PRAGMATIQUE
La pragmatique, ou comment accommoder les restes: cette formule rejoint l’intuition de Bar-Hillel, l’un de ses fondateurs, qui lança de son côté l’expresion de «poubelle pragmatique» pour désigner le dépotoir théorique où l’on pourrait déverser tous les problèmes insolubles en syntaxe ou en sémantique. La pragmatique contemporaine regroupe un ensemble de recherches logico-linguistiques aux frontières floues. Mais un consensus général se dessine pour la définir comme l’étude de l’usage du langage, qui traite de l’adaptation des expressions symboliques aux contextes référentiel, situationnel, actionnel et interpersonnel. C’est une discipline dont le domaine foisonnant est en train de conquérir son statut d’autonomie et en vient même à adopter une conception maximaliste voire fondatrice à l’égard de la sémantique. On comprend, dans ces conditions, que la pragmatique soit l’enjeu de réinterprétations philosophiques qui ne se confondent pas nécessairement avec le pragmatisme des fondateurs.
L’attitude pragmatique correspond au déplacement de l’intérêt vers un aspect négligé: après les points de vue historique et structural qui ont marqué les sciences du langage depuis le XIXe siècle, on se met à étudier les systèmes de signes comme des phénomènes de communication. Sont «pragmatiques» les traits qui donnent à un fragment linguistique une fonction dans un acte ou un jeu de communication.
Genèse et développement
Les termes de «pragmatisme» et de «pragmatique» n’ont pas la même portée. Le premier désigne une position philosophique d’ensemble: c’est une théorie de la rationalité en tant que liée aux intérêts humains fondamentaux. Quelque chose de l’usage kantien du terme pragmatisch survit chez C. S. Peirce: «en relation avec quelque intention, projet humain défini». Mais l’attitude pragmatique concerne la production du sens dans les systèmes de signes. Elle ne regarde la rationalité que pour autant que celle-ci dépend du discours en contexte. Elle déborde donc ses racines pragmatistes. C’est ainsi que la pragmatique de Montague n’est pas influencée par le pragmatisme de Peirce.
Outre que Peirce a fait de la vie des signes et de leur échange le milieu même de la vie de l’esprit, il est l’auteur d’une distinction importante pour l’analyse du langage: entre une expression considérée comme type et l’occurrence de cette expression. Bar-Hillel et Strawson l’introduiront dans l’analyse à peu près à la même date. La pragmatique s’intéressera spécifiquement à tout ce qui est fonction de l’occurrence, partant, de l’usage d’un signe.
L’idée que l’usage a une efficace sémantique propre, qui sera par la suite explorée par Wittgenstein sur le plan conceptuel, se trouve mise en œuvre d’abord par les philosophes logiciens. Plusieurs concepts entrent progressivement dans la théorie du langage, qui en étaient absents jusque-là, délibérément négligés pour isoler les aspects que l’on souhaitait théoriser.
Morris (1938) voyait dans la pragmatique la science universelle de l’usage. Son intuition allait être directement corroborée par l’École polonaise qui introduisit la construction des métalangages. Ce devrait être, après la syntaxe et la sémantique, la troisième forme d’étude métalogique. Elle étudie les relations entre les systèmes formels et leurs utilisateurs. De quelque langage qu’il s’agisse (formel aussi bien), toute expression possède telle propriété syntaxique (est bien ou malformée) ou sémantique (est vraie ou fausse) uniquement pour les utilisateurs virtuels ou actuels de ce langage. Certes, on peut en faire abstraction, mais on ne saurait faire abstraction que de ce qui est: il y a une relation entre sémantique et pragmatique qui interdit de cantonner la pragmatique dans des recherches empiriques ou descriptives (Carnap).
La pragmatique s’attacha, en bonne méthode, aux anomalies que recelait la théorie sémantique des logiciens. Prenant en vue et ne perdant pas de vue la question classique de la vérité, elle s’intéressa d’abord à la vérité d’une énonciation eu égard à une interprétation fixe et à un contexte donné. Ce caractère aléthique a fait qu’au début elle s’est peu départie du guide sémantique qui traitait de la vérité dans un modèle, mais sous une interprétation constante. C’est R. Montague qui définit nettement le «langage pragmatique» en introduisant un référentiel élargi à des mondes possibles. La prise en compte du contexte d’usage a d’abord été liée à certains cas particuliers et centrée sur l’utilisateur du langage – le sujet parlant étant assimilé, sans autre forme de procès, à l’auteur du dire – en conformité avec les postulations subjectivistes de la phénoménologie orthodoxe.
On commençait à prendre le parti de la vie du langage. La dimension active de l’usage avait été longtemps occultée par la dichotomie du système et de l’usage. On s’avisait qu’en fait l’utilisation de quelque chose – une langue aussi bien qu’un instrument, un service autant qu’un produit – constitue une activité exercée différemment selon les places et les positions que chacun occupe dans un contexte. L’utilisation de la langue implique un contrat tacite avec l’autre dans une situation communicative précise.
Si Wittgenstein imposa la considération de l’usage, l’usage se révèle aussi avoir une histoire. C’est Bar-Hillel qui en aborda l’analyse systématique: lieu et temps de l’énonciation, interlocuteurs. La leçon d’Austin (1962) eut valeur inaugurale: encore faut-il l’entendre dans son principe. Ce n’est pas que nos séquences linguistiques expriment des actions: elles sont elles-mêmes des actions. Désormais on pouvait prêter attention aux actes de langage en les considérant, tel Searle (1969), de préférence aux phrases, comme les unités de compte de l’analyse; on pouvait examiner les présuppositions et, avec Grice, les «implicatures». Notons que l’intention logique persistait. Searle et Vanderwecken jettent les fondations d’une théorie de ces actes illocutoires que sont les questions, les ordres, les promesses, etc. Or leur «logique illocutoire» a pour tâche principale de définir inductivement les «conditions de succès» des actes et des relations logiques entre eux. Le principal objectif demeure alors la formalisation des propriétés des forces illocutoires de tout langage possible, telles qu’elles se trouvent réalisées dans la syntaxe des langues naturelles.
Ainsi, après le contexte, les idées, jusque-là absentes, d’acte et de performance faisaient leur entrée dans l’analyse. Pour Stalnaker, la pragmatique devenait l’étude des actes linguistiques et des contextes où ils sont effectués. Son affaire était:
1. de trouver les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un acte linguistique – promesse, assertion, ordre, injure, question, etc. – soit effectué avec succès;
2. de caractériser les traits du contexte qui contribuent à déterminer quelle proposition a été exprimée.
Outre que ces idées importaient dans l’analyse un caractère praxéologique (Apostel) marqué, dont la portée pour la philosophie était évidente, il devenait possible de s’interroger sur les rapports entre logos et ergôn . Les négliger revenait désormais à mettre «le langage en vacances».
On hésitait sur le statut de la nouvelle approche. À cet égard, il y a un contraste très tranché entre les positions de Chomsky et celles de Montague. Le premier souhaitait faire de la pragmatique une branche de la psychologie cognitive, par suite, une discipline empirique; le second, une branche des mathématiques, donc une discipline formelle (1974). Et pareillement un contraste entre ceux qui, comme Katz, réduisent la pragmatique à une théorie de la performance sémantique et ceux qui, comme Wunderlich, intègrent la performance à la totalité de la compétence linguistique. On savait jusqu’ici que la pragmatique était une approche à genèses multiples . On n’est pas étonné de la voir devenir une discipline à interprétations multiples . Parmi elles, l’interprétation maximaliste (déjà avec Morris) est évidemment la plus intéressante, puisqu’elle remet en cause les priorités reçues jusqu’alors en théorie du langage: de la langue sur le discours, du système sur l’usage, de la compétence sur la performance, de la structure sur l’événement.
Le grand bond
Avec le souci des interlocuteurs, on pouvait s’attendre à voir entrer en jeu la notion d’interaction verbale . Longtemps la question ne fut même pas posée. Et puis elle s’avança enfin à pattes de colombe, transformant notre idée du contexte. Un certain silence travaille, en effet, le discours pragmatique, dont on détermine peu à peu les contours. Que le contexte langagier soit essentiellement interlocutif n’est pas encore admis de tous, qu’il s’agisse de ses implications sur l’analyse linguistique ou de ses présuppositions philosophiques. La notion d’intention communicative dirigée vers une audience maintient le privilège du locuteur, que Ziff (1967) dénonce comme inacceptable. La solution de Grice (1957) ne peut éviter une itération d’intentions du second, du troisième, du quatrième degré, où la régression à l’infini signalée par Mackay (1972) le dispute à la pétition de principe, signalée par Jacques (1982).
Il ne faut pas perdre de vue le fait qu’un des problèmes résolus à tâtons par le langage est celui de la participation pleine et entière de l’autre dans le fonctionnement du discours. La valeur donnée à autrui autant que l’aspect par lequel il est semblable sont en cause: non plus «fais pour moi», mais plutôt «fais avec moi», «réponds», «prends garde», «promets». La valeur «colloquiale» des signes pénètre au cœur de la pensée et devient partie intégrante du même. En honorant la dimension pragmatique, le logicien n’assure pas seulement la conformité formelle du langage au langage, ni même la correspondance formelle du langage avec le non-langage, mais encore la communicabilité de mon langage à ton langage. Une option sur le devenir de la pragmatique se dessine: sauf à se disperser dans la constitution d’une vague psychosocio-stylistique, les recherches doivent se concentrer sur la construction d’une théorie adéquate de l’usage communicationnel du langage, par exclusion de ses autres usages circonstanciels. Ceux-ci présupposent celui-là, tandis que l’inverse n’est pas vrai.
Par pragmatique au sens strict, on entendra désormais tout ce qui concerne le rapport des énoncés aux conditions les plus générales de l’interlocution, sans lesquelles une situation communicable ne pourrait se produire par discours. Cela revient à proposer de faire entrer le concept de relation interlocutive dans l’analyse.
Avant d’aboutir à la définition d’une compétence communicative, la pragmatique traite de problèmes tout à fait généraux, tels que l’articulation des conditions de succès et des conditions de vérité; le rapport entre les modalités d’énoncé (les attitudes propositionnelles, le possible et le nécessaire) et les modalités d’énonciation (les forces illocutoires); les rapports entre actes linguistiques et contexte où ils sont accomplis, etc. Une telle théorie peut secondairement s’appliquer aux contextes sociaux concrets. C’est sur ce terrain qu’elle rencontre l’«analyse conversationnelle». Celle-ci s’attache à décrire empiriquement la signification communiquée par certains comportements verbaux dans une situation singulière, qu’il s’agisse de cadres institutionnels tels que l’Université, une Cour de justice, une salle d’hôpital ou certaines situations de la vie quotidienne. Cette application de la pragmatique ne sera possible que si la théorie prévoit les distinctions indispensables: pertinence, information pragmatique, places et positions énonciatives, etc.
On peut supposer que la pragmatique ne prendra son envergure théorique qu’en cessant son oscillation paradigmatique, quand elle adoptera franchement le paradigme de la communicabilité et qu’elle le poussera jusqu’au bout de ses possibilités structurelles. Par là aussi, elle se libérera d’un pragmatisme outrancier qui habite certaines de ses formes et menace la théorie du langage.
Plusieurs pragmatiques?
Le plus expédient paraît être de classer les études pragmatiques en fonction du type de contexte, le contexte étant un concept central et caractéristique, ainsi que le pense H. Parret (1983).
Le co-texte
Alors que la syntaxe ne transcende jamais la phrase et que la sémantique, dans ses versions linguistique ou logique, tente de se restreindre à la proposition, plusieurs recherches pragmatiques offrent des techniques pour analyser de grandes unités du discours. C’est le cas de la grammaire textuelle, qui s’attache aux formes dégagées sur des «textes» entiers dont les unités constitutives ne sont plus des mots ni même des propositions. Celles-ci sont alors considérées comme simples «indices» d’un certain fonctionnement d’une grande unité, selon Ducrot (1980). De même les relations découvertes par l’analyse du discours ou l’analyse conversationnelle portent sur des fragments discursifs ou argumentatifs. Elles excèdent le lien anaphorique entre phrases ou le lien co-référentiel entre propositions. Le co-texte, une fois restitué dans sa cohésion et sa combinatoire propres, permet à l’interprète de découper les macro-unités qu’il s’efforce de comprendre. Mais il paraît indispensable de mettre en rapport les systèmes macro-grammaticaux avec d’autres types de contextualité que ceux qui sont pris en compte par la pragmatique des grandes unités.
Le contexte référentiel
Avec lui, on aborde la pragmatique des philosophes-logiciens. Ce sont eux qui ont montré que les séquences de signes prennent sens par rapport à leurs référents: le monde des objets et des états des choses. Le souci qu’ils ont de la référence extra-linguistique les oppose aux diverses versions du structuralisme français, pour lesquelles le sens est immanent. Cette pragmatique référentielle, très développée, est en voie de s’intégrer dans certains aspects de la linguistique de l’énonciation. Une de ses parties est la pragmatique indexicale, chronologiquement première. On passe de la sémantique à la pragmatique dès lors que les agents concrets de la communication et leur localisation spatio-temporelle sont tenus pour des indices du contexte existentiel. Pour Montague (1974), la pragmatique indexicale pourrait rester véri-fonctionnelle. On relierait peu à peu les phénomènes grammaticaux de la personne, de la modalité, du mode, du temps et de l’aspect, aux indices référentiels. Il est à noter que la théorie des modèles et la logique modale élaborent un cadre de mondes possibles où les expressions linguistiques se voient assigner un domaine. Logiciens et linguistes semblent se rapprocher pour faire entrer dans la pragmatique indexicale toute partie de la description linguistique qui met en place un métalangage comportant des symboles pour les interlocuteurs, le temps, le lieu, et aussi le symbole «dire». Ainsi Wunderlich (1972) et Grunig (1981).
Le contexte situationnel
À la différence du précédent, ce contexte n’est que partiellement exprimé par les séquences linguistiques. Les situations sont médiatisées culturellement, reconnues socialement. Elles font partie de la classe des déterminants sociaux. Une célébration liturgique, une négociation salariale, une discussion entre parlementaires, un assaut de mauvaises plaisanteries, une plaidoirie au tribunal, certaines routines quotidiennes à forme fixe déterminent en grande partie soit les structures argumentatives, soit les propriétés conversationnelles de grandes unités textuelles. Les socio-linguistes se sont affrontés au problème typologique. La classe des situations est virtuellement infinie et les pratiques discursives aussi nombreuses que les jeux de langage wittgensteiniens. Faut-il construire la typologie sur la notion du rôle que peuvent jouer les participants (à condition de pouvoir définir celui-ci comme la plus petite unité sociale dérivée d’un système de classes et de couches – Dittmar, 1980)? Ou faut-il reformuler les conditions sociales en termes spécifiquement pragmatiques, tels que les positions, places, conventions énonciatives (Jacques, 1982)?
Le contexte interactionnel
Une autre solution consiste à isoler une sous-classe spécifique de situations, constituée par les actions linguistiques elles-mêmes. C’est la leçon essentielle d’Austin (1962), qui inaugure la pragmatique de la performativité. «Je te plains», «je te promets que X», «je t’ordonne de X», sont des formules performatives telles qu’on fait en disant tout en disant simultanément qu’on fait; alors que «je ferme la porte» (où ce qui est fait ne l’est plus en disant ) n’est pas une formule performative, pas davantage que «je lui ai ordonné de X», qui redevient descriptive d’une action effectuée. Les phrases marquées par la performativité seraient à elles-mêmes leur propre contexte. La théorie des actes de langage de Searle (1969) développe l’idée que les conditions de production d’un acte de langage (notamment sa force illocutoire) seraient liées conventionnellement à la phrase par des opérations morphosyntactiques déterminables. Signalons, sur l’autonomie linguistique de la théorie, l’objection de Bourdieu (1982); sur la possibilité de classer des actes plutôt que des verbes et sur la «trahison des actes indirects», les objections de B. N. Grunig (1979); sur la notion même de force illocutoire, l’objection de Berrendonner (1981). Searle (1969) se proposait de caractériser la force isolément sans mentionner l’exécution d’un autre acte de langage par l’interlocuteur. À propos de cette décision méthodologique et de l’aspect contractuel, qui présuppose l’intention du locuteur, on retiendra les objections de Jacques (1979) et, à propos de la classification de Searle (1979) en cinq rubriques – assertif, directif, commissif, expressif et déclaratif – les critiques de Wunderlich (1976) et de Recanati (1981).
Apostel (1981) retient un autre critère de classification. La pragmatique s’intéresse à la fois aux langues naturelles et aux langages formels. En supposant que ceux-ci diffèrent génériquement, comme le croit Wittgenstein (mais non Montague), et en constatant que la pragmatique s’est donnée à la fois comme une discipline empirique et comme une discipline formelle, nous serions en présence de quatre domaines: l’étude formelle de la pragmatique des langues naturelles; l’étude empirique de la pragmatique des langues naturelles; l’étude formelle de la pragmatique des langages formels; l’étude empirique de la pragmatique des langages formels. Aucune n’a été développée complètement et leurs relations mutuelles n’ont pas été élaborées.
Tentatives d’unification
Le programme de Hansson (1974) s’efforce d’articuler trois degrés de la pragmatique, qui chacun prennent en compte un certain aspect du contexte de telle manière que la notion de contexte s’enrichisse progressivement. Au premier degré correspond l’étude des symboles indexicaux, c’est-à-dire des expressions systématiquement indéterminées dont le sens et la référence varient avec le contexte référentiel: interlocuteurs, coordonnées d’espace et de temps. Pour Bar-Hillel (1954), le contexte se borne à lever l’ambiguïté des indexicaux.
Au deuxième degré correspond l’étude de la manière dont la proposition exprimée est reliée à la phrase prononcée, là où la signification communiquée doit être distinguée de la signification littérale. On peut situer ici l’étude par Grice (1975) des implicatures , conversationnelles ou conventionnelles (notion discursive et contextuelle). En tenant le discours pour une activité rationnelle, on peut poser un principe de coopération , que l’auteur détaille selon les maximes de stricte informativité, de sincérité, de pertinence et de «bonnes manières». Le contexte est ici défini dans un sens élargi à tout ce qui est présumé par les interlocuteurs, avant tout à leurs présuppositions. Selon Strawson (1952), on dit qu’un énoncé en présuppose un autre si la vérité de ce dernier est une condition de la vérité du premier. À ne pas confondre avec l’implication: un énoncé en implique un autre s’il est contradictoire d’affirmer le premier et de nier le second. Le contexte est aussi de nature épistémique: c’est le cas des croyances déjà partagées ou devenues progressivement communes. Le contexte intervient alors pour lever les ambiguïtés dans des phrases qui ne contiennent pas d’indexicaux, mais qui expriment néanmoins des propositions différentes. Stalnaker le traduit en termes de mondes possibles (notés «m.p.»). Il s’agit d’étendre au-delà du monde réel des alternatives d’univers. Rien n’empêche alors d’appliquer des valeurs de vérité aux énoncés modaux. Ainsi «il est nécessaire que p» signifie «p est vrai dans tous les m.p.». Idem pour les énoncés de croyances: «A croit que p» signifie «p est vrai dans tous les m.p. compatibles avec la croyance de A». On peut appeler «ensemble-contexte» l’ensemble des mondes possibles pertinents dans une situation donnée.
Au troisième degré répond la théorie des actes de langage. Ceux-ci ont beau être linguistiquement marqués, on ne peut lever les ambiguïtés. Et indiquer ce qui a été effectivement accompli dans telle situation requiert un contexte évidemment plus riche, mais aussi plus indéfini que dans les cas précédents.
On voit apparaître deux traits communs à ces trois degrés. D’abord l’interaction communicative entre langage, contexte et interlocuteurs. Ensuite, la perspective générale de l’action: «Au lieu de voir entre les mots et le monde une relation qui existe in vacuo , on s’aperçoit qu’elle enveloppe des actions visant un but et accomplies par des locuteurs employant des outils conventionnels (mots, phrases), en accord avec des jeux très abstraits de règles.» (Searle.)
Les programmes des logiciens Montague et Stalnaker proposent les intégrations les plus extensives. Montague s’est donné pour tâche de présenter, pour un fragment de la langue naturelle, à la fois une syntaxe, une sémantique et une pragmatique. Pour que ce fragment ne fût pas trivial, il lui fallait contenir une infinité de phrases. Mais, comme il n’était pas question de les énumérer, l’auteur recourt à des règles récursives de formation. Il peut alors définir trois sortes de compétences: syntaxique, qui consiste à pouvoir engendrer ou reconnaître toutes les expressions bien formées et seulement elles; sémantique, qui consiste à pouvoir assigner un sens à toutes les expressions sensées et seulement elles; pragmatique, qui consiste à fournir des règles récursives fixant les conditions de succès pour les phrases d’un contexte quelconque.
Montague reprend le principe de Frege selon lequel la signification d’une phrase est une fonction (au sens mathématique) de la signification des parties. Mais il l’étend au-delà des significations prises au sens d’extensions . Son innovation est de reconnaître une opération sémantique différente pour chaque construction grammaticale, en assurant un isomorphisme entre la syntaxe et cette sémantique étendue. Il ne s’agit donc plus d’embrigader la langue naturelle dans le calcul des prédicats. Pour reconstruire la compétence pragmatique, Montague construit un langage pragmatique L, qui tient compte des contextes d’usage. Il appelle «indice» ou «point de référence» (comme Dana Scott) les aspects contextuels pertinents (y suffit une paire ordonnée constituée d’une personne et d’un moment du temps). Pour interpréter L, il faut une intension pour chaque prédicat P de L. Il est alors possible, pour chaque phrase et pour chaque point de référence i, de déterminer une extension de P eu égard à i. Il faut également une intension pour chaque symbole d’opération de L et pour chaque opérateur de L. Enfin, on spécifie un ensemble d’objets possibles.
Comme l’observe Granger (1979), cette pragmatique, quelles que soient sa puissance et sa valeur intégrative, est une sorte de sémantique étendue. Tout en reprenant ses principaux concepts, Stalnaker (1970) ébauche une théorie plus compréhensive en adoptant les concepts d’acte de langage, de présupposition et de pertinence pragmatique. L’auteur distingue entre contexte au sens élargi et monde possible. Il estime que les présuppositions partagées par les locuteurs dans une situation de communication sont l’élément déterminant du contexte. Présupposer une proposition au sens pragmatique, c’est tenir sa vérité pour acquise et admettre, à tort ou à raison, que les interlocuteurs en font autant. La présupposition est alors une attitude propositionnelle. Elle se manifeste à travers un comportement linguistique; ce n’est donc pas une attitude mentale. L’ensemble de toutes les présuppositions pragmatiques compatibles, dans un discours, avec toutes les présuppositions précédentes définit, on le voit, la situation linguistique du discours.
Pour Montague, il s’agissait d’étudier comment les valeurs de vérité dépendent du contexte qui comprenait le monde possible où la phrase est proférée. Le genre d’analyse est plus simple que celui qui est proposé par Stalnaker: sur la route qui va des phrases aux valeurs de vérité, ce dernier fait figurer la proposition qui est l’intermédiaire requis également par la théorie des actes de langage. Dès lors, la valeur intégrative s’accroît: les règles syntaxiques et sémantiques d’un langage déterminent une phrase interprétée. En tenant compte des traits pertinents du contexte d’usage, on a une proposition. Associée à un monde possible, la proposition détermine une valeur de vérité. Strictement: la phrase interprétée correspond à une fonction qui va des contextes aux propositions. Une proposition est une fonction qui va des mondes possibles aux valeurs de vérité. Les contextes et les mondes possibles sont les déterminants partiels de la valeur de vérité. Stalnaker suggère de les associer. Lui aussi appelle «points de référence» les contextes et les mondes possibles associés.
L’exemple du dialogue référentiel
Pour tester la suffisance des concepts ainsi dégagés, Jacques a construit (1979) un modèle simple de dialogue référentiel, espèce du dialogue en quête d’information décrit par Hintikka (1980) sur la base de la logique modale quantifiée et de la logique des questions. Le dialogue référentiel doit permettre de comprendre comment il est possible alors de concilier le jeu des conditions de vérité d’une séquence d’énoncés en contexte interlocutif avec le jeu des conditions de succès des énonciations correspondantes. Le dialogue référentiel est défini comme le contexte minimal d’analyse. Il présente une situation linguistique où le thème débattu concerne l’existence et l’identification d’un référent. Les interlocuteurs se demandent en définitive: qui, quand, quoi, où... F(x )? [où x est l’individu cherché et F un prédicat]. À tout moment de l’entretien, l’information pragmatiquement pertinente est assertée sur un arrière-plan de présuppositions rendues communes. Voici les distinctions opératoires:
1o on distingue entre modalités d’énoncé, qui déterminent comment ce qui est dit est situé par rapport à la vérité et à la certitude, et les modalités d’énonciation, c’est-à-dire les actes de langage. Distinction fonctionnelle, puisque l’élaboration des premières ne s’opère que par l’interaction des secondes: assertions, objections, questions et réponses.
2o la progression du dialogue comporte, par conséquent, deux aspects indissociables: un aspect selon lequel les attitudes propositionnelles sont confrontées au sujet du référent et, par ailleurs, un aspect selon lequel les actes de langage réalisent cette confrontation.
3o ce sont les mêmes actes de langage qui alternent dans le dialogue au titre de leur valeur illocutoire et qui, par leurs effets perlocutoires, tendent à modifier les attitudes propositionnelles et à les confronter.
4o les traits du contexte contribuant à déterminer le contenu du message sont, pour un certain nombre, les mêmes qui servent à décrire les effets perlocutoires. Intervenant à double titre, les traits contextuels devraient relever d’une théorie unique.
5o encore faut-il que les actes de langage soient ordonnés, dans le procès du dialogue, entre eux et par rapport à l’objectif référentiel. Parmi les règles pragmatiques qui régissent la séquence des énonciations, on peut en rapporter certaines au titre de règles structurales, car elles régissent l’interaction linguistique, certaines autres au titre de règles stratégiques, car elles permettent de relier sémantiquement les énoncés exprimés aux diverses étapes du dialogue.
Ce modèle s’efforce de prendre en compte certaines données de la linguistique française dite de l’énonciation. Il montre que des notions centrales de la pragmatique logique comme la vérité ou la référence, ne peuvent être établies en dehors d’une situation pragmatique. Le réel ne se manifeste pas dans sa vérité sans être l’objet d’une communication. Dans la mesure où le modèle est opératoire, on parvient à dépasser l’opposition jusque-là spéculative entre la manifestation du réel et la communication du vrai.
La leçon philosophique
L’approche pragmatique intéresse le philosophe à plusieurs titres; tout d’abord, dans la mesure où sa genèse est complexe et où son programme requiert des interprétations multiples; ensuite, du fait qu’elle requiert des arbitrages interdisciplinaires entre linguistes, logiciens, sémioticiens, socio-linguistes et spécialistes de la communication; troisièmement, cette approche permet de reprendre à nouveaux frais certains problèmes philosophiques.
Selon Apostel (1981), c’est le cas, en premier lieu, pour l’entreprise kantienne de déduction des catégories transcendantales. Si toute pensée que p doit pouvoir en principe être accompagnée d’un «je pense que p », on pourra inférer, à partir des relations entre le langage et son utilisateur, certaines propriétés des objets possibles dont il est question dans le langage. Ajoutons que l’existence de controverses métathéoriques obligerait sans doute à revoir la formulation de la question critique. En deuxième lieu, la philosophie des sciences reconnaît de plus en plus nettement que les concepts tels que «soutenir une théorie», «considérer un énoncé comme une loi», «utiliser un argument à l’égard de quelqu’un pour expliquer un fait» sont des relations pragmatiques.
Apostel fait remarquer, en troisième lieu, que les rapports entre les acteurs de la pensée, de la perception ou de l’imagination, et les objets correspondants pourraient recevoir un traitement pragmatique. En quatrième lieu, le «cogito , ergo sum » cartésien pourrait être reformulé de manière significative. Ainsi: «Quand j’asserte que je doute de mon existence, je dois exister en tant que j’accomplis l’acte de langage d’asserter quelque chose.» La connexion exprimée par cette paraphrase entre un énoncé et l’agent produisant cet énoncé a sa place en pragmatique. L’énoncé «je n’existe pas» a un statut paradoxal d’inconsistance pragmatique. Comme l’observe Recanati (1979), il n’est pas vraiment contradictoire comme un énoncé analytique, ni simplement falsifiable à la manière d’un énoncé synthétique. On a affaire à une contradiction sui generis entre ce qui est dit, le contenu propositionnel et le fait de le dire en tant qu’il est indiqué dans la proposition et qu’il se reflète dans le sens même de l’énoncé. L’inconsistance de «je n’existe pas» signifie que quiconque essaie d’en persuader quelqu’un (lui-même aussi bien) détruit sa propre énonciation. Personne ne peut faire croire à son interlocuteur qu’il n’existe pas en le lui disant. Ajoutons (Jacques, 1982) que, si l’on définit l’énonciation comme une activité de mise en discours où les instances énonciatives sont indissociables de leur relation actuelle, l’assertion «tu n’existes pas» est tout autant réfutée par un acte de discours actuel et effectif que l’assertion «je n’existe pas». Il semble bien que la certitude du cogito ne tienne pas à un enchaînement déductif d’énoncés et ne relève pas d’une simple performance, mais d’un authentique argument qui comporte un aspect pragmatique constitutif. Il en résulte que cette certitude ne dépend pas de la primauté d’une expérience interne immédiate, mais d’une situation simultanément communicationnelle et réflexive. Toutes les fois qu’il est prononcé, l’énoncé «je pense» ou «je doute que j’existe» ou «je n’existe pas» présuppose l’existence de ces déterminants pragmatiques que sont je et tu . La relation interlocutive paraît être un événement de l’esprit aussi ancien que le cogito lui-même. C’est assez dire que les problèmes de l’identité personnelle, de l’altérité, de la subjectivité et de la différence gagneraient à être posés et instruits en fonction d’une approche pragmatique.
L’idée même de rationalité pourrait être repensée. Plusieurs auteurs ont vu dans la pragmatique le moyen technique nécessaire pour étayer une «transformation de la philosophie appelée par le renouvellement» de la théorie du langage. Qu’il s’agisse d’une philosophie de l’action, comme c’est le cas de la pragmatique praxéologique (Apostel, 1981), d’une philosophie du langage comme la pragmatique «rationaliste» de Kasher (1977), ou qu’il s’agisse de réinterpréter la philosophie de la connaissance dans le sens d’une pragmatique transcendentale (Apel, 1976), ou universelle (Habermas, 1982). Pour Apel, on doit «réfléchir sur les conditions de possibilité d’une connaissance formulée verbalement et virtuellement valide d’un point de vue intersubjectif». Habermas, quant à lui, situe l’action communicative ou universelle parmi les autres types d’interaction sociale. La composante illocutoire actualise un jeu de rôles socialement institués. Tout comme Apel, il veut caractériser des formes essentiellement pacifiées du discours. C’est pourquoi il retient un arrière-plan normatif introduit de l’extérieur plutôt qu’il ne tente une analyse transcendantale de la communication par signes. L’attitude pragmatique de Jacques (1982) consiste à reconstruire le réseau des stratégies constitutives de la compétence communicative du sujet. Il s’agit aussi de faire place au dissentiment en face du consensus, qui sont entre eux dans un autre rapport que la norme de la «communauté idéale de communication» (Apel) et la discordance empirique dans les discussions réelles (Habermas). C’est la relation interlocutive qui est ici le fait fondateur. Parret (1980) retient, lui aussi, le fait relationnel parmi les axiomes de la communicabilité. Sa pragmatique stratégique veut être une analytique de la compétence discursive des sujets parlants. Plusieurs types de «stratégies» (que l’auteur préfère aux règles au sens chomskien) ont une valeur compétentielle, translinguistique et normative.
Incertitudes
Actuellement, c’est la pragmatique indexicale qui est la mieux assurée. Mais ses objectifs sont aussi les plus restreints. Tantôt on veut confondre la pragmatique avec une simple théorie de la performance sémantique (Katz, 1972), tantôt on souhaite y voir la théorie qui prend pour objectif la totalité de la compétence linguistique, «à charge de découvrir l’ensemble des conditions générales et intériorisées qui doivent être remplies par une situation énonciative pour que certains énoncés y soient possibles et y aient un sens» (Wunderlich, 1972).
De multiples controverses internes ont cours, touchant le statut de la pragmatique, sa cohérence, son existence autonome comme discipline: est-elle hétérogène ou unifiée? intégrée ou intégrante? faut-il adopter à son égard une conception minimaliste ou maximaliste? À peu près autant d’efforts ont été tentés pour délimiter la pragmatique de la sémantique que pour démontrer que la démarcation est impossible. Tantôt on avance que des explications pragmatiques sont requises pour des phénomènes syntaxiques ou sémantiques, tantôt, à l’inverse, on établit que des explications syntaxiques ou sémantiques sont requises pour certains phénomènes pragmatiques. Comme toutes les disciplines neuves et vivantes, le statut de la pragmatique oscille entre un excès d’honneur et un excès d’indignité.
pragmatique [ pragmatik ] adj. et n. f.
• pragmatique sanction 1438; lat. jurid. pragmatica sanctio, gr. pragmatikos « relatif à l'action (pragma) »
1 ♦ Hist. Pragmatique sanction : édit promulgué autrefois par les souverains territoriaux en vue de régler définitivement une affaire importante. — Subst. (1461) La Pragmatique de Bourges.
2 ♦ (1842; math. déb. XVIIe) Didact. Qui est adapté à l'action sur le réel, qui est susceptible d'applications pratiques, qui concerne la vie courante. ⇒ 2. pratique. Une décision pragmatique. Activité pragmatique. — Qui accorde la première place à l'action, à la pratique. « la vérité pragmatique a remplacé la vérité révélée » (Sartre). Une personne pragmatique. ⇒ 1. efficace.
♢ (1851) Philos. Qui s'inspire des principes ou de l'esprit du pragmatisme, qui est relatif au pragmatisme.
3 ♦ N. f. Sémiol. Étude des signes en situation. L'énonciation fait partie de la pragmatique. Syntaxe, sémantique et pragmatique. ⇒ pragmatisme.
● pragmatique adjectif (latin pragmaticus, du grec pragmatikos, de pragma, -atos, action) Qui est susceptible d'application pratique, qui a une valeur pratique. Qui est orienté vers l'action pratique : Une politique pragmatique. Relatif à la pragmatique ou au pragmatisme. ● pragmatique (expressions) adjectif (latin pragmaticus, du grec pragmatikos, de pragma, -atos, action) Pragmatique sanction ou pragmatique (nom féminin), édit d'un souverain, portant sur une matière fondamentale (succession, rapports entre Église et État). ● pragmatique nom féminin Approche linguistique qui se propose d'intégrer à l'étude du langage le rôle des utilisateurs de celui-ci, ainsi que les situations dans lesquelles il est utilisé. (La pragmatique étudie les présuppositions, les sous-entendus, les implications, les conventions du discours, etc.)
pragmatique
adj.
d1./d Qui considère la valeur pratique, concrète des choses, réaliste. Il est très pragmatique.
|| Susceptible de recevoir une application pratique, adapté à la réalité. Des idées pragmatiques.
d2./d PHILO Relatif au pragmatisme.
d3./d LING Discipline qui étudie les actes de parole, dans le prolongement des théories de Benveniste sur l'énonciation.
⇒PRAGMATIQUE, adj.
A. —HIST. Pragmatique sanction et p.ell. pragmatique, subst. fém. Édit d'un souverain statuant de façon définitive sur certaines affaires très importantes du pays. Chaire de fer forgé du haut de laquelle fut lue à Colomb la pragmatique royale qui lui donnait mission d'aller découvrir et évangéliser les grandes Indes (T'SERSTEVENS, Itinér. esp., 1933, p.161). V. concordataire ex. de Claudel:
• 1. En France, et avec les décrets du concile de Bâle, Charles VII fait la pragmatique sanction qu'il proclame à Bourges en 1438, elle consacre l'élection des évêques, la suppression des annates et la réforme des principaux abus introduits dans l'Église. La pragmatique sanction est déclarée en France loi de l'État.
GUIZOT, Hist. civilis., leçon 11, 1828, pp.27-28.
B. —1. [P. oppos. à théorique, spéculatif]
a) Qui concerne les faits réels, l'action et le comportement que leur observation et leur étude enseignent. On reprochera peut-être aussi durement à la science du XVIIIe et du XIXe siècle d'avoir été minutieuse et pragmatique, que nous reprochons aux anciens d'avoir été sommaires et hypothétiques (RENAN, Avenir sc., 1890, p.158). Plutôt que de donner une définition théorique et a priori de la notion de «cadre», nous préférons rechercher une définition pragmatique à partir de l'observation empirique de la réalité sociale (Univers écon. et soc., 1960, p.5-12).
— Vx. Histoire pragmatique. Histoire qui se propose d'éclairer l'avenir par les faits du passé. Si l'histoire pragmatique ne peut jamais devenir une science, il est tout simple qu'on trouve (...) la forme scientifique unie à un fond de recherches historiques (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.469).
b) [En parlant d'une pers.] Qui est plus soucieux de l'action, de la réussite de l'action que de considérations théoriques ou idéologiques. Pour si géographe pragmatique qu'on soit devenu, ce n'est pas chose facile que de vivre aux dépens des rastaquouères (TOULET, Comme une fantaisie, 1918, p.96). L'un [Sartre], cérébral, veut articuler l'éthique et la politique, quand l'autre [Camus], sensuel et pragmatique, les oppose (Le Nouvel Observateur, 22 juin 1984, p.90, col. 3).
— Empl. subst. Ce pragmatique, sympathique et doté d'un physique bourru d'Auvergnat, laisse à d'autres les longues théories (Le Monde, 22 janv. 1985, p.42, col. 6).
2. Spécialement
a) PHILOS. Qui s'inspire du pragmatisme; relatif au pragmatisme (v. ce mot A). Un tel idéalisme [des Pythagoriciens] est (...) ce qu'on peut imaginer de plus réaliste: c'est, pour employer un mot que les Péripatéticiens opposent volontiers à celui de logique, une doctrine pragmatique (HAMELIN, Élém. princ. représ., 1907, p.19). La philosophie pragmatique, l'intuition bergsonienne l'emportent sur un positivisme sec et un froid scientisme (WEILL, Judaïsme, 1931, p.62).
b) PSYCHOL. Activité pragmatique. ,,Activité ordonnée à un but, correctement menée et productive de résultats`` (PEL. Psych. 1976).
c) LING., SÉMIOL. Qui étudie le langage du point de vue de la relation entre les signes et leurs usagers. Le troisième postulat formulé par Barnes au sujet des contributions de la logique moderne à l'analyse documentaire: «L'analyse logique du contenu d'un document consiste à identifier les corrélats linguistiques des traits syntaxiques, sémantiques et pragmatiques du texte (...)» (COYAUD, Introd. ét. lang. docum., 1966, p.67).
— Empl. subst. fém.:
• 2. La relation des phrases aux états de choses qu'elles signifient est, dans la terminologie de Morris (1938), la relation proprement sémantique, distincte de la relation pragmatique des phrases à ceux qui les énoncent et les interprètent. Ces deux relations peuvent être dissociées et étudiées isolément: la sémantique s'occupe du sens des phrases identifié à leur contenu représentatif, et la pragmatique de leur utilisation par les sujets parlants.
Fr. RÉCANATI, Le Développement de la pragmatique ds Lang. fr., mai 1979, n° 42, p.6.
3. P. ext.
a) Qui est fondé sur l'action, la réussite dans l'action. La formule scientifique considérée sous son aspect pragmatique revient à dire «si tu fais telle chose, je te préviens qu'il arrivera invariablement ceci (...)» (G. MARCEL, Journal, 1919, p.200).
b) Pratique, voire utilitaire. L'esprit du jeu contrevient aux valeurs utilitaires, à l'exigence pragmatique du rendement (Jeux et sports, 1967, p.1162). Adapter les propriétés à la forme et à la capacité d'un support d'information particulier. C'est un point de vue purement pragmatique (JOLLEY, Trait. inform., 1968, p.237).
REM. 1. Apragmatique, adj., philos. Qui n'est pas adapté aux structures de la vie courante, de l'expérience pratique, de l'action. Caractérol., psychiatrie. [Chez Mounier; en parlant d'une attitude schizophrénique] Qui est détaché, coupé du réel. Ces divers traits ont amené à parler d'«attitudes schizophréniques», toutes signalées par leur caractère abstrait et apragmatique, par leur stérilité, leur fixité et leur immobilité (Minkowski): véritables «stéréotypies psychiques» qui finissent par régler tout le comportement du schizophrène (MOUNIER, Traité caract., 1946, p.363). 2. Pragmatiquement, adv. De manière pragmatique. Il ne s'agit aucunement de minimiser le savoir, de le mettre pragmatiquement au service de la volonté ou de la sensibilité (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p.103).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist.I. 1440 pragmatique sanction «acte solennel par lequel le souverain règle certaines affaires» ici spéc. l'acte (rédigé en latin) par lequel Charles VII statua le 7 juillet 1438 sur différents points concernant l'Église catholique et les ecclésiastiques à la suite du Concile de Bâle (Déclaration de Charles VII, 2 sept. 1440 ds Ordonnances des rois de France, t.13, 1782, p.320); 1561 subst. fém. la Pragmatique «pragmatique sanction» (Concordat entre Léon X et François Ier, 1517 ds La Pragmatique Sanction, Paris, R. Le Margnier, p.41). II. 1842 adj. «directement orienté vers le réel, la vie pratique» (histoire) pragmatique «dont on peut tirer des conclusions pratiques immédiates» (Ac. Compl.); 1946 subst. masc. «personne qui a l'esprit tourné vers le concret, le sens pratique» (MOUNIER, Traité caract., p.637). III. 1956 (E. BENVENISTE, La nature des pronoms ds For Roman Jakobson, Mouton & Co, La Haye, 1956, p.34: ce niveau ou type de langage que Charles Morris appelle pragmatique, qui inclut, avec les signes, ceux qui en font usage); 1968 subst. fém. sémiot. «étude des relations entre les signes et les usagers» (LAL. Suppl., p.1274). I empr. au lat. pragmaticus, -a, -um «relatif aux affaires politiques, intéressant la politique, habile ou expérimenté en droit» dans l'expr. du lat. de basse époque pragmatica sanctio désignant un rescrit de l'empereur. II du gr. «qui concerne l'action, qui concerne les affaires» (d'où le lat. pragmaticus, -a, -um), dér. de «action», par l'intermédiaire de l'all. pragmatisch, notamment l'histoire dans l'expr. pragmatische Geschichte «histoire pragmatique» transcrivant, dans un empl. partic., l'expr. de l'historien gr. Polybe (v. LAL. et LAL. Suppl., en partic. pour l'empl. de pragmatisch chez Kant). III subst. de II d'apr. l'angl. pragmatics (1937 Ch. W. MORRIS ds NED Suppl.2 et ds International Encyclopedia of Unified Science, I, 2, Chicago, 1938, p.29), l'empl. du terme par E. Benveniste corresp. à l'angl. pragmatic (1935 ds NED Suppl.2) ou pragmatical (1939 ibid.) au sens de «qui relève de la pragmatique». Fréq. abs. littér.:50. Bbg. BASTUJI (J.). Sémantique, pragmatique et discours. LINX. 1981, n° 4, pp.36-45. —BERRENDONNER (A.). Élém. de pragmatique ling. Paris, 1982, 247 p.— Communications. 1980, n° 32 (Les Actes de discours), 284 p.—ÉLUARD (R.). La Pragmatique ling. Paris, 1985, 222 p.—GRUNIG (B.-N.). Plusieurs pragmatiques. Ds le ch. pragmatico-énonciatif. D.R.L.A.V. 25. Paris, 1981, pp.101-118. —KERBRAT-ORECCHIONI (C.). L'Énonciation de la subjectivité ds le lang. Paris, 1980, pp.185-223. —KLEIBER (G.). Les Différentes conceptions de la pragmatique. Inform. gramm. 1982, n° 12, pp.3-8. —Le Lang. en contexte: ét. philos. et ling. de pragmatique. Sous la dir. de H. Parret. Amsterdam, 1980, 790 p.— Lang. fr. 1979, n° 42 (La Pragmatique), 103 p.—RÉCANATI (F.). La Transparence et l'énonciation. Pour introduire à la pragmatique. Paris, 1979, 218 p.—VOGT (C.). Pour une pragmatique des représentations. Semantikos. 1981, t.5, n° 1, pp.1-36.
pragmatique [pʀagmatik] adj. et n. f.
ÉTYM. 1441, pragmatique sanction, 1438, calque du lat. jurid. pragmatica sanctio, grec pragmatikos « relatif à l'action, aux affaires »; de pragma « action ».
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1 Hist. || Pragmatique sanction : édits des souverains territoriaux, promulgués en vue de régler définitivement une affaire importante (succession dynastique, rapports entre le souverain et le pouvoir ecclésiastique…). || La pragmatique sanction de Bourges. — N. f. (1461). || La Pragmatique de Bourges.
2 Adj. (1842; déb. XVIIe, en math.; grec pragmatikos). Didact. a Qui est adapté à l'action sur le réel, qui est susceptible d'applications pratiques, qui concerne la vie courante. ⇒ Pratique. — Psychol. || Activité pragmatique : activité concrète, réalisant la coordination d'actions partielles pour un comportement utile. || L'activité pragmatique suppose, avec le sens du réel, le maintien du contact vital avec le milieu (→ Extase, cit. 3). || Inaptitude à l'activité pragmatique. ⇒ Apragmatisme.
b Qui accorde la première place à l'action, à la pratique, qui se fonde sur la réussite dans l'action. || Le mercantilisme (cit.), doctrine pragmatique. || Vérité pragmatique.
1 Gœthe se plaisait à peindre surtout un amour malheureux, l'idéalisme tout subjectif de son héros se meurtrissant aux barreaux d'une cage faite de conventions, se heurtant à l'hostilité raisonnable et pragmatique d'un rival.
Gide, Attendu que…, p. 115.
2 La classe dirigeante (au XVIIIe siècle) […] a compris que ses principes religieux et politiques étaient les meilleurs outils pour asseoir sa puissance, mais justement, comme elle n'y voit que des outils, elle a cessé d'y croire tout à fait; la vérité pragmatique a remplacé la vérité révélée.
Sartre, Situations II, p. 144.
♦ (1851). Philos. Qui concerne l'action et ses effets utiles (chez Kant, opposé à pratique, comme à moral). Qui s'inspire des principes ou de l'esprit du pragmatisme, qui est relatif au pragmatisme. || La doctrine pragmatique de W. James. ⇒ Pragmatiste.
3 N. f. (Angl. pragmatics, Ch. Morris). Sémiol. Étude des signes en situation. || Syntaxe, sémantique et pragmatique. ⇒ Pragmatisme.
♦ Adj. Relatif aux rapports entre les signes et leurs utilisateurs.
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CONTR. Spéculatif, théorique.
DÉR. Pragmatiquement. (Du même rad.) Pragmatisme.
COMP. Apragmatique.
Encyclopédie Universelle. 2012.