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CROYANCE
CROYANCE

Le parcours complexe qui sera ici suivi présente, pour un regard de survol, un certain nombre de grandes articulations.

La première concerne le passage du langage ordinaire au langage philosophique : pour la langue courante, le mot est surtout pris au pluriel; ainsi parlet-on des croyances de tel peuple ou de tel groupe, des croyances populaires. La transition vers la philosophie est indiquée par le sens fort que le mot prend au singulier lorsqu’il désigne une sorte d’action, l’action de croire; prise en ce sens, la croyance désigne une attitude mentale d’acceptation ou d’assentiment, un sentiment de persuasion, de conviction intime. Au sortir du langage ordinaire, nous rencontrons une bifurcation dans laquelle nous ne nous engagerons pas, celle des sciences humaines; celles-ci s’intéressent à la croyance du point de vue des motivations individuelles et des conditions sociales. Ce n’est pas le point de vue du philosophe qui s’attache à un trait remarquable de la croyance, à savoir qu’elle s’adresse à des propositions ou énoncés qui sont tenus pour vrais . Cette persuasion de la vérité, attachée à des énonciations, fait le problème philosophique de la croyance.

Ayant ainsi laissé derrière nous le langage ordinaire, laissé de côté la bifurcation des sciences humaines, nous élaborerons pour elle-même l’énigme du tenir-pour-vrai . Nous y serons aidé par le jeu des synonymes qui exhibent en quelque sorte (c’est-à-dire placent et montrent à l’extérieur) les variations de sens du vocable lui-même. Au premier rang de ces synonymes se tiennent les mots opinion et foi . Cette proximité n’est pas fortuite; elle est imposée par les contextes successifs qui ont institué le jeu réglé des acceptions du mot croyance. Le contexte initial, pour une investigation philosophique, est le contexte grec de la doxa , mot que l’on a traduit par opinion . Une première problématique se noue ainsi à partir de l’opposition opinion-science .

La mise en série des contextes philosophiques conduit en gros de la croyance-opinion à la croyance-foi. La première étape est marquée par le passage de l’opinion à l’opiner ; le verbe fait en effet apparaître une nouvelle affinité de sens: opiner, c’est juger . Cette acception nouvelle est mise en valeur dans les contextes stoïcien et cartésien; la croyance s’enrichit ainsi d’une signification remarquable qui l’éloigne de l’acception péjorative de l’apparence ou de l’illusion et la rapproche de l’acception laudative de l’affirmation, entendue comme pouvoir souverain du oui et du non.

Ainsi rabattue sur le pôle subjectif de l’assentiment, la croyance devient le belief de la philosophie anglaise, lequel noue un nouveau pacte avec le probabilisme et le scepticisme; la crise du concept de vérité est ainsi ouverte; Kant tentera de la résoudre en dissociant fermement les conditions purement subjectives du tenir-pour-vrai des conditions objectives du savoir véritable. Ce discernement critique, opéré par Kant, entre croire et savoir, est proprement le point tournant de toute l’analyse du concept de croyance.

Mais le même discernement critique, qui disjoint croire et savoir, libère l’espace pour un usage positif du concept de croyance, celui que désigne le second synonyme principal: la foi. À vrai dire, l’usage kantien et post-kantien du mot Glauben , que nous traduisons par croyance ou par foi, se rapporte à une signification ancienne du mot, sa signification juive et chrétienne, que la philosophie d’origine grecque a sans cesse côtoyée; c’est seulement lorsque la philosophie critique, issue de Kant, tentera d’élaborer sur son propre terrain une critique de la religion que les significations du mot foi entreront dans le champ philosophique du mot croyance. Nous conduirons l’explicitation de la croyance-foi jusqu’au point où les philosophies hégélienne et post-hégélienne la feront sortir de l’espace grec de la doxa et passer dans un autre champ de gravitation, celui de l’objectivation de l’absolu dans les figures où il devient autre, où il s’aliène. C’est en ce point que nous l’abandonnerons, la discussion des concepts d’objectivation et d’aliénation ne relevant plus du présent article. L’analyse qui suit se tient donc à l’intérieur de l’espace de discussion ouvert par le concept grec de la doxa et fermé par le concept kantien et hégélien du Glauben .

1. Du langage ordinaire au langage philosophique

Que les mots philosophiques en général et le mot «croyance» en particulier comportent plusieurs significations s’explique aisément. D’abord, le langage philosophique, en dépit de son voisinage avec le langage des sciences et de l’attraction exercée par l’idéal d’univocité de ce langage, n’est jamais tout à fait coupé du langage ordinaire dont tous les mots usuels sont chargés de significations multiples; à cet égard, le mot croyance est l’un des mots les moins techniques de la langue philosophique et il garde des racines profondes dans l’usage commun; selon cet usage, au singulier et plus volontiers au pluriel, on entend par croyance, chez un individu, un groupe, un peuple, une civilisation, une époque, l’objet même de la persuasion commune ou de la conviction intime; la croyance, c’est ce que l’on croit et, pour autant que croire c’est être persuadé qu’une chose est vraie, réelle, on désignera communément par croyance les diverses conceptions de la réalité qui sont ainsi professées; mais, comme ces croyances ont rapport à la vie des hommes, on entend aussi par croyances les règles spontanément reconnues pour la vie sociale ou individuelle; on trouve donc parmi les croyances des représentations «théoriques» et des représentations «pratiques»; faisant la jonction entre ces deux groupes, on trouve des croyances qui présentent des caractères à demi descriptifs et à demi prescriptifs, par exemple les croyances concernant la destinée individuelle, le sort des défunts, la nature de la divinité et de ses rapports aux humains; en ce sens, la croyance tend à se confondre avec la foi religieuse ou avec les conceptions religieuses, dans la mesure où celles-ci sont à la base des croyances portant sur l’existence de quelque réalité et des croyances portant sur le caractère de légitimité et d’obligation des règles de vie. Mais cette croyance-objet, si l’on peut ainsi parler, n’efface pas un sens plus ancien, et sans doute plus fondamental, selon lequel la croyance est l’action même de croire, le crédit, la confiance accordée à quelque opinion ; c’est alors le pôle subjectif de la persuasion ou de la conviction qui est ainsi souligné; le mot, plus volontiers employé au singulier, dit alors l’engagement de l’homme dans la persuasion qu’il a qu’une chose est vraie ou réelle.

À ce niveau très élémentaire et encore populaire, la notion de croyance présente déjà un caractère de plurivocité remarquable. Le langage proprement philosophique ajoute une cause supplémentaire de plurivocité, dans la mesure où il cumule et condense en une histoire spécifique les emplois du mot par les grandes philosophies et les grands philosophes. En effet, les significations qui se sont constituées successivement dans des contextes différents ne sont aucunement abolies. Les nouvelles acceptions, telles des alluvions déposées sur les couches antérieures, enrichissent le trésor de sens du mot; en même temps, les significations anciennes, même remaniées par récurrence sous l’influence des nouvelles, continuent de fournir une réserve de sens à laquelle il est toujours loisible de revenir à l’occasion de reprises, de rénovations, de renaissances, selon les modalités innombrables du rapport de la philosophie à son propre passé.

Affrontée à cette profusion de sens, la philosophie a une double tâche: d’abord de clarification conceptuelle, ensuite de décision critique. Clarifier le concept de la croyance, c’est en distinguer les modalités et en classer les degrés; on mettra donc d’un côté les degrés de la certitude, depuis le doute ou le soupçon, jusqu’à l’intime conviction, en passant par la supputation et la conjecture et, de l’autre, les degrés de réalité qui s’attachent à la chose que l’on tient pour vraie, depuis le possible ou le problématique jusqu’au véritable, en passant par le probable et le vraisemblable. Ainsi Husserl entreprend-il, dans les Idées directrices pour une phénoménologie (1912), de décrire et de classer les modes de la croyance et de faire correspondre les degrés de certitude et les degrés de réalité. La phénoménologie fait même un pas de plus et entreprend de dériver toutes les modalités de croyance d’une croyance mère, ou croyance originaire, qui est l’affirmation pure et simple, laquelle fait correspondre à la certitude simple du «je crois que...» le caractère d’être du «cela est ainsi». Mais le problème philosophique de la croyance n’est pas pour autant épuisé: la croyance mère ou croyance originaire, telle qu’elle se présente dans l’affirmation, au sens tout à fait élémentaire de dire oui ou non, face à quelque énoncé ou proposition, constitue une sorte d’énigme ou de paradoxe; elle joint, en effet, des traits que l’on peut dire subjectifs, à savoir tous les degrés de la certitude, et des traits que l’on peut dire objectifs, à savoir tous les degrés du probable jusqu’au vrai pur et simple. Le problème critique est né de là: c’est, au sens fort du mot, une question de discernement, dans la mesure où, pour le sujet de la croyance, les degrés de la certitude ne sont pas distingués de ceux de la vérité, mais où les premiers sont pris pour les seconds. Bref, l’énigme de la croyance, c’est celle du tenir-pour-vrai.

En quoi consiste cette énigme? La croyance ne pose pas seulement un problème de degré : du doute à la certitude. Elle pose un problème de valeur qui tient à son rapport ambigu à la vérité. Tenir pour vrai, n’est-ce pas prendre pour vrai ce qui, peut-être, paraît vrai, mais n’est pas vrai? Cette interrogation se reflète dans les évaluations contradictoires qui s’attachent au mot croyance. Les significations de ce mot ne nous paraissent pas seulement multiples, diverses, variées; elles semblent en outre se distribuer en fonction de pôles de valeur opposée; nous avons déjà évoqué la parenté entre croyance et opinion; or l’opinion, dans sa signification majeure d’origine grecque, véhicule une estimation négative, en opposition à la notion de science ou de savoir. Mais nous avons évoqué aussi la parenté entre croyance et foi; or le mot foi, dans sa signification majeure d’origine judéo-chrétienne, est évalué positivement par rapport aux catégories qui, dans ce second système d’oppositions, véhiculent l’estimation négative, telle que péché, chair, monde, œuvres, souci, etc. Le mot croyance souffre de ce tiraillement entre l’opinion, appréciée négativement dans un système épistémologique et ontologique qui la met au bas de l’échelle de valeurs, et la foi, appréciée positivement dans un système de valeurs de caractère religieux. La situation est même plus compliquée, car, dans chacun des deux systèmes de gravitation, l’opinion et la foi sont susceptibles de recevoir elles-mêmes des valeurs opposées. L’opinion, premier synonyme de la croyance, ne s’épuise pas à signifier le non-savoir, la non-vérité. Il est aussi l’équivalent du jugement, comme on voit avec le verbe opiner: opiner, croire, c’est porter un jugement; or, en tant qu’opération et activité d’opiner, la croyance-opinion tend à prendre une signification positive, qui compense l’estimation négative qui s’attache à la croyance en tant qu’elle est en défaut par rapport au savoir. Inversement, la croyance-foi n’a pas dans tous ses emplois une valeur positive; le croyant sera un superstitieux aux yeux de l’incroyant; le gnostique opposera la gnose, qui veut dire connaissance, à la foi du croyant; selon la perspective eschatologique ou mystique elle-même, la foi sera en défaut par rapport à la vision des derniers temps ou à la contemplation des bienheureux; enfin, même dans l’économie actuelle, la foi du croyant, principalement sous la sollicitation de la science et de la philosophie, est invitée à «chercher l’intelligence» (fides quaerens intellectum ), ce qui signifie qu’elle ne la comporte pas d’emblée dans ses premières démarches aveugles. Ainsi, la croyance-opinion n’a pas qu’une valeur négative, par défaut de science, et la croyance-foi n’a pas qu’une valeur positive, en tant qu’adhésion profonde d’un être à un autre être; chacune des deux significations majeures se retourne en quelque sorte contre elle-même, la négative devenant positive, et inversement. Le verbe croire, plus manifestement que le substantif croyance, porte la marque de ces écartèlements; ainsi, on dit croire que..., croire à..., croire en...; dans l’acception croire que..., la teneur en savoir et en vérité peut être voisine du néant (je crois bien que l’été sera pluvieux); et pourtant croire à... comporte la note de persuasion intime de l’existence de quelque chose: ainsi le poète chante-t-il «ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas»; mais l’expression croire en... valorise très positivement le mot croire: je crois en votre innocence, je crois en Dieu. À une extrémité donc – le croire que... –, la croyance se dilue et s’exténue en deçà même de l’opinion plus ou moins fondée, pour rejoindre la conjecture la plus hasardeuse et la plus gratuite, l’impression la moins contrôlée. À l’autre extrémité – celle du croire en... –, la croyance désigne non seulement un haut degré subjectif de conviction, mais un engagement intérieur et, si l’on peut dire, une implication de tout l’être dans ce en quoi ou celui en qui l’on croit. La tâche de la sémantique philosophique sera donc d’ordonner ces significations et ces estimations opposées, en ravivant les contextes philosophiques dans lesquels chacune d’elles dit bien ce qu’elle dit.

2. La «doxa» des Grecs: croyance et opinion

C’est donc de la doxa des Grecs qu’il faut partir, de son sens majeur d’opinion et de son sens mineur d’opiner . Là est la source de la double évaluation philosophique de la croyance (nous dirons désormais: croyance-opinion et opiner-juger). Dès le Poème de Parménide, dont il ne nous reste que des fragments, l’opinion est mise en jugement et condamnée: elle est comme le contre-pôle «du cœur sans tremblement de la Vérité» (Fragments , I, 29). Quant aux opinions des mortels, «en elles on ne peut se fier à rien de vrai» (I, 30). La Vérité, c’est «le chemin auquel se fier»; l’autre voie de recherche, la seule qui soit à concevoir, n’est qu’«un sentier où ne se trouve absolument rien à quoi se fier» (II). D’un côté, donc, science, Vérité, être – car ce qui est et ce qui est à penser sont une seule et même chose; de l’autre, opinion, erreur, non-être. Et pourtant, dès le Poème de Parménide, le philosophe est contraint d’enseigner aussi les «opinions des mortels» – ce qu’ils ont en vue et ce qui se montre (tout cela est contenu dans le participe dokounta qui correspond au substantif doxa ); du moins célébrera-t-il celles des opinions qui, par leur relative stabilité, sont dignes d’être reçues.

Cette équivoque, qui n’a cessé d’intriguer les commentateurs, s’amplifie dans la philosophie platonicienne qui domine notre problème: le règne de la vérité s’appuie sur un modèle mathématique de nécessité, d’immutabilité, d’inconditionnalité, tandis que le règne de l’opinion s’identifie à l’ordre du contingent, du variable, du conditionné. Mais, pas plus chez Platon que chez Parménide, la condamnation de la doxa ne reste sans contrepartie; dans la hiérarchie des degrés du savoir, l’«opinion droite» tient la place du milieu, de l’intermédiaire, entre l’ignorance (ou la sensation) et la science véritable; dans cette position intermédiaire, la doxa n’est pas seulement un degré de transition, elle représente une activité de l’âme qui, à travers l’«embarras», et la «recherche», et par le moyen du «discours», «s’applique seule et directement à l’étude des êtres» (Théétète , 187 a). Or cet acte – que Platon appelle doxazein , verbe formé sur doxa – signifie opiner, au sens de juger, et n’est plus défini simplement comme un degré inférieur de savoir et d’être; c’est plutôt un terme neutre, qui implique qu’il y a opinion vraie ou fausse; car la définition de l’opinion est maintenant prise du côté de l’opération, de l’activité de l’âme, et non plus du contenu; de ce point de vue, la science elle-même est «opinion vraie» (ibid ., 187 b); autrement dit, opinion vraie, opinion fausse sont jugement vrai et jugement faux. On arrive ainsi à la définition fameuse: «Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine [...], c’est ainsi que je me figure l’âme en son acte de penser; ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation, quand elle a, dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt, que, dès lors, elle demeure constante dans son affirmation et ne doute plus, c’est là ce que nous posons être, chez elle, opinion [doxa ]» (ibid. , 189 e-190 a). Deux problématiques désormais s’entrecroisent: l’une, plus ontologique, qui oppose science et opinion, comme être et apparaître, l’autre plus psychologique, qui place l’opinion entre l’ignorance et la science, comme le mouvement même de chercher, d’apprendre, d’arrêter et d’achever son discours, c’est-à-dire son parcours de pensée. Le problème philosophique de la croyance est dominé par cette ambiguïté entre l’évaluation négative du paraître qui, à la limite, n’est que le sembler d’une apparence, et l’évaluation positive de l’opiner qui, à la limite aussi, tend vers le discours vrai et dont la science nécessaire et immuable est l’idéal.

Aristote devait consolider ce statut de l’opinion en précisant celui de son objet propre qu’il caractérise par le probable (endoxon , de même racine que doxa -opinion et que dokein -paraître). Or le probable présente des degrés de certitude, de stabilité, donc de ressemblance au vrai; il est le vrai-semblable; c’est le cas, d’une part, des opinions formées par la plupart des hommes ou par les plus sages; ces opinions sont à mi-chemin du nécessairement vrai et de l’évidemment faux; c’est le cas, d’autre part, de la connaissance que nous avons des choses qui, tout en étant contingentes (c’est-à-dire non nécessaires, capables d’être autrement qu’elles ne sont), se produisent fréquemment ou le plus souvent d’une certaine manière. Ainsi, le probable et le fréquent consolident le statut intermédiaire de l’opinion, entre la sensation fugitive et contingente et la science stable et nécessaire: jugements d’existence, raisonnements non concluants sur les causes, maximes de l’action, avis des compétents et des sages, raisonnements dialectiques de la philosophie première.

Tel est le paradoxe grec de la croyance-opinion: ce vocable désigne tour à tour: a ) un degré du savoir, quand on accentue son déficit par rapport à la science, donc quand on la caractérise en terme ontologique par le défaut d’être de son objet; b ) le mouvement d’approximation de la vérité «dans le temps et par l’effort» (Platon).

Mais ce paradoxe se situe à l’intérieur d’une même problématique: celle de la science et de l’être immuable; c’est pourquoi le premier trait est le trait dominant et le second seulement un correctif, qui n’ébranle pas radicalement le principe même de l’analyse de l’opinion. Celle-ci reste repérée par rapport à un terme fondamental de référence, celui de science; négatif ou approximation de la science, l’opinion reste mesurée par elle.

3. L’assentiment

On doit aux stoïciens d’avoir ajouté un troisième trait à la philosophie grecque de l’opinion; ce troisième trait devait conduire de façon décisive à la philosophie moderne (cartésienne, humienne, kantienne) du jugement. C’est d’une tout autre distribution des notions que cette dernière procède, à savoir d’une véritable analyse psychologique de l’opération en quoi consiste la saisie (katalepsis ) ou appréhension des choses qui se décompose en deux termes dont l’un est «reçu»: l’image, la représentation (phantasia ); et l’autre, une véritable action: l’«assentiment» (sunkatathesis ).

Cicéron, qui latinise les notions stoïciennes et ainsi les rapproche de nous et des champs sémantiques qui sont ceux des langues latines, rend compte de cette opposition en distinguant le visum (l’être vu, inerte, sans force propre) et la fides (Académiques , XI, 40); ce second terme intéresse notre enquête, car il souligne le caractère de confiance, de crédit, de créance par lequel nous «adjoignons» notre acceptation, notre «approbation», à ce qui n’est qu’une impulsion à croire: la fides est donc un acte volontaire qui dépend de nous, un accueil, une acceptation que nous pouvons refuser, «suspendre» (épochè ), quand cet assentiment nous fait consentir aux passions mauvaises; ainsi, grâce aux stoïciens, la notion d’assentiment est introduite dans la sphère de la croyance. Elle s’ajoute aux deux significations antérieurement dénombrées, à savoir l’opinion-apparence , qui avait été la note dominante de Parménide à Aristote, et l’opiner-juger , qui était resté la sous-dominante de la doxa grecque. On peut dire que cette troisième signification renforce la deuxième; si la doxa de Platon devait être traduite quelquefois par jugement, cela est encore plus vrai de l’assentiment des stoïciens; l’accent s’est décidément déplacé de la problématique de l’opinion vers celle de l’opiner. La notion philosophique de croyance est prête à passer dans le champ de gravitation d’une philosophie du jugement. Mais si cette troisième signification renforce la deuxième, c’est parce qu’elle procède d’un autre découpage, selon lequel l’opinion n’est plus l’envers ou l’approximation de la science, mais le terme fort et actif dans le couple de l’assentiment et de la représentation.

La notion stoïcienne de l’assentiment commande la philosophie cartésienne du jugement, laquelle se trouve curieusement au carrefour de la tradition platonicienne sur les rapports du savoir et de l’opinion et de la tradition stoïcienne sur les rapports de l’assentiment et de la représentation. Cette situation complexe explique sans doute pourquoi Descartes n’appelle pas croyance l’assentiment et continue, en bon platonicien, à opposer la croyance, prise au sens d’opinion, à la science véritable. Voyons donc comment les deux traditions de la croyance-opinion et de la croyance-assentiment s’entrecroisent chez Descartes.

L’analyse du jugement en est l’occasion (IVe Méditation ); mais celle-ci, à son tour, n’est élaborée que pour rendre compte de l’erreur, laquelle est tenue pour une manière de «faillir», donc comme l’équivalent du mal moral dans l’ordre de la connaissance; comme chez Platon, par conséquent, c’est l’opinion qui est l’occasion de l’erreur; la faculté de juger doit être telle que l’erreur soit possible. À partir de ce point, l’analyse se poursuit en termes quasi stoïciens; le clivage que Descartes institue entre l’entendement et la volonté est une reprise exacte de celui que les stoïciens introduisaient entre la représentation et l’assentiment. Ce qui est nouveau et doit être incorporé à notre analyse, c’est le rôle de la volonté dans l’assentiment; la volonté cartésienne en exprime le caractère libre et responsable de la même manière que chez saint Augustin et les théologiens du Moyen Âge la puissance de pécher revenait à la volonté; c’est donc «la puissance d’élire», ce que Descartes appelle «mon libre arbitre», qui constitue le pôle actif du jugement. «Assurer» et «nier», dire oui et dire non, sont des actions entièrement maîtresses d’elles-mêmes, parce que maîtresses des contraires, du «faire une chose ou ne la pas faire»; c’est là toute la perfection de l’assentiment qui fait dire à Descartes qu’«il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois pas l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue, en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu». En effet, ce pur pouvoir du oui et du non est sans degré, ni limite; il est ou il n’est pas; c’est en ce sens qu’il est infini.

Ainsi, sans nommer croyance cet assentiment, Descartes porte à son extrémité la signification de la croyance comprise comme assentiment au contenu intellectuel du jugement. Avec Descartes, la croyance-assentiment est pleinement identifiée à l’action même de penser, tout entière résumée dans le oui et dans le non.

Maintenant, pourquoi Descartes n’a-t-il pas appelé croyance l’assentiment, selon l’acception du langage ordinaire? Pour deux raisons, semble-t-il. D’abord, essentiellement, parce que Descartes reste un platonicien quant aux rapports de la vérité et de l’opinion: croyance, opinion, «préjugé», c’est tout un. Or l’acte philosophique, celui qui engendre le fameux «je pense donc je suis», procède de la rupture entre la pensée maîtresse d’elle-même et le monde du «préjugé». Entre la vérité et la croyance-opinion, le fossé est à nouveau creusé, et cette scission est l’œuvre du doute méthodique: «Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences» (Ire Méditation ). D’un côté, donc, opinion et créance; de l’autre, vérité et certitude.

Mais, si l’assentiment cartésien ne peut plus porter le nom de croyance, c’est encore pour une autre raison: la pratique même du doute méthodique et la responsabilité de l’erreur, entendue comme une manière de faillir, impliquent que l’assentiment soit volontaire; dans l’idée de croyance, il y a, on l’a vu, l’idée d’un entraînement, d’une passivité, qui est représentée chez Descartes par le mot «recevoir»: «Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne pouvait être que fort douteux et incertain.» Et plus loin: «Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens et par les sens» (Ire Méditation ). L’hypothèse du malin génie ne fait que concentrer, dans une supposition fantastique, l’expérience toute passive de l’être-trompé ou, comme dit Descartes, de l’être-déçu. L’acte du oui et du non – âme de l’assentiment authentique – est l’inverse de cet être trompé ou déçu: c’est la puissance même d’élire en laquelle consiste mon libre arbitre.

Ainsi, avec Descartes, l’écart se creuse entre assentiment et croyance dans la mesure où, d’une part, la créance est identique à l’opinion, et où, d’autre part, la tromperie passive est l’inverse du libre assentiment. Cela explique que Descartes soit à la fois le témoin le plus éclatant de la philosophie de l’assentiment, tout en restant avec Platon le détracteur de l’opinion. Toutefois, on peut dire que c’est la même «créance», passivement reçue dans le préjugé, qui est reprise en charge par la liberté dans l’assentiment; dans les deux cas, nous jugeons, nous assurons ou nions, nous tenons pour vrai et nous tenons pour faux. Mais nous n’usons pas de notre liberté quand nous sommes trompés ou déçus, quand nous recevons des idées de nos sens ou de la coutume. C’est ainsi la même liberté, ici par défaut, là par opération positive, qui fait l’unité du croire ou du juger. Un paradoxe semblable était apparu chez Platon: l’opinion était l’autre pôle de la vérité, mais l’opinion était le moment du discours vers la vérité; le paradoxe s’est aiguisé, dans la mesure où l’opiner est devenu le juger, et le juger un agir de notre libre arbitre.

4. Croyance, probabilité, scepticisme

On peut dire que c’est la grandeur de la philosophie du belief , chez Hume, d’avoir aperçu cette unité profonde de la créance, par-delà l’opposition que les philosophies platoniciennes (et Descartes encore une fois est un platonicien à cet égard) avaient instituée entre l’opinion et la vérité.

Le belief humien, c’est d’abord la créance prise dans son sens indivis, comme lorsque, dans le langage ordinaire, l’on dit accorder créance à une opinion. Ce règne du belief n’est possible que parce que la critique des idées abstraites et générales a ruiné, dans l’empirisme anglais, le modèle de nécessité, d’universalité, d’immutabilité de la science. La notion de croyance n’est plus tenue captive de l’opposition entre opinion et science: ce n’est plus dans une épistémologie (au sens propre du mot: science épistemé ), mais dans une anthropologie, dans un Traité de la nature humaine , que la théorie de la croyance s’inscrit un siècle après Descartes. Ce changement de lieu philosophique est lourd de sens. Si la croyance continue de jouer un rôle dans la constitution d’une science des idées de la géométrie, de la physique, par exemple dans l’origine de l’espace, du temps, de la causalité, c’est désormais dans la perspective d’une philosophie morale, c’est-à-dire d’une théorie de la conduite; cette théorie de la conduite, chez Hume, veut être à l’anthropologie ce que, chez Newton, la connaissance des forces de la nature est à la cosmologie. Le Traité de la nature humaine , selon son sous-titre, est «une tentative pour introduire la méthode expérimentale de raisonner dans les questions morales». Ainsi déplacée vers une anthropologie philosophique, la notion de croyance prend place dans un réseau conceptuel qui n’est aucunement réglé par le souci d’établir une échelle entre les degrés du savoir; la croyance voisine avec l’impression , qui désigne l’événement constitutif de la vie de l’esprit, avec l’idée , qui dérive de l’impression, avec l’habitude ou coutume, qui joue le rôle d’un principe général d’ordre, en particulier dans l’instauration des idées abstraites et des règles générales. Le belief complète la custom , en ce que la croyance spontanée, qui nous fait tenir pour réelle, pour vraie, quelque impression forte, est autre chose que la conjonction de deux idées différentes. «La croyance, dit A. Leroy dans son David Hume (1953), comble la marge qui sépare une simple conception d’une affirmation sur le réel; elle est une manière particulière d’accueillir une idée – ou de la recevoir – qui lui donne un timbre assez analogue à celui de l’impression par opposé à l’idée, ou à celui de l’idée de mémoire par opposition à l’idée de la fantaisie.» La croyance, c’est donc un ton de réalité , qui tient à la force, à la vivacité, à l’intensité, à la fermeté, à la vigueur, grâce à quoi nous ajoutons foi à nos impressions ou à nos idées; elle exprime la spontanéité, tantôt simple, tantôt réfléchie, de l’esprit. Ainsi, dans une anthropologie concrète qui n’est plus mesurée par une épistémologie abstraite, l’empire indivis de la créance est reconstitué et couvre aussi bien les croyances incomplètes, qui sont l’œuvre de l’imagination et de l’accoutumance, comme les croyances poétiques et les formes populaires de la croyance religieuse, que les croyances plus réfléchies dans lesquelles l’esprit, recourant à des règles générales, se contrôle et se corrige. Mais c’est la spontanéité qui est première; elle rapproche la croyance du feeling , de la résonance sympathique, qu’on trouve à la base de la vie sociale et morale, et l’éloigne de l’assentiment volontaire des stoïciens et des cartésiens. Croyance et sympathie, d’ailleurs, échangent leurs rôles: la sympathie est un crédit, une croyance qui s’adresse aux sentiments d’autrui, et la croyance un sentiment sympathique de la réalité. Voilà donc la croyance incorporée à un réseau proprement anthropologique qui la rend solidaire de termes tels que: impression, imagination, habitude, sentiment. C’est le réseau tout entier qui donne consistance à l’idée d’une nature humaine au double sens d’un ensemble structuré et d’un équilibre spontané.

Mais, si chez Hume la doctrine de la nature humaine n’est plus déterminée par une théorie préalable de la science, on peut dire, en sens inverse, qu’une nouvelle théorie de la science procède de la doctrine de la nature humaine. Dans cette nouvelle théorie, la croyance prend un sens épistémologique décisif, où l’idée de probabilité tend à remplacer celle de vérité au sens platonicien et cartésien. En philosophie, comme d’ailleurs en matière de religion, il importe plus d’estimer des probabilités que d’exiger des démonstrations. La conjonction entre croyance et probabilité n’est pas absolument nouvelle: on l’a rencontrée tout d’abord chez Aristote; le pari de Pascal marque de son côté l’entrée de la théorie des jeux de hasard dans une apologétique savante, la première tentative pour lier de manière générale calcul et philosophie; d’autre part, l’Essai sur l’entendement humain de Locke (1690) contient une théorie du jugement probable (IV, XIV-XVI); enfin, la polémique religieuse sur le caractère «raisonnable» du christianisme a joué un rôle décisif dans ce recours à la probabilité, il est vrai sur la base d’un modèle plus historique ou judiciaire que mathématique; c’est l’Ars conjectandi de Jacques Bernoulli (1713) qui marque de façon éclatante cette restauration moderne d’un probabilisme au sens de Carnéade et des sceptiques grecs de la Nouvelle Académie. Bernoulli avait lui-même montré la fécondité du raisonnement emprunté aux jeux de hasard pour la philosophie; la seconde partie de son Ars établit le caractère général de l’étude des combinaisons et de l’art combinatoire et son utilité décisive dans les cas où la démonstration est mise en échec par le nombre considérable, et parfois indénombrable, des causes qui combinent leur action pour produire un effet. La politique, la médecine, la philosophie s’emploient à conjecturer , par conséquent à examiner des assemblages et des combinaisons de causes. L’idée de la probabilité tend alors à être définie comme un degré quantitatif de certitude; par la probabilité, la croyance bascule du subjectif à l’objectif. C’est ce que Hume tente d’incorporer à sa théorie purement anthropologique de la croyance; l’espérance du joueur et tout le calcul de l’espérance mathématique apparaissent alors comme une modification et un développement de l’estimation vécue, laquelle demeure une pure attitude subjective, l’attente par un sujet d’un événement conjecturé. Ainsi, la théorie de la croyance fournit l’enveloppe philosophique, la probabilité opérant seulement comme un facteur de discernement à l’intérieur de l’attente qui se porte spontanément vers un parti ou vers un autre; les mathématiques ne sont ici qu’un appoint dans une théorie de l’assentiment et de la croyance, qui s’est constituée par ailleurs sur une base anthropologique; la probabilité objective est seulement un facteur privilégié dans la genèse du sentiment de croyance. Ce cas est celui de la preuve expérimentale, où les chances en faveur d’un événement donné sont si grandes que nous en attendons l’apparition avec beaucoup d’assurance; notre croyance est alors appuyée sur une habitude tenace; ainsi croyons-nous que le soleil se lèvera demain et l’attendons-nous fermement. Le calcul mathématique est encore plus enveloppé d’imagination et de passion dans le cas des probabilités de la vie quotidienne. Finalement, c’est la probabilité qui est interprétée par la croyance, et non l’inverse. L’appréciation réfléchie des probabilités dérive de son estimation spontanée. C’est la force de l’habitude évocatrice, renforcée par chaque nouvelle expérience, qui fait l’intensité de nos présomptions, de nos croyances probables.

Ainsi se dessine une philosophie où la croyance n’est plus seulement un terme parmi d’autres dans une anthropologie philosophique, mais où elle colore l’ensemble. La philosophie de Hume est une philosophie de la croyance, en ce sens que toutes ses propositions se réclament elles-mêmes de la probabilité plutôt que de la certitude et de la vérité. Une philosophie sur le probable est elle-même une philosophie probable; le scepticisme n’y est plus une méthode préalable et provisoire, mais finale et durable. La croyance n’est plus un thème parmi d’autres, mais un axe philosophique: passée au crible du scepticisme, elle signifie méditation sur les limites et docilité à l’expérience courante, incertitude et enquête.

5. Croyance et foi

Le développement des trois acceptions majeures de la croyance – opinion, opiner-juger, assentiment – nous a fait passer de l’époque antique à l’époque classique. Or nous avons feint de croire que ce développement se bornait à exploiter le fonds grec de la notion et des notions avoisinantes. Notre introduction nous avait pourtant mis en présence d’une opposition plus vaste entre deux pôles, dont un seul nous a servi de référence: la croyance-opinion. Nous n’avons donc pas tenu compte du pôle de la croyance-foi, ne pouvant le faire parce que, en dépit des rapports très complexes entre philosophie et théologie depuis les Pères grecs jusqu’aux philosophes du XVIIIe siècle, philosophie et théologie ont maintenu la distinction des problèmes et des concepts. Une certaine extériorité sémantique a été ainsi préservée entre le concept philosophique d’opinion et le concept religieux et théologique de foi, malgré maintes tentatives pour placer dans une unique échelle des degrés du savoir la série philosophique opinion-science et la série théologique foi-vision. Le XVIIIe siècle voit naître ce que l’on peut appeler la philosophie de la religion, c’est-à-dire une tentative pour penser les contenus, les attitudes, les modes d’argumenter de la foi religieuse à partir des catégories philosophiques. C’est lorsque la philosophie pense la religion – et la pense à partir d’elle-même – que se pose la question du caractère «raisonnable» de cette dernière. Le titre kantien, La Religion dans les limites de la simple raison , résume toute une époque qui s’ouvre avec les philosophes anglais du XVIIIe siècle et se clôt avec l’idéalisme allemand de Hegel et de Schelling. Avec ce nouveau cycle, le Glauben entre en philosophie. L’hésitation des traducteurs français entre croyance et foi est à cet égard très significative: le Glauben , pensé philosophiquement, marque, en effet, la conjonction dans un unique vocable de deux problématiques, celle de l’opinion, qui est d’origine philosophique, et celle de la foi, qui est d’origine théologique. C’est pour exprimer cette conjonction que nous dirons croyance-foi, unifiant ainsi les contextes dans lesquels les traducteurs ont opté tantôt pour croyance, tantôt pour foi.

Une étude exhaustive devrait partir des Anglais: nous avons fait une allusion à leur rôle en évoquant plus haut, à propos du belief et du probable chez Hume, la discussion sur le caractère «raisonnable» du christianisme; c’est tout le débat sur la «religion naturelle» chez Hume et ses prédécesseurs, ses contemporains et ses successeurs, qui devrait être ici évoqué. Nous nous arrêterons plus longuement à Kant, parce que la philosophie critique marque le tournant entre une appréciation purement épistémologique de la croyance, qui la ravale assez bas, et une appréciation d’un nouveau genre, que Kant rattache à la philosophie pratique et qu’il exalte assez haut. Cette double estimation représente un véritable nœud dans la constitution moderne de la notion de croyance.

Kant

La première estimation est l’œuvre de la Critique de la raison pure , dont la tâche est elle-même double: justifier les divers principes de la connaissance et en limiter l’emploi à la sphère de l’expérience; c’est à ce titre que la croyance est à la fois légitimée et contenue dans les bornes où son usage est valide. À cet égard, le belief humien est soumis à une épreuve critique du point de vue de la confusion du subjectif et de l’objectif qui le caractérise aux yeux d’une philosophie transcendantale, attentive aux conditions de possibilité d’une connaissance objective. Chez Hume, la croyance est à la fois subjective et objective; on peut en parler en termes de sentiment, mais aussi de probabilité. C’est que, dans la philosophie de Hume, la distinction n’est pas faite et ne peut sans doute être faite; avec Kant, sera appelée objective la connaissance susceptible d’être placée sous les règles a priori d’entendement qui lui donnent le sceau du nécessaire et de l’universel; subjective sera la connaissance contingente et propre à chaque sujet. Qu’en est-il du statut de la croyance pour une philosophie comme celle de Kant qui distingue ce qui est purement subjectif de ce qui est objectivement valable?

La croyance est révélée comme étant précisément la confusion qu’il importe de trancher. Ce statut mixte n’apparaît pas dans une définition de la croyance comme celle des stoïciens et de Descartes qui la borne à l’assentiment, c’est-à-dire à une adhésion volontaire à un contenu extérieur de pensée qui se présente passivement à l’esprit; s’il en était ainsi, comment pourrait-on confondre ce qui n’est que subjectivement certain avec ce qui est objectivement vrai?

La confusion n’est possible que parce que l’affirmation n’a pas seulement une fonction de relation entre les termes du jugement, mais qu’elle pose cette relation comme réelle (en allemand poser se dit setzen et la proposition au sens logique se dit Satz ). C’est cet acte de poser, joint à la forme de la relation, qui rend possible la confusion du subjectif et de l’objectif; la croyance est un tenir-pour-vrai (Fürwahrhalten ), une présomption ou une prétention de vérité. Ce tenir-pour-vrai, que les traducteurs français ont rendu par croyance, fait partie de la structure du jugement; mais elle rend possible le prendre-pour-vrai , qui caractérise les transgressions de la limite de validité que la critique dénonce et condamne. La philosophie transcendantale permet ainsi une définition critique de l’assentiment, lequel ne se réduit plus uniquement à une psychologie de l’élection; l’analyse du tenir-pour-vrai relève plutôt de ce que Kant appelle la «théorie transcendantale de la méthode» et qu’il distingue de la «théorie transcendantale des éléments»; c’est dans la réflexion intitulée Canon de la raison pure que se trouve le chapitre III «Vom Meinen, Wissen und Glauben » (qu’on a traduit par «opinion, science et foi»). La foi apparaît alors comme une espèce du tenir-pour-vrai, ou croyance. La définition générale de la croyance comporte la conjonction des «principes objectifs» et des «causes subjectives dans l’esprit de celui qui juge»: «La croyance, ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective), présente les trois degrés suivants: l’opinion, la foi et la science. L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Si la croyance n’est que subjectivement suffisante, et si elle est en même temps tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle science; la suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), et la suffisance objective certitude (pour tout le monde).»

Cette position intermédiaire de la foi n’est pas nouvelle dans l’histoire de la pensée; la doxa de Platon était aussi un «mixte»; mais ce mixte, dans une philosophie critique, apparaît plus comme un mélange équivoque que comme une transition dynamique. C’est pourquoi nous disions plus haut que, dans son premier mouvement, la Critique ravale assez bas la croyance-foi.

Mais, dans son second mouvement, qui est celui de la philosophie pratique, la croyance est exaltée assez haut, comme on le voit dans le texte célèbre de la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure : «Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance» (non pas le tenir-pour-vrai mais bien la foi, Glauben ). Le Canon de la raison pure , que nous avons commencé de citer, marque en ces termes le tournant de l’usage théorique à l’usage pratique: «Ce n’est jamais qu’au point de vue pratique que la croyance théoriquement insuffisante peut être appelée foi. Or ce point de vue pratique est ou celui du savoir-faire ou celui de la moralité; le premier se rapporte à des fins arbitraires et contingentes et le second à des fins absolument nécessaires.»

Ce qui est esquissé dans ces lignes, c’est une théorie de la croyance-foi dans le prolongement d’une philosophie pratique; son énigme consiste en ceci qu’elle s’ajoute au savoir, sans pourtant augmenter ou étendre notre connaissance. C’est cet intervalle, ce «champ libre», comme dit la fameuse préface, qu’occupe la foi raisonnable; toute la difficulté est de donner un statut aux propositions de cette foi raisonnable car ce sont, en tant que telles, des propositions théoriques, puisqu’elles portent sur des existences: Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté; mais la seule nécessité qui leur appartient procède des propositions pratiques qui les soutiennent, à savoir les diverses formulations de l’obligation morale. Tel est le statut mixte des postulats (entendus au sens de propositions que l’on demande d’admettre) de la raison pratique.

Il faut donc, une fois encore dans l’histoire de la philosophie, accorder le statut du mixte à ces propositions de la foi raisonnable; ce mixte n’est plus seulement le mélange de caractère proprement épistémologique entre ce qui est subjectivement suffisant et ce qui est objectivement insuffisant; il s’agit d’un mixte d’un nouveau genre entre le théorique et le pratique; la foi raisonnable est faite de croyances qui ont un fondement de nécessité dans une structure nécessaire de la pratique, mais qui, en tant qu’assertions sur la réalité, gardent le statut du problématique, du probable, en un sens voisin de Hume. Probable au point de vue théorique, nécessaire au point de vue pratique, tel est le statut mixte de la foi raisonnable selon Kant.

C’est sur cette base que peut s’édifier une «philosophie de la religion dans les limites de la simple raison»; celle-ci se propose d’éprouver les assertions de la religion révélée, donc de la foi au sens religieux et théologique, en les mesurant aux postulats de cette religion raisonnable que la philosophie croit pouvoir tirer de son propre fonds. Cette confrontation dessine un nouveau champ, annexé à la philosophie pratique, quoique distinct de celui-ci, qui correspond à la question: que m’est-il permis d’espérer? Cette question complète les deux autres qui commandent la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique : que puis -je savoir? et: que dois -je faire? Le débat entre foi philosophique et foi religieuse ou théologique se déploie dans l’espace ouvert par la question: que m’est-il permis d’espérer? L’essentiel de ce débat est constitué par la critique du christianisme et de ses dogmes fondamentaux: mal radical, médiation du Christ, salut par la foi, communauté ecclésiale. Ainsi se constitue, dans les marges de la philosophie pratique, une philosophie du Glauben – de la croyance comme foi – qui s’avère être, en même temps, une philosophie de l’espérance.

La philosophie post-kantienne a ainsi hérité d’un problème dont Kant a déterminé les termes: quelle rationalité la philosophie reconnaît-elle à la croyance-foi? La solution kantienne a succombé, mais non le problème kantien issu du dédoublement entre foi philosophique raisonnable et foi religieuse, celle-ci étant identifiée à la foi positive (c’est-à-dire fondée sur une révélation historique et interprétée par une autorité ecclésiastique à laquelle le fidèle doit obéissance).

Hegel

Dans ce grand débat, le statut de la foi-croyance est tributaire du statut général de la religion par rapport à la philosophie. Kant avait tenté d’articuler la foi-croyance à la philosophie par le moyen de la pratique, c’est-à-dire de l’obligation morale. La croyance était ainsi enchaînée à une vision morale du monde. Hegel essaiera de dissocier la croyance-foi de l’action éthique et de la faire graviter autour du noyau spéculatif de la philosophie, le savoir absolu. L’articulation n’est plus alors dans l’action, mais dans la représentation . Hegel pense ainsi rendre compte du contenu intellectuel de la croyance et, plus précisément, de sa visée de l’inconditionnel, de l’absolu, qui risquait de disparaître dans une interprétation par le sentiment ou par l’action. Reconnaître Dieu, c’est connaître Dieu en vérité. Dès lors, le contenu absolu de la religion est identiquement le même que le contenu absolu de la philosophie, et la tâche de la philosophie de la religion est de montrer que «le contenu de la religion et celui de la philosophie ne peuvent différer, car il n’existe pas deux consciences de soi de l’Esprit absolu pouvant avoir un contenu divers et opposé» (Leçons sur la philosophie de la religion , I, 246). Entre foi et raison, la différence n’est donc pas de contenu, mais de niveau conceptuel; ou, plus exactement, «la philosophie a pour tâche de mettre sous la forme du concept ce qui est dans la religion sous la forme de la représentation. Le contenu est le même et doit l’être, c’est la vérité» (I, 245). La différence entre foi et savoir n’est dès lors rien d’autre que la différence entre la connaissance de l’absolu par simple représentation et la même connaissance par concept. C’est donc la représentation, comme niveau d’appréhension du même contenu absolu, qui désormais qualifie la croyance-foi. Par représentation, Hegel entend quelque chose de plus que les figurations sensibles du divin, et même que les allégories de caractère historique; il y a dans la représentation une élévation de l’image à la forme de la généralité; ainsi, quand je dis que les dieux habitent en moi, je garde du mot «habiter» l’indication d’un rapport d’intériorité qui échappe à l’immédiateté de l’image. De même pour les allégories historiques: c’est le recueillement de l’événement dans le souvenir qui a une portée représentative. C’est avec le christianisme, estime Hegel, que la représentation de l’absolu atteint sa forme supérieure: l’absolu se montre comme sujet. Ainsi «nous sommes en présence d’un objet double, l’un immédiat, l’autre intérieur, qui est ce que l’on veut signifier; celui-ci doit être distingué du premier qui est extérieur» (ibid ., I, 101). À la faveur de cette constitution double, la représentation est le siège de deux mouvements contraires: un mouvement d’objectivation et un mouvement d’intériorisation; un mouvement d’objectivation, par lequel l’absolu devient objet de ma conscience, devant moi et pour lui-même; d’intériorisation, en ce sens que l’objet extérieur se dépasse dans l’objet intérieur et s’abolit comme objet. La religion est cette extériorisation de l’absolu dans le sensible et dans l’histoire et le lieu où meurt la représentation.

Cet accès au problème de la croyance par son sens, par son contenu intellectuel, et non par le sentiment ou par l’action, permet de découvrir au cœur de la croyance un processus qui la rend compréhensible au lieu de la laisser dehors, tel un bloc d’irrationalité. Croire, c’est vivre ce double mouvement d’objectivation et d’intériorisation de l’absolu, mais sans le connaître encore en tant que figure du savoir absolu.

Ainsi, une enquête sur la croyance est-elle conduite, par l’intermédiaire d’un de ses synonymes, la foi, au seuil du grand problème posé par la philosophie hégélienne de la religion: le problème de l’objectivation; c’est en ce lieu que Feuerbach et le jeune Marx inséreront leur critique de la religion, qui tournera moins autour des notions de croyance, d’opinion et de foi que d’objectivation et d’aliénation. C’est à ce point – au seuil d’une interrogation – que nous abandonnons le problème de la croyance: ce que nous avons appelé avec Hegel objectivation est-il révélation ou aliénation? Plus précisément, l’objectivation de l’absolu, qui est le sens intellectuel caché de la croyance, est-elle ou n’est-elle pas la même chose que l’aliénation de l’homme? Ce qui donne sens à la croyance, est-ce la manifestation de l’être offerte à notre célébration, ou la perte de soi de l’homme dans un autre qui appelle révolte et reconquête? C’est à ce carrefour de décision que se tient, après Hegel, une réflexion philosophique sur la croyance.

6. Approche phénoménologique

Le débat entre Kant et Hegel n’épuise le problème philosophique de la croyance que si l’on tient l’équivalence entre croyance et foi pour le dernier développement d’une notion dont on a rappelé plus haut le triple enracinement dans le concept grec de doxa ou opinion, dans le concept stoïcien et cartésien d’assentiment, dans le concept humien de belief . Après l’effondrement de la philosophie hégélienne, peu après la mort de Hegel (dès les années 1840-1845), l’espace est ouvert pour un retour non seulement à Kant, mais au prékantisme.

La phénoménologie de Husserl constitue à cet égard une exploration à nouveaux frais de la croyance-opinion (enrichie par sa traversée des philosophies du sujet issues du Cogito cartésien). À nouveaux frais, en ce sens que la phénoménologie tente d’échapper à l’opposition fondamentale, à savoir l’opposition entre paraître et être, par une méthode appropriée de mise entre parenthèses – ou «réduction» – de toute assertion métaphysique. Les Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique , de 1913, sont à cet égard le document de référence pour une phénoménologie de la croyance, telle qu’elle se donne, sans évaluation critique, ni référence dogmatique. La croyance – que Husserl appelle de nouveau doxa , mais sans l’opposer à une science qui en accuserait l’infirmité – est une structure fondamentale de la visée d’un quelque chose en général, qui fait de toute conscience intentionnelle une conscience de ... Le modèle de toute conscience intentionnelle est offert par la conscience perceptive, en deçà du jugement et des énoncés de jugement. C’est au niveau de cette conscience perceptive, qu’il appelle antéprédicative, que Husserl déploie son analyse méticuleuse de la croyance (Idées , I, paragr. 103 sqq.).

Cette analyse regroupe une série de caractères qui modifiait le rapport intentionnel à la fois dans sa face noétique (acte) et dans sa face noématique (corrélat). À des «caractères d’être» du côté noématique correspondent des «caractères doxiques» du côté noétique. Mais il faut bien comprendre «caractères d’être »; il ne s’agit pas du retour à une ontologie honteuse, mais d’un caractère du visé ou signifié en tant que tel: croire, c’est viser quelque chose comme «étant»; la croyance mère (Ur-doxa ), donc non modifiée, fait aussi correspondre le noème «réel» à la noèse «certitude». Être certain, c’est poser quelque chose comme étant réellement, c’est-à-dire purement et simplement. Viennent ensuite les modifications de la croyance mère, considérées chacune selon sa structure noético-noématique: ainsi le «possible» (noème) est la corrélation de la «supputation» (noèse); le «vraisemblable», de la «conjecture»; le «problématique», de la «question»; le «douteux», du «doute». L’exemple canonique de la perception montre de quelle manière ces modifications s’enchaînent: je perçois quelque chose; sa présence va de soi; elle est certaine. Soudain le doute me prend: ne suis-je pas victime d’une illusion? Puis la chose laisse «supputer» un homme; mais des supputations contraires interviennent; que maintenant le poids d’une des possibilités se mette à croître, je «conjecture» alors que c’est un homme. Sur cette série de modifications se greffent des modalités de second degré: je peux biffer d’un trait n’importe quelle modalité qui se trouve ainsi niée (im-possible, im-probable, non-problématique, in-dubitable); je peux, au contraire, souligner d’un trait, «confirmer» ces modalités, donc me diriger contre ou pour elles: c’est ce qu’on appelle nier et affirmer . Le caractère de second degré s’atteste par le caractère itératif de ces modalités (non-impossible, pas vraisemblable, etc.) ou par leur application croisée (il est possible qu’il soit vraisemblable, etc.).

L’importance de l’approche phénoménologique est double: d’abord, elle tient en suspens tout engagement ontologique; ensuite, elle cherche plus bas que le langage et que la forme propositionnelle la constitution des caractères doxiques et de leurs corrélats noématiques. Ces deux traits font la force et la faiblesse de la phénoménologie. Car quel autre critère offre-t-elle de l’ordre des modifications doxiques que l’intuition qu’il en est bien ainsi? La phénoménologie s’avère ainsi être une propédeutique philosophique plutôt qu’une philosophie. Mais, après elle, on ne peut plus négliger son soin descriptif .

Qu’en est-il, en phénoménologie, de la croyance-foi? Si elle n’a plus de place dans la constitution de la chose , elle en retrouve une dans la constitution d’autrui (croire en..., se fier à...). Le mot «foi» serait alors l’indice de l’altérité irréductible, de l’autre en tant qu’autre. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’il fasse à nouveau irruption, avec Maurice Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception , dans le champ même de la perception, sous le titre de foi perceptive , pour dire le lien du sujet percevant au monde en tant précisément que ce lien résiste à la réduction. Tout se passe, en effet, comme si nous faisions confiance à la présence amicale des choses comme à un autrui muet. Le philosophe qui parle ainsi a déjà quitté Husserl pour Heidegger – et la phénoménologie des caractères doxiques pour une problématique toute différente de la compréhension et de l’interprétation.

7. Approche sémiotique

Avec A. J. Greimas, dans la Sémantique structurale (1965), Du sens I (1970), Maupassant (1976), et Du sens II (1983), une nouvelle tentative de mise en ordre des structures élémentaires de la croyance se fait jour, qui, à l’opposé de la phénoménologie, ne repose sur aucune intuition du vécu, mais sur la structure de l’énonciation , telle qu’elle est investie dans le discours oral ou écrit et échangée entre un énonciateur et un énonciataire . L’opposition à Kant n’est pas moins forte que l’opposition à Husserl. Alors que Kant ne considérait pas le langage mais les jugements en quelque sorte non parlés, la sémiotique s’installe dans le milieu du discours énoncé et communiqué. Il en résulte que l’épreuve de communication, qui, dans le Canon de la raison pure , n’était que la pierre de touche de la relation à l’objet, devient le lieu même de l’investigation, tout recours à un référent externe au langage étant interdit par postulat de méthode. Le remplacement du terme «vérité» par celui de «véridiction» sanctionne cette réduction de l’immanence des discours. Seul est pris en compte le croire-vrai de l’énonciateur. C’est, en un sens, le problème kantien du tenir-pour-vrai , mais débrayé de toute référence à une objectivité universellement validée. Du même coup, la transmission du croire-vrai devient le seul problème pertinent au point de vue sémiotique. Ainsi passent au premier plan les deux pôles du croire-vrai correspondant aux deux pôles de l’énonciateur et de l’énonciataire, le faire-croire et le recevoir-comme-vrai. Toute la problématique de la véridiction tient entre ces deux pôles qu’on peut désigner, équivalemment, comme «faire persuasif» du côté de l’énonciateur et «faire interprétatif» du côté de l’énonciataire. Le croire-vrai, quand il fait coïncider le second avec le premier, remplit ce qu’on peut appeler le contrat de véridiction .

De même que la phénoménologie avait tenté de réinterpréter la vieille terminologie de l’être et du paraître dans des termes d’une analyse noético-noématique de la croyance, la sémiotique tente à son tour une réinscription de cette problématique ancienne dans les termes du contrat de véridiction. En effet, persuader, c’est faire croire que ce qui paraît est; interpréter, c’est inférer du paraître à l’être. Il suffit d’ajouter au paraître et à l’être leurs contraires et de projeter sur le carré sémiotique les valeurs polaires de l’être et du paraître pour obtenir les quatre modalités véridictoires de base: la vérité, par conjonction de l’être et du paraître; la fausseté, par celle du non-paraître et du non-être; le mensonge, par celle du paraître et du non-être; le secret, par celle de l’être et du non-paraître.

Cette redistribution des modalités répond à la fois à Kant, qui sépare la théorie de la croyance de celle de la modalité du jugement, et à Husserl, qui construit intuitivement la série doxique. En revanche, la liste des modalités véridictoires est close comme le carré sémiotique. En outre, le prix à payer pour la réduction au discours-énoncé et son corollaire, l’illusion référentielle, est la porte de toute altérité par rapport au langage. Le langage est sans autre, étant au sujet de lui-même. On peut alors se demander si le seul autre qui subsiste n’est pas l’autre de l’énonciateur – autrui – et si le contrat de véridiction n’est pas l’ultime refuge de la croyance-foi: car comment un énonciataire interpréterait-il «correctement» le message de l’énonciateur, au point de mettre son faire interprétatif en conformité avec le faire persuasif du premier, si l’énonciateur n’était pas fiable – digne de confiance – et si l’énonciataire ne le croyait pas, c’est-à-dire n’avait pas foi en lui ? Avec cette question, le problème de la croyance sort de la sémiotique pour entrer dans la pragmatique des actes de discours.

8. Approche pragmatique

La philosophie analytique, de langue anglaise principalement, a ouvert un nouveau chantier pour l’étude systématique des attitudes subjectives, telles que la croyance, à la faveur de leur inscription dans le discours . Par discours, il faut entendre ici l’ensemble constitué par les énoncés, tels qu’ils s’expriment dans des propositions, et les énonciations, recueillies au niveau du langage dans des préfixes de la forme «je crois que», «je pense que», etc. Les énoncés relèvent de la sémantique logique, laquelle se concentre sur la valeur de vérité des énoncés. G. Frege en est le fondateur, avec sa distinction fameuse entre sens et référence (ou dénotation). Les énonciations relèvent de la pragmatique, dont une des tâches est de rendre compte des changements de sens et de référence des propositions en fonction de l’engagement des interlocuteurs dans la formation du sens des propositions. J. L. Austin est le premier à avoir tenté une étude systématique des actes de discours en fonction de la distinction entre énoncé et énonciation. Il reformule cette distinction en termes d’acte locutoire et acte illocutoire. L’acte locutoire peut être le même («fermer la porte») et l’acte illocutoire différent («je constate que la porte est fermée», «j’ordonne de fermer la porte»). Ou bien l’acte locutoire est différent (pleuvoir, mourir) et l’acte illocutoire identique («je souhaite que... il pleure, je meure»). L’acte illocutoire, comme le terme l’indique, c’est ce que l’on fait en parlant («Quand dire, c’est faire», selon l’heureuse traduction du titre de Austin (How to do things with words ). C’est ici que le problème de la croyance peut être repris à nouveaux frais, comme il ressort du système taxonomique développé par J. R. Searle, dans Speech Acts , 1969 (titre français: Les Actes de langage ) et par son collaborateur D. Vanderveken, dans Les Actes du discours , 1988. En effet, ne sont pas seules à avoir une force illocutoire remarquable les énonciations que Austin avait appelées performatives pour les opposer aux énonciations constatives . Ces dernières aussi ont une force illocutoire qui est précisément ce que les philosophes avaient appelé croyance ou assentiment. La croyance est un engagement du locuteur dans la prétention à la vérité de ses énoncés. C’est donc une qualité de l’énonciation, exprimée dans les préfixes de la forme «je crois que» et digne de figurer dans la taxonomie des forces illocutoires sous la rubrique des verbes illocutoires de type assertif (Vanderveken, op. cit. , pp. 167-175) ou parfois de type déclaratif (ibid ., pp. 188199). On voit que la logique des formes d’énonciation et des forces illocutoires est beaucoup plus fine que la psychologie de l’assentiment ou de la croyance.

9. Approche herméneutique

Si l’on appelle herméneutique la démarche philosophique qui donne au concept d’interprétation une signification spécifique, issue de l’exégèse des textes sacrés ou profanes et de la jurisprudence dans le champ du droit, la notion de croyance rentre dans son champ par l’intermédiaire de l’interprétation de soi, réflexivement liée à la compréhension des actes de discours, des actions, des récits et en général des œuvres qui servent de médiation entre soi et soi-même. La compréhension de soi, développée en interprétation de soi, met en action des actes de discours classés parmi les verbes de type assertif, tels que amuser, certifier, témoigner, attester, jurer. L’attestation a ceci de remarquable qu’elle invoque la position de témoin de l’état de choses représenté. Or parmi ces états de choses figurent mes pouvoirs, mes capacités, mes dispositions. Une nouvelle forme de croyance se désigne ici sous la forme: «je crois que je peux». «Je le crois, je l’atteste, j’en témoigne.» Ici, croire n’est pas moins que savoir. C’est une assurance, une confiance non doxique, qui n’a cours que dans la région d’énonciations ayant affaire au soi, à l’ipséité. On retrouve, au terme de ce long détour, la mémoire de l’assentiment stoïcien et cartésien, la croyance-foi de la philosophie pratique kantienne, de la véridiction au sens sémiotique.

Le terme de croyance se révèle ainsi porteur d’un riche faisceau de valeurs d’emploi entre lesquelles circule une forte ressemblance de famille.

croyance [ krwajɑ̃s ] n. f.
• 1361; réfect. de creance (XIe); de croire
1L'action, le fait de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible. certitude, confiance, conviction, foi. La croyance dans, en qqch. « la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat » (Proust). Vx « Puis-je à de tels discours donner quelque croyance ? » (P. Corneille). créance, crédit.
Spécialt Le fait de croire (II, 1o). Croyance en Dieu. foi. « La croyance dans l'absurdité de l'existence » (Camus).
2Ce que l'on croit (spécialt en matière religieuse). Croyances religieuses. conviction, foi. Respecter toutes les croyances. confession, dogme. « Une croyance est l'œuvre de notre esprit [...] Elle est humaine, et nous la croyons Dieu » (Fustel de Coulanges). Croyances superstitieuses. superstition.
⊗ CONTR. Doute; défiance, incroyance; ignorance. Agnosticisme, scepticisme.

croyance nom féminin (ancien français creance, du bas latin credentia, du latin classique credere, croire) Fait de croire à l'existence de quelqu'un ou de quelque chose, à la vérité d'une doctrine, d'une thèse : La croyance en Dieu, aux fantômes. Ce qu'on croit ; opinion professée en matière religieuse, philosophique, politique : Respecter toutes les croyances.croyance (citations) nom féminin (ancien français creance, du bas latin credentia, du latin classique credere, croire) Jacques Bénigne Bossuet Dijon 1627-Paris 1704 Le plus grand dérèglement de l'esprit, c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient, et non parce qu'on a vu qu'elles sont en effet. Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même Malcolm de Chazal Vacoas 1902-Port-Louis 1981 L'homme est prêt à croire à tout, pourvu qu'on le lui dise avec mystère. Qui veut être cru, doit parler bas. Sens plastique Gallimard Édouard Herriot Troyes 1872-Saint-Genis-Laval, Rhône, 1957 Académie française, 1946 De tout temps, un homme d'État est celui qui réalise en lui la raison et l'impose au-dehors par une croyance. Dans la forêt normande Hachette Jean de La Fontaine Château-Thierry 1621-Paris 1695 Et chacun croit fort aisément Ce qu'il craint et ce qu'il désire. Fables, le Loup et le Renard Gustave Le Bon Nogent-le-Rotrou 1841-Paris 1931 Ce n'est pas avec la raison, et c'est le plus souvent contre elle, que s'édifient les croyances capables d'ébranler le monde. Hier et demain Flammarion Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances […]. À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann Gallimard Henry Havelock Ellis Croydon, Surrey, 1859-Hintlesham, Suffolk, 1939 On ne doit pas avaler plus de croyances qu'on ne peut en digérer. A man must not swallow more beliefs than he can digest. The Dance of Life, Vcroyance (synonymes) nom féminin (ancien français creance, du bas latin credentia, du latin classique credere, croire) Fait de croire à l'existence de quelqu'un ou de quelque chose...
Synonymes :
- adhésion
- assentiment
- certitude
- conviction
Contraires :
- agnosticisme
- athéisme
- défiance
- doute
- méfiance
- scepticisme
Ce qu'on croit ; opinion professée en matière religieuse, philosophique, politique
Synonymes :
- avis
- idée
- opinion
- pensée
- position
- sentiment
- thèse
- vue

croyance
n. f.
d1./d Fait de croire. La croyance aux bienfaits du progrès scientifique.
|| Spécial. Fait de croire en Dieu.
d2./d Ce que l'on croit, ce à quoi on adhère (en matière politique, philosophique, et, spécial., religieuse). Respecter les croyances d'autrui.

⇒CROYANCE, subst. fém.
A.— [En parlant de celui qui croit] Action de croire :
1. Il y a dans la croyance (Fürwahrhalten) les trois degrés suivants : l'opinion (Meinen), la foi (Glauben), et la science (Wissen). Lorsque notre croyance est telle qu'elle existe non-seulement pour nous, mais pour tout le monde, et que nous avons le droit de l'imposer aux autres, nous avons alors la science ou la certitude. Si la croyance n'est suffisante que pour nous, et que nous ne puissions l'imposer aux autres, c'est la foi ou la conviction. L'opinion est une croyance insuffisante et pour les autres et pour nous-mêmes. La science exclut l'opinion : ainsi dans les mathématiques pures il n'y a point d'opinion; il faut savoir, ou s'abstenir de tout jugement. Il en est de même des principes moraux : l'opinion que telle ou telle action est permise ne suffit pas, il faut savoir qu'elle l'est. La croyance produite par la raison spéculative n'a ni la faiblesse d'une opinion ni la force d'une certitude : c'est la foi; telle est l'espèce de croyance que comporte la théologie naturelle.
COUSIN, Leçons sur la philos. de Kant, 1857, pp. 266-267.
1. Certitude plus ou moins grande par laquelle l'esprit admet la vérité ou la réalité de quelque chose.
a) [Relativement à l'existence de qqn] Croyance des divinités malfaisantes adorées chez certains peuples (BONALD, Législ. primit., t. 2, 1802, p. 157). La croyance aux esprits est d'ailleurs toujours restée le fond de la religion populaire (BERGSON, Deux sources, 1932, p. 197) :
2. Malheureuse, elle [l'âme] devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants.
FUSTEL DE COULANGES, La Cité antique, 1864, p. 11.
b) [Relativement à la réalité de qqc. d'abstr.] Croyance au progrès, à la liberté :
3. ... il développa ses théories et me fit un tableau de la société future. Il affirma sa croyance à l'amélioration du sort humain et au bonheur universel.
— Ces temps viendront, clama-t-il. Cela est aussi sûr que le soleil se lèvera demain.
LACRETELLE, Silbermann, 1922, p. 81.
2. Adhésion de l'esprit qui, sans être entièrement rationnelle, exclut le doute et comporte une part de conviction personnelle, de persuasion intime (cf. adhésion ex. 21). Croyance à l'immortalité, croyance en (à) Dieu. Croyance à l'existence de l'âme (BÉGUIN, Âme romant., 1939, p. 340). Il ne faut pas (...) assimiler la croyance en un Dieu suprême au monothéisme (Philos., Relig., 1957, p. 4013) :
4. Il s'apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme étaient impuissants à le soulager, que l'impossible croyance en une vie future serait seule apaisante.
HUYSMANS, À rebours, 1884, p. 293.
a) Spéc., en matière relig. Synon. foi :
5. Qu'on suppose un homme placé dans un pays où une mauvaise religion étouffe la voix intérieure : l'autorité des anciens, du père, l'ignorance de toute autre croyance, l'abrutissement dans lequel on a tenu son âme l'ont empêché de voir l'absurdité de sa croyance; il croit servir Dieu par l'observation de pratiques bizarres, ou peut-être cruelles.
MICHELET, Journal, 1820, p. 76.
b) Action, fait d'avoir confiance en quelqu'un. En proie à une terrible incertitude involontaire, mais combattue par les gages d'un amour pur et par sa croyance en Natalie, il [Paul] relut deux fois cette lettre diffuse (BALZAC, Contrat mar., 1835, p. 337) :
6. — El Hadj! disait-il alors d'une voix toujours amoindrie, c'est en ta foi que je repose; en ta croyance en moi je puise la certitude de ma vie. Je ne comprenais pas alors, mais, après chaque jour de doute, au soir je le trouvais un peu plus affaibli. Hélas! et c'est pourquoi chaque matin ma foi s'en réveillait plus faible; puis, quand auprès de lui toute la nuit je refaisais ma confiance, lui n'était point par là fortifié.
GIDE, El Hadj, 1899, p. 353.
En partic. Confiance en soi. Attitude, manières, démarche, tout en lui [monsieur Grandet], d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours réussi dans ses entreprises (BALZAC, E. Grandet, 1834, p. 20).
3. P. ext. Assentiment que donne l'esprit, sans réflexion personnelle et sans examen approfondi. Croyance commune, générale, populaire, universelle. (Quasi-)synon. opinion, attente, prévision. Malheureusement j'avais la croyance qu'on n'adopterait pas mes idées (CHATEAUBR., Mém., t. 3, 1848, p. 303) :
7. On écouta le piqueux :
(...)
— J'ai un beau cerf de rembûché. Un dix-cors qui fait au moins cent quatre-vingt-dix points. À ma croyance, c'est c'tui-là qu'a la tête pas conforme.
VIALAR, La Chasse aux hommes, Le Bien-aller, 1952, p. 92.
Rem. Noter la constr. vieillie croyance de (cf. supra A 1 a BONALD, Législ. primit., t. 2, 1802, p. 157). La croyance de l'existence de Dieu (ID., Essai analyt., 1800, p. 231). Croyance essénienne d'un paradis et d'un enfer (LEROUX, Humanité, t. 2, 1840, p. 816).
Vieilli. Possibilité d'un tel assentiment, crédibilité. J'ai pris un mari dont l'incapacité dépasse toute croyance (BALZAC, Déb. vie, 1842, p. 430).
B.— P. méton. Objet de la croyance, ce que l'on croit.
1. En mat. relig. Croyance(s) religieuse(s); croyances chrétiennes. Les croyances des juifs et des chrétiens (BONALD, Législ. primit., t. 2, 1802, p. 18). Croyances hébraïques (Encyclop. éduc., 1960, p. 9) :
8. ... l'histoire des dogmes (improprement appelée croyances religieuses, puisqu'on étudie les doctrines officielles sans rechercher si elles sont crues)...
LANGLOIS, SEIGNOBOS, Introd. aux ét. hist., 1898, p. 128.
2. P. ext. Opinions qui, sans être religieuses, ont le caractère d'une conviction intime et qui exclut le doute :
9. ...la véritable croyance, celle qui est à la fois personnelle et communautaire, ne commence qu'avec la réflexion, c'est-à-dire après cet arrêt qui est le doute. Si bien que tout le progrès de la pensée humaine consiste à s'élever de la croyance automatique à la croyance personnelle grâce au doute. La crédulité est purement subjective, mais il faut bien comprendre en quel sens. L'homme crédule est dominé par l'objet; son extrême subjectivité naît de l'absolue prédominance en lui de l'objet : celui-ci s'affirme spontanément en moi en créant l'adhésion par une sorte de vertige. En somme la crédulité c'est l'objet qui s'impose à nous, c'est une croyance entièrement subjective et qui cependant n'est pas notre œuvre. C'est grâce au doute au contraire, qui libère le sujet de la fascination de l'objet, que la croyance devient nôtre : la croyance authentique n'est pas seulement celle qui est en moi mais celle que j'avoue. Et cette notion d'aveu est peut-être ce qui éclaire le plus celle de croyance.
LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, p. 117.
Prononc. et Orth. :[]. Pour [] post. cf. croyable et croire. Admis ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. Mil. XIe s. creance relig. « le fait de croire » (St Alexis, éd. Chr. Storey, 3) — 1732, VOLTAIRE, Zaire, I, 1; 1601 croyance (A. DE MONTCHRESTIEN, L'Escossoise, éd. J. D. Crivelli, 1494); 2. ca 1174 creance « action de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible » (BENOIT DE SAINTE-MAURE, Ducs de Normandie, éd. C. Fahlin, 8575); ca 1370 croiance (N. ORESME, Ethiques, 231 ds GDF. Compl.). Du b. lat. credentia, dér. de credere, dont l'existence est assurée par sa diffusion dans les lang. rom. et par le fait que créance est attesté en a. fr. dans les mêmes sens de base que croire; le lat. médiév. l'a repris sous la forme credentia, v. DU CANGE. Fréq. abs. littér. :3 242. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 4 614, b) 4 366; XXe s. : a) 5 018, b) 4 492.

croyance [kʀwajɑ̃s] n. f.
ÉTYM. 1361; réfection de creance (XIe); de croire.
1 L'action, le fait de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible. Attente, certitude, confiance, conviction, espérance, foi, idée, opinion, pensée, persuasion, prévision.(Rare). || La croyance de qqn. || Sa croyance. || Avoir une croyance. || Il a la ferme croyance qu'il arrivera demain. || Cela est arrivé, contre la croyance de tout le monde. — ☑ Loc. Cour. Contrairement à la croyance populaire… || La croyance en la grandeur de l'homme. || La croyance en l'honnêteté de qqn. || La croyance vague en qqch. Idée, soupçon; conscience (avoir vaguement conscience).
1 Soit caprice ou raison, j'ai toujours la croyance
Que votre âme en ces lieux souffre de son absence (…)
Molière, Dom Garcie, I, 3.
2 La croyance ou l'opinion des uns ne saurait être une chaîne pour les autres.
Renan, Souvenirs d'enfance…, Préface, p. 15.
3 (…) la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort.
Proust, À la recherche du temps perdu, t. VI, p. 149.
4 C'est le désir qui engendre la croyance et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent qu'avec nous-mêmes.
Proust, Albertine disparue, éd. La Gerbe, p. 261.
5 La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d'autre, à côté du réel, du quotidien, de l'avoué, m'habita durant nombre d'années (…)
Gide, Si le grain ne meurt, I, I, p. 27.
5.1 Il y a croire et croire, et cette différence paraît dans les mots croyance et foi. La différence va même jusqu'à l'opposition; car selon le langage commun et pour l'ordinaire de la vie, quand on dit qu'un homme est crédule, on exprime par là qu'il se laisse penser n'importe quoi (…) Mais quand on dit d'un homme d'entreprise qu'il a la foi, on veut dire justement le contraire.
Alain, Propos, Pl., p. 736-737.
Vx. || Avoir la croyance que… : croire…Donner croyance à qqn, à qqch., lui accorder du crédit, s'y fier.
6 Je sais ce qu'est un songe, et le peu de croyance
Qu'un homme doit donner à son extravagance (…)
Corneille, Polyeucte, I, 1.
7 Puis-je à de tels discours donner quelque croyance ?
Corneille, le Cid, Variante.
La croyance (de qqn), une croyance en qqn. || Ma croyance en lui n'a jamais faibli.Croyance en soi. Confiance (en soi).
Vx. || Être dans la croyance que… : croire que…
7.1 Le roi de Perse, qui ne s'attendait pas à ce spectacle, poussa des cris épouvantables, dans la croyance qu'il ne reverrait plus le prince son cher fils (…)
A. Galland, les Mille et une Nuits, t. II, p. 294.
Spécialt. || Croyance en Dieu. Foi; espérance.
8 La foi a on ne sait quel bizarre besoin de forme. De là les religions. Rien n'est accablant comme une croyance sans contour.
Hugo, les Travailleurs de la mer, II, II, V.
2 (Une, des croyances). Plus cour. au plur. Ce que l'on croit (spécialt, en matière religieuse). || Croyances religieuses. Conviction, doctrine, dogme, foi; religion; coutume, tradition. → Civilisation, cit. 15. || Les croyances des chrétiens. || Croyance au Messie. Messianisme. || Il faut respecter toutes les croyances. || Aspect philosophique d'une croyance religieuse. Crédibilité.
9 Tant qu'il reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des difficultés qu'ils ne peuvent résoudre (…)
Rousseau, Émile, IV.
10 Crédule et incrédule, le manque de foi la portait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. II, p. 340.
11 (…) une croyance. Il n'est rien de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'œuvre de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la croyons Dieu. Elle est l'effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment. Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à sa pensée.
Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 149.
12 Les hommes ont grand'peine à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l'origine de leur foi. Aussi bien, si l'on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais.
France, le Jardin d'Épicure, p. 86.
13 La Gaule (avant l'avènement du christianisme) comme tous les autres pays d'Europe, n'avait jamais connu que les religions rudimentaires, faites de pratiques et de croyances transmises par la tradition sans doctrine d'ensemble, sans enseignement religieux, sans commune autorité; les prêtres n'étaient que des gardiens de sanctuaires chargés d'accomplir les cérémonies.
Ch. Seignobos, Hist. sincère de la nation franç., p. 28.
14 Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin.
Proust, À la recherche du temps perdu, t. I, p. 201.
La croyance aux sciences occultes. Occultisme. || Croyance aux esprits. Spiritisme. || Croyance à la valeur symbolique des nombres. || Une croyance absolue, naïve à…, en…Croyances superstitieuses. Crédulité; superstition.
15 Regardez les institutions des anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures, bizarres, inexplicables.
Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 3.
16 Le vieux, lui, avait une bonne tête : il ne risquait rien à tant apprendre. Et tous ces dictons de naguère, toutes ces croyances qui troublaient nos anciens le laissaient au fond bien tranquille, car il avait la peau du cœur épaisse.
M. Genevoix, Raboliot, II, III, p. 98.
Philos. Assentiment de l'esprit qui exclut le doute. Adhésion, assentiment; certitude, savoir. || Les croyances philosophiques : les opinions auxquelles l'esprit adhère. || La croyance à la réalité, à l'existence du monde extérieur. || La croyance à l'absurdité du monde.
17 La croyance dans l'absurdité de l'existence doit donc commander sa conduite.
Camus, le Mythe de Sisyphe, p. 19.
CONTR. Doute; défiance, incroyance, méfiance; ignorance. — Agnosticisme, scepticisme. — Athéisme.
COMP. Incroyance.

Encyclopédie Universelle. 2012.