Arbi) et que la protohistoire y enregistre l’existence d’une fruste civilisation berbère, en fait l’histoire du Maghreb central commence à l’arrivée des Phéniciens dont la civilisation s’inscrivit la première dans les villes et laissa des traces écrites.

L’Algérie antique

L’influence phénicienne et carthaginoise

Les Phéniciens fondèrent très tôt – dès les derniers siècles du IIe millénaire avant J.-C. – des établissements commerciaux et des escales qui, après la décadence des cités-mères orientales, furent repris par les Carthaginois. Ceux-ci ne colonisèrent pas l’intérieur du territoire algérien mais multiplièrent les comptoirs portuaires qui conservèrent jusqu’à leur destruction leur nom sémitique: ainsi Rusuccuru (Dellys), Rusicade (Philippeville-Skikda), Rusguniae (Matifou). Les chefs berbères qui dominaient l’intérieur du pays furent le plus souvent les alliés ou les clients des Carthaginois. Ils leur fournissaient des contingents armés, en particulier les fameux cavaliers numides, et des éléphants de guerre. En raison de ces relations et grâce aussi aux marchands des ports et aux soldats, la langue et la civilisation puniques pénétrèrent assez profondément le pays: des cités indigènes apparurent ainsi que des mausolées, qui étaient parfois édifiés par les techniciens carthaginois.

Les Berbères ou Numides furent donc d’abord les disciples des Phéniciens qui leur enseignèrent des procédés agricoles et industriels, pour la fabrication de l’huile et du vin par exemple, l’exploitation et le travail du cuivre. Surtout, ils leur firent adopter leur religion, et les dieux carthaginois continuèrent à être célébrés par les Berbères, au-delà même de la domination romaine. Certains historiens ont pu avancer l’hypothèse que le christianisme, puis l’islam, ne furent si facilement acceptés que parce que les populations y retrouvèrent, avec des symboles communs, une semblable mentalité sémitique. En revanche, il est très improbable que la langue punique ait subsisté au-delà du IIIe siècle après J.-C. et qu’elle ait pu servir de relais à la langue arabe.

L’influence de la civilisation grecque fut au contraire très limitée. Elle s’exerça essentiellement par l’intermédiaire de Carthage, puis de Rome, et ne se manifesta de manière sûre que dans le domaine de l’art, par exemple dans les grands Medracen de l’Aurès et de Tipasa.

Sur le plan politique, le Maghreb central connut, à côté de tribus indépendantes et de républiques villageoises, de vastes royaumes dotés d’un pouvoir fort qui se superposait aux structures tribales. Les écrivains antiques en font mention à partir du IIIe siècle avant J.-C. Les noms de leurs souverains, Syphax, roi des Masaeyles, Massinissa, roi des Massyles, Micipsa et Jugurtha, suffisent à en rappeler l’éclat et la puissance. Massinissa, qui avait élu pour capitale Cirta (Constantine), fut sans doute l’un des plus grands souverains qu’ait connus la Berbérie. Son culte se perpétua à travers les siècles. Son descendant Jugurtha est, aujourd’hui encore, célébré comme « résistant à l’impérialisme romain ».

La domination romaine

Après avoir détruit Carthage, les Romains laissèrent d’abord subsister les royaumes numides comme États vassaux. Mais, après l’insurrection de Jugurtha qui leur tint tête pendant sept ans (112-105 av. J.-C.), ils renforcèrent leur contrôle. Avec Juba II et Ptolémée, souverains de Maurétanie installés à Caesarea (Cherchell), ils purent compter sur des princes étroitement soumis et épris de la civilisation gréco-romaine. Toutefois les insurrections tribales continuaient, et les Romains, renonçant à la fiction du protectorat, annexèrent la Maurétanie en 40 après J.-C. Ils la divisèrent en deux provinces impériales: la Maurétanie tingitane et la Maurétanie césarienne, laquelle correspondait au Tell oranais et algérois et à la partie occidentale du Constantinois actuel. L’Algérie orientale dépendit jusqu’au IIIe siècle après J.-C. de la province proconsulaire d’Afrique, puis forma la province indépendante de Numidie. La domination romaine ne s’étendait donc ni sur les Hautes Plaines de l’Ouest algérien, ni sur le Sahara, bien qu’au IIIe siècle, au temps des Sévères, la zone frontière (limes ) ait été repoussée vers le sud, sur la ligne des chotts.

L’Afrique romaine reçut des contingents d’immigrés italiens et méditerranéens qui s’installèrent soit dans des colonies de vétérans militaires, soit dans des cités indigènes ou phéniciennes, devenues municipes romains ou latins. Mais les Romains ne tentèrent point d’administrer eux-mêmes les populations indigènes. L’administration des municipes et communes pérégrines relevait généralement d’une aristocratie locale, celle des tribus soumises et des chefs indigènes reconnus par Rome.

La domination romaine accrut considérablement le nombre des sédentaires. La pratique de l’irrigation permit le développement des plantations d’oliviers et de vignes, l’accroissement des cultures céréalières et de l’élevage. L’Afrique du Nord devint la plus riche contrée agricole de l’Occident. Le nombre (plus de 500) et la splendeur monumentale des cités africaines, que révèlent les imposantes ruines de Timgad, Lambèse, Djamila-Cuicul, témoignent de la densité du peuplement et de la prospérité atteinte par le pays. De grandes voies le sillonnaient et servaient aux transactions commerciales plus qu’aux mouvements militaires. L’ensemble de la population soumise tirait-elle parti de cette richesse? Le régime de la grande propriété et l’importance de l’esclavage antique ne permettent pas de l’affirmer, mais une bourgeoisie municipale et une classe de paysans libres et aisés se formèrent.

La conversion au christianisme

La conquête latine, maintenue par la force, paraît cependant avoir été favorable au progrès des populations berbères. L’assimilation de certaines couches sociales se réalisa par l’adoption spontanée de la langue et des usages romains ainsi que par le développement des écoles. Dès lors, Romains d’Afrique et Berbères romanisés fusionnèrent progressivement; et il est impossible de dire si les écrivains africains, comme Apulée de Madaure ou Fronton de Cirta, descendent de colons romains ou de Berbères assimilés. Ce fut donc au terme d’une évolution progressive et naturelle que Caracalla, lui-même fils d’un empereur né en Afrique, put conférer, au début du IIIe siècle, le droit de cité à tous les hommes libres vivant sur des territoires organisés en communes. La plupart des Africains adoptèrent aussi les croyances religieuses de leur vainqueur; mais, dans un panthéon syncrétique, ils gardèrent aussi leur fidélité à des dieux indigènes mal latinisés. Surtout se développa le culte d’un dieu suprême, Baal Hammon-Saturne. Ce monothéisme de fait prépara sans doute la voie à la prédication chrétienne.

Les Africains se jetèrent avec fougue dans le christianisme qu’ils latinisèrent les premiers. Ce furent eux qui imposèrent le latin comme langue officielle aux chrétiens d’Occident. Saint Augustin, né à Thagaste (Souk-Ahras), fit plus: il constitua, de manière presque définitive, le dogme chrétien. Le pays se couvrit de basiliques, et les Berbères prirent assez au sérieux le christianisme pour se déchirer en schismes. Le donatisme, surtout, coupa en deux la jeune Église africaine.

La civilisation romaine toutefois n’avait pas touché les tribus montagnardes du Maghreb; faméliques et guerrières, celles-ci ne cessèrent pas leurs raids de pillage. À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, la décadence de la puissance militaire romaine permit l’extension de ces insurrections berbères qui s’accompagnèrent de révoltes agraires (mouvement des circoncellions) et attisèrent les querelles religieuses à contenu social. Aux IVe et Ve siècles, l’insécurité s’accentua, les cités s’appauvrirent; l’organisation romaine se désagrégea. À la veille de l’invasion vandale, seule l’Église demeurait organisée et forte.

L’invasion vandale

Les Vandales, ces envahisseurs germaniques débarqués en 429, dominèrent bientôt l’ensemble de l’Afrique septentrionale: en 455, Genséric gouvernait tout le Maghreb romain. Les Vandales, qui étaient ariens, traitèrent en ennemies l’aristocratie romanisée et l’Église, et en alliés la masse des Berbères qu’ils ne pouvaient contrôler. Les tribus insoumises, les nomades chameliers en profitèrent pour razzier les plaines. Les montagnards de l’Aurès détruisirent toutes les cités du Sud constantinois.

La fragile domination vandale, qui laissa se reconstituer les principautés berbères indépendantes, fut ensuite abattue par les troupes de l’empereur de Constantinople (533). Mais les Byzantins ne reconquirent que la partie orientale de l’Algérie actuelle, et le reste du pays fut abandonné. Dans la partie byzantine, l’Église recouvra ses biens et son autorité, l’administration releva les ruines des cités et les fortifia hâtivement, mais cette dépendance lointaine du Basileus restait très vulnérable. Elle ne résista pas à l’invasion arabe.

De la longue domination romaine rien ne subsista. La langue latine et le christianisme mirent certes plusieurs siècles à s’éteindre, mais l’Algérie médiévale fut définitivement islamisée et arabisée.

L’Algérie médiévale

La conquête arabe

Tandis que, dans l’Algérie occidentale, se reconstituaient de grandes confédérations berbères, les Arabes venus d’Égypte pénétrèrent, dès 647, dans le Maghreb. Mais ce fut seulement en 683 que la grande armée de Sidi ‘Oqba en entreprit la conquête. Byzantins et Berbères, souvent alliés, résistèrent de leur mieux. L’histoire a conservé le nom de deux de leurs chefs: Kosayla qui reprit même aux Arabes la citadelle de Kairouan et la Kahina qui défendit l’Aurès. Vainqueurs, les Arabes réussirent à installer leur autorité sur l’ensemble du pays et se constituèrent en caste aristocratique dominante. En outre, ils surent détourner l’ardeur belliqueuse des Berbères en les entraînant à la conquête de l’Espagne.

Une vigoureuse campagne de propagande religieuse provoqua l’adhésion des populations à l’islam, mais les conversions ne furent pas toujours très sincères: un texte célèbre d’Ibn Khaldoun n’affirme-t-il pas que les Berbères apostasièrent douze fois? Il est vrai que, même convertis, ils étaient traités par leurs vainqueurs comme des infidèles: à partir du VIIIe siècle ils furent assujettis aux mêmes impôts que ceux-ci. Les Berbères s’opposèrent à cette domination étrangère, et recoururent notamment à la protestation religieuse. Ils se jetèrent d’abord dans le kharijisme, hérésie musulmane à tendance puritaine et égalitariste qui prétendait faire désigner par le peuple le chef de la Communauté islamique. Les kharijites expulsèrent les Arabes du Maghreb central et constituèrent de véritables théocraties indépendantes. Tel fut le petit royaume ibadite de Tahert (Tagdempt près de Tiaret) fondé par Ibn Roustem à la fin du VIIIe siècle et qui ne fut détruit qu’en 911 par l’armée fatimide, alors maîtresse de Kairouan.

Les Fatimides

À cette date, en effet, d’autres hérétiques musulmans, les Ch 稜‘ites, qui avaient réalisé de grands progrès chez les Qot ma de Petite Kabylie et chez certains Sanhaja sédentaires du Titteri, avaient réussi à fonder en Ifriqiya une nouvelle dynastie, celle des Fatimides. Celle-ci devait, par conquête, étendre sa domination jusqu’à l’Égypte mais sans réussir à convertir au ch 稜‘isme les masses berbères ni à empêcher leurs révoltes. De plus, l’ouest du pays demeurait aux mains de Zenata nomades, fidèles à l’islam orthodoxe, qui recevaient l’aide du calife omeyyade de Cordoue. Néanmoins, des îlots kharijites subsistaient encore. Ce fut au nom du kharijisme que, vers 943, Abou Yazid tenta, à partir de l’Aurès, de secouer la domination fatimide, mais il échoua après de spectaculaires succès. Les Fatimides redevinrent maîtres du pays et même de la Berbérie entière. Mais, après leur installation en Égypte (973), ils confièrent le Maghreb aux Çanhaja d’Achir, les Zirides.

Ceux-ci, abandonnant Achir, leur capitale du Titteri, se rendirent indépendants du Caire vers 1050, et demeurèrent maîtres de l’Ifriqiya. Mais ils se virent supplantés en Algérie centrale et orientale par les Hammadides, autres Çanhaja qui, au début du IIe siècle, dominaient le pays depuis leur forteresse, la Qala’a des Beni Hammad. Lorsque celle-ci reçut l’héritage de Kairouan, détruite par la nouvelle invasion arabe, elle devint une riche capitale.

Au milieu du XIe siècle, en effet, le calife fatimide d’Égypte, pour punir les émirs çanhajiens revenus à l’orthodoxie, lança contre eux des tribus arabes guerrières et pillardes (B. Hil l, B. Solaym). Le Maghreb subit alors l’invasion dévastatrice de ces populeuses tribus qui s’y installèrent définitivement. L’introduction de ce nouvel élément ethnique, qui devait modifier le caractère du peuplement, fut cependant moins importante que la perturbation durable de l’équilibre économique du pays. Demeuré jusque-là une région agricole et boisée assez prospère, le Maghreb fut livré aux troupeaux des nomades. La régression des cultures et la disparition des plantations déterminèrent l’exode des sédentaires et le recul de toute vie citadine. Cette profonde révolution, dont les effets n’apparurent que peu à peu, entraîna la décadence politique du pays.

Les Almoravides et les Almohades

Les États hammadides végétèrent désormais, repliés autour du port de Bougie, demeuré seul actif dans la première moitié du XIIe siècle. Cependant, à l’ouest, d’autres envahisseurs survenaient, les Almoravides. Ces Berbères sahariens au visage voilé, fidèles au malékisme intégral, étaient déjà devenus les maîtres du Maroc, lorsqu’ils s’emparèrent de l’Algérie occidentale vers 1080. Ils passèrent aussi en Espagne où ils bloquèrent la Reconquista et recueillirent l’héritage politique et culturel du califat de Cordoue. Grâce à eux, la culture andalouse put être transmise en Berbérie.

Leurs successeurs, les Almohades, imposèrent la doctrine de leur Mahdi Ibn Toumart grâce au génie militaire d’Abd al-Moumin. Celui-ci, né dans le pays de Nédroma, conquit l’Atlas, vainquit le souverain almoravide en 1145, ainsi qu’une coalition du dernier prince hammadide et des tribus hil liennes en 1152. Maîtres de l’Espagne musulmane et de tout le Maghreb, les Almohades firent de l’Algérie, à laquelle ils n’attachaient guère d’importance, deux provinces, administrées depuis Tlemcen et Bougie, qu’ils placèrent sous l’autorité de tribus nomades pourvues de fiefs. Cette rude autorité n’empêcha pas les soulèvements provoqués par des descendants d’Almoravides, les B. Ghaniya, ou par les bandes arabes qui dévastaient le pays.

Lors du partage de l’empire almohade dans la première moitié du XIIIe siècle, le Maghreb central échut, en partie, aux Beni Abd al W d qui fondèrent le royaume de Tlemcen et tentèrent vainement de s’étendre vers Bougie. Leur royaume, qui subsista plus de trois siècles (1235-1554), fut plusieurs fois conquis par les sultans mérinides du Maroc et finit par n’être plus au XVe siècle qu’un État vassal de Fès, puis de Tunis. La responsabilité de cet échec revient, semble-t-il, aux nomades arabes qui profitèrent seuls de l’anarchie guerrière et de la désagrégation politique du Maghreb central entre le XIIIe et le XVe siècle.

L’Algérie turque

Au début du XVIe siècle, tandis que la Reconquista chrétienne amenait sur la côte algérienne des flots de réfugiés moriques et que des armadas s’emparaient de Mers el-Kébir, d’Oran et de Bougie, les gens d’Alger appelèrent à leur secours des corsaires turcs. Devenus maîtres d’Alger et de Tlemcen, ceux-ci se déclarèrent vassaux du sultan ottoman et reçurent de lui des renforts. Les Turcs réussirent ainsi à étendre leur domination à la majeure partie du territoire algérien. Cet État d’Alger était soumis à une milice turque, l’odjaq , que commandait, au nom du sultan, un beylerbey d’Afrique; celui-ci avait également autorité sur les pachalik de Tunisie et de Tripolitaine. Après 1587, l’Algérie fut réduite au rang de régence, administrée par un simple pacha nommé pour trois ans. À partir de 1671, les maîtres d’Alger furent élus par l’odjaq. D’abord choisis parmi les patrons de la corporation des corsaires, ils le furent de plus en plus parmi les militaires. Le sultan se contenta désormais d’investir les dey , ainsi désignés, comme chefs de la Régence d’Alger. Mais, sur les vingt-huit qui se succédèrent de 1671 à 1830, quatorze furent imposés par l’émeute, après l’assassinat de leurs prédécesseurs.

Malgré le relâchement des liens avec Constantinople, les Turcs d’Alger reconnurent toujours la souveraineté des sultans. La Régence d’Alger comprenait une administration centrale formée du diwan (conseil d’officiers et de hauts fonctionnaires), des principaux auxiliaires du dey et de leurs secrétaires, et une administration provinciale qui avait pour fonction essentielle de faire rentrer l’argent nécessaire à la paie des janissaires. La province d’Alger, qui relevait directement du dey, était administrée par un agha et quatre qaïd turcs. Le reste du pays était confié à trois bey , responsables des beylik du Couchant (capitales: Mazouna, puis Mascara et Oran), du Titteri (capitale: Médéa) et de Constantine. Les bey désignaient les qaïd, lesquels investissaient les cheikh des tribus soumises.

De nombreuses régions montagneuses restaient cependant insoumises et les Turcs, très peu nombreux (15 000 hommes environ au début du XIXe siècle), n’administrèrent jamais l’Algérie tout entière. Ils la contrôlaient toutefois grâce au soutien de tribus privilégiées (deira ou makhzen ) et à l’alliance de grandes familles, mais surtout aux rivalités qu’ils suscitaient entre les clans (çoff ) et les forces religieuses locales.

Pendant les trois siècles de la domination turque, le pays fut islamisé en profondeur par des sociétés mystiques que les Occidentaux ont appelées confréries (en arabe tariqa : voie) et par des personnages religieux, marabouts et chorfa . Ces santons isolés, ces cheikh de confréries ou de confédérations religieuses furent longtemps, avec les grands seigneurs ralliés, les instruments les plus efficaces de la caste militaire turque. La domination ottomane dut cependant faire face à de nombreuses révoltes.

Grâce aux profits considérables de la course et de la vente des captifs, l’État d’Alger était prospère au XVIIe siècle. Les patrons corsaires, les raïs , dominaient de leur richesse la ville d’Alger, qui abrita jusqu’à 35 000 captifs. Ces ressources diminuèrent ensuite constamment, mais la piraterie algéroise subsistait au début du XIXe siècle. Rien n’avait pu l’arrêter, ni les représentations diplomatiques, ni les bombardements anglais ou français, ni les tentatives de débarquement de l’Espagne. Sept États européens versaient encore, après 1815, des tributs annuels au dey pour se mettre à l’abri des corsaires algériens.

Dès la fin du XVIIIe siècle, le commerce extérieur de la Régence passa entièrement entre les mains de juifs livournais, dont certains furent de véritables « rois d’Alger ». Leur suprématie et les difficultés économiques et financières des dey accrurent encore l’impopularité du régime turc. De graves insurrections tribales et confrériques secouèrent le pays de 1804 à 1827. Les Turcs n’avaient pas encore rétabli leur autorité, lorsque éclata le conflit avec la France.

La période française

La conquête

L’intervention française fut la suite inattendue d’une affaire commerciale et financière à laquelle se trouvait mêlé le dey Hussein. Celui-ci, mécontent du retard apporté par la France au remboursement de créances auxquelles il était intéressé, s’en prit au consul français qu’il frappa. Le gouvernement de Charles X, n’ayant pas obtenu d’excuses, riposta par le blocus d’Alger qui devait durer trois ans. À la suite de la canonnade d’un vaisseau parlementaire, une expédition militaire contre Alger fut décidée.

L’occupation restreinte

La prise d’Alger (5 juill. 1830) détermina la chute de la domination turque et une longue période d’anarchie. En Oranie, les tribus se ruèrent contre les garnisons de janissaires ou les groupes makhzen. Dans le Titteri, les çoff entrèrent en lutte, tandis qu’à Constantine le bey Ahmed réussissait à se maintenir grâce à ses alliances avec les grands seigneurs locaux, les djouad . Les Français, incertains de ce qu’ils devaient faire d’Alger, ne se décidèrent qu’en 1834 à garder les possessions déjà acquises, par égard au souhait des militaires et à l’« honneur national ». Toutefois la monarchie de Juillet n’avait pas de vues conquérantes; elle ne songeait qu’à une « occupation restreinte » du littoral, l’intérieur du pays devant être abandonné à des chefs indigènes qu’on espérait opposer entre eux. Cette politique pacifique s’accordait mal avec les réalités locales.

En Oranie, un jeune marabout de naissance chérifienne, Abd el-Kader, s’était fait reconnaître à vingt-quatre ans comme sultan des Arabes par quelques tribus de la région de Mascara et s’installa dans l’ancien palais des bey. Le général français Desmichels, qui espérait s’en faire un allié, signa avec lui un traité par lequel il le reconnaissait comme souverain « émir des croyants » et lui assurait une aide militaire. Grâce à celle-ci, Abd el-Kader remporta sur les tribus du makhzen turc une victoire au Meharaz: elle marque pour les musulmans le début d’une nouvelle ère, celle des Chorfa arabes. Les Français ne prirent conscience de la montée de l’émir qu’un an plus tard, lorsque celui-ci eut installé des bey, occupé le Titteri, et surtout infligé au général Trézel le sérieux échec de la Macta.

Malgré un renversement provisoire de politique et l’adoption du « système guerroyant » du général Clauzel, les résultats militaires et politiques furent décourageants. Les interventions françaises, suivies de l’évacuation immédiate des villes et tribus traversées n’étaient pas décisives. Clauzel, pour faire triompher sa politique de conquête, voulut s’emparer de la capitale du beylik de l’Est, mais son expédition échoua complètement (nov. 1836).

Cet échec de Constantine décida le gouvernement à revenir à la politique d’occupation restreinte et d’entente avec les chefs musulmans. Le général Bugeaud, qui avait vaincu les troupes de l’émir à la Sikkak en 1836, crut pouvoir signer avec lui, le 30 mai 1837, le traité de la Tafna: la France abandonnait à Abd el-Kader les deux tiers de l’Algérie et ne conservait que deux enclaves autour d’Oran et d’Alger. Du moins, ce traité « inexplicable » permit-il aux Français de porter leur effort contre le Constantinois. Après de vaines négociations avec le bey qui refusait de reconnaître la souveraineté française, Constantine était occupée le 13 octobre 1837 et le dernier représentant du régime antérieur vaincu.

À la domination turque, la France substituait la sienne sur tout le Constantinois, par l’intermédiaire de chefs ralliés.

Les Français face à la guerre sainte

Pendant ce temps, Abd el-Kader édifiait, avec l’aide des tribus arabes et de troupes régulières, un État organisé, fondé sur la stricte application des principes coraniques, et dirigé par des nobles d’origine religieuse. L’entente franco-arabe ne résista pas au progrès des deux dominations. Abd el-Kader crut que le temps jouait en faveur des Français et se décida le premier à rouvrir les hostilités. Tandis qu’il appelait tous les musulmans à la guerre sainte contre les envahisseurs chrétiens, le gouvernement français se prononçait pour la conquête totale. Une guerre décisive les opposa de 1840 à 1847.

La supériorité militaire des Français fut longtemps tenue en échec par la mobilité des forces arabes. De plus, une telle guerre avait le caractère inexpiable d’une lutte religieuse. Bien qu’il pratiquât une guerre de mouvement et de razzias jugées efficaces, le général Bugeaud eut à faire face à des difficultés et à des rebondissements imprévus. La dévastation systématique des territoires de l’adversaire multiplia le nombre et l’acharnement de ses ennemis et interdit la réussite de ses pourparlers avec les lieutenants de l’émir. Le souverain du Maroc, cédant aux appels des confréries, s’engagea aux côtés d’Abd el-Kader; il fallut les bombardements de Tanger et Mogador et la victoire de Bugeaud à l’oued Isly (14 août 1843) pour le contraindre à cesser son aide. En 1845, la guerre reprit dans les régions pacifiées à l’appel de divers mahdi , restaurateurs prédestinés de l’islam, dont le plus célèbre, Bou-Ma‘za souleva le Dahra, le Chélif et l’Ouarsenis. Abd el-Kader en profita pour reparaître en Oranie et soulever de nouvelles tribus; mais il dut bientôt s’avouer vaincu et accepta de se rendre en décembre 1847. Avec lui disparaissait le rêve d’un État arabe qui se serait étendu à toute l’Algérie. Bien qu’il n’ait réussi à entraîner ni le Constantinois ni la Kabylie, et qu’il ait à peine eu le temps d’organiser son État, Abd el-Kader devait laisser le souvenir du premier souverain véritablement algérien.

Lorsque l’ancien bey de Constantine, qui tenait toujours l’Aurès, se fut rendu en 1848, seuls restaient encore insoumis les massifs montagneux kabyles. Des expéditions, menées longtemps sans plan d’ensemble, aboutirent enfin, en 1857, à une victoire décisive. Entre-temps, le Sud oranais et le Sud constantinois de nouveau révoltés furent déclarés pacifiés après les sièges de Zaatcha (1848), Laghouat (1852), et Touggourt (1854). L’Algérie était désormais conquise sinon soumise, comme devaient le montrer les révoltes postérieures.

Les insurrections sporadiques de 1858 à 1916

Si les insurrections sporadiques des Kabylies orientales de 1858 à 1860, de l’Aurès en 1859, du Hodna en 1860, furent relativement limitées et faciles à réprimer, l’insurrection de 1864 et 1865 fut la plus grave que l’on eût connue depuis 1845. Lancée par la grande confédération tribale à caractère confrérique des Oulad sidi Cheikh, elle s’étendit du Sud oranais au Titteri, puis gagna la majeure partie du Tell. La répression fut particulièrement difficile dans la province d’Oran, et les troubles persistèrent dans le Sud où il fallut envoyer une nouvelle expédition en 1870. En 1871, une nouvelle révolte, animée par la confrérie des Rahmaniya, parut plus sérieuse encore. Le tiers de la population s’insurgea, mais les colonnes françaises n’eurent à combattre que 80 000 moujahidin , dont beaucoup étaient démunis d’armes. Ce fut surtout une révolte de la plèbe kabyle encadrée par l’aristocratie féodale du Constantinois; mais d’autres tribus s’insurgèrent sous d’autres chefs. Malgré son ampleur et son retentissement, elle fut peu dangereuse pour la domination française et vite écrasée.

L’Algérie ne devait plus connaître avant 1954 de grandes révoltes armées: le soulèvement d’El Amri (1876) ne toucha qu’une tribu, l’agitation de l’Aurès (1879) deux. L’affaire de Margueritte (1901) se borna à un village. L’insurrection du Sud oranais (1881-1883), conduite par un marabout des Oulad sidi Cheikh, Bou ‘Amama, fut à la fois un grand ghazzou saharien et une révolte des populations; elle se termina par une paix transactionnelle avec les Oulad sidi Cheikh dissidents qui revinrent du Maroc. Pendant la Première Guerre mondiale, la région des Aurès s’insurgea, à la fin de 1916, pour protester contre la conscription, imposée maladroitement à ces populations mal soumises; mais les troubles restèrent limités.

La colonisation

La conquête de l’Algérie eut pour corollaire la colonisation du pays. L’idée s’imposa, grâce à la propagande des « colonistes », de faire de l’Algérie une colonie de peuplement. Il apparut que c’était le moyen le plus efficace de consolider la conquête. Cette conviction devait prévaloir dans l’opinion française jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, encore qu’elle eût été fort discutée jusqu’en 1870. Elle explique que, en dépit de quelques tentatives d’hommes favorables à un régime de protectorat, tels Napoléon III et Jules Ferry, le souci de favoriser les colons l’ait presque toujours emporté sur la politique indigène.

La prise de possession des terres

La colonisation française reposa essentiellement, en Algérie, sur le principe de la « colonisation officielle ». L’administration des Domaines se procurait des terres par divers procédés d’expropriation, dont le « cantonnement », qui s’apparenta au refoulement des tribus, et l’affirmation des droits prétendus de l’État français sur les habous publics, les terres incultes ou sans maître, les forêts, etc. L’Administration créait ensuite et aménageait des centres villageois. Elle concédait gratuitement des lots individuels aux immigrants de nationalité française, sous condition suspensive de résidence obligatoire. La colonisation officielle s’adressa de préférence aux paysans du sud-est de la France et aux Européens d’Algérie. Quelque 700 villages français furent ainsi fondés qui modifièrent complètement la physionomie des campagnes algériennes où les agglomérations rurales, sauf en Kabylie, étaient fort rares.

La colonisation « libre », entreprise sans intervention ni assistance de l’État, fut longtemps la moins importante. Elle prit ensuite, après 1900, la première place. Elle se procura ses terres auprès des colons officiels et surtout par des achats aux musulmans. Une série de lois, qui soumettaient les propriétés indigènes au droit français, facilitèrent l’émiettement des propriétés indivises et leur acquisition par les Européens. En 1914, les colons disposaient au total de 2 123 288 ha; en 1934, de 2 462 537 ha, dont 1 500 000 environ avaient été fournis par la colonisation officielle. Le quart du sol cultivé appartenait, dès lors, aux colons ruraux qui représentaient environ 2 p. 100 de la population agricole.

L’immigration européenne

La colonisation urbaine fut toujours supérieure en nombre à la colonisation rurale. Les villes européennes, centres administratifs puis économiques, attirèrent, outre les fonctionnaires et commerçants français, des étrangers de toute nationalité: en 1872, 60 p. 100 des Européens étaient des citadins et cette proportion devait constamment augmenter. Or les villes furent le véritable melting pot algérien.

Un peuple nouveau, composé en majorité de Français mais aussi de Juifs indigènes, déclarés français en 1870, et d’Européens naturalisés, surtout après la loi de naturalisation automatique de 1889, se constitua peu à peu en Algérie, essentiellement à partir de 1896, date à laquelle le nombre des Européens nés dans la colonie l’emporta sur celui des immigrés.

Les Européens étaient au nombre de 109 000 en 1847, 272 000 en 1872, 578 000 en 1896, 829 000 en 1921. Le rythme d’accroissement fléchit à partir de 1914. L’immigration française cessa presque complètement et les étrangers vinrent moins nombreux: en 1954, on recensait 984 000 Européens. Les étrangers, en majorité espagnols, mais aussi italiens, maltais, formèrent longtemps un pourcentage important de cette population: 42 p. 100 en 1872, 49 p. 100 en 1886. Avec la naturalisation automatique, la prédominance de la nationalité française s’affirma: en 1901, 364 000 Français dont 72 000 naturalisés récents et 189 000 étrangers; en 1921, 629 000 Français et 196 000 étrangers, soit 23,7 p. 100 seulement. Le « péril étranger », dénoncé par les politiciens locaux, fut un phénomène historique moins important que la fusion progressive des étrangers et des Français, l’« algérianisation ». Les Européens d’Algérie se désignaient plus volontiers, en effet, sous le nom d’Algériens. Leur francisation ne cessa pourtant de se renforcer, et les revendications autonomistes, qui avaient tourné à l’émeute en 1898, cessèrent à peu près complètement avec l’apparition du nationalisme musulman.

L’œuvre colonisatrice

La grande œuvre des Européens fut la régénération de l’agriculture. Les cultures traditionnelles de céréales connurent un fort accroissement, surtout celle du blé qui, jusqu’en 1880, fut la véritable plante de la colonisation. Puis vinrent les cultures nouvelles et, parmi elles, la vigne qui transforma l’économie agricole. La France espérait que la vigne peuplerait le pays de petits viticulteurs français: par d’importants crédits, elle en favorisa l’extension. Le Tell se couvrit de vignes et le vin devint le premier revenu de l’Algérie. Mais la grande propriété viticole absorba les concessions des petits colons et rejeta les hommes. Il en fut de même pour d’autres cultures de spéculation. En 1930, la colonisation agricole n’était plus qu’une entreprise commerciale ou financière, dirigée par des cadres européens avec l’aide d’une main-d’œuvre indigène. L’agriculture, vouée aux productions rémunératrices et orientée vers l’exportation, enrichissait une minorité de la population européenne; mais elle avait perdu toute justification coloniale: elle tarissait le peuplement français et concurrençait, sur le marché métropolitain, les producteurs nationaux. De leur côté, les Algériens musulmans lui reprochaient de sacrifier les cultures vivrières et de vouer le pays aux aléas de la monoculture.

La transformation économique de l’Algérie fut l’œuvre essentielle de la France. Le pays fut, peu à peu, équipé de voies de communication modernes: routes, voies ferrées, ports. L’infrastructure de base fut mise en place sous le second Empire et développée surtout entre 1900 et 1930, puis après 1946, essentiellement grâce à des emprunts publics lancés sur le marché financier français par l’Algérie, lorsqu’elle eut été dotée de l’autonomie financière.

Bien équipée pour un pays colonial, l’Algérie ne fut en revanche que peu industrialisée avant 1945. Le manque de combustible, les hésitations des entrepreneurs français ou leur hostilité de principe empêchèrent le développement d’une industrie moderne de transformation. L’industrie extractive était la seule à présenter quelque importance. L’administration locale, mal informée des réalités économiques, ne sut pas trouver et imposer de solutions à ce retard économique.

L’évolution des musulmans et la politique indigène

Les musulmans algériens, vaincus mal résignés, furent l’objet de politiques bien différentes. L’une voulait entreprendre, après la conquête militaire, la « conquête morale », le rapprochement ou la transformation de ces Orientaux qui gardaient les yeux obstinément tournés vers l’Orient arabe; et certains parlaient de les assimiler, de les franciser. L’autre politique entendait surtout faire plier leurs intérêts devant les convenances de la colonisation et s’appelait elle-même politique d’assimilation. De là un véritable quiproquo qui devait durer à travers toute l’histoire de l’Algérie française.

La politique des Bureaux arabes

Jusqu’en 1870, les musulmans furent soumis à l’administration paternaliste des officiers des « Bureaux arabes ». Ceux-ci se préoccupèrent de les faire évoluer, de les sédentariser, de moderniser leurs institutions traditionnelles, de les instruire et de les rapprocher des Français. Ce fut à leur instigation que le sénatus-consulte de 1865 déclara français tous les indigènes algériens et qu’il accorda la citoyenneté entière à tous ceux qui le demanderaient en renonçant à leur statut civil musulman. Ils eurent, dès lors, accès à la fonction publique française et se virent reconnaître des droits de représentation politique dans les institutions locales. En 1870, les musulmans disposaient de conseillers municipaux et de conseillers généraux élus par eux; des juges musulmans siégeaient dans des chambres spéciales mixtes et dans le Conseil supérieur de droit musulman. Des écoles primaires arabes-françaises, des collèges franco-arabes, une école indigène des arts et métiers fonctionnaient à côté des écoles coraniques et de trois madrasa modernisées.

Cette politique soucieuse de préparer un avenir aux musulmans fut combattue par les colons, qui se proclamèrent républicains par haine de la politique arabophile de Napoléon III. Ils se prononcèrent contre le projet de constitution de l’Algérie de 1870, qui prévoyait la participation des électeurs musulmans à la désignation de trois députés, et le firent échouer. La politique des militaires était condamnée.

La « départementalisation »

L’instauration du régime civil et l’effondrement de l’Empire permirent le triomphe des conceptions chères aux colons. L’Algérie étant assimilée à la France, les musulmans non citoyens furent privés de leurs droits et de leurs institutions: il n’y eut plus de conseillers généraux élus, plus de tribunaux franco-musulmans, plus de collèges franco-arabes. En revanche, les musulmans citoyens étaient soumis à un régime spécial, à un code de l’indigénat, instauré en 1881, puis à des tribunaux spéciaux, les tribunaux répressifs et les cours criminelles (1902). Par le « système des rattachements » (1881) l’Algérie « départementalisée » était entièrement intégrée à la France: toutes les affaires devaient être réglées dans les ministères parisiens sur les indications des représentants de l’Algérie au Parlement. L’Algérie était entièrement entre les mains de la colonisation.

Même lorsque le régime des rattachements eut été supprimé, le gouvernement français et le gouverneur général durent compter avec les assemblées locales: le Conseil supérieur de l’Algérie et surtout les Délégations financières, dans lesquelles les électeurs français comptaient 48 délégués et les musulmans, divisés en deux groupes, Arabes et Kabyles, 21 seulement. Or, ces assemblées étaient maîtresses du budget de l’Algérie. La France put seulement tenter d’imposer ses désirs dans quelques domaines. Ainsi, la grande idée de Jules Ferry de conquérir les musulmans par l’école laïque inspira une politique scolaire assez continue. Pendant longtemps les résultats parurent fort décevants car une petite minorité seule pouvait en tirer parti: en 1890, 1,9 p. 100 des musulmans d’âge scolaire étaient scolarisés dans des écoles françaises, 4,3 p. 100 en 1908, 6 p. 100 en 1929, 8,8 p. 100 en 1944.

L’effondrement de la société musulmane

Dans ces conditions, la société indigène d’Algérie ne put résister au choc colonial. Éloignés de leurs fonctions et peu à peu ruinés, ses anciens chefs disparurent, à l’exception de quelques familles maraboutiques. L’infime bourgeoisie citadine, composée de lettrés, de cadi , de commerçants, se dispersa et ne se reconstitua que tardivement au XXe siècle. Privée de ses cadres, la communauté musulmane s’effondra.

Victime d’une dépossession foncière continue et de la fermeture des pâturages forestiers, la paysannerie voyait ses troupeaux et ses récoltes diminuer inexorablement. La moyenne annuelle de sa production céréalière, qui était de 19,6 millions de quintaux entre 1901 et 1910, descendait à 16 millions entre 1921 et 1930, et à 14 millions entre 1941 et 1948. Le cheptel ovin, qui avait atteint 8 millions de têtes avant 1865, tombait à 6,3 en 1900, 5,3 entre 1921 et 1930, 4,8 entre 1941 et 1948. Durement atteinte, jusqu’en 1919, par une fiscalité spéciale (les « impôts arabes »), cette paysannerie se paupérisa de manière continue. La ruine de l’artisanat indigène et l’absence d’embauche industrielle aggravaient encore cette situation. Jusqu’en 1920, le salariat agricole était le seul débouché; après cette date commença l’émigration vers la France.

La pression démographique, surtout après 1930, joua ensuite son rôle classique dans l’écrasement des niveaux de vie. Avant 1914, le taux d’accroissement n’était que de 1,4 p. 100. Les musulmans, qui étaient 2 733 000 en 1861 et 3 577 000 en 1891, atteignaient 4 923 000 en 1921. Vers 1930, on pouvait estimer que la population avait doublé en soixante-dix ans. La baisse du taux de mortalité entraîna ensuite une explosion démographique: le taux d’accroissement doubla et, de 1931 à 1954, la population musulmane s’augmenta de 3 millions. Elle compta, dès lors, de plus en plus de chômeurs totaux ou partiels, qui affluaient dans les zones de colonisation et dans les villes. La Mitidja, par exemple, vit sa population musulmane passer de 80 000 à 250 000 entre 1925 et 1948. La population citadine représentait 7,6 p. 100 de la population musulmane totale en 1906, 11,6 p. 100 en 1936, 18,9 p. 100 en 1956. Cette urbanisation accélérée n’était pas un symptôme de progrès social ni d’intégration dans la société européenne. La cohabitation engendra seulement de nouveaux heurts et accrut les rancœurs des musulmans.

La naissance d’une nation

Sur le plan politique, le fait essentiel de l’évolution des musulmans fut la naissance d’un sentiment national algérien. Alors qu’avant 1900 la communauté musulmane espérait uniquement en un Mahdi providentiel et que, de 1900 à 1930 environ, la petite élite algérienne, formée dans les écoles primaires françaises, n’apercevait d’autre issue à ses revendications d’égalité que la citoyenneté française, une autre voie lui fut indiquée par les ‘ulam et les champions de l’arabisme: la « Nation algérienne ». Par l’enseignement, le scoutisme et la propagande écrite et orale, les ‘ulam insufflèrent à la jeunesse un idéal patriotique, à la fois arabo-musulman et algérien.

Les partisans de l’assimilation, d’abord appelés « Jeunes Algériens », et regroupés au sein de la Fédération des élus indigènes, perdirent peu à peu audience auprès de leurs mandants, parce qu’ils ne purent pratiquement rien obtenir du Parlement français, hormis les timides réformes de 1919. De 1919 à 1944, aucun gouvernement français n’osa renouveler le geste de Clemenceau, bravant l’obstruction des Européens d’Algérie pour remercier les musulmans de leurs 25 000 morts pour la France. Le projet de loi Viollette déposé en 1930, et repris par le gouvernement Blum de 1936, qui aurait conféré à 21 000 musulmans de l’élite francisée le droit de voter avec les 203 000 électeurs français, souleva un tel tollé chez les Européens qu’il ne fut pas même discuté devant les Chambres. Son abandon condamnait définitivement, pour les musulmans, la politique d’assimilation.

La Seconde Guerre mondiale accéléra l’évolution des tendances politiques antérieures. Certes, il était déjà question de nationalisme avant 1939 puisque les disciples des ‘ulam répétaient: « L’Algérie est ma patrie, l’arabe ma langue, l’islam ma religion. » Mais les mots d’ordre de « parlement algérien » et de « souveraineté algérienne » ne touchaient alors qu’une infime minorité: les militants de l’Étoile nord-africaine, devenue en 1937 le Parti du peuple algérien. Au contraire, après la défaite de la France en 1940 et surtout après le débarquement des troupes anglo-américaines en Afrique du Nord, qui fut interprété comme une deuxième défaite française, le nationalisme algérien se développa très rapidement.

Dès le 20 décembre 1942, Ferhat ‘Abb s, un « jeune Algérien » déçu converti au nationalisme, adressait « aux autorités responsables » un message demandant la réunion d’une conférence chargée d’élaborer un nouveau statut politique. Puis il lança, le 12 février 1943, le Manifeste du peuple algérien, qui revendiquait la constitution d’un État algérien. Cette proclamation révolutionnaire fut signée par de nombreuses personnalités algériennes considérées comme très modérées. Enfin, le 22 mai 1943, des représentants élus, les délégués financiers arabes et kabyles, acceptaient de cautionner le projet de réformes dit Additif au Manifeste, préparé par ‘Abb s et ses amis. Ce texte réclamait sur l’heure un gouvernement franco-algérien, l’égalité totale entre musulmans et Français, en attendant l’indépendance complète d’un État algérien, lequel serait doté d’une constitution élaborée par une constituante. L’Additif envisageait une Union nord-africaine, mais ignorait toute possibilité d’un lien fédéral avec la France.

Le Comité français de libération nationale (C.F.L.N.), constitué à Alger le 3 juin 1943 pour défendre la souveraineté française sur les territoires de l’empire, jugea ces revendications inacceptables. Il le signifia rudement aux nationalistes, mais décida simultanément un ensemble de réformes politiques concernant le statut des Algériens. De Gaulle annonça le 12 décembre 1943 à Constantine « l’octroi des droits de citoyenneté à plusieurs dizaines de milliers de musulmans ».

Après consultation d’une commission de réformes franco-musulmane, le C.F.L.N. promulgua, le 7 mars 1944, une ordonnance qui accordait la citoyenneté française avec maintien du statut personnel musulman à toute l’élite algérienne, environ 65 000 personnes qui voteraient dans le même collège électoral que les Français. Tous les autres musulmans étaient appelés à recevoir la citoyenneté française, lorsque l’Assemblée constituante de la France libérée en aurait délibéré. Pour l’heure, 1 500 000 Algériens devenaient électeurs chargés d’élire les assemblées locales. La représentation musulmane dans les conseils municipaux, les conseils généraux et les Délégations financières était portée aux deux cinquièmes du total. L’indigénat était définitivement aboli, l’égalité civile établie.

Ce texte révolutionnaire, qui allait beaucoup plus loin que le projet Viollette de 1936, réalisait enfin la politique d’assimilation constamment promise par la IIIe République. Comme tel, il fut soutenu par les représentants des mouvements de Résistance, les délégués des partis communiste et socialiste présents à Alger et combattu par la quasi-totalité des Français d’Algérie. Leur presse assura « qu’on avait donné aux musulmans plus qu’ils n’auraient revendiqué après la guerre ». En fait, les réactions des musulmans montrèrent, comme le disait le Manifeste, que, pour eux, l’heure de l’assimilation était passée: « Désormais, un musulman algérien ne demandera pas autre chose que d’être un Algérien musulman. »

3. Du nationalisme à l’indépendance

La tentative insurrectionnelle de mai 1945

Contre l’ordonnance du 7 mars 1944, les nationalistes algériens de toutes tendances se mobilisèrent: ils la dénonçaient comme une atteinte à l’islam et comme une tentative de francisation autoritaire. Leur riposte se matérialisa par la création le 14 mars des Amis du Manifeste et de la liberté (A.M.L.). Ce groupement rassembla tous les nationalistes: ceux qui se reconnaissaient dans le Parti du peuple algérien (P.P.A.) de Messal 稜 Hadj, alors contraint à la clandestinité, ceux qui suivaient la voie indiquée par les ‘ulam , enfin tous les ralliés de fraîche date au Manifeste du peuple algérien. Bien que le mot n’ait pas été prononcé, c’était un véritable front national qui préfigurait ce que serait un jour le F.L.N. (Front de libération nationale).

À l’intérieur de ce vaste rassemblement, mal contrôlé par Ferhat ‘Abb s, le P.P.A. diffusait des consignes de plus en plus hostiles aux Français et préparait les esprits à l’idée d’une insurrection générale. Bientôt les masses musulmanes vécurent dans une attente quasi messianique: l’indépendance de l’Algérie leur apparaissait comme toute proche.

Au début d’avril 1945, Messal 稜 Hadj avait, semble-t-il, accepté un projet d’insurrection: un gouvernement algérien devait être proclamé dans les environs de Sétif, dont Messal 稜 Hadj prendrait la direction. Par là, les puissances alliées réunies à la Conférence de San Francisco seraient saisies du problème algérien et contraintes à une intervention décisive. Mais les autorités françaises, alertées par les incidents de Chellala provoqués le 19 avril pour permettre l’évasion de Messal 稜 Hadj, décidèrent de déporter celui-ci au Congo français.

Les manifestations de protestations des 1er et 8 mai 1945, déclenchées dans la plupart des villes par le P.P.A. et les A.M.L., tournèrent à l’émeute à Sétif et à Guelma. Ces émeutes sanglantes furent interprétées dans les campagnes voisines comme le signal de l’insurrection attendue. Croyant venue la guerre sainte, les ruraux du Nord-Constantinois attaquèrent les fermes des colons, les maisons des gardes forestiers, les bâtiments administratifs et massacrèrent une centaine d’Européens isolés.

Bien que peu nombreuses, les troupes françaises et les milices des colons réprimèrent avec violence les troubles qui demeurèrent limités à un ensemble de douars peuplés d’environ 40 000 habitants. Pour soulager les insurgés, le P.P.A. avait conseillé l’extension du mouvement, puis il donna l’ordre d’insurrection générale pour le 23 mai. Mais, constatant que les soulèvements spontanés avaient été écrasés bien avant cette date, il dut lancer un contrordre.

La révolte improvisée avait été étouffée en moins de deux semaines. La répression, qui tourna parfois au règlement de compte racial du fait de l’action des milices européennes, fit probablement plus de 1 500 victimes musulmanes, chiffre avancé officiellement par les autorités de la colonie. Les affirmations incontrôlées du P.P.A., selon lesquelles « le génocide perpétré par les Français » aurait fait 35 000 morts, ne peuvent pas plus être acceptées. Pourtant l’Algérie indépendante a retenu officiellement l’impossible total de 45 000 morts.

Cette tentative manquée d’insurrection nationale explique, pour l’essentiel, le climat de la décennie 1945-1954. Les nationalistes se promirent de faire appel de leur échec et songèrent essentiellement à reprendre le combat pour recouvrer leur dignité et l’indépendance de leur patrie.

Le statut de l’Algérie

La France, qui mesurait mal la rancœur et la détermination des Algériens, crut pouvoir les apaiser en promettant des réformes politiques et économiques. Mais les Français d’Algérie s’opposèrent avec détermination à l’évolution politique du pays et les Algériens furent confortés dans leur refus par l’obstination coloniale.

Certes, les nationalistes se divisèrent et les modérés, regroupés par Ferhat ‘Abb s dans un nouveau parti fondé en mai 1946, l’Union démocratique du Manifeste algérien (U.D.M.A.), plaidèrent d’abord pour « une Algérie nouvelle librement fédérée à une France nouvelle ». Aux élections pour la deuxième Constituante, ils obtinrent, du fait surtout de la campagne d’abstention lancée par le P.P.A., près des trois quarts des voix exprimées et 11 sièges de députés sur 13. Mais le projet constitutionnel déposé par l’U.D.M.A., qui prévoyait une République algérienne autonome, État associé de l’Union française, ne fut pas pris en considération par la Constituante. L’U.D.M.A. boycotta en conséquence les élections à l’Assemblée nationale de novembre 1946.

De manière inattendue, le P.P.A., qui rassemblait pourtant les nationalistes les plus extrémistes, décida au contraire de participer à ces élections. Sous le nom de Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (M.T.L.D.), le parti de Messal 稜 Hadj présenta des candidats, souvent inéligibles. Il recherchait un plébiscite massif, non une représentation parlementaire. Or, il n’obtint que le tiers des suffrages et 5 députés sur 15: l’opération plébiscitaire était manquée.

Cet échec fit le jeu des Français d’Algérie. Ceux-ci, qui avaient perdu le pouvoir depuis 1943, boudaient les consultations électorales. Certains, se disant abandonnés par la France, menaçaient d’en appeler à l’O.N.U. ou rêvaient de faire accepter aux nationalistes une solution autonomiste antimétropolitaine. La majorité d’entre eux, en tout cas, rejetèrent lors des deux référendums de 1946 les projets de constitution, y compris celui qui fut approuvé par le peuple français le 13 octobre 1946. Ainsi l’Algérie française n’avait pas accepté la IVe République, dont elle devait provoquer la chute le 13 mai 1958. Aux élections de novembre 1946, les électeurs français plébiscitèrent un parti d’inspiration colonialiste rétrograde, le Rassemblement pour la défense de l’Algérie française. Leurs députés combattirent aussi bien le statut de l’Algérie préparé par le gouvernement socialiste que les projets fédéralistes des députés algériens modérés. Le statut organique de l’Algérie fut voté par l’Assemblée nationale le 20 septembre 1947 contre l’avis de la quasi-totalité des députés d’Algérie, musulmans et Européens.

Il définissait l’Algérie comme un groupe de départements français dotés de la personnalité civile, de l’autonomie financière et d’une organisation particulière. Celle-ci reposait sur l’existence d’une Assemblée algérienne paritaire de 120 membres (60 pour le collège musulman, celui des « citoyens de statut local », 60 pour le collège des citoyens français) et d’un conseil de gouvernement de 6 membres dont 4 élus par l’Assemblée.

L’accueil réservé par les Algériens à cette « charte octroyée », à cette « caricature de statut qui maintenait le statu quo », se voulut hostile, voire méprisant. Les Français d’Algérie ne critiquèrent pas moins cette tentative d’arbitrage métropolitain et exigèrent son adaptation. Ils obtinrent d’abord le rappel du gouverneur général Yves Chataigneau, un socialiste libéral, et son remplacement par un socialiste autoritaire d’esprit national, Marcel-Edmond Naegelen. Celui-ci accepta aussitôt de combattre les nationalistes. Avant les élections à l’Assemblée algérienne de 1948, il fit emprisonner plus du tiers des candidats M.T.L.D. et couvrit de son autorité les pires truquages électoraux. La fraude électorale devint sous son gouvernement une institution qui permit d’annihiler la représentation légale des nationalistes. Naegelen fut salué par les Européens comme « le proconsul de la confiance retrouvée ». Mais son action convainquit beaucoup d’Algériens encore hésitants qu’il n’y avait décidément pas d’autre voie que celle de l’insurrection.

L’action des partis politiques algériens

La voie politique était pourtant celle que prônaient les nationalistes modérés, mais l’administration les combattait avec détermination à l’égal des nationalistes révolutionnaires ou panarabes.

Le P.P.A. clandestin et le M.T.L.D., qui lui servait de couverture légale, créèrent, en 1947, une Organisation spéciale, l’O.S., sorte d’armée secrète forte d’un millier de militants prêts à l’action armée. Utilisée surtout pour frapper les Algériens qui collaboraient avec les Français, l’O.S. fut démantelée par la police en mars 1950. À cette date, le P.P.A. procéda à la dissolution de l’O.S., paraissant renoncer à l’action directe. Mais, en 1953, le parti décida de reconstituer l’O.S. pour préparer une insurrection.

Simultanément, le P.P.A. parvint à contrôler divers mouvements de jeunesse: l’Association des scouts musulmans algériens, l’Association des étudiants musulmans nordafricains en France, l’Association des élèves musulmans des lycées et collèges d’Algérie. Il en fit autant d’écoles du nationalisme révolutionnaire. En revanche, il ne parvint pas à créer une centrale syndicale algérienne. Le M.T.L.D., fort en Algérie de 24 000 militants en 1953, disposait aussi de quelque 9 000 adhérents parmi les ouvriers émigrés en France. Bien adapté à la mentalité populaire, religieuse et moraliste, le parti célébrait le culte du chef, Messal 稜 Hadj, alors même que le prestige de celui-ci déclinait auprès des militants instruits, nombreux dans les organes de direction. Bientôt ceux-ci se déclarèrent hostiles à son pouvoir personnel et éliminèrent ses partisans du comité central.

Les menaces de scission auraient pu faire le jeu du Parti communiste algérien, s’il n’avait été discrédité par son attitude de 1945. Certes, après avoir insulté, en mai 1945, les nationalistes traités d’« agents provocateurs hitlériens », le P.C.A. tenta de faire oublier ses faux pas. En se prononçant pour la reconnaissance d’une République démocratique algérienne, territoire associé, puis État associé, au sein de l’Union française, en arabisant sa direction, le P.C.A. réalisa quelques progrès dans son recrutement. Mais il ne parvint pas à convaincre les masses musulmanes. Parce qu’il voulut entraîner les Algériens dans la guerre froide contre les Américains, le P.C.A. fit douter de son enracinement national algérien. Ses critiques vis-à-vis de la Ligue arabe, ses réserves sur le caractère arabo-musulman du devenir algérien, étaient jugées blessantes pour l’amour-propre national. Le P.C.A. resta pour les Algériens le « parti des patriotes à éclipses », un parti internationaliste lié au Kominform, vassalisé par le Parti communiste français et entaché de « matérialisme occidental ».

Le P.P.A. l’utilisa néanmoins pour participer aux congrès communistes internationaux et pour faire connaître en France le « scandale réitéré des élections algériennes ». Il accepta seulement de participer avec lui à un éphémère front de refus: le Front algérien pour la défense et le respect des libertés (F.A.D.R.L.). Vis-à-vis du P.C.A., l’U.D.M.A. et les ‘ulam ne cachaient pas leur vigilante hostilité.

Les membres de l’U.D.M.A., peu nombreux, étaient conduits par des cadres légalistes souvent modérés. Ceux-ci n’envisageaient plus d’obtenir l’indépendance qu’au terme de longues étapes. Ils tentèrent en vain de collaborer avec l’Assemblée algérienne et d’obtenir au moins une loyale application du statut de l’Algérie. Leurs propositions furent systématiquement rejetées et les quelques dispositions progressistes du statut demeurèrent lettre morte. La séparation des cultes et de l’État, notamment, ne fut point réalisée, malgré les demandes réitérées des ‘ulam qui en espéraient la libération de l’islam asservi par l’Administration. Les ‘ulam réussirent du moins à développer leurs écoles libres et leurs missions religieuses, notamment parmi les travailleurs émigrés en France et auprès des populations rurales. Leur prédication continue sapa l’audience des confréries religieuses traditionalistes; leur enseignement non seulement arabisa la jeunesse scolaire, mais proposa à tous des doctrines et des valeurs authentiquement arabo-islamiques. Sur le plan politique, les ‘ulam , devenus en apparence plus modérés, travaillaient surtout à réaliser en Algérie l’union entre les nationalistes et, hors d’Algérie, entre les Algériens et les nationalistes maghrébins. À court terme, leur action fut, sur ce plan, assez inefficace.

La naissance du Front de libération nationale

En 1954, la plupart des réformes politiques promises par la France n’avaient pas été mises en application. Le dialogue avec les nationalistes algériens n’existait pas. Sur le plan économique et social, la situation, en dépit des investissements considérables de la métropole, n’était guère meilleure. Le développement démographique accéléré de la population musulmane, qui s’accroissait de 2,5 p. 100 par an, rendait inopérantes les tentatives de modernisation économique. L’échec de la politique du paysannat s’explique toutefois, aussi, par la situation politique locale et des blocages unanimes, quoique d’intentions contradictoires. Les débuts de l’industrialisation furent plus spectaculaires, mais celle-ci, trop modeste, ne parvenait même pas à occuper le vieux prolétariat citadin, à plus forte raison les masses de ruraux qui affluaient dans les villes (876 000 citadins musulmans en 1936, 1 624 000 en 1954).

L’Algérie musulmane, qui progressait sur le plan culturel et rêvait tout à la fois de modernisme et de restauration de ses valeurs nationales, souffrait d’autant plus dans sa condition matérielle et morale qu’elle assistait au renforcement de la puissance politique et économique des Européens et à l’élévation rapide de leur niveau de vie. Ce sont ces frustrations, ces colères et ces espérances qui expliquent le retentissement qu’eut dans le peuple algérien la naissance du Front de libération nationale.

Le F.L.N., apparu publiquement le 1er novembre 1954, peut se définir comme un groupe d’abord fort peu nombreux de militants du P.P.A. décidés à l’insurrection armée. Ces activistes, exaspérés par la rupture, au sein de la direction du P.P.A., entre messalistes et partisans du comité central ou centralistes, voulurent surmonter cette division en rassemblant par l’insurrection tous les militants. Avec moins d’un millier d’hommes armés, le F.L.N. alluma une longue guerre d’indépendance pour la « restauration d’un État algérien démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ».

4. Évolution politique depuis 1954

En quarante ans, l’Algérie a changé de bases. Grâce à la nationalisation du résultat de l’accumulation coloniale et à une rente pétrolière et gazière en hausse continue jusqu’en 1980, le pouvoir politique algérien a pu industrialiser, salarier, scolariser, urbaniser la société algérienne, rapidement et massivement. Le système politique algérien, fort d’un consensus social qui participe beaucoup moins de la légitimité démocratique que de la légitimité « développementiste » et redistributrice, a fait preuve, depuis le 19 juin 1965, d’une remarquable stabilité en dépit d’un degré relativement faible d’institutionnalisation jusqu’à la fin des années soixante-dix. Malgré une forte croissance démographique et la crise de son implication dans les rapports internationaux, il a fait preuve d’une grande capacité d’intégration et d’une audace certaine dans la conduite des mutations de la société, sans jamais permettre cependant que son hégémonie puisse être contestée. L’Algérie des années 1990 est bien loin de l’Algérie de 1954 régie par le « pacte colonial », massivement rurale, pauvre et analphabète.

Dresser un bilan de ces quarante ans peut paraître téméraire, car les mutations sont loin d’être achevées. De plus, elles sont complexes, parfois contradictoires. Pourtant, les lignes de force de l’évolution politique de l’Algérie peuvent être cernées à partir de quelques paramètres qui relèvent à la fois de la diachronie et de la synchronie. La guerre de libération est doublement fondatrice. Elle constitue un réservoir de capital symbolique pour le pouvoir politique mais elle fonde aussi, plus prosaïquement, sa réalité: celle du triangle armée-État-F.L.N., dans lequel l’armée joue le rôle déterminant avant même l’indépendance de l’Algérie et après la crise d’octobre 1988. La légitimité du pouvoir politique n’est pas principalement de l’ordre du droit et de la représentation démocratique. Elle est de l’ordre de l’instrumental et du prospectif. Le pouvoir est légitime car il induit une mobilité ascendante pour l’immense majorité de la société. Ce populisme volontiers unanimiste a eu une efficacité incontestable pour rompre avec le vieux monde colonial. Ses résultats sont plus discutables dans la gestion des mutations elles-mêmes. L’absence de cohérence dans les politiques menées aux niveaux culturel, social et économique va apparaître de manière drastique à partir des années quatre-vingt, moment où l’indépendantisme algérien entre en crise. Le « triangle » sortira vainqueur des émeutes d’octobre 1988 mais, désormais, le populisme a vécu et, avec lui, le consensus social quasi spontané. Une nouvelle étape s’ouvre dans l’évolution politique de l’Algérie dont la complexité est à la mesure des défis démographiques, économiques et culturels que le pays doit relever.

De la guerre à l’indépendance

Une guerre anticoloniale pas comme les autres

Rarement le nœud gordien entre un pays colonisé et une puissance coloniale n’aura été tranché avec un tel déferlement de violence que dans le cas de l’Algérie. Il est vrai que les liens particuliers noués pendant cent trente-deux ans étaient d’une intensité exemplaire. Sur cette terre juridiquement française, neuf millions d’« indigènes » algériens cohabitaient, en 1954, avec une minorité d’un million de « pieds-noirs ». Il faudra une guerre de sept ans et une véritable décimation de la population algérienne pour que l’Algérie obtienne son indépendance.

Le passage à la lutte armée

Le 1er novembre 1954 n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein et ses acteurs ne sont pas des « Robins des bois ». Ils appartiennent tous à la fraction indépendantiste du mouvement national algérien: le Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques dont l’ancêtre est l’Étoile nord-africaine, créée en 1926 à Paris, et dont le leader est Messal 稜 Hadj. Ce n’est pourtant pas ce dernier qui prend l’initiative de déclencher le 1er novembre 1954. Dans ce décalage gît l’une des particularités décisives de la guerre de libération nationale algérienne. Son déclenchement est une réponse à la triple crise du mouvement national dans les années cinquante. Ses différentes composantes – P.P.A.-M.T.L.D., U.D.M.A. (Union pour la défense du manifeste algérien) de Ferhat Abbas, P.C.A. (Parti communiste algérien) ou oulémas – ont réussi au cours des années trente et quarante à diffuser une socialisation politique nationalitaire auprès de la majorité du peuple algérien. La création des A.M.L. (Amis du manifeste et de la liberté) en 1944, qui regroupa plus de cinq cent mille personnes, en fut la meilleure preuve. Mais, face à l’intransigeance du pouvoir politique français qui refusait d’envisager, même à terme, l’indépendance de « ses » départements et au refus de la « grande colonisation » d’aménager de manière sensible les modalités de sa domination, cette mobilisation politique débouchait sur un cul-de-sac quasi suicidaire. Les dizaines de milliers de morts de mai 1945 le montrèrent de manière crue. Le statut de 1947 démontra par ailleurs la maigreur des concessions que le pouvoir colonial était disposé à faire: la citoyenneté française, accordée à quelque cinquante mille Algériens, et une Assemblée algérienne aux compétences limitées où étaient représentées, à parité, la minorité française et l’immense majorité algérienne. Stressés par la violence de la répression de 1945, les différents partis politiques, y compris le P.P.A.-M.T.L.D., tentèrent cependant de s’engouffrer dans la petite brèche électoraliste qui s’offrait à eux malgré les truquages électoraux organisés à l’initiative du gouverneur général Naegelen. Dans le même temps, le M.T.L.D. mettait sur pied, lors de son premier congrès en 1947, une structure paramilitaire, l’Organisation spéciale, chargée de préparer l’insurrection armée. L’O.S. fit parler d’elle notamment à l’occasion de l’attaque de la poste d’Oran. Démantelée par la police française en 1950, l’O.S. ne bénéficiait guère de la sollicitude des instances dirigeantes du M.T.L.D. et ses animateurs se retrouvèrent en prison ou en cavale au moment où certains élus du parti trouvaient un terrain d’entente avec le maire d’Alger, Jacques Chevalier, et que les conflits devenaient de plus en plus durs entre la tendance centraliste dirigée par Hocine Lahouel et la tendance messaliste. Cette crise, liée à l’incapacité de définir une stratégie de lutte anticoloniale cohérente et efficace, n’épargne aucune composante du mouvement national. Elle empêche toute unification durable de ses rangs malgré l’existence éphémère du Front algérien, créé en 1951. Au moment où l’empire colonial français craque sous les coups de boutoir du Viet-minh en Indochine et où les luttes des peuples marocain et tunisien prennent leur essor, le mouvement national algérien, miné par ses contradictions, incapable de s’unir et englué pour ce qui est de sa principale composante dans des conflits internes, semble incapable de prendre l’offensive. Un groupe de jeunes militants issus de l’O.S. va essayer de dépasser cette situation en créant le C.R.U.A. (Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action) le 23 mars 1954. Son objectif est de réconcilier les tendances messaliste et centraliste dans la perspective du déclenchement d’une insurrection armée. L’initiative avorte au cours de l’été, la division du M.T.L.D. est consommée. Les messalistes organisent leur propre congrès à Hornu (Belgique), à la mi-juillet 1954. Un mois plus tard, les centralistes font de même à Alger, du 11 au 16 août. Le 5 juillet 1954, au cours d’une réunion tenue à Alger au clos Salembier, vingt-deux cadres de l’O.S. décident de passer à la lutte armée et désignent un comité de cinq personnes chargé de mettre en œuvre les décisions. Le 23 octobre 1954, le comité des cinq, devenu entre-temps comité des six, se réunit près d’Alger à la pointe Pescade. Le nom de la nouvelle organisation est adopté: F.L.N.-A.L.N. (Front de libération nationale-Armée de libération nationale) et la date du 1er novembre est fixée pour le déclenchement d’actions armées sur l’ensemble du territoire national, divisé en six zones. Sur les cinq hommes qui représentent la direction collective du F.L.N.-A.L.N. à l’intérieur de l’Algérie (Mustapha Ben Boulaid, Larbi Ben M’hidi, Mourad Didouche, Krim Belkacem, Rabah Bitat), les deux derniers seulement verront l’Algérie indépendante. Le volontarisme des initiateurs du 1er novembre est patent si l’on confronte l’ambition de leur Proclamation – obtenir « l’indépendance nationale par la restauration de l’État algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes islamiques » – avec la faiblesse des moyens matériels et humains dont ils disposent: quelques centaines de militants-combattants tout au plus. Sur les quelques dizaines d’actions armées menées au cours de la nuit du 1er novembre, nombreuses sont les opérations qui échouent ou qui ne réussissent qu’en partie, mais désormais rien ne sera plus comme avant. Le F.L.N.-A.L.N., en prenant l’initiative de la violence contre le système colonial, fait entrer l’Algérie dans une guerre d’indépendance qui sera aussi une guerre civile.

La guerre s’installe

Dans les jours qui suivent le 1er novembre, le gouvernement français réagit par une répression tous azimuts face à ce qu’il se refuse à considérer comme une guerre, mais qu’il qualifie de « rébellion », de « sédition » ou, de manière encore plus évasive, d’« événements ». Très vite, six bataillons de la 25e division aéroportée sont dépêchés en Algérie, sous les ordres du colonel Ducournau. Ils viennent renforcer les cinquante mille hommes déjà présents. Le 5 novembre, le M.T.L.D. est dissous, ses militants emprisonnés. Les Aurès sont les premiers à s’embraser, bientôt suivis par la Kabylie. Le 3 avril 1955, l’Algérie est placée sous le régime de l’état d’urgence. Le 20 août 1955, Zirout Youçef organise l’insurrection générale du Nord constantinois qui marque le grand tournant de la guerre. Pour la première fois, la population algérienne s’est soulevée en masse sous la bannière du F.L.N.-A.L.N. et, après la terrible répression qui a suivi, il n’est plus possible d’enrayer la dialectique de la violence. À partir de 1956, l’Algérie va être soumise à un régime d’exception, celui des « pouvoirs spéciaux », et les deux gouverneurs généraux qui se succèdent: Jacques Soustelle et Robert Lacoste, donneront la priorité, par-delà leurs velléités de modernisation et d’intégration, à la conduite d’une guerre, pudiquement appelée « rétablissement de l’ordre », qui va s’avérer incapable d’empêcher la généralisation du conflit à l’ensemble du territoire algérien. L’année 1957 et les premiers mois de 1958 correspondent à l’apogée des capacités offensives du F.L.N.-A.L.N. Dans les maquis, ses Katibas infligent de sérieux revers à l’armée française dont les effectifs vont être progressivement portés à cinq cent mille hommes, et il se lance dans la guerre des villes. Pendant la bataille d’Alger, la « zone autonome » tiendra en échec les unités parachutistes du général Massu et du colonel Bigeard pendant plus de neuf mois. Si cette bataille se termine par le démantèlement des structures du F.L.N. à Alger et par la défaite de la guérilla urbaine, en particulier des célèbres « réseaux bombes », les méthodes utilisées par l’armée française, et notamment l’emploi systématique de la torture, font basculer les couches moyennes encore hésitantes du côté du F.L.N.

L’arrivée du général de Gaulle, en mai 1958, et la mise en place d’une nouvelle stratégie militaire vont profondément transformer les rapports de forces. La généralisation des camps de regroupement dans lesquels plus de deux millions de ruraux vont être parqués va rendre beaucoup plus difficile à l’A.L.N. d’évoluer comme « un poisson dans l’eau ». La construction, à l’est et à l’ouest de l’Algérie, de barrages de fil de fer barbelé électrifiés et minés va, par ailleurs, progressivement tarir l’approvisionnement en armes à partir des bases arrière de Tunisie et du Maroc. Dans ces conditions, les offensives aéroportées menées en particulier à l’initiative du général Challe vont être d’une redoutable efficacité contre les forces de l’A.L.N., dont le nombre n’excède pas quelques dizaines de milliers d’hommes. Un équilibre négatif apparaît à partir de 1960. L’A.L.N. ne peut raisonnablement espérer une victoire militaire sur l’armée française, mais cette dernière, malgré les coups de boutoir qu’elle est en mesure de lui asséner, est incapable d’éliminer l’A.L.N. et, plus encore, de transformer en victoire politique ses succès militaires face à un F.L.N. dont les soutiens internationaux se multiplient et qui, surtout, a conquis une hégémonie incontestable sur la société algérienne, comme le montreront les grandes manifestations de masse de décembre 1960 en Algérie, et d’octobre 1961 en France.

L’hégémonie du F.L.N.

En moins de deux ans, le F.L.N. a pour l’essentiel gagné son double pari: l’insurrection de 1954 s’est transformée en guerre de libération nationale et la grande majorité des militants politiques du mouvement national l’a rejoint à ses conditions – l’intégration à titre individuel au sein du Front. Les centralistes du M.T.L.D. sont les premiers à le faire à la fin de l’année 1955, bientôt suivis par les oulémas en janvier 1956 et par l’U.D.M.A. dont le président, Ferhat Abbas, rallie le F.L.N. au Caire le 22 avril 1956. Interdit le 12 septembre 1955, le P.C.A. tente de mettre sur pied une organisation militaire indépendante du F.L.N.-A.L.N. En mars 1956, les Combattants de la libération sont créés. Un éphémère maquis s’installe dans l’Ouarsenis et des réseaux de guérilla urbaine sont mis en place. L’aventure sera de courte durée. Sans base de masse et en butte à la répression coloniale, les Combattants de la libération, et parmi eux de nombreux Européens, intègrent l’A.L.N. à titre individuel le 1er juillet 1956. Au moment où le F.L.N. tient son premier congrès dans la vallée de la Soummam, le 20 août 1956, l’unification des rangs nationalistes peut être considérée comme achevée, à l’exception notable de la fraction messaliste du M.T.L.D., qui refuse de rallier le F.L.N. et crée le Mouvement national algérien (M.N.A.) en décembre 1954. Dans le même temps, le F.L.N. approfondit son contrôle des différentes catégories de la société algérienne. Dans les campagnes, le développement de la guerre rythme l’intégration des différentes couches de la paysannerie dans l’A.L.N. Dans les villes, la création de l’U.G.T.A., le 24 février 1956, permet au F.L.N. d’assurer son hégémonie sur le mouvement ouvrier. Le succès de la grève des commerçants, en juillet 1955, et le lancement d’une grève illimitée des cours et des examens par les étudiants, le 26 mai 1956, montrent par ailleurs l’emprise du F.L.N. sur ces deux catégories sociales regroupées au sein de l’Union générale des commerçants algériens (U.G.C.A.) et de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (U.G.E.M.A.). En France, l’émigration algérienne est puissamment organisée au sein de la fédération de France du F.L.N. Son apport financier sera considérable et permettra aux structures du Front de disposer de ressources stables.

En un temps record, enfin, le F.L.N., arrive à neutraliser les élites politiques et sociales engagées aux côtés du pouvoir colonial. Dès le 26 septembre 1955, soixante et un élus musulmans démissionnent. Au cours de l’été de 1955, il bénéficie du ralliement des grandes familles bourgeoises (Bengana, Bouderba, Abbas, Turqui, Benouniche...).

Quelles qu’aient pu être, après ces deux premières années de guerre, les péripéties de la lutte, l’hégémonie acquise sur la société algérienne par le F.L.N. constituera son principal capital et son atout décisif dans les futures négociations avec le gouvernement français. Ni la mort au combat de responsables du F.L.N.-A.L.N. (Mourad Didouche, Mustapha Ben Boulaid, Larbi Ben M’hidi...), ni leur arrestation (Rabah Bitat et surtout Ben Bella, Khider, Aït Ahmed, Boudiaf, les « arraisonnés » du 22 octobre 1956), ni leur liquidation dans le cadre des luttes intestines du F.L.N. (Abbane Ramdane) n’empêcheront la direction collective du F.L.N. de continuer à exercer son hégémonie et à représenter l’unité du peuple algérien face à la guerre de reconquête coloniale menée par l’État français.

La guerre civile

Cette hégémonie, le F.L.N. la forge par sa capacité à gérer le déploiement de la violence anticoloniale, mais aussi dans l’exercice d’une violence multiforme sur la société algérienne elle-même. La guerre d’indépendance algérienne est certes une guerre de libération nationale. Elle est en même temps pour la société française, mais plus encore pour la société algérienne, une guerre civile.

La « guerre d’Algérie » a en effet ébranlé en profondeur les institutions françaises à quatre reprises au moins. En mai 1958, l’existence même de la République française est menacée par l’action conjuguée d’officiers putschistes et des « ultras » de l’Algérie française. En janvier 1960, au cours de la semaine des barricades d’Alger, l’État français doit lutter contre la rébellion des pieds-noirs auxquels se sont jointes des unités de l’armée. En avril 1961, le putsch des généraux Salan, Jouhaud et Zeller ébranle à nouveau les fondements de la République. Le déchaînement de violence provoquée par l’Organisation armée secrète (O.A.S.) au cours de l’année 1962 entraîne une véritable « guerre dans la guerre ». Les commandos Delta et les « barbouzes » envoyés par le gouvernement français s’affrontent dans une guerre de l’ombre impitoyable tandis que la gendarmerie déclenche une mini-bataille d’Alger contre le réduit pied-noir de Bab el-Oued. Cette guerre dans la guerre, la société algérienne va la vivre de manière exacerbée. Elle va revêtir quatre formes essentielles. L’unification des rangs nationalistes au sein du F.L.N.-A.L.N. n’est pas seulement le résultat de la dynamique impulsée par la dialectique guerre de libération-répression coloniale; elle est aussi l’effet de la violence exercée par le F.L.N. sur les militants politiques qui contestent peu ou prou son monopole. Nombreux sont les communistes qui, bien qu’ayant rejoint l’A.L.N., en feront l’amère expérience. Mais c’est surtout avec le M.N.A. que le conflit prend des proportions dramatiques: des milliers de militants formés à la vie politique moderne y trouvent la mort (quatre mille uniquement dans l’émigration algérienne en France). Ils manqueront cruellement pour assurer l’encadrement de l’Algérie en guerre que le F.L.N. va gérer le plus souvent sur un mode autoritaire, réglant par la violence les contradictions pouvant surgir avec les différentes composantes de la société. La terreur ne s’exerce pas seulement sur les ennemis du F.L.N., mais aussi sur les populations jugées tièdes par les responsables locaux. Elle débouche parfois sur de véritables massacres, comme ceux qui ont été ordonnés dans la wilaya III (Kabylie) par Amirouche au douar Ioun Dagen et H’Mimi au douar Feraoun. Elle s’exerce encore à l’intérieur même du F.L.N.-A.L.N., où la lutte pour le pouvoir se traduit par des purges sanglantes à l’image de la fameuse « bleuite » qui a sévi en 1958, des exécutions sommaires et des assassinats purs et simples, comme celui d’Abbane Ramdane le 27 décembre 1957.

Ces rapports de violence vont pousser d’assez nombreux paysans, et parfois même des djounoud de l’A.L.N., à rejoindre les Harkas de supplétifs mises sur pied par l’armée française pour se venger des exactions subies. En 1962, les harkis étaient aux alentours de soixante mille et un nombre sensiblement équivalent de soldats algériens servaient dans l’armée française. Pour importante que soit cette « collaboration » d’une partie de la population algérienne avec l’armée française, elle ne gène pas vraiment le F.L.N., puisque en définitive elle renforce son hégémonie, les harkis servant en quelque sorte de repoussoir. Leur existence « prouve » la nécessité de l’autoritarisme du F.L.N. pour mener à bien la guerre de libération. Au niveau de la socialisation politique, l’évaluation de ces sept années est complexe. Il est incontestable que le passage à l’action armée a débloqué la situation qui prévalait en 1954, et a permis de faire de l’idée d’indépendance une force matérielle indestructible parce que portée par des millions d’Algériens. Dans le même temps, cependant, la guerre enclenche un processus de déperdition du capital d’expérience démocratique et politique moderne que les différentes formations politiques avaient commencé à élaborer avant 1954. C’est sur la base de cette ambiguïté que vont se mettre en place les institutions de l’Algérie en guerre.

De la Soummam à Tripoli

Pendant deux ans, l’insurrection s’étend rapidement, mais sans grande coordination entre les différents responsables du F.L.N.-A.L.N. Il faut attendre le congrès de la Soummam, qui tient ses assises le 20 août 1956, pour que, à l’initiative d’Abbane Ramdane principalement, le F.L.N. se dote d’institutions et de principes d’action. Les seize délégués qui participent à ce premier congrès adoptent une plate-forme politique dont le maître mot est la poursuite de la lutte armée jusqu’à la reconnaissance par la France d’un État national algérien. Au niveau de la stratégie d’ensemble de la conduite de la guerre, deux principes sont énoncés: primauté du politique sur le militaire et primauté de l’intérieur sur l’extérieur. Le congrès procède, enfin et surtout, à une homogénéisation et à une rationalisation des structures de l’A.L.N. et du F.L.N. L’Algérie est divisée en six wilaya , elles-mêmes divisées en zones (mintaqa ) et en secteurs (kism ). La ville d’Alger est érigée en zone autonome et devient le siège de la direction du F.L.N. L’A.L.N. est réorganisée sur la base d’unités opérationnelles unifiées: katiba (cent dix hommes), ferka (trente-cinq hommes), fawdj (onze hommes). Une hiérarchie militaire est par ailleurs instituée, le grade le plus important étant celui de colonel. Sur le plan administratif, une organisation politico-administrative est mise en place dont l’élément le plus original est l’assemblée du peuple, élue dans chaque village par la population et composée de cinq membres.

Le F.L.N., dont la direction avait été jusque-là largement informelle, se dote enfin d’institutions précises: le Conseil national de la révolution algérienne (C.N.R.A.), sorte de parlement coopté de l’Algérie en guerre composé de vingt-quatre membres; le Comité de coordination et d’exécution (C.C.E.), où sont désignés Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi, Abbane Ramdane, Ben Youssef, Ben Khedda et Saad Dahlab.

La décision des congressistes de porter la guerre dans les villes pour soulager les campagnes et prouver à l’opinion internationale les capacités de mobilisation et la représentativité du F.L.N. en se lançant, en particulier dans la « bataille d’Alger », va rendre rapidement caduques la plupart des dispositions prises à la Soummam. La grève des huit jours qui commence en janvier 1957 entraîne la répression généralisée de la part de l’armée française. Le 23 février 1957, Larbi Ben M’hidi est arrêté. Il sera assassiné. Les autres membres du C.C.E. décident de quitter Alger le 27 février. La session du C.N.R.A. d’août 1957 consacre l’abandon des deux principes de la primauté de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire. L’influence d’Abbane Ramdane décline au profit de Krim Belkacem. La tentative de structurer politiquement en profondeur l’Algérie en guerre a en fait avorté. Avec l’élargissement du C.C.E. à neuf membres et du C.N.R.A. à cinquante-quatre, le temps des clientèles sous le contrôle des « chefs de guerre » est arrivé. Abbane Ramdane paiera cet échec de sa vie. Il est assassiné au Maroc le 27 décembre 1957. Désormais, le terrain principal de la lutte se déplace du territoire algérien vers les bases frontalières et l’arène internationale. Le quadrillage d’Alger et la généralisation des camps de regroupement dans les campagnes vont réduire l’influence de l’O.P.A. (Organisation politico-militaire). Si les attentats dans les villes et les opérations militaires dans les campagnes continuent, ils ne sont plus que des formes d’action d’appoint pour les nouvelles institutions qui se mettent en place à l’extérieur. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (G.P.R.A.) est créé le 19 septembre 1958. Il est présidé par Ferhat Abbas et remplace le C.C.E. Un an plus tard, en décembre 1959, un état-major général (E.-M.G.) de l’A.L.N. est institué. Il est dirigé par le colonel Houari Boumediène. Malgré les contradictions qui vont bientôt apparaître entre elles, ces deux structures ont un rôle complémentaire: au G.P.R.A. revient la tâche de gagner des soutiens internationaux et de hâter ainsi d’éventuelles négociations avec la France. L’E.-M.G. a pour sa part comme mission de réorganiser une A.L.N. que la contre-offensive française de 1958-1959 a largement refoulée aux fontières marocaine et tunisienne et dans laquelle l’indiscipline règne tandis que complots et règlements de compte se multiplient. Le G.P.R.A., présidé par Ferhat Abbas, puis par Ben Khedda à partir d’août 1961, obtient d’importants succès dans l’internationalisation de la question algérienne. Si le soutien des pays socialistes, et en particulier de la Chine, est le plus rapide et le plus massif, des percées significatives sont faites en direction des pays occidentaux, comme le montrent les déclarations du sénateur John Kennedy en faveur du F.L.N. et les initiatives prises par certains milieux d’affaires (Krupp, Agnelli, Mattei), tandis que les pays africains nouvellement indépendants réclament avec insistance l’« indépendance totale » de l’Algérie.

L’E.-M.G., quant à lui, va assainir en un temps record la situation de l’A.L.N. aux frontières, et former une armée de vingt-cinq mille hommes, moderne et disciplinée, dotée de tous les services d’une armée classique et équipée d’armement lourd. À la stratégie de franchissement des barrages, trop coûteuse en hommes, il va substituer celle du harcèlement systématique qui permet de fixer de nombreuses unités militaires françaises. Les wilaya de l’intérieur, qui ne comptent plus que quelques milliers d’hommes en 1960-1961, sont invitées à revenir à la tactique initiale de la guérilla.

La marche vers la paix

En fait, le temps n’est plus à une solution militaire mais à un règlement négocié dont la perspective est ouverte par le général de Gaulle dans son discours du 16 septembre 1959, à l’occasion duquel il reconnaît le droit des Algériens à l’autodétermination et propose trois options possibles: la « sécession », la « francisation », l’« association ». Il faudra cependant encore deux ans et demi de guerre et de douloureuses convulsions, dans les rangs français comme dans les rangs algériens, avant que les accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, reconnaissent l’indépendance de l’Algérie, et que le cessez-le-feu intervienne le lendemain, 19 mars. Il est vrai que les positions des futurs interlocuteurs sont encore antagoniques sur trois points essentiels: cessez-le-feu avant ou après les négociations; intégrité du territoire algérien dans le cadre des frontières coloniales ou dissociation du statut de l’Algérie du Nord et de celui du Sahara; monopole de la représentation du peuple algérien par le F.L.N. ou pas. Les premiers entretiens de Melun, en juin 1960, avortent. Les manifestations de masse de soutien au F.L.N. qui se déclenchent spontanément dans les villes algériennes vont contribuer à débloquer la situation. Progressivement, les verrous sautent et le général de Gaulle accepte l’ouverture de négociations aux conditions du F.L.N. La tentative d’associer le M.N.A. aux négociations fait long feu. Le 5 septembre 1961, le général de Gaulle reconnaît le caractère algérien du Sahara. Le 5 mars 1962, les négociations d’Évian peuvent s’ouvrir. Le G.P.R.A. est le seul interlocuteur des négociateurs français, et le cessez-le-feu ne sera annoncé qu’après la signature des accords qui consacrent l’indépendance de l’Algérie et le monopole politique du F.L.N. dans la coopération avec la France. Les négociateurs du G.P.R.A. ont fait quelques concessions concernant les droits des Européens (double nationalité pendant trois ans, puis option pour la nationalité algérienne ou un statut de résident étranger privilégié), le régime du Sahara (droit de préférence dans la distribution des permis de recherche et d’exploitation pour les sociétés françaises pendant six ans, paiement des hydrocarbures algériens en francs français) et les bases militaires (Mers el Kebir pour une période de quinze ans et les installations du Sahara pendant cinq ans). En contrepartie, la France se déclare disposée à apporter son aide économique et financière à l’Algérie indépendante, notamment en continuant la réalisation du plan de Constantine lancé en 1958, et à développer la coopération culturelle. Le 8 avril, le peuple français approuve les accords d’Évian par référendum. Le 1er juillet, le peuple algérien plébiscite son indépendance. La guerre est finie. Le général de Gaulle a les mains libres pour accélérer la réalisation de son grand dessein de modernisation de la France. Pour l’Algérie, commence une indépendance ambiguë.

Une indépendance ambiguë

Dans les premiers jours de juillet 1962, le peuple algérien fête sa liberté conquise de haute lutte derrière la bannière du F.L.N.-A.L.N. La liesse sera de courte durée. Si pendant sept ans, malgré les luttes intestines, la direction du F.L.N. avait su donner une image d’unité, au moment d’accéder au pouvoir, elle implose littéralement, montrant à visage découvert ses divisions et son incapacité à les gérer autrement que par le recours à la violence.

La rivalité E.-M.G.-G.P.R.A.

Au moment même où se déroule le ballet des négociations qui conduiront aux accords d’Évian, la bataille pour le pouvoir commence à l’extérieur. L’état-major général, après avoir réorganisé l’A.L.N. des frontières, entend augmenter ses effectifs et surtout assurer son contrôle sur les wilaya de l’intérieur, ce à quoi s’oppose le comité interministériel de la guerre (C.I.G.), dépendant du G.P.R.A. qui voit d’un mauvais œil le renforcement de l’autonomisation grandissante de l’E.-M.G. Le G.P.R.A. va tenter de jouer les wilaya contre l’E.-M.G., en lui imputant la responsabilité de leur abandon relatif, ainsi qu’en leur faisant parvenir de l’argent (2 milliards de centimes) et des armes légères par l’intermédiaire de la fédération de France du F.L.N. L’E.-M.G., pour sa part, procède au Maroc, contre l’avis du C.I.G., à la mobilisation des étudiants et des médecins. Afin de couper l’E.-M.G. de l’armée des frontières, le G.P.R.A. décide l’entrée de l’état-major en Algérie avant le 31 mars 1961. La crise est désormais ouverte. L’E.-M.G. refuse d’optempérer et remet sa démission le 15 juillet 1961, tout en prenant soin d’installer lui-même une direction intérimaire. La réunion du C.N.R.A. à Tripoli, du 9 au 27 août 1961, qui voit le remplacement de Ferhat Abbas par Ben Khedda, aggrave la crise. L’E.-M.G. quitte le C.N.R.A. avant la fin de la réunion et se rend en R.F.A. où se tient le siège de la fédération de France. L’épreuve de force qui s’engage alors va montrer l’unité de l’armée des frontières derrière l’E.-M.G. et son chef, le colonel Boumediène. La tentative de Ben Khedda de réorganiser l’armée en fractionnant le commandement en deux (Maroc-Tunisie) échoue piteusement. De même, sa directive adressée aux wilaya, le 27 septembre, leur enjoignant de cesser tout rapport avec l’E.-M.G., ne rencontre que peu d’écho. Les membres de l’E.-M.G. rentrent en Tunisie et le remplacement du colonel Boumediène par le colonel Moussa Benahmed fera long feu. La dualité des pouvoirs s’installe et l’E.-M.G. reçoit le soutien de trois des prisonniers d’Aulnoy: Ben Bella, Khider et Bitat.

L’enjeu du conflit ne réside pas seulement dans un problème de répartition des prérogatives, mais surtout dans la définition des critères à remplir pour diriger le pouvoir national futur dont la conquête avance à grands pas. L’E.-M.G. craint que le G.P.R.A., fort d’avoir conduit les négociations avec la France, se pose en seul candidat de facto à l’héritage du pouvoir colonial et utilise la Force locale, créée dans le cadre des accords d’Évian, comme noyau de l’armée nationale au détriment de l’A.L.N. des frontières. De là viennent ses réserves vis-à-vis des accords d’Évian et sa proposition de créer un bureau politique du F.L.N. distinct du G.P.R.A. ainsi que d’élaborer un programme fixant les tâches du nouveau pouvoir national. En refusant victorieusement de se soumettre à l’autorité politique du G.P.R.A., l’E.-M.G. fait voler en éclats l’apparence de légalisme des institutions de l’Algérie en guerre et fait la preuve, avant même que l’échec de la réunion du C.N.R.A. à Tripoli ne donne le coup d’envoi à la course au pouvoir, qu’il ne dirige pas seulement une armée mais qu’il représente une force politique incontournable.

L’Algérie en ébullition

Au moment où les luttes pour le pouvoir s’aiguisent, l’Algérie entre dans une période de bouillonnement multiforme. De mars à juillet 1962, le cessez-le-feu, l’installation de l’Exécutif provisoire présidé par Abderrahmane Farès, la création de la Force locale et le terrorisme généralisé de l’O.A.S. vont profondément transformer la physionomie de l’Algérie.

Les commandos de l’O.A.S. décident de pratiquer la politique de la terre brûlée et multiplient attentats, assassinats et massacres contre la population algérienne. Le F.L.N. passe à la contre-attaque, en avril, en la personne du commandant Azzedine. Le 16 juin, l’accord O.A.S.-F.L.N. conclu entre Susini et Mostefaï met fin au déferlement de violence. Mais il est trop tard. La majorité des Européens d’Algérie est déjà partie en France ou s’entasse dans les ports ou les aéroports. Aux centaines de milliers de pieds-noirs qui quittent ainsi définitivement l’Algérie s’ajoutent des dizaines de milliers de harkis en butte à des représailles sévères du fait de leur « collaboration » avec l’armée française. Plusieurs milliers d’entre eux seront en effet tués dans les mois qui précèdent l’indépendance.

Le départ massif de la minorité européenne va induire une très grande mobilité des personnes et des biens. Les villes s’emplissent de ruraux « dépaysannisés » fraîchement sortis des camps de regroupement, et s’installant dans les appartements laissés vacants. Cette « rurbanisation » subite va transformer en profondeur et de manière durable l’aspect des villes algériennes. Les couches moyennes et les possédants algériens vont saisir au vol cette chance. En quelques semaines, une masse considérable de terres et d’immeubles changent de mains. L’effectif des artisans et des petits commerçants algériens s’accroît à lui seul de cinquante mille avec l’indépendance, passant de cent trente mille à cent quatre-vingt mille. Les responsables de l’A.L.N.-F.L.N., malgré quelques velléités locales, ne pourront pas s’opposer à ces transactions. Tout au plus encourageront-ils, dans certains endroits, les initiatives de création de comités de gestion sur les terres laissées vacantes par les colons. Il est vrai qu’ils ne sont pas les derniers à profiter du « butin colonial ». La période qui suit le cessez-le-feu va en effet révéler au grand jour la faiblesse idéologique et organisationnelle de l’A.L.N.-F.L.N. à l’intérieur du pays. En un temps record, les wilaya, dont les effectifs ne dépassaient pas dix mille djounoud à la veille des accords d’Évian, voient leurs troupes quadrupler du fait de l’incorporation des « marsiens » (éléments de la Force locale, ralliements de dernière heure, parfois même d’anciens collaborateurs). Dans la plupart des cas, les wilaya ne sauront pas contenir et gérer ce brusque afflux. Les phénomènes de régionalisme et de clientélisme, qui existaient déjà pendant la période de la guerre, vont s’accentuer, ainsi que les tendances à l’autoritarisme et aux exactions sur la population. La quasi-absence de structures d’organisation et de représentation politiques à la base débouche sur une confusion généralisée dès que le tête-à-tête avec la puissance coloniale s’achève.

L’échec de Tripoli

La même confusion se retrouve au sommet. Le programme de Tripoli, adopté par le C.N.R.A. au cours de sa réunion du 27 mai au 7 juin 1962, en prend acte. Il dénonce en effet l’existence « de féodalités politiques, de chefferies et de clientèles partisanes », « l’indigence idéologique », « la fuite devant la réalité », sans se donner cependant les moyens de dépasser effectivement ces perversions. Plus concrètement, les thèses principales du programme s’inscrivent dans la droite ligne de l’idéologie populiste déjà exprimée à la Soummam. Tout au plus faut-il constater une coloration anti-impérialiste plus marquée, où l’on note l’influence de Franz Fanon ou du marxisme, et une importance plus grande accordée à la dimension musulmane de la personnalité algérienne. Sur le plan économique, la révolution démocratique et populaire se donne pour objectifs prioritaires une révolution agraire centrée sur la redistribution gratuite des terres et la constitution de coopératives sur la base de l’adhésion libre, une industrialisation subordonnée aux besoins du développement agricole, la nationalisation du crédit et du commerce extérieur, celle des hydrocarbures n’étant envisagée qu’à long terme. Le secteur privé national pourra continuer à exister, mais il devra être « orienté ». Quant aux capitaux étrangers, leur apport est souhaité dans le cadre d’entreprises mixtes. Sur le plan social, la priorité est donnée à la liquidation de l’analphabétisme, au développement de la culture nationale « arabo-islamique », à la nationalisation de la médecine et à la libération de la femme. La politique extérieure reste, pour sa part, fondée sur le principe du non-alignement. Sur le plan politique, enfin, la primauté du F.L.N. est réaffirmée mais les rédacteurs du programme ne cachent pas leur crainte de le voir incapable de réaliser le renouveau idéologique qu’ils appellent de leurs vœux: « L’indigence idéologique du F.L.N., la mentalité féodale et l’esprit petit-bougeois qui en sont le produit indirect risquent de faire aboutir l’État algérien futur à une bureaucratie médiocre et antipopulaire dans les faits sinon dans les principes. »

Le déroulement des travaux du C.N.R.A. confirme ce pessimisme. Si le programme est adopté à l’unanimité presque sans discussion, les membres de la plus haute instance du F.L.N. vont s’avérer incapables d’élire le bureau politique qui aurait dû assurer le transfert de souveraineté et fonder la légitimité du nouveau pouvoir. Aucune des deux listes présentées par Krim Belkacem et Ben Bella n’obtient la majorité requise des deux tiers malgré de laborieuses tractations. Dans la nuit du 6 au 7 juin 1962, Ben Khedda quitte le C.N.R.A. sans prévenir. Les autres participants se séparent dans la confusion. La voie d’une solution politique à la crise est désormais fermée. À la guerre menée par le F.L.N. contre le pouvoir colonial va succéder la guerre entre factions du F.L.N. pour la conquête du pouvoir indépendant. Chaque clan compte les forces armées sur lesquelles il peut s’appuyer. À nouveau, la parole est au fusil et surtout aux armes lourdes des bataillons de l’armée des frontières.

L’affrontement pour le pouvoir

Le G.P.R.A., affaibli par la démission de Mohamed Khider et de Ben Bella, décide d’engager l’épreuve de force avec l’E.-M.G. en destituant officiellement, le 30 juin 1962, le colonel Boumediène et ses deux adjoints Kaïd Ahmed et Ali Mendjli. Ben Bella, bientôt suivi par Ferhat Abbas, apporte son soutien à l’E.-M.G. qui considère comme « nulle et non avenue » la décision du G.P.R.A. Le G.P.R.A. rentre à Alger le 4 juillet tandis que la coalition E.-M.G.-Ben Bella-Khider s’installe à Tlemcen. À Tizi Ouzou, Krim Belkacem et Boudiaf créent un comité de liaison et de défense de la Révolution au moment ou Aït Ahmed démissionne de tous les organismes directeurs de la révolution. Le 22 juillet, Ben Bella annonce la constitution unilatérale du bureau politique. Ses membres sont les mêmes que ceux de la liste présentée au C.N.R.A. et qui n’avait pas obtenu la majorité. Après ce coup de force institutionnel, le groupe de Tlemcen, qui peut compter sur le soutien des wilaya I (Aurès), V (Oranie) et VI (Sahara), et l’appui de diverses personnalités (Tewfik El Madani, Ferhat Abbas, Yacef Saadi...), passe à l’offensive en occupant Constantine, le 25 juillet. Le sang coule. Le 2 août, un compromis est passé entre Khider et le tandem Krim-Boudiaf qui reconnaissent le bureau politique. Ce dernier s’installe à Alger. Le président du G.P.R.A, Ben Khedda, accepte de s’effacer. Le 6 août, la fédération de France du F.L.N., qui jusque-là soutenait le G.P.R.A., fait allégeance au bureau politique. La résistance continue cependant dans les wilaya III (Kabylie) et IV surtout (Alger), dont les responsables exigent de participer à la désignation des futurs candidats à l’Assemblée nationale. Un compromis semble se dégager avec la réunion d’une commission mixte bureau politique-wilaya qui dresse la liste des cent quatre-vingt-seize « candidats » dont la majorité est loin d’être favorable au bureau politique. Le 25 août, Khider met le feu aux poudres en annonçant le report des élections prévues pour le 2 décembre et le refus du bureau politique de maintenir sa caution à certains candidats. À partir de ce moment, les événements se précipitent. Les wilaya III et IV décident de maintenir leurs conseils « jusqu’à la constitution d’un État algérien issu légalement ». Boudiaf démissionne du bureau politique tandis que l’E.-M.G. se déclare prêt à intervenir. Le 29 août, à Alger, les commandos de Yacef Saadi attaquent les unités de la wilaya IV. Il y a plusieurs morts. Le peuple d’Alger descend dans la rue aux cris de « sept ans, ça suffit ». L’U.G.T.A. tente de s’interposer. En vain. L’épreuve de force est définitivement engagée. Le 30 août, le bureau politique donne l’ordre aux wilaya I, II, V et VI ainsi qu’aux troupes de l’E.-M.G. de marcher sur Alger. Les violents accrochages de Boghari et d’El-Asnam font plus de mille morts. Malgré l’accord du 5 septembre, qui fait d’Alger une « ville démilitarisée et mise sous la responsabilité du bureau politique », le colonel Boumediène impose la parade de ses bataillons dans la capitale. Désormais, seule la wilaya III échappe encore au contrôle de l’E.-M.G. Ce sera chose faite deux ans plus tard, au prix de nouvelles convulsions. Dans l’immédiat, l’intervention militaire de l’E.-M.G. donne les mains libres au bureau politique pour achever son entreprise d’appropriation du pouvoir et d’élimination des contrepoids potentiels. La liste unique des candidats à l’Assemblée nationale sera amputée de cinquante-neuf noms et plébiscitée à 99 p. 100, le 20 septembre. Les différentes composantes de la coalition de Tlemcen se répartissent les lieux du pouvoir. Ben Bella devient chef du gouvernement et Khider, secrétaire général du bureau politique. La présidence de l’Assemblée échoit à Ferhat Abbas. Deux autres membres de l’U.D.M.A. occupent des postes ministériels: Ahmed Francis, et Ahmed Boumendjel. Les oulémas sont présents au gouvernement avec Tewfik El-Madani. L’E.-M.G. se taille la part du lion avec les ministères de la Défense (Boumediène), de l’Intérieur (Medeghri), de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme (Bouteflika). La nouvelle Algérie politique est née, avec son armée qui est au centre du pouvoir, ses structures étatiques héritées de la période coloniale, et son parti unique qui n’est pas au sens strict un lieu de socialisation politique mais un lieu de légitimation symbolique des deux autres structures et qui empêche une expression autonome des différentes composantes de la société. Cette Algérie ne ressemble guère à celle dont rêvaient les premiers combattants de novembre qui, pour la plupart, sont absents des sphères dirigeantes de l’Algérie indépendante. Par leur incapacité à mettre en place les relations politiques constitutives d’un contre-État dans le même temps où ils géraient avec efficacité le développement de la contre-violence anticoloniale, ils ont contribué à l’émergence d’une bureaucratie militaire qui s’est emparée du pouvoir en tant qu’héritière de la violence populaire et en tant que productrice de violence sur la société. L’Algérie accouche de l’indépendance sur la base d’une double violence. Pendant un quart de siècle, le pouvoir politique algérien tentera d’occulter cet aspect équivoque de sa genèse. De là vient, sans doute, l’importance accordée à la notion de consensus qui volera en éclats lors de la brutale répression des journées d’octobre 1988.

Le triangle armée-État-F.L.N.

Depuis l’indépendance, le système politique algérien repose sur l’articulation de trois structures: armée, État, F.L.N., profondément hétérogènes et pour l’essentiel extérieures à la société algérienne. Malgré ce handicap, le système politique algérien va faire preuve d’une grande stabilité pendant plus de deux décennies. Il faut en effet attendre les années quatre-vingt pour que les premiers craquements apparaissent.

Légitimité du pouvoir, illégitimité de ses structures

Le nouveau pouvoir national qui s’implante par la force en Algérie en septembre 1962 est dans une situation paradoxale. Sur le plan symbolique, de par sa seule existence, il dispose d’un capital de légitimité extraordinaire. Pour le peuple algérien, sa présence constitue une formidable revanche sur cent trente-deux ans de colonisation au cours desquels toute trace de tradition étatique autonome avait été extirpée du territoire algérien. Dans le même temps, ses structures sont toutes marquées du sceau de l’illégitimité. L’appareil d’État dont hérite le pouvoir politique algérien est rien moins que national. Ses institutions, son personnel, ses règles juridiques sont ceux de l’ancien pouvoir colonial. L’A.N.P. (Armée nationale populaire), pour sa part, s’autoproclame certes « digne continuatrice de l’A.L.N. ». En fait, elle est l’héritière de l’E.-M.G. de l’armée des frontières et son premier souci est de détruire l’autonomie, il est vrai fragile, des wilaya. Le F.L.N., quant à lui, s’est avéré incapable de structurer en profondeur la société algérienne et sa direction a éclaté en multiples fractions qui se contestent mutuellement la légitimité révolutionnaire. C’est donc face à un véritable bric-à-brac institutionnel que se trouve le pouvoir algérien au lendemain de l’indépendance. Il lui faut à la fois articuler entre elles les trois structures pour en faire un triangle fonctionnel, et les « nationaliser » pour faire oublier leur illégitimité originelle.

L’articulation des trois structures se fera selon trois modalités principales. Au sommet, après les éphémères expériences du triumvirat (Boumediène, Ben Bella, Khider) et de duumvirat (Boumediène, Ben Bella), la règle qui prévaudra à partir du coup d’État du 19 juin 1965 est celle de la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme, qui symbolise ainsi l’unité problématique des trois côtés du triangle. Boumediène puis Chadli ont eu la haute main sur l’armée, l’État et le parti. Même les réformes politiques mises en œuvre en octobre 1988 n’ont pas modifié cette règle cardinale du système politique algérien. Au niveau des cadres supérieurs, la liaison entre les trois structures est assurée par une intense circulation du personnel. Entre les hiérarchies militaire, étatique et partisane, il n’y a pas de barrière étanche mais, au contraire, une grande fluidité. Nombreux sont les officiers qui sont nommés dirigeants de sociétés nationales, ministres, responsables du F.L.N. À titre d’exemple, le Premier ministre en 1979, Kasdi Merbah, est un officier supérieur de l’A.P.N. qui a longtemps dirigé la sécurité militaire, et le nouveau secrétaire général du F.L.N., Abdelhamid Mehri, a fait l’essentiel de sa carrière dans la diplomatie. Cette circulation des élites politiques permet aux contradictions entre les trois structures de ne jamais devenir antagoniques, ce qui n’empêche pas la critique de chacune des structures par les autres. Si l’A.N.P. est quasi intouchable, elle dénonce à intervalles réguliers, de concert avec le F.L.N., la bureaucratie qui sévit dans les institutions d’État, mais joint aussi souvent sa voix à celle de ces dernières pour critiquer les faibles capacités de mobilisation du F.L.N. et l’hypertrophie de ses structures organiques. Il est vrai que la « nationalisation » et la « légitimation » des trois structures ne se sont pas faites de la même manière, ni au même rythme.

La « nationalisation » de l’État pouvait paraître la plus difficile et ne pouvoir se faire que sur la base d’une destruction de la machine d’État coloniale que la charte d’Alger de 1964 appelait de ses vœux. C’est une tout autre solution qui prévaudra. Pour l’essentiel, la législation française sera reconduite jusqu’au 5 juillet 1975. Il faudra même attendre 1984 pour que soit promulgué le code de la famille. Le personnel algérien mis en place par l’État français pendant la guerre d’indépendance dans le cadre de la « promotion Lacoste » et du « plan de Constantine » ne sera pas en définitive « épuré ». Il restera la base du fonctionnement des rouages de l’État, la haute administration étant cependant réservée au personnel de l’ex-G.P.R.A. et aux élites formées au Maroc et en Tunisie par l’ex-M.A.L.G. (ministère de l’Armement et des Liaisons générales). Plutôt que de détruire l’appareil d’État existant, le pouvoir politique algérien va le démultiplier et lui confier des fonctions nouvelles, dans le domaine économique notamment. Le nombre de wilaya passe une première fois de quinze à trente et une en juillet 1974 et, dix ans plus tard, en février 1984, à quarante-huit. À cette date, elles regroupaient 1 541 communes. Dans le même temps, le mouvement de nationalisation et de développement économique étatisé va permettre de gonfler considérablement les effectifs de fonctionnaires. Grand dispensateur de salaires et de services divers, l’État acquiert ainsi une nouvelle légitimité de fait.

Il en est de même, dans une certaine mesure, de l’A.N.P. qui voit son caractère « extérieur » se résorber peu à peu sous le double effet de sa participation aux « tâches d’édification nationale » (reboisement, barrage vert, transsaharienne) et de l’institution du service national. Surtout, jusqu’en octobre 1988, à la différence de nombreux pays du Tiers Monde, et malgré l’existence d’une puissante sécurité militaire qui organisait une répression sélective sur les opposants au pouvoir politique en place, jamais l’A.N.P. n’avait été utilisée contre le peuple, ce qui renforçait sa légitimité de fait et permettait d’oublier la double violence fondatrice du pouvoir politique algérien de septembre 1962 et de juin 1965.

Paradoxalement, le F.L.N., qui est la seule structure à disposer d’une légitimité symbolique en tant qu’héritier du sigle des initiateurs de novembre 1954 et qui de ce fait légitime l’armée et l’État, sera incapable, en vingt-cinq ans, de se doter d’une légitimité de fait. Ni parti de masse comme le voulait Khider, ni parti d’avant-garde comme le souhaitaient les rédacteurs de la charte d’Alger, le F.L.N., dans sa version front comme dans sa version parti, n’arrivera pas à devenir une force politique autonome. De restructuration en restructuration, il va vivre une vie organique le plus souvent chaotique marquée par le limogeage de ses dirigeants successifs. L’éviction brutale et sans explication de Cherif Messadia au lendemain des « événements » d’octobre est le dernier épisode du fonctionnement de ce parti qui, en théorie, est la pièce maîtresse du système politique, mais qui, en réalité, est une structure subordonnée aux intérêts de l’armée et de l’État. Loin de les contrôler, le F.L.N. les légitime idéologiquement, et sert de champ clos aux luttes intestines entre les différentes factions et coalitions d’intérêts divers qui traversent le pouvoir politique. Surtout, il sert d’écran entre l’État et l’armée, d’une part, et la société, d’autre part, dont il est chargé de contrôler l’expression politique sur la base d’une organisation verticale mise en œuvre par ses dizaines de milliers de permanents. Moyen de pénétration de l’État et de l’armée dans la société, le F.L.N. gère leur monopole de l’expression politique et, de ce fait, est la principale cible du mécontentement populaire comme l’ont bien montré les « événements d’octobre ». En vingt-cinq ans, la structure la plus chargée de légitimité symbolique est à coup sûr celle qui a été la plus délégitimée dans les faits. Pour le pouvoir politique, l’existence du F.L.N. est pourtant un mal nécessaire. Il est en effet le substitut indispensable à une légitimité démocratique qu’il se refuse, jusqu’à présent, malgré quelques aménagements, à reconnaître comme principe structurant du champ politique.

La lente marche vers l’État de droit

La première tentative pour institutionnaliser et légaliser le pouvoir politique « par en haut » avorte rapidement. L’Assemblée nationale constituante, dont les membres ont été désignés par le bureau politique du F.L.N., est élue le 20 septembre 1962. Elle désigne Ahmed Ben Bella comme chef de gouvernement. Le 28 août 1963, elle adopte une Constitution qui sera soumise à un référendum le 8 septembre. Le 15, Ben Bella est élu président de la République. En mars 1964, après l’éviction de Khider, le F.L.N. tient son congrès et adopte la charte d’Alger qui entend organiser la transition socialiste et transformer le F.L.N. en parti d’avant-garde. Ces nouvelles institutions ne résisteront pas longtemps à l’épreuve des faits. La Constitution de 1963 ne servira que quelques jours: utilisant son article 59 pour s’octroyer les pleins pouvoirs, Ben Bella la suspend trois semaines plus tard. Le 19 juin 1965, une simple « proclamation » suffit pour éliminer les instances issues de la Constitution de 1963 et de la charte de 1964. Un Conseil de la révolution, composé de vingt-cinq membres et dirigé par le colonel Houari Boumediène, dépose le président Ben Bella, abroge la Constitution et gèle la charte d’Alger. Pendant plus de dix ans, l’Algérie politique vivra sur la base de l’État de fait: pas de président élu, pas d’Assemblée, pas de Constitution. En principe organisé pour en finir avec le « pouvoir personnel où toutes les institutions nationales et régionales du parti et de l’État se trouvent à la merci d’un seul homme », le coup d’État du 19 juin 1965 achève, en fait, le processus de concentration du pouvoir commencé à l’initiative de Ben Bella. Président du Conseil de la révolution, président du Conseil des ministres, le colonel Boumediène est aussi le ministre de la Défense et domine donc l’État, le parti et l’armée.

Un autre processus d’institutionnalisation du pouvoir politique va alors démarrer « par en bas » cette fois, dans lequel la légitimité démocratique se fraie un chemin difficile. Son exercice est en effet sérieusement limité par la légitimité révolutionnaire au nom de laquelle le F.L.N. choisit les candidats parmi lesquels les électeurs sont invités, à leur tour, à choisir leurs représentants. Le 5 février 1967, après l’adoption de la charte et du code communal, les Algériens reprennent le chemin des urnes pour élire les premières assemblées populaires communales (A.P.C.). Le nombre de candidats sélectionnés représente le double des postes à pourvoir. Pour Boumediène, l’A.P.C. est une « école de démocratie authentique et populaire ». Deux ans plus tard, en 1969, la charte et le code de la wilaya sont adoptés. Ils procèdent des mêmes principes de déconcentration et de décentralisation. Les premières assemblées populaires de wilaya sont élues le 25 mai 1969. Bien que les textes officiels insistent sur le caractère décentralisé de ces assemblées, il faut souligner les limites de cette décentralisation dans la pratique. Ni les A.P.C. ni les A.P.W. ne possèdent d’autorité politique propre ni de budget indépendant fondé sur des ressources locales suffisantes.

Il faudra attendre sept ans pour que le processus d’institutionnalisation « par le bas » atteigne le sommet de la pyramide étatique. L’année 1976 est en effet marquée par l’adoption d’une nouvelle charte nationale et d’une nouvelle Constitution, ainsi que par l’élection d’un président de la République. Une assemblée nationale populaire est élue au début de l’année 1977. Le débat sur l’avant-projet de la charte nationale, texte d’orientation politique, économique et culturel « pour la décennie à venir », donnera lieu à une grande mobilisation politique au sein du F.L.N. et des organisations de masse, mais aussi des administrations et des entreprises. La charte nationale, adoptée par référendum le 27 juin 1976, dont l’avant-projet a été assez nettement remanié, réaffirme les thèmes majeurs du populisme algérien en les infléchissant parfois. Si le socialisme est présenté comme une « option irréversible », de longs développements pour le moins ambigus sont consacrés à la distinction entre propriété exploiteuse et propriété non exploiteuse. Des tensions sont aussi perceptibles en ce qui concerne la place dévolue à l’islam. Si l’avant-projet se contentait de constater que « l’islam est la religion du peuple algérien », la charte réaffirme que « l’islam est la religion de l’État ». De nombreuses incertitudes apparaissent aussi sur le terrain de l’histoire et de la culture. Mais l’essentiel du document porte sur la conduite des trois révolutions: culturelle, industrielle et agraire dont l’évaluation incite à l’optimisme. Le 25 février 1977, l’Assemblée populaire nationale est élue sur la base de trois candidats par siège à pourvoir, mais tous présentés par le F.L.N. Le 10 décembre, trois semaines après avoir adopté la Constitution par référendum, les Algériens avaient été invités à plébisciter Houari Boumediène, candidat unique du parti unique, à la présidence de la République. Les limites du croisement de la légitimité révolutionnaire et de la légitimité démocratique ainsi que le principe de la supériorité de la première sur la seconde étaient ainsi clairement posés.

Le rôle central de l’armée

La Constitution de 1976, en achevant l’institutionnalisation du pouvoir politique, ne change pas l’ordre des légitimités, mais légalise l’état de fait. Le président de la République se voit confirmé dans ses fonctions de « chef suprême de toutes les forces armées », y compris la police et la gendarmerie. Il détient également le ministère de la Défense et préside le Haut Conseil de sécurité dont il nomme les membres. Depuis l’indépendance, le centre névralgique du pouvoir politique se trouve dans l’armée, et le processus d’institutionnalisation du régime ne change rien à cette réalité fondamentale. C’est l’E.-M.G. qui a pris le pouvoir en 1962 pour le compte de Ben Bella et qui le lui a retiré en 1965. Boumediène a pu diriger l’Algérie pendant plus de dix ans sans validation partisane ou élective parce qu’il était le ministre de la Défense et le chef historique de l’A.N.P. Chadli n’a pu être le candidat du F.L.N. à la succession de Boumediène, et être élu président de la République, que parce qu’il avait d’abord été présélectionné par un collège d’officiers supérieurs qui l’ont préféré aux deux autres candidats: Bouteflika et Yahiaoui.

Le pouvoir de l’armée ne s’arrête pas à la désignation de facto du président de la République. Il s’exerce sur l’ensemble des structures dirigeantes de l’État et du parti. Les différents responsables de l’appareil du F.L.N. qui se sont succédé depuis 1965 sont tous des officiers de l’A.L.N. des frontières (Cherif Belkacem, Kaïd Ahmed, Yahiaoui, Messadia). En revanche, le F.L.N. est exclu des casernes, et l’A.N.P. dispose de sa propre structure d’animation – le commissariat politique –, qui désigne ses propres délégués de manière indépendante aux congrès du F.L.N. Au niveau de l’État, pendant toute la période Boumediène, la plupart des ministères clés ont été confiés à des militaires, à l’exception du ministère de l’Industrie et de l’Énergie dévolu à Belaïd Abdesselam. Si, à partir de 1980, on assiste à la montée en puissance dans les différents cabinets ministériels des « civils » de l’appareil d’État, la désignation de Kasdi Merbah en tant que Premier ministre montre bien la volonté de l’armée de continuer à s’assurer le contrôle stratégique de l’État, même sous des formes renouvelées, la légitimité révolutionnaire et clientéliste cédant progressivement la place à une légitimité technicienne et corporatiste au cours des années quatre-vingt. Boumediène a pu s’autoproclamer « président du Conseil de la révolution » parce qu’il avait forgé l’A.L.N. des frontières. Chadli a seulement été coopté par ses pairs parce qu’il était « l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ». Par ailleurs, une certaine relève des générations s’est opérée. Les « barons » du boumediénisme (Tayebi Larbi, Abdelghani, Draïa, Bencherif...) ont progressivement été évincés et remplacés par une nouvelle génération d’officiers supérieurs formée dans les écoles de guerre occidentales et soviétiques et empreinte d’un plus grand professionnalisme que représente bien le nouveau chef de l’état-major de l’A.N.P., Khaled Nezzar. Cette évolution rend problématique, à terme, la prétention de l’A.N.P. à contrôler de manière plus ou moins informelle les autres structures du pouvoir politique et de continuer à assurer l’unité fonctionnelle du triangle, facteur indispensable de la reproduction de la domination du pouvoir politique sur la société.

Une remarquable stabilité politique

Malgré une genèse équivoque et l’hétérogénéité initiale de ses composantes, le pouvoir politique algérien fait preuve, pendant un quart de siècle, d’une remarquable stabilité. En trois ans, les contradictions liées à l’éclatement du F.L.N. à la veille de l’indépendance sont pour l’essentiel résorbées. Le personnel du G.P.R.A. est intégré dans l’appareil d’État, et Ben Khedda accepte de quitter la vie politique active. Les éléments armés des wilaya sont intégrés dans l’A.N.P. ou se recyclent dans l’administration ou les affaires. La rébellion du responsable de la wilaya VI, le colonel Chaabani, sera matée sans grande difficulté. Plus grave en revanche sera la lutte armée menée en Kabylie à l’initiative du Front des forces socialistes (F.F.S.) dirigé par Aït Ahmed et soutenue un temps par le responsable de la wilaya III, le colonel Mohand Ou El Hadj. À la veille du coup d’État du 19 juin 1965, elle est cependant endiguée. Le départ en exil de Krim Belkacem, de Mohamed Boudiaf, qui a créé lui aussi un parti d’opposition, le Parti de la révolution socialiste (P.R.S.), puis de Mohamed Khider n’est guère gênant pour le pouvoir. Leur absence les exclut, en effet, du jeu politique. Face à la tentative de résistance au coup d’État initiée par l’Organisation de la résistance populaire (O.R.P.) qui regroupe le Parti communiste, des éléments de la gauche du F.L.N. (Mohamed Harbi, Hocine Zahouane...) et des partisans de Ben Bella, la répression sera courte mais violente. La majorité des benbellistes se rallie rapidement au Conseil de la révolution. Sévèrement réprimé, le Parti communiste qui change de sigle et devient le P.A.G.S. (Parti de l’avantgarde socialiste) reprend langue avec le pouvoir en 1967. Certains de ses militants resteront cependant longtemps en prison ou en résidence surveillée. L’année 1967 est aussi marquée par le dernier soubresaut dans les rangs de l’A.N.P., avec la tentative de coup d’État du colonel Zbiri. Désormais, le pouvoir occupe la totalité de la surface du triangle armée-État-F.L.N. et refoule inexorablement à l’extérieur du système politique ses adversaires, sauf à charge pour eux d’accepter leur récupération et leur réintégration à l’intérieur du triangle. Le cas le plus significatif est sans doute celui de Ali Ammar, membre du P.R.S., qui après une carrière d’apparatchik au sein du F.L.N. est devenu ambassadeur en Libye et président de l’Amicale des Algériens en Europe, avant d’être nommé ministre de l’Information et de la Culture. Pour les autres, la marginalisation par l’exil (Aït Ahmed, Ali Mahsas, Bachir Boumaza, Mohamed Harbi, Kaïd Ahmed, Mohamed Bouteflika...) est la forme la plus courante de neutralisation des opposants, la détention prolongée étant relativement rare (Ahmed Ben Bella, Bachir Hadj Ali, l’un des leaders du P.C.A...) et la liquidation physique, exceptionnelle (Mohamed Khider, sans doute Krim Belkacem et, en 1987, Ali Mecili). Seul le P.A.G.S., grâce à sa stratégie de « soutien critique » et aux appuis dont il dispose dans les organisations de masse, en particulier l’U.G.T.A. et le mouvement étudiant, pourra se situer de manière instable, certes, mais quasi permanente jusqu’en 1980 à la lisière du triangle.

La permanence d’oppositions groupusculaires à l’extérieur et surtout en France (P.R.S. et F.F.S.) ne va guère gêner le processus d’institutionnalisation du pouvoir qui se déploie à la fin des années soixante et dans la première moitié des années soixante-dix. Elles ne réussiront pas à s’implanter durablement en Algérie et n’arriveront pas à faire tache d’huile dans la communauté algérienne en France, fermement encadrée par l’Amicale des Algériens en Europe. En Algérie même, le seul coup de griffe public qu’aura à assumer le pouvoir est l’« Appel au peuple algérien » lancé le 9 mars 1976 par quatre anciens dirigeants du mouvement national (Ferhat Abbas, Youssef Ben Khedda, Hocine Lahouel et Mohamed Kheireddine), dénonçant le « pouvoir personnel » de Boumediène et appelant à la mise en œuvre d’une légitimation démocratique du pouvoir politique. Dans l’immédiat, cet appel servira tout au plus à accélérer l’institutionnalisation du pouvoir en place, à ses conditions. La maladie puis le décès du président Boumediène, en 1978, vont montrer que les institutions mises en place ne sont pas un simple rideau de fumée comme celles qui avaient été élaborées en 1963 et en 1964. Les trois côtés du triangle vont coopérer de manière efficace et contribuer ensemble à empêcher la vacance du pouvoir. Malgré les lacunes de la Constitution de 1976, qui ne prévoyait pas le cas d’empêchement du président, les mécanismes légaux vont jouer. Jusqu’au décès de Boumediène, le Conseil de la révolution assure une direction collégiale. Après le 27 décembre 1978, le président de l’Assemblée nationale, Rabah Bitat, assurera l’intérim. Le 31 janvier 1979, le président du bureau du congrès extraordinaire du F.L.N. annoncera la candidature unique de Chadli Bendjedid, chef de la IIe région militaire et coopté par ses pairs à la succession de Boumediène. Il est élu le 7 février dans les délais impartis.

Si le triangle armée-État-F.L.N. a réalisé, dans un laps de temps très court, les conditions d’un fonctionnement cohérent sur le plan interne, il est surtout arrivé à exercer le pouvoir sur la société algérienne sur la base d’une paix sociale et civile remarquable. Détenteur du monopole de l’expression politique organisée, le pouvoir algérien ne s’impose pourtant pas à la société sur la base d’une répression policière ou militaire généralisée, du moins jusqu’en 1988. Le système politique ne repose pas sur une dictature mais sur un consensus avec une société qui subit son expropriation de l’expression politique comme la contrepartie des transformations socio-économiques positives. Il faut attendre la grève de la R.S.T.A. (Régie syndicale des transports algérois) à Alger en 1977 et la contestation kabyle de 1980 pour qu’apparaissent les premières lézardes profondes dans ce consensus pouvoir-société.

Force et faiblesses du triangle

Une mobilité sociale tous azimuts

L’indépendance a libéré un immense désir de consommation de biens matériels et d’ascension sociale longtemps bloqué par la domination coloniale. La prise du pouvoir par le triangle armée-État-F.L.N. a pu se réaliser, en 1962, sans référence à la légitimité démocratique et à la souveraineté populaire à cause du degré très avancé de déstructuration de la société, de son atomisation et de l’éclatement, au moins partiel, des réseaux traditionnels de socialisation politique et culturelle. L’état de fait se transformera en consensus grâce à la capacité du pouvoir à satisfaire pour l’essentiel pendant deux décennies les désirs de la population algérienne. En 1962, l’Algérie est une société rendue exsangue par sept ans de guerre d’indépendance, une société massivement rurale, à base agraire, une société misérable dont le revenu annuel par tête des 9 millions d’habitants n’excède pas 540 francs, une société analphabète dans laquelle 20 p. 100 seulement des enfants d’âge scolaire vont à l’école. En 1987, 24 millions d’Algériens vivent dans une société largement urbanisée dans laquelle l’industrie et les services jouent un rôle prépondérant, une société où la misère criante a quasi disparu, où le revenu annuel par tête a connu un bond impressionnant (plus de 6 500 dinars) et où le taux de scolarisation a franchi la barre des 90 p. 100. De manière démiurgique, le pouvoir politique algérien va prendre appui sur l’atomisation de la société pour la restructurer en profondeur.

La scolarisation

Sur le plan culturel, le legs de la période coloniale est mince: une élite maigrelette, traversée par des clivages linguistiques et culturels, voisine avec des multitudes d’« analphabètes bilingues ». En consacrant un quart de son budget environ à l’éducation, le pouvoir politique va initier une véritable révolution scolaire qui bouleverse le paysage éducatif algérien.

Dans le primaire et le secondaire, malgré un taux de croissance démographique qui dépasse 3 p. 100 et fait venir, chaque année, aux portes des écoles des cohortes d’enfants toujours plus nombreux, le taux de scolarisation a régulièrement progressé pour l’ensemble de la population d’âge scolaire (6-13 ans). Il passe en effet de 20 p. 100 en 1962 à 52 p. 100 en 1967, à plus de 70 p. 100 en 1974 et à près de 90 p. 100 en 1986. À la rentrée de 1986-1987, près de 6 millions d’élèves, soit le quart de la population, ont pris le chemin de l’école. L’évolution du taux de scolarisation des filles est significative des mutations multiformes induites par la révolution scolaire, notamment dans les rapports entre les sexes. De 12 p. 100 à peine en 1962, il passe à 36,59 p. 100 en 1982 et atteint 45 p. 100 en 1986. La mixité se fait d’abord sur les bancs de l’école, de même que l’apprentissage de la langue arabe moderne et de la culture islamique, ainsi que l’initiation à la modernité et à la culture scientifique et technique. L’École fondamentale polytechnique, instituée en 1980, se donne pour objectif de les diffuser largement. Cette augmentation rapide et régulière des flux d’élèves s’accompagne d’une formation massive de cadres. À titre d’exemple, les contingents formés entre 1970 et 1981 sont de 33 955 instructeurs, de 17 487 instituteurs, de 33 424 professeurs d’enseignement moyen et de 436 inspecteurs. Des structures logistiques sont aussi mises en place, tel l’Institut pédagogique national qui, pour la seule année 1982, a produit 21 millions d’ouvrages.

L’évolution de l’Université résume peut-être le mieux la conjonction du formidable désir d’accès au savoir qui touche la quasi-totalité de la population et la volonté politique de satisfaire ce désir. En 1962, les structures universitaires se limitent à l’université d’Alger et à deux centres universitaires embryonnaires à Oran et Constantine, le tout totalisant 3 000 étudiants environ, dont un millier d’Algériens. Pendant une décennie, l’Université algérienne connaît un puissant gonflement des effectifs. Il se fait cependant dans le cadre des principes de l’Université « libérale » française, qui ne subit que peu de distorsions. En 1966, le nombre d’étudiants passe à 6 500, puis à 34 000 en 1972, le nombre d’enseignants passant lui de 298 en 1962 (dont 82 Algériens) à 734 (dont 380 Algériens) en 1968. Alors qu’en 1963 l’université d’Alger ne produisait que 93 diplômés, en 1969, 817 diplômés sortent des universités algériennes.

En 1971, la réforme de l’enseignement supérieur (R.E.S.) substitue à la reproduction élargie de l’Université coloniale un véritable bouleversement de structure. L’accroissement rapide des candidats à l’entrée à l’Université (dans le moyen et le secondaire, les effectifs sont multipliés par plus de six en dix ans, passant de 50 000 en 1962 à 330 000 en 1972) et la forte demande de l’État en cadres rendent obsolète, aux yeux des initiateurs de la réforme mais aussi de la majorité du jeune corps enseignant et des étudiants, le fonctionnement de l’Université classique tant sur les plans pédagogique qu’institutionnel. Les maîtres mots sont désormais démocratisation, accélération de la formation de cadres, algérianisation. De 34 000 en 1972, le nombre d’étudiants passe à 57 000 en 1979, à 110 000 en 1984 et à 160 000 en 1986, répartis dans vingt-cinq villes universitaires. Le nombre d’enseignants est multiplié par dix entre 1968 et 1979, passant à 7 900, dont 5 315 Algériens. Ils sont 10 358, dont 8 000 Algériens, en 1984. L’Université algérienne produit 7 000 diplômés en 1979 et 11 000 en 1983. En cinq ans, de 1980 à 1984, l’Université sort plus de cadres que de 1963 à 1980, soit 43 000 contre 32 000.

Si, en dix ans, la R.E.S. a détruit la prégnance du modèle de l’Université coloniale pour ce qui est de sa matérialité, l’Université algérienne du début des années quatre-vingt en reste encore largement tributaire pour ce qui est de ses symboles profonds. Cela apparaît clairement dans le choix des filières laissé à l’initiative des étudiants jusqu’à cette période. Si les effectifs ont été multipliés par cent, la répartition entre les grandes filières n’a pas fondamentalement changé entre 1962 et 1980. La médecine et le droit demeurent des filières « nobles », qui se taillent la part du lion. Il faut attendre 1984 pour que la priorité accordée à l’enseignement de la technologie devienne effective. Sur les 23 000 nouveaux entrants, on en compte 16,4 p. 100 en sciences exactes, 15,6 p. 100 en médecine, 25,8 p. 100 en sciences sociales et 42,2 p. 100 en technologie. À titre de comparaison, en 1979, les inscrits en technologie représentaient à peine 15 p. 100 des effectifs étudiants globaux.

La salarisation

Le consensus entre le pouvoir politique et la société est aussi déterminé par la généralisation du rapport salarial qui, sous une autre forme, révolutionne les bases de la société algérienne. Construire une base économique nationale moderne qui permette un développement autocentré et la satisfaction des besoins fondamentaux de la société algérienne, telle est la principale ambition du pouvoir politique, ambition largement partagée par les différentes composantes de la population algérienne. Ce processus s’est réalisé selon trois modalités principales. Après l’épopée autogestionnaire qui fait passer les domaines agricoles coloniaux et un ensemble disparate d’usines « biens vacants » entre les mains des ouvriers, l’État prend la direction d’un processus de nationalisation qui s’achève, pour l’essentiel, en 1971. Disposant désormais du résultat de l’accumulation coloniale et d’une partie de la rente pétrolière, l’État met en œuvre, au cours des années soixante-dix, une stratégie de développement dont le but explicite est de rompre avec la structure des forces productives léguées par la colonisation et de promouvoir un développement planifié de l’ensemble de l’économie algérienne, dans lequel l’industrialisation se voit accorder un rôle moteur. Cette mutation induit directement ou indirectement un formidable mouvement de mobilité sociale destructeur des vieux compartimentages des anciens statuts sociaux, des anciennes formes de sociabilité. L’Algérie coloniale, avec ses régions frileusement repliées sur elles-mêmes, ses caïds opulents et dérisoires, sa bourgeoisie citadine soucieuse autant de son capital que de sa respectabilité, a vécu. L’Algérie des fellahs, s’échinant à travailler des lopins rétrécis pour de maigres récoltes, part en lambeaux. L’Algérie des chômeurs, qui représentent le tiers de la population active au lendemain de l’indépendance et pour lesquels l’émigration vers la France est le seul exutoire, cède la place à l’Algérie du salariat. Entre 1963 et 1981, la masse salariale distribuée passe de 4 milliards à 62 milliards de dinars. L’emploi total passe de 1,7 million de personnes en 1966 à plus de 3,7 millions en 1984. Malgré une forte croissance de la population active au cours des années soixante-dix (2,3 millions de personnes en 1967, 3,5 millions en 1978) et l’arrêt de l’émigration de travail en 1973, le taux de chômage baisse régulièrement, passant de 30,6 p. 100 de la population active en 1967 à 18,6 p. 100 en 1977. Bien que le plein-emploi, contrairement aux prévisions des planificateurs, n’ait pas été réalisé à l’horizon 1980, jusqu’en 1985 le spectre ancestral du chômage s’éloigne, et le rythme de création d’emplois s’accélère. Il a été créé, en moyenne, 142 000 emplois par an durant la période 1980-1984, contre 112 00 durant la période 1969-1979. Pour les seuls emplois salariés, leur nombre est passé de 700 000 à 2 300 000 entre 1963 et 1981. De 1967 à 1980, l’emploi industriel passe de 100 000 à près de 500 000, sans compter les quelque 200 000 emplois non déclarés que l’on attribue au secteur privé. Dans l’agriculture, la révolution agraire a, par ailleurs, transformé 100 000 attributaires en quasi-salariés.

Cette généralisation du salariat permet à la population algérienne, dans sa grande majorité, de bénéficier de revenus stables et en hausse régulière jusqu’à la fin des années soixante-dix. Elle s’accompagne de mesures sociales visant à garantir le pouvoir d’achat des couches les plus démunies: bourses, soutien aux prix des produits de première nécessité, instauration de la médecine gratuite. La force du populisme du pouvoir politique algérien, jusqu’au début des années quatre-vingt, a incontestablement résidé dans le fait qu’il n’était pas seulement une idéologie, un discours d’autolégitimation mais un ensemble de pratiques effectives d’intégration de la majorité de la population algérienne dans les circuits de l’école, du travail salarié et de la ville.

L’urbanisation

En vingt-cinq ans, le centre de gravité de l’Algérie s’est déplacé des campagnes vers les villes, dans lesquelles vit désormais la moitié de la population. Une première vague accompagne l’indépendance. Il s’agit d’occuper la place du colon, de pénétrer dans le monde autrefois interdit de l’« autre », de bénéficier de la modernité conquise. Une seconde vague correspond au lancement de l’industrialisation. Les jeunes ruraux refusent de demeurer des « damnés de la terre » et aspirent à la stabilité du salariat. Cette mobilité n’est pas seulement géographique, mais aussi sociale et culturelle. Des millions d’Algériens vont devoir, dans un laps de temps très court, faire l’apprentissage de la vie citadine et d’un nouveau mode de consommation dans des conditions souvent précaires. Du coup, la crise des campagnes se transforme aussi en crise des villes et des structures urbaines (logements, circulation, approvisionnement, loisirs), qui subissent de plus en plus difficilement l’afflux des populations nouvelles, ce qui entraîne une situation de pénurie généralisée et, en même temps, d’hyperconsommation. L’un des résultats de cette brusque urbanisation est de faire éclater les anciens cadres de socialisation. La famille élargie se disloque et la cellule nucléaire conjugale a tendance à se généraliser, même si son autonomisation est fortement freinée par la crise du logement. L’école et les médias induisent, par ailleurs, de nouveaux types de comportements. L’évolution des femmes est, à cet égard, symptomatique. Les jeunes générations d’Algériennes ont massivement troqué le voile contre le pantalon. Elles ont réalisé une percée spectaculaire dans le système éducatif, y compris l’enseignement supérieur. Elles sont toujours plus nombreuses sur le marché du travail qualifié et accèdent aux postes de responsabilité et d’autorité. Si les enseignantes sont légion, les femmes magistrats, avocates, médecins ne sont plus rares, pas plus que les femmes policiers ou pilotes de chasse. Mais cette modernisation liée à la scolarisation et à l’urbanisation ne se traduit que rarement dans la mise en œuvre de rapports qualitativement nouveaux au niveau de la famille, de la mixité de la vie quotidienne, du voisinage. Ce décalage se retrouve à tous les niveaux de la modernisation et produit un phénomène de « bricolage » et d’anomie généralisés. Pendant quinze ans, le pouvoir politique détruit l’ancienne société déjà largement ébranlée par la guerre et en crée une autre plus instruite, plus riche malgré de grandes disparités, mais surtout extrêmement fluide. Là réside le secret de la domination sans partage du pouvoir politique sur la société, réalisée avec le consensus de cette dernière. Il capitalise à son profit le double processus de désintégration et d’ascension sociale multiforme mais non encore sédimenté qu’il a initié.

Une nouvelle polarisation sociale

À la fin des années soixante-dix, une nouvelle polarisation sociale, même faiblement cristallisée, apparaît cependant. D’un côté, le « monde des affaires » aux contours incertains. Certes, des entrepreneurs privés existent, et leur part dans les industries de consommation et du bâtiment est loin d’être négligeable. De même dans l’agriculture, la « bourgeoisie agraire » a une importance économique et sociale notable, et la révolution agraire a, en fait, davantage contribué à la rationaliser qu’à la limiter. Mais l’activité industrielle et agricole ne présente que la partie visible de l’iceberg. Il fonctionne, en effet, en grande partie dans l’ombre de l’appareil économique étatisé, multipliant les opérations financières et commerciales lucratives.

La charte nationale « enrichie » de 1986 tente de sortir le secteur privé de la semi-clandestinité dans laquelle il fonctionnait jusqu’à ces dernières années pour l’associer « au développement global et à la consolidation de l’indépendance nationale ».

À l’autre extrémité, une nouvelle catégorie sociale s’est rapidement développée: l’ouvrier d’industrie. Cette classe ouvrière est forte de plusieurs centaines de milliers de travailleurs. Elle est jeune. Les deux tiers de ses effectifs se sont constitués au cours des années soixante-dix. Elle fait l’apprentissage du travail industriel, de nouveaux rapports à l’espace, au temps, à l’organisation. Elle est aussi, potentiellement, un vecteur décisif de la modernisation de l’Algérie.

Entre les deux, une plèbe de commerçants, de boutiquiers, de garagistes, de restaurateurs, de réparateurs dont le nombre a enflé à la suite de l’urbanisation et de la diffusion des nouveaux modèles de consommation; surtout, une intelligentsia nombreuse de gestionnaires, d’enseignants, de techniciens et de scientifiques qui constituent le nouvel encadrement de la société algérienne.

Ces couches moyennes sont sans doute celles qui ressentent avec le plus d’intensité l’ensemble des mutations qui ont transformé en profondeur le tissu social. Cette ébullition est souvent déroutante: la débrouillardise voisine avec le militantisme, l’absentéisme avec le volontariat, l’individualisme effréné avec le dévouement à la collectivité. Entre les anciennes structures qui ont éclaté et les nouvelles normes pas encore construites, l’Algérien vit un présent anomique. Culture éclatée où la modernité joue à cache-cache avec la tradition dans le clair-obscur d’un syncrétisme en demi-tons, où le désir de consommation côtoie l’appel à l’austérité. Le pouvoir politique algérien va prendre appui, avec une remarquable efficacité, sur cette anomie induite par la mobilité sociale ascendante qu’il a lui-même initiée pour imposer une domination apparemment sans partage mais consensuelle sur la société. Cette efficacité est cependant fragile. Le triangle armée-État-F.L.N. est lui-même tributaire de l’anomie sociale qui fait, à première vue, sa force. Qui plus est, la régulation de cette anomie interne et externe au système politique est liée au maintien d’une forte mobilité sociale ascendante. Dès que le pouvoir ne sera plus en mesure de l’assurer, la société, le système politique et le rapport consensuel qui les unit entreront en crise.

Le triangle armée-État-F.L.N. et la gestion des mutations

La force du pouvoir politique algérien pendant deux décennies aura incontestablement été de provoquer de profondes mutations qui ont radicalement changé la société. Sa faiblesse, de plus en plus visible au fil des ans, surtout à partir des années quatre-vingt, réside dans son incapacité à gérer de manière cohérente les mutations, à donner sens au grand tourbillon du changement social.

L’économie: le « tout-État » et l’osmose privé-public

Après la courte période de l’aventure autogestionnaire qui s’achève en 1967, le principe du « tout-État » triomphe sans partage, du moins jusqu’en 1981. Il se décompose en cinq éléments « théorisés » par la charte nationale de 1976. La généralisation de la propriété d’État est la base du développement socialiste de l’Algérie: « Les multiples actions réalisées par le pouvoir révolutionnaire, et par lesquelles l’État s’est emparé des leviers de commande de l’économie et a instauré son contrôle sur les différentes branches du secteur productif, en particulier les nationalisations qui ont porté sur les richesses nationales, les terres, les entreprises industrielles et les « biens vacants », ainsi que l’institution du monopole d’État sur le système financier et bancaire, sur le commerce extérieur, sur le commerce de gros et sur les différentes activités de service, ont constitué la mutation fondamentale par laquelle s’est effectuée la transformation des rapports sociaux de production au sein de notre économie. » Le fonctionnement des entreprises publiques, quel que soit par ailleurs leur mode de gestion, est fondé sur la nomination des responsables par l’État et l’exercice d’un commandement strictement hiérarchique. Troisième élément décisif de ce « tout-État »: la planification, « scientifique dans sa conception, démocratique dans son élaboration et impérative dans son application », dont l’objectif est d’assurer un développement global cohérent: « Les investissements destinés à valoriser les hydrocarbures doivent, en effet, élargir les ressources financières du pays et le développement industriel doit contribuer à moderniser l’agriculture, à accroître les emplois pour une population active de plus en plus jeune et à satisfaire progressivement les besoins diversifiés de cette population. La nationalisation des hydrocarbures est un élément central de ce dispositif. » (Benachenhou, 1988.) Dans cette perspective, le secteur privé est confiné dans une position résiduelle et sévèrement contrôlé: « Dans le domaine de l’industrie, l’intervention du secteur privé national est à restreindre aux activités qui relèvent de la petite entreprise et qui portent sur le dernier stade de la transformation industrielle. [...] Les approvisionnements du secteur privé, particulièrement en ce qui concerne les produits venant de l’extérieur, doivent être assurés par les entreprises nationales. [...] Par ailleurs, le système fiscal empêchera le secteur privé d’assurer une capitalisation monopolistique. » (Charte nationale, 1976.)

La mise en œuvre de cette étatisation généralisée a parfois donné lieu à de véritables « excès de zèle ». Citons notamment l’élaboration du statut général du travailleur (S.G.T.) qui se proposait d’éliminer, ni plus ni moins, le marché du travail par l’application d’une grille nationale unique des salaires. Elle a parfois dépassé le projet du pouvoir politique lui-même. C’est le cas en particulier des coopératives de la révolution agraire, qui ont été transformées dans les faits en quasi-fermes d’État alors que la charte de la R.A. disposait qu’elles étaient des « organismes non étatiques ». Cet étatisme, à certains égards boulimique, va s’avérer historiquement incapable de produire une logique économique permettant une reproduction cohérente du potentiel productif. L’appropriation par l’État de la plus grande partie de l’appareil productif et des ressources d’accumulation ne s’accompagne pas de la mise en place d’une rationalité bureaucratique, au sens wébérien du terme. Théoriquement planifiée, l’économie algérienne fonctionne en réalité de manière largement anarchique, la planification ne concernant pas la production, mais se limitant à fixer des objectifs à réaliser sur la base d’une programmation d’investissements qui n’est même pas respectée dans la pratique. À titre d’exemple, au cours du préplan et des deux plans quadriennaux (1967-1977), le secteur des hydrocarbures a obtenu 48,3 milliards de dinars d’investissements au lieu des 26 milliards prévus. Pour le reste de l’industrie, les chiffres ont été respectivement de 52 et de 39 milliards. Cette redistribution s’est faite au détriment de l’agriculture et des secteurs sociaux (habitat, santé). Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner du décalage entre les objectifs planifiés et les réalisations effectives. Ainsi, dans le secteur des industries de transformation, malgré des investissements supérieurs aux objectifs des plans, le taux annuel moyen de croissance a été, à prix constants, de 10,9 p. 100 au cours du premier plan quadriennal et de 6 p. 100 au cours du second plan, alors que les objectifs planifiés étaient respectivement de 13,7 p. 100 et de 18,8 p. 100. S’il y a bien eu, pendant la période 1967-1977, un développement, il est loin d’être cohérent et est fortement inégal. L’intégration interindustrielle restera pour l’essentiel un vœu pieux et, surtout, l’industrialisation n’entraînera pas le décollage de l’agriculture mais, au contraire, sa marginalisation. Si le taux annuel moyen de la croissance de l’économie algérienne est de 6,7 p. 100 entre 1967 et 1977, il est seulement de 2,4 p. 100 pour l’agriculture alors que le rythme d’accroissement démographique dépasse allégrement les 3 p. 100. Dans le domaine de l’hydraulique, les distorsions prennent une dimension aberrante. Sur les 120 000 hectares irrigués programmés, seuls 10 000 ont été mis en eau. La planification est plus un leurre idéologique qui permet au « tout-État » de justifier son existence qu’une structuration effective du champ économique par une rationalité bureaucratique. Cette quasi-absence fonde des rapports ambigus entre le secteur privé et le secteur d’État. Apparemment contradictoires, voire ennemis, ils sont en fait profondément imbriqués, et pas seulement sur le mode de l’encadrement et de la limitation du premier par le second. « À tous les niveaux, le secteur d’État fait vivre et reproduire le capital privé. En distribuant des salaires, en protégeant le marché, en offrant des produits subventionnés, l’État national contribue à la structuration d’un marché intérieur et favorise la création d’une clientèle. » (Liabes, 1984.) Le secteur privé n’a pas attendu la session du comité central du parti du F.L.N. de décembre 1981, qui appelle à sa dynamisation, pour prospérer à l’ombre du secteur d’État. La même année, avec une part très faible de l’investissement industriel (2,3 p. 100), il occupait déjà 25 p. 100 de la population employée dans le secteur manufacturier et réalisait 34 p. 100 de la valeur ajoutée. En fait, le développement du secteur privé est en grande partie une création du secteur d’État qui, lui-même, fonctionne de manière très « privative ». La gestion centralisée des sociétés nationales par le ministère de l’Industrie et de l’Énergie au cours des années soixante-dix masque mal la réalité d’un fonctionnement « patrimonial » et non « bureaucratique » du secteur d’État aussi bien « par en haut » que « par en bas ». Les sociétés nationales sont en fait, sinon en droit, très largement autonomes les unes vis-à-vis des autres, et toutes ensemble vis-à-vis du ministère de l’Industrie et de l’Énergie ainsi que du Plan, et d’une manière générale des divers ministères de tutelle. L’impossibilité dans laquelle s’est trouvé le ministère des Finances d’apurer le contentieux des dettes entre les différentes sociétés nationales est éloquente à cet égard. Certaines sociétés nationales deviennent d’ailleurs de véritables États dans l’État, rigoureusement incontrôlables par la « bureaucratie » ministérielle. Ainsi en est-il de la Sonatrach qui, « avec ses cent mille employés et un chiffre d’affaires qui a atteint 42,5 milliards de dinars en 1979 [...], dispose de moyens techniques et administratifs supérieurs à ceux du ministère chargé de le contrôler » (Junqua, 1980). La Direction nationale des coopératives de l’Armée nationale populaire (D.N.C.-A.N.P.) employait, quant à elle, 40 000 travailleurs en 1980 et réalisait un chiffre d’affaires de 2 milliards de dinars représentant 40 p. 100 du budget du ministère de l’Habitat. À l’articulation horizontale entre entreprises, les sociétés nationales privilégient l’intégration verticale de leurs activités, qui leur permet d’avoir l’accès optimal à l’« oreille » des décideurs du triangle et aux ressources en devises, constituant ainsi des empires plus ou moins grands qui restent cependant toujours subordonnés aux impulsions du centre politique, qui ne s’embarrasse guère des contraintes de la planification pour privilégier tel ou tel aspect du « développement » jugé prioritaire. À quelques nuances près, le jugement porté sur l’Algérie de Boumediène par Gauthier de Villers (1987) s’applique aussi à la période chadliste: « L’économie est politique. Mais seules les impulsions données par le « centre » du pouvoir à la machine économique (rythme d’accumulation, priorité aux industries de base...) sont efficaces. Les plans ne s’appliquent pas. La politique est au poste de commande, mais les commandes ne répondent pas. » Ni pendant la première période ni pendant la seconde, quelles que soient les différences de style et d’orientation, le pouvoir politique n’a été en mesure de gérer de manière cohérente les mutations économiques, de trouver des modes de régulation correspondant à l’hégémonie de fait de la propriété étatique. L’étatisme centralisateur de la période Boumediène s’est traduit, sur le terrain, par la constitution de fiefs patrimoniaux et par le développement rampant du secteur privé. Le libéralisme décentralisateur de la période Chadli a paradoxalement produit les effets inverses: la restructuration des entreprises amorcée depuis 1981 a abouti au morcellement des sociétés nationales et au renforcement de la bureaucratie ministérielle. Quant à l’appel au développement « visible » du secteur privé, il est clair qu’il n’a pas, dans l’immédiat, entraîné les effets escomptés. Dans le domaine de l’emploi, notamment, le secteur privé voit sa part se rétrécir, passant pour ce qui est de l’emploi non agricole de 30 p. 100 en 1979 à 27 p. 100 en 1983. Près de deux décennies après l’étatisation généralisée des moyens de production et d’échange, force est de considérer que le système politique algérien a été incapable de structurer les mutations économiques qu’il a induites, sur la base d’une logique de planification, et donc d’articuler dans la clarté les fonctions respectives du secteur d’État et du secteur privé. Leur développement simultané et ambigu, sous le contrôle du pouvoir politique, représente le double visage du populisme rendu possible par la distribution de la rente pétrolière et gazière.

La société: populisme et montée des différenciations sociales

Jusqu’à la fin des années soixante-dix, les carences structurelles du système productif vont être masquées par l’augmentation rapide des recettes tirées de l’exportation des hydrocarbures (à prix courants, 2,8 milliards de dinars par an de 1967 à 1969; 4,4 de 1970 à 1973; 20,2 de 1974 à 1977). Cette situation a rendu possible l’élaboration d’un « socialisme » à l’algérienne qui est fondé non pas sur la lutte des classes mais sur la redistribution de la rente aux diverses couches sociales et en particulier aux plus démunis: « L’État doit créer toutes les conditions pour que chaque Algérien puisse satisfaire ses besoins essentiels dans la dignité. Ces investissements sociaux, s’ils représentent une lourde charge pour la société, ne constituent pas moins un facteur fondamental du développement. Non seulement ils favorisent la promotion d’importantes couches de la population qui étaient reléguées dans une condition infra-humaine sous le régime colonial, mais, en les insérant résolument dans la production, ils assurent à cette dernière un soutien de plus en plus vaste. » (Charte nationale, 1976.)

Ce socialisme « rentier » permet une gestion douce des mutations sociales induites par un développement économique qui n’est pas fondé sur l’extorsion du surtravail mais sur l’investissement de la rente pétrolière et gazière. L’industrialisation n’est pas menée en prélevant le surplus économique de l’agriculture, et dans l’industrie de nombreuses procédures institutionnelles (gestion socialiste des entreprises) ou informelles (absentéisme...) limitent l’intensification du travail. La force du consensus entre le triangle et la société résidera longtemps dans le fait que le triangle n’exige pas grand-chose de la société, à l’exception de son obéissance politique. Laxiste sur le front de l’organisation du travail, il l’est aussi sur le front de la démographie. La première campagne pour la limitation des naissances n’aura lieu qu’en 1985. Ce laxisme redistributeur est à la base de la longue paix sociale qu’a connue l’Algérie. Il va cependant générer des effets inattendus qui vont progressivement laminer le populisme et faire apparaître de profondes différenciations sociales que le pouvoir politique aura de plus en plus de mal à gérer.

Avec un taux de chômage de 11 p. 100, 1984 est l’année où l’Algérie s’est le plus approchée du plein-emploi. À partir de cette date, la dynamique s’inverse et le nombre des chômeurs se remet à croître inexorablement. Alors que le second plan quinquennal (1985-1989) prévoyait la création de 180 000 emplois par an, les créations d’emplois n’ont atteint que 122 000 postes de travail en 1985 et seulement 116 000 en 1986, alors que le premier plan quinquennal (1980-1984) avait créé plus de 140 000 postes de travail par an. Les prévisions pour 1989 sont encore plus pessimistes: 90 000 emplois, alors que le nombre de nouveaux demandeurs d’emploi atteindra 250 000 et que celui des chômeurs est officiellement de 1,2 million en 1988. Le processus de salarisation, axe principal du populisme algérien, se bloque, et désormais le problème de l’adéquation formation-emploi est littéralement inversé par rapport aux années soixante-dix. Il ne s’agit plus, en effet, de former rapidement des personnels qualifiés pour répondre aux besoins des appareils d’État et de l’économie, mais de dégager, même artificiellement (55 000 postes de travail créés en 1986 dans l’administration) des emplois pour répondre partiellement aux aspirations des cohortes de jeunes, toujours plus nombreuses, dont le coût de formation représente l’une des charges principales du budget de l’État et dont les demandes d’emploi ne trouvent pas preneurs spontanément sur le marché du travail. D’une décennie à l’autre, le pouvoir politique voit ses priorités changer. De « démiurge » intégrateur, il se transforme en gestionnaire de la marginalisation des couches de plus en plus importantes de la population et, en particulier, de la jeunesse. Le spectre du chômage redevient une réalité alors que le système éducatif croule sous ses effectifs pléthoriques sans pour autant atteindre l’objectif de la scolarisation totale des 6-13 ans et que l’accès au logement devient chaque année plus problématique pour les citadins. Au cours des trois premiers plans (1967-1977), la moitié seulement des logements prévus a été effectivement construite (379 000) et, au cours du premier plan quinquennal (1980-1984), 250 000 logements ont été réalisés sur les 400 000 programmés.

Dans le même temps, d’importantes distorsions se font jour entre les salariés et le secteur privé. De 1967 à 1980, alors que le pouvoir d’achat ouvrier stagnait ou progressait peu, celui des entrepreneurs privés augmentait de 56 p. 100 (Thierry, 1982). Cette évolution va entraîner une multiplication des grèves, y compris dans les entreprises publiques où elles sont théoriquement interdites. Selon les statistiques du ministère du Travail, le nombre de travailleurs « touchés directement par les grèves » représentait 9,6 p. 100 de l’effectif des entreprises publiques et privées en 1964, 6,9 p. 100 en 1972 et 11,3 p. 100 en 1977. Officiellement, le nombre de mouvements de grève passe de 521 en 1977, avec 72 940 grévistes, à 768 en 1981, avec 117 254 grévistes. En 1969, les grèves affectant les entreprises publiques représentaient moins de 3 p. 100 du total; en 1977, 36 p. 100; en 1980, 45 p. 100; en 1982, 63 p. 100.

Face à ce double mouvement de marginalisation et de différenciation rapide des couches « intégrées », le pouvoir politique va réagir de manière ambivalente, répondant positivement aux désirs de consommation des couches moyennes qu’il a contribué à produire sans rompre clairement avec le populisme. Le chadlisme représente bien cette ambiguïté. La plupart des mesures prises dans les années qui suivent le décès de Boumediène vont dans le sens de la consolidation du patrimoine des couches moyennes publiques et privées: rachat des appartements « biens de l’État » par les particuliers; arrêt pendant deux ans de la planification et importation massive de produits de consommation; remise en cause de la révolution agraire; mise en veilleuse de la gestion socialiste des entreprises; ralentissement de l’investissement, encouragement du secteur privé. Elles ne débouchent pas, cependant, sur une stratégie de gestion des mutations sociales alternative au populisme, mais sur une dégradation continue du contenu de cette notion. Les formulations de la Charte nationale enrichie de 1986 sont éloquentes à cet égard. Si elle réaffirme le choix du socialisme, elle ne s’embarrasse guère de références doctrinales et se démarque nettement du langage teinté de marxisme qui prévalait dix ans auparavant: « Le choix du socialisme comme système de réalisation du développement pour garantir une répartition équitable des richesses n’a pas été un choix arbitraire ni une idée importée qui aura été imposée au peuple algérien [...]. Le socialisme en Algérie ne procède d’aucune métaphysique matérialiste, il ne se rattache à aucun concept étranger à l’histoire intellectuelle, sociale et spirituelle du peuple algérien. »

En contrepoint à ce blanchissement de la notion de socialisme, la Charte affirme le droit d’exister de manière permanente à la propriété privée non exploiteuse qui est définie de manière beaucoup moins restrictive qu’en 1976 puisque, désormais, elle « recouvre tout ce qui concerne l’usage personnel et familial, de même que les moyens de production et les services qui sont utiles pour le développement de l’économie nationale ».

Enfin, si la Charte réaffirme l’exigence d’assurer « à chaque citoyen un modèle de consommation correspondant aux normes d’une qualité de vie supérieure », elle rompt de manière relativement brutale avec le populisme redistributeur des années soixante-dix: « Le socialisme est fondé sur le travail. Il abolit radicalement le parasitisme et l’oisiveté, il condamne la paresse, le laisser-aller et le fatalisme, le compter sur autrui et sur l’État. » Avant même la tragique implosion d’octobre 1988, le populisme, en tant que mode de gestion des mutations sociales fondé sur l’intégration – même inégale – du plus grand nombre, a atteint ses limites historiques. Les « bouffées » de colère qui se sont exprimées à intervalles réguliers dans les grandes villes depuis le début de la décennie – à Tizi-Ouzou en 1980, à Oran en 1982 et à Constantine en 1986 notamment – le montrent clairement. Pour des raisons opposées, ni les bahis (jeunes exclus du système scolaire et sans travail) ni les tchi-tchi (jeunesse dorée des beaux quartiers d’Alger) ne se reconnaissent dans l’idéologie populiste dont la prégnance assurait un minimum de cohésion sociale et permettait d’occulter les carences fondamentales de la gestion, par le triangle, des mutations culturelles.

Le domaine culturel: syncrétisme étatiste et expressions plurielles

C’est sans doute sur le terrain culturel que le nationalisme volontariste du pouvoir politique a le plus rapidement rencontré ses limites. Le grand effort de la scolarisation ne s’est pas accompagné, en effet, de la production en quantité suffisante de biens culturels capables de nourrir une culture nationale vivante, et les structures culturelles mises en place ont plus servi d’étouffoir que de stimulant de la création. Surtout, les valeurs de base définies a priori pour conduire la « révolution culturelle » se sont révélées trop ambiguës pour homogénéiser de manière dynamique la culture algérienne. La stratégie de gestion des mutations culturelles a consisté, jusqu’au début des années quatre-vingt, à les enfermer dans le carcan d’un credo syncrétiste dans lequel se mêlent le vieux slogan des oulémas: « l’Algérie est ma patrie, l’islam est ma religion, l’arabe est ma langue », un nationalisme volontiers modernisant et un humanisme anti-impérialiste. Ce slalom entre modernité et tradition, islam et socialisme, ouverture et authenticité va bloquer le mouvement de recomposition culturelle de l’Algérie et en faire une société profondément clivée dans laquelle le conformisme aux valeurs officielles s’accompagne d’une traditionalisation religieuse, d’un mimétisme à l’égard de l’Occident ou du Machrek, d’une nouvelle prise en charge des cultures locales et d’une réappropriation du patrimoine historique. La volonté d’imposer par le haut un modèle « national » conduit en fait à son envers: le renforcement des cultures locales et des idéologies universalisantes contre lesquelles l’État-parti se doit de combattre pour défendre son « modèle » tout en les tolérant parfois, ou même en tentant de les « nationaliser ».

La politique d’arabisation menée au niveau du système éducatif et de l’environnement socio-culturel est révélatrice d’un volontarisme nationaliste bien exprimé dans la charte nationale de 1976: « La langue arabe est un élément essentiel de l’identité culturelle du peuple algérien. On ne saurait séparer notre personnalité de la langue nationale qui l’exprime. Aussi, l’usage généralisé de la langue arabe, et sa maîtrise en tant qu’instrument fonctionnel créateur, est une des tâches primordiales de la société algérienne sur le plan de toutes les manifestations de la culture. » Dans la pratique, s’il est vrai que l’arabisation de l’enseignement dans le fondamental et dans certains secteurs du supérieur (sciences sociales notamment), ainsi que dans certaines administrations, est achevée, la généralisation partielle de l’arabe dit moderne, qui est une création d’un niveau de langue largement artificiel par la presse arabe du début du XXe siècle, ne l’a pas transformé en langue nationale. Il reste un niveau de langue qui se combine avec d’autres niveaux de langue et d’autres langues. Le mythe d’une langue nationale va empêcher la gestion cohérente d’une situation linguistique complexe, héritée pour partie de la période coloniale mais tributaire aussi de la longue histoire du Maghreb, et transformer les différences en contradictions parfois conflictuelles. D’une part, ce mythe va entraîner la dévalorisation des langues populaires, le berbère mais aussi l’arabe dialectal maghrébin, qui est parlé par la quasi-totalité des Algériens. D’autre part, il va durcir la différence entre élites francophones et élites arabophones que le système éducatif continue à reproduire. La médecine et la technologie sont en effet toujours enseignées en français. Le triangle va longtemps jouer de ces clivages pour empêcher la formation d’une intelligentsia qui pourrait « s’autonomiser » du pouvoir politique, délégitimant tour à tour l’élite francophone au nom de l’authenticité nationale et l’élite arabophone au nom de la modernité technicienne et de l’exigence de l’« ouverture sur les langues étrangères », et délégitimant les deux fractions vis-à-vis de la majorité de la société dont elles sont effectivement partiellement coupées. Si cette situation produit des effets utiles sur le plan tactique pour le pouvoir politique, stratégiquement elle induit des effets pervers dans la régulation des mutations culturelles, sur le plan linguistique mais aussi culturel et idéologique. L’articulation incohérente des langues et des niveaux de langues a eu des effets désastreux sur l’efficacité du système éducatif, qui a produit en quantité un nouveau type d’« analphabètes bilingues », ne maîtrisant correctement ni l’arabe moderne ni le français. Au niveau culturel, la généralisation de l’arabe moderne, parce qu’elle ne s’accompagne pas d’une mobilisation du patrimoine populaire trop souvent considéré comme une sous-culture, va conduire non pas à une nationalisation de la sphère culturelle mais à sa dénationalisation sous le double effet des feuilletons égyptiens et américains, qui constituent la part la plus importante des programmes de télévision.

Au niveau idéologique, la généralisation de la langue arabe va permettre l’introduction en Algérie des courants panarabistes, en particulier le baathisme, qui remettent en cause au nom de la nation arabe l’existence même de la nation algérienne... défendue avec force par les francophones et les berbérisants auxquels le pouvoir politique dénie pourtant toute légitimité nationale.

L’imbroglio sur lequel débouche le syncrétisme étatiste apparaît aussi nettement dans sa gestion de l’islam: « L’État algérien n’a pas de légitimité proprement religieuse (à la manière marocaine), mais sa croissance est tellement liée à la réforme musulmane et aux pratiques induites par celle-ci que son appareil a toujours conservé des liens plus ou moins étroits avec toutes les tendances se réclamant d’un islamisme politique et culturel, même quand il réprimait des manifestations islamistes (en novembre et en décembre 1982, par exemple). Le résultat assez paradoxal mais nullement surprenant aux yeux du sociologue est que, sans vouloir modifier l’islam, l’État, en le nationalisant tout en imposant des changements radicaux à la société, a de ce fait désarticulé les systèmes symboliques de celle-ci et s’est trouvé en difficulté pour en contrôler les conséquences. » (Leca, 1988.) Ce chassé-croisé, qui consiste, pour le pouvoir politique, à soumettre l’islam à ses valeurs officielles modernisantes et socialisantes tout en soumettant la société à ses règles, est bien exprimé dans la Charte nationale de 1986 qui fait de l’islam la première référence idéologique: « L’islam a apporté au monde une conception noble de la dignité humaine qui condamne le racisme, rejette le chauvinisme et l’exploitation de l’homme par l’homme; l’égalité qu’il prône s’harmonise et s’adapte avec chacun des siècles de l’histoire. Il devient donc impératif pour le peuple algérien, comme pour tout autre peuple musulman, d’être conscient des acquis positifs de son patrimoine culturel et spirituel, et de le réassimiler entièrement à la lumière des valeurs et des mutations en cours dans la vie contemporaine. » Il débouche sur des résultats équivoques. Si le prône du vendredi est en principe strictement contrôlé par le ministère des Affaires religieuses, la course à la construction de mosquées à laquelle se livrent l’État et les milieux islamistes entraîne une pénurie de fonctionnaires du culte. Le nombre de mosquées passe de 3 283 en 1968 à plus de 5 000 en 1980, dont plus de 2 000 dépourvues d’un imam fonctionnarisé. Les imams « libres » vont s’engouffrer dans la brèche... en attendant les promotions de l’université islamique de Constantine. L’adoption du code de la famille, en 1984, par l’A.P.N. malgré l’opposition d’un important mouvement de femmes a montré par ailleurs les limites du syncrétisme entre la charia musulmane et le Code Napoléon qui, en définitive, ne satisfait personne. Le maintien, même limité, de la polygamie, l’interdiction, pour les femmes, d’épouser un non-musulman, le fait qu’elles aient besoin, même majeures, d’un tuteur matrimonial sont en effet contradictoires avec la Constitution de 1976 qui proclame l’égalité devant la loi et, surtout, constituent une régression symbolique par rapport aux mutations effectives qui se sont produites en un quart de siècle dans les rapports entre les sexes. Dans le même temps, ces dispositions sont apparues insuffisantes aux milieux islamistes qui revendiquaient l’application intégrale de la charia, remettant ainsi en cause le droit de l’État-nation à légiférer en dehors de la loi de la Umma islamique dont ils s’autoproclament les garants...

Prisonnier d’un conformisme fondé sur un « juste milieu » jamais défini dans la clarté, le pouvoir politique algérien, malgré des investissements importants dans les structures culturelles étatisées, va s’avérer incapable de mettre en œuvre, en dépit du discours officiel, une véritable politique de développement culturel, préférant gérer un « vide », quitte à le dénoncer périodiquement. Le bilan de la production culturelle est édifiant à cet égard. Dans le domaine du livre, l’édition étatisée, qui comprend cinq maisons d’édition, n’a guère publié plus de 3 700 titres en vingt-cinq ans. Encore faut-il souligner que la majorité de ces titres est constituée par des manuels et des co-éditions d’ouvrages publiés à l’étranger. Dans le domaine du cinéma, bien qu’une imposante structure de production ait été mise en place, le bilan s’élève à une cinquantaine de films. Sur le plan musical, seuls l’andalou, le chaabi et la musique dite folklorique ont eu droit de cité pendant de longues années sur les écrans de télévision. La médiocrité quantitative et qualitative de la gestion des mutations culturelles par le triangle va produire un double effet. Le premier, perceptible dès les années soixante, consiste dans l’exil intérieur ou extérieur de certains intellectuels qui obtiennent leur « reconnaissance » à partir de Paris ou de Damas ou qui tout simplement... abdiquent. Tandis que ce mouvement se poursuit, un autre se développe parallèlement à partir des années soixante-dix, qui bat en brèche le monopole institutionnel et le carcan normatif de la culture officielle. C’est sans doute dans le domaine musical que la percée la plus significative et la plus rapide s’est opérée, avec en particulier le renouveau de la chanson kabyle volontiers contestataire de l’ordre établi, et le raï qui utilise l’arabe dialectal pour dire la « mal vie » et les frustrations sexuelles de la jeunesse citadine. Dans le domaine de l’édition, on assiste au développement rapide d’une littérature le plus souvent encore en langue française, qui est parfois férocement critique de l’anomie socio-culturelle induite par les mutations et dont l’audace va quelquefois, jusque dans les maisons d’édition d’État, à critiquer le pouvoir politique. Face à cette nouvelle culture nationale, certes embryonnaire et fragmentée mais qui constitue un défi à son projet culturel, le triangle réagit de manière hésitante. Il a d’abord tenté de réduire le renouveau culturel berbère puis intégré, au moins en principe, à partir de 1983 le patrimoine historique et culturel berbère dans la culture « nationale ». Quant à la littérature islamique, il a d’abord facilité son importation, sa production et sa diffusion par le canal des structures d’État ou des petites maisons d’édition privées, puis a institué un visa du ministère des Affaires religieuses afin de contrôler l’« orthodoxie » des livres et libelles mis en circulation. Cette pratique du visa a été étendue à l’ensemble des maisons d’édition, privées mais aussi publiques, par l’arrêté du ministère de la Culture et du Tourisme en date du 1er mars 1987. Devant le tollé suscité par cette mesure, y compris dans la presse, le ministre a promis de ne pas l’appliquer mais ne l’a pas retiré. Le meilleur exemple de récupération problématique d’un aspect de la culture underground par les institutions officielles est à coup sûr celui du raï. Après une longue période de quasi-clandestinité, dénigrés en tant que représentants de la « culture des bas-fonds », les chabs ont pu accéder à l’espace public à partir de 1984, au théâtre de Verdure d’Oran, et devenir l’objet d’une sollicitude particulière du pouvoir, ce qui a bien entendu entraîné la colère des islamistes... qui entendent sinon accéder au pouvoir, du moins être les gardiens de sa moralité. Démiurge à certains égards, sur le terrain économique et social, le pouvoir politique algérien doit se contenter, sur le terrain culturel, d’une hégémonie en quelque sorte négative qui permet tout au plus d’éviter la cristallisation des différents courants et leur transformation en expressions politiques potentiellement alternatives à celle du triangle.

Le domaine politique: verticalité unanimiste et pluralisme clientéliste

De 1962 à octobre 1988, quelles que soient les différences de forme selon les périodes, le principe d’organisation politique de la société qui a prévalu est celui de la verticalité unanimiste fondée sur l’identification du triangle armée-État-parti avec la société. Dans cette perspective, la notion de conflit à l’intérieur du pouvoir politique ou entre lui et la société ou certaines fractions qui la composent est évacuée. Seules peuvent exister des dysfonctionnements, des distorsions qui, par définition, doivent être résorbés par la concertation. Ce principe se traduit par trois grands modes de structurations du pouvoir.

Au sommet, la non-séparation des pouvoirs est la règle. Le président de la République, magistrat suprême, est aussi le principal responsable du parti et de l’exécutif. L’Assemblée, dont les membres ont été choisis par le parti sur la base de commissions de candidature associant les représentants de l’armée et de l’État, ne peut mettre en cause la responsabilité du président ni censurer le gouvernement. Ce n’est pas elle qui détient la légitimité du pouvoir, mais le Conseil de la révolution à l’époque de Boumediène et le bureau politique du parti du F.L.N. a l’ère Chadli.

Au niveau local fonctionne un rapport de représentation déléguée. Les élus locaux dans les A.P.C., A.P.W. et à l’A.P.N. sont à la fois des recrues du pouvoir politique central et les représentants de la société auprès de ce dernier, chargés d’expliquer les desiderata des populations qu’ils représentent tout en les faisant rentrer dans le moule des orientations données par le triangle sous peine d’être disqualifiés. Un comportement similaire prévaut dans le fonctionnement des organisations de masse (Union générale des travailleurs algériens, Union nationale de la jeunesse algérienne, Union nationale des paysans algériens, Union nationale des femmes algériennes) et des organisations professionnelles. Si une certaine latitude leur est laissée dans l’expression des intérêts sectoriels et des doléances des groupes qu’ils représentent, elles ne peuvent le faire que dans le cadre et sous l’égide du parti unique. La lutte contre les tendances à l’autonomisation des organisations de masse est une constante du pouvoir politique algérien depuis l’indépendance. Sous la présidence de Ben Bella, l’U.G.T.A. sera mise au pas. À l’époque de Boumediène, Kaïd Ahmed continuera le travail en lui ôtant toute autonomie organique et en prononçant la dissolution de l’Union nationale des étudiants algériens (U.N.E.A.) qui refusait de passer sous les fourches caudines du F.L.N. Sous l’ère Chadli, le verrouillage sera encore accentué avec l’instauration de l’article 120 des statuts du parti du F.L.N. et « théorisé » par la Charte nationale de 1986. Cette structuration verticale du pouvoir, qui, par une série de relais, permet au triangle de commander sans partage la société, aide à mieux comprendre la place et la fonction réelles du F.L.N., qui ne correspondent en rien aux rôles officiels qui lui sont assignés avec une belle constance: direction et mobilisation politique. Il est symptomatique à cet égard que le F.L.N. ait été la dernière structure du pouvoir à achever son institutionnalisation. Pendant quinze ans, le F.L.N. vivra sans statut ni congrès. Il faut en effet attendre le congrès extraordinaire de juin 1980 pour qu’il se dote d’instances précises. Paradoxalement, c’est sous la présidence de Chadli que le rôle de direction du parti du F.L.N. semble se renforcer. La Charte nationale de 1986 dispose en effet que « les fonctions déterminantes de responsabilité confiées au niveau de l’État sont dévolues à des membres de la direction du parti, tandis que les autres postes de responsabilité au sein des organes du parti et de l’État sont confiés à des militants; de même, les candidatures aux instances élues sont présentées par le parti et proposées au suffrage universel ». Le caractère fictif du rôle dirigeant du parti du F.L.N. apparaîtra cependant au grand jour quand, de manière unilatérale, le président Chadli limogera le responsable du secrétariat permanent du comité central, Cherif Messadia, et décidera des réformes remettant en cause le monopole du F.L.N. sur la vie politique. Il demandera cependant au sixième congrès du F.L.N. de les avaliser. Dans cette ambiguïté gît la spécificité de la fonction du F.L.N. Structure faible du triangle sur le plan instrumental, il est une structure forte sur le plan symbolique car il légitime la verticalité unanimiste sur laquelle repose la reproduction de la domination politique du triangle et délégitime toute tentative d’organisation d’une opposition transversale au pouvoir. C’est là que réside la véritable efficacité du F.L.N., et non dans son rôle de mobilisation politique. Sur ce terrain encore, il est symptomatique que, lorsque le pouvoir a besoin d’une mobilisation politique effective pour induire ou gérer les mutations, il court-circuite le F.L.N. Dans les années soixante-dix, les comités de volontariat à la révolution agraire ont été organisés, en particulier dans le milieu estudiantin, en dehors du F.L.N. À la fin des années quatre-vingt, le président Chadli accepte la création d’une ligue des droits de l’homme indépendante du F.L.N., et une loi libéralisant le régime des associations sera votée par l’A.P.N. à l’initiative du ministère de l’Intérieur contre l’avis du F.L.N. Son rôle effectif est, dans une large mesure, le contraire de son rôle théorique. Il n’est pas d’organiser la mobilisation politique de la population pour soutenir le pouvoir, mais d’empêcher toute mobilisation politique, sociale et culturelle qui pourrait se retourner contre le pouvoir. Il n’est pas l’« avant-garde » du triangle, mais son bouclier idéologique et institutionnel par l’intermédiaire de ses dizaines de milliers de permanents qui sont plus des fonctionnaires du politique que des militants.

La tâche centrale du F.L.N. est en fait de gérer les multiples clivages hérités des périodes coloniale et précoloniale ou induits par les mutations, réalisées depuis l’indépendance, qui affectent la société de manière sectorielle ou longitudinale. Il s’agit pour lui d’empêcher qu’elles se transforment en clivages transversaux qui pourraient se cristalliser en expressions politiques pluralistes. En vingt-cinq ans, le F.L.N. a incontestablement rempli sa mission. À l’exception de groupuscules nés de la crise du F.L.N. au moment de l’indépendance, aucun mouvement d’opposition politique structuré disposant d’une base sociale importante ne s’est constitué en Algérie. Cette « victoire » a cependant son prix. Elle s’est accompagnée d’une dépolitisation généralisée de la société et d’un repli sur les rapports corporatistes, régionalistes, familiaux. Le monolithisme apparent du système politique cache mal, à tous les niveaux du fonctionnement de la société, un pluralisme clientéliste qui tempère et pervertit à la fois l’autoritarisme du triangle dans sa gestion politique de la société. Au niveau central, l’analyse de la circulation des élites ne peut se faire uniquement en termes de tendances politiques ou de poids respectifs des différentes structures du triangle. Elle doit nécessairement prendre en compte l’existence de configurations complexes de clientèles regroupant des éléments divers autour d’un noyau dur dont la composante principale est un groupe de l’armée. La faiblesse de Ben Bella et la facilité avec laquelle il a été évincé du pouvoir tiennent au fait qu’il ne disposait pas d’une base clientéliste complète. La remarquable stabilité du régime Boumediène, malgré son degré rudimentaire d’institutionnalisation, est principalement due au large éventail de son réseau de clientèles et à la solidité du noyau dur, le groupe d’Oujda composé d’anciens responsables de l’état-major de l’A.L.N. (Abdelaziz Bouteflika, Mohamed Abdelghani, Ahmed Draïa, Ahmed Medeghri...), le second cercle comprenant des technocrates mis en place pour l’essentiel par l’exécutif provisoire et dont la figure de proue était Belaïd Abdesselam. La mort de Boumediène et l’élection de Chadli à la présidence de la République se sont accompagnées d’une recomposition progressive de la base clientéliste du pouvoir. Le noyau dur a été entièrement remplacé en quelques années par l’exclusion du groupe d’Oujda, et la constitution du groupe du « bec de canard » qui correspond au triangle formé par les villes du Nord constantinois (Annaba, Tebessa et Souk Ahras); le second cercle a été profondément renouvelé, avec la désignation de Brahimi comme Premier ministre. Cette nouvelle base clientéliste à laquelle se sont agrégés de nombreux éléments de l’ancienne est cependant beaucoup plus instable. Chacun des membres du trio dirigeant – Chadli, Messadia et le ministre des Affaires étrangères, Taleb Ibrahimi – dispose de sa propre configuration de clientèles. Cette instabilité s’est traduite par de nombreux remaniements ministériels ainsi que par des changements à la tête de l’armée. Elle explique aussi le renforcement théorique du rôle du F.L.N. et de ses instances centrales, qui servent de lieu pour l’arbitrage des luttes intestines. Ce fonctionnement clientéliste se retrouve à tous les échelons du système politique et favorise une fragmentation et une traditionalisation de la vie politique qui privilégient la défense des intérêts segmentaires sur ceux de l’État-nation. Le conformisme unanimiste des élites locales exprime moins une discipline stricte vis-à-vis des consignes du pouvoir central que le prix à payer pour le détournement à des fins privatives de la parcelle de pouvoir public qui leur est déléguée. En période d’expansion économique et d’intégration sociale rapide, les avatars de cette structuration « mixte » du politique pouvaient apparaître comme la rançon du maintien du consensus nécessaire à la continuation du développement et à la reproduction du triangle. En phase de récession économique et de marginalisation sociale, elle va rapidement se révéler être un facteur décisif de blocage des réformes pourtant nécessaires, et entraîner la crise généralisée du consensus comme le montreront les événements d’octobre 1988.

Place du triangle dans les rapports internationaux

La brutalité de la répression des émeutes d’octobre met à nu la vérité du système politique algérien. Sa capacité à gérer la société sur la base d’un populisme consensuel est, au moins en partie, le résultat de ses capacités offensives sur la scène internationale. Quand l’« indépendantisme » algérien entrera en crise du fait du retournement de la conjoncture internationale, les multiples dysfonctionnements rencontrés dans la gestion des mutations se transformeront en dérive globale de l’économie et de la société vers une nouvelle forme de sous-développement que le triangle, incapable de s’autoréformer en profondeur jusqu’à présent, n’a pas été en mesure d’enrayer. Il va y perdre sa légitimité « développementiste » au moment où sa légitimité historique est fortement érodée par la montée des jeunes générations qui n’ont pas connu la colonisation et la guerre d’indépendance, sans pour cela s’engager de manière rapide dans un processus de légitimation démocratique.

Les succès de l’indépendantisme algérien

S’il y a un héritage de la guerre de libération nationale que le triangle a su faire fructifier, c’est à coup sûr celui de l’habileté à jouer des contradictions dans les relations internationales. Avec une grande constance dans les objectifs stratégiques, l’indépendantisme algérien s’est déployé pendant un quart de siècle autour de quatre axes principaux.

La nationalisation du résultat de l’accumulation coloniale est réalisée de manière systématique en moins de dix ans. En 1963, à la suite du départ massif des pieds-noirs et du mouvement d’autogestion amorcé par les ouvriers agricoles surtout, l’ensemble des terres du secteur colonial et un ensemble d’entreprises « biens vacants » sont nationalisées. En 1968, après cette première phase, le processus reprend. Entre mai et octobre 1968, cinquante-huit entreprises étrangères opérant dans les secteurs clés de l’industrie de transformation passent entre les mains de l’État.

Sur le terrain des matières premières, dès le 8 mai 1966, le Conseil de la révolution nationalise le fer, les phosphates, le plomb, le zinc et le marbre. La bataille du pétrole se déroule en deux temps. De 1967 à 1970, on assiste à une première phase de « grignotage » des positions des sociétés pétrolières non françaises: nationalisation des firmes américaines (Esso, Mobil), anglaise (Shell), italienne (Amif)... En 1971, l’attaque frontale est déclenchée contre les sociétés pétrolières françaises (Elf, Erap, C.F.P...). Elle aboutit à porter la participation algérienne dans ces sociétés à 51 p. 100 ainsi qu’à la nationalisation du gaz et des moyens de transport des hydrocarbures. Les réactions françaises ne dépasseront pas le stade de la mauvaise humeur et les mesures de rétorsion se limiteront à une cessation de l’aide au développement fournie par le gouvernement français depuis l’indépendance.

Cette lutte pour la « seconde indépendance », l’Algérie ne la mène pas isolément. Au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (O.P.E.P.) et du Mouvement des non-alignés, elle entend être une figure de proue du combat pour un Nouvel Ordre économique international (N.O.E.I.), et pour l’établissement de nouveaux rapports entre le Nord et le Sud. Dès la première Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.) et lors de la conférence tricontinentale de La Havane, en 1966, l’Algérie se montre très volontariste et essaie de mobiliser l’Amérique latine aux côtés du groupe afro-asiatique. L’année suivante, elle reçoit la conférence du Groupe des 77 qui adopte, à l’unanimité, la charte d’Alger des « pays en voie de développement ». En 1973, le quatrième sommet des Non-Alignés se tient à Alger. En 1974, à l’occasion de la session extraordinaire de l’O.N.U. sur les matières premières et le développement, l’Algérie lance l’idée du N.O.E.I. et fait admettre le droit des peuples à la nationalisation de leurs richesses. De même, à la conférence sur la coopération économique internationale qui se tient à Paris, d’octobre 1975 à juin 1977, l’Algérie obtient un accord de principe sur la création d’un fonds de stabilisation des matières premières.

Sur le plan politique, l’Algérie saura capitaliser la rente historique de sa longue guerre d’indépendance en soutenant vigoureusement les luttes des mouvements de libération nationale, en particulier en Afrique et en Palestine. Dans le monde arabe et au Maghreb, l’Algérie a toujours privilégié une démarche fondée sur l’unification progressive et par étapes respectant les souverainetés étatiques. Cet indépendantisme sourcilleux lui a permis d’obtenir confirmation de ses frontières par ses voisins malgré quelques contestations initiales, notammment de la part du Maroc. À l’échelle mondiale, l’indépendantisme algérien se traduit par le refus de la politique des blocs et l’application stricte des principes du non-alignement.

Cette attitude n’implique pas un isolement par rapport aux grandes puissances mais, au contraire, une active politique de coopération. Avec l’U.R.S.S., la coopération est surtout politique et militaire. L’armée algérienne, malgré une diversification récente des achats d’armes, est principalement équipée de matériel soviétique. Les deux États, par ailleurs, agissent souvent de concert sur la scène internationale, en particulier pour soutenir les mouvements de libération nationale. C’est cependant avec les pays de l’O.C.D.E. que fonctionne l’essentiel de la coopération économique. Principaux acheteurs d’hydrocarbures algériens, ils sont aussi les principaux fournisseurs de produits alimentaires, d’équipement industriel et de technologie. Cette inscription privilégiée de l’Algérie dans les rapports internationaux va longtemps faire la force du triangle. Elle deviendra sa faiblesse quand la conjoncture internationale changera dans les années quatre-vingt.

Limites et crises de l’indépendantisme algérien

L’année 1986 marque incontestablement une rupture dans l’évolution économique et sociale de l’Algérie. La baisse drastique du prix des hydrocarbures prive l’Algérie de la moitié de ses recettes d’exportation et induit une crise conjoncturelle sévère. Elle révèle surtout au grand jour une autre crise, structurelle, celle d’un développement qui se voulait rapide et largement autonome tout en étant intégré au marché mondial par le biais de la rente pétrolière et de l’achat d’approvisionnements industriels, de biens d’équipement et de biens de consommation, principalement alimentaires. Cette crise commence en fait dès la fin des années soixante-dix. Loin d’entraîner un processus d’intégration progressive de l’économie algérienne, l’industrialisation et l’augmentation de la consommation vont accentuer le degré d’extraversion. La valeur des importations représentait 25 p. 100 de la production intérieure brute pendant le premier plan triennal, 33 p. 100 durant le premier plan quadriennal, 48 p. 100 durant le second. Les exportations d’hydrocarbures représentaient 58 p. 100 des exportations totales en 1963, 70 p. 100 en 1970, 96 p. 100 en 1978, plus de 98 p. 100 en 1980. Les revenus pétroliers ont fourni, dans la période du premier plan quadriennal, 30 p. 100 des recettes publiques, au cours du second 53 p. 100 et en 1980, 61 p. 100. Or c’est à partir de cette date que les prix du pétrole commencent à chuter. De 40 dollars en 1979, le baril passe à 34 dollars sur le marché libre en 1980. En mars 1983, l’O.P.E.P. réduit ses prix de référence à 30 dollars le baril. Vers le milieu de 1985, ils passent à 26 dollars. En janvier 1986, la barre des 20 dollars est franchie sur le marché libre. En février, le baril est à 15 dollars. En mars, l’effondrement s’accélère avec le plongeon du prix du baril au-dessous de 10 dollars. La manière dont le triangle a tenté de réguler la crise a contribué a en aggraver les effets déstructurants. Si le niveau de la consommation des ménages s’est maintenu et a même augmenté jusqu’en 1986, c’est au prix du ralentissement de l’investissement qui est passé de 47,6 p. 100 du P.I.B. en 1977 à 37,3 p. 100 en 1984. Cette stratégie a conduit à un ralentissement de l’intégration de la base industrielle, qui était pourtant la pierre angulaire de l’indépendantisme développementiste, et au report de la réalisation du plein-emploi tout en maintenant le volant de chômage dans des limites socialement acceptables par la création d’emplois dans les services et l’administration. Au-delà d’un certain seuil de régression de la rente pétrolière, la reproduction de ce mouvement, même au ralenti, n’est tout simplement plus possible. Le pouvoir politique algérien va payer au prix fort la surestimation de ses capacités offensives sur la scène internationale. À partir de 1986, il va être contraint de renégocier avec l’ensemble de ses clients les contrats de livraison de gaz en s’alignant sur les prix du marché, et le volontarisme qui caractérisait la diplomatie algérienne va se transformer en « possibilisme » pragmatique, ne cherchant plus à accélérer le développement des contradictions entre le Nord et le Sud mais à les « suturer ». Surtout, le triangle n’a pas été en mesure d’élaborer une stratégie alternative cohérente à l’indépendantisme rentier. La restructuration des sociétés nationales, loin de libérer les réserves de productivité, « apparaît a posteriori, comme un gâchis de ressources rares (humaines et de gestion) et le renoncement à l’existence d’un outil industriel conséquent » (Sid-Ahmed, 1989). L’ouverture en direction du secteur privé national ne va pas se traduire par une augmentation sensible de l’investissement privé, mais la libéralisation des circuits de distribution des produits agricoles va entraîner une hausse importante du prix des légumes, des fruits et de la viande. Les salariés en font les frais, tandis que de nouvelles fortunes, accumulées le plus souvent grâce à la spéculation et au trafic d’influence, s’affichent avec insolence et que les cohortes qui sortent du système éducatif affluent, toujours plus nombreuses, sur un marché du travail qui se rétrécit. La violence de la répression des émeutes d’octobre 1988 sonne le glas d’un consensus social qui allait en s’effritant. Avec les centaines de victimes de la « semaine sanglante », l’identification du triangle avec la société est morte elle aussi. En ce sens, la disproportion entre la répression et les émeutes ne peut pas être interprétée en termes de dysfonctionnement des institutions, mais en termes de dérégulation globale du système social et politique mis en place depuis l’indépendance.

Le choc d’octobre

Dans un premier temps, le choc d’octobre va permettre une accélération de la libéralisation de la société civile, ou du moins de certaines de ses fractions, qui avait commencé quelque temps auparavant. Les étudiants s’étaient organisés en coordination autonome de l’U.N.J.A. au cours de la grande grève de 1987. De même, les journalistes ont constitué un embryon de syndicat indépendant au début de 1988. Face à ces frémissements de la société civile, s’exprimant souvent sous la forme de la violence brute mais que communistes, islamistes et « berbéristes » contribuent à amplifier et à organiser partiellement, le pouvoir politique a d’abord réagi de manière contradictoire. Il a en effet à la fois renforcé le monopole du parti du F.L.N. sur la vie politique avec l’article 120, et favorisé la création d’« espaces de liberté », selon le mot de Khediri, avec la libéralisation du régime des associations en particulier.

Cette contradiction, à l’intérieur même du triangle, entre partisans du « verrouillage » et partisans de l’ouverture en direction de la société, et surtout des classes moyennes, est sans doute l’un des éléments déterminants de la crise d’octobre 1988. Dès le 10 octobre, le président Chadli annonçait un référendum révisant la Constitution de 1976 et instituant le principe de la responsabilité du gouvernement devant l’A.P.N. Cette première brèche dans la non-séparation des pouvoirs reste suivie, le 23 octobre, par la publication d’un projet de réformes politiques qui, en théorie tout au moins, remet en cause le monopole de l’organisation et de l’expression politique par le parti du F.L.N. sur trois points principaux: séparation de l’État et du F.L.N. qui perd son appellation de « parti » pour reprendre simplement le nom de « front »; liberté de candidature aux élections municipales et législatives; indépendance des organisations de masse.

Ces trois ruptures avalisées par le sixième congrès du F.L.N. introduisent l’Algérie dans un nouvel espace politique aux contours encore indécis. Dans l’immédiat, la séparation de l’État et du F.L.N. reste une abstraction. Le président de la République demeure le président du F.L.N. et Chadli a été désigné comme candidat unique à l’élection présidentielle par un F.L.N. dont on ne sait pas très bien comment il peut devenir un « front ouvert aux diverses sensibilités » après avoir pratiqué l’exclusive contre les autres courants politiques pendant vingt-cinq ans. Au fil des semaines, par ailleurs, l’indépendance des organisations de masse s’est transformée en sage « autonomie organique » sous l’égide du F.L.N.

En revanche, dès avant la publication du projet de réformes, la société algérienne, par pans entiers, avait tranché le nœud gordien qui la liait au triangle en multipliant les initiatives d’expression, de regroupement et d’organisation dans une efflorescence brouillonne qui fait d’octobre 1988 une sorte de printemps en automne. En moins de deux mois, il s’est créé plus de comités et d’associations qu’en vingt-cinq ans, avec partout un même mot d’ordre: autonomie. Si désormais la grande majorité de la société ne se reconnaît plus dans le triangle, ce dernier est encore fort de l’atomisation et de la différenciation de la société qui empêchent, pour le moment du moins, la cristallisation des forces politiques. Si les contestataires et les opposants sont légion, il n’y a pas encore de véritables candidats au pouvoir. La fin du consensus populiste produit une ligne de fracture entre le triangle armée-État-parti et la société qui, paradoxalement, permet la reproduction de sa domination. La contestation de sa légitimité, même généralisée, reste longitudinale et ne produit donc pas d’alternative mobilisatrice. Qui plus est, les perspectives des trois grands groupes issus du processus de développement sont loin d’avoir des perspectives convergentes. Pour les couches moyennes, la création d’espaces de liberté et l’instauration d’un minimum de démocratie permettant une circulation plus fluide des élites politiques est à coup sûr une exigence centrale. L’urgence vécue par les ouvriers et les couches inférieures du salariat est d’abord de sauvegarder leur pouvoir d’achat et, de plus en plus, leur poste de travail. La hantise des jeunes marginalisés des villes est surtout de rester au chômage et de continuer à vivre au rythme lancinant du triptyque foot-télé-mosquée. La crise d’octobre a moins déstabilisé le pouvoir politique algérien qu’il ne le semble au premier abord. Par elle, il a pris une conscience plus aiguë du fait qu’il gérait une société à deux vitesses dans laquelle le populisme était devenu un langage et une pratique inadéquats. Dans cette perspective, le recentrage sur les couches moyennes et la nécessaire négociation de nouveaux rapports avec le capital international sont les deux exigences que doit remplir le triangle pour trouver une alternative cohérente au populisme, sous peine de voir ce dernier resurgir en tant que mouvement oppositionnel. Mais l’abandon du populisme n’implique pas, de manière simpliste, le passage à la dictature ou à la démocratie. Il peut aussi signifier à la fois la dictature sur les « classes dangereuses » et une tolérance relative face aux besoins d’expression des couches moyennes. Telle est, sans doute, la grande leçon d’octobre 1988 sur le sens profond duquel la raison hésite: un printemps en automne ou la mise en place des conditions politiques permettant l’entrée en scène des « Alger’s boys »? Peut-être les deux de manière équivoque et ambiguë. Après avoir connu les feux de la rampe, l’Algérie est entrée dans l’« ère du soupçon ».

La longue marche de la société civile

Au cours des deux premières décennies de l’indépendance, les résistances de la société civile à tout ou partie du projet de l’État n’ont pas trouvé de canal d’expression politique. Tout d’abord, parce que le cadre institutionnel, qui n’autorisait l’existence que d’un seul parti, y était peu propice et que les principales régulations se sont opérées – non sans tension – à l’intérieur même du système: particulièrement perceptible au cours du mandat du président Ben Bella, où les divers organes d’expression du parti exprimaient parfois des points de vue autonomes, ces ajustements se sont confinés, après le 19 juin 1965, au sérail du noyau dirigeant.

Mais, dans le contexte du recouvrement de l’indépendance, l’unanimisme de façade du régime renvoyait en fait à une certaine réalité, sociale et politique, qui faisait de cet État reconquis au colonisateur un interlocuteur bien davantage qu’un adversaire. « Le peuple tout entier uni attendait [en fait] de l’État national tout ce que l’État colonial lui avait refusé » (Leca et Vatin, 1982). Sorti vainqueur d’une longue guerre d’indépendance, le Front de libération national avait par ailleurs rallié (ou éliminé) chemin faisant suffisamment d’adversaires pour, une fois au pouvoir, ne pas en rencontrer de nouveaux. Les effets déstructurants de la domination coloniale et de la guerre d’indépendance avaient par-dessus tout brouillé pour un temps les codes de la société locale, et le temps d’une génération allait se révéler nécessaire pour que les clivages sociaux, que le brassage colonial et la mobilisation nationaliste avaient bouleversés mais non supprimés, redeviennent suffisamment tangibles pour donner son assise à une véritable opposition au régime.

Dans son expansion triomphante, l’État n’a donc pas eu pendant longtemps de concurrence « sociale »: cause autant que conséquence de son omniprésence, l’extrême faiblesse du degré de structuration de la société laissait la scène politique vide de toute alternative à son leadership; aucun groupe (autre que l’armée, cœur du F.L.N.) n’émergeait de façon suffisamment cohérente pour contester sa montée en puissance, pour en infléchir la nature ou seulement revendiquer efficacement une participation moins fictive à la formulation des grandes options de l’heure. Autant qu’un choix idéologique, le primat du secteur public a donc été un impératif « social », aucun acteur national ne se montrant alors capable d’assumer la tâche de mobilisation du capital nécessaire à l’amorce d’un processus d’industrialisation.

Longtemps, le monopole politique de l’État n’a pas non plus souffert de concurrence idéologique. La récupération des biens détenus par les anciens colonisateurs (terres, compagnies industrielles puis ressources minières) est venue attester et renforcer la vocation de cet État, destinataire unique du produit de ces « nationalisations », à représenter la nation tout entière et à assumer ainsi à lui seul tout l’héritage de la lutte nationale. Le vocabulaire du socialisme et le primat de l’État qu’il sous-tend offraient enfin à la société tout entière un langage de rupture à l’égard de la doctrine du colonisateur, et donc de sa présence: le reniement du secteur privé assimilé à l’instrument de l’exploitation coloniale permettait ainsi dans le même temps de réconcilier – via l’État – l’économie et la nation.

Les cristallisations politiques des résistances de la société au projet du F.L.N. n’ont donc été dans l’Algérie des années soixante et soixante-dix que l’ombre de ce que pouvaient être à la même époque les partis d’opposition issus, dans les sociétés industrielles, d’un siècle de stabilité politique et de tradition parlementaire. Ce n’est qu’au terme d’un lent processus de maturation, qui ne commencera à s’expliciter qu’au cours du premier mandat du président Chadli, pour s’accélérer spectaculairement, après la crise d’octobre 1988, au cours de son troisième mandat, que s’amorcera le rééquilibrage des rôles entre un État-parti tutélaire et une société civile animée de nouvelles exigences et dotée peu à peu des moyens de les exprimer.

Dans ces limites étroites, et avec un impact très variable, diverses formes d’opposition se sont tout de même manifestées au cours des deux premières décennies de l’indépendance. Mais l’existence de ces quelques noyaux oppositionnels exprimait la permanence de différends personnels nés au sein du mouvement national (et relayés, le cas échéant, par quelques solidarités claniques) bien davantage que la présence de véritables clivages idéologiques, ancrés dans le corps social et susceptibles de transcender les frontières des groupes primordiaux de la société. Alors que dans les premiers mois de l’indépendance un processus de structuration politique « pluraliste » demeurait concevable, le rapport de forces en faveur du F.L.N. était suffisamment établi pour que ses contestataires ou seulement ses interlocuteurs potentiels soient rapidement marginalisés.

Maniant des langages différents – celui de l’ultra-gauche, le rejet libéralisant du socialisme autoritaire, la revendication culturelle berbère ou la thématique fondamentaliste –, les contestataires du F.L.N. ont, par des itinéraires assez différents, fait peu à peu converger leurs exigences sur le terrain de la revendication démocratique. En dehors de ce commun dénominateur, les tentatives de mobilisation contre le F.L.N. se sont essentiellement opérées d’abord sur le registre d’un discours « de gauche » contestant la capacité du régime à mettre en œuvre les politiques correspondant aux référents (implicitement) marxisants de son discours. À l’exception de quelques protestations libérales très isolées (dont celles de Ferhat Abbas, ex-chef du gouvernement provisoire, marginalisé dès 1963 et qui tentera de reprendre pied sur la scène politique à la faveur d’un tract diffusé en 1976 pendant le débat sur la charte nationale), les premières oppositions se réclamèrent du même référent, le socialisme, que l’État. Ce discours ne sera réellement concurrencé que par la thématique fondamentaliste et, plus tard, mais de manière plus indirecte, par la revendication culturelle berbère. L’efficacité croissante de ces deux courants, qui seront les premiers à exploiter la fragilité de l’ancrage culturel du discours de l’État et à ouvrir les première brèches sérieuses dans l’assise idéologique du « Front » national, n’apparaîtra toutefois qu’au terme d’une double décennie – ou presque – de maturation.

L’unanimisme et ses limites

Des oppositions sans opposants

Même s’ils sont parfois parvenus à mobiliser quelques solidarités traditionnelles, claniques ou régionalistes, les animateurs de l’opposition des années soixante et soixante-dix – anciens ténors du mouvement national, divisés en de multiples factions et le plus souvent cantonnés à quelques cercles intellectuels – n’ont jamais acquis l’assise populaire de leurs ambitions politiques. Bien représenté sous Ben Bella, combattu puis en partie récupéré sous Boumediène avant d’être à nouveau combattu par son successeur, le courant marxisant, très présent au sein du pouvoir, n’a eu, en tant que force d’opposition, qu’une influence périphérique et a vite été condamné à la marginalité de l’exil. La fragilité des groupuscules de cette première version de l’opposition avait paradoxalement la même origine que celle, relative, de l’État en construction: sans en avoir l’appareil de mobilisation et de coercition, les opposants de l’État F.L.N. s’exprimaient en effet à l’intérieur et dans les limites du système de valeurs que celui-ci s’efforçait lui-même de mettre en place, et ne représentaient en aucune manière une alternative au discours dominant. Sans disposer de ce qui faisait sa force, ils héritaient de l’État ses principales faiblesses, et notamment celle de manier un discours dont la relation avec la culture vécue de l’immense majorité de la population restait très fragile.

Première victime de la montée en puissance du F.L.N., le Parti du peuple algérien (P.P.A.) de Messal 稜 Haj fut écarté dès la préparation du référendum et ne reprit plus jamais pied sur la scène politique. Son concurrent immédiat fut d’abord le Parti de la révolution socialiste (P.R.S.) de Mohamed Boudiaf, ancien vice-président du G.P.R.A., qui fut créé le 20 septembre 1962 à la veille de l’élection de l’Assemblée constituante pour manifester notamment la réticence de son fondateur à l’égard des conditions d’organisation du scrutin. Parti d’un homme plus que parti d’idées, sa plate-forme politique, qui ne sortait aucunement du registre du discours du F.L.N., ne fut arrêtée que trois mois plus tard. Le P.R.S. n’aura guère le temps de se mobiliser avant d’être condamné à l’illégalité par l’entrée en vigueur de la Constitution de 1963. Le 29 septembre 1963, à la veille de l’adoption par référendum de la Constitution, Aït Ahmed, marginalisé au sein de l’Assemblée constituante, crée le Front des forces socialistes. L’opposition hésite alors entre l’action armée et les pressions institutionnelles: le colonel Chaabani dans le Sud, le commandant Moussa en Oranie tentent sans succès de marcher sur Alger alors qu’Aït Ahmed ouvre en Kabylie ce qui va devenir le plus important maquis de toute l’histoire de l’opposition. Parallèlement, des regroupements s’opèrent pour donner naissance à un Comité national de défense de la révolution que la répression fait toutefois très vite éclater. Le maquis kabyle, éprouvé par les centaines de morts et les quelques milliers d’arrestations opérées par l’armée légaliste dans sa contre-offensive, est affaibli de manière décisive par l’arrestation d’Aït Ahmed le 17 octobre 1964. Le 16 juin 1965, un accord met fin à la dissidence. Trois jours plus tard, le colonel Boumediène prend le pouvoir. En limitant plus encore les canaux d’expression institutionnels et en ouvrant une période de doute, le renversement d’Ahmed Ben Bella et la prise du pouvoir du Conseil de la révolution vont accentuer la confusion de l’opposition et amorcer la tendance à l’exil. Les partisans marxisants de l’ancien président, dont de nombreux membres de l’ancien Parti communiste, tentent de se regrouper dans une éphémère Organisation de la résistance populaire (O.R.P.) et/ou dans une tout aussi fugitive Organisation clandestine de la révolution algérienne (O.C.R.A.), qui ne parviendront jamais, depuis leurs exils madrilène, parisien ou helvétique, à coordonner leur action. L’assassinat à Madrid, en janvier 1967, de Mohamed Khider, ex-trésorier du F.L.N. qui contribuait largement au financement du F.F.S., du P.R.S. et de l’O.C.R.A., priva brutalement ces formations d’une bonne partie de leurs moyens.

De plus en plus coupée des terroirs de mobilisation, mal positionnée par rapport à un régime qui pour l’essentiel maniait les mêmes codes qu’elle et dont les politiques, même vues de la gauche, étaient loin d’être insignifiantes, cette opposition s’enfonça rapidement dans la marginalité, ne survivant d’une manière très formelle qu’à travers ses quelques publications.

L’ultime recours au terrorisme (attentats en 1968 contre Boumediène et Kaïd Ahmed) ou à la rébellion (le maquis du colonel Tahar Zbiri en 1967, auquel le F.F.S. se préparait à apporter son soutien) accéléra sa désagrégation plus qu’elle ne l’enraya.

L’O.R.P., se désolidarisant des comploteurs, se transforma en Parti de l’avant-garde socialiste (P.A.G.S.) et renoua avec la doctrine « entriste » de l’ancien P.C.A. À un moment où la relative radicalisation du régime (qui lançait coup sur coup la révolution agraire et la gestion socialiste des entreprises) le rapprochait de sa propre ligne politique, le plus important noyau d’opposants, bien implanté à l’université, et solidement introduit dans le débat politique interne amorça une évolution qui le conduisit à passer insensiblement d’un soutien critique et sélectif à une adhésion plus active au régime. Dans la mise en œuvre de la révolution agraire d’une part, plus systématiquement ensuite (notamment par le biais de certaines organisations de masse), il jouera – aux marges, sinon complètement à l’intérieur du système – un rôle non négligeable. C’est l’Infitah de Chadli qui lui fera retrouver à la fois sa vocation d’opposition et une partie de sa capacité de mobilisation. Lorsque les énoncés juridiques du projet libéralisant du troisième président algérien commenceront à acquérir une certaine crédibilité, c’est-à-dire lorsque le désengagement de l’État-providence apparaîtra comme une issue inévitable du renversement du marché pétrolier et de l’échec du plan d’industrialisation, menaces de licenciement et remise en cause des privilèges acquis redonneront au contenu social du discours pagsiste un net regain de crédibilité. Allié à la vieille garde du F.L.N., campant sur les positions de l’orthodoxie socialiste, il reprendra à la faveur de la crise d’octobre 1988, un rôle de pointe, accédant même – sous la forme d’une dénonciation de son action par la presse officielle – à une forme de reconnaissance implicite par le régime. Investissant avec une certaine efficacité le terrain de la défense des droits de l’homme, il joindra alors ses voix à la revendication démocratique montante dont il parviendra parfois à coordonner, sinon à récupérer, complètement l’expression. Le F.F.S. ne sortira pas vraiment des limites que lui imposaient ses contradictions initiales. Il sera contraint de s’allier en 1986 avec son ennemi de la première heure, le président Ben Bella, que le chadlisme avait rendu à la vie politique et qui s’était lancé aussitôt dans une hypothétique reconquête du pouvoir.

Le chadlisme: vertu et limites du réformisme

Le 28 décembre 1978, l’enterrement du successeur de Ben Bella, qu’un long séjour à Moscou et des équipes médicales venues du monde entier ne sont pas parvenus à sauver, permet de mesurer avec plus de crédibilité que les taux de participation aux scrutins locaux ou nationaux la place qu’a su prendre celui dont le nationalisme très gaullien, plus encore que le volontarisme de ses politiques d’équipement et de scolarisation, a donné un prestige que son successeur ne parviendra jamais à égaler.

Avant même la tenue du congrès du F.L.N. appelé à désigner son successeur, deux noms circulent sur les antennes des radios européennes et les trottoirs algérois. Abdelaziz Bouteflika, prestigieux ministre des Affaires étrangères du président défunt, représente une première tendance soupçonnée de libéralisme par les « boumediénistes » qui constituent la seconde et dont le porte-parole est Mohamed Salah Yahiaoui, responsable du parti et réputé gardien vigilant de l’orthodoxie socialiste.

En récusant les deux candidats au profit du premier des leurs (par l’ancienneté dans le grade), les militaires, forts de leur prééminence au sein du parti, garantissent autant le principe de leur suprématie que l’usage politique qu’ils comptent en faire. Chadli une fois élu, le débat reste en effet ouvert, la faible personnalité supposée du nouveau venu laissant un temps à ceux qui n’avaient pas pu réunir un consensus sur leurs noms l’espoir de garder le contrôle des jeux de coulisse. L’outsider Chadli va pourtant cantonner assez vite les deux prétendants dans la limite de la figuration d’abord, de la disgrâce ensuite et, pour A. Bouteflika, qui avait eu l’impudence de défendre la ligne même qu’allait adopter le nouveau régime, de l’exil. Quelques mois après le départ de son concepteur, il est clair que, dans la forme sinon sur le fond, la doctrine Boumediène va très vite être dépassée au profit d’une ligne Chadli dont la spécificité sinon les retombées perceptibles vont assez vite prendre forme. Si chadlisme il y a, c’est, en partie au moins, comme repoussoir du boumediénisme qu’il doit se lire. À la période de montée en puissance d’un État à prétention monopoliste développant vers la société civile plus d’appareils de contrôle que de canaux d’expression va se substituer peu à peu une phase où, sans préjuger des résultats concrets de ce changement, le discours de l’État va exprimer la volonté de sortir des limites du modèle tracé au lendemain de l’indépendance. Du haut en bas de l’appareil administratif et économique, l’heure n’est plus celle de la construction, de la création ou de l’investissement, mais celle de la gestion et de la rationalisation des choix et des réalisation opérées au cours des deux premières décennies. En quelques mois, la classe politique semble se décider à rechercher dans le pragmatisme et l’opiniâtreté tout ce que les certitudes socialisantes et leur cortège de volontarisme ne lui ont pas permis d’obtenir au cours des années soixante-dix, soit, avant tout, une économie capable de sortir de la prison dorée de la rente pétrolière dans laquelle elle s’est trop longtemps abritée, et d’affronter progressivement – au prix de véritables progrès de productivité – les réalités de l’économie mondiale et les frimas de la concurrence étrangère.

De l’« émergence de la société civile » au « désengagement de l’État » en passant par l’infitah et autre libéralisation, l’ère Chadli va voir en effet, par-delà la fragilité des définitions et le raccourci des formules, s’accélérer indiscutablement, en économie comme en politique, un processus de repositionnement de l’État par rapport à la société. Là où le successeur de Ben Bella s’était employé à conquérir, élargir et conforter les espaces d’expression de l’État, Chadli Bendjedid s’emploie au contraire à les redéfinir et, parfois, à les limiter.

Sous le pavillon de l’« ouverture » économique ou du « désengagement » de l’État ne circulent certes pas des marchandises pesant de manière univoque sur le plateau d’une trop simple « résurgence » de la société civile, titulaire obligé du beau rôle d’opprimée, face à un État forcément oppresseur et inéluctablement condamné pour cela à sortir un jour de l’histoire. Plus limité, le processus est aussi plus ambivalent. Et il ne remettra en cause aucun de ces équilibres fondamentaux du régime qui, après avoir fait sa force, vont contribuer de jour en jour, tout au long des années quatre-vingt, à son affaiblissement.

La mise en œuvre de la nouvelle politique économique, malheureusement pour sa crédibilité, va coïncider avec le renversement du marché pétrolier et entraîner autant de tensions sociales et politiques que de résultats susceptibles d’en souligner la portée. La crise d’octobre 1988, en même temps qu’elle sera l’occasion pour le candidat Chadli de franchir une étape décisive dans leur contournement, témoignera de l’importance des résistances qui avaient subsisté au sein du F.L.N. et de l’armée à l’égard d’un mouvement de réformes dont une partie de la classe politique d’abord, des couches salariées ensuite vont à tort ou à raison craindre peu à peu de devenir les victimes.

Mais la véritable limite de l’ouverture du chadlisme a sans doute été d’avoir par trop dissocié les terrains économique et politique du repositionnement de l’État et d’avoir cru pouvoir créer une génération d’entrepreneurs sans reconnaître au préalable les exigences de la vague montante des « citoyens ». Si désengagement il y a eu, il s’est exprimé prioritairement et presque exclusivement en effet sur le terrain économique. Et c’est en partie au moins de la distorsion croissante entre ces deux processus que s’est nourrie la montée des oppositions d’abord, la crise d’octobre ensuite.

Réformisme économique et verrouillage politique

Après avoir consolidé ses assises politiques, l’équipe du président Chadli s’est attachée prioritairement à remobiliser l’appareil productif. Rompant avec la politique d’investissement de la décennie soixante-dix, elle l’a fait en s’efforçant de rationaliser la gestion de l’appareil productif, c’est-à-dire en restructurant le secteur public d’une part, en redonnant un nouvel élan et de nouveaux espaces d’expression au secteur privé d’autre part.

La première des ruptures opérées dans les énoncés économiques a consisté dans l’adoption d’une nouvelle hiérarchie entre les préoccupations sociopolitiques et les objectifs de rentabilité. Tout ce qui, dans la mise en œuvre du projet agraire comme dans la politique industrielle, procédait de préoccupations trop exclusivement « sociales » (telles la recherche de l’égalitarisme foncier, la création d’emplois sans rapport avec les besoins réels des unités économiques) ou « politiques » (association des travailleurs à la gestion de leur entreprise) va de plus en plus explicitement être remis en cause. C’est là une première rupture. « Il est illusoire de croire qu’il suffit de donner de la terre aux paysans pour que le développement se fasse par lui-même », reconnaît en ce sens en 1981 le ministre de l’Agriculture. Pivot de la politique foncière du régime, le dossier de la redistribution des terres aux paysans démunis quitte ainsi le premier rang des préoccupations gouvernementales. Il y laisse la place à une réflexion approfondie et critique sur les structures d’organisation de la production mises en place depuis vingt ans et les conditions susceptibles d’y assurer une meilleure productivité.

Le rôle des assemblées de travailleurs dans la gestion des unités économiques (resté de toute façon très théorique) va peu à peu céder lui aussi du terrain devant la résurgence de hiérarchies fonctionnelles plus classiques. Ce sera le cas dans les « fermes d’État » créées en janvier 1982 (et symptomatiquement rebaptisées fermes pilotes quelques mois plus tard), dont l’organisation autour d’un directeur nommé par l’administration ne s’embarrasse plus d’aucune des préoccupations qui avaient présidé à l’institutionnalisation de l’autogestion ou au lancement de la révolution agraire. C’est plus largement le cas des entreprises nationales: en transférant aux administrations centrales une partie des compétences des unités déconcentrées, la circulaire présidentielle, qui lance en novembre 1980 l’opération de redécoupage des unités industrielles, aboutit incidemment à limiter considérablement le pouvoir de contrôle accordé aux travailleurs dans le cadre de l’expérience de « gestion socialiste des entreprises » lancée dix ans plus tôt, avec la révolution agraire, par le président Boumediène.

Pour limiter le suremploi, une politique de « dégraissage » va enfin alléger le secteur public agricole des dizaines de milliers de travailleurs âgés auxquels il avait trop souvent, depuis sa création, servi de refuge.

Le second axe de rupture procède de la réhabilitation du « petit » et du « moyen » face au « grand », qui avait le plus souvent servi de référence dans la phase de constitution du secteur d’État. Dans l’agriculture comme dans l’industrie, l’aire du gigantisme est dépassée: la « restructuration », maître mot des années quatre-vingt, va impliquer, tous secteurs confondus, le redimensionnement de la plupart des unités. Après la refonte de leur structure interne, l’assise foncière des domaines autogérés est réduite de près de 50 p. 100. Dans l’industrie, les vingt plus grandes sociétés nationales sont découpées en cent unités redimensionnées. La restructuration se double d’une politique de déconcentration qui va pousser de nombreux sièges sociaux à prendre la route des grandes et moins grandes métropoles provinciales.

Le troisième axe du « new deal » imposé peu à peu par Chadli Bendjedid est celui qui implique la rupture la plus nette avec l’héritage de Boumediène. Prudemment d’abord, de plus en plus explicitement ensuite (la gestion du président défunt ne sera publiquement condamnée qu’à partir de 1985), le discours du régime va réhabiliter un secteur privé qu’il avait longtemps marginalisé. C’est cette reconnaissance de la légitimité des entreprises extra-étatiques en ce qu’elle pose en filigrane les jalons d’une nouvelle relation entre l’État et la société civile, qui va donner à la nouvelle ligne politique sa dimension la plus novatrice. En admettant à nouveau, sans pour autant renier les siens, les droits des acteurs économiques qu’il ne contrôle pas totalement, l’État inscrit véritablement ses pratiques antérieures dans le virage de la réforme.

Résolution du comité central sur le secteur privé (déc. 1981), clôture de la révolution agraire puis dissolution de certaines coopératives, adoption d’un statut de l’artisan, réforme du code des marchés publics, adoption d’une loi sur l’investissement privé national, d’un nouveau statut des sociétés d’économie mixte (août 1982), arrêté facilitant la réinsertion des immigrés par la création de petites entreprises (nov. 1982), loi prévoyant l’aliénation à des particuliers d’une partie du domaine public agricole et libéralisant les transactions foncières (août 1983), relance des chambres de commerce et d’industrie jalonnent les étapes d’un parcours juridique auquel l’« enrichissement » en 1986 de la charte nationale viendra donner la caution du plus élevé des instruments idéologiques du régime.

Le thème de l’assainissement, qui sert à écarter certaines personnalités de la route du nouveau président, devient par ailleurs l’un des axes du renouvellement du discours du régime, qui, à défaut des grands projets mobilisateurs, puise désormais dans le « travail », la « rigueur » et le « contrôle » ses principales inspirations. La présidence de la République se dote d’un corps d’inspecteurs généraux des administrations de l’État, des entreprises publiques et des organismes qui y sont rattachés. Au-delà des structures et des procédures que l’on réforme, les hommes sont invités à se plier plus strictement aux nouvelles logiques productives, et des mesures d’encadrement administratif viennent soutenir la mise en œuvre de la nouvelle ligne économique. Dans le courant de l’année 1983, le gouvernement va jusqu’à recourir à quelques mesures d’accompagnement de nature répressive: pendant les heures ouvrables, des policiers contrôlent à l’improviste tous ceux qui, dans les magasins, les cafés ou les rues de la capitale, ne peuvent justifier leur présence hors de leur lieu de travail. Des magistrats investissent inopinément les administrations des ports d’Alger, d’Oran et d’Annaba pour y traquer plusieurs affaires de « dilapidation de biens ». Des dirigeants d’offices publics sont traduits en justice pour y répondre de malversations financières. Au thème de la rigueur et de l’efficacité, le régime a tenu à associer celui de l’espoir d’« une vie meilleure » qu’il promet aux acteurs fatigués de la décennie des bâtisseurs. Jusqu’en 1984, malgré les premiers échos de la crise, quelques concessions sociales viennent donner à ce slogan du troisième congrès du parti un commencement de crédibilité. Entre 1980 et 1983, les dépenses de santé, d’éducation, de formation et de soutien aux prix des denrées de première nécessité doublent de volume, et les cinq premiers seuils de salaire fixés par la grille du statut général du travailleur sont relevés de plus de 10 p. 100. Mais la chute des cours du pétrole ne permet pas à l’État d’atténuer durablement les conséquences sociales de ses nouvelles exigences économiques.

Des effets limités et contradictoires

Au cours des deux premiers mandats du président Chadli, les effets politiques et sociaux de l’ouverture se révèlent à la fois limités et contradictoires. D’abord parce que ses effets économiques, la relance de la productivité, tardent à se faire sentir. De la décision politique (1979-1981) à l’expression juridique de cette décision (à partir de 1982), mais plus encore de la réforme juridique à l’appropriation sociale du nouveau cadre posé, la route s’avère plus longue et plus difficile que prévu. Et, malgré l’accélération des réformes décidée au lendemain de la rechute pétrolière de 1986, les courbes de production mettent de trop longues années, hormis quelques embellies dans l’agriculture, à justifier auprès des salariés l’importance de l’effort demandé et l’incertitude nouvelle qui pèse depuis peu sur leur emploi.

Sur le plan politique, la redistribution des responsabilités au sein de l’appareil productif ne peut pas, par ailleurs, s’interpréter comme un simple renoncement de l’État à une partie de ses prérogatives. Contrairement à ce qui se produira sur le terrain de la revendication démocratique, c’est lui qui a pris, en matière économique, l’initiative du réaménagement des rôles: plus que de privilèges, c’est de responsabilités, que l’austérité pétrolière croissante lui permet de moins en moins d’assumer, qu’il se décharge en fait sur les candidats à l’enrichissement individuel. Et bien davantage que pour satisfaire la demande des entrepreneurs privés tenus dans l’ombre du système, c’est pour pallier la dégradation des indicateurs économiques du secteur public qu’il a pris acte, dès 1980, c’est-à-dire avant même le renversement du marché pétrolier, de son incapacité à mobiliser efficacement, à lui seul, l’entier potentiel productif national.

Au-delà de ces premières ambiguïtés, l’ouverture économique n’est pas seulement porteuse d’un supplément d’autonomie pour les acteurs économiques. Si elle met un terme au gigantisme de certaines entreprises et reconnaît aux unités issues de la restructuration une marge d’action qui va aller jusqu’à la reconnaissance d’une quasi-autonomie financière, elle introduit, dans la relation des salariés du secteur public restructuré avec leur employeur, une rationalité productiviste qui durcit les rapports de travail et tend paradoxalement à renforcer le poids de l’État employeur. L’originalité et, accessoirement, le paradoxe du projet politique de la période Boumediène, tenaient au fait que l’État, tout au long de sa montée en puissance, maniait deux discours antinomiques, dont l’un atténuait à certain égards les inconvénients politiques de l’autre. Alors que le premier nourrissait le renforcement de l’État en étendant son emprise sur de nouveaux secteurs de la production sociale, le second soulignait, sur le registre du socialisme autogestionnaire, les pouvoirs reconnus, en théorie du moins, aux différents acteurs, économiques et politiques, de la société extra-étatique (les travailleurs, les citoyens des collectivités territoriales, les membres des organisations de masse, etc.). Tout en attribuant aux entrepreneurs privés de nouveaux espaces d’action, le chadlisme va brutalement simplifier ce modèle et encourager, dans les entreprises publiques, l’émergence de rapports de travail dont les salariés vont s’estimer très vite les victimes.

Amputée d’un prolongement démocratique susceptible de la crédibiliser, l’ouverture va enfin échouer sur un point capital: elle ne parviendra pas à capter la confiance des investisseurs. Plutôt que de s’investir dans l’industrie algéroise, les capitaux expatriés continueront à préférer l’hôtellerie parisienne. Et, lorsque les premiers candidats investisseurs se manifesteront, ils seront plus nombreux à explorer les voies de la restauration rapide que celles, jugées plus risquées, de l’industrie légère.

Sans modifier sensiblement le profil des courbes de croissance, l’ouverture, en laissant se constituer quelques îlots, plus symboliques que réels, de surconsommation, va accroître enfin les frustrations (sinon vraiment les disparités) que les politiques sociales de la période d’opulence pétrolière avaient, tout autant que la limitation de l’initiative privée, longtemps permis d’atténuer. Alors qu’une certaine logistique sociale (augmentation de salaires, mise en œuvre d’un système de retraite, amélioration du système de sécurité sociale, etc.) avait accompagné le lancement de la nouvelle ligne de développement, la logistique politique va quant à elle se faire trop longuement attendre. Reconnaissant la nécessité d’élargir la classe économique et de rompre, pour ce faire, avec certains de ses credo idéologiques, le chadlisme n’a jamais tiré les conséquences politiques du processus qu’il a entamé sur le terrain économique: jusqu’en octobre 1988, la poussée de la revendication du « secteur privé politique » demeurera ainsi beaucoup plus remarquable que le volume des concessions opérées dans ce domaine par le régime.

L’unanimisme encore

Au début des années quatre-vingt, la nécessité pour le régime de trouver une nouvelle légitimité s’est pourtant accrue. L’heure n’est plus à l’euphorie mobilisatrice des grandes réalisations nationalistes ou développementistes (nationalisations, industrialisation, plantation d’un « barrage vert », percement de la route transsaharienne, etc.) qui avaient permis à l’équipe Boumediène de pallier le vieillissement de sa légitimité révolutionnaire. Après l’épopée des bâtisseurs s’ouvre l’ère politiquement moins rémunératrice de la gestion des premiers produits du développement et celle de leur incontournable corollaire de difficultés économiques ou sociales. Sans doute l’héritage de la période Boumediène n’est-il pas fait que de contradictions. L’effort d’alphabétisation et de scolarisation, la moins contestée de ses réalisations, a doté l’État et ses administrations de la logistique humaine (les cadres moyens) qui lui avait fait le plus cruellement défaut au lendemain de l’indépendance. Les infrastructures de transport et de communication accroissent, elles aussi, l’efficacité des interventions de l’État, moins inéluctablement condamné ainsi au volontarisme des plans de développement. Mais la réussite des politiques éducatives a dans le même temps augmenté le volume et la nature des exigences politiques d’une population largement sortie de l’analphabétisme. Et les besoins d’intégration sociale du régime sont devenus d’autant plus importants que le vocabulaire politique des nationalistes a de moins en moins de prise sur ceux qui, n’ayant pas connu la période coloniale, ont de plus en plus tendance à confondre les « héros de la guerre de libération » avec de simples « anciens combattants ».

Face à un affaiblissement de sa légitimité accru par la faible équation personnelle du chef de l’État, la nouvelle équipe va certes apporter quelques éléments de réponse. Elle le fera d’abord, sur le terrain institutionnel, en développant le rôle de la représentation nationale. Tout en se réconciliant avec une partie au moins des élites exclues du groupe dirigeant, elle amorcera ensuite très progressivement le renouvellement de la classe politique. Elle laissera enfin, mais très tardivement et avec une trop grande prudence, se développer à la périphérie du système politique quelques entreprises associatives très partiellement libérées de la tutelle étatique. Ce timide processus de revivification du système politique demeurera toutefois tout entier inscrit dans les limites du monocratisme. Quelques glissements s’opèrent sans doute, mais tous sont pour l’essentiel initiés par l’État, formulés et contrôlés par lui. Et toute tentative d’expression concurrente (sur le terrain des droits de l’homme par exemple) est irrémédiablement étouffée, la voix unique du parti conservant seule, sous l’une ou l’autre de ses casquettes institutionnelles, le droit de s’auto-interpeller. Les titres de la presse invitant – en 1983 – à réélire le président Chadli, et où, plus que jamais, la « ferveur militante » d’un « peuple » inévitablement « uni » le dispute à la « profonde satisfaction des masses laborieuses », sont là pour le rappeler: le successeur de Boumediène, qui en avait peut-être compris l’importance, n’a jamais été en mesure d’entamer la prétention du F.L.N. à conserver, sous l’une ou l’autre de ses formes institutionnelles, le dangereux monopole de l’expression politique.

Les quelques entorses à la règle unanimiste vont autant attester la conscience qu’avait le régime de sa fragilité croissante que souligner, par leurs limites, la difficulté qu’il a éprouvée, avant la secousse d’octobre 1988, à remettre en cause des habitudes et, surtout, des privilèges, instaurés depuis près de deux décennies.

Le pouvoir s’est attaché tout d’abord à poursuivre le processus d’institutionnalisation entrepris en 1967 et 1969 par la création des assemblées locales et relancé en 1976 par la réintroduction dans le paysage politique (après treize années d’absence) d’une assemblée nationale élue.

Placés, peu de temps après leur élection, sur l’avant-scène politique par l’intérim à la tête de l’État de leur président (lors de la mort de Houari Boumediène), les députés de le seconde législature ont trouvé une première occasion d’affirmer leur présence dans le jeu institutionnel. Le volume du travail législatif accompli, le nombre croissant des amendements examinés et adoptés, celui des propositions de loi (c’est-à-dire des textes émanant des députés) prises en compte ont peu à peu permis à l’A.P.N. de prendre rang sur la scène institutionnelle. La place accordée par la presse aux débats de société (sur le Code de la famille notamment), dont elle a été le théâtre et sur lesquelles elle a été à plusieurs reprises amenée à trancher (dont une fois au moins – sur les conditions d’association des capitaux étrangers – contre l’avis du gouvernement), a contribué à lui donner, au fil des années, une stature plus respectable que celle de chambre d’enregistrement à laquelle elle paraissait initialement destinée. L’objectif d’une représentation majoritaire des « couches laborieuses » s’étant quelque peu estompé au profit du respect de critères de « capacité » et de « compétence », l’élévation du niveau technique des députés a facilité ce processus. L’appareil politique et administratif local a fait lui aussi l’objet de prudentes retouches. Longtemps, le découpage local n’avait eu d’autre vocation que celle, strictement administrative, de tracer le cadre territorial des interventions de l’État, maître d’œuvre omnipotent de politiques d’aménagement ou de développement conçues, formulées et mises en œuvre à l’écart des spécificités locales que rien, dans l’environnement politico-administratif, n’invitait à se manifester. La légitimité des élus locaux, « catégorie un peu particulière de personnel administratif » selon la formule de Jean Leca, procédait autant de leur sélection par l’État (via le parti) que de leur élection par leurs concitoyens. Si le régime Chadli n’a pas renouvelé fondamentalement ce système, il a accentué quelque peu le poids du vote populaire (les listes électorales comportant désormais non plus deux mais trois fois plus de noms que de sièges à pourvoir) et renforcé en même temps de manière significative le volume des compétences déconcentrées.

Du haut en bas de cette filière naissante, le courant politique, enfin, s’est mis lentement à circuler. Le corps préfectoral et l’armée, longtemps les seuls viviers politiques du régime, ont dû affronter peu à peu la concurrence des assemblées élues. Des élites locales, certes choisies par le parti mais n’étant pas forcément passées par sa filière « historique », accèdent peu à peu, via l’A.P.N., aux fonctions ministérielles. Dès le mois de juillet 1980, trois secrétaires d’État et un ministre en sont issus. Ils seront six en 1982 à sortir de la filière parlementaire.

Élu « par défaut », Chadli Bendjedid s’est naturellement employé à consolider rapidement son assise personnelle et à déblayer pour ce faire les obstacles humains laissés par son prédécesseur sur la voie du réformisme économique qu’il souhaitait imposer. Si la succession, opérée au nom de la continuité, n’a pas donné lieu aux pratiques expéditives du système américain des dépouilles, un lent mais profond renouvellement des cadres s’est tout de même opéré, qui, en écartant les soutiens trop fidèles de la ligne politique du président défunt, a intégré de nouvelles figures et de nouveaux savoirs dans le club longtemps très fermé du Conseil de la révolution. Autant pour écarter ses opposants que par souci de rajeunir la classe politique, la nouvelle équipe a donc amorcé un processus de renouvellement partiel du personnel politique et de ses modes de recrutement.

À partir de 1980, les membres ou sympathisants du P.A.G.S. communisant dont Boumediène avait facilité la percée dans les organisations de masse puis, d’une manière générale, tous les ténors de l’équipe Boumediène qui n’avaient pas joué assez franchement le jeu du ralliement ont, le cas échéant par voie judiciaire, tous été marginalisés. Si les ruptures essentielles étaient consommées dès la fin de l’année 1980, dans le respect d’une méthode qui préfère infléchir plutôt que rompre et dont la prudence réformiste tranche sur le volontarisme des années soixante-dix, les disgrâces de l’ère Chadli mettront quelques mois, voire un an ou deux, à s’expliciter. Tayebi Larbi, grand ordonnateur d’une révolution agraire désavouée, et Ahmed Bencherif, redouté directeur de la gendarmerie nationale, sont les premiers hommes forts à être suspendus en juillet 1981 de leur mandat au comité central. Bouteflika et Yahiaoui sont au même moment invités à quitter, quant à eux, le bureau politique et, six mois plus tard, le comité central, en compagnie, cette fois, de Ghozali, ancien responsable de la toute-puissante Sonatrach. Salah Yahiaoui, ex-coordinateur du parti, et Ahmed Draïa, ancien responsable de la sûreté nationale, prendront le même chemin en décembre 1983. Belaïd Abdesselam, Tayebi Larbi et Mohamed Liassine, tous ministres de premier plan pendant les années soixante-dix, devront répondre devant la Cour des comptes, à l’instar d’Abdelaziz Bouteflika, à de très sélectives accusations de « détournements de fonds » et autres « malversations financières » qui permettront de les écarter, temporairement au moins, du devant de la scène politique.

Fort de son plébiscite par le cinquième congrès du F.L.N. (19-22 déc. 1983) et de sa réélection à la présidence de la République par 95,36 p. 100 des 9 740 630 suffrages exprimés, le nouveau « Zaïm » a toutefois opéré rapidement une franche ouverture vers les anciens proscrits. La création du grade de général et celle d’une série de décorations civiles et militaires, absentes jusqu’alors des modes de reconnaissance du régime, ont constitué deux des instruments de cette réconciliation en même temps que le symbole du dépassement de l’austérité nationaliste de la période « des colonels ». Le 27 novembre, trois jours après l’adoption d’un décret amnistiant vingt-trois chefs historiques du F.L.N., le palais du peuple a abrité une remise de décorations aux allures de réconciliation nationale, qui a fait rentrer dans le giron du régime les récentes victimes de la « déboumediénisation » et, plus spectaculairement, les principaux proscrits de l’histoire officielle. Tayebi Larbi, Belaïd Abdesselam, Mohamed Liassine et Ahmed Bencherif, sans être pour autant absous des fautes supposées de leur passé de gestionnaire, voient reconnus par l’attribution d’une médaille les mérites de leur passé de militant. Bouteflika, absent en 1984, rentrera lui aussi un an plus tard. Seuls Ahmed Ben Bella, dont le rapprochement avec le régime n’a duré qu’un été, Aït Ahmed et Boudiaf, qui refusent le retour au bercail, affectent de croire davantage en l’avenir des opposants que dans celui des alliés du régime.

« Espaces de liberté » et contestations multiformes

La Ligue des droits de l’homme

Le précédent tunisien avait montré comment, lorsqu’il était approprié par la mouvance associative, le terrain de la défense des droits de l’homme pouvait constituer, dans des systèmes institutionnels qui ne s’y prêtaient pas, l’antichambre d’un pluralisme bien contrôlé. Le 30 juin 1985, les statuts d’une Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme sont déposés au ministère de l’Intérieur pour un agrément dont l’importance symbolique n’échappe pas au régime. Dans le cas tunisien, le parti unique était parvenu, en contraignant les auteurs du projet de ligue à négocier avec les promoteurs d’un contre-projet lancé par ses soins, à imposer comme condition de la reconnaissance un bureau directeur composé de manière paritaire de membres du parti et de personnalités extérieures à celui-ci. Ayant échoué à susciter un tel compromis et se refusant à confier à ses opposants potentiels un marché politique dont il mesurait l’importance, le pouvoir algérien choisit, près de dix années plus tard, la solution répressive. Mettant il est vrai à profit le fait que l’intransigeance de maître Ali Yahia avait découragé bon nombre de personnalités modérées et réduit les rangs des fondateurs à se confondre dangereusement avec les milieux de l’opposition berbériste, les autorités emprisonnèrent les dirigeants de la ligue et lancèrent une violente campagne de presse pour tenter de les discréditer. Nonobstant la reconnaissance de l’association algérienne (le 2 novembre) par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, ils furent condamnés le 19 décembre 1985 à de lourdes peines de prison ferme. Mais le prix politique, sur la scène internationale notamment, avait été lourd. Et le régime n’eut dès lors de cesse de réparer les dégâts commis en cherchant à relancer à son profit la dynamique des droits de l’homme. Après un semi-échec qui déboucha sur la création d’une seconde ligue, le terrain d’entente fut trouvé avec un groupe d’intellectuels libéraux. Créée le 19 mars, la troisième ligue algérienne, à laquelle l’écrivain Rachid Boujedra accepta d’apporter sa caution, reçut ostensiblement les marques de la sollicitude du pouvoir, qui accéda immédiatement à ses premières demandes, faisant lever l’assignation à résidence d’une vingtaine de personnes impliquées depuis novembre 1986 dans les émeutes de Constantine. Un tel empressement parut toutefois suspect au bureau central d’Amnesty International, qui, saisi d’une demande de création d’une antenne algérienne, préféra au début de l’année 1988 différer son accord, craignant que les conditions d’indépendance d’un éventuel bureau algérien ne soient pas encore toutes réunies. Pour officielle qu’elle soit, la ligue, portée sur le devant de la scène par la répression des émeutes d’octobre 1988, n’a pas moins commencé à jouer un rôle digne d’être pris en considération en creusant, fût-ce par l’effet de son bon vouloir, une première et donc très symbolique encoche dans le monopole politique du parti. Le 21 juillet 1987, un nouvel assouplissement de la législation sur les associations est venu enfin donner des gages supplémentaires de la volonté du régime de poursuivre sa prudente ligne réformiste, sur un terrain que la structuration des oppositions avait pourtant rendu hautement stratégique.

L’impossible retour de Ben Bella

Élargi le 4 juillet 1979 après quatorze années de détention, en exil volontaire, en France puis en Suisse, depuis 1980, Ahmed Ben Bella a tenté d’apparaître depuis lors comme l’élément fédérateur susceptible de donner aux oppositions en exil, en même temps qu’un leader, un peu de la crédibilité qu’elles n’avaient jamais pu acquérir. Créé le 29 mai 1984, son Mouvement pour la démocratie en Algérie (M.D.A.), qui a opéré une alliance tactique un an plus tard avec le F.F.S. d’Aït Ahmed, n’a cependant jamais pu mobiliser, si ce n’est dans certains compartiments de l’émigration, une base militante capable de menacer réellement le régime. En investissant le terrain de la critique gouvernementale, d’autant plus facilement que la presse nationale le laissait tout entier à ses concurrents fabriqués à l’étranger, le M.D.A. a, par une politique de publication dynamique (en partie financée par la Libye), réussi en revanche à occuper une certaine part du marché politique de la contestation. Au nom de sa vocation à fédérer les diverses sensibilités de l’opposition, le mensuel Al Badil puis ses nombreux successeurs (régulièrement interdits par le ministre français de l’Intérieur à la demande de son homologue algérien) ont diffusé appels et tracts censés appartenir à toutes les tendances, y compris islamiste, de l’opposition en exil.

L’assassinat en septembre 1987 à Paris de l’avocat Ali Mecili, attribué généralement à une fraction de la sécurité militaire algérienne, pourrait témoigner du danger que, par la révélation de scandales financiers notamment, les proches de la mouvance du M.D.A. avaient commencé à représenter pour Alger. Mais tout comme la crédibilité du premier bénéficiaire du « parti unique » à le dénoncer aujourd’hui auprès des générations montantes comme le « mal unique », la traduction de cette capacité de nuisance en dividendes politiques monnayables sur le terrain algérois paraît être demeuré à ce jour très hypothétique.

La revendication berbère

Différent est le sort du courant berbériste dont la politisation, latente de longue date dans l’expression de certaines des contestations « de gauche », s’est explicitée à la fin des années soixante-dix lorsque le mouvement culturel a tenté une articulation avec la revendication démocratique, épisode dont le « printemps berbère » d’abord, la création de la Ligue des droits de l’homme de maître Ali Yahia ensuite ont montré à la fois la portée et les limites. La force du mouvement berbère tient pour une bonne part dans la capacité qu’il a d’opposer à l’idéologie étatique dominante un discours qui puise sa force là où précisément le discours de son concurrent étatique touche ses limites: sa relation privilégiée avec la culture vécue. Mais l’ancrage dans le terroir de la culture berbère donne aussi au mouvement ses limites, qui l’empêchent de s’ériger au rang d’alternative crédible à l’échelle du pays tout entier.

À la suite de l’interdiction, le 10 mars 1980, d’une conférence sur la culture berbère, l’université de Tizi-Ouzou entre en grève. Un mois plus tard (le 16 avril), la grogne estudiantine maniant le langage de la revendication culturelle va déboucher sur une grève générale où ouvriers, commerçants et étudiants débordent complètement le cadre des premières mobilisations. L’intervention violente des forces de police (le 20 avril) pour faire évacuer l’université et l’hôpital fait échouer la tentative de conciliation conduite par le ministre de l’Enseignement supérieur et provoque de très violentes contre-manifestations populaires: trois jours durant, la ville est le théâtre d’émeutes sans précédent depuis l’indépendance. Les symboles de la politique culturelle de l’État (inscriptions en langue arabe), mais aussi ceux de sa politique économique (magasins du secteur public) et de son autorité (sièges et véhicules du parti et de la police) sont saccagés par plusieurs milliers d’émeutiers venus de toute la Kabylie. La revendication culturelle a servi à l’expression de toutes les frustrations sociales et préparé le terrain à la montée de la revendication démocratique. Le langage de la culture locale vient de montrer son exceptionnelle capacité à percer le bouclier idéologique du discours de l’État. Mais il a également montré ses limites; les autres régions de l’Algérie ne font pas leur ce printemps berbère qui prend fin, sans concession majeure du régime, par l’emprisonnement de plusieurs centaines de manifestants.

Tout autre est le paradigme islamiste, le dernier mais non le moindre des registres d’expression de la contestation. Jouant lui aussi sur le registre de la réconciliation entre la culture vécue et le discours de l’État, mais ne se heurtant pas aux limites inhérentes au berbérisme, il recèle de ce fait un formidable potentiel de mobilisation.

Le potentiel islamiste

Marginalisée au lendemain des indépendances, la mouvance islamiste touche paradoxalement, vingt-cinq ans plus tard, les dividendes de cette éclipse relative en apparaissant à bien des égards comme porteuse de la seule véritable alternative idéologique au discours dominant.

À l’instar des autres courants de l’opposition, et si tant est que ce processus soit complètement achevé, le courant islamiste a mis très longtemps à se cristalliser en force politique. Présente dès le lendemain de l’indépendance, la tendance fondamentaliste de l’establishment religieux s’est d’abord identifiée à l’association des oulémas sortie (malgré son ralliement tardif au F.L.N.) en assez bonne position d’une guerre de libération où marabouts et confréries, compromission avec les autorités coloniales oblige, venaient en revanche de sombrer. Au prix de quelques confrontations, le rapport de forces entre le Front de libération nationale et l’islam institutionnel, c’est-à-dire la domination du premier sur le second, s’est assez rapidement explicité. Sans jamais s’éloigner de la célèbre trilogie de Ben Badis (« Mon pays est l’Algérie, ma langue l’arabe et ma religion l’islam »), le régime est parvenu pendant près de vingt ans à empêcher quiconque, individu ou groupe, de se maintenir sur la scène religieuse ou seulement d’y conserver un accès privilégié.

Avec l’adoption, en avril 1964, par le premier congrès du F.L.N. indépendant du programme de la charte d’Alger, il devint assez clair que les voix de la gauche laïcisante l’avaient emporté. Lorsqu’un compromis est élaboré avec la tendance devenue minoritaire de l’association des oulémas (qui avait fait l’erreur de s’associer à l’Union démocratique du manifeste algérien de Ferhat Abbas), il l’est sur le terrain de la doctrine réformiste du « socialisme islamique », qui voit un socialisme aseptisé – et dépouillé notamment de toute référence à la lutte des classes – recevoir la caution d’un islam dont la vocation égalitariste est tout particulièrement mise en avant. L’establishment religieux cautionnera de plus ou moins bonne grâce cette « laïcité islamique ». Mais, tout au long de la seconde décennie de l’indépendance, cette construction n’en fondera pas moins la position du régime vis-à-vis du champ religieux. Les réticences à cette alliance de l’islam avec la « religion de Lénine » seront principalement relayées par les perdants des premières escarmouches, Abdellatif Soltani et Ahmed Sahnoun, que l’on considère souvent pour cette raison comme les fondateurs du courant islamiste. Sous le titre Le mazdakisme est la source du socialisme , Soltani a publié au Maroc en 1974 une virulente dénonciation du socialisme de Houari Boumediène dont il compare la doctrine à celle de Mazdak, variante mal connue du mazdéisme (doctrine d’un roi perse du Ve siècle av. J.-C.) réputée communisante et libertine. Le principal ancrage institutionnel du courant fondamentaliste est l’association El Qiyam (les valeurs), qui publie la Revue de l’éducation musulmane . Après une longue série d’escarmouches verbales avec la gauche laïque, syndicale et/ou universitaire, l’association subit en 1964 – avec l’éviction de son président du secrétariat général de l’université d’Alger – une première défaite. Interdite le 22 septembre 1966 pour avoir envoyé à Nasser un télégramme de protestation contre la pendaison du Frère musulman Sayyed Qutb, elle fut dissoute le 17 mars 1970. Mais son discours, que va désormais relayer peu ou prou la revue Al Asala lancée par le gouvernement, ne sera jamais véritablement contredit par le régime. La place politique occupée alors par les islamistes est encore très faible. C’est d’abord dans le statut de l’enseignement religieux, rétabli par Ben Bella en partie sous la pression de l’association El Qiyam, que les représentants d’un courant alors en gestation ont trouvé leurs premiers thèmes mobilisateurs. Les nationalisations de la révolution agraire vont, à partir de 1973, offrir un second terrain de recrutement, le langage de la religion étant cette fois utilisé pour discréditer l’égalitarisme foncier de Boumediène. Très significativement, les terres que les autorités se risquèrent à confisquer aux Zaouias de l’Oranie restèrent vierges de toute présence d’attributaires, aucun d’entre eux ne souhaitant s’opposer à des institutions qui avaient conservé, malgré les (ou grâce aux) options laïcisantes du régime, une étonnante vitalité.

Au-delà de l’expérience coopérative (dont l’échec attesté au début de la décennie 1980 contribuera à cautionner ainsi une partie au moins du discours des opposants religieux), c’est sur le terrain plus découvert de la querelle linguistique et en quittant la mouvance de l’islam institutionnel que le fondamentalisme de contestation a peu à peu réussi sa percée. Frustrés des débouchés professionnels d’une formation dévalorisée par une arabisation trop rapide, les étudiants arabophones ont joint leurs voix aux demandes de revalorisation du fonds arabo-musulman, ne serait-ce que parce que celles-ci recoupaient leurs préoccupations professionnelles les plus immédiates. Sur un marché de l’emploi qui commençait à connaître les premiers effets de saturation, les diplômés des pléthoriques filières littéraires et juridiques furent ainsi les premiers à former cette catégorie dangereuse pour tout régime qu’est celle des intellectuels sous-employés.

L’ultime terrain de mobilisation, sur lequel s’opérera la cristallisation du courant, sera celui de la codification du statut personnel, question que le régime, à l’inverse de son voisin tunisien, avait hésité à trancher au lendemain de l’indépendance. Répugnant à confirmer certaines des dipositions du droit musulman (notamment la polygamie) que le juge pouvait toutefois continuer, en se référant à la coutume, à faire appliquer, il redoutait autant d’assumer clairement une position de rupture. En mai 1984, au terme d’un débat que les militantes « historiques » du F.L.N. parvinrent, en manifestant devant l’Assemblée nationale (promue ainsi au rang symbolique d’instance de pouvoir), à prolonger de plusieurs années, une version de compromis fut adoptée. Les partisans d’une prise de distance plus effective avec les principes du droit musulman eurent alors l’occasion, en tentant de mobiliser l’opinion publique par le biais de pétitions, de compter leurs rangs: ils ne se recrutaient plus que dans la classe d’âge des trente-cinquante ans et ils étaient surtout très clairsemés. Le rapport des forces du début des années soixante, sur ce terrain comme sur d’autres, n’avait pas résisté à l’irruption de la nouvelle génération. Entre-temps, l’entrée en politique des plus radicaux des contestataires du modèle culturel promu par le régime était devenue visible.

C’est en 1978 que se sont constitués, sous la forme de cercles de réflexion implantés dans les mosquées « libres » (c’est-à-dire non soumises au contrôle du ministère des Cultes) de plusieurs centres urbains, les premiers noyaux contestataires. Au début des années quatre-vingt – après qu’eut soufflé le vent iranien –, la mobilisation s’amplifie et les premières escarmouches violentes font leur apparition: un magasin d’alcool est détruit à El-Oued en mars 1981, un policier est tué en septembre de la même année lors de l’assaut donné à une mosquée de Laghouat où s’étaient retranchés des tenants de la « guerre sainte » contre le régime. En novembre 1982, la seconde grande grève des étudiants arabophones entraîne de violents affrontements dans l’enceinte de la faculté algéroise. Pour protester contre la répression (28 arrestations), les islamistes regroupent cinq mille personnes dans l’enceinte de la faculté centrale d’Alger pour une prière de protestation. Une pétition est transmise au gouvernement, réclamant entre autres une arabisation plus intransigeante, l’interdiction absolue de l’alcool et une réglementation du Code personnel plus proche de la lettre coranique. Deux ans plus tard, ils seront vingt mille à oser braver le régime en assistant aux obsèques d’Abdellatif Soltani. Entre-temps, la violence (ou la contre-violence) d’un petit noyau d’activistes a fait franchir au courant tout entier la barre des médias. Mustapha Bouyali, ex-militant F.L.N., candidat déçu à la députation et dont le frère a été assassiné par la police est passé dans la clandestinité et a commencé une guerre de harcèlement (faite de hold-up, de projets d’enlèvement de personnalités politiques et de préparation à l’action terroriste) avec le régime. Aidé par la population de sa région d’origine, il tiendra tête à la police jusqu’en février 1987, date à laquelle les balles de ses poursuivants mettent fin à son épopée. En avril 1987 puis en juin 1987, le procès de cent trente puis deux cent deux de ses partisans condamnés assez légèrement lors du premier verdict, plus lourdement ensuite (sept condamnations à mort lors du second), permet de lever quelque peu le voile sur son mouvement, plus « archaïque » et moins intellectualisé que les groupes tunisiens et à l’évidence moins structuré.

Hormis le cas du groupe Bouyali, extérieur à l’université, l’assise sociale du courant dans son ensemble ne paraît pas déroger de manière significative aux règles de la citadinité et de la jeunesse, les étudiants francophones des sections scientifiques fournissant le fer de lance du mouvement, les jeunes le gros de ses troupes, les classes moyennes (mal) urbanisées son ancrage extra-universitaire.

À la fin des années 1980, le courant semble avoir mesuré les limites de l’efficacité de l’action armée à laquelle, par une répression très « préventive », l’État a poussé le groupe Bouyali. Tout en développant une stratégie d’entrisme dans les institutions de l’islam officiel, il se déploie dans le réseau des mosquées associatives et plus encore sur le terrain de l’action sociale, stratégie à laquelle la crise consécutive à l’effondrement du marché pétrolier ouvre alors des territoires sans limites.

L’agonie d’un système (1988-1992)

Même si l’histoire, en janvier 1992, paraît bégayer, et l’ordre ancien reprendre une certaine consistance, en octobre 1988, à Alger, quelques journées d’agitation urbaine vont bel et bien mettre fin à toute une époque.

Trois étapes ont, depuis lors, jalonné le remodelage du paysage politique: la transformation radicale du système institutionnel d’abord (d’octobre 1988 à septembre 1989 environ, date de la légalisation du F.I.S.); l’explicitation ensuite, dans les urnes de juin 1990 (élections locales) et de décembre 1991 (élections législatives), de l’effondrement politique de l’ex-parti unique et de la supériorité numérique de ses challengers islamistes; une phase « réactionnaire », enfin, qui a vu (à partir du 11 janvier 1992) l’armée et la logique monocratique reprendre, pour un temps au moins, le devant de la scène politique.

Pourquoi, en 1988, une émeute urbaine qui avait eu de nombreux précédents a-t-elle pris une tout autre tournure; D’abord parce que, huit ans après les émeutes de Tizi-Ouzou (1980) et deux ans après les émeutes de Constantine (1986), les « ressorts » de la crise se sont considérablement tendus. Au lendemain de l’effondrement conjugué, en 1986, des cours du pétrole et de ceux du dollar, le poids de la poussée démographique a pour la première fois fait passer la courbe de croissance du P.I.B. au-dessous de l’horizontale. Et chez les jeunes de moins de vingt ans, c’est-à-dire pour près de 60 p. 100 de la population, le désespoir a irrésistiblement remplacé le doute.

Pour la première fois, encore, les divisions internes du régime (entre les partisans de l’ouverture économique prônée par l’équipe Chadli et les fidèles de la voie étatiste du président Boumediène) ont joué le rôle d’amplificateur sinon de catalyseur du mécontentement populaire. Enfin parce que, le 6 octobre 1988 au matin, la réponse de l’État, une fois n’est pas coutume, n’a pas été civile mais militaire et qu’elle a fait près de deux cents morts. Plusieurs jours durant, quelques centaines de manifestants ont été de surcroît l’objet de sévices corporels graves, infligés à titre purement punitif et sur ordre par des membres de l’Armée de libération nationale. Torture subie, elle avait été pour le F.L.N.et son système une inépuisable source de légitimité. Torture retournée contre ses enfants, elle va constituer, en même temps qu’un certain aveu d’échec des « fils de la Toussaint » (nom donné aux fondateurs du F.L.N. par allusion à la date de l’insurrection du 1er novembre 1954), la plus efficace des armes aux mains des contestataires du système.

Pour tenter de renouer le contact avec une opinion qui le fuit et sauver ses chances de survie politique, Chadli Bendjedid va peu à peu se résoudre à mettre fin en quelques semaines à vingt-six ans de ce « système F.L.N. » qui l’a fait roi.

La fin de l’État F.L.N.

Le 3 novembre 1988, une première brèche dans la façade institutionnelle rend le gouvernement responsable devant le Parlement. Moins de trois mois plus tard (le 23 février 1989), la nouvelle Constitution met à bas le système tout entier: elle abolit purement et simplement la double référence au socialisme et au rôle dominant du F.L.N. Le droit de grève et la liberté syndicale sont reconnus. Enfin, l’autorisation de créer des « associations à caractère politique » ouvre grande la porte au multipartisme. L’armée, prenant acte de la nouvelle donne institutionnelle, se retire du Comité central du parti. Forts de ce contexte institutionnel vierge de toute entrave, associations professionnelles, syndicales, ligues et comités, publications nouvelles aussi, partis politiques enfin vont en quelques semaines transformer de fond en comble le paysage politique. Sans doute les résistances de l’appareil F.L.N. en crise ne manquent-elles pas de se manifester: Kasdi Merbah, ancien patron de la Sécurité militaire, jugé trop tiède dans son soutien au train de réformes présidentielles, doit céder à contrecœur la place à Mouloud Hamrouche. Le IVe congrès extraordinaire du F.L.N. donne ensuite (29 nov. 1989) l’occasion aux opposants à la ligne réformatrice d’opérer un retour en force; mais ni le rythme ni le volume des réformes ne sont pour autant remis en cause.

En dehors du sérail de l’ex-parti unique, les nouveaux équilibres politiques commencent à se manifester. La floraison des formations politiques qui obtiennent leur reconnaissance (il y en aura près de 50 en juin 1990) n’en rend que très partiellement compte. Sous l’apparente atomisation, c’est une nouvelle bipolarisation qui est, en fait, en train de se mettre en place. Face au F.L.N., les formations issues de la gauche — le Parti de l’avant-garde socialiste (P.A.G.S.) qui va devenir l’Ittihadi, le Front des forces socialistes (F.F.S.) d’Aït Ahmed, créé en 1963, et un Rassemblement pour la culture et la démocratie (R.C.D.), fondé en février 1989 à Tizi-Ouzou par le médecin psychiatre Saïd Saadi, ces deux derniers très proches du mouvement culturel berbère — se disputent avec le Mouvement pour la démocratie (M.D.A.) d’Ahmed Ben Bella l’essentiel de la clientèle « laïque ». Mais c’est le nouveau venu islamiste, qui, de marches populaires en prières publiques, va peu à peu s’imposer comme la principale alternative à l’ex-parti unique d’abord, mais aussi, insensiblement, comme l’adversaire commun de l’ensemble des forces dites laïques.

La naissance du F.I.S.

Le 14 septembre 1989, à la grande surprise d’une partie de la classe politique locale, arabe et internationale, le président Chadli, sans même que les dispositions contraires de la loi sur les partis (qui interdit les formations fondées sur la religion) n’aient été modifiées, légalise un Front islamique de salut, créé en février. Abbassi Madani, son leader, est né le 28 février 1931 dans le sud-est de l’Algérie; il est marié et père de six enfants. Emprisonné durant toute la durée de la guerre d’indépendance pour sa participation au soulèvement de 1954, il a fréquenté les universités algéroise puis britannique en sciences de l’éducation, matière qu’il va enseigner à Alger à partir de 1984. Le plus connu de ses adjoints, Ali Benhaj, numéro trois du Front, est orphelin de père et de mère. Né à Tunis en 1956, il est doté d’une culture plus exclusivement religieuse que Madani et d’une éloquence mystique particulièrement efficace. Sa connaissance des réalités occidentales est considérée, à juste titre, comme plus « littéraliste » que chez le maître politique du F.I.S.

Au printemps de 1990, dans le contexte de la préparation des élections locales annoncées pour le 11 juin, les démonstrations de rue vont vite confirmer le rang de ces nouveaux challengers du pouvoir. Diverses violences (tombes de militants nationalistes ou de marabouts profanées, spectacles de musique traditionnelle interrompus par des perturbateurs barbus, mausolées de saints incendiés) marquent la campagne électorale pour le renouvellement des assemblées locales, premier test du pluralisme naissant. Même si leur caractère peu électoraliste laisse parfois planer le doute sur l’appartenance politique réelle de leurs auteurs, elles alimentent une puissante campagne d’opinion contre le F.I.S. À la veille du scrutin, pourtant, seul le F.L.N. s’avère en mesure de présenter contre lui des candidats dans la totalité des circonscriptions. Soucieux sans doute de prendre la mesure des forces en présence, Ahmed Ben Bella a préféré boycotter ce premier test. Le P.A.G.S. est peu présent, et l’opposition non islamiste, conduite par le R.C.D. de Saïd Saadi et le F.F.S. d’Aït Ahmed, apparaît assez dispersée. Des listes indépendantes (au Mzab notamment, où elles traduisent la double identité des Iba ボites vis-à-vis du F.L.N. et du F.I.S.) entretiennent ici et là un doute qui va être rapidement levé.

Le 12 juin au soir, les urnes du premier scrutin libre de l’histoire de l’Algérie indépendante attestent en effet d’une massive victoire du F.I.S. Sur 1 551 communes, il en contrôle 853, dont toutes les grandes villes (64,18 p. 100 des voix à Alger, 70,57 p. 100 à Oran et 72 p. 100 à Constantine). Il contrôle la totalité des communes des wilayas d’Alger, Blida, Constantine et Jijel. Il règne enfin sur 32 des 48 assemblées populaires de wilayas. Le « très faible taux de participation » (65 p. 100), qui sert aux médias à exorciser les résultats du vote, doit être pourtant affecté d’un coefficient « qualitatif » qui en augmente sensiblement la portée: pour la première fois, en effet, l’appareil d’État n’a pas pesé de tout son poids, essentiel lors de tous les scrutins précédents, pour « fabriquer » le taux de participation.

Même si la majorité des votants (soit 55 p. 100 environ) ne se sont pas identifiés au noyau dur de la thématique islamiste et si les « votes refus » du F.L.N. ont constitué un élément important de la défaite du vieux parti unique, ces voix ne participent pas moins — contrairement à une idée trop largement répandue — à la victoire du F.I.S. Seul, en effet, il a été capable de les capter alors que, du R.C.D. au F.F.S. ou aux indépendants, les canaux d’expression d’un simple rejet du F.L.N. ne faisaient nullement défaut. Que signifie dès lors le succès islamiste;

Pour l’essentiel, le F.I.S. paraît avoir réussi à opérer le transfert à son bénéfice de la dernière et de la plus importante des ressources politiques dont le F.L.N. ait jamais disposé: le nationalisme. Positivement d’abord, du fait de la nature même de son discours, qui résulte du prolongement sur le terrain culturel et idéologique de la dynamique nationaliste que le F.L.N. avait en son temps exprimée et exploitée sur le double terrain politique et économique. Mais négativement aussi, par l’effet pervers de l’identification progressive des forces politiques maniant un vocabulaire différent de celui du F.I.S. à l’univers de la francophonie d’une part, de la France inévitablement, d’une certaine élite sociale enfin et surtout, doublement condamnée pour ses privilèges économiques et sa proximité culturelle avec l’univers de l’ancienne puissance coloniale. Le croisement des discours du F.I.S. et de celui des médias européens a contribué en effet à faire apparaître le vocabulaire de la « démocratie » et des « droits de l’homme » comme trop proche d’une culture étrangère pour résister au contenu nationaliste de la thématique islamiste. Dans l’inexorable entreprise de décrédibilisation des forces laïques, la France, médias et classe politique confondus, a sans doute paradoxalement joué un rôle non négligeable. Croisé avec celui du F.I.S. (dénonçant le « parti de la France »), son empressement à défendre le « camp démocratique » a indiscutablement contribué à disqualifier celui-ci en même temps qu’à valoriser son adversaire, lui permettant de transformer chacune des attaques médiatiques françaises en autant de dividendes. Paradoxe suprême, le F.L.N., dans sa lutte contre le F.I.S., s’est lui-même trouvé constamment en situation de paraphraser (sur le thème de la violence politique notamment) le discours des médias français, ouvrant, ce faisant, autant de brèches dans une légitimité historique qu’il avait fondée précisément sur sa capacité à opérer la distanciation symbolique d’avec le colonisateur. Un an plus tard, aux élections législatives, ce scénario se reproduira.

La tentation réactionnaire: 1991

L’ouverture d’octobre 1988 paraît un temps devoir se poursuivre jusqu’à son terme naturel: des élections législatives, fixées au 27 juin 1991. Malgré ses divisions, le F.L.N. arrête rapidement la stratégie qui doit éloigner le spectre de voir se rejouer au Parlement la partie perdue dans les wilayas et les communes: user la crédibilité du F.I.S. en l’amenant à s’empêtrer dans une gestion locale d’autant plus délicate que la situation financière laissée par les élus F.L.N. était particulièrement dégradée et que les prérogatives des maires pour y remédier venaient — deux mois avant le scrutin — d’être réduites considérablement autant que discrètement; profiter ensuite des tensions internes que susciterait inévitablement la rencontre du F.I.S. avec les exigences de la réalité municipale pour faire éclater les divisions de sonappareil dirigeant et les exploiter; jouer sur, ou, au besoin, aider à la création de formations islamistes concurrentes pour diriger quelques-uns des dividendes islamistes vers de possibles alliances et amener ainsi le parti d’Abbassi Madani aux législatives dans des conditions permettant à un F.L.N. « rénové » de faire oublier sa contre-performance. Ce programme allait, en partie au moins, être rempli.

Quelques semaines à peine s’étaient écoulées que partout, dans la presse nationale et internationale, fusaient déjà en effet les « constats d’échec » du F.I.S., présumé incapable de tenir « les mirobolantes promesses » faites à ses électeurs et supposé se heurter à un désenchantement croissant de sa base. Dans ce déferlement de rumeurs en forme d’accusations, il fut longtemps difficile de faire la part de la réalité. Une génération politique dépourvue d’expérience prenait — dans un environnement médiatique national et international exceptionnellement hostile — le contrôle de structures communales aux finances généralement exsangues, disposant à l’égard d’un pouvoir central (peu enclin à la collaboration) d’une autonomie encore plus limitée que celle de ses prédécesseurs. On a pu, depuis lors, vérifier que ces prévisions catastrophiques, qui auraient dû inéluctablement conduire à un effondrement électoral du F.I.S., devaient être, à tout le moins, nuancées. De miracles, le F.I.S. n’en a, à l’évidence, point réalisé. Des erreurs techniques ou politiques, il en a à l’évidence commis. Des replis frileux sur le terrain de mesures symboliques conservatrices plus faciles à mettre en œuvre (parce que dépourvues d’implications financières) ont souvent pallié, ici et là, une évidente difficulté à avoir prise sur une situation économique hors de portée de ses décisions. Mais le bilan commercial sera en tout état de cause loin de se résumer à cette « Berezina » évoquée par les médias des deux rives de la Méditerranée.

Les élections malgré tout

Deux mois avant l’échéance législative supposée de juin, le régime, parti et armée aussi unis que jamais, commence sans doute à s’en apercevoir et à prendre la mesure des limites de sa contre-offensive. Les quelques sondages disponibles incitent à relativiser l’échec supposé du F.I.S. dans ses communes. Aucune des formations de l’opposition islamiste (ni celle de Mahfoudh Nahnah, le Blidéen, ni celle d’Abdallah Benjaballah, le Constantinois) n’est parvenue à inquiéter la formation d’Abbassi Madani. Du côté de l’opposition laïque (P.A.G.S., F.F.S., M.D.A. et R.C.D. pour l’essentiel, les quelque quarante autres candidats n’ayant en fait d’existence que fictive), personne n’a davantage réussi à refaire son handicap. Reste, il est vrai, l’inconnue représentée par Ahmed Ben Bella, rentré au pays le 28 septembre 1990, qui passe, un temps au moins, pour un possible joker que le F.L.N. ou l’opposition non islamiste pourraient, le cas échéant, sortir en temps utile de leur manche. Mais, sauf imprévu, le F.L.N. paraît alors risquer la réédition de sa défaite électorale.

Pour sauver le parti en danger, en plus des campagnes de presse, c’est dès lors à la vieille arme du découpage électoral qu’il est décidé de faire appel. En même temps qu’elles se multiplient dans le Sud — peu peuplé et qui est resté acquis au F.L.N. —, les circonscriptions électorales deviennent ainsi, par la vertu de la nouvelle loi électorale, exceptionnellement rares dans les denses territoires urbains acquis au F.I.S. La distorsion est telle que le nombre de voix nécessaire pour élire un député varie, d’une wilaya à l’autre, de un à dix. Le ton du débat commence à monter: Abbassi Madani réclame la refonte de la loi électorale et, pour la première fois avec autant d’insistance, s’attaque à Chadli Bendjedid lui-même, exigeant — en menaçant de boycotter le scrutin législatif — la tenue d’une élection présidentielle anticipée (le mandat présidentiel prend fin en novembre 1993). Le 23 mai, un appel à la grève générale est lancé pour le 25 sur le thème de l’abrogation de la loi électorale. À l’exception du F.F.S. (qui a obtenu le droit d’élire en Kabylie autant de députés que les... 2 millions et demi d’électeurs algérois), les partis de l’opposition non islamiste, qui, eux aussi, ont protesté contre la loi électorale, préfèrent se désolidariser du F.I.S. Plus ou moins bien suivie, la grève, assortie de manifestations urbaines importantes, suffit à paralyser Alger (où, le 27, 100 000 personnes défilent) et à faire rapidement monter la tension. Le 29, la police commence à intervenir. Au cours des premières journées de juin, les affrontements, souvent armés, s’accentuent et le ton du F.I.S. (dont le coleader Ali Benhaj appelle les militants à « stocker des armes ») se durcit. Le 5 juin dans la nuit, les chars investissent la capitale. À deux heures du matin, le président de la République décrète l’état de siège pour quatre mois, annonce le report des élections législatives et la démission du gouvernement de Mouloud Hamrouche. Sid Ahmed Ghozali, qui lui succède, est invité à former un gouvernement « de techniciens » dont le F.L.N. est à peu près complètement absent. Le F.I.S. paraît pour l’heure avoir gagné une manche.

Le retour de l’A.N.P.

L’Armée nationale populaire, sortie depuis à peine plus d’un an de la scène institutionnelle, vient pourtant d’y faire une spectaculaire réapparition. De fait, la tension entre l’armée et le F.I.S. n’est pas nouvelle. Et son origine excède la seule vocation que la majorité des observateurs vont longtemps attribuer aux militaires de « défendre la démocratie ». Pour les leaders d’une institution qui, vingt-six années durant, s’est identifiée totalement au parti unique, le F.I.S. représente plus banalement un challenger dangereux dont la venue au pouvoir risque de mettre un terme à leurs privilèges. Après une longue série d’escarmouches verbales (notamment à la suite de l’interdiction du port du voile dans les hôpitaux militaires), la tension s’accroît. Le 18 janvier 1991, installé devant le ministère de la Défense à la tête d’une imposante manifestation, Ali Benhaj propose d’entraîner des volontaires pour se substituer aux forces armées défaillantes dans la défense de l’Irak et dénonce « les régimes traîtres et pourris dans lemonde arabe, qui achètent des armes pour faire la guerre et s’en servent contre leur population ».

À la faveur de l’état de siège, les arrestations débordent donc sans surprise les groupuscules radicaux de la périphérie du F.I.S. pour s’étendre à l’épine dorsale du mouvement. Second axe de son offensive, le pouvoir parvient conjointement à exploiter pour la première fois les dissensions internes du Majliss Choura (l’organe « législatif » du F.I.S.) et les réticences qu’y engendre l’autoritarisme d’Abbassi Madani. Le 26 juin 1991, à peine plus d’un an après sa spectaculaire victoire électorale, le F.I.S. voit s’ouvrir les premières brèches dans l’unité qui a fait jusqu’alors sa force. Trois membres de la tendance opposée à Abbassi Madani acceptent ainsi d’enregistrer un communiqué où ils se désolidarisent de la ligne et des méthodes de leur chef. C’est le moment que choisit l’armée pour occuper le siège du F.I.S. et faire arrêter (30 juin) et déférer devant la cour de sûreté militaire de Blida (pour « conspiration armée contre la sécurité de l’État ») ses deux principaux leaders. À la fin du mois de juillet 1991, le F.I.S., divisé et désorganisé (la presse amplifie les moindres rumeurs de scission, évoque la création d’un F.I.S. no 2, etc.), semble bien avoir perdu la bataille. Au congrès, réuni à Batna à la fin de juillet, l’aile moderniste du mouvement (la Jaz‘ara) parvient toutefois à imposer l’option de la participation aux élections et exclut douze des membres du Majliss Choura qui s’y opposent.

L’itinéraire de cette échéance majeure, que le président Chadli ne s’est pas résolu à reporter une nouvelle fois, est jalonné ensuite de tensions internes à la direction du F.I.S. (où la tendance « modérée », identifiée au porte-parole temporaire, Abdelkader Hachani, a fini par l’emporter) et de violences, provoquées ou non, entre ceux qui ont fait le pari de rester dans la légalité et le bras armé du F.L.N., qui paraît vouloir les en faire sortir. À la veille du scrutin, auto-intoxication ou erreur d’analyse, l’une expliquant peut-être l’autre, personne à Alger ne crédite plus alors les disciples d’Abbassi Madani (hormis ceux-ci, qui se disent sûrs de leur victoire) de plus de 30 ou 35 p. 100 des voix. Chacun s’est convaincu que la contre-offensive idéologique et politique du régime, les pièges de la gestion communale, les dissensions internes, les concurrences externes (d’un parti Hamas largement surévalué ou du F.F.S., qui n’a pas réussi, en fait, à sortir de son « ghetto » kabyle) ont fini par ramener le F.I.S. au-dessous de la barre de la majorité. On s’achemine, pense-t-on alors dans les états-majors et les chancelleries algérois, vers cet équilibre dont rêvent tous les leaders de la région: un parti islamiste « domestiqué », dont l’intégration au système institutionnel ne remettrait pas en cause, au moins à court terme, la survie de leur régime.

La démocratie sauvée;

Dans 48 wilayas, 13 millions d’électeurs devaient désigner 430 députés. Au soir du 26 décembre, avec 3 260 359 voix, le F.I.S. a, au premier tour, remporté 188 sièges. Avec 510 661 voix, le F.F.S. arrive en deuxième position avec 25 sièges. S’il n’a obtenu que le tiers des voix du F.L.N., leur concentration (pour quatre cinquièmes dans les départements de Tizi-Ouzou et de Bejaïa) lui a donné, grâce à la règle majoritaire, les sièges que le F.L.N. n’a pu emporter: avec 1 613 507 voix réparties sur l’ensemble du territoire (soit la moitié moins que le F.I.S.), l’ex-parti unique est le grand perdant. En ballottage dans 158 circonscriptions, il n’obtient que 15 sièges et n’a aucune chance de pouvoir refaire son retard au second tour. Le F.I.S., même s’il a perdu des voix par rapport aux élections communales, n’a besoin que de 27 sièges pour contrôler la nouvelle Assemblée. La myriade des autres formations, écrasée par le scrutin majoritaire, a quasi disparu de la scène politique.

Au lendemain du scrutin, si le F.F.S. demande non sans un certain courage la poursuite du processus électoral, le R.C.D., qui n’a plus rien à perdre, réclame son interruption. Le F.I.S., quant à lui, appelle ses militants à la « modération » et à la « réconciliation » mais ne parvient pas à empêcher certains d’entre eux de durcir le ton en annonçant la mise en œuvre d’un programme de gouvernement où ne transparaissent pas particulièrement ces deux objectifs.

Le 2 janvier 1992, trois cent mille des opposants au F.I.S. défilent pour « sauver la démocratie ». Aït Ahmed est acclamé, et l’opposition non islamiste se prend à croire à nouveau à une remobilisation du « camp démocratique ». Les abstentions, près de 50 p. 100, laissent à certains observateurs l’illusion d’une possible contre-majorité. De manière plus pragmatique, d’autres songent à un second tour « juridictionnel » où le Conseil constitutionnel, saisi de plus de 300 recours en annulation (dont 174 par le seul F.L.N.), accepterait de priver le F.I.S. de sa majorité.

À Alger, le 11 janvier au soir, une brève émission de télévision met fin à l’incertitude. Le chef de l’État y annonce sa démission. Il est mis en résidence surveillée. On apprend rapidement que cette démission n’est que le point d’orgue d’une sollicitation du système institutionnel bien plus importante: plusieurs jours auparavant, le chef de l’État a été pressé de signer le décret de dissolution de l’Assemblée nationale et a creusé ainsi le vide institutionnel par lequel ses successeurs vont tenter de justifier leur entrée en scène. Le président du Conseil constitutionnel — dont les juges ont refusé de renverser les résultats du premier tour —, sollicité, n’accepte pas d’assurer l’intérim d’un président qui n’est pas « empêché », mais démissionnaire. Le 14 janvier, un Haut Conseil de sécurité, institution à laquelle la Constitution n’accorde que de maigres pouvoirs consultatifs, confie à un Haut Comité d’État (H.C.E.) — qu’elle a créé pour la circonstance (et qui se compose de cinq membres, où domine la personnalité du général Khaled Nezzar, chef d’état-major de l’armée) — les attributions du chef de l’État. La mission du H.C.E. « ne saurait excéder la fin du mandat présidentiel en cours ». Il est assisté d’un Conseil nationalconsultatif, qui sera effectivement installé près de trois mois plus tard. Le gouvernement de Sid Ahmed Ghozali, enfin, est maintenu. Pour les auteurs du coup de force, le départ de Chadli permet, à la satisfaction d’une large partie des classes politiques arabe et occidentale, de bloquer le processus électoral. Pour parfaire l’illusion, Mohamed Boudiaf, âgé de soixante-treize ans, leader en exil au Maroc depuis 1964 d’un Parti de la révolution socialiste aux accents trotskistes, condamné à mort par Ben Bella, jamais gracié par Boumediène ni par Chadli mais néanmoins membre du club très fermé des fils de la Toussaint, est convaincu d’accepter la direction du pays, où il rentre le 16 janvier.

L’action du H.C.E. se veut politique — reconquérir l’électorat populaire —, mais elle sera surtout sécuritaire, s’employant à déstructurer le F.I.S., voire à l’« éradiquer » du paysage politique, où il vient pourtant de démontrer sa force.

Le temps des éradicateurs

Le 9 février est proclamé l’état d’urgence, prémices d’un nouvel arsenal répressif, législatif et policier. Les mosquées sont expurgées de leurs prêcheurs contestataires. Le F.I.S. est dissous par voie judiciaire (4 mars) ainsi que les assemblées locales qu’il contrôlait. Des camps de détention, ouverts dans le sud du pays, vont abriter jusqu’à vingt mille de ses militants ou sympathisants. Après une période de résistance passive, le camp islamiste rejoint le cycle de la violence et entame ce qu’il considère comme la reconquête armée du territoire que lui ont donné les urnes et que lui a repris l’État. Les membres des forces de l’ordre d’abord puis tous ceux qui acceptent de se substituer aux élus du F.I.S. destitués sont les premières cibles d’une interminable série d’assassinats à laquelle vont vite répondre de massives opérations de représailles.

Pour Boudiaf et le dernier carré de ses fidèles, hâtivement rentrés de leur exil universitaire parisien, la marge de manœuvre est particulièrement étroite. Le volet autre que répressif de la contre-offensive du régime se nourrit donc surtout d’appels incantatoires à l’« union nationale » et à la « réconciliation ». Les tentatives d’ouverture sur l’opposition non islamiste ont vite fait long feu. Les troupes F.L.N., marquées par l’amertume de la défaite, sont plongées dans le cycle redoutable des querelles intestines et de la défense irraisonnée de leurs privilèges. Isolé, le successeur de Chadli tente d’entrer en contact avec un électorat potentiel par le biais de l’appareil syndical, où son petit parti a conservé quelques militants. Depuis l’U.G.T.A., il lance un appel à la constitution d’un « rassemblement patriotique national » dont le slogan serait: « L’Algérie d’abord ». Devant l’ersatz de Parlement (le Conseil consultatif national) mis en place le 22 avril, il évoque sa volonté de « moraliser » et son souhait de mettre en accusation de hauts responsables de la période Chadli. Deux mois plus tard, le 29 juin, cent soixante-cinq jours après avoir pris ses fonctions, alors qu’il se rend pour la première fois en province, à Annaba, Boudiaf est assassiné par l’un des jeunes officiers de sa garde rapprochée. Cette fin brutale sanctionne vraisemblablement une erreur courageuse: celle d’avoir voulu réformer les vices d’un système qui n’attendait de lui que de l’aider à les masquer.

Le choix du très effacé Ali Kafi pour parler au nom du Haut Comité d’État et la nomination quelques jours plus tard d’Abdessalam Belaïd comme Premier ministre ne vont pas suffire à renouveler la structure de la crise où s’enfonce insensiblement le pays. Toute tentative de régulation politique va peu à peu céder la place à la logique de la confrontation. Le terrain appartient dès lors sans partage aux seules méthodes des « éradicateurs ». Dans l’aile armée du camp islamiste qui leur répond, les options des plusradicaux vont très vite l’emporter. Même si personne ne peut prétendre connaître l’écheveau des groupes armés, le critère de l’allégeance ou du refus du leadership emprisonné du F.I.S. identifie progressivement une Armée islamique du salut (A.I.S.) et un Groupe islamique armé (G.I.A.) aux frontières en fait très fluctuantes. Les membres du G.I.A. assument bientôt une escalade de la violence en prenant pour cibles des personnalités de la scène médiatique et culturelle puis (à partir de septembre 1993) des ressortissants étrangers: soixante sont assassinés en moins d’un an, dont près de vingt Français. Le G.I.A. durcit de même la campagne de désobéissance civile lancée par le F.I.S. en tentant d’imposer par la force le boycott de l’appareil d’enseignement. Violence et contre-violence, auxquelles s’entremêlent d’évidentes provocations des services secrets mais aussi une flambée de criminalité de droit commun sans précédent tissent peu à peu sur l’Algérie un épais rideau d’assassinats, de sabotages et de règlements de comptes en tout genre. Entre février 1992 et septembre 1994, un bilan crédible fait état de vingt-huit mille victimes. Les défections de militaires laissent planer le spectre de la guerre civile.

Après l’échec, en janvier 1994, d’une ultime conférence sur le dialogue national (excluant le F.I.S.), la nomination du général Liamine Zeroual à la tête de l’État (et, le 11 avril, le remplacement de Redha Malek au premier ministère par Mokdad Sifi) marque le début de l’exploration d’une solution négociée. La mise en résidence surveillée de Madani Abbassi et Ali Benhaj (13 sept. 1994) confirme dans un premier temps cette orientation. Le 1er novembre, la promotion exceptionnelle accordée au général Lamari symbolise en revanche le retour en force des « éradicateurs » et donne le signal d’une intensification sans précédent de la répression des groupes armés. Cependant, réunis à Rome en novembre 1994 puis en janvier 1995, les partis d’opposition favorables au dialogue avec les islamistes élaborent une plate-forme de négociation. En outre, des pourparlers sont engagés à la mi-1995 entre les autorités algériennes et les dirigeants emprisonnés de l’ex-F.I.S.

5. Géographie humaine et économique

L’espace algérien a été profondément transformé depuis les lendemains de l’indépendance: son occupation humaine, densifiée, a acquis une répartition nouvelle d’une région à l’autre, au sein de chacune d’elles et entre villes et campagnes; il a connu une mutation de ses activités économiques, de leurs supports et de leurs implications sociales, relationnelles et culturelles et, par là même, des fonctions de ses villes et de ses campagnes.

En 1983, le pays compte un peu plus de 20 millions d’habitants résidents: le recensement de 1977, après correction en hausse, dénombrait 16 818 000 Algériens – dont 415 000 nomades (2,5 p. 100) – plus 150 000 étrangers (0,9 p. 100). La densité globale au kilomètre carré (7,4) offrait des contrastes marqués; le plus net d’entre eux restait lié à l’opposition des milieux physiques entre les 2 073 000 kilomètres carrés sahariens (0,5 hab./km2) et les 309 000 atlasiques et telliens (51 hab./km2) portant 94 p. 100 de la population sur 1,5 p. 100 du sol. Au sein de cette région, il y avait plus que des nuances pour différencier les Hautes Plaines algéro-oranaises (de 10 à 26 hab./km2) des Hautes Plaines constantinoises et du Tell méridional et occidental (de 40 à 64 hab./km2) et du Tell central et oriental (plus de 100 hab./km2). Enfin, le nombre d’émigrés à l’étranger était évalué, en 1977, à 950 000.

Le nombre des résidents (11 800 000 en 1966), s’est accru de cette date à 1977 au taux annuel de 3,23 p. 100. Proche de la moyenne en zone désertique (3,1 p. 100) et dans le centre-ouest littoral (3,3 p. 100), ce taux s’abaisse, de peu (2,9 p. 100), dans les Hautes Plaines algéro-oranaises et le sud du Tell oriental et central, d’un peu plus dans les Hautes Plaines constantinoises (2,6 p. 100) et les bassins telliens oranais, où il est le plus bas (2,5 p. 100); il ne s’élève que sur le littoral de l’est et de l’Algérois, et d’assez peu (3,5 p. 100). Aussi les grandes tendances sont-elles à la persistance des mêmes inégalités de peuplement entre les grands ensembles régionaux. Les six wilayat du Sud groupant 6,6 p. 100 des résidents contre 5,5 p. 100 en 1966 constituent la seule nouvelle région attractive; tandis que les sept wilayat littorales du Tell à l’est d’Alger accroissent leur poids, en groupant 39,1 p. 100 contre 34,5 p. 100. Les autres régions, sauf le littoral du Centre-Ouest, voient leur pourcentage dans la population totale baisser d’un peu plus du dixième.

C’est, à l’intérieur de chacun de ces ensembles, le taux d’urbanisation modulé par le taux de croissance urbaine qui détermine le taux régional de croissance démographique. Les wilayat peu peuplées du Sud, touchées récemment par une poussée urbaine brutale, et celles des aires métropolitaines littorales dont le taux de croissance reste, par rapport aux effectifs urbains déjà dominants, relativement modéré, connaissent les plus forts accroissements. Les plus faibles sont ceux des wilayat dont le taux d’urbanisation, resté médiocre, n’a guère été modifié par une poussée urbaine récente relativement modérée, principalement celles des Hautes Plaines.

Le fait dominant des quinze dernières années est en effet la poursuite, sous des formes nouvelles, de l’urbanisation déjà accélérée par la guerre et l’indépendance. La population urbaine est passée de 3,9 à 6,7 millions d’habitants, du tiers aux deux cinquièmes de la population du pays, selon un taux annuel de 5,2 p. 100, de 1966 à 1977 et, surtout, le nombre de centres urbains, passé de 117 à 201, a été multiplié par 1,72. Ce resserrement du maillage urbain s’accentue depuis lors; il concerne des régions marquées par ailleurs par un bilan migratoire négatif des campagnes, Hautes Plaines et Oranie occidentale, et parmi elles celles où le taux d’urbanisation était particulièrement faible – les Kabylies –, aussi bien que celles où il suffit à compenser le déficit migratoire rural – le Sud. Il accompagne aussi la croissance des trois grandes métropoles littorales, Annaba, Oran, Alger et sa nébuleuse, dont les campagnes se densifient elles aussi.

Contrairement à la Tunisie ou au Maroc, la « macrocéphalie », pourtant dénoncée officiellement, ne s’accentue pas: en 1977, avec 9 p. 100 des Algériens et 22 p. 100 des urbains du pays, l’agglomération algéroise abrite la même proportion de nationaux, mais un pourcentage moindre des citadins qu’en 1966 où elle en groupait 30 p. 100. La part de la population de la capitale, par rapport aux 45 p. 100 d’urbains probables de 1983, ne s’est pas accrue.

La population reste aussi jeune qu’au lendemain de l’indépendance; malgré l’éloignement des effets de la guerre, les femmes restent majoritaires dans les tranches d’âge actives: en 1977, 47,9 p. 100 des Algériens, un peu plus de huit millions, étaient, en proportion un peu plus forte qu’en 1966, des « moins de quinze ans », et moins de 700 000, soit 4 p. 100 (moins qu’en 1966), dépassaient 65 ans. Seulement 48 p. 100 avaient entre 15 et 64 ans, et parmi eux les hommes n’étaient que 46,6 p. 100, moins de 3,8 millions, dont moins de 3 millions avaient entre 20 et 60 ans, l’âge réel d’activité.

Cette structure par âge et par sexes continue à limiter la force réelle de travail et à maintenir la menace d’une croissance démographique trop rapide: même si, surtout dans les villes, et en particulier dans les plus grandes où se développent des couches sociales nouvelles, le pourcentage de femmes occupées s’accroît notablement, la population au travail reste à 94 p. 100 masculine et son entrée dans la vie active est retardée par l’allongement de la scolarité. Si, dans ces grandes villes et du fait des mêmes milieux, les méthodes de contraception ont suffisamment pénétré pour entraîner l’abaissement du taux annuel de la natalité du pays de 50 à 43,3 p. 1 000, l’abaissement simultané du taux de mortalité de 16,3 à 11 p. 1 000, malgré une mortalité infantile encore trop forte (9,8 p. 100), a suffi à maintenir à 32,3 p. 1 000 le taux d’accroissement naturel.

La croissance rapide d’une population susceptible d’activité professionnelle en proportion encore médiocre et sujette à une plus grande mobilité, du fait des déplacements géographiques des créations d’emploi dans le cadre des mutations économiques en cours, pose à l’Algérie de nouveaux problèmes, notamment en matière d’habitat, de formation et de besoins sociaux, au fur et à mesure de son développement.

Les mutations économiques, fondement des mutations géographiques

L’infrastructure coloniale héritée, relativement importante, était cependant à la mesure d’une minorité, où la population européenne comptait pour plus de moitié. Celle-ci ne représenterait aujourd’hui que 5 p. 100 de la population du pays, 11 p. 100 de sa fraction urbaine. Parc de logements, desserte en eau et en énergie, réseaux ferré et routier vétustes et dégradés totalisaient, après cent trente-deux ans de présence coloniale une somme d’investissements très inférieure à ceux qui, réalisés depuis lors, ne peuvent cependant suffire aux nouveaux besoins.

Les hydrocarbures, outil d’investissement et de développement

L’exportation du gaz et du pétrole nationalisés est l’instrument d’accumulation du capital. Les réserves de pétrole, essentiellement celles du bassin de Hassi Messaoud, (980 Mt prouvées en 1980), dont les découvertes compensent de moins en moins l’extraction, ne représentent que vingt ans de production. L’extraction du condensat peut procurer l’équivalent de la moitié de ces réserves. Celles de gaz, 3 650 milliards de mètres cubes, sans compter gaz associé et G.P.L. (gaz de pétrole liquide), offrent beaucoup plus d’avenir. Les efforts de l’Algérie au sein de l’O.P.E.P. pour répartir la production, réajuster les prix du pétrole puis obtenir la revalorisation du gaz – la conclusion du contrat avec la société américaine El Paso incluant la réalisation de la flotte méthanière et du port d’Arzew-Bethioua – ont fait craindre, avec la crise et leur remise en cause, une dépendance financière et technologique. Une reconversion partielle oriente la livraison de gaz vers l’Europe: le gazoduc Algérie-Tunisie-Italie, d’une capacité de 12,5 milliards de mètres cubes par an, fonctionne en 1983.

En 1980, les hydrocarbures comptaient pour 98 p. 100 des exportations algériennes contre 68 p. 100 en 1969. Leur produit est transféré pour 72 p. 100 aux investissements publics dont ils représentent 70 p. 100. La dégradation des prix a rendu plus sensible la fragilité d’une source unique d’investissement depuis 1980, d’autant que les concours extérieurs, notamment 3 100 coopérants, comptent pour 3 p. 100 dans la valeur produite. Néanmoins, au cours du plan triennal et des deux plans quadriennaux, de 1967 à 1977, 44 p. 100 des investissements ont tendu à mettre en place un système industriel intégré, hydrocarbures compris, acquis pour l’« après-pétrole », reliant à des pôles littoraux consacrés aux industries de base (Arzew, Skikda, Annaba) des complexes qui répartis entre les grandes régions, fournissent notamment en demi-produits des unités de finition, privées ou publiques, plus dispersées.

Cette industrialisation est accusée, depuis 1979, d’avoir créé de nouvelles formes de dépendance. Elle sous-utilise encore ses capacités de production. Elle aurait, en conjonction avec la révolution agraire, fait régresser la production et le travail agricoles et s’accentuer l’exode rural; elle aurait été effectuée aux dépens de la satisfaction des besoins sociaux, qu’elle a précisément contribué à faire naître. La suspension de nouveaux grands programmes, après les retards du second plan quadriennal, est incluse dans le plan quinquennal (1980-1984) avec la décentralisation des sociétés nationales, à un stade du développement où l’inachèvement de l’intégration crée des surcoûts et ajoute à la dépendance.

L’utilisation nationale de l’énergie

Les hydrocarbures permettent aussi un accroissement, au rythme beaucoup plus rapide que celui de leur extraction, des disponibilités offertes à la consommation nationale industrielle et domestique, qui s’est élevée, de 1969 à 1979, de 3,7 à 14,1 millions de tep (tonnes d’équivalent pétrole). La substitution du gaz au pétrole comme source première d’énergie en a, depuis lors, permis le doublement. Les livraisons à l’ex-Sonelgaz ont sextuplé en quatre ans (1978-1981), tandis que doublait la fourniture de G.P.L.

La puissance installée des centrales hydrauliques, toutes héritées (Agrioun, Djendjen) de l’époque coloniale, représentait au moment de l’indépendance, avec 288 MW, 47 p. 100 de l’équipement total; inchangée, elle ne compte plus que pour 9 p. 100. Les anciennes centrales thermiques portuaires qui les complétaient, reconverties au fuel et renforcées jusqu’au premier plan quadriennal, ne comptent plus, avec 735 MW, que pour 24 p. 100. Parallèlement à l’équipement du Sud en petites centrales Diesel, c’est le choix des turbines à gaz à Annaba, Mers-el-Kébir, Bab-ez-Zouar (Alger), Boufarik, Tiaret, Hassi-Messaoud, puis surtout à Msila (550 MW) en 1982, et Mers-el-Hadjadj (Arzew, 500 MW) en 1983, pour les 80 p. 100 interconnectés du réseau, qui a quintuplé en treize ans la puissance, portée à 3 000 MW. En 1986, les 776 MW de Ras Djinet y ajouteront l’équivalent de la puissance totale de 1974. La production brute (pertes et consommation) de 1983 est six fois celle de 1969. Si le Nord-Est gardait, en 1982, 50 p. 100 des installations, le Sud pétrolier en a acquis 14 p. 100.

La consommation électrique de la grande industrie (haute tension: 35 p. 100), celle des autres activités (moyenne tension,: 38 p. 100) et celle des particuliers (basse tension,: 27 p. 100) s’accroissent parallèlement. Avec, en 1980, deux fois plus d’abonnés (1 443 000) qu’en 1971, 70 p. 100 des vingt millions d’habitants étaient desservis, contre 38 p. 100. De 1978 à 1982, 2 698 kilomètres de ligne B.T.-M.T. ont été montés annuellement, contre 1 880 dans les années 1974-1978 et 120 entre 1962 et 1973.

Le gaz naturel, pour 20 p. 100 des expéditions de 1978, 26 p. 100 de celles de 1980, (3,7 milliards de mètres cubes), plus que sa production de 1972, est aussi livré à la consommation industrielle et domestique. En 1983, le réseau branché sur les cinq gazoducs principaux, dessert une centaine de villes. En zone rurale, la consommation de gaz en bouteille, butane et propane, passe de 107 000 à plus d’un million de tonnes de 1968 à 1983, absorbant, à travers les centres enfûteurs puis les centres éclateurs répartis dans l’intérieur, les trois quarts de la production de G.P.L. d’Arzew et de Skikda.

Le raffinage du brut, ajoutant aux petites unités de Hassi-Messaoud et d’Alger celles d’Arzew (1973) et de Skikda (1978), a vu sa capacité multipliée par huit. La production, décuplée depuis 1963, approche le tiers du brut extrait. Au-delà du marché intérieur, qui en absorbe 47 p. 100, elle vise à valoriser les exportations (tabl. 1).

L’industrie de base dans les pôles littoraux

Mises en place à partir du plan triennal (1967-1969), sidérurgie et pétrochimie restent encore cantonnées dans des ports: les exigences en eau de refroidissement et l’exportation d’une partie des minerais et hydrocarbures l’imposent.

À l’est, c’est près de Annaba que la S.N.S. (Société nationale de sidérurgie) a fixé à El Hadjar (1969), son premier haut fourneau et sa première aciérie. Le débouché de la voie ferrée de l’Ouenza les commande; prolongée (1967) jusqu’au gisement phosphatier du Djebel Onk, elle commande aussi l’implantation à Annaba du complexe d’engrais composé ex-Sonatrach. Skikda, siège d’une raffinerie, de lignes de liquéfaction de gaz et d’un complexe de plastique, lui fournit l’azote.

À l’ouest, Arzew, avec ses unités G.P.L. et condensat, constitue une base pétrochimique plus puissante; l’unité S.N.S. de Ghazaouet traite par électrolyse le zinc d’El Abed.

Le second plan quadriennal (1974-1978) a accru, pour répondre à la demande intérieure comme aux contrats étrangers, les capacités de production; il a induit des activités en aval et accentué cette double polarisation: la sidérurgie annabie emploie 17 400 travailleurs, la pétrochimie, 14 000 à Arzew et près de 10 000 à Skikda, l’unité de Ghazaouet, 800.

Contrairement aux productions de zinc électrolytique, de gaz liquéfié et de pétrole raffiné, totalement ou en partie extraverties, la production d’acier, bien que portée de 314 000 à 965 000 t de 1975 à 1982, ne suffit pas aux besoins nationaux, surtout à ceux du bâtiment et de l’équipement énergétique: en 1980, l’importation de 1 500 000 t d’acier a coûté quarante fois la valeur du minerai de fer encore exporté (2,3 Mt). Une seconde base sidérurgique utilisant, outre celui de Boukhadra, du minerai importé, entre en chantier à El-Milia, pour des laminoirs programmés dans les Hautes Plaines, en attendant l’utilisation, à l’ouest, du fer de Gara Djebilet. Ce sont, au contraire des difficultés technologiques et commerciales qui limitent la production d’engrais azotés, phosphatés ou composés entre 25 et 80 p. 100 d’une consommation encore insuffisante, et celle de plastique au tiers environ des produits transformés à Ech-Chleff et à Sétif.

La production de ciment s’essouffle à la poursuite d’une demande du bâtiment pourtant inférieure aux besoins. Certes, sept extensions ou créations d’unités réparties en sites favorables dans toute l’Algérie du Nord ont, en attendant Sour-el-Ghozlane, porté sa capacité de 1,2 à 8 Mt. Mais, en 1979, la production ne s’était accrue, en dix ans, que de 950 000 à 3 773 000 t, avant que la montée en production n’élève la productivité; une croissance de 2 Mt entre 1977 et 1979 n’a permis de réduire les importations que de 500 000 t.

Ainsi, l’accélération de la consommation ne facilite pas l’intégration du système de production, encore très inférieur au niveau prévu. Le report de certains projets par le plan quinquennal 1980-1984 risque d’accentuer la distorsion avec les besoins de la seconde transformation et la dépendance extérieure de celle-ci: si l’austérité a ramené la part des biens d’équipement de 43 à 33 p. 100 des importations, le poids des importations de matières premières et demi-produits s’est accru de 62 p. 100 les élevants de 35 à 39 p. 100 du total.

Une diffusion croissante des industries de seconde transformation

Lourde ou légère, l’industrie de seconde transformation est, pour l’État, un instrument de réduction des disparités régionales. Le code des investissements de 1967 a pourtant laissé un rôle important à l’initiative privée dans des secteurs de structure faiblement capitalistique, voire artisanale; mais elle se cantonne en premier lieu dans les centres de marché et d’accumulation initiale du capital, Alger, Oran, Constantine, Tlemcen, Ghardaïa. L’accent mis, depuis ce quinquennat, sur la réponse à une demande croissante encourage son essor et sa diffusion, parallèlement à celui des entreprises publiques, y compris les unités locales de petite et moyenne industrie (P.M.I.).

En 1980, les entreprises publiques réalisaient 79,5 p. 100 du chiffre d’affaires, avec 69 p. 100 des salariés de l’industrie légère (134 000 sur 194 000).

Dès avant le plan triennal, les premières sociétés nationales avaient ajouté aux industries nationalisées des unités de substitution à l’importation à faible coût d’emploi: complexes textiles Sonitex d’El Kerma-O. Tlelat (Oran), Constantine, Batna, Drâa-ben-Khedda (Kabylie) avec, en aval, 23 ateliers de confection; tanneries Sonipec (Rouïba, Jijel) avec, en aval, 5 usines de chaussures. Le second plan quadriennal a multiplié la capacité des complexes de Batna et Drâa-ben-Khedda, a créé filatures et tissages de laine dans l’Est à Khenchela, Aïn Beïda et Tebessa, des soieries dans l’Ouest à Tlemcen et Nedroma, des unités de textiles surtout industriels à Bejaia et Timezrit en Kabylie, Msila dans le Hodna, et de velours à Akbou. En 1982, la décentralisation s’est opérée suivant ces spécialisations et leur régionalisation, y compris pour la confection, concurrente d’un secteur privé vivace autour d’Alger, Oran, Tlemcen. En 1983, la Sonipeca transféré à l’Enipec ses tanneries, y compris celle, nationalisée, d’El Amria près d’Oran, et ses unités de cuir synthétique d’Aïn Defla et Sétif; celle-ci approvisionne ses dix unités de chaussures, dont l’ex-Bata de Cheraga, et la maroquinerie de Kherrata, regroupées dans l’E.M.A.C., ainsi qu’une industrie privée prospère, surtout à Tlemcen et plus encore à Medea. Ce secteur public produit en 1982 18 millions de paires de chaussures, la moitié de la production totale, et couvre le tiers des besoins annuels.

L’ex-S.N.L.B. a, avant son partage, développé, plus que les bouchonneries du littoral kabyle, ses unités de meubles (Boufarik, Nedroma, Taboukert en Kabylie) et ses menuiseries du bâtiment, dans l’intérieur, et plus à l’est (Khenchela, Aïn Beïda, Aïn Mlila) qu’à l’ouest (Telagh, Tighennif). Les besoins de l’habitat ont suscité l’essor parallèle de nombreuses petites entreprises privées disséminées, souvent sous-traitantes du bâtiment.

De même, unités de produits rouges et de céramique ont été réparties entre l’Ouest, le Centre et l’Est, pour le marché intérieur non saturé, entre Guelma, Mila, El Milia, Ténès, Maghnia, Remchi..., tant par l’ex-S.N.M.C. (matériaux de construction) que par l’ex-S.N.I.C. (chimique); celle-ci a créé la miroiterie de Thenia, les unités de peinture de Lakhdaria et Chelghoum avant celles, en chantier, de Souk-Ahras et Aïn-Temouchent; l’ex-Sonic, les papeteries-cartonneries de Mostaganem, Saïda, Souk-Ahras, Bordj-bou-Arreridj.

En aval de l’agriculture, les nouvelles conserveries, aujourd’hui transférées à l’Enajuc, ajoutées à des unités vétustes, n’absorbent qu’en partie les récoltes des régions fruitières (Ech Chlef, Taher, El-Kseur). Les huileries, héritées, d’Alger et du Sig, dépendent surtout d’importations, comme les raffineries et sucreries de Mostaganem, El Khemis-Miliana, Guelma pourtant conçues pour la betterave locale. Les entreprises régionales d’industries alimentaires (Eriad) ont hérité de la S.N.Sempac, outre des moulins vétustes, de dizaines de minoteries-semouleries modernes réparties jusque dans le Sud en raison des besoins et qui, pour produire 20 millions de quintaux par an, importent plus de la moitié du grain trituré. Les Orelait (Offices régionaux de laiterie) de Boudouaou et Birkhadem (Alger), de Constantine, Sétif, Oran, Sidi bel-Abbès, Tlemcen, travaillent aussi un lait pour moitié importé. Ainsi, les industries agro-alimentaires, à 50 p. 100 privées, dépendent plus des fournitures étrangères que d’une production nationale qui ne suit pas la progression de la demande.

La transformation mécanique, métallurgique et électrique, elle, dépend essentiellement des entreprises décentralisées nées des grandes sociétés nationales d’industrie lourde: Sonacome, S.N.Metal, Sonelec. Face à la demande, elle a aussi recours à l’importation, en proportion notable, de demi-produits.

La construction mécanique (ex-Sonacome) est orientée par les besoins de l’équipement et de l’agriculture. Elle a agrandi le complexe de l’entreprise de véhicules industriels de Rouïba, hérité de Berliet, jusqu’à produire 6 500 véhicules utilitaires par an; l’E.N.V.I. s’implante aussi dans l’intérieur, à Tiaret (1983). L’entreprise nationale de matériel agricole produit, depuis 1974, des tracteurs à El-Khroubs (Constantine), d’autres matériels à Sidi-bel-Abbès (1976); Berrouaghia (1976) produit pompes et vannes. Encore autour de Constantine, l’E.N.P.M.O. fabrique des machines-outils à El-Khroubs, et l’E.N.P.T.P., à Aïn Smara (1980), du matériel de travaux publics. Guelma (1973) produit des cycles, O. Rhiou et Aïn-el-Kebira (Sétif, 1977) de la boulonnerie-visserie.

À son héritage de Annaba (wagons) et d’Alger, l’ex-S.N.Metal avait ajouté, surtout dans l’Algérois, mais aussi notamment à Hassi-Ameur (Oran) et à Aïn Defla, des unités de charpente pour la construction industrielle et de pylônes pour l’électrification rurale; à Bejaïa, la production de grues pour les ports et les chantiers; à Miliana (1979), celle de matériel sanitaire. Issues de la Sonelec, les entreprises d’accumulateurs et piles, de lampes, d’électronique grand public, d’électroménager et de matériel téléphonique gèrent respectivement les unités de Sétif (1975), Mohammadia (1978), Sidi-bel-Abbès (1976), Tizi-Ouzou (1977) et Tlemcen (1979) – cette dernière complémentaire des câbleries nationalisées d’Alger – pour intégrer la satisfaction des besoins nationaux, parallèlement aux montages privés d’éléments importés. Elles stimulent la sous-traitance. La S.N.S. a ses propres tuberies à Reghaïa et Ghardaïa, sa tréfilerie à El Eulma (1980), et usine à Batna les bouteilles de butane pour Sonelgaz, qui produit à El Eulma ses propres compteurs.

Avec les P.M.I. balbutiantes des wilayat, le secteur public couvre une part appréciable de besoins en croissance rapide: dès 1979, Rouïba a produit 79 p. 100 des cars et 32 p. 100 des camions immatriculés; les 6 000 tracteurs de El Khroubs – 1 562 en 1975 – ont suffi à renouveler le parc et à l’accroître de 2 000 unités. Cette même année, en produisant 110 000 téléviseurs et 32 000 réfrigérateurs, Sidi-bel-Abbès et Tizi-Ouzou occupaient déjà une place non négligeable du marché.

Le secteur public favorise, à ses dépens, la rentabilité du secteur privé à son aval, dans la confection, les plastiques, ou par la sous-traitance dans l’électronique, les matériaux de construction, etc. Lorsque, en concurrence, il en réduit la part relative – comme dans la chaussure –, l’extension du marché permet néanmoins leur croissance respective. La valeur de la production privée ne s’est cependant accrue que de 18 p. 100 entre 1974 et 1979, contre 93 p. 100 pour le secteur public.

Néanmoins, la croissance de l’industrie de seconde transformation, bien que conçue comme intégrée, augmente le volume, sinon la part, des importations de matières premières, de demi-produits, de biens d’équipement et de technologie. Les fournitures des industries de base répondent ou non, selon les constructeurs, à ses besoins. Certains produits finis – des centraux téléphoniques fabriqués à Tlemcen qu’il a fallu revendre en Afrique sud-saharienne, de la tôlerie sanitaire de Miliana qu’il faut reconvertir en partie – ne conviennent pas au marché national. Celui-ci exige, par contre, l’importation massive d’articles peu ou pas produits sur place, et d’abord l’automobile, tandis que des coûts non concurrentiels, surtout dans le contexte de crise, interdisent l’exportation, sauf exception (les lampes de Mohammadia).

Cette dépendance de l’industrie algérienne est invoquée pour remettre en cause de nouveaux projets. Elle résulte pourtant en partie de l’inachèvement du système comme de l’inégale sous-utilisation de ses capacités. Elle n’atteint pas le niveau qu’imposerait la satisfaction par l’importation d’une consommation dont l’industrialisation nourrit, il est vrai, la croissance. Hors hydrocarbures, l’industrie fournit, en 1980, 12,6 p. 100 du P.I.B. En les incluant elle a accru de 4 p. 100 par an, depuis 1977, le nombre de ses emplois, soit 504 000, 18 p. 100 des emplois existant en 1983 et 12,7 p. 100 de ceux-ci si on exclut les hydrocarbures, les mines et l’énergie. Elle fait plus que transférer simplement la rente pétrolière.

Résultat différé du second plan quadriennal, l’industrialisation touche de plus en plus l’intérieur, des villes petites ou moyennes, voire des bourgs ruraux (Aïn-el-Kebira), malgré les contraintes naturelles et les insuffisances d’infrastructures. Elle révèle ainsi des problèmes nouveaux. Ses besoins en espace et en eau affrontent ceux de l’agriculture et des villes qu’elle contribue à grossir d’autant plus qu’elle s’implante dans des régions nouvelles. Ses prélèvements de force de travail, notamment en milieu rural, se font surtout aux dépens du sous-emploi, mais provoquent des déplacements d’hommes qui exigent de nouveaux investissements pour leurs transports, leur logement, leur desserte.

Place et structures de l’agriculture

L’agriculture serait victime tant de l’industrialisation consommatrice de capitaux, d’espace et de force de travail, que de sa propre restructuration en secteurs étatique (né de l’indépendance) et coopératif (né de la révolution agraire, 1972) que condamnerait leur faible productivité. En fait, les investissements dans l’agriculture sont à la mesure de l’apport de celle-ci au P.I.B., tombé certes de 17,5 p. 100 en 1963 à 12,5 p. 100 en 1969 – avant l’industrialisation et la révolution agraire –, puis à 8,7 p. 100 en 1979, mais conservant sa valeur constante, de 2,3 à 10,4 milliards de dinars algériens (D.A.), soit encore, en 1980, les deux tiers du produit industriel hors hydrocarbures. L’agriculture algérienne a reçu, de 1978 à 1980, 12 p. 100 du budget d’équipement (2 milliard de D.A. par an, la même proportion que de 1968 à 1971 (715 millions de D.A.), 61 p. 100 de la part de l’industrie hors hydrocarbures. L’État y a formé, en 1980, 17 p. 100 de son capital fixe, et la B.A.D.R. (Banque algérienne du développement rural), après la B.N.A. (Banque nationale d’Algérie), lui consent annuellement 11 p. 100 des prêts bancaires.

L’infrastructure, hydraulique surtout, a connu d’importantes réalisations depuis 1962: des barrages, Bou Namoussa, Oued Guir, presque achevés avant la planification, couvrent les périmètres irrigables des plaines de Annaba à l’est et d’Abadla au sud-ouest, même si les irrégularités climatiques – une crue imprévisible à Abadla – retardent leur utilisation normale. D’autres périmètres ont été aménagés, ainsi à Maghnia (1973) en aval des Beni Bahdel, où manque la force de travail spécialisée, à Relizane avec le barrage de Sidi M’hamed ben Aouda (1979). Mais l’exhaussement d’ouvrages anciens, comme au Fergoug et sur l’oued Ksob (Msila), n’empêche pas la poursuite de l’envasement; d’autres sont déjà condamnés, comme aux Cheurfa, et la sursalure de sols mal drainés impose de coûteux travaux de réhabilitation dans la Macta. Les lacs collinaires et les améliorations foncières incluses dans les plans de développement, l’octroi individuel de motopompes n’apportent de solutions que locales. Et les grands projets d’aménagement coordonné (Aïn Djasser, Beni-Slimane, Aïn Skhouna) sont loin d’être achevés. Certes, 312 000 hectares seulement, sur 900 000 potentiels, sont effectivement irrigués. Mais les coûts sont sans rapport avec la productivité à attendre. Et satisfaire les besoins non agricoles jusqu’ici singulièrement comprimés est une nécessité; une part croissante des retenues d’eau va à la desserte industrielle et urbaine que satisferont en priorité les grands équipements programmés autour de la région d’Alger.

La surface agricole utile (S.A.U.) a néanmoins été étendue, entre 1968 et 1981, de 10 p. 100, soit de 6,8 à 7,5 millions d’hectares. La jachère oscillant entre 2,3 et 2,5 millions d’hectares couvre les deux cinquièmes des cultures herbacées annuelles. Celles-ci, étendues de 3,3 à 3,5 millions d’hectares, connaissent un début de diversification: avec toujours 3 millions d’hectares, les céréales n’y comptent plus que pour 83 p. 100, au lieu de 90 p. 100; les légumes, passés de 3,3 à 5,5 p. 100, ont doublé leur surface, et les fourrages artificiels (vesce-avoine), qui en couvrent 8,7 p. 100 au lieu de 2,2 p. 100, amorcent plus la diversification que les cultures industrielles: betterave en stagnation, ou tomate.

Les plantations permanentes, portées de 552 000 à 646 000 ha, couvrent 14,8 p. 100 des surfaces en production en 1980, contre 13,9 en 1968. Le recul de la vigne, arrachée en plaine, ramenée de 55 à 31 p. 100 de leur surface, ailleurs vieillissante ou en cours de reconversion, a été compensé, sur 100 000 ha, par des fruitiers, pommiers et poiriers surtout, qui en occupent 16 p. 100 au lieu de 4. Les agrumes (6 p. 100 au lieu de 7,5) se sont à peu près maintenus, les palmeraies se sont étendues de 60 p. 100, les olivettes de 85 p. 100. Mais les palmiers, à l’ouest, sont atteints du bayoud; 20 p. 100 des agrumes viennent d’être renouvelés ou attendent de l’être; la moitié des arbres fruitiers divers ne produisent pas encore.

Les trois secteurs juridiques agricoles et leurs rôles

Extension, amorce de diversification et d’intensification – par exemple sous plastiserres – viennent d’abord du secteur dit socialiste, passé, par la mise en autogestion de 1962, de la colonisation aux mains de l’État; légalisé en 1963, le secteur restructure, depuis 1982, ses domaines, déjà regroupés en 1967. Occupant 2 403 000 ha localisés surtout dans les plaines littorales et sublittorales, les trois bassins telliens oranais, le Sersou et les Hautes Plaines constantinoises céréalières, il comporte 85 p. 100 de surface agricole utile (S.A.U.) contre 79 p. 100 en 1968: 2 036 000 ha contre 1 904 000, soit 27 p. 100 de la S.A.U. totale. 1 520 000 ha y sont mis en valeur annuellement, contre 1 360 000 (+ 12 p. 100 en treize ans); la jachère, contenue à 500 000 ha, y a été ramenée de 35 à 33 p. 100. Les céréales, étendues de 10 p. 100 sur les marges des Hautes Plaines et portées ainsi à 877 000 ha, n’y comptent plus que pour 76 p. 100 des cultures annuelles étendues de 16 p. 100 – de 1 054 000 à 1 183 000 ha. La surface en vesce-avoine, 60 p. 100 des fourrages algériens, y a quadruplé.

Ce secteur a supporté à lui seul l’arrachage définitif de 100 000 ha de vignoble de masse des plaines littorales, soit 44 p. 100 de ses vignes, quasi-monopole colonial. Ses cultures permanentes n’ont cependant reculé que de 356 000 à 297 000 ha: 32 000 ha, trois fois la surface de 1968, y ont été, depuis lors, plantés en arbres fruitiers – 42 p. 100 de ceux du pays –, à côté de 80 p. 100 des agrumes. Le poids des investissements et des manques à gagner imposés par ces mutations joue dans le déficit comptable de la plupart des domaines.

Le secteur de la révolution agraire est né de l’affectation à son fonds national, dans une première phase (1972), des biens des collectivités puis, dans la deuxième, depuis 1973, et pour 45 p. 100 de sa surface actuelle, de la limitation des grandes propriétés et de la nationalisation de celles des absentéistes, souvent citadins. La troisième phase, pastorale, n’a été ébauchée qu’après 1975. Organisé aux neuf dixièmes en coopératives surtout de production (C.A.P.R.A.), sur 15 p. 100 de la S.A.U. (1 100 000 ha), ce secteur a lui aussi étendu sa surface exploitée de 8,5 p. 100 depuis 1976, réduit sa jachère (de 51 à 46 p. 100 des cultures annuelles). Sa diversification est passée par l’extension de ses plantations, surtout en arbres fruitiers divers, portées de 5,5 à 6,7 p. 100 de son étendue, et par l’introduction de cultures annuelles spécialisées – betterave et tomate industrielle, fourrage, légumes, parfois sous plastiserres. Localisé sur les mêmes terres que le secteur socialiste (Hautes Plaines, Sersou, bassins telliens), sauf là ou celui-ci demeure presque exclusif (Mitidja, Mleta), il affronte les mêmes problèmes. Il lui est de plus en plus intégré, par la restructuration en cours, qui en reprivatise aussi une partie.

Le secteur privé, désormais constitué uniquement de petits et moyens exploitants, domine surtout dans les montagnes telliennes, la zone atlasique et le Sud. Les surfaces emblavées y ont reculé depuis 1977, les jachères s’y sont étendues, entre 1968 et 1981, de 49,5 à 55 p. 100 des herbacées. Peu diversifié, il a cependant accru de 40 p. 100 ses cultures spécialisées après le début de la révolution agraire, de 1974 à 1979, jusqu’à 305 000 ha (40 p. 100 de leur surface en Algérie, 7 p. 100 de sa surface: ces cultures ne comportent pas la betterave, abandonnée, peu les cultures fourragères, mais surtout, plus que la pomme de terre, le maraîchage, très rémunérateur. Il en détient 60 p. 100, après avoir doublé sa surface malgré les prélèvements de la révolution agraire et grâce à la petite hydraulique. Les céréales, ramenées depuis 1976 aux quatre cinquièmes de leur extension maximale, occupent toujours 84 p. 100 des labours (90 p. 100 en 1968).

Le secteur privé a peu étendu ses plantations: 285 000 ha, 6,5 p. 100 de ses surfaces cultivées depuis les prélèvements de la révolution agraire. Alors qu’il conserve 59 p. 100 de la S.A.U. totale, contre 72 p. 100 auparavant, il détient les deux tiers des palmiers, mais la moitié des olivettes, le dixième des agrumes, des autres fruitiers et du vignoble – au tiers converti au raisin de table.

Ainsi les trois secteurs différencient-ils de plus en plus leurs productions, s’éloignant des cultures coloniales destinées à l’exportation (céréales, vignes, agrumes), sans toutefois parvenir à suivre l’évolution des exigences du marché national.

Les moyens de culture restent très inégalement répartis entre eux et, de ce fait, entre les régions. Ainsi, les huit wilayat littorales de l’ouest d’Alger, avec 30,5 p. 100 de la S.A.U., disposent de 60 p. 100 des 46 000 tracteurs, appartenant aux deux tiers aux secteurs public et coopératif, qui utilisent aussi les deux tiers des engrais. Les sept wilayat de Kabylie et du Tell oriental (17,4 p. 100 de la S.A.U.) utilisent 17,3 p. 100 des tracteurs et 18,8 p. 100 des engrais – 30 p. 100 de moins qu’en 1977. Les wilayat des Hautes Plaines (45 p. 100 de la S.A.U.), aux deux tiers privées, n’utilisent que 19 p. 100 des tracteurs et 11 p. 100 des engrais. Conditions naturelles et spécialisations jouent dans cette disparité: ainsi, l’usage des engrais est aléatoire pour des pluviométries inférieures en moyenne à 350 mm en année agricole; amplifiant l’effet des déficits de 1972 et 1977, il a incité les exploitants privés à l’abandonner, même en année favorable (1979). De même, les sept wilayat du nord des Hautes Plaines, les plus céréalières, détiennent 62 p. 100 des moissonneuses-batteuses du secteur étatique sur 40 p. 100 de la S.A.U.

Le système de culture colonial pèse encore aussi sur ces inégalités. Le nombre des moissonneuses-batteuses restait, en 1980, celui de l’indépendance, soit une pour 720 ha de céréales; celui des tracteurs ne s’est accru que de 20 p. 100. Le secteur d’État en a un pour 84 ha, le secteur coopératif un pour 89, le secteur privé, un pour 216. L’attribution par la révolution agraire de 6 000 tracteurs et de 1 500 moissonneuses-batteuses essentiellement aux coopératives communales (C.A.P.C.S.) entendait compenser les déficits hérités en se substituant à la spéculation des entrepreneurs de travaux agricoles. La production industrielle de Constantine et de Sidi-bel-Abbès facilite aujourd’hui la correction de ces disparités, année après année, par des distributions de matériel: sur 5 160 tracteurs vendus en 1980 (5 p. 100 du parc existant), 38,7 p. 100 seulement l’ont été aux wilayat du Tell occidental, mais 33 p. 100 à celles du Tell oriental, et 22,7 p. 100 à celles des Hautes Plaines, soit respectivement 27 et 42 p. 100 au privé et à la révolution agraire. Sur 1 380 moissonneuses-batteuses – un tiers du parc –, la moitié a été à la révolution agraire; les deux tiers aux Hautes Plaines de l’Est et aux Kabylies.

Les complexes industriels, surtout Annaba, modulent désormais la consommation d’engrais qui se suffit de leur production en année moyenne ou faible (103 p. 100 des besoins de 1977). Décuplée en 1970 à 1972, cette consommation oscille autour de quatre fois celle de l’ère coloniale, malgré les désaffections consécutives aux années sèches chez les exploitants privés. La part du secteur d’État qui a porté sa consommation, de 1967 à 1980, de un à 1,5 q/ha, a pourtant été ramenée de 95 à 53 p. 100. Les exploitants privés, portant la leur de 0,03 à 0,62 q/ha, ont élevé leur part de 4 à 34 p. 100, le secteur coopératif tenant une place moyenne.

Les nouvelles productions industrielles ont favorisé, depuis 1977, l’essor du maraîchage irrigué privé et de la culture sous plastiserre.

La production agricole

L’insuffisance croissante de la production agricole accompagne la stagnation globale de sa valeur, traduisant la somme de progrès et de reculs dans la reconversion de ses objectifs. La chute, en dix ans, de la production vinicole de 8,5 à 2,5 millions d’hectolitres et celle de ses rendements, de 29 à 15 hectolitres à l’hectare, tiennent au non-renouvellement de plants promis à l’arrachage par la disparition d’un marché extérieur jadis artificiellement soutenu. Le vieillissement des agrumes en a abaissé la production de 10 p. 100 à rendement constant. La création de vergers encore non productifs explique la baisse globale des rendements avec leur extension.

Le doublement, depuis 1975, de la production de fourrages artificiels, à rendements stables, a mieux sous-tendu, la croissance du cheptel, privé compris, jusqu’à un niveau jamais atteint, que l’amorce de rationalisation des parcours par la troisième phase de la révolution agraire. Les ovins, à 90 p. 100 privés, étaient 3 800 000 à l’indépendance; ils sont 13 700 000 en 1981; les bovins, à 93 p. 100 privés passent de 600 000 à 1 400 000, mais ils sont de plus en plus sélectionnés en secteur public. Pourtant l’augmentation de la production de viande, de 56 000 à 108 000 t entre 1969 et 1979, et de la production de lait, de 500 000 à 715 000 t, n’empêche pas le doublement simultané des importations et la persistance du déficit de 46 p. 100 des produits laitiers.

La production céréalière stagne entre 18 et 20 millions de quintaux par an selon les caprices du climat: toute extension des emblavures, comme entre 1973 et 1975, la rend plus aléatoire. La meilleure récolte, en 1975, avec son rendement de 8,45 q/ha, la seconde, en 1980, suivent une rétraction des emblavures et un recul de l’emploi d’engrais. Le secteur d’État, sur 25 à 31 p. 100 des emblavures, en produit de 27 à 39 p. 100, en réduisant le blé tendre après 1973 et en réhabilitant l’orge. La production privée (50 p. 100 de blé dur, 30 p. 100 d’orge, 20 p. 100 de blé tendre) s’est réduite de 61 à 49 p. 200 du total en même temps que ses emblavures passaient de 75 à 55 p. 100, la part restante revenant au secteur coopératif. Les meilleurs rendements du secteur étatique (de 7 à 10,8 q/ha, contre 3,4 à 7,9 pour le privé, 4,1 à 7,7 pour la révolution agraire) tiennent surtout à des localisations moins sensibles aux sécheresses.

En fait, les trois secteurs restent marqués par l’archaïsme du système de culture dualiste et extraverti de l’ère coloniale, alors qu’il s’agit aujourd’hui de satisfaire une consommation intérieure croissante. L’essai d’unification des services et de la commercialisation par les structures coopératives de la révolution agraire, C.A.P.C.S. communales, C.O.F.E.L. de wilaya, a rebuté le secteur privé et facilité la spéculation des intermédiaires par la médiocrité de ses réponses au nouveau modèle urbain de consommation. Un circuit commercial parallèle jouant sur les pénuries a organisé la hausse des prix, qui ont doublé depuis 1976, et dissimulé au contrôle statistique une part de la production, cela avant sa légalisation par la libéralisation de 1981. Du moins celle-ci, comme l’égalisation des salaires en 1980, y fait participer les revenus paysans et préserve le travail de la terre. Et la multiplication des « Souks-el-fellah » vise une certaine maîtrise des prix.

Cependant, l’objectif affiché de l’autosubsistance alimentaire paraît illusoire alors que même des terres agricoles marginales sont exploitées et que l’extension des cultures entraîne une baisse des rendements. Toute intensification implique une extension des irrigations quand l’eau, en partie fossile, est à partager avec l’indispensable développement de sa consommation domestique, hors même des besoins de l’industrie. L’élévation du niveau moyen de consommation alimentaire, multiplié par 2,2 de 1966 à 1983, joue plus que l’accroissement démographique pour élever 3,6 fois le volume total consommé. En 1979, très bonne année pour des productions d’agrumes, d’autres fruits et de légumes, excédentaires respectivement de 56, 20 et 19 p. 100, celles de légumes secs, de lait, de céréales et de viandes sont déficitaires de 68, 46, 35 et 26 p. 100. En année moyenne, il faut importer l’équivalent de toute la récolte céréalière. La satisfaction des besoins qui s’accroissent le plus vite, en viandes, fruits, légumes frais, résorbe les excédents exportables, et a provoqué la hausse du coût du soutien des prix, passé en dix ans de 255 à 5 600 millions de dinars algériens.

Le maintien de l’emploi agricole

Souvent rendu responsable de l’insuffisance de la production, le transfert de main-d’œuvre, réel mais inférieur à 10 p. 100 des créations d’emploi, sauf autour d’Oran, d’Alger et de Annaba, est en fait compensé par celui du sous-emploi agricole encore important dans les montagnes et Hautes Plaines de l’Est. Les 32 p. 100 d’emplois agricoles de 1980, évalués à 960 000, sont plus nombreux que les 50 p. 100 de 1969 (934 000). La seule diminution d’effectifs, celle du secteur étatique – de 256 000 à 200 000 –, un pour dix hectares, touche les saisonniers. 95 000 attributaires, un pour dix hectares également, ont été transférés du secteur privé à la révolution agraire malgré les nombreux désistements. Les petits et moyens fellahs, en nombre stable à champ constant, sont, eux, en moyenne, un pour cinq hectares pour une productivité des terres une fois et demie moindre; c’est eux que la persistance du sous-emploi porte à un « exode agricole » (A. Benhachenhou), surtout vers le bâtiment, comme ouvriers-paysans et, en région restée marginale, encore à l’exode rural tandis que, surtout en région urbaine, le réel déficit en force de travail limite la productivité des secteurs étatique et coopératif.

L’importance de la croissance des services et du bâtiment

La croissance rapide des moyens de consommation est le premier facteur du déficit alimentaire. Pour un P.I.B. multiplié, à valeur constante, par 2,6 de 1969 à 1982, l’accroissement par tête a été de 77 p. 100. Malgré la multiplication des investissements par 3,3, la part de la consommation domestique, qui représentait 41 p. 100 en 1981 contre 55 p. 100 en 1969, a doublé en valeur (tabl. 2).

L’accroissement moyen de 25 p. 100 du revenu par tête, passé de 870 à 3 790 D.A. courants, est lié à celui de l’emploi.

Croissance de l’emploi et des moyens de consommation

Sans compter l’émigration, relativement stable, les emplois, 1 893 000 en 1969, 3 152 000 en 1981, se sont accrus de 60 p. 100, une fois et demie plus vite que la population, passant de 14,3 à 16,4 pour 100 habitants. Ils ont doublé hors de l’agriculture, portés de 959 000 (50 p. 100) à 2 065 000 (68 p. 100), multipliés par 3,46 dans le secteur secondaire, par 2 dans le tertiaire public, par 1,5 dans le tertiaire privé.

La nature des emplois joue plus encore pour relever les revenus: les salariés permanents, 35 p. 100 en 1966, sont 61 p. 100 en 1977, 68 p. 100 en 1980, l’emploi temporaire chutant de 32 à 10 p. 100. L’effacement des activités petites marchandes et de substitution abaisse de 25 à 22 p. 100 le pourcentage des indépendants et employeurs, tandis que se créent des entreprises véritables. Le personnel sans qualification du secteur secondaire tombe de 31,7 p. 100 en 1971 à 25,7 p. 100 en 1980, celui des cadres s’élève de 7 à 10 p. 100. 48 p. 100 des femmes occupent des emplois spécialisés. Le chômage masculin, dont le taux tombe de 30 à 19 p. 100 de 1966 à 1977, devient surtout rural au lieu d’affecter les villes gonflées par l’exode des campagnes. Il ne reste que peu de foyers sans ressources et un ménage sur cinq dispose de revenus multiples. Les pensions, le travail « noir », la spéculation commerciale et celle qui porte sur le transfert clandestin des revenus de l’émigration gonflent les moyens monétaires en contribuant à la hausse des prix à la consommation. Ce relèvement du pouvoir d’achat, qui redistribue inégalement, en fait, un surplus de la rente pétrolière, différencie la société et les régions notamment selon l’importance du développement urbain (tabl. 3).

Croissance du marché national

La croissance de la demande nationale fait progresser les échanges internationaux plus vite que le P.I.B.: de 1970 à 1982, la valeur des importations est multipliée par 2,2. Celle des exportations quadruple, et rend la balance commerciale excédentaire depuis 1979, la part des hydrocarbures y comptant pour 98 p. 100 au lieu de 70 p. 100, et la valeur des autres produits exportés baissant des trois quarts. Malgré l’effort industriel, la valeur des biens de consommation importés augmente plus vite que celle des biens d’équipement et des matières premières: 4 fois pour les produits alimentaires, 1,3 pour les biens industriels (tabl. 4).

Hors hydrocarbures, pour un trafic accru d’un tiers de 1970 à 1982, les douze ports polyvalents, à l’exception de Annaba, exportateur de fer, jouent un rôle importateur de plus en plus exclusif. Engorgements et faiblesses des frets de retour y créent des surcoûts (tabl. 5).

L’appareil de distribution ne s’est pas non plus adapté au rythme de la demande. Offices nationaux substitués aux exportateurs-importateurs, coopératives agro-alimentaires et grandes surfaces étatiques (Souks-el-fellah et S.N.N.G.A.), ne maîtrisent pas le marché; les grandes surfaces, peut-être parce que trop espacées, ont pu être détournées de leur finalité vers le réseau hérité des grossistes. On les multiplie actuellement jusque dans les centres ruraux, à côté des souks traditionnels et des détaillants isolés.

La collecte de l’épargne privée

La valeur des dépôts à la Caisse nationale d’épargne et prévoyance (C.N.E.P.) – dépôts accrus par les pénuries, le fruit des revenus parallèles et attirés par l’épargne-logement depuis 1971 – a quadruplé en valeur constante de 1969 à 1975, puis de cette date à 1982 (tabl. 6).

Le nombre des déposants et le montant des dépôts varient beaucoup d’une région à l’autre. Ils sont surtout concentrés à Oran, Alger, Tlemcen. Cette répartition, qui reproduit celle des classes moyennes, joue en faveur de celles-ci: en 1979, pour 78 p. 100 de dépôts inférieurs à la moyenne, 14 p. 100 la dépassaient six fois; mais, jusqu’en 1982, seulement 3 215 prêts individuels ou coopératifs accordés à 0,17 p. 100 des épargnants avaient mobilisé 383 millions de dinars algériens, 2 p. 100 des accumulations; l’essentiel (28 000 millions de D.A.) a été engagé dans la construction programmée de 350 000 logements, à concurrence de 56 p. 100 de la valeur de ceux-ci.

Crise du logement et prospérité du bâtiment

Cet engagement de l’épargne répond depuis 1975 à une demande de logement que l’État ne peut seul satisfaire. Le parc hérité en 1962, dont 27 p. 100 provenaient de la dévolution à l’État de « biens vacants » abandonnés par la population coloniale, constituait encore en 1977 les trois quarts de l’habitat, pour une population qui s’était accrue de 44 p. 100. Le taux d’occupation par pièce s’était élevé à 3,14. Les villes disposant de biens d’État peu entretenus ont reçu le moins de constructions neuves: Oran, 6 p. 100, Alger et Blida, 16 p. 100 du parc hérité de 1966 à 1977. La mobilité de la population vers ces centres, les plus actifs, les a surpeuplés, aggravant les déséquilibres. L’État tend à se décharger de l’entretien de ses biens par leur mise en vente, du coût de la construction sur la C.N.E.P. en échange de l’attribution de logements aux épargnants, de la construction elle-même par le lotissement de réserves foncières communales.

À la suite des grands chantiers industriels, la réalisation, avec leurs équipements, des Z.H.U.N. (zones d’habitat urbain nouvelles), des villages de la révolution agraire (R.A.), de l’« assainissement de l’autogestion », de l’autoconstruction rurale, de la résorption de l’habitat sommaire et des lotissements constitue, parallèlement aux infrastructures ferroviaires, routières et hydrauliques, le facteur de prospérité de l’entreprise du bâtiment et des travaux publics. Aux entreprises nationales régionalisées depuis 1981 et aux sociétés étrangères adjudicatrices des grands chantiers s’ajoutent de plus en plus, jusque dans les petits centres, des entreprises de wilaya et de commune, et de nombreux entrepreneurs privés opérant en sous-traitance et pour leur propre compte. Ces derniers jouent sur la double demande publique et privée, accroissent rapidement leur chiffre d’affaires et leur activité, sans pouvoir généralement satisfaire aux marchés publics dans les délais. Aussi, à la fin de 1980, seulement 183 000 des 567 000 logements publics prévus par la planification étaient achevés (32 p. 100), et autant étaient en chantier.

L’emploi et la rémunération du travail de ce secteur connaissent la croissance la plus rapide, à la mesure de la demande de travailleurs formés: 4 p. 100 des occupés en 1966 (61 800), mais 20 p. 100 des chômeurs, ils sont, depuis 1977, 14 p. 100 des occupés (427 000 en 1980). Plus nombreux (58 p. 100) dans les campagnes qu’en ville, ils représentent 15,8 p. 100 des occupés ruraux, contre 13,7 des urbains.

Croissance et extension spatiale des services publics

Les emplois tertiaires doivent surtout leur croissance (74 p. 100 entre 1969 et 1980) à celle des services publics et des transports dont l’effectif qui a doublé, groupe le tiers des actifs au travail contre 28 p. 100 onze ans plus tôt.

L’infrastructure des transports terrestres a peu évolué (3 907 km de rails et 39 000 km de routes), à quelques exceptions près, comme la prolongation de la voie ferrée jusqu’au Djebel Onk et la construction de la route transsaharienne, alors que se mettent en place les chantiers de doublement des grands axes et, entre Batna et Msila, de la rocade ferroviaire des steppes. Mais le parc automobile, qui a quintuplé entre 1969 et 1980, dépasse une voiture pour 40 habitants, un véhicule utilitaire pour 80. La capacité des seuls transports routiers publics (S.N.T.R.) a été portée de 20 000 à 50 000 t, son tonnage au kilomètre de 743 000 à 1 607 000. La S.N.T.V. a presque triplé le nombre de ses passagers sur des distances quinze fois plus longues. Les transports en commun de villes et d’entreprises se sont multipliés. Par rail, la S.N.T.F. a accru sa capacité de 27 p. 100, le nombre de ses passagers de 65 p. 100. Même les passages maritimes ont doublé, et Air-Algérie a décuplé le nombre des siens jusqu’à 5 500 000 par an, pour moitié sur les lignes intérieures. La C.N.A.N. a créé sa flotte, 128 navires et 1 400 000 t en 1980, mais n’assure encore, outre les 10 millions de tonnes de méthane d’Arzew et de Skikda, que le quart du trafic maritime diversifié (4,6 Mt).

Le téléphone, peu à peu automatisé, a quintuplé le nombre de ses abonnés jusqu’à un taux moyen (un pour 37 hab.) très supérieur au seul taux urbain de 1969, réduisant l’écrasante supériorité d’Alger, ramenée de 47 à 30 p. 100 des postes. De plus en plus de bureaux postaux desservent les campagnes.

La scolarisation a doublé l’effectif du cycle primaire dont le nombre d’enseignants a crû de 120 p. 100. Elle tend à rétablir l’équilibre villes et campagnes: même la wilaya de Tebessa dépasse 50 p. 100 de scolarisés, quand Alger, Blida, Oran, Annaba, s’essoufflent à suivre l’accroissement démographique. Les collèges, qui accueillent la moitié des enfants terminant leur premier cycle, ne sont plus un privilège urbain et sont présents dans les centres ruraux. Un taux de recrutement du même ordre conduit aux lycées, répartis dans presque chaque daïra . Alger, Oran, Annaba, Constantine partagent 100 000 étudiants avec douze autres centres universitaires. Les 156 000 enseignants, trois fois plus qu’en 1969, sont le quart des agents de l’État.

La résorption du déficit et des distorsions régionales des services de la santé reste moins poussée. Centres de santé et polycliniques s’édifient dans des centres ruraux, des cabinets médicaux ouvrent dans chaque commune. Mais le nombre des lits d’hôpital reste insuffisant et très inégalement réparti. Depuis 1969, le personnel a été porté de 9 000 personnes à près de 50 000, dont 7 000 médecins, aux deux tiers algériens. Mais Alger et Oran ont un médecin pour 800 habitants: un tiers d’entre eux exerce encore dans la capitale, surtout en hôpital, quand des régions rurales n’en ont qu’un pour 7 000 habitants.

Un réel effort de réduction des disparités n’a suffi à effacer celles-ci ni entre plaines littorales et steppes, ni entre villes et campagnes. L’inégalité des moyens matériels et humains pèse d’autant plus que s’impose, avec la dévalorisation des hydrocarbures, le souci de la rentabilité.

Les mutations des villes et des campagnes

La croissance urbaine

Quelque 9 millions de citadins, 45 p. 100 de la population, vivent aujourd’hui dans plus de 220 villes. En 1830, ils étaient 6 p. 100 (180 000) dans 25 villes; en 1966, 31 p. 100 (4 millions) dans 90 villes et 41 p. 100 (7 millions) en 1977, dans 204 villes: la croissance urbaine accélérée multiplie les centres urbains.

Le littoral reste le lieu de concentration des citadins avec, en 1977, 41 p. 100 d’entre eux dans 17 agglomérations, mais moins qu’en 1966, où ils étaient 45 p. 100 dans 15 agglomérations, même si, dans l’intervalle, leur nombre s’est élevé de 1,9 à 2,8 millions. Déjà, en 1830, huit ports en rassemblaient 40 p. 100. L’agglomération algéroise, avec un peu moins du dixième de la population du pays, n’entre que pour 22 p. 100 dans la population urbaine totale; sa part y a légèrement régressé. Coran et Annaba, sa région Blida incluse, croît au moins aussi vite qu’elle-même.

Le Sud peu peuplé s’urbanise très vite, en maintenant dans ses régions un bilan migratoire global équilibré. Les seules villes dont le peuplement s’accroît moins vite que l’ensemble de la population sont celles de l’arrière-pays d’Oran-Arzew dont le solde migratoire régional aussi est négatif. Dans l’arrière-pays annabi, la croissance urbaine reste proche de celle du pays, parallèlement à un déficit rural marqué. Partout ailleurs, celui-ci reste modéré, pour un taux de croissance urbaine égal ou supérieur à la moyenne.

Auparavant, la croissance n’était pour les villes qu’un gonflement de leur population par l’exode rural, fuite de campagnes privées d’emplois, de revenus, de sécurité. Généralement non productrices, ces villes ne desservaient guère que leur propre minorité privilégiée et la grande exploitation agricole environnante. Peu avaient acquis, en aval ou en amont de celle-ci, une industrie médiocre, ou conservé un artisanat résiduel. Habitat, voirie, assainissement, desserte en eau ou en électricité n’y étaient conçus que par et pour 20 à 50 p. 100 de leur population, algérienne ou coloniale. Les autres habitants, chômeurs ou sous-employés, étaient relégués dans des « périphéries » d’habitat sommaire, non équipées. Aggravé par leur « ruralisation » massive lors de l’indépendance, cet héritage colonial constitue désormais un archaïsme encore inégalement présent.

L’exode rural est resté, entre 1966 et 1977, avec la fixation des nomades, le moteur essentiel du doublement de la population de la plupart des villes de la steppe algéro-oranaise (Djelfa, El Bayadh, Mecheria, Bou-Saada); il a moins accru celles de l’arrière-pays annabi (Tebessa, Sedrata, Souk-Ahras). Les villes du Tell oranais, avant de recevoir, depuis le dernier recensement, des industries nouvelles (Aïn-Temouchent, Sig, Mohammadia, Mascara...), n’ont connu en onze ans qu’une faible croissance de 20 à 30 p. 100: l’exode rural antérieur les avait saturées. D’autres villes, saturées sur une plus grande échelle, et avoisinant 100 000 habitants, Sidi-bel-Abbès, Mostaganem, Tlemcen, Ech-Chleff (El-Asnam), voire Sétif ou Skikda, n’ont pas non plus connu un bilan migratoire positif avant 1977, malgré des implantations tertiaires ou industrielles insuffisantes pour résorber leur sous-emploi.

L’implantation de services de niveau moyen ou supérieur, par exemple, depuis 1975 dans les 18 nouveaux chefs-lieux de wilaya, et surtout l’implantation d’industries, et mieux encore des deux, constitue le mode nouveau de la croissance urbaine. La promotion administrative urbanise mieux de petits centres comme Oum-el-Bouaghi, bourgade devenue chef-lieu de wilaya dans les Hautes Plaines constantinoises. L’implantation précoce d’industrie lourde dans les pôles urbains littoraux a déterminé les taux de croissance annuels de 4 à 5 p. 100 de Annaba – El Hadjar, Oran-Arzew, et de l’agglomération algéroise. La diffusion industrielle a fait naître aussi les villes nouvelles du Sud pétrolier, Hassi Messaoud puis Hassi R’mel, a urbanisé de simples bourgs (Berrouaghia près de Medea, Aïn-el-Kebira près de Sétif) et développé des villes moyennes qui n’offraient pas aux implantations reçues une force de travail locale suffisante (Batna, Saïda, Ghardaïa). Elle a partagé son rôle urbanogène avec la diffusion des services dans les bourgades des régions rurales denses sous-équipées et sous-urbanisées comme la Kabylie, et dans la nébuleuse algéroise où la capitale a projeté jusqu’à Blida ses fonctions secondaires et tertiaires.

Les villes, désormais lieux privilégiés de l’emploi

En 1966, les villes, où l’exode rural avait transféré le chômage agricole, offraient dans leur ensemble des taux d’emploi inférieurs aux campagnes. Le recensement de 1977 y montre une baisse du taux de chômage, de 34,1 à 13,6 p. 100 en moyenne, et du nombre même des sans-travail, qui passe de 278 000 à 165 000 alors que, à effectifs presque constants, ce taux n’avait décru dans les campagnes que de 24 à 19,3 p. 100.

L’industrie est le premier agent de cette évolution: le taux de chômage urbain a baissé de plus des deux tiers dans les wilayat d’accueil des principaux projets: Annaba, Saïda, Alger, Oran, Ouargla, Skikda. Il n’a, au contraire, été réduit que de moins de 50 p. 100 dans les villes des wilayat de Mostaganem, Mascara, Bejaïa, Jijel, de moins de 40 p. 100 dans celles des wilayat de Chleff, Djelfa, Tebessa, Guelma, où il était déjà relativement bas et où peu de projets nouveaux ont vu le jour avant 1977. De 1966 à cette date, les emplois urbains de l’industrie et du bâtiment ont été multipliés par 2,5 quand la population l’était par 1,7 et l’emploi total par 1,9. Depuis 1977, ce type d’emploi – bâtiment exclu – s’est encore accru d’un tiers – de 268 000 à 345 000 –, en s’étendant à nombre de villes petites et moyennes qui en étaient jusqu’alors dépourvues, dans les Hautes Plaines (Khenchela, Aïn Beïda, El Eulma, Msila), les montagnes telliennes (Miliana) ou l’Oranie (Mohammadia, Nedroma).

Les emplois tertiaires se multiplient en ville du fait même que les services non seulement ne sont plus réservés aux minorités privilégiées urbaines, mais se diffusent dans les campagnes: coopératives, écoles, centres de santé, maintenant collèges et polycliniques rurales, imposent à la ville grandes surfaces, entrepôts, lycées, universités, hôpitaux, services techniques. Malgré les retards, le tertiaire urbain a, comme le secondaire, changé de structure; il occupe une proportion sensiblement constante des travailleurs urbains (56 p. 100), mais à de nouvelles fonctions dominantes.

Le commerce marginal a régressé en ville, les fonctions agricoles s’y effacent. La révolution agraire a tari la rente foncière, l’espace urbain mange sa périphérie agricole, les néo-citadins sous-employés s’intègrent peu ou prou aux autres activités: les travailleurs de la terre – 90 000, c’est-à-dire 16 p. 100 des actifs des villes en 1966 – sont 65 000, soit 6 p. 100 des occupés en 1977. La chute de leur effectif, peu marquée dans les Hautes Plaines, est de plus de moitié dans les régions d’Alger-Blida, Oran, Annaba et Constantine. La salarisation permanente accompagne cette « déruralisation »: aujourd’hui, 76 p. 100 des urbains sont salariés.

Modalités du peuplement, extension spatiale et habitat urbain

Hormis les villes de la steppe non encore dotées d’industrie, les agglomérations urbaines reçoivent désormais, en général, moins de migrants que de créations d’emplois. Beaucoup de travailleurs peu qualifiés, recrutés dans les régions traditionnelles d’exode rural, conservent leur résidence compagnarde faute de logement, et préfèrent effectuer des migrations pendulaires. Ils ne se résolvent à des migrations définitives qu’à partir de régions enclavées séparées du pôle d’attraction par un bassin de main-d’œuvre déjà épuisé, et campent alors, comme jadis, sur les « périphéries »: autour d’El Hadjar-Annaba, où ils viennent des monts de Guelma, ou dans la banlieue sud-est d’Alger, depuis les steppes de Djelfa.

L’implantation de zones industrielles et de grands équipements, l’aménagement et l’habitat impliquent une extension spatiale importante. Le desserrement des villes étriquées par le système colonial suffirait à imposer, sans croissance, le prélèvement d’espace rural – regrettable, certes, dans les plaines fertiles du Tell – et d’eau, plus sensible encore pour les cultures dans l’intérieur. Le taux moyen d’pccupation par pièce, 2,3 en 1966, 2,7 en 1977, traduit l’aggravation de l’entassement, particulièrement marquée dans les grands pôles attractifs, qui pèse aussi sur les équipements. Les programmes urgents de grands ensembles, même dépourvus des services nécessaires, ne sont pas encore tous achevés. L’addition aux Z.H.U.N. des lotissements communaux, censés éviter l’urbanisation sauvage en répondant aux normes de la famille musulmane, consomme d’autant plus d’espace que la spéculation s’en mêle. Ces lotissements font naître nombre de petites entreprises privées, alors que l’accélération des grands ensembles et équipements des Z.H.U.N. passe, malgré l’importance des entreprises publiques, par l’appel aux grandes sociétés étrangères. La normalisation de l’habitat consomme ainsi autant d’espace que l’industrie ou le tertiaire supérieur.

Naissance d’une différenciation entre les villes algériennes

L’importance et la nature variée des investissements réalisés tendent à différencier les villes, précédemment conformes au modèle unique du système colonial, par leurs fonctions, leur morphologie et leurs rapports à l’environnement.

La plupart des villes du Sud, hormis le renforcement des services et le tarissement d’une rente foncière médiocre, restent proches du modèle hérité: l’exode rural nourrit une croissance souvent forte de la population, le taux de chômage a peu baissé, le tertiaire inférieur domine. C’est le cas de villes petites (Mecheria, Messad, Cheria) ou moyennes comme Djelfa, Laghouat, voire Bechar ou Biskra. En 1977 Msila, industrialisée depuis, appartenait encore à ce type.

Les petites villes, saturées mais peu ou pas industrialisées, de la limite du Tell (Frenda, Tissemsilt...), de l’Oranie tellienne (Sfisef, Ghriss, Aïn Tedles, Sidi Ali) ou parfois de Kabylie orientale en 1977 (Sidi Aïch, Azzaba, Collo, El Harrouch), s’en différencient par leur solde migratoire négatif. Certaines, où se réalisent, depuis le recensement, des programmes industriels – petites, comme Nedroma ou Aïn Defla, ou moyennes, comme Sig, Mohammadia, Aïn Temouchent, Mascara – n’accroissent pas aussitôt leur peuplement malgré leur profonde recomposition sociale.

À côté de centres miniers, préexistants (Ouenza) ou en gestation (Bir-el-Ater-/Djebel Onk), la spécialisation industrielle caractérise de petites villes en croissance rapide: Arzew, Berrouaghia, faute de force de travail et de logements en suffisance, font largement appel aux migrations pendulaires et font naître près d’elles un type de cité-dortoir (Gdyel, près d’Arzew). Des villes sont nées ou naissent de créations industrielles qui les dépassent: Drâa-ben-Khedda, en Kabylie, du textile, Aïn-el-Kebira, de la mécanique, Hassi Messaoud et Hassi R’mel, du pétrole et du gaz.

Des spécialisations tertiaires, la formation technique supérieure à Bou Merdes, le thermalisme à Hammam-bou-Hanifia caractérisent d’autres villes naissantes.

Au niveau de villes moyennes privées de leurs revenus fonciers importants, une composante industrielle, parfois déjà amorcée (à Tlemcen, Bejaïa, Jijel), apparue avant 1977 et poursuivie depuis lors (à Tiaret, Sidi-bel-Abbès, Ech-Chleff, Guelma, Sétif, Bordj-bou-Arreridj), tend à équilibrer un tertiaire qu’elle contribue à induire. Des poches de sous-emploi urbain subsistent, et l’accroissement reste modéré malgré le drainage de migrants quotidiens. Depuis 1977, l’industrialisation a rapproché de ce type, par exemple, Aïn Beïda, Khenchela, El Eulma.

Dans d’autres villes moyennes, Batna, Saïda, Tizi-Ouzou, l’industrie a suffi à impulser une croissance démographique, induire le tertiaire supérieur et étendre équipement et habitat, en dépit des retards.

Les quatre métropoles développent parallèlement industrie et fonctions de gestion, régionales ou nationales, dominantes malgré la décentralisation en cours. La sidérurgie d’El Hadjar tend à équilibrer le tertiaire de Annaba (300 000 hab.) plus que les industries de l’axe Gdyel-Arzew, celui d’Oran (620 000 hab.); celles d’El Khroubs, celui de Constantine (450 000 hab.); celle de sa périphérie surtout orientale, celui d’Alger, avant tout capitale. L’éventail des activités de ces grandes villes, ancrées dans le passé colonial, leur impose des surplus de peuplement dépassant leurs possibilités d’expansion spatiale. Elles diffusent des activités dans les petits centres de leurs régions, parfois très spécialisés par une entreprise, comme Sidi-Moussa dans la préfabrication du bâtiment. Les flux quotidiens des migrations du travail s’entrecroisent dans ces riches aires agricoles « déspécialisées ».

Nulle part ailleurs l’acuité des problèmes nés des mutations urbaines n’apparaît plus grande: la croissance des besoins en logements, voirie, adduction d’eau et d’énergie, école, hôpitaux et le manque de maîtrise des marchés alimentaires et industriels engendrent spéculation, pénuries, flambées des prix, largement liées à la mobilité des concentrations née de la redistribution spatiale des activités.

La crise urbaine algérienne tient moins aujourd’hui aux archaïsmes résiduels, hérités du système colonial opposant centres et périphéries, qu’à la distorsion entre les besoins d’une population employée, disposant de ressources régulières, et la pénurie de l’habitat, des biens et des services qui lui sont offerts.

Permanences et diversification des campagnes

Dans beaucoup de campagnes, des formes d’« exode agricole » tendent à se substituer sur place à l’exode rural massif antérieur. À champ constant, la population rurale, qui s’est accrue de 30 p. 100 – passant de 7,4 à 9,6 millions d’habitants – entre 1966 et 1977, a conservé les trois quarts de son accroissement naturel. L’habitat s’y est plus groupé; les services collectifs, les activités non agricoles, les structures coopératives s’y sont développés. D’une région à l’autre, le maintien des ruraux sur place varie avec l’importance de cette restructuration et de la demande par les villes voisines de migrants quotidiens du travail et de produits périssables de cultures intensifiées.

Le bilan migratoire des campagnes environnant des pôles littoraux est, comme pour ceux-là, positif autour de Annaba et d’Alger-Blida, équilibré autour d’Oran. Il l’est aussi en Grande Kabylie, à l’industrialisation diffuse. Il est très déficitaire, sauf à Biskra, dans les wilayat sahariennes, du fait d’une sédentarisation urbaine sur place liée à l’industrie et au pétrole. Il l’est encore de plus de la moitié de l’accroissement naturel dans les Hautes Plaines, soit au profit de villes régionales industrialisées (Batna), ou, à l’extérieur, des métropoles attractives pour les wilayat de Guelma, Tebessa, Oum-el-Bouaghi, Msila, Djelfa, Tiaret. L’Oranie tellienne, jadis vinicole, avant l’industrialisation en cours des villes locales, a aussi perdu plus de ruraux que la moyenne.

La concentration de l’habitat rural ne s’était encore opérée, en 1977, que pour un quart dans les villages de révolution agraire (V.R.A.), aujourd’hui 300 sur les mille programmés, répartis surtout dans les régions d’agriculture étatique ou coopérative (Saïda, Tiaret, Sidi-bel-Abbès, Constantine...). Les chefs-lieux de commune s’étoffent par l’implantation de services, qui étaient déficients il y a peu en secteur d’habitat dispersé (Babor, Ghaba oranaise) ou de résorption du nomadisme (Hodna, sud et ouest des Hautes Plaines).

Une dispersion intercalaire densifie au contraire l’occupation déjà très serrée de l’espace, en Mitidja ou dans la plaine de Annaba, où autoconstructions et assainissements de l’habitat autogéré, suppléant à la déspécialisation des résidents des domaines, vont de pair avec la concentration dans les centres et les V.R.A.

La légère croissance de l’emploi agricole, sauf au Sud, accompagne le prélèvement du surplus de la force de travail, souvent jeune et plus qualifiée, sur place, sur les chantiers ouverts et les services introduits, en ville, par les migrations pendulaires; ce prélèvement est à la mesure de l’infériorité de la rémunération du travail et de la production agricoles jusqu’en 1980-1981. Des analyses locales montrent cependant les limites des prélèvements directs de l’industrie ou des services, sauf autour des grands pôles où, justement, les désistements d’attributaires de la révolution agraire ont été nombreux. La diversification de l’emploi rural vient surtout du recrutement de chômeurs sur les chantiers et de la redistribution de cadres par les villes.

C’est surtout la création d’emplois qui a abaissé partout la proportion de travailleurs de la terre, désormais inférieure à la moitié des actifs occupés en Kabylie, dans le nord des Hautes Plaines et le Tell constantinois, les plaines d’Alger et Blida, Annaba, Oran et Sidi-bel-Abbès.

Le bâtiment, absorbant en priorité le surplus de main-d’œuvre au gré de la répartition des programmes, y rassemble plus d’actifs occupés que l’industrie, sauf aux abords d’Alger, Blida, Oran et Annaba, où cette dernière offre plus de 20 p. 100 des emplois. Diffuse en Grande Kabylie, où elle retient le cinquième des actifs, comme dans le Sud pétrolier, l’industrie ne concerne généralement pas ailleurs le dixième des ruraux, surtout ouvriers paysans migrant quotidiennement.

Les services, scolaires, sociaux, sanitaires, techniques ou commerciaux, restent limités à la desserte locale, incomplète, et mobilisent une proportion de travailleurs deux fois moindre qu’en ville, et beaucoup moins salariée, même si, à côté de l’emploi local, les échanges se multiplient entre les deux milieux. Ce n’est qu’en Mitidja et dans la plaine oranaise, comme dans la région de Béchar, qu’un bon équipement local fait du tertiaire le premier secteur d’emploi, essentiellement public. Ce secteur devance aussi l’agriculture au Mzab et en Grande Kabylie, grâce aux placements commerciaux des fonds transférés par l’émigration, tandis que dans l’Atlas saharien il ne fait encore que compenser un produit agricole déficitaire. Inférieur au cinquième des actifs et à l’effectif du secteur secondaire, le tertiaire reste faible dans la steppe oranaise, le Hodna et l’Aurès, comme dans le Sersou, l’Ouarsenis et le Dahra.

La desserte des campagnes reste inférieure à celle des villes. Moins de la moitié des enfants de nombreuses communes des steppes et des montagnes sont touchés par la scolarisation, même élémentaire. Le taux rural de médicalisation ne dépasse pas encore, le plus souvent, un médecin pour 5 000 habitants, bien qu’il s’améliore, comme s’étend la desserte postale, s’accélère l’électrification, se généralise l’usage du butane.

L’élaboration de nouvelles structures régionales

L’État, par le découpage administratif et la localisation des investissements, modifie l’organisation régionale historique. Cette modification provient de la transformation du rapport des villes entre elles et avec l’espace rural par l’instauration d’une hiérarchie complémentaire des services, le poids relatif de la révolution agraire, de l’industrialisation et des conditions d’habitation. Les changements de fonction d’une ville dominante se répercutent sur la hiérarchie urbaine qui en dépend et, au-delà, sur les campagnes dont les transformations jouent en retour aux niveaux supérieurs.

Les régions les moins restructurées sont celles des steppes agro-pastorales (Hautes Plaines algéro-oranaises, Hodna, Sud-Est constantinois), peu touchées par les restructurations rurales, peu ou pas encore industrialisées. Les campagnes y déversent massivement l’exode rural sur les villes régionales, et, au-delà, sur les régions en développement. Les villes ainsi gonflées conservent un fort taux de chômage, un tertiaire hypertrophié, et toute leur dépendance à l’égard des métropoles régionales et d’Alger.

Les régions où persiste l’archaïsme colonial dégradé sont celles de la périphérie tellienne d’Oran, du Sersou à la Mleta. Les monocultures localement spécialisées, souvent irriguées, mal adaptées au marché, régressent; les villes, dont le rôle de distribution s’accroît, mais peu industrialisées encore en 1977 et privées de leur rente foncière par la révolution agraire, ne retiennent pas l’exode rural qui s’oriente vers leur périphérie plus dynamisée, vers Oran, dont elles dépendent directement encore et, au-delà, vers Alger.

Sur leurs marges, l’industrialisation oriente l’organisation, par Saïda et Tlemcen, de leurs deux petites régions: la première, centrée sur le chef-lieu, connaît, avec la croissance de l’emploi, celle de sa population rurale et urbaine; la seconde, essaimant, autour du chef-lieu historique, l’industrie dans les centres dépendants, n’a qu’une croissance démographique médiocre.

Les régions sahariennes tendent à se restructurer vis-à-vis dans une moindre dépendance du Nord, autour de Béchar, Biskra, Ghardaïa et surtout Ouargla, virtuel point central proche des zones pétrolières. Solde migratoire global équilibré, fixation urbaine des nomades, multiplication des chantiers par un programme spécial, équipement tertiaire d’autant plus marquant qu’il était déficient, caractérisent cette tendance.

Dans le Tell central et oriental , l’organisation avancée d’un réseau urbain structure de nouveaux modèles de régions. À l’est, autour de Constantine, Sétif et Batna vers l’ouest et le sud dans les Hautes Plaines, Skikda dans le Tell littoral, relaient la métropole régionale, à travers de nouveaux petits centres industriels et agro-industriels: Jijel, Taher, El Milia au nord, Bordj-bou-Arreridj ou El Eulma à l’ouest, les villes de la wilaya d’Oum el Bouaghi à l’est, dans une aire restée d’abord rurale. Celle-ci juxtapose domaines étatiques et C.A.P.R.A. des Hautes Plaines à l’agriculture privée du nord, dans des systèmes de culture peu modifiés. Peu d’hommes s’en vont, le chômage se réduit, la desserte sociale reste faible.

À l’ouest, l’axe du Chélif s’organise, malgré le séisme de 1980, autour de son chef-lieu et de sa zone industrielle, symétrique de Sétif, sur des industrialisations ponctuelles de Miliana à Relizane, entourées d’espaces ruraux spécialisés en voie d’équipement tertiaire, où domaines et C.A.P.R.A. maintiennent sans plus le potentiel d’agriculture souvent hérité. Au sud d’Alger, le Titteri affirme le rôle tertiaire de Medea renforcé par les implantations industrielles, dont Berrouaghia reste la première. Vers l’est, la Kabylie du Djurdjura, surtout, surmonte sa dépendance vis-à-vis des transferts de l’émigration: la « rue industrielle » du Sebaou, urbanogène mais intégrée au milieu rural villageois, dense et très « tertiarisé » des montagnes environnantes, s’y agence d’El Isser à Azazga, sur l’axe Alger-Bejaïa, de part et d’autre de Tizi-Ouzou remodelée.

Les mutations les plus achevées restent celles des trois grandes régions métropolitaines littorales . Malgré les efforts de décentralisation, elles disposent d’équipements sociaux plusieurs fois plus denses que les autres régions, et des trois zones industrielles majeures surimposées à leur tissu industriel hérité. Les métropoles y diffusent, outre le tertiaire national d’Alger, une trame d’industries diversifiées, sur l’axe Arzew-Gdyel, à Sig et Mohammadia autour d’Oran, et dans la Mitidja jusqu’à Thenia, Meftah, Blida, autour d’Alger. Les quatre wilayat d’Alger, Blida, Oran, Annaba concentrent encore 45 p. 100 de l’emploi secondaire (52 p. 100 en 1966) avec un effectif doublé. Embryonnaire autour de Annaba, tentaculaire autour d’Alger, ces trois régions urbaines desservent, quoique encore insuffisamment, les espaces d’activité et d’habitat constitués aux dépens de l’étendue agricole déspécialisée: industrie, tertiaire et agriculture y distribuent des parts égales d’emploi rural, avant le bâtiment, et entrecroisent les migrations quotidiennes. Ce sont les seules aires rurales à recevoir des migrants qui relaient les travailleurs des domaines et C.A.P.R.A. convertis à des activités non agricoles. Les taux d’emploi les plus élevés, proches de 20 p. 100 en milieu rural comme en milieu urbain, les taux de chômage les plus bas, inférieurs à 8 p. 100, induisent de nouveaux modèles de consommation. Les pénuries y sont d’autant plus ressenties, renforcées par les inégalités et la spéculation. Zones rurales et périphéries urbaines, d’abord à Annaba, n’offrent aux ruraux venus surtout des steppes déprimées, même pourvus d’emplois, que des logements sommaires.

Ce poids permanent de la « centralité » – et de l’unité nationale –, ne contredit ni l’extension d’activités diversifiées à l’ensemble du pays – que poursuit depuis 1977 la réalisation des projets en retard du second plan quadriennal –, ni la décentralisation en cours des sociétés nationales. Les projets sidérurgiques de El Milia, maintenus dans le plan quinquennal 1980-1984, la reconstruction d’Ech Chleff (El Asnam), l’équipement de la wilaya d’Oum-el Bouagui, l’industrialisation de Msila, de la Soummam (Akbou, Sidi Aïch, Kherrata) et des périphéries oranaises (Mascara, Sig, Aïn Temouchent, Remchi, Nedroma) accusent la réduction des disparités régionales.

Cet effort, en conflit avec le souci de rentabilité, accentue les problèmes nés de la croissance. Il pèse sur les finances publiques nourries par la rente pétrolière, et dont profite l’initiative privée. Il génère la distorsion entre infrastructure et peuplement existants, d’une part, et les nouveaux besoins induits plus par le partage d’une masse salariale gonflée par ces transferts que par la croissance démographique rapide, d’autre part: leur augmentation dépasse celle des productions, surtout celle de l’agriculture stagnante et limitée par les contraintes naturelles. Cet effort entraîne des formes de dépendance, moins lourdes que la nécessité d’importations non seulement agricoles mais industrielles qu’imposerait l’absence d’industries. On peut penser qu’elles constituent la contrepartie, guère évitable, du développement.

6. De la croissance à l’ajustement

L’expérience algérienne illustre parfaitement les vicissitudes du processus de développement dans le monde actuel. La conjonction de facteurs internes favorables et de conditions externes permissives est, en effet, une chance historique peu fréquente, que seuls de rares pays ont pu connaître. En Algérie, la croissance rendue possible par la mobilisation et l’utilisation dynamique de la rente liée aux hydrocarbures a transformé en profondeur les espaces et les logiques économiques, techniques, sociaux et internationaux que l’histoire avait forgés. Mais les dérèglements, de source interne aussi bien qu’externe, vont conduire à un ajustement nécessaire à travers la réforme économique, une relative désétatisation et la recherche de nouveaux équilibres économiques et sociaux. Là encore, cependant, les conditions internes, techniques et sociales, et les facteurs externes, politiques et financiers, rendent l’entreprise aléatoire et, pour l’instant, sans résultats évidents. Au-delà de l’ajustement, qu’il faudra bien réaliser et réussir, se posera la question des perspectives de l’économie et de la société algériennesen matière de structures économiques, d’éducation et d’emploi, de formes d’insertion dans l’espace régional et international, et de construction d’un dialogue social autour du développement.

La croissance (1967-1984)

La période qui suivit l’indépendance fut une période d’attente, caractérisée par la stagnation économique et l’instabilité liée à un jeu complexe des forces économiques et politiques en présence, mais aussi à la faiblesse financière du nouvel État. C’est à partir de 1966 que se dessinent, de manière plus cohérente, les contours d’une doctrine et d’une nouvelle politique de croissance fondées sur une conception renouvelée des processus de développement et aussi sur une aisance financière plus forte, liée à la croissance de la production pétrolière et à une meilleure maîtrise fiscale et financière de ce secteur grâce, en partie, aux accords pétroliers de juillet 1965 entre la France et l’Algérie.

À partir de 1967, une série de plans va constituer l’instrument de l’intervention de l’État dans l’économie et conduire le processus d’investissement et de croissance qui en résultera, pratiquement sans interruption, jusqu’en 1984.

L’industrialisation

La croissance aura été vive pendant la période. Le taux de progression du produit intérieur brut varie entre 6 et 7 p. 100 selon les années. Entre 1967 et 1978, il atteint 7,2 p. 100 en moyenne; entre 1979 et 1984, il est de 6,3 p. 100 en moyenne. Cette croissance très vigoureuse a d’abord eu pour moteur le secteur des hydrocarbures, lui-même renforcé, à partir de 1979, par celui des industries manufacturières. Elle a été rendue possible par les efforts d’investissements consentis par l’État, grâce aux ressources notables tirées de la valorisation des hydrocarbures, laquelle avait elle-même nécessité des investissements très importants. L’analyse de l’accumulation du capital organisée par l’État entre 1967 et 1978 révèle, en effet, une très forte croissance du secteur industriel au sens large (y compris les hydrocarbures et la construction) et une part relativement modeste de l’accumulation dans l’agriculture, même si cette part modeste porte sur des chiffres absolus croissants puisque le montant des investissements accordé à ce secteur passe en moyenne de 3,2 milliards de dinars algériens par an pour la période 1967-1969 (tabl. 7) à 29,8 milliards de dinars en 1979 et à 35 milliards entre 1979 et 1984.

Cette structure globale de l’accumulation du capital révèle aussi une conception du développement articulant le secteur pétrolier et le secteur agricole.

En effet, si les investissements dans le secteur minier sont censés fournir des moyensde financement au développement et garantir l’indépendance financière de l’État, les investissements industriels doivent couvrir progressivement la demande locale croissante de biens de consommation, de production et d’équipement, aussi bien pour l’agriculture que pour les activités non agricoles.

Ainsi, l’outil de production industriel installé s’est diversifié très rapidement à la faveur de l’accélération des investissements. Au cours de la période 1965-1971, l’accent est mis sur les biens intermédiaires et les biens d’équipement destinés à l’agriculture (tracteurs, machines agricoles, vannes et pompes, engrais, tubes) ou au bâtiment et aux travaux publics (camions, acier, ciment, tubes), partiellement sur ceux qui sont destinés à l’industrie elle-même (électricité, gaz naturel, machines-outils simples) et, enfin, sur la production des biens de consommation (textile, agro-alimentaire, électrification rurale, réseau de gaz naturel). Au cours de la deuxième période (1972-1978), l’outil de production industrielle se diversifie encore plus dans le domaine des produits intermédiaires (films plastiques, produits phytosanitaires). La production de charpente, de chaudronnerie, de grues, d’engins de travaux publics, de câbles, de matériel téléphonique complète la production d’équipements tandis que, dans le domaine des biens de consommation, l’électroménager va se développer (cuisinières, réfrigérateurs, radios, téléviseurs).

Dans le secteur agricole, l’effort de l’État a consisté à équiper les exploitations, en particulier celles des domaines autogérés, issus de la récupération et de la réorganisation des anciennes fermes coloniales.

Durant la période allant de 1979 à 1986, on assiste à une restructuration des investissements et à un ralentissement de leur rythme global au profit de la consommation (tabl. 8).

Une relative stagnation du volume annuel des investissements durant la période 1979-1984 est liée à une volonté politique d’éviter la surchauffe de l’économie, de limiter l’endettement extérieur, de procéder à une sélection plus précise des investissements et de libérer quelque peu la consommation. De même, au motif d’une meilleure valorisation du gaz naturel, des contrats de livraison auxÉtats-Unis et à l’Allemagne fédérale sont dénoncés par le gouvernement du nouveau président Chadli, élu en 1979. Cette politique de ralentissement du rythme des investissements, en particulier dans les hydrocarbures et dans l’industrie, sera fortement critiquée plus tard: elle aurait porté atteinte aux investissements nécessaires à la valorisation de l’outil de production et au renforcement du maillage interindustriel. D’autres lui reprocheront d’avoir libéré la consommation au-delà de toute raison et d’avoir, de ce fait, ouvert le marché intérieur à la spéculation. Pour les partisans de cette thèse, la hausse du prix des hydrocarbures, liée à la guerre irako-iranienne, et l’appréciation du dollar durant toute cette période ont été gaspillées au profit de réalisations spectaculaires et de consommations non nécessaires.

En tout état de cause, cet effort d’accumulation maîtrisé et dominé par l’État, grâce à des entreprises publiques dont le nombre est allé croissant, va se traduire par des résultats diversifiés dans les domaines de la production, de l’emploi et des qualifications. Les performances atteintes dans la production industrielle sont notables, même si l’augmentation de celle-ci a été relativement lente en raison des phénomènes d’apprentissage, des défectuosités de certains équipements achetés et enfin de l’inertie d’une administration peu rompue aux exigences du développement. La croissance industrielle s’est accélérée en fin de période, révélant la portée de l’expérience d’apprentissage, mais aussi les vertus d’une déconcentration de l’outil de production en raison de la restructuration des entreprises publiques.

La production industrielle n’a cessé de se diversifier depuis 1980, et on constate en particulier une montée en puissance des branches sidérurgiques, mécaniques, métalliques et électriques. La chimie et l’alimentaire connaissent aussi un essor notable.

Au cours de la période 1979-1984, le secteur industriel, au sens large du terme, continue sa progression absolue et relative. Son taux de croissance moyen s’est élevé à près de 12 p. 100 par an et sa part atteint, en 1984, 27,6 p. 100 de la production globale dans une économie en forte croissance. Le processus d’accumulation des années 1967-1978 s’est traduit par un bouleversement technologique massif dans la société algérienne en raison de l’importance des investissements réalisés, de la variété des branches nouvelles qui ont été mises en place et de la diversité des qualifications que les nouvelles productions supposaient. Ce processus de transformation technologique, agricole aussi bien que non agricole, a soulevé une série de controverses qui ont porté sur les formes d’introduction des techniques, leur coût, leur efficacité et les problèmes d’avenir qu’elles posent à la société et à l’économie algériennes. Ce débat a surtout tourné autour dela question de savoir si les formules globales d’importation des technologies du type « clés en main » ou « produit en main » qui engagent la responsabilité du constructeur de l’usine à livrer celle-ci soit en état de fonctionnement, soit en état de production ne conduisaient pas à transférer à ce constructeur le véritable choix sur les technologies, sur la formation indispensable et sur les dépenses de fonctionnement liées à l’investissement initial. De même a-t-on invoqué l’impossibilité, dans ce cas, de réaliser un apprentissage pour les ingénieurs nationaux et la difficulté d’intégrer dans un investissement global des éléments d’équipements ou de services mobilisables localement. De fait, le recours à ces formes de réalisation des investissements a été décidé non pas en considérant tous ces arguments, mais en raison de l’urgence d’un certain nombre de demandes à satisfaire sur le marché et des lenteurs bureaucratiques liées à des formules de réalisation moins intégrées mais qui multipliaient les interventions de l’administration (tabl. 9).

On constate une tendance générale à la passation de contrats intégrés (clés en main ou produit en main) pour la réalisation des investissements. Cette tendance caractérise en particulier la période 1966-1975, période où le nombre de contrats est le plus élevé, 228 contre 53 pour la période 1978-1985.

Dans la période 1966-1975, le recours croissant aux formules « clés ou produit en main » touche à des degrés divers toutes les branches industrielles. Ce sont surtout celles de la pétrochimie, des constructions mécaniques et électriques, des matériaux de construction, de la chimie et des hydrocarbures (pétrole et gaz) qui connaissent une proportion importante de contrats « intégrés » par rapport à l’ensemble des contrats passés. À l’inverse, la sidérurgie, avec seulement deux contrats clés en main et un produit en main sur quarante-huit contrats recensés sur la période, est la branche qui pratique relativement le moins les formules contractuelles « intégrées », avec celles de l’énergie (électricité et gaz) et de l’industrie minière qui n’y recourent pas du tout.

Au cours de la période 1978-1985, cette tendance semble se confirmer. Si certaines branches semblent moins recourir aux formules intégrées, c’est simplement parce qu’elles ne procèdent pas à l’extension de leurs capacités de production et passent donc des contrats d’assistance technique à la gestion et à la maintenance. Mais, dès qu’il y a extension de capacités, il y a contrat intégré, y compris pour la sidérurgie et le secteur de production d’électricité et de gaz.

Au total, on doit souligner le fait que, au cours de la période 1967-1984, l’introduction des technologies nouvelles dans l’économie algérienne a été fortement influencée par les entreprises étrangères. Les entreprises algériennes sont plus préoccupées par l’acte de production que par la maîtrise de la conception et de la réalisation de l’investissement.

L’efficacité des technologies importées a été aussi l’objet de nombreux débats. La lenteur de la croissance de la production des unités industrielles, certaines mauvaises conceptions d’architecture industrielle, l’inadaptation de certaines technologies à l’environnement local, en particulier dans l’agriculture (élevage, production laitière, variétés à haut rendement), ont accrédité la thèse de l’inefficacité relative des technologies importées. Dans certains cas, la responsabilité des constructeurs d’usines a été clairement établie; dans d’autres, c’est le faible niveau de qualification des travailleurs au départ, leur absentéisme et leur mobilité qui ont freiné la croissance de la productivité des outils de production. Cependant, il est incontestable que des progrès importants ont été réalisés en fin de période, même s’il est aisé de repérer des erreurs technologiques à effet durable dans quelques branches de production.

La mutation de la société

La croissance économique va aussi bouleverser l’espace social, en termes d’emploi, de revenus et de consommation. Les années 1967-1984 sont, de ce point de vue, des « années glorieuses ». À partir de 1967 et avec le lancement de programmes ambitieux de développement, la croissance de l’emploi va reprendre et s’intensifier: un million d’emplois nouveaux seront créés entre 1967 et 1977, un autre million entre 1978 et 1984. La salarisation de la population active se développe, pour atteindre 72 p. 100 du total. Ce processus va s’accomplir à un niveau de salaires réels élevé, historiquement déterminé par la politique menée durant la décennie 1950 par les autorités françaises, et qui s’est diffusé dans la société. Il a peu à voir avec les niveaux réels de productivité d’une agriculture peu efficiente et d’une industrie naissante, toutes deux nourries de subventions. L’Algérie a les moyens de vivre au-dessus de ses moyens: c’est le dernier cadeau empoisonné reçu de l’histoire.

Durant toute cette période, la consommation par tête n’a cessé d’augmenter: elle est multipliée par 8,4 entre 1967 et 1984. En tenant compte de l’inflation, le coefficient est encore de 3,5 entre 1967 et 1978, et de 1,5 entre 1979 et 1984. Le retournement s’opérera à cette date.

En même temps qu’elle augmentait, la consommation se diversifiait: outre le fait que les Algériens se nourrissent mieux, avec une croissance notable des dépenses réelles en volailles, œufs, lait et boissons non alcoolisées, ils accèdent à de nouveaux biens, inconnus de leurs parents: en 1985, 56 p. 100 des ménages disposent d’un réfrigérateur, 72 p. 100 d’un téléviseur, 67,5 p. 100 d’unrécepteur radio, 11,3 p. 100 d’entre eux ont une machine à laver. L’accès à ces biens est, évidemment, socialement différencié, mais concerne aussi les ouvriers et les employés. La modernisation du cadre de vie est incontestable: l’eau et l’électricité sont de plus en plus disponibles. Cette croissance et cette diversification de la consommation ont incontestablement été « tirées » par l’urbanisation, mais aussi par les revenus et les habitudes diffusés par l’émigration.

En 1987, la population urbaine a atteint 50 p. 100 de la population globale, alors qu’elle n’en constituait que 25 p. 100 en 1954. Le nombre des agglomérations urbaines est passé de 211 en 1977 à 477 en 1987.

La presque totalité des villes qui avaient entre 10 000 et 20 000 habitants en 1948 dépassent, en 1988, le seuil de 50 000 habitants, et certaines vont au-delà de 100 000 habitants. Si l’urbanisation a été intimement liée au phénomène colonial, les bases nouvelles de ce processus relèvent d’abord d’une grande mutation économique et sociale liée au développement.

Cette urbanisation a contribué à transformer objectivement le mode d’accès aux biens et le mode d’utilisation des biens eux-mêmes. On se nourrit, on s’habille, on se transporte différemment selon le lieu d’habitation.

Parallèlement, les flux financiers provenant de l’émigration irriguent les villes et les campagnes.

Il convient de souligner ici un fait important: au cours des années 1967-1984, l’inflation a toujours été présente. Mais, durant toute cette longue période, le pouvoir d’achat familial n’a pas reculé et a même progressé, sauf peut-être de 1981 à 1982. La raison en est simple: le taux d’emploi au sein des ménages n’a cessé de se développer à la faveur de la croissance de l’emploi interne et de l’émigration jusqu’en 1973; de 1973 à 1984, la première s’est accélérée, tandis que les transferts de l’émigration renforçaient la progression des revenus. En 1985, on estimait à 15 milliards de dinars, soit près de 10 p. 100 des revenus salariaux, ces transferts directs ou indirects, des ouvriers émigrés vers leurs familles. Cette tendance s’est accentuée au cours des années 1990, en raison d’un taux de change très favorable sur le marché noir.

Les politiques publiques ont, dans leur ensemble, aidé à cette progression du pouvoir d’achat des Algériens. Elles ont soutenu les prix des produits de première nécessité: entre 1970 et 1987, les prix du pain, de la semoule, des pâtes alimentaires n’ont été multipliés que par trois, tandis que ceux de la viande l’ont été par onze et ceux des légumes et des fruits par onze et quatorze respectivement. Le pouvoir d’achat salarial a été protégé par les subventions mais aussi par la surévaluation du dinar: l’euphorie financière liée aux ventes d’hydrocarbures y a conduit et a objectivement favorisé les importations, y compris de produits alimentaires.

Les politiques sociales

L’évolution de l’emploi, des différents types de revenus et de la consommation au cours de la période 1967-1984 exprime les transformations sociales massives qui se sont produites en Algérie après l’indépendance. Mais celles-ci ont été aussi infléchies par la politique sociale de l’État et révèlent des évolutions contradictoires.

Un effort sans précédent dans l’éducation et la formation

L’extension extrêmement rapide des effectifs de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur montre l’effort considérable que l’État a accepté de supporter pour la généralisation de l’accès au savoir et la création des conditions de production de ce savoir lui-même.

La part du budget de l’État consacrée à cet effort atteint 25 p. 100 et constitue une contrainte relativement rigide parce que le droit à l’éducation est une requête permanente dans la société algérienne. La société algérienne a ainsi investi de 7 à 10 p. 100 de la richesse nationale dans son effort d’éducation et de formation (tabl. 10).

La démocratisation, l’extension de l’utilisation de la langue nationale et l’orientation scientifique et technique ont été les trois objectifs majeurs fixés au développement du système éducatif. Mais la réalisation des deux premiers, que l’héritage colonial a rendueimpérative, va constituer, avec d’autres facteurs, un problème face à la mise en œuvre de l’option scientifique et technique à tous les niveaux du système. La démocratisation a été une préoccupation essentielle des politiques éducatives. Le tableau 11 indique les résultats obtenus depuis trente ans.

Cette évolution montre l’effort global qui a été réalisé mais aussi les progrès dans l’accès des jeunes filles à l’éducation, l’orientation technique de l’enseignement secondaire et l’algérianisation du corps enseignant. En 1991-1992, la participation des filles était de 43,5 p. 100 dans l’enseignement fondamental et de 42,5 p. 100 dans l’enseignement secondaire.

Le tableau 12 montre l’évolution de l’enseignement supérieur, qui se traduit par un accès plus large des femmes à l’enseignement supérieur et par une plus grande algérianisation de l’encadrement. Le nombre des étudiants en technologie est passé de 101 en 1962-1963 à 7 390 en 1979-1980, 37 867 en 1985-1986, 98 780 en 1990-1991.

Si l’on fait abstraction de la période initiale, qui est une période de rattrapage, il est important de noter que depuis le début des années 1980 le taux de croissance annuel de l’enseignement fondamental a été de 7,2 p. 100, celui de l’enseignement secondaire de 46,4 p. 100 et celui du supérieur de 18 p. 100. Ces taux de croissance indiquent la pression qui s’est exercée sur les ressources, humaines et financières, mais aussi sur les capacités d’innovation et de réforme dans le système.

Ce système a produit beaucoup d’exclus que d’autres structures n’ont pu accueillir. Il produit aussi des diplômés de plus en plus nombreux à un moment où la crise de l’emploi se développe. Deux obstacles sont apparus très clairement qui ont alimenté le malaise social face à l’éducation.

Le premier est celui de la qualité de l’éducation de base : beaucoup d’observateurs du système éducatif ont noté que l’extension rapide des effectifs de l’enseignement primaire n’a pas favorisé, loin de là, la qualité de l’éducation de base et que cette situation a constitué un obstacle pour le développement de la formation professionnelle, quel que soit son niveau. Les aptitudes intellectuelles et techniques des enfants exclus ou poursuivant leurs études sont en deçà des conditions requises pour une formation professionnelle ultérieure ou l’insertion professionnelle.

C’est ainsi que les responsables des structures de formation professionnelle ou de l’enseignement secondaire se sont toujours plaints de la qualité de l’éducation de base. Ceux de la formation supérieure se sont eux aussi plaints de la qualité des diplômés de l’enseignement secondaire. Le décalage historique entre les différentes réformes n’a pas facilité les processus d’adaptation: la réforme de l’enseignement supérieur, intervenue en 1971, n’a pas pu compter sur les résultats de la réforme de l’enseignement secondaire qui a été mise en pratique à partir du début des années 1980 seulement. Celle-ci ne pourra profiter des résultats de la refonte de l’éducation de base que si cette refonte, mise en application à partir de 1980 seulement, est un succès.

Le second obstacle, qui aggrave évidemment le premier, est celui de l’encadrement : on le retrouve dans l’éducation de base, dans la formation professionnelle courte, l’enseignement secondaire technique mais aussi dans les filières scientifiques et technologiques supérieures. La question de l’encadrement n’est pas simplement de nature quantitative. Elle a des aspects qualitatifs et organisationnels évidents. Ainsi, dans l’école fondamentale comme dans l’enseignementsecondaire, la mise en œuvre de l’option scientifique et technique peut se heurter à l’inertie du personnel enseignant et plus encore à celui de la gestion des établissements. Au niveau de l’enseignement supérieur, les taux acceptables d’encadrement dans les différentes filières cachent encore une expérience limitée des enseignants et des programmes insuffisamment irrigués par des travaux de recherche ou des relations suivies avec la production.

La pénurie initiale de travailleurs qualifiés et l’inertie relative du système institutionnel ont incité au développement d’institutions et de programmes de formation extrascolaire organisés par les différents ministères. La situation récente de l’emploi a freiné cette tendance au cours des dernières années.

Santé et habitat: des secteurs encore en retard

La politique sanitaire a retenu très vite l’attention des pouvoirs publics dans un pays où la mortalité prénatale et infantile restait élevée et où la malnutrition favorisait le développement des maladies infectieuses dans les villes comme dans les campagnes. La croissance des effectifs des praticiens formés dans les universités et, de façon moindre, dans les écoles paramédicales, le rééquilibrage réel quoique insuffisant des infrastructures sanitaires dans le pays ont permis, à partir de 1974, la mise en place d’un service de médecine gratuite qui a libéré, dans des proportions considérables, une demande sanitaire latente mais non solvable. La couverture croissante de cette demande, amorcée par la création encore insuffisante de centres de santé, de polycliniques et de centres hospitalo-universitaires, mérite qu’un effort soit fait afin de réaliser plus rapidement des infrastructures, mais surtout que soit menée une politique d’affectation des praticiens, seule issue à la coopération médicale actuellement en cours et aux disparités entre les villes et la campagne qui subsistent. La crise budgétaire et la nouvelle doctrine économique et sociale ont de facto arrêté ce mouvement.

Les résultats atteints dans le domaine sanitaire ont été appréciables. La mortalité générale a baissé grâce à une élévation incontestable du niveau de vie et au succès de la lutte contre des fléaux tels que le paludisme, la tuberculose et le trachome. Les possibilités de bénéficier des soins se sont élargies, et les aspirations à un niveau de santé plus élevé se sont accrues. Mais, inversement, le taux élevé de la mortalité infantile reste préoccupant.

En matière démographique, le dernier recensement (mars 1987) fournit des informations précieuses. La tendance récente révèle bien les transformations économiques et sociales depuis la fin des années 1960: urbanisation, scolarisation des filles, crise de l’habitat aussi.

L’accroissement moyen de la population reste encore important (3,06 p. 100 entre 1977 et 1987) bien qu’en légère décélération par rapport au taux constaté durant la période 1966-1977 (3,21 p. 100 par an). Mais l’examen précis de l’évolution à partir de 1983 montre qu’on assiste à un infléchissement net de tendance avec une baisse très sensible du taux de natalité et, en conséquence, malgré une baisse simultanée du taux de mortalité, une baisse du taux de croissance naturel de la population (tabl. 13).

Un phénomène considérable apparaît: pour la première fois dans l’histoire récentede l’Algérie, le nombre des naissances a reculé en 1986 (– 64 000) puis à nouveau en 1987 (– 50 000). Si cette tendance se confirmait, l’événement serait majeur. Les démographes notent une baisse sensible du taux de fécondité et expliquent cette baisse par le recul de l’âge du mariage, chez les filles, comme chez les garçons, et des conditions difficiles d’accès au logement qui font que les mariages ne sont pas nécessairement suivis par la cohabitation. Les conséquences de l’effort d’éducation des filles sur les comportements démographiques commencent à se faire sentir.

Malheureusement, cette nouvelle tendance démographique, si elle se confirme, mettra des années à produire ses effets sur l’éducation, l’emploi et le logement. Mais mieux vaut tard que jamais.

La politique de l’habitat est certainement le maillon faible de la politique économique et sociale d’ensemble. En raison du mythe de la disponibilité des biens laissés vacants par les Européens, la politique économique a, au début, accordé peu d’importance à ce secteur à un moment où les bouleversements liés à l’industrialisation et aux mouvements de populations ont révélé et accru la demande. La politique des villages socialistes a, dans une certaine mesure, favorisé les campagnes, sinon les paysans, en matière d’habitat tandis que la crise de l’habitat s’aggravait dans les villes.

Les efforts de rattrapage effectués à partir de 1970 par une allocation croissante de moyens financiers aux offices de promotion et de gestion immobilière n’ont pas atteint les résultats espérés en raison du sous-encadrement des entreprises du secteur, mais aussi et surtout de la concurrence entre les différents secteurs pour l’accès aux moyens de réalisation. De ce point de vue, l’usine l’a emporté sur l’école et le logement, créant de ce fait des déséquilibres d’infrastructure qui vont affecter le mouvement d’industrialisation lui-même.

À partir de 1975, la production annuelle de logements s’est accrue sans pourtant être suffisamment ample pour atteindre, au-delà des couches moyennes, les travailleurs de l’industrie et des secteurs productifs eux-mêmes. 55 000 logements sont livrés en 1982, alors que les besoins sont estimés à 2 millions.

Pour retrouver le taux d’occupation par logement observé en 1966, il faudrait construire 200 000 logements par an pendant les dix années à venir. Au cours des années 1990-1991, de 30 000 à 35 000 logements ont été livrés. La crise budgétaire a freiné davantage encore le lancement de nouveaux programmes de logement social. La crise de l’habitat en milieu urbain est profonde et alimente une marginalisation qui fonde, avec d’autres causes, la crise sociale et politique.

Au total, sur le plan social, en partant d’une situation léguée par la colonisation, caractérisée par le chômage, la pauvreté, l’analphabétisme et une situation sanitaire déplorable de l’immense majorité de la population algérienne, la politique économique et sociale suivie après l’indépendance et particulièrement après 1966 a conduit à unbouleversement profond des aspirations et des besoins des Algériens et, en ayant satisfait beaucoup de ces besoins et répondu à quelques-unes de ces aspirations, a contribué à les rendre encore plus impérieux. La boîte de Pandore étant ouverte, la seule voie possible est la marche rapide vers l’avant.

De ce point de vue, la crise sociale d’octobre 1988 a révélé cet écart croissant entre le niveau d’aspiration de la population et les moyens de les satisfaire, de plus en plus réduits par la crise économique et les méthodes de gestion de celle-ci. Les réformes économiques lancées avaient pour objectif, entre autres, de trouver les moyens d’une meilleure efficience économique en vue de faire face à ce déséquilibre. On verra plus loin que l’ajustement n’a fait, jusqu’à présent, qu’aggraver cette tension.

Les relations économiques avec l’extérieur

La croissance a transformé la place internationale de l’Algérie, à commencer par ses relations économiques. En 1964, 77 p. 100 des exportations du pays vont vers la France, qui fournit à l’Algérie près de 80 p. 100 de ses importations. En 1988, les chiffres sont respectivement de 13 p. 100 et de 25 p. 100. Ce recul massif de la France a profité essentiellement aux autres pays de la C.E.E., en particulier à l’Italie, premier client et deuxième fournisseur, mais aussi aux États-Unis, deuxième client et troisième fournisseur. De même, en matière de relations financières internationales, la diversification a marqué le recul relatif de la France qui reste le premier créancier de l’Algérie, mais talonné par le Japon et l’Allemagne, les États-Unis et le Canada. Ce poids de l’Occident dans le commerce extérieur et l’endettement de l’Algérie est largement lié à la composition de ses exportations (énergie) dont les pays socialistes de l’époque étaient peu demandeurs et à la nature de la politique technologique suivie qui a peu exploré les possibilités réelles d’une coopération industrielle plus avancée avec ces derniers, comme avec les pays en voie de développement. Il est vrai aussi que le recours à l’endettement extérieur pour couvrir une fraction du financement des investissements explique la part marginale des pays socialistes et des pays en développement. Cela ne signifie pas que ces derniers aient été absents des relations économiques extérieures de l’Algérie, loin de là, mais leur présence est restée marginale et limitée à quelques grands projets dans la sidérurgie et l’industrie mécanique. Le volume et la structure du commerce extérieur reflètent dans une très grande mesure la nature et le rythme des transformations économiques qui ont eu lieu en Algérie depuis 1967. Si l’évolution des exportations montre surtout la place grandissante des hydrocarbures au détriment des exportations agricoles, ce sont surtout le volume et la structure des importations qui ont très vite évolué avec la croissance très rapide des importations de biens d’équipement et de demi-produits pour les différentes branchesd’activité économique et celles des biens alimentaires. Ces tendances reflètent la crise technique de l’agriculture algérienne face à une augmentation rapide de la consommation locale des biens alimentaires et le développement insuffisant de l’industrie des biens d’équipement dans le contexte d’un processus rapide de croissance économique et de transformations technologiques. De même, les statistiques montrent le degré encore limité de l’intégration intersectorielle de l’activité économique en raison de l’importance des matières premières et produits semi-finis (tabl. 14).

La crise

La baisse des recettes extérieures et de leur pouvoir d’achat, en raison de la chute brutale du prix du pétrole et du dollar à partir de 1986, rendra visibles et insupportables des dérèglements économiques, financiers et budgétaires dont l’origine est plus ancienne. Le phénomène s’inscrit dans la logique même de la croissance qui avait prévalu entre 1967 et 1984, en raison des mécanismes d’allocation des ressources d’investissement, très peu efficients, et de formation des revenus salariaux et non salariaux peu ou pas du tout liés à la contribution productive des acteurs économiques.

La croissance de l’endettement extérieur a constitué un objet de discussion entre économistes et planificateurs du développement en Algérie. Si tout le monde s’accorde à reconnaître que l’Algérie a investi et non pas consommé le produit de ses emprunts extérieurs, certains ont avancé que l’endettement pouvait devenir excessif au regard du produit national brut et du total des exportations et, en conséquence, de l’indépendance politique du pays.

Les événements leur ont donné malheureusement raison au cours des années 1986-1987: la baisse brutale des prix des hydrocarbures a alourdi considérablement le service de la dette, freiné de manière drastique les importations et donc les capacités d’approvisionnement et d’équipement du pays. La croissance économique a reculé brutalement avec une chute de l’emploi et des revenus. Le butoir extérieur a déterminé, dans le cadre des politiques suivies, les conditions de l’explosion sociale de l’automne de 1988.

Entre 1985 et 1986, le prix moyen du pétrole brut est passé de 30 à 14,5 dollars le baril et celui du gaz de 3,7 à 2,5 dollars le million de British Thermal Unit (B.T.U.). Les recettes tirées des hydrocarbures ont baissé de 13 milliards en 1985 à 7,7 milliards en 1986 pour se redresser à 9 milliards en 1987. Les termes de l’échange ont diminué de 50 p. 100 entre les deux années.

En conséquence, le niveau des importations a baissé entre 1985 et 1987 de près de 30 p. 100 en dollars courants. Mais la baisse du pouvoir d’achat du dollar a, dans les faits, amplifié cette réduction. La baisse des importations de biens intermédiaires et de biens d’équipement a été importante: près de 50 p. 100 pour les premiers, 60 p. 100 pour les seconds.

Elle a été rendue indispensable par le service de la dette. Brutalement gonflée par les variations du dollar, d’abord, par le recours aux capitaux à court terme, ensuite, celle-ci passe de 14,6 milliards de dollars en 1984 à 24,6 milliards en 1987 et à 26 milliards en 1991. Le service de la dette passe de 33 p. 100 en 1984 à 55 p. 100 en 1987 et à 75 p. 100 en 1989; en 1992, il représente encore 75 p. 100 des recettes en devises (9,4 milliards de dollars et 12,5 milliards de dollars, respectivement), obligeant le pays à s’endetter davantage pour couvrir des importations incompressibles évaluées à 8 milliards de dollars. Les conditions de l’endettement sont devenues plus contraignantes au cours des années 1980. Les taux d’intérêt ont eu tendance à croître (8,3 p. 100 en 1980,9,8 p. 100 en 1984) et la durée d’amortissement à diminuer (10,4 années en moyenne en 1980, 8,2 en 1984). Ces conditions, qui prévalent sur les marchés financiers internationaux, ont affecté particulièrement la dette algérienne dans la mesure où cette dernière est, pour l’essentiel, composée d’emprunts contractés auprès du secteur bancaire privé. Les prêts bilatéraux publics et les prêts multilatéraux (accordés par des organismes internationaux) ne représentent respectivement que 23 et 5 p. 100 du total de la dette. La croissance économique a été ralentie, passant en quelques années de 7 à 1 p. 100 pour devenir négative à partir de 1990, rendant la relance impérative et problématique à la fois. La baisse de l’investissement risque de transformer cette stagnation en récession prolongée.

Tous ces chiffres signifient, de manière très claire, qu’en Algérie il est difficile à l’heure actuelle de réaliser un élargissement des capacités de production des biens nécessaires à la population sans rencontrer des difficultés de financement extérieur. Le butoir extérieur devient contraignant pour la croissance. De plus, on l’a vu, la croissance des importations alimentaires devient un obstacle majeur à l’élargissement des importations de biens d’équipement. Cette convergence des contraintes nées de la situation agricole ou de la faiblesse de la politique des équipements s’est manifestée de façon évidente au cours des années 1986-1992 avec la chute des recettes extérieures et la gestion de la dette extérieure.

Le ralentissement de la croissance économique s’est immédiatement traduit en une chute de l’emploi net créé. Alors qu’on créait 135 000 emplois en moyenne entre 1980 et 1985, ce chiffre va tomber à 60 000 entre 1986 et 1990, à moins de 50 000 ensuite. De plus, les entreprises procèdent à des licenciements, dont le nombre est évalué à 115 000 pour la période 1986-1990. Il s’ensuit une hausse rapide du nombre des chômeurs et du taux de chômage. En 1985, il y a 435 000 chômeurs déclarés. Ce nombre s’élève à 1 140 000 en 1987 et à 1 266 000 en 1991. En six ans, le nombre des chômeurs a été multiplié par 2,9. Le taux de chômage passe de 18 p. 100 en 1984 à 21,4 p. 100 en 1987 et à 25 p. 100 en 1990. Les chômeurs de moins de trente ans représentent 85 p. 100 de l’ensemble, et, fait nouveau, le chômage touche de plus en plus des diplômés des différents niveaux du système éducatif, en raison des efforts majeurs d’éducation et de formation réalisés antérieurement. À titre d’exemple, en 1992, 74 000 chômeurs déclarés sont titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme plus élevé, 23 000 d’entre eux ont fait au moins cinq années d’études supérieures.

Parallèlement, l’accélération de l’inflation liée à la pénurie et à la politique d’ajustement elle-même va bouleverser le tissu social. Alors que le taux d’inflation était resté voisin de 7 à 8 p. 100 entre 1967 et 1984, on assiste à son élévation rapide à partir de 1985, 10,5 p. 100 en 1985, 12,4 p. 100 en 1986, 16,7 p. 100 en 1990, 25 p. 100 en 1991. Cette accélération, conjuguée à la baisse de l’emploi, va développer la vulnérabilité sociale et créer les conditions de l’instabilité politique. Les Algériens, surpris par la crise, en veulent à l’État, qui perd de sa légitimité. Rares sont ceux qui acceptent de partager la responsabilité avec lui en analysant la profondeur de la crise du travail.

L’ajustement

L’ajustement a plusieurs sens qu’il faut distinguer si l’on veut comprendre la nature et la portée des réformes économiques entreprises, mais surtout leurs conditions internes et leurs facteurs externes de succès. Il signifie, dans le cas de l’Algérie, unetransformation profonde de l’ampleur et des modalités de l’intervention de l’État dans l’économie, en raison des dérèglements qu’elle a produits. Il signifie aussi la nécessité d’une remise au travail de l’ensemble de la société, qui est la traduction sociale de la désétatisation.

Les causes de l’ajustement

Les raisons du débat, sinon de l’action, sur la désétatisation en Algérie sont nombreuses. Elles sont d’ordre économique d’abord, mais les facteurs politiques n’ont pas manqué. Faut-il attribuer à l’action de l’État les dérèglements de l’économie; On souligne que les coûts du développement, c’est-à-dire de la mise en place de l’outil de production, sont élevés sans que la production suive: les économistes diront que le coefficient moyen du capital est excessif. On note que les entreprises publiques, surchargées d’effectifs, pratiquant des prix « politiques » et souvent mal organisées, produisent des déficits que les banques sont tenues de financer, quitte, lorsqu’elles manquent de ressources, à se retourner vers la Banque centrale ou vers le Trésor, tenu de les refinancer. De ce fait, les tensions inflationnistes se développent dans une économie à offre rigide.

Le financement du secteur social est lui aussi source de dérèglements. Les économistes ont noté, depuis longtemps, que les mécanismes de mobilisation, d’affectation et d’utilisation des ressources dans le secteur social sont aléatoires et constituent des sources de rentes pour certains usagers, mais surtout pour les décideurs, grands et petits, à l’intérieur du système. Le cas de la médecine gratuite a souvent été cité pour illustrer cette situation. Celui de l’enseignement supérieur l’est de plus en plus. L’accès différencié au système a ainsi, paradoxalement, profité aux couches sociales les plus à même de payer. Cela a aussi été le cas en matière de logement.

Les désordres liés à l’absence ou à l’insuffisance d’autonomie des entreprises ont été soulignés: alourdissement des coûts de développement et de fonctionnement de toutes sortes, démobilisation progressive des cadres et des travailleurs, baisse de productivité. L’intervention de l’État sur les prix, sur le taux de change, sur les taux d’intérêt et sur les marchés en général produit des dysfonctionnements coûteux qui dérèglent l’allocation des ressources: les produits subventionnés sont surconsommés; la surévaluation de la monnaie favorise systématiquement les importations au détriment de la production locale, notamment agricole; la protection favorise les surcoûts et les rentes des producteurs. De plus, l’action économique et sociale de l’État alourdit la dépense publique, creuse souvent le déficit budgétaire et donc les ponctions de l’État sur l’épargne privée ou la création monétaire nouvelle. L’inflation, enfin, sanctionne les plus pauvres.

Aucun de ces arguments économiques n’est mauvais en soi. Ils ont été avancés depuis longtemps, mais il aura fallu attendre les contraintes extérieures des années 1985 et 1986 pour leur donner du poids. En effet, l’économie algérienne avait et a toujours besoin d’ajustement, qui est synonyme d’efficience dans l’utilisation des ressources. Mais ce terme, utilisable partout, est devenu, à tort, synonyme de libéralisme sauvage, en particulier commercial, de liquidation du secteur public et des acquis sociaux en matière d’éducation et de santé, notamment. En substance, il ne l’est pas nécessairement.

La désétatisation

Dans l’organisation de l’économie, la désétatisation peut signifier un redécoupage des frontières entre le secteur public économique et le secteur privé, soit par une privatisation totale ou partielle du premier et l’encouragement donné au second, soit par une croissance plus rapide du second par rapport au premier. En Algérie, la désétatisation par privatisation du secteur public s’est essentiellement appliquée à l’agriculture. La désétatisation par croissance différenciée a surtout été recherchée dans les secteurs non agricoles, dans les années 1980, et, dans les années 1990, on s’oriente aussi vers la privatisation dans ces secteurs, même si, pour l’instant, cette privatisation s’opère par la création de sociétés mixtes plutôt que par la vente du capital des entreprises publiques. Cette dernière opération, qui n’est pas encore à l’ordre du jour, poserait des problèmes complexes d’évaluation, de formes de vente et de mesures d’accompagnement, en particulier dans le domaine de l’emploi.

La désétatisation peut aussi signifier le retrait de l’État du secteur social (éducation, formation, santé, logement, électrification rurale, gestion de l’eau, etc.). Elle peut se faire par la privatisation de ces services ou par leur incorporation à l’économie de marché à travers la vérité des prix. En Algérie, en dehors du logement social, la privatisation du secteur social ne semble guère à l’ordre du jour, à la différence du Maroc et de la Tunisie, même si un débat a été ouvert à propos de l’école et si le système de santé est de facto devenu mixte, avec l’ouverture nouvelle mais coûteuse de nombreuses cliniques privées.

Le troisième sens de la désétatisation, qui n’inclut pas de changement dans les types de propriété, concerne les formes de gestion. Les actifs publics sont gérés de façon plus autonome par rapport aux centres de décisions étatiques, ce qui permet de dépolitiser l’économie. De ce point de vue, la mise en œuvre de la gestion socialiste des entreprises, dès 1971, par la création d’organes représentatifs des travailleurs au sein de l’entreprise, constituait déjà une forme de désétatisation du secteur public. Mais elle n’a pas produit l’autonomie des entreprises à l’égard des organes de tutelle. On doit noter que celle-ci, contrairement à ce que l’on pense, a toujours été réclamée par les dirigeants des entreprises publiques, dès la fin des années 1970. Las des contrôles a priori exercés sur leurs actes de gestion par leur tutelle de l’administration du Plan, excédés par les interventions des organes administratifs et politiques, centraux et locaux, qui entravaient le bon fonctionnement des entreprises, leurs dirigeants ont souvent plaidé pour l’autonomie de gestion, en particulier concernant le personnel et l’accès au commerce extérieur. Mais ils n’ont pas eu gain de cause, et ce n’est qu’en 1988, avec le nouveau statut des entreprises publiques économiques (E.P.E.), que la situation devait changer — mais dans des conditions particulièrement difficiles, comme on le verra.

La loi sur les E.P.E. énonce quelques principes: l’État est actionnaire et non gestionnaire (sa propriété s’exerce par l’intermédiaire de fonds de participation qui constituent des holdings de gestion des actions de l’État, mais les entreprises sont autonomes). Les entreprises sont soumises à la commercialité: leurs investissements sont désétatisés; décidés par elles, ceux-ci seront financés par les banques en fonction de leur rentabilité. Les entreprises négocient avec les banques le financement de leurs activités de production et ne peuvent compter sur le Trésor pour éponger leurs déficits, sauf lorsqu’une mission stratégique ou de service public leur est confiée. Enfin, l’entreprise publique sera libre de fixer ses prix et de gérer son personnel selon ses besoins. On voit bien que la démarche adoptée est non pas de privatiser les entreprises publiques, mais de replacer ces dernières dans le cadre d’une économie de marché où règne le contrat: avec la banque, avec ses fournisseurs et travailleurs, avec l’État actionnaire. Ce dispositif est complété en 1990 par la loi surla monnaie et le crédit qui organise l’indépendance de la Banque centrale vis-à-vis du Trésor, définit ses fonctions de régulation financière, monétaire et bancaire et libéralise totalement l’investissement extérieur.

On verra plus loin que la volonté réformatrice et l’habileté des montages institutionnels se sont heurtés, pour les entreprises publiques comme pour le secteur agricole, à la dure réalité de l’insuffisance des ressources, de la montée du chômage et de l’inflation.

La désétatisation, enfin, trouve un quatrième sens lorsqu’elle signifie une moindre ou une non-intervention de l’État dans la régulation de l’économie: moins de subventions, moins de pression fiscale, moins de dépenses publiques, moins de protectionnisme, etc. En Algérie, ce dernier aspect de la désétatisation est lié historiquement à l’intervention, à partir de 1991, des institutions financières internationales. Mais son principe a été évoqué à maintes reprises au cours des deux dernières décennies, à l’occasion de débats de politique intérieure. Ainsi, le débat intense des années 1992-1993 a porté sur les conditions acceptables par l’Algérie dans ses négociations avec le Fonds monétaire international: la réduction du déficit budgétaire, c’est-à-dire de moindres subventions accordées aux entreprises et aux consommateurs; la dévaluation du dinar, c’est-à-dire l’élévation des prix internes et le freinage des importations; la libéralisation du commerce extérieur, c’est-à-dire une moindre protection de l’industrie nationale. Pour avoir refusé ces conditions et leurs conséquences sociales, le gouvernement Abdesslam a cédé la place à celui de Rheda Malek, en août 1993.

En tout état de cause, et pour l’ensemble des raisons qui ont été citées, l’ajustement est devenu indispensable. Il se heurte, cependant, à l’absence ou à l’insuffisance des conditions internes ou externes nécessaires à sa réalisation.

Les conditions de l’ajustement

Les conditions internes

Les conditions internes de l’ajustement sont au nombre de quatre. Leur réalisation simultanée est le présupposé du succès.

En premier lieu, et quel qu’en soit le contenu, l’ajustement a besoin d’acteurs: pour tracer de nouvelles frontières entre secteur public et secteur privé, pour rendre les entreprises autonomes, pour parvenir à une moindre régulation par l’État, il faut des entrepreneurs, des preneurs de risques, des cadres compétents. Les uns et les autres n’ont pas été nombreux pour des raisons diverses.

L’entreprise privée, en Algérie, est relativement jeune. Dans les années 1954-1984, les Trente Glorieuses de la croissance économique, elle s’est d’abord lentement constituée puis, dans les années 1970 et 1980, a vécu à l’ombre de l’État, qui l’a nourrie de marchés publics, d’approvisionnements à bon marché et protégée derrière des barrières douanières. Ces facilités, qui ont d’ailleurs créé plus de positions de monopole que de concurrence, n’ont pas disposé la bourgeoisie locale à prendre les risques technologiques, financiers et managériaux qui la prépareraient à se substituer efficacement à l’État si celui-ci venait à se désengager. Une étude récente menée par une banque algérienne auprès de sa clientèle d’entreprises privées relevait les caractéristiques suivantes: des fonds insuffisants, un niveau technologique faible, un encadrement fragile et une connaissance limitée des marchés intérieur et extérieur. Sans dire que ces caractéristiques sont celles de toutes les entreprises algériennes, on peut néanmoins mesurer l’écart entre leurs capacités et celles que requiert la prise en charge technique, financière, organisationnelle d’entreprises publiques qui restent de taille importante et dont la sous-capitalisation estnotoire. De plus, l’entreprise privée elle-même est en crise conjoncturelle, en raison des aléas des approvisionnements comme des marchés d’écoulement et de la hausse rapide du taux d’intérêt ces dernières années. En dehors du débat idéologique, il convient de se demander si la privatisation du secteur public est possible uniquement avec la demande locale. Par ailleurs, des exemples récents ont montré que certains opérateurs privés ont été plus enclins à développer des activités commerciales rémunératrices que des investissements productifs.

En deuxième lieu, il y a des obstacles d’ordre technique et culturel qui doivent être levés. Les gestionnaires du secteur public, depuis longtemps demandeurs d’autonomie, ne veulent pas prendre de risques en licenciant des travailleurs ou en négociant avec les banques sans pour autant accéder à des devises qui leur permettraient de s’approvisionner librement ou de tisser des liens de partenariat industriel. Ils réclament un véritable assainissement du marché et de leurs propres structures financières. Dans ces conditions, la mise en œuvre de la réforme et l’adhésion des hommes sont problématiques. Les réformateurs des années 1980 semblent avoir sous-estimé les réactions des dirigeants et des cadres, dans les banques aussi bien que dans les grandes entreprises: les premiers craignent de prendre en charge des entreprises surendettées et réclament de l’État qu’il les restructure financièrement et leur donne les devises indispensables à leur fonctionnement. Les seconds attendent aussi de l’État une sérieuse « recapitalisation » et des garanties concernant la liberté de licenciement. Au-delà donc de l’inertie « étatiste », il y a des conditions techniques qui freinent l’innovation. Passer d’une légitimité à l’autre constitue une véritable révolution culturelle: accepter une sanction par le marché et partager les risques réels d’un partage du pouvoir avec un partenaire étranger constituent des prises de risque qui relèvent d’une démarche complètement nouvelle. D’un autre côté, la montée de la culture affairiste, faite de libéralisme outrancier, favorable au commerce plus qu’à la production, chargée d’une logique de la distribution plus que de rationalité économique, peut nourrir des espoirs de mieux-être incompatibles avec l’austérité pour tous qu’impose une logique d’ajustement socialement équitable.

La troisième condition interne est l’existence d’un environnement macro-économique relativement favorable à la désétatisation. Il ne l’a pas été en Algérie. Les réformes économiques mises en œuvre, faites d’encouragements au secteur privé, de plus grande autonomie des entreprises publiques et de restauration du pouvoir des banques, de vérité des prix et de dévaluation du dinar ont rencontré des circonstances macro-économiques déjà défavorables à leur lancement, qu’elles ont contribué à aggraver à leur tour. Comme on l’a montré, l’inflation et le chômage se développent en Algérie à partir de 1984. Le climat social se dégrade progressivement. Les ressources extérieures deviennent bien moins importantes. Le butoir extérieur va limiter encore plus l’investissement, mais surtout les approvisionnements du secteur public et du secteur privé qu’on veut encourager. Les entreprises publiques sont invitées à faire preuve d’autonomie à un moment où les moyens financiers font défaut. La libération relative des prix va peser encore sur l’inflation, tandis que le chômage interdit le redéploiement de travailleurs qu’une gestion rigoureuse des entreprises rendrait souhaitable. La dévaluation, pratiquée de manière soutenue à partir de 1990, va contribuer à dérégler encore plus le contexte macro-économique. Sans effet sur les exportations ni sur les importations officielles, déjà très comprimées, la dévaluation relance l’inflation par les coûts, alourdit les charges financières de l’ensemble des entreprises et finit de les déstructurer. Le retour à la convertibilité, qu’elle était censée préparer, ne semble plus à l’ordre du jour, dans son acception large.

On en arrive, en fait — et c’est le quatrième point — au problème de la cohérence et de la hiérarchisation des objectifs et des moyens.

Plusieurs exemples permettent d’illustrer ce propos. Prenons celui de l’agriculture. Après bien des réformes, toutes marquées de l’illusion juridique, vient la grande réforme de 1987 qui vise à privatiser l’agriculture sur terres publiques, même si ces dernières restent formellement propriété de l’État. Les quelque 3 200 domaines agricoles socialistes vont donner naissance à quelque 24 500 exploitations, conduites par de petits collectifs ou des individus. Les mécanismes d’accès aux terres et surtout aux moyens de production ont été bien complexes, n’excluant pas des inégalités et des discriminations flagrantes, en particulier à proximité des villes, grandes clientes de fruits et légumes et, éventuellement, de terrains à bâtir. Mais la difficulté actuelle est ailleurs: la privatisation de fait intervient à un moment de renchérissement brutal des moyens de production (engrais, machinisme agricole, semences), d’élévation des intérêts bancaires et d’assèchement des ressources que le Trésor met indirectement à la disposition des exploitations agricoles. Les banques, toujours créancières des anciens domaines agricoles socialistes, sont réticentes à prêter davantage à des exploitations dont la solvabilité leur paraît fragile, qui remboursent peu et dont les titres de propriété ne peuvent servir à constituer une hypothèque. En conséquence, une agriculture privatisée de fait, censée élever les rendements et la production, se débat dans des conditions d’exploitation difficiles, et l’investissement agricole est quasi stagnant depuis 1987.

Voilà donc une réforme agraire, investie d’une mission de relance de la production, qui risque de tourner court et de développer des tendances spéculatives dans les campagnes, parce que l’autorité de l’État s’est mal exprimée et que les politiques d’accompagnement ont manqué, faute de moyens et peut-être d’idées.

Il faut ici évoquer particulièrement la question de l’eau en tant que ressource. Sa rareté accroît la fragilité de la base agraire du pays et aggrave l’insuffisance de la recherche agronomique appliquée aux cultures de base. C’est dans l’hydraulique et dans la recherche que se trouve le secret de la relance agricole en Algérie.

Les conditions externes

Une des illusions d’optique qu’entretiennent certains économistes et milieux financiers internationaux est la croyance que l’ajustement et la désétatisation qui l’accompagne sont des politiques essentiellement internes. On oublie, ce faisant, que si des conditions externes ne sont pas remplies, ces politiques ont peu de chances de réussir. Trois de ces conditions retiennent l’attention, en référence au cas algérien.

D’abord, la charge de la dette est trop lourde pour faciliter la désétatisation: la réforme nécessite des moyens extérieurs pour l’approvisionnement des entreprises et des exploitations agricoles. Comment faciliter le développement du secteur privé s’il est privé de moyens extérieurs; Comment éliminer le risque de change dont se plaignent toutes les entreprises; Comment payer l’assistance technique indispensable à la relance de la production industrielle ou mieux utiliser les entreprises de construction; Les créanciers de l’Algérie n’ont pas voulu ou pu comprendre la nécessité d’un allègement du fardeau de la dette pour encourager la mise en œuvre des réformes. Paradoxalement, l’économie algérienne risque de perdre les points de croissance qui lui permettraient non seulement de créer des emplois et de mener correctement les réformes, mais aussi de payer le reste de sa dette. Depuis 1987, l’Algérie a payé en moyenne l’équivalent de 14 p. 100 de son P.I.B. en service annuel de la dette. Jamais, dans l’histoire moderne, un pays n’a subi une saignée aussi forte. Le paiement annuel de la dette a correspondu, au taux de change officiel, à 130 p. 100 de la masse salariale globale. Le débat sur l’allègement de la dette portait, en 1993, sur la nécessité du rééchelonnement, avec « conditionnalités » du F.M.I. ou « reprofilage » bilatéral de la dette publique et privée en liaison avec les États créanciers et les banques commerciales. Les conséquences sociales d’un rééchelonnement sont examinées avec attention, dans un contexte très fragilisé par la crise.

Ensuite, le succès de la désétatisation et de la réforme dépendra aussi de l’existencede marchés d’exportation favorables. Grand exportateur d’hydrocarbures, l’Algérie est sensible au prix du pétrole et aux quantités de gaz qu’elle peut exporter. Or, sur ces deux marchés et pour des raisons différentes, la décennie 1980 — celle des réformes et de la désétatisation — n’a pas été généreuse. À partir de 1986, le prix du baril baisse dangereusement pour rejoindre, en termes réels, son niveau d’avant le premier choc pétrolier, voire se situer en deçà. Parallèlement, les quantités exportées de gaz sont restées inférieures aux capacités de production en raison de la crise des débouchés. À l’heure où ceux-ci s’élargissent à la faveur de nouveaux contrats de fourniture, c’est l’outil de liquéfaction qui nécessite rénovation et donc consommation de devises avant d’en produire à son tour. Selon les estimations, les recettes additionnelles attendues, pour le gaz naturel, de la croissance des ventes et, pour le pétrole, de leur maintien pourraient seulement couvrir les investissements additionnels nécessaires durant la période 1994-2005.

Un des mérites du rapport publié en 1992 par le Programme des Nations unies pour le développement (P.N.U.D.) est de montrer que l’ajustement, avec son cortège de retombées sociales, n’a de sens et de chances de se concrétiser que si les conditions externes, au moins, ne le contrecarrent pas. Le P.N.U.D. évoque les marchés d’exportation, les taux d’intérêt, les flux inverses de ressources et les obstacles aux migrations. Cette liste est tout à fait pertinente pour l’Algérie, et d’ailleurs pour l’ensemble des pays du Maghreb. Pour l’Algérie, la baisse du dollar consécutive aux accords du Plaza, en 1985, et la hausse des taux d’intérêt ont entraîné une véritable saignée financière à un moment de lancement de la réforme qui allait exiger des ressources extérieures stables.

Un troisième facteur externe favorable à la désétatisation est constitué par l’investissement extérieur direct. Depuis 1990, des conditions favorables ont été faites aux capitaux étrangers. Mais, pour l’instant, le volume de ces investissements est dérisoire. Contrairement au Maroc et à la Tunisie, qui ont accueilli depuis longtemps des investisseurs, dans la production manufacturière en particulier, on peut considérer que l’Algérie est un terrain quasi vierge. Il n’y a que dans le secteur des hydrocarbures, ou peut-être de leurs dérivés, que ce mouvement semble se manifester avec constance. La loi de 1991 sur les hydrocarbures offre en effet différentes possibilités aux partenaires extérieurs pour intervenir en Algérie: entrée dans des zones déjà en production, exploration et production en zones nouvelles, développement de gisements gaziers, etc. Ces propositions ont reçu un accueil généralement favorable de la part des opérateurs, des entreprises françaises marquant notamment leur intérêt pour une entrée dans l’exploitation de certains gisements en production. Il reste que, pour des partenaires extérieurs d’abord soucieux de la rentabilité de leurs investissements, l’évolution défavorable du marché pétrolier peut constituer un frein.

Mais la véritable question est celle de l’implantation des entreprises étrangères dans d’autres branches que celle des hydrocarbures. Il s’agit de chercher et de trouver, à travers ce partenariat, de véritables spécialisations internationales nouvelles, qui permettent de diversifier et de stabiliser les recettes d’exploitation. La discussion sur les marchés extérieurs et sur l’effet d’entraînement que ceux-ci entraînent sur le P.I.B. est moins importante que celle d’une articulation correcte entre dynamique externe et dynamique interne de la croissance. Aujourd’hui, les entreprises étrangères — françaises et italiennes, mais aussi coréennes et japonaises — s’intéressent en premier lieu à la construction automobile, à la pharmacie, à l’électronique grand public et à la pétrochimie.

Les perspectives de l’économie et de la société algériennes

Toute réflexion sur les perspectives ouvertes doit partir de données démographiques et économiques simples. Malgré un ralentissement notable, la croissance démographique met chaque année sur le marché du travail 350 000 jeunes, actuellement, et près de 500 000 au début du siècle prochain, même si on retient un faible taux d’activité des femmes. Sur le plan économique, l’Algérie ne peut plus compter exclusivement sur le secteur des hydrocarbures pour tirer la croissance et fournir des devises, ni sur son agriculture pour nourrir durablement sa population — même si, comme on l’a vu, le potentiel de croissance agricole reste important, pourvu que les moyens soient réunis. Ces données de base posent de redoutables questions: elles concernent la nature des relations économiques internationales, la question de l’emploi et du partage du travail, celle de l’organisation économique d’ensemble, celles aussi de l’éducation, de la formation et de la recherche pour le développement. La question de la coopération internationale et celle de la démocratie doivent également être citées.

Spécialisation internationale et construction maghrébine

En dehors des hydrocarbures, l’économie algérienne a produit essentiellement pour les marchés extérieurs, avec des taux de couverture variables selon les produits. Cette orientation a permis de couvrir des besoins croissants et diversifiés de la population. Depuis quelques années seulement, quelques entreprises publiques sont parvenues à placer une partie réduite de leur production sur les marchés externes: produits de la chimie et de la sidérurgie pour l’essentiel. La baisse importante des recettes extérieures en 1986 et 1987 a renouvelé l’attention en faveur de la diversification des exportations et de la promotion des exportations industrielles et du tourisme. Dans ce domaine, des contraintes objectives existent. Les principales se trouvent du côté des coûts de production et des marchés potentiels. Personne ne nie que les coûts de production en Algérie sont élevés, même si la tendance récente est à l’infléchissement. De même, les marchés internationaux sont à l’heure actuelle plutôt engorgés en raison de l’évolution de l’économie mondiale et de la multiplication des pays candidats à l’exportation, tous tenaillés par la nécessité d’assurer le service de la dette. L’économie européenne, première cliente de l’Algérie en tous produits, est entrée en récession et, de ce fait, exerce un faible effet d’entraînement sur l’économie du pays. Celui-ci doit impérativement élargir ses parts de marché, en particulier pour le gaz.

Dans ce contexte, il faut aussi éviter les solutions illusoires: la manipulation des taux de change ne peut pas créer la compétitivité, en raison de l’état des marchés mais aussi en raison des répercussions de toute dévaluation sur le système des prix intérieurs. D’un autre côté, les exportations industrielles peuvent être un instrument utile de diversification du commerce extérieur et de gain de ressources externes, dans la mesure où la production des biens exportables n’est pas elle-même grosse consommatrice de ressources extérieures. Il en va de même pour le tourisme, qui ne peut constituer un apport au développement que s’il peut s’appuyer, comme dans d’autres pays, sur une production agricole, artisanale et de services très puissante.

C’est dire que la définition d’une stratégie d’exportations nécessite une réflexion attentive. En tout état de cause, le développement de la recherche scientifique et technique et l’élévation du savoir des Algériens sont le fondement essentiel de cette stratégie.

La stratégie la plus juste consistera sûrement à combiner les efforts d’exportation, qui seront difficiles, et les efforts de substitution aux importations, en particulier pour les produits agricoles mais aussi pour certaines gammes de produits industriels. Cette stratégie trouvera un appui dans un apport net de capitaux extérieurs. Viendront-ils d’Europe ou du monde asiatique;

Il faut ici parler de la construction du Maghreb. En raison des complémentarités économiques, actuelles et potentielles, entre les pays du Maghreb, la question de la spécialisation économique à l’intérieur de la région et des politiques économiques à mener vis-à-vis de l’extérieur est désormais posée. Si la zone dispose de ressources énergétiques et d’un potentiel humain non négligeable, elle doit aussi valoriser et redéployer son potentiel agricole pour nourrir sa population. Dans le même sens, la valorisation et le développement du potentiel industriel existant méritent encore des efforts et, d’une certaine façon, la mise en place d’une politique commerciale commune. Dans ce schéma général, l’Algérie sera exportatrice nette d’énergie et de produits industriels pour lesquels elle a acquis un avantage comparatif, tandis que le Maroc sera exportateur net de produits agricoles, mais aussi de produits industriels dont il maîtrise bien la technologie. Des complémentarités industrielles peuvent être conduites, sous réserve qu’elles soient conçues dans un intérêt mutuel et à long terme, et que des politiques nationales trop volontaristes ne viennent pas les contrecarrer.

La question de l’emploi et du partage du travail

Une autre innovation indispensable concerne les effets du développement sur l’emploi. Sans retomber dans les discussions stériles sur les choix de techniques, sans référence concrète aux choix des branches et à la construction d’un système productif, il n’en reste pas moins que la croissance devra consommer moins de ressources extérieures et produire plus d’emplois par davantage de flexibilité et une plus grande décentralisation. La mobilisation du travail sera certainement une des options à favoriser.

Dans un pays à croissance démographique forte (plus de 350 000 emplois nouveaux sont à créer chaque année) et où le taux d’activité des femmes s’élève rapidement du fait de la scolarisation et de la montée des aspirations, il est clair que le niveau d’emplois créés chaque année est actuellement très insuffisant. Il faut donc imaginer des moyens de création d’emplois différents de ceux du passé. La croissance du salariat, qui a été la transformation sociale majeure, ne sera probablement plus en mesure de répondre à elle seule à cette nouvelle exigence. La coexistence de travailleurs oisifs et de besoins importants non satisfaits dans le domaine des infrastructures, de l’hygiène, de la santé et de l’éducation, constitue un défi pour la politique du développement. La mobilisation au niveau local, à travers des collectivités locales mieux encadrées et mieux équipées, est devenue urgente.

L’inflation des dernières années a, comme on l’a vu, réduit les salaires réels de près de moitié. Ce dernier phénomène n’est malheureusement pas rattrapable dans les conditions actuelles. En effet, on doit accepter l’idée que l’Algérie ne peut plus concilier la création de nombreux emplois nouveaux et la hausse des salaires réels de la population occupée. Par ailleurs, des actions visant à limiter le coût de l’emploi nouveau créé sont nécessaires. Apprendre à travailler autrement est un enjeu pour l’avenir de l’Algérie. Les zones de croissance de l’emploi sont bien identifiées: la construction de logements, l’amélioration et l’extension des infrastructures routières, la production et la distribution de l’eau et aussi le secteur des services, notammentceux qui s’adressent aux ménages. Le réservoir d’emplois est important. Sa mobilisation est possible; elle nécessite un programme ambitieux de formation professionnelle.

La coopération internationale pour l’ajustement

Les politiques de désétatisation et d’ajustement appelaient une coopération internationale. Celle-ci leur a manqué pour diverses raisons. Les contours de cette nécessaire coopération sont pourtant faciles à tracer, dessinant les domaines d’application.

Le premier domaine est, bien entendu, l’allègement du fardeau de la dette. À partir de 1986, malgré la chute dramatique de ses recettes d’exportation et la baisse du dollar, l’Algérie n’a pas recouru au rééchelonnement, convaincue que celui-ci n’était qu’un palliatif provisoire qui risquait de réduire les possibilités de nouveaux emprunts tout en soumettant la politique économique intérieure aux conditions des organismes financiers internationaux. Mais le respect strict des échéances et l’ampleur des réformes entreprises en vue de la désétatisation et de la libéralisation n’ont guère, pour autant, ouvert la voie à de nouveaux crédits, sauf quelques prêts de la Banque mondiale et du F.M.I. et le « reprofilage » d’une partie faible de la dette (1,5 milliard de dollars sur 26 milliards d’encours). Le pays s’est orienté récemment vers une politique plus active de reprofilage qui consiste à négocier bilatéralement avec les créanciers un nouvel échéancier de paiements, sans « conditionnalité » de type classique. Cette démarche restait, en 1993, encore sans résultats notables, même si des signes nouveaux sont apparus chez les principaux créanciers de l’Algérie, en particulier en France et en Italie. Cependant, la faiblesse du marché pétrolier rendait de plus en plus nombreux, en 1993, les partisans du rééchelonnement.

Le deuxième domaine est celui de l’investissement direct extérieur. C’est en matière d’investissement extérieur direct que la désétatisation en Algérie est la plus novatrice. En effet, la loi d’avril 1990 rompt totalement avec le passé: les sociétés étrangères peuvent créer en Algérie des filiales à 100 p. 100, ont la garantie de pouvoir rapatrier leur capital et leurs profits, n’ont pas besoin d’un agrément préalable et sont simplement invitées à respecter quatre critères: création d’emplois, développement des ressources humaines locales, valorisation des brevets et licences acquis, équilibre des entrées et sorties de devises. Un nouveau code des investissements devait voir le jour à la fin de 1993.

Dans le secteur particulier des hydrocarbures, comme on l’a vu, une nouvelle loi a été promulguée en 1991. Elle ouvre la voie aux capitaux extérieurs, non seulement pour la recherche de nouveaux gisements mais aussi pour le développement de la production d’anciens gisements sous réserve du paiement d’un droit d’entrée. Ces dispositions sont censées relancer la production sur des bases techniques nouvelles, tout en assurant dans l’immédiat à l’Algérie des ressources en devises. Les négociations se sont poursuivies en 1993.

Enfin, un autre aspect de la coopération internationale est celui de la commercialisation du gaz. L’élargissement, par ce biais, des ressources extérieures est de nature à favoriser la relance de la croissance en augmentant la capacité d’importation.

Démocratie et développement

La question des liens entre démocratie et développement est posée en Algérie comme ailleurs. Pour certains, l’impératif démocratique doit l’emporter, et ils rappellent que les dérèglements économiques connus dans le passé auraient pu être évités si le dialogue social, alimenté par une information et unepresse libres, avait vu le jour plus tôt. Pour d’autres, qui ne contestent pas que l’étatisation à outrance et l’absence de contrôle de l’activité étatique par un système politique ouvert ont certainement produit des effets négatifs, la question qui se pose est celle de savoir si, dans le contexte actuel d’inflation et de chômage décrit plus haut, la vulnérabilité sociale croissante ne vide pas le débat politique de son sens et ne risque pas d’ouvrir la voie aux extrémismes, à des solutions illusoires et à des lendemains qui déchantent. Le débat est fort complexe.

L’ajustement est un vaste processus de redistribution de la propriété, de la décision économique, des bénéfices d’accès aux services publics, de lutte contre l’inflation et de gestion à court et à moyen terme du chômage. Le réduire à des mesures juridiques et techniques, c’est le couper du corps social, qui est appelé, littéralement, à le digérer. En Algérie comme dans beaucoup d’autres pays, la réforme économique, qui est un instrument de l’ajustement, semble manquer de clientèle. C’est la constitution de cette clientèle, au sens positif du terme, qui doit guider la formation d’un véritable pacte social de l’ajustement et de la désétatisation.

Dans les conditions démographiques déjà établies, pour l’essentiel, pour les trente prochaines années, l’Algérie ne peut plus assurer simultanément la croissance de l’emploi et la hausse du revenu réel individuel, sauf à accepter une société à deux vitesses qui serait socialement explosive. La maîtrise du salaire réel ne va pas sans problèmes si les revenus non salariaux ne sont pas régulés et si la fraude fiscale se perpétue. L’État, de son côté, doit maîtriser la dépense publique en rationalisant d’urgence les processus de mobilisation, d’allocation et d’utilisation des ressources publiques.

La désétatisation et la question de l’État

La désétatisation étant un processus complexe de transition qui combine des changements dans les types de propriété, d’organisation et de gestion, et des transformations dans les lieux et les formes d’intervention de l’État en matière sociale, de finances publiques et de gestion monétaire, l’illusion est souvent de croire, comme en Algérie, que ce processus est essentiellement de nature juridique et institutionnelle et que l’édiction de textes est une garantie nécessaire et suffisante du succès. Dans les faits, l’État a un rôle central à jouer, et on pourrait dire, paradoxalement, que la désétatisation nécessite un État fort et compétent. S’agit-il de favoriser le développement du secteur privé; L’État doit définir les règles du jeu et les faire respecter: en Algérie, la mise en œuvre des codes d’investissement qui se sont succédé n’a jamais été à l’abri du jeu des influences et des groupes de pression, entraînant le découragement des véritables entrepreneurs. Dans l’agriculture, au motif d’un libéralisme ambiant, les opérations de répartition des terres n’ont pas suivi les règles édictées par la loi, entraînant la suspicion générale et l’attentisme des exploitants.

S’agit-il de rendre autonomes les entreprises publiques et de régler les modes d’intervention de l’État en leur sein en tant que simple actionnaire; La composition et l’intervention des holdings (fonds de participation) ont été souvent critiquées. Le juge, de son côté, a souvent été impatient de juger les actes de gestion et de sanctionner les dirigeants. Dans cette atmosphère politico-judiciaire, la prise de risques est devenue rare.

S’agit-il de réformer la fiscalité et d’améliorer la dépense publique; Cela nécessite une administration fiscale compétente et bien rémunérée. Cela exige des planificateurs et des gestionnaires de grande qualité en matière d’éducation, de formation et de santé pour orienter le système et en limiter les coûtsde fonctionnement et de développement. Bref, passer d’une économie de rente à une économie de production reste à l’ordre du jour.

Algérie
(République algérienne démocratique et populaire) état d'Afrique du Nord, baigné au N. par la mer Méditerranée, situé entre le Maroc, à l'ouest, et la Tunisie, à l'est; 2 381 741 km²; 23 000 000 d'hab. (Algériens); croissance démographique: 2,3 %; cap. Alger. Nature de l'état: rép. présidentielle. Langue off.: arabe (mais 20 % de la pop. parle le berbère et lutte pour préserver son identité culturelle). Monnaie: dinar. Relig. (d'état): islam. Géogr. phys. et hum. - Trois domaines naturels se succèdent du N. au S. Les montagnes méditerranéennes de l'Atlas tellien (2 308 m au Djurdjura) alimentent de rares cours d'eau; elles sont jalonnées de bassins et bordées de plaines côtières qui comptent aujourd'hui les plus fortes concentrations humaines du pays. Plus au S., les hautes plaines semi-arides, ponctuées de dépressions, les chotts, ont une végétation steppique et un peuplement clairsemé. L'Atlas saharien et les Aurès séparent les hautes plaines et le Sahara, qui en Algérie s'étend sur 2 000 000 de km² et où le peuplement se concentre dans les oasis. Le climat méditerranéen touche les zones côtières et devient aride à partir des hautes plaines. Les cours d'eau sont de peu d'importance et souvent intermittents. Du fait du climat, la pop. se concentre dans le N. Elle a plus que doublé depuis l'indépendance (moins de 30 ans: 68,4 % en 1995) et la pop. urbaine est passée de 30 % à 55,8 %. écon. - De grandes difficultés, aggravées par une démographie galopante (croissance de 2,7 % par an, malgré une baisse récente de la natalité), traduisent l'échec des politiques de développement conduites depuis l'indépendance. L'agric., sacrifiée par les régimes successifs, désorganisée par la collectivisation (1971) et par la privatisation (dep. 1990), se caractérise par les rendements très faibles des prod. vivrières (blé, orge, élevage) et le recul des cultures d'export. (vigne, agrumes). La majorité des besoins alim. doit être couverte par des importations. Le choix de développer les industries lourdes s'est révélé néfaste: la production sidérurgique et chim. (Oran, Skikda, Annaba) ne correspond pas aux besoins intérieurs et s'exporte mal. Leurs effets entraînants ont été limités et les installations ne fonctionnent qu'à 50 % de leur capacité. Les revenus tirés de l'exportation du gaz et du pétrole sahariens (98 % des recettes commerciales) ont longtemps permis d'atténuer les effets de la crise mais la baisse du cours des hydrocarbures a accru l'endettement du pays (25 milliards de dollars) et révélé l'ampleur de la crise sociale: chômage, qui touchait 27,3 % des actifs en 1994, forte inflation, pénuries chroniques. Les réformes de 1990 ont tenté d'engager l'écon. sur la voie du libéralisme, mais l'extension du terrorisme islamiste a accéléré sa dégradation. Hist. - Des Berbères occupaient le pays quand Carthage commença à exercer son influence, au IXe s. av. J.-C. Au IIIe s. av. J.-C., des royaumes berbères apparurent. Le roi de Numidie, Masinissa, s'allia, contre Carthage, à Rome, qui, ayant vaincu Carthage (146 av. J.-C.) se dirigea vers l'ouest. Le roi de Numidie, Jugurtha, lui opposa une farouche résistance jusqu'en 105 av. J.-C. En 42 apr. J.-C., Rome fit du territoire la Maurétanie Césarienne. Au IIIe s., celle-ci devint un foyer du christianisme; le donatisme manifesta la résistance berbère à l'autorité romaine, alors que saint Augustin, évêque d'Hippone (Annaba) de 395 à 430, combattit toutes les hérésies. Passant le détroit de Gibraltar en 429, les Vandales établirent leur domination jusqu'à ce que le Byzantin Bélisaire les vainque en 534. En 647, une première vague arabe assaillit le pays; une seconde, à partir de 669, le conquit et l'islamisa. Sous le califat de Cordoue, divers royaumes berbères se formèrent au VIIIe s. à la domination arabe, les Berbères répondirent en développant le kharidjisme. Au XIe s., les Hilaliens, venus d'égypte, morcelèrent le pays. Au XIIIe s., les Abdalwadides de Tlemcen étendirent leur royaume sur la majeure partie du pays jusqu'au XVIe s. Pour résister aux Espagnols, les villes du littoral font appel à des pirates turcs. Ainsi, dès 1492, les frères Barberousse fondèrent la régence d'Alger qui domina le pays à partir de 1587. Vassale de l'Empire ottoman, elle a pour chef un dey (à partir de 1671) et sa piraterie sévit en mer Méditerranée. Le dey ayant, lors d'une entrevue, donné un coup de chasse-mouches au consul de France, celle-ci s'empara d'Alger le 5 juillet 1830 et organisa une conquête systématique. L'émir Abd el-Kader (auteur de poèmes) fut le héros de la résistance à la France (1832-1837 puis 1839-1847), vaincu par le général Bugeaud. La France créa routes, voies ferrées, villes, confisqua des terres, repoussa des populations dans les montagnes. En 1881, elle instaura le régime de l'indigénat. Dans les années 1920, trois formes de résistance se dessinèrent: les oulémas se réclament de l'islam et de la langue arabe; les élites francophones demandent une démocratie; Messali Hadj fonde en 1924 l'étoile nord-africaine, qui devient le Parti populaire algérien (P.P.A.) en 1937. De 1939 à 1945, de nombreux Algériens combattirent pour la France; Alger fut le siège du gouv. provisoire de la République française en 1944. En mai 1945, un soulèvement, dû notam. au P.P.A., fut écrasé dans l'Est (Sétif, etc.). Les nationalistes fondèrent l'Organisation spéciale (O.S.); celle-ci créa le Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action (C.R.U.A.), qui le 1er nov. 1954 déclencha l'insurrection, puis forma le Front de libération nationale (F.L.N.) et l'Armée de libération nationale (A.L.N.). La répression fut brutale, notam. à Alger ("bataille d'Alger": janv.-mars 1957). Craignant l'abandon de l'Algérie, les Européens se soulevèrent le 13 mai 1958, ce qui porta au pouvoir, en France, le général de Gaulle, lequel fonda la Ve République. Opérant par étapes, il proclama en sept. 1959 le "droit à l'autodétermination" du peuple algérien (droit reconnu en 1958 à toute l'Afrique francophone). Les Européens lui répondirent par des barricades (fin janv. 1960) puis par un putsch de l'armée (général Salan), en avril 1961, que les soldats du contingent firent échouer. Les putschistes créèrent l'Organisation de l'armée secrète (O.A.S.), dont le terrorisme frappa l'Algérie et la France. Le 18 mars 1962, des accords de paix furent signés à évian et le peuple français les approuva par référendum (8 avril). Le 1er juillet, les Algériens se prononcèrent par référendum pour l'indépendance, proclamée le 5. Les Européens quittèrent l'Algérie. Soutenu par l'A.L.N. de Boumediene, Ben Bella s'imposa en sept. comme chef du gouvernement. Il devint président de la Rép. quand un référendum approuva la Constitution (sept. 1963). La contestation kabyle dura jusqu'à l'accord du 16 juin 1965. Le 19 juin, Boumediene renversa Ben Bella. La Charte de 1976 confirma l'Algérie comme état socialiste et islamique. à la mort de Boumediene (1978), le F.L.N. désigna Chadli Bendjedid comme son successeur; élu président en 1979, réélu en 1984 et 1988, il fit adopter, en fév. 1989, une nouvelle Constitution, qui consacra le "multipartisme". Le Front islamique du salut (FIS) remporta les municipales de juin 1990. Ses éléments extrémistes affrontèrent la police en 1991 et les princ. dirigeants islamistes furent emprisonnés. Au premier tour des législatives de décembre 1991, le FIS obtint 47 % des voix; l'armée contraignit Chadli à démissionner, annula les élections et institua un Haut Comité d'état (H.C.é.), que dirigea Mohammed Boudiaf, revenu d'exil (janv. 1992). Le nouv. pouvoir a dissous le FIS en mars et il a procédé à des milliers d'arrestations. L'assassinat, en juin 1992, de M. Boudiaf a accentué l'instabilité. En janv. 1994, le général Liamine Zéroual a été placé à la tête de l'état. Malgré la répression, la violence islamiste s'est encore accrue. En nov. 1995, Zéroual a remporté l'élection présidentielle à une très large majorité. En nov. 1996, un référendum a porté sur la mise hors la loi du FIS; l'opposition tout entière a préconisé l'abstention; la large approbation populaire a exprimé un désir de paix plus qu'un soutien au gouv. Le terrorisme islamiste n'a pas désarmé. Les élections législatives du 5 juin 1997 ont été remportées par le Rassemblement national démocratique (R.N.D.), parti qu'avait récemment créé le président Zéroual. L'opposition et divers observateurs ont contesté la régularité du scrutin. Malgré la puissance de l'armée et la constitution de milices armées, le terrorisme s'est accru et la communauté internationale a exprimé son indignation et sa surprise. Après de nombr. tergiversations du gouvernement, un groupe de députés européens a été reçu par celui-ci en fév. 1998.

Encyclopédie Universelle. 2012.