GHETTO
D’origine italienne incertaine – l’on peut y voir une corruption de giudeica (latin: judaicam ) ou de gietto (fonderie de canons de Venise, site du quartier juif) –, le terme «ghetto» désigne un groupement topographique, ethnique, économique, juridique, culturel et historique. C’est à proprement parler le quartier où les juifs étaient contraints de vivre. Cette relégation d’une population – parfois dense – détermina un paysage urbain spécifique qui survécut à l’institution elle-même. Des règlements oppressifs ecclésiastiques, gouvernementaux, municipaux s’imposaient de l’extérieur au ghetto, limitant les chances économiques et sociales des juifs, réduits à n’exercer que la fonction voulue par l’environnement. Répondant à leur exclusion, les juifs créèrent une civilisation fondée sur une relative autonomie sociale, religieuse, culturelle et même politique et un type d’homme apte à surmonter l’aliénation. L’institution du ghetto est typiquement médiévale; elle survécut pourtant jusqu’au cœur du XIXe siècle en Europe; en pays musulman, elle resta la norme jusqu’au XXe siècle. De 1933 à 1945, l’Allemagne nazie planifia et réalisa une renaissance accélérée du ghetto; elle en fit le plus clair de son programme social et dégagea sa visée ultime: constituer une étape commode vers la «solution finale» du problème juif.
Aujourd’hui, le concept de ghetto s’est généralisé: il désigne un ensemble topographique affecté, si l’on peut dire, à une minorité déshéritée (tels les Noirs, surtout aux États-Unis). La pression extérieure constitutive du ghetto est purement économico-sociale: le ghetto actuel, sécrétion de sociétés évoluées, transcende la loi et le droit. Répond-il à une nécessité ou à une volonté collective?
1. Le quartier juif médiéval
S’il existe dans le haut Moyen Âge un quartier juif dans plusieurs villes, les juifs ne sont pas contraints d’y résider. Si, parfois même, de tels quartiers sont établis par un prince, il n’est pas encore question d’y confiner ses habitants. En 1084, par exemple, à Spire, l’évêque Rüdiger crée en faveur des juifs un quartier entouré de murs, afin de les attirer dans sa cité. La charte stipule qu’il sera clos pour sa défense, que les juifs pourront commercer dans leur quartier et au-dehors, qu’il leur est concédé un cimetière, qu’ils peuvent faire venir des juifs étrangers parmi eux, que leur bourgmestre sera l’égal de celui de Spire, qu’ils monteront la garde sur leurs murs et défendront la cité en commun avec les archers de l’évêque... Ailleurs, des quartiers juifs apparaissent dans des conditions analogues: établis dans une ville, les juifs obtiennent l’octroi d’un secteur géographique dit juiverie , jutarie , rue des juifs , juderia (des milliers de toponymes «juifs» sont conservés en Europe – particulièrement en France et en Espagne –, en Afrique du Nord, en Asie). Les fondations matérielles du ghetto étant posées, l’essentiel manque encore, la contrainte . Le principe d’une ségrégation forcée est défini par le IVe concile du Latran (1215). Afin d’éviter que des chrétiens aient des rapports sexuels avec eux, juifs et sarrasins seront distingués par leurs vêtements. Un mandement de Philippe le Bel du 18 juin 1294 au sénéchal de Beaucaire lui enjoint d’installer les juifs de la ville dans un quartier séparé ad scandala evitanda . Le XIIIe siècle marque le passage du quartier librement habité par les juifs au ghetto. L’évolution est plus lente en Espagne, mais, en 1480, les souverains Très Catholiques ordonnent aux municipalités de contraindre les juifs à vivre dans des rues isolées de celles des chrétiens. Dans la petite ville de Palencia, on leur affecte ainsi la rue Maria Gutieres (aujourd’hui Martin Calleja), au nord de la cité, où l’on construit de nouvelles maisons; les juifs doivent troquer leur maison en ville contre une autre dans la juderia . Dès 1349, après la Peste noire, les juifs d’Allemagne avaient été enfermés dans un quartier dont les portes étaient closes chaque soir. Si le terme ghetto apparaît à Venise en 1516, c’est l’encyclique Cum nimis absurdum de Paul IV qui cristallise l’institution. Le pape établit un vicus judeorum sur les bords du Tibre dans le quartier le plus mal famé de Rome ainsi que dans les villes et bourgades des États pontificaux. Les autres États italiens suivirent en ce domaine les injonctions du pape jusqu’au XVIIIe siècle.
Jean Ier de Pologne avait institué à Cracovie, en 1494, le premier ghetto de son royaume. L’institution médiévale du ghetto atteint ainsi, dans les Temps modernes, sa forme classique. En terre d’Islam, les juifs, infidèles selon la loi coranique, sont relégués depuis la charte d’Omar dans un quartier à part: mell ム (Maroc), hara (Tunisie), mahalé (Perse)... Les ghettos les plus peuplés se trouvaient à Venise, à Salerne, à Capoue, à Rome, à Trieste, à Vienne, à Francfort-sur-le-Main, à Prague. Les seuls ghettos existant en France sont ceux d’Avignon et du Comtat Venaissin, enclave pontificale: à Carpentras, Cavaillon, L’Isle-sur-la-Sorgue.
2. Physionomie du ghetto: Rome et Prague au XVIIe siècle
Le voyageur français François Deseine décrit ainsi le ghetto de Rome: «On appelle il gheto le quartier des juifs, qui est entouré de murailles et fermé de portes, afin que la nuit cette perfide nation n’ait aucune communication avec les chrétiens; et, comme ils ne peuvent habiter ailleurs ni étendre leur quartier, qui est bordé d’un côté par le Tibre et de l’autre côté par la rue de la Poissonnerie, et parce qu’ils sont en fort grand nombre, cette canaille multipliait extrêmement; cela est cause que plusieurs familles habitent dans une même chambre, ce qui rend une puanteur perpétuelle et insupportable par tout le quartier» (Description de la ville de Rome... , 1690).
Le ghetto romain comptait, en 1676, 134 maisons sur moins de 3 hectares pour quelque 4 500 habitants (chiffre de 1668), soit une densité de 1 500 habitants à l’hectare (on en recense 1 200 dans les bidonvilles nord-africains du XXe siècle). L’espace était inégalement réparti entre riches et pauvres, et des dépôts de marchandises en occupaient une portion notable. Les meilleures rues servaient de marché permanent avec éventaires de vieux habits devant chaque porte, échoppes minuscules et sombres où s’exerçaient mille métiers: ganterie, boutonnerie, friperie, fabrication d’allumettes, couture. La population comprenait 20 banquiers, 180 commerçants et une pléthore de pauvres voués à un chômage endémique. L’inondation annuelle du Tibre transformait le ghetto en un cloaque nauséabond générateur de malaria.
À Prague, la Judenstadt , appelée au XVIIIe siècle Josefstadt en l’honneur de Joseph II, était le plus grand ghetto européen. Pourvu de neuf portes, il abritait plusieurs marchés, de multiples synagogues dont la Klauss Synagogue , l’Altneuschul , la Pinkasschul ; il s’enorgueillissait d’un hôtel de ville juif, le Rathaus , surmonté d’une horloge au cadran hébraïque et arabe dont les aiguilles tournaient à l’envers. Son cimetière, le Judengarten , renferme des pierres tombales très anciennes. Parcourues solennellement en 1566 par l’empereur Maximilien II et l’impératrice, que les juifs avaient accueillis en grande pompe, ses rues étroites étaient fort animées. Des guildes juives unissaient les artisans du ghetto, leur permettant de s’entraider et de se défendre au besoin contre les corporations chrétiennes. Le quartier comptait quelque 10 000 juifs parmi lesquels les épidémies faisaient fréquemment des ravages.
Rues étroites, maisons construites en hauteur, manque de lumière et d’eau, surpopulation, promiscuité, misère, ces traits définissent le ghetto: celui de Cologne était dit Engegasse , rue étroite.
3. Législation imposée au ghetto
Le principe de reléguer les juifs dans un quartier étroit et insalubre étant admis dans le monde chrétien ou musulman, son application réglementaire variait selon les États et les princes. Partout en Europe, on imposait, d’une part, la fermeture des portes du ghetto, la nuit, de l’extérieur et de l’intérieur, d’autre part, l’interdiction pour les juifs de quitter le ghetto après l’Ave Maria , les dimanches et jours de fêtes chrétiennes. Pour Rome, l’encyclique Cum nimis absurdum de Paul IV (1555) fut complétée par diverses instructions pontificales. Elles établissaient que le ghetto n’aurait qu’une entrée et une sortie; que les juifs n’y auraient qu’une synagogue; qu’ils ne pourraient y posséder d’immeubles leur appartenant; qu’ils porteraient un chapeau jaune et un signe distinctif, la rouelle cousue sur leur vêtement; qu’ils ne pourraient accueillir des juifs venus d’ailleurs. En 1623, Urbain VII décréta que, lors des audiences accordées aux représentants de la communauté juive, ceux-ci ne baiseraient plus son pied, mais le plancher sous son pied. Chaque année, au moment du carnaval, les juifs devaient aussi présenter leurs hommages au Sénat romain dont le conservateur posait le pied sur la nuque d’un rabbin et congédiait la délégation. La bulle Sancta Mater Ecclesia (1584) institue des sermons obligatoires dits predica coattiva auxquels sont contraints d’assister, dans une église, le samedi après-midi, 150 à 300 juifs, comptés à l’entrée par les gardes pontificaux. Le Saint-Siège légalise les enlèvements d’enfants du ghetto: on les place dans des couvents où, loin de leurs parents, ils sont élevés dans le catholicisme. La confrérie de Saint-Joseph s’occupe de convertir les adultes; les convertis vivent dans des «maisons de catéchumènes» dont l’entretien est assuré par une taxe perçue sur les juifs (bulle Pastoris aeterni vices de Jules III, 1554). Des ordonnances restreignent aussi l’activité économique du ghetto: c’est ainsi qu’en 1724 Innocent XIII ne permet aux juifs que le commerce des vieux vêtements, des chiffons, de la ferraille.
En terre d’Islam, la législation du ghetto, toujours conçue pour abaisser le juif, pouvait varier. À Ispahan, les juifs ne devaient pas sortir de leur quartier en temps de pluie car leur contact avec les habits humides des musulmans était censé rendre ceux-ci impurs. À Azemmour (Maroc), hors de leur mell ム , ils devaient, jusqu’en 1884, marcher pieds nus. Il leur est interdit de blanchir leurs murs; l’entrée de leurs maisons doit être basse; le port de la rouelle, tombé en désuétude, fut imposé de nouveau aux juifs de Téhéran en 1897. Presque partout, le nettoiement des lieux d’aisance de toute la ville est une corvée imposée aux juifs.
La législation du ghetto laisse subsister une précarité permanente: une crise, un caprice du prince suffisent pour expulser tous les habitants du ghetto. Les expulsions massives de Vienne (1670) et de Prague (1744) sont restées célèbres. En pays arabe, les expulsions sont innombrables; maître de ses juifs, le seigneur les dépouille entièrement et les chasse quand il lui plaît. Charles de Foucauld écrivait, vers 1884, parlant du Maroc: «On voit des villages dont tout un quartier est désert; le passant étonné apprend qu’il y avait là un mell ム (quartier juif) et qu’un jour les sids (seigneurs), d’un commun accord, ont tout pris à leurs juifs et les ont expulsés.»
Une loi universelle non écrite permettait à la populace, en temps de crise, de donner l’assaut au ghetto, pillant, violant, tuant à loisir, sans que la force publique intervienne. Les massacres en masse les plus fameux sont ceux de l’Aragon et de la Castille de 1391, de Francfort de 1614, de Pologne de 1648 à 1658 (lors de la révolte des cosaques contre les seigneurs polonais), d’Alger en 1804, de Casablanca en 1907 et surtout les pogroms de Kichinev (1903 et 1905).
4. Civilisation du ghetto classique
Dans le ghetto, les juifs, réagissant contre leur rejet du corps urbain, perfectionnent le système de leur communauté médiévale. Des assemblées générales ou restreintes élisent des parnassim ou syndics, des conseils et commissions chargés du gouvernement et de l’administration de leur cité . Celle-ci est réglée par des statuts constitutionnels dits taqqanot , soumis périodiquement à un vote populaire et concernant la vie religieuse, sociale, juridique, économique, politique même. Les actes des k š 勒r 稜m (constituants) du ghetto de Posen, récemment publiés, comprenaient 2 269 taqqanot pour la période 1621-1855; étaient définis le mode de scrutin, la composition des tribunaux, l’assiette des impositions, les services de la voirie, la dotation des jeunes filles pauvres... La ネazaqqah interdisait à tout juif, sous peine d’excommunication, de chercher à évincer un locataire juif de son logement en offrant au propriétaire chrétien un loyer plus élevé. À Rome, les règlements municipaux et pontificaux durent reconnaître cette loi qu’ils appelaient jus Gazaga . Le locataire juif disposait ainsi d’un maintien dans les lieux illimité – un bail – qu’il pouvait vendre, transmettre à ses héritiers, offrir en dot à sa fille. Des institutions d’enseignement, allant de l’école élémentaire à l’académie talmudique, assuraient à tous au minimum l’apprentissage de la lecture et de l’écriture hébraïques, l’hébreu étant la langue de la liturgie, des manuels scolaires, des actes officiels de la communauté. Une langue populaire servait aux besoins quotidiens dans le ghetto; le judéo-allemand ou yiddish en Europe orientale et en Allemagne, le judéo-espagnol ou ladino de l’Afrique du Nord aux Balkans; divers dialectes judéo-arabes étaient également en usage. Dans la correspondance, on écrivait ces langues en caractères hébraïques; une littérature importante parut aussi en yiddish et en ladino (Pologne et Empire turc).
L’observance religieuse restait l’antidote par excellence de l’aliénation inhérente au ghetto. Les fidèles se retrouvaient chaque jour dans diverses synagogues (qui, à Rome, étaient superposées, du fait des règlements pontificaux), appelés à la prière par le Schulklopfer ou bedeau. Les synagogues dépendent souvent de guildes, de métiers ou de confréries: celles des bouchers, tailleurs, cordonniers, orfèvres de Prague sont parmi les plus actives. La pratique religieuse détermine encore le fonctionnement semi-public d’une boucherie rituelle, d’un four pour les azymes de la Pâque, d’un bain rituel, d’une salle pour mariages et fêtes familiales, d’un hôpital, d’une auberge pour les hôtes de passage, riches ou pauvres. Contre la misère, des sociétés œuvraient grâce à des taxes et cotisations perçues sur les gens aisés; il y eut à Rome au XVIIe siècle jusqu’à trente sociétés juives de bienfaisance et d’entraide, vouées à quatre objectifs principaux: secours aux pauvres, enterrement des défunts, entretien des personnes âgées, éducation religieuse (‘Ozer dalim , Gemilut- ネasadim , Mos face="EU Caron" オv Zeqenim , S face="EU Caron" サmer em nim ). À Mantoue existaient sept sociétés: le fonds pour la terre d’Israël, le fonds pour l’étude de la Tora , la caisse de charité, la caisse de miséricorde, la caisse pour doter les jeunes filles, la caisse pour la subsistance des pauvres, la caisse du rachat des captifs (capturés par les pirates barbaresques). Ces sociétés avaient leurs règlements votés, leurs conseils et assemblées, leurs parnassim élus et... leurs registres, mine d’informations pour l’historien. Les spectacles occupaient leur place au ghetto avec des réjouissances publiques organisées dans les rues lors de la fête des P rim . On jouait à Francfort, avec machinerie et décors, la Comédie de la vente de Joseph et le premier drame hébreu fut représenté à Mantoue au XVIe siècle. Un théâtre permanent fut même prévu dans le ghetto de Venise. Ces institutions expliquent non seulement la «résistance interminable du ghetto» (Attilio Milano), mais le fait que les juifs n’intériorisèrent jamais leur aliénation. La littérature née dans le ghetto, ainsi que les simples dédicaces des ouvrages, expriment une sérénité, une grandeur en contraste total avec la réalité sordide. La familiarité de chacun avec les textes sacrés persuadait les juifs du ghetto que la rédemption d’Israël était certaine et proche. Parfois des bouffées d’espérance messianique envahissaient le ghetto; notables et miséreux préparaient un départ imminent pour la terre d’Israël, se livrant à une pénitence extrême «pour hâter la fin de l’exil». En plein siècle de Descartes, en 1666, les ghettos furent ainsi en effervescence de Hambourg à Salonique: Sabbataï Zevi s’était proclamé le Messie. L’imposture révélée, l’espérance messianique fut seulement différée. Microcosme de civilisation, le ghetto conserva le royaume d’Israël en exil.
5. De l’émancipation à la période nazie
La fin du ghetto classique
L’époque des Lumières relâche l’emprise de l’Église sur les corps sociaux et politiques et l’émancipation des juifs est proposée en Prusse par C. W. Dohm, en France par l’abbé Grégoire. Le vote de l’Assemblée nationale constituante (septembre 1791) émancipant les juifs creuse une brèche dans la ségrégation. Les armées révolutionnaires réalisent l’abolition systématique du ghetto italien: des feux de joie sont allumés partout avec les portes du ghetto et les rouelles des juifs, les murailles sont abattues, des arbres de la Liberté sont plantés à Ancône et à Padoue en 1798. Sous l’influence française, le ghetto s’ouvre presque partout en Occident. Mais la chute de l’Empire napoléonien permet le rétablissement juridique et matériel du ghetto italien: la papauté l’impose jusqu’à la fin de sa domination sur Rome en 1870. Au XIXe siècle, les juifs d’Europe découvrent la misère du ghetto en pays musulman et consacrent leurs efforts à la «régénération» sociale et culturelle de ses habitants. Le passage d’une société de type médiéval à une société intégrée de type occidental est facilité pour les juifs des pays arabes, entre 1860 et 1960, par l’action de l’Alliance israélite universelle.
Le ghetto de l’ère nazie
Annoncée par Hitler dans Mein Kampf , la législation raciale de Nuremberg (15 septembre 1935) excluait les juifs, même convertis, de la société et des professions, créant ainsi un ghetto social. L’occupation de la Pologne et de l’Europe centrale par l’Allemagne nazie entraîne la reconstitution matérielle du ghetto. Le premier est établi à Lodz en avril 1940; d’autres suivent; celui de Varsovie est le plus peuplé (un demi-million d’âmes). Tous les juifs d’une région y sont entassés de force; on leur impose le port d’un brassard de 10 centimètres de large et d’une étoile jaune avec le mot Jude ; ils sont groupés en escouades de travailleurs forcés; des rations alimentaires minimes leur sont attribuées et le quartier subit périodiquement des coups de main des S.S. Pourtant les juifs organisent la vie du ghetto, créant écoles, théâtres, activités politiques clandestines, malgré la délation organisée et le fonctionnement d’un conseil juif aux ordres des Allemands. Mais l’institution du ghetto n’est qu’une étape dans un plan plus vaste: on déporte périodiquement nombre de ses habitants vers les camps d’extermination où leur destination ultime est le four crématoire, «solution finale» du problème juif. Du ghetto de Varsovie, 300 000 juifs sont exterminés entre juillet et septembre 1942 à Treblinka. Du 19 avril au 16 mai 1943, une insurrection préparée en secret avec des armes passées en fraude, sous le commandement de Mordekhaï Anilewicz, leader du mouvement sioniste-socialiste Ha-S face="EU Caron" サmer Ha- プa’ir , s’attaque à l’armée allemande. Révolte désespérée, abandonnée par la résistance polonaise et par l’armée russe, la bataille du ghetto dure un mois; il faut aux Allemands des tanks et de l’artillerie pour en venir à bout: le ghetto est rasé. Bien d’autres ghettos connurent la même fonction et des insurrections similaires. À leur arrivée, les Russes les trouvèrent détruits ou vidés par les déportations. À Vilna, ils découvrirent, en 1944, 600 juifs cachés dans les égouts.
6. Le ghetto actuel, ethnique ou social
Le terme de ghetto a été employé récemment pour désigner l’habitat urbain noir aux États-Unis. Le ghetto noir est représenté dans nombre de villes américaines: Chicago, Boston, Philadelphie, Rochester, New York, Detroit, Los Angeles, Washington... Celui de Chicago est le plus peuplé (il dépassait 500 000 Noirs en 1966), celui de Harlem, à New York, le mieux étudié. Il diffère du ghetto classique par l’inexistence d’une contrainte légale y confinant ses habitants; par contre, il prolifère en dépit d’une pléthore de lois édictées contre la discrimination raciale. Il apparaît graduellement lorsque des Noirs s’installent dans un groupe d’immeubles, bientôt déserté par les Blancs. Le processus de croissance du ghetto noir s’est manifesté entre 1920 et 1940; il se poursuit de nos jours. Le quartier est caractérisé par une détérioration marquée de l’habitat, une densité très forte (25 866 habitants au kilomètre carré à Harlem), un mauvais état sanitaire, un taux élevé de mortalité infantile (double de celui de la ville à Hough, ghetto noir de Cleveland). Un chômage irrémédiable et massif, l’aliénation immobilière (les immeubles appartiennent à des Blancs et les loyers sont élevés), la délinquance rongent la famille noire, qui montre une grande instabilité. Les Noirs semblaient peu armés pour réagir, bien que possédant des leaders de valeur, le défaut d’organisations économiques et la multiplicité de leurs sectes religieuses ou mouvements politiques les privaient d’une armature institutionnelle et idéologique. Ils ne peuvent – comme les juifs de l’âge du ghetto – ignorer la société extérieure et ses chances sociales meilleures: elle pénètre dans le ghetto par le cinéma et la télévision. Parmi les associations noires, les Harlem Youth Opportunities Unlimited (sigle: Haryou) travaillent à la promotion sociale des Noirs et à leur intégration. Une minorité révolutionnaire adopte le slogan Black Power, «Pouvoir noir». Des émeutes du ghetto noir dans la période 1964-1968, aspect externe de la fermentation antérieure, ont été suivies par une organisation interne des dirigeants noirs, cultivant un anticolonialisme spécifique, préparant un contrôle quasi politique du ghetto.
L’historien croyait saisir la nature profonde du ghetto: cette institution visait à abaisser le juif pour mieux démontrer la supériorité du christianisme ou de l’islam sur le judaïsme. Le ghetto était une réserve où l’on mettait les juifs en attendant leur conversion. Il permettait aussi à la bourgeoisie et aux corps de métiers de réduire à la famine leurs concurrents potentiels; la religion était alors un prétexte commode. Somme toute, le juif pouvait vivre au ghetto – l’histoire l’a démontré – et l’institution n’avait rien de monstrueux. En revanche, l’objectif réel du ghetto ressuscité par les nazis est établi avec certitude: il avait pour but l’extermination pure et simple des juifs. La suppression physique de 6 millions de juifs en Europe a donc couronné l’institution voulue et perfectionnée par les papes. On peut alors se demander si la finalité authentique du ghetto classique n’était pas celle même que les nazis mirent en évidence. Scandale pour l’esprit, le ghetto noir n’est pas créé par le législateur, mais sécrété par la société moderne considérée globalement. Aurait-il la fonction naturelle du ghetto juif: annihiler à terme une minorité rejetée pour sa différence ?
ghetto [ geto ] n. m.
• 1690; guetto 1536; mot it. désignant le quartier de résidence forcée des juifs à Venise
♦ Quartier juif, quartier où les juifs étaient forcés de résider. ⇒Vx juiverie. Le ghetto de Varsovie. Ghetto en pays musulman. — Par ext. Lieu où une communauté vit, séparée du reste de la population. Les ghettos noirs des villes américaines. « un ghetto ouvrier construit autour d'une usine textile » (A. Ernaux).
♢ Fig. Situation de ségrégation. Le ghetto gay. « Prolétaires de tous les pays, sortez de votre ghetto » (F. Mauriac).
● ghetto nom masculin (vénitien ghetto, de l'hébreu ghet, divorce) Quartier habité par des communautés juives ou, autrefois, réservé aux juifs. Lieu où une communauté vit en marge du reste de la population ; cette communauté elle-même : Les ghettos noirs de New York. Milieu renfermé sur lui-même, condition marginale dans laquelle vit une population ou un groupe : Un pays qui veut sortir de son ghetto économique.
ghetto
n. m.
d1./d Quartier où les Juifs étaient contraints de résider.
|| Par ext. Lieu où une minorité se trouve regroupée et isolée du reste de la population.
d2./d Fig. Groupe social replié sur lui-même. Ghetto intellectuel.
⇒GHETTO, subst. masc.
A. — [Dans certaines villes d'Europe, du Moy. Âge au XIXe s., et à l'époque moderne sous le régime nazi, principalement en Europe orientale] Quartier où les Juifs étaient tenus de résider, isolés du reste de la population et étroitement surveillés. Le ghetto de Venise. Figurez-vous l'effet que produit sur le voyageur [à Amsterdam] une sorte de ghetto boueux, pouilleux, lépreux, une Babylone d'immondices, une Ninive d'ordures et de trognons (DU CAMP, Hollande, 1859, p. 120) :
• C'est dans le courant de 1943 que le IIIe Reich entreprit la « liquidation finale » des quartiers juifs de toute la Pologne, fit naître l'insurrection du ghetto de Varsovie, celui de Bialystok (...) les sursauts désespérés des camps de la mort de Treblinka, de Sobidor, de Lwow.
L'Insurrection du Ghetto de Varsovie, présentée par M. Borwick, Paris, Julliard, 1966, p. 7.
— P. ext. Quartier d'une ville habité essentiellement par une population juive. Pour le chrétien que trouble la chose juive, un ghetto est toujours plein d'énigmes. Celui de Paris est enjolivé d'enseignes ravissantes, de réclames pour pensions yddisch de Deauville, d'affiches relatives à quelque théâtre juif (FARGUE, Piéton Paris, 1939, p. 105).
— P. anal. Quartier où vit une minorité ethnique ou religieuse quelconque, isolée volontairement ou par force du reste de la population. Il y a là [autour de la rue de Lappe] comme une espèce de ghetto auvergnat, où les enfants du Cantal trafiquent paisiblement sur leurs vieilles ferrailles (A. DAUDET, Contes lundi, 1873, p. 114). Le jazz vocal s'échappe en torrents flamboyants des ghettos noirs de l'Amérique de la violence (L'Express, 16 juin 1969 ds GILB. 1971).
B. — Au fig. Milieu ou groupe (social, politique, intellectuel, etc.) qui se trouve dans un état d'isolement volontaire ou imposé par rapport à l'ensemble; situation d'isolement de ce groupe. Thorez et Duclos, tant qu'ils tiendront le parti, braqueront contre lui (...) tous ceux qui, dans la gauche française, ne renonceront jamais à l'indépendance nationale et à la liberté de l'esprit, et comme du vivant de Staline, la classe ouvrière demeurera confinée dans son ghetto (MAURIAC, Bloc-notes, 1958, p. 277). Des usines sont encore des ghettos où meurt l'âme des hommes (CACÉRÈS, Hist. éduc. pop., 1964, p. 165).
Prononc. et Orth. : [] ou [geto]. Pour la prononc. avec [] on a [t] ds Pt ROB. et Lar. Lang. fr., mais [tt] ds LITTRÉ, BARBEAU-RODHE 1930 et WARN. 1968. Ds Ac. 1932. Au plur. des ghettos. Étymol. et Hist. 1536 guetto [à propos de Venise] (D. POSSOT, Tresample & abondante description de la terre saincte, E i v°, d'apr. R. Arveiller ds Fr. mod. t. 42, pp. 276-277); 1690 ghetto ([MISSON], Nouveau voy. d'Italie, p. 189 ds BOULAN, p. 33). Mot ital. d'orig. vénitienne attesté dep. av. 1536 (Sanudo ds BATT.) qui désigna d'abord une petite île de Venise où l'on obligea les Juifs à résider à partir de 1516; l'île tire son nom de ghet(t)o « fonderie pour bombardes » (dér. de l'a. ital. ghet(t)are « jeter »), cette industrie ayant existé là au XIVe s. (v. PRATI, et HOPE, pp. 287-288), plutôt que de l'hébreu « lettre de divorce » (gghette « ghetto », attesté dans des textes judéo-romains récents, pourrait être une adaptation du mot ital. : v. FEW t. 20, pp. 25-26). Fréq. abs. littér. : 83. Bbg. GIACOMELLI (R.). Ghetto. Archivum romanicum. 1932, t. 16, pp. 556-563; 1933, t. 17, pp. 415-420; 1935, t. 19, pp. 443-450. - MEIER (H.). Getto. Arch. St. n. Spr. 1972, t. 209, pp. 1-8. - PAMART (P.), RIVERAIN (J.). Mots dans le vent. Vie Lang. 1969, pp. 527-528. - QUEM. DDL t. 3, 13. - SAIN. Sources t. 3 1972 [1930], p. 538.
ghetto [gɛto; geto] n. m.
ÉTYM. 1536, gueto, in Arveiller; mot ital. attesté en 1516, désignant le quartier des « fonderies » (ghetto, de ghettare « jeter ») à Venise, où les Juifs étaient établis.
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1 Nom donné au moyen âge, en Italie, au quartier où les Juifs étaient tenus de résider. || Le ghetto de Venise, de Milan. — Par ext. Quartier juif d'une ville moderne (au Maroc, on dit mellah).
♦ (1817). Quartier où les Juifs étaient forcés de résider. — Par métonymie. || L'extermination du ghetto de Varsovie, de ses habitants.
1 Quand naguère je traversais les ghettos de Galicie, de Bohême et de Hongrie, et que je voyais ces Juifs sordides dans leurs souquenilles boueuses (…)
Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech, VII.
2 (Fin XIXe). Par ext. Lieu où une communauté vit, séparée du reste de la population. || Les ghettos noirs des grandes villes américaines. || La population des ghettos urbains (⇒ Ghettoïser, ghettoïsation).
♦ Par analogie :
2 Des ghettos, mais hygiéniques et fonctionnels : le ghetto de la créativité et de la miniaturisation (le bricolage, le hobby, la collection, le jardinage) — les ghettos de la joie et de la liberté (les villages de vacances) — le ghetto de la parole (le petit groupe et sa parlerie). Les lieux de la Féminité, de la Juvénilité, ceux de la circulation, de l'échange, et de la consommation. Ceux de la communication.
Henri Lefèbvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 339-340 (1968).
3 Un de nos confrères, je crois que c'est L'Observateur, parle du ghetto dans lequel le prolétariat, en France, demeure prisonnier.
F. Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, p. 107.
4 Prolétaires de tous les pays, sortez de votre ghetto.
F. Mauriac, Bloc-notes 1952-1957, p. 189.
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DÉR. Ghettoïsation, ghettoïser.
Encyclopédie Universelle. 2012.