MATIÈRE
Pour l’action comme pour la connaissance, la «matière» est toujours première. Première dans ses mixtes et ses confusions, lorsqu’elle résiste aux projets de façonnage; première dans sa présence originelle, dès qu’apparut le projet d’une construction intelligible du monde. Mais, avant même que soient déclarées ces deux ambitions de conquête, la matière, diverse et multiple, est déjà là sous l’aspect du corps pâtissant, chair corruptible dont les intimes dérangements brisent net les élans de l’âme.
La sérénité requise du physicien ou du chimiste qui règle ses expérimentations sur les exigences d’un savoir méthodique, pour retenir, au plus près du concept de matière, les effets observables de ses manipulations, cette sérénité est bien le fruit d’une double ascèse, d’un double effort d’épuration qui converge en un lieu aussi éloigné du confus et du mixte donné que des grands mythes de genèse dont le système des causes est un avatar distingué. Mais encore la matière ainsi domptée fut le produit d’une hygiène culturelle qui dénonçait la primauté du corps pâtissant, en décrétant un ordre de la raison. Sans doute les progrès réels et imaginaires de l’art de guérir y eurent leur part – Descartes se voue à la médecine, s’étant vu grisonnant, tout en invoquant le coût des expériences de mécanique! Entre déclin du corps et mur d’argent, les mécomptes, les écarts et les suspens dans la quête d’une maîtrise raisonnée de la matière ont de quoi exciter la sagacité des analystes. Reste que, dénouant les liens de la matière et du mal, les travaux et les succès de la physique expérimentale contrariaient l’autorité morale et apologétique des Églises, même si leurs ministres s’y référaient dans l’intention de préserver les âmes des équivoques de la matière. Au demeurant, les entreprises de cette physique eurent pour effet de frayer les voies d’un déisme entaché de sensualisme dont le «matérialisme» de Diderot fut l’un des plus entraînants.
Délivrer la matière de la confusion de ses apparences et de ses ancrages métaphysiques, pour l’analyser dans la clarté de rapports quantifiés, n’alla pas cependant sans compromis. Le plus réactionnaire, par référence à une vision enchantée du progrès, consista à reproduire, selon un ordre «vraiment positif», une hiérarchie toute traditionnelle des objets de la connaissance, où la matière occupait, comme naturellement, la place de l’«inférieur». Encore vivaces, à plus d’un titre, ces conceptions ont une histoire dont nous retraçons ici quelques segments, avant que ne s’évanouisse dans l’artifice des formalismes la figure des objets dont on a longtemps cru qu’ils composent le monde sensible.
1. L’hétérogène et l’homogène ou l’abstraction de la matière
Dans la proximité de toute expérience, la matière émeut le corps et nous fait épier les degrés de notre existence. Instrument de l’emprise, la main qui manipule est, comme l’on sait, le truchement et le signe de la raison. Ce n’est point hasard si ceux qui énoncèrent cette liaison conçurent des systèmes explicatifs de la matière dont notre culture demeure tout imprégnée. Assurément, les aventures de la science moderne, ses avancées successives ont paru déconsidérer l’héritage aristotélicien; et pourtant, elles n’ont point réussi à extirper une mémoire que les suppositions fantastiques des théories récentes peuvent, sous certaines conditions, légitimer. C’est que la matière, lorsqu’on la prend au sérieux, lorsqu’on l’arraisonne dans sa permanence d’objet philosophique, fuit incessamment dans la représentation et ses énigmes. Accorderait-on que «la matière, c’est l’idée même de l’inertie ou de la pure existence», que l’on aurait bien peu dit sur le cheminement de l’esprit pour en avoir l’intelligence. Or il est remarquable que la suite des modèles qui ont concouru à cette intelligibilité ont tous procédé d’essais en vue de soumettre la contingence des aspects à des principes de mesure dont la validité se trouve remise en question lorsque varient les limites de leur domaine d’application, lorsque se resserre la proximité de l’objet construit.
Les matérialismes scientifiques, ceux qui se donnent pour fin de concevoir le monde selon des préceptes de stricte économie de pensée, ont toujours consisté en doctrines abstraites. Leur genèse, partant leur généalogie, telles qu’on prétend les retracer de nos jours, supposent un détail d’«obstacles épistémologiques» franchis, contournés ou simplement négligés; dès avant l’ère de la quantification des modèles, ils se profilent, hypothétiques moteurs de l’essor de la chimie moderne. Le timbre de sa scientificité lui est propre; en aucune manière, on ne saurait le déduire d’une contestation directe de représentations pénultièmes: la seule idée d’une théorisation soudain victorieuse d’antiques balbutiements imbéciles appartient au ridicule du scientisme. Si des novations conceptuelles marquent un parcours effectif d’obstacles dans l’histoire «sanctionnée» de la physico-chimie, la suite des représentations de la matière n’en répond pas moins, tout d’abord, à l’énonciation et à l’épuisement de thèmes dont la théorie anticipe sur la formulation de la chimie par le seul effet d’une «rétroperspective».
C’est encore une chose assurée que toutes les théories de la matière sont, à quelques degrés, encombrées du voisinage d’idéologies antimatérialistes et parasitées de jugements moraux, hâtifs et passionnels, qui s’y attachent ordinairement. Cet aspect paraît sous une forme policée chez Auguste Comte, lorsqu’il définit le matérialisme comme «la doctrine qui explique le supérieur par l’inférieur». Cette vue est à corréler avec sa manière d’ordonner les sciences de l’abstrait au concret; elle rend compte d’une spécialisation des travaux scientifiques et du bornage méthodique de leurs programmes. Des mathématiques à la sociologie, l’ordre comtien dit la dérivation des hypothèses d’une discipline à la suivante, selon un mouvement d’emprises où Alain voyait une «prétention de l’abstrait» identifiable au «matérialisme même». Du supérieur à l’inférieur, la transition allait encore au pas du pur à l’impur; de la géométrie à la chimie, l’esprit quitte l’univers des relations formelles pour gagner l’épaisseur de la matière. Le chemin traverse des domaines d’inégales certitudes: au titre de produit théorique de la chimie, la matière est cognitivement moins définie que les figures euclidiennes; les énoncés qui s’y appliquent semblent, à jamais, moins irréprochables que ceux du géomètre. Cette circonstance est une condition: elle est fondatrice, aussi triviale qu’aporistique, depuis les sentences du Phédon qui promulguait l’impossibilité de «rien connaître de façon pure, avec le concours du corps».
À lui seul, ce décret surplombe tous les continents de l’anthropologie; la geste épistémologique n’y paraît qu’en guise de pudique précipité, cependant que les transactions de l’imaginaire ont amalgamé et amalgament encore les représentations de la matière et celles du Mal; autrement dit, l’image de la matière semble à jamais contaminée d’une immensité difficilement refoulée de prestiges négatifs. Car la matière, qui ne la verrait, souvent pesante, opaque, corruptible dans son domaine sublunaire, dont la bigarrure indique tant de puissances d’illusion et de fraude? Les mythes font leur office en les traduisant en classes d’interdits dont les ethnologues ont fait pâture. Ils ont observé que, très généralement, les maléfices attachés à des souillures sont balancés et neutralisés par des rites de purification qui combinent paroles et matières lustrales; il arrive parfois qu’elles incluent l’humeur même de l’impureté, dont l’efficace se trouve alors inversée par la force des formules propitiatoires. En tout état de cause, la réquisition magique de fragments matériels désigne l’ambivalence symbolique de la matière. Elle étaye et actionne la force plastique de l’imaginaire comme en témoigne l’éclat fantasmagorique de la silencieuse Gorgone reconductible par formules à l’insignifiance de l’accidentel.
Que le libre essor de la «connaissance pure» soit inhibé par la matérialité du corps, et que la contemplation du Vrai en soit comme embuée, voilà qui trace l’asymptote du désir platonicien et, de surcroît, encourage aux trépas. Mais les connaissances anthumes, impures et parfois impies, ont une histoire persévérante enchaînée à des métaphysiques; ces connaissances subalternes s’articulent à la structure hétérogène des corps, mixtes d’os et de chair, que l’anatomie détaillera infatigable, conservant, des siècles durant, la distinction pratique et didactique entre parties similaires et dissimilaires, que reflétait l’ancienne pathologie lorsqu’elle opposait les «maladies de la matière de nos corps» aux «maladies de la structure» dissimilaire. Aussi, rien de plus évident pour l’entendement qui habite un corps hétérogène que de penser la matière comme hétérogène. L’inépuisable variété des attributs sensibles y invite assurément, comme l’expérience des maux du corps propre. Moins immédiate, moins évidente est l’image d’une substance, intrinsèquement hétérogène, de par sa nature même. Sur cet article, les Anciens ont conçu, répandu, transmis un schéma de l’explication du monde matériel par la composition de quatre «éléments», à quoi sont associés autant de qualités premières et de tempéraments. Ce système a perduré avec une remarquable tenacité; sans parvenir néanmoins à une totale hégémonie: il suffit, à cet égard, d’évoquer la physique chinoise qui admettait un cinquième élément, le fer, vrillant le centre des points cardinaux habités de «nos» quatre éléments. Vaille que vaille, ces derniers ont nourri, des siècles durant, l’imaginaire des transactions matérielles, utiles repères dans un monde traversé de prodiges, qui sut conjurer ses peurs par des diagrammes.
2. La question des limites
En ces affaires, bien moins simples qu’il n’y paraît dans leurs résumés scolaires, croyance et mystification ont parties liées sous la vêture des rationalisations. Les premières audaces des physiologues ioniens s’entrechoquent encore dans les disputes foisonnantes des clercs médiévaux. Pendant des siècles, toute spéculation à propos de la matière n’a cessé de buter et de se compliquer sur l’article de l’atomisme, partant sur le corps d’arguments requis pour composer la doctrine des éléments avec les hypothèses sur la divisibilité à l’infini. En peu de mots, il s’agit de décider s’il existe une limite à un processus réitéré de fragmentation en deçà de laquelle, nécessairement, une substance change de nature. Question, au vrai, non mineure: on la trouve formulée par Aristote ; elle dérangera les scolastiques; elle compliquera étonnements et disputes sur le fait du mystère eucharistique.
«Le nécessaire dans les choses naturelles» est, pour Aristote, «ce qu’on énonce comme leur matière et ses mouvements»; dans le même chapitre final de sa Physique , le philosophe écrivit que «le nécessaire est, en un sens, à peu près de même espèce dans les mathématiques et, d’autre part, dans les productions de la nature». Ses précautions oratoires, d’une prudence quasi navrée, trahissent un désir tenace mais impuissant de rapprocher, assimiler, voire identifier les deux genres de nécessité vers quoi s’efforce, ou devrait s’efforcer, la connaissance. Or, pour la nécessité mathématique, nulle grandeur continue ne se compose d’indivisibles, tandis que la matérialité à des limites; Aristote le dit expressément, à propos du sarkos , de la chair, dont «le volume est borné, en grand et en petit» (Physique , I, IV). Les commentateurs médiévaux, dans leur majorité, adopteront ce parti; Thomas d’Aquin le revêt de la notion de «forme substantielle», propre à chaque corps naturel; la quantitas , en l’occurrence le volume, n’est que l’un des accidents de cette forme; elle ne peut qu’être bornée in majus et in minus , supérieurement et inférieurement. La théorie en est perfectionnée par Gilles de Rome (mort en 1316), qui distingue trois manières de concevoir l’idée de grandeur, respectivement l’imaginée, la réelle, la naturelle. La première est tout abstraite; la deuxième est supposée dans une matière indéterminée; la dernière s’attache à une matière déterminée. Les deux premières sont divisibles à l’infini, au contraire de la troisième, dont la division, passé un certain terme, altère la substance. Le mérite de cette partition est de s’en prendre au sens commun; au-delà des étonnements sommaires, elle distingue des idées de mesure propres à instrumenter les savoirs scientifiques, recteurs et rectificateurs de l’expérience perceptive – seule, la science nous persuade que le soleil est plus éloigné que la lune... Cependant, si elle est bien affaire de mesure et de calcul, la distance de ces objets célestes n’appelle pas les mêmes arguties théoriques que la métrologie de l’invisible. Si Gilles de Rome, dans son commentaire de la Physique , imprimé en 1502, prétend à l’existence de minima naturels, conciliable avec la division à l’infini du continu mathématique, Albert de Saxe (mort en 1390), influencé, à ce qu’il semble, par les considérations de Jean Buridan (mort en 1358 env.) sur la durée de l’action matérielle, récusa nettement la possibilité d’assigner un minimum à la quantité pour l’engendrement de la chair, en tant qu’elle est supposée homogène. Si subtiles, voire sophistiques, qu’elles paraissent à distance, les controverses des scolastiques et de leurs successeurs sur les minima de matière ne sont pas, somme toute, moins irrationnelles, moins «étranges» que les développements récents des théories quantiques; elles marquent seulement, mais décidément, l’écart de la rationalité et du sens commun.
3. Substance et apparence; la transsubstantiation
La fameuse motion «sauver les phénomènes», qui prescrit de découvrir sous la confusion des apparences quelque ordre intelligible, et invite à désigner sous la diversité du sensible des instances explicatives en ce qu’elles perdurent, cette motion stigmatise, depuis l’Antiquité, les exigences théoriques des physiologues, puis celles des physiciens. Or il nous faut souligner ici la tournure singulière que prit cette exigence entre le XIe et le XVIIe siècle, sur le sujet de la transsubstantiation, alors que l’Eucharistie fut prétexte et motif d’un renversement radical de la difficulté de concevoir, dans sa permanence, l’objet d’une physique.
Le dogme énonçait que par le mystère de la consécration le Corps christique s’est substitué aux espèces et qu’il occupe la place du pain et du vin, dont les qualités sensibles demeurent, en apparence, intactes. La question de la connaissance du monde physique, savoir celle du rapport entre qualités sensibles évanescentes et substance rémanente, se trouvait posée, derechef, à cela près que les philosophes avaient à aborder une situation que définissait une persistance des apparences connexe d’une substitution de substances. Un embarras insidieux en résulta dans la formulation des thèmes fondateurs d’une physique qui se donne pour tâche de rendre raison des phénomènes sensibles, en posant l’existence d’une réalité matérielle qui les excède et d’où on les puisse déduire. Or la virginité du mystère eût été préservée des controverses des philosophes si les clercs n’y avaient contribué, oublieux de l’avertissement de Lanfranc, pour qui l’Eucharistie est «un mystère qui ne peut être sainement examiné» – quand bien même saint Augustin avoue personnellement que, «si la foi n’est pas pensée, elle n’est rien» (De praedestinatione sanctorum ). Or, à en croire Pietro Redondi, la tentative d’appréhender le Mystère et d’y appliquer l’intelligence ébranle une dispute que conclut mal le procès de Galilée. Considérable par ses «effets de connaissance», cette dispute, entée sur des matières de dogme, a renforcé, au terme de détours inattendus, l’étude de la matière et sa quantification. Les conceptions héritées de l’Antiquité en firent enfin les frais. Compte tenu des avancées ultérieures de la physique, les changements les plus significatifs tournèrent à l’abandon des classements selon les qualités, au profit de critères quantitatifs d’extension et de nombre, qui autorisèrent la représentation abstraite des propriétés mécaniques.
Cette entreprise dialectique comportait le risque ultime de réintroduire, avec les atomes, l’instance du vide. Or, si la matière, en elle-même, relevait de l’ordre de la quantité, alors les qualités sensibles n’étaient plus séparables de leur «substrat»; le remplacement du pain et du vin par le corps du Christ, ou bien passait de réalité en «symbole», ou bien devait être pris pour une «consubstantiation» et non pour une «transsubstantiation»; et, en tout état de cause, le voisinage des nécessités de la raison avec les mystères de la foi appelait à de périlleuses subtilités, que les dogmatiques exigeaient d’incliner à la gloire de l’Église.
Le réalisme métaphysique allait fournir le socle sur lequel fonder la prééminence de la foi sur la philosophie. En bref, la substance affermie en réalité, les «apparences» devaient être distinguées. Cette position devait être soigneusement ajustée; elle mettait en cause l’ontologie traditionnelle. Pour qui s’en tient à Aristote (Physique , I. II), «rien d’autre n’est séparable que la substance, car tout a pour sujet d’attribution la substance»; il n’existe pas, dans la nature, d’attribut sans substance. Or Bérenger, théologien du XIe siècle, n’hésita pas, à «substantiver» les apparences du pain et vin, de sorte qu’il pouvait soutenir que le maintien des apparences après la consécration déterminait la conservation des substances sous les espèces. Les vues de Bérenger furent combattues et il fut contraint de les abjurer; mais la controverse n’en favorisa pas moins une position «réaliste», qui comprenait deux «réalités» matérielles – l’une fondamentale et constitutive des corps, l’autre sensible, que distinguent les termes de «matière» et de «propriétés».
Les doutes, les questions sur la nature des espèces n’en furent pas pour autant épuisés. Perfectionné par Thomas d’Aquin, l’hylémorphisme devait être, pour longtemps, la solution la plus commode, la plus assurée, aux antagonismes de la physique et de la théologie. Tout corps, dans les vues du théologien, procède des deux principes métaphysiques que sont la matière et la forme. L’extension des corps est due à leur matière (materia prima ); leurs qualités, activités et propriétés sont le fait de la forme. Une substance particulière est toujours le produit de ces deux principes. Or, dans les espèces eucharistiques, après la consécration, les qualités sensibles, relevant de la forme, ne s’appliquent plus à une matière, principe d’extension. Le sensible des espèces est «accident sans sujet»; l’extension de l’hostie est exclusive d’un principe matériel; sous une forme substantielle, l’évanouissement de la matière préserve des lésions, ce qui atteste du caractère surnaturel de l’événement de la consécration.
Judicieusement, Alexandre Koyré soulignait que ce fut «en créant de toutes pièces une espèce nouvelle de formes substantielles pouvant se passer de matière», que saint Thomas sut concilier l’aristotélisme et les vérités de la foi. L’intelligibilité de la transsubstantiation découle, en effet, de la distinction opérée, dans la substance, du substrat matériel et de la forme substantielle. On ne peut se dispenser, une fois encore, de retourner à Aristote, si l’on désire se représenter la généalogie de ces représentations. Le Stagirite, rappelons-le, renfermait son idée de substance, prise en tant qu’identité qui persiste, dans un concept de pure puissance, dépourvue d’existence concrète empirique. La matière n’advient à l’exister qu’autant qu’elle est déterminée par une forme, quelle qu’elle soit. On a déjà évoqué Augustin; son influence rencontre celle de Jean Scot Érigène sur l’article controversable de la nature de la substance. Au sujet de sa faculté de persister dans le flux même des changements substantiels, les deux auteurs identifient la substance à une extension en acte; la materia prima est déterminée par des dimensions; l’extension est consubstantielle et permanente. En sorte qu’est déniée la puissance pure, et promue l’existence d’une materia prima étendue.
Une telle conception trouvera des échos chez des penseurs arabes; l’affirmation de la «corporéité commune» des choses qui leur confère de l’étendue et assure la continuité de l’univers connaîtra une fortune scientifique assurée. Tout corps réel est alors justiciable de quantification et de mesure; en conséquence, l’extension peut être le sujet des qualités sensibles prises dans leur diversité. Et, dès lors, la matière pouvait être considérée à nouveaux frais: par l’examen des aspects singuliers des choses matérielles, irrésistiblement tourné vers le quantitatif. Ainsi la conception d’une matière étendue, composée de parties susceptibles de combinaisons, permettait de «sauver les phénomènes», plus sûrement, plus économiquement, sur le chemin de la scientificité moderne. Lier les attributs à l’extension, en identifiant matière et quantité, tout en soutenant que l’on ne peut connaître d’une substance que les aspects individuels, non les principes métaphysiques – des «noms» –, c’était là, en ce mixte d’idées, la «machine de guerre» de l’École d’Oxford, au XIVe siècle.
La coextension de la matière et des apparences caractérisait la «consubstantiation»; elle fleurait l’hérésie et fut dénoncée comme telle; mais elle n’en trouva pas moins des sectateurs à l’université de Paris comme Nicolas d’Autrecourt (mort en 1360): il démontra sur un mode dialectique et probabiliste qu’il était possible d’expliquer les phénomènes physiques par des dispositions, agrégations et mouvements d’atomes doués de «vertus» comparables à celles de l’aimant, le tout étant tourné à l’«intelligence de la loi divine». La doctrine donnait une nouvelle carrière à l’atomisme antique; elle fut sévèrement condamnée, mais n’en exerça pas moins une durable séduction. Inscrite dans un contexte plus apologétique et «politique», en relation avec les thèses de Wyclif, Huss, puis Luther, cette affaire embarrassante prit, au début du XVIIe siècle, un essor à la suite de Suarez. L’éclectisme des jésuites prétendit, en effet, concilier l’occamisme avec l’École. La «matière première» – principe métaphysique de ce qui existe – en fut la première victime, afin de satisfaire les nominalistes. La nouvelle doctrine qui promouvait des «modes substantiels» respectait, tout ensemble, l’économie de pensée, chère aux occamistes, et le primat du dogme sur la raison. En dépit de l’impossibilité d’une «démonstration» raisonnée, la distinction devait être maintenue entre substance et quantité. Cette dernière concession dépréciait les efforts des scolastiques pour légitimer la nécessité de cette distinction; mais elle devait, par la suite, favoriser l’édification de «nouvelles sciences», selon les vues de Galilée, fût-ce par le truchement de subtiles précautions langagières.
4. Inertie et attraction; les aventures de la quantification
En tout état de cause, la nouvelle physique, pour être entendue, devait se déclarer fidèle à l’ontologie traditionnelle, c’est-à-dire admettre que tout est substance et attribut; par voie de conséquence, elle excluait le vide, au sens de principe métaphysique, et de surcroît refusait à la matière toute activité intrinsèque; elle déniait, a fortiori, toute action à distance excédant la seule force désormais inhérente, l’inertie. Combinée à l’axiome de l’impénétrabilité, cette force devait rendre raison de l’action réciproque des corps et des particules selon les lois du choc. Koyré a brillamment montré comment la mathématisation de la physique passe de loin une simple fonction adjuvante d’une science des qualités et qu’elle a positivement instrumenté la formalisation des phénomènes naturels. Cette attitude est à l’œuvre dans l’intuition fondamentale de Galilée, pour qui les lois physiques s’expriment par des rapports de grandeurs. Mais, en un sens, le pouvoir explicatif des mathématiques s’amenuise chez Descartes, dans la mesure même où il borne sa définition de la matière à la seule extension spatiale. Cette «géométrisation à outrance» répond sans doute à un désir prédominant, celui d’assurer la clarté et la distinction des idées. Le philosophe prétend bien, auprès de Mersenne (11 mars 1640), réduire toute la physique aux lois mathématiques, mais il avoue n’avoir pas livré les principes qui rendraient cette réduction actuelle. Lorsqu’il publiera, en 1644, ses Principia , il s’exposera inévitablement à la critique, ayant explicité le point de vue à partir duquel toute une génération de savants examineront les conditions de possibilité d’une physique quantifiable. Or Descartes, en forçant sur la rigueur de son exigence méthodique, risqua l’infécondité de son modèle théorique. Sa physique reposait, en effet, sur l’assimilation de la nature (des corps, du mouvement, etc.) à la condition de sa connaissance par l’entendement, qui se renfermait dans le seul recours aux idées claires et distinctes. L’existence coïncide avec le connu, en vertu de l’ordre méthodique du connaître; c’est ainsi qu’il est impossible de penser la matière sans l’extension; c’est ainsi qu’il faut dénoncer l’idée de matière sans étendue; elle ne se soutient qu’à la faveur de recours aux termes de «substance immatérielle» ou de «forme substantielle», par exemple, toutes expressions confuses, partant rédhibitoires à la discipline cartésienne. De même, approcherons-nous distinctement la diversité des formes qui se rencontrent dans la matière, par le truchement des lois du choc et du mouvement local; le travail du physicien, dès lors, consiste à se donner les moyens de l’explication par ces seules lois, appliquées à une matière étendue – ce qui conduira finalement Descartes à supposer sa théorie des tourbillons. Les difficultés inhérentes à ses conceptions le contraignirent encore à des formules étranges; ainsi cet adage: «Rien ne se porte par l’instinct de sa nature à son contraire», qui paraît dans la justification que fait l’auteur du mouvement local et où un Gassendi ne se privera pas de renifler des relents d’aristotélisme.
Désormais, la progression «scientifique» des représentations de la matière achoppera sur le problème de l’action à distance entre corps, aux diverses échelles que la mécanique avait à considérer. Il convenait d’abord de présupposer à ce genre d’action un caractère de causalité extérieure à la matière, afin d’éviter l’accusation de «matérialisme»; autrement dit, la gravité ne devait pas être tenue pour une «qualité essentielle» de la matière. Indice d’un tel interdit, la réaction de Newton aux commentaires d’un de ses adeptes, le révérend Bentley ; en 1693, le célèbre physicien se défend vivement de concevoir qu’«une matière brute et inaninée» pût affecter une autre matière sans contact mutuel; il fallait alors écarter toute parenté avec la conception épicurienne d’atomes capables de volonté; la matière devait être conforme au sentiment de Berkeley: stupid, thoughtless and inactive .
On a cependant remarqué que le titre Principia mathematica philosophiae naturalis (1686-1687) renvoyait presque terme à terme aux Principes de la philosophie de Descartes. Signe de contestation radicale; pour Newton, il ne s’agit pas de promouvoir méthodiquement la scénographie d’un savoir purement déductif, mais bien plutôt de procurer l’expression mathématique de lois phénoménales extensives à l’Univers, sans atteindre délibérément les causes, au sens métaphysique. Sa théorie de la gravitation se conforme à ce programme et témoigne d’une grande économie de pensée; mais, en refusant à la matière la capacité d’action à distance par sa vertu propre, il renonçait à un moyen d’optimisation et il se privait d’user de la propriété de son système de pourvoir à l’explication de la gravité sans recourir aux «hypothèses feintes» qu’il réprouvait.
Les arguments internes qu’il avance pour dénoncer l’idée que la force d’attraction puisse être une «qualité essentielle» de la matière combinent curieusement, aux dires mêmes de Koyré, un empirisme anticartésien et un rationalisme ontologique. Par qualités «essentielles», il faut entendre celles qui sont données empiriquement et qui ne sont susceptibles ni d’augmentation ni de diminution. Or la gravité diminue à mesure que l’on s’éloigne du globe... On voit donc Newton rejoindre de quelque manière les positions de Galilée et de Descartes, en dépit de la justification empirique du critère de l’attraction, plus idoine, pour composer la théorie newtonienne de la matière, que d’autres propriétés jugées essentielles, telles que l’impénétrabilité. En outre, le poids d’un corps a beau varier selon la latitude (en raison de l’aplatissement de la terre) ou selon l’altitude (du fait de l’éloignement du centre du globe), la force attractive de la planète n’en demeure pas moins proportionnée à sa masse. Cette force se compose de l’ensemble des attractions particulaires, tout comme chaque masse est la somme des masses de ses parties constituantes. Enfin, elle s’exprime en une formule, celle de la gravitation universelle. Aussi se demandera-t-on comment il est concevable de dénier à l’attraction la qualité de propriété essentielle tant des corps que de leurs parties? Ce qui est en cause est bel et bien le refus de penser une matière active, animée, spontanément. Après Descartes et Huygens, Newton le proclame. Bentley l’aura compris, en définitive, et, à l’instar de Clarke, il précisera que, dans le système de Newton, la matière n’a guère de part: l’Univers est surtout vide; de la matière, il y a peu à dire. En revanche, ce qui compte, c’est l’attraction (et la répulsion) «imprimée et infuse par une puissance divine», qui maintient l’ordre et le mouvement de l’Univers. Vierge, en quelque sorte, de contamination matérielle, cette force est calculable; elle est sujette de lois mathématiques. Bentley, que rend perplexe l’évocation d’une force active sans support matériel, en tirera, du moins, l’avantage de ce qu’il pense être une preuve de l’existence divine.
À la fin du XVIIe siècle, le domaine de la physique était dominé par deux présupposés, ceux de l’idéalisme et du matérialisme, qui avaient les doctrines de Platon et d’Épicure pour sources lointaines. Fixée en ces termes par Leibniz, cette opposition fut prise on ne peut plus au sérieux par Berkeley, qui instaura, cependant, une tierce position, en se déclarant «immatérialiste». Il le fit dans les Dialogues entre Hylas et Philonous , aux noms révélateurs. Le porte-parole de Berkeley c’est, en l’occurrence, Philonous; il ne réfute pas, à proprement parler, le matérialisme, mais dénie l’existence de la matière des philosophes; ce qu’ils désignent par «subtance matérielle» n’a pas de réalité externe, pour la simple raison que, selon Berkeley, il n’y a pas de «réalité extérieure» pour excéder et fonder l’expérience sensible. Toute réalité distincte de ce qui tombe sous les sens ne serait que chimère, occasion de vaine perplexité, inutile à la juste conduite de la pratique humaine. Berkeley, à vrai dire, ne peut être tenu pour idéaliste que par faux sens. Au même titre que les philosophes qui pensent la matière par référence à une «idée de matière», il fait reposer son système sur des principes de permanence, de nécessité, de cognitivité: savoir qu’il existe des lois de la nature, que le monde est sujet de ces lois, qu’elles sont représentables par la connexion des idées. Si la finalité pratique de la science pousse à la réduction des hypothèses, il importe, pareillement, de ne pas compliquer les rapports de la foi et de l’entendement. Ce faisant, Berkeley accepte, à sa façon, la connexion des idées de mal et de matière, en la déclarant une epidemical opinion qui contrevient au pragmatisme, cela de manière presque impie, dès lors que l’on prétend soumettre à l’utile notre nature, conformément au projet divin.
Chose bien remarquable, il arrive que ce projet divin ne soit pas entouré de mystères; et c’est apparemment en toute certitude que Newton déclare en 1721: «Dieu, au commencement des choses, a formé la matière en particules solides, massives, dures, impénétrables, mobiles.» Sa cosmogonie veut qu’«elles ne s’usent ni ne se brisent jamais», étant les sujets à jamais persistants de séparations et d’associations dont l’interminable jeu assure la durée de la nature. L’Optique cautionnait ainsi une renaissance de l’atomisme que les successeurs de Newton auront à tâche d’étayer, discuter, parfaire.
5. Formes et forces; la géométrie de l’invisible
Parmi les thèses qui s’inscrivent dans le sillage newtonien, deux méritent d’être citées ici, qui sont quasi contemporaines et radicalisent, toutes deux, l’usage du calcul dans des vues de représentation théorique de l’imperceptible. La première, celle du père Rudjer Boscovich, un jésuite croate, est exprimée dans sa Theoria philosophiae naturalis de 1763. Il suppose la matière universellement composée de «points séparés, parfaitement indivisibles, non étendus»; faute d’impression externe, chacun d’entre eux – ils sont tous identiques – a une détermination inhérente soit à demeurer au repos, soit à décrire un mouvement rectiligne uniforme. Cette propriété serait analogue à l’inertie newtonienne, si Boscovich ne déniait la relation classique de l’inertie à la masse. Les points matériels de Boscovich ont virtuellement une densité infinie; la masse d’un corps est le nombre des points qui contribuent à sa forme; en outre, assez paradoxalement, Boscovich pose en axiome que deux points ne peuvent occuper la même place (quoiqu’ils soient de dimensions nulles); si bien qu’entre deux points, si petite que soit leur distance, d’autres points peuvent être indéfiniment insérés sans nulle contiguïté. Le système de Boscovich, qui n’admet pas une divisibilité de l’élémentaire, admet, en revanche, une surcomposition indéfinie de points matériels qui se détermine par les attractions (positives ou négatives) des points matériels dans leurs voisinages respectifs, variant d’intensité selon leurs distances, selon une allure oscillatoire amortie. L’une des conséquences les plus singulières de la théorie de Boscovich est de prétendre à l’imperceptibilité des dilatations ou des contractions du monde sensible, lorsque varient les forces travaillant dans l’univers des points matériels. De là l’auteur conclut à une impossibilité radicale de connaître et de fixer des distances absolues. Cette condition vaut d’être citée ici en ce qu’elle contribue, de quelque manière, à coefficienter l’«immatérialisme» de Berkeley, tout en rendant manifeste le caractère premier de la théorie de Boscovich, qui est d’un système de relations mathématiques.
Une posture contemporaine, en apparence plus empirique, est illustrée par Buffon ; elle vise également à inférer la matérialité invisible, à partir de présupposés logico-mathématiques. Dans la Seconde Vue de la nature , qui paraît en 1765, Buffon envisage et discute les effets de la figurabilité sur les attractions. Dans les corps célestes, prétend-il, «la figure [...] ne fait rien ou presque rien à la loi de l’action des uns sur les autres, parce que la distance est très grande». Mais, en revanche, dans ses vues, la figure «fait [...] presque tout lorsque la distance est très petite ou nulle»; ayant imaginé des astres qui fussent non des globes, mais des «cylindres très étendus» et assez proches, et inféré que la «loi de [leur] action réciproque paraîtrait fort différente», il en vient à conclure que, «dès que la figure entre comme élément dans la distance, la loi [d’attraction] paraît varier, quoiqu’au fond elle soit toujours la même». Cette supposition porte loin; elle s’étaye sur la constance des lois de la nature pour en inférer la méthode de son dévoilement. «D’après ce principe, l’esprit humain peut [...] pénétrer plus avant dans le sein de la nature», puisqu’il suffira, fût-ce à grand-peine, «par des expériences réitérées», de formuler la «loi d’attraction d’une substance particulière» pour en «trouver par le calcul la figure de ses parties constituantes», selon la part que prend la forme des molécules constitutives dans la distribution des forces attractives. Sans doute, cette espérance et ce programme réservés à «nos neveux» de «s’ouvrir ce nouveau champ de connaissances» repose sur l’hypothèse qu’«une substance homogène ne peut différer d’une autre qu’autant que la figure de ses parties primitives est différente»; en un sens, à s’en tenir au ras de la formulation, le propos se situe dans la continuité même des conceptions imagées des chimistes du siècle précédent qui configuraient hypothétiquement les contours caractéristiques de particules élémentaires de diverses classes de corps, selon une régression ancrée dans leurs propriétés organoleptiques. Le recours à l’attraction passera, peu après, comme truchement du calcul des affinités chimiques. Bergman, traduit en 1788, prétendait ainsi que, faute «de moyens pour reconnaître [...] la figure et la position des molécules, il ne nous reste plus qu’à déterminer par des expériences exactes et nombreuses les rapports que les divers corps ont entre eux à l’égard de l’attraction...»
Newtonien dans l’infime, le programme de Buffon était encore galiléen dans ses commentaires. Lorsqu’il rapproche «les figures employées par la nature» des «figures géométriques qui existent dans notre entendement», il se hâte d’indiquer que «c’est par supposition que nous les faisons simples, et par abstraction que nous les faisons régulières», insistant même sur ce que «le précis, l’absolu, l’abstrait qui se présentent si souvent dans notre esprit ne peuvent se trouver dans le réel». C’était, en l’occurrence, faire écho aux avertissements autrefois prononcés par Galilée, au nom du filosofo geometra , dans le Dialogo dei Massimi sistemi ; Salviati, son porte-parole, y objecte à Simplicio sur l’«imperfection de la matière», qui entraîne un discord entre l’image des «choses prises concrètement» et celle des choses «considérées dans l’abstrait».
Or il se trouve que peu d’années après que Buffon eut incité à discerner et à décrire les figures produites par la nature à l’échelle corpusculaire, une approche géométrique de la matière acquit les titres incontestables de légitimation scientifique. Il ne s’agissait, à vrai dire, que de la matière à l’état cristallin dont les minéralogistes avaient accoutumé de manipuler maints échantillons qui, parfois, étaient conformés avec la dernière netteté.
6. L’idéalisation de l’espace cristallin ; un détour heuristique vers les structures moléculaires
De longue date, la distinction et l’identification des minéraux se faisait d’après leurs attributs organoleptiques; le repérage de formes caractéristiques n’était que l’un des arguments d’une diagnose mal assurée dans la hiérarchie des critères. Cependant, à la fin du XVIIIe siècle, sur la voie de la reconnaissance d’espèces minérales (et non plus seulement de «sortes»), l’identification de formes cristallines bien prononcées fut, tout ensemble, l’occasion de retenir des repères de spéciation et de développer des théories cristallographiques cohérentes. L’idée décisive appartient à René Just Haüy, qui sut établir le passage entre régularités macroscopiques externes et arrangements internes. Plus précisément, il a développé l’hypothèse, peu auparavant esquissée par Romé de l’Isle, de l’existence d’une «forme primitive» propre à chaque espèce cristalline. En 1793, il propage la dénomination de «molécule intégrante» pour désigner le terme de la «division en petits solides, [...] passé lequel on arriveroit à des particules si petites, qu’on ne pourroit plus les diviser, sans les analyser, c’est-à-dire sans détruire la nature de la substance...». Mais cette individualité minérale, si elle est morphologiquement fixée, peut ne pas être l’image exacte du cristal macroscopique; elle n’en est que l’élément «moléculaire» dont la contiguïté ordonnée compose des aspects variables, mais déterminés. Les cristaux empiriquement observables d’une certaine composition chimique s’offrent à la vue sous diverses apparences qui résultent, le plus souvent, de troncatures sur les sommets et les arêtes de la forme complète et parfaite, dans laquelle cristallise l’espèce chimique examinée. C’est, précisément, en observant que l’apparente variété des aspects se range selon une distribution stoechiométrique en supposant que les contours perceptibles résultent de l’agrégation de modules, selon la loi dite des indices rationnels (analogue de la loi des combinaisons chimiques de Dalton), que Haüy se crut fondé à exactement modéliser les molécules intégrantes. Dans ses vues, les empilements successifs, éventuellement sujets aux restrictions locales des «décroissements», engendrent les formes possibles des cristaux d’espèces chimiques tant simples que composées. On atteint, en la circonstance, à un triomphe de l’art géométrique: dans l’imperceptible étoffe de la matière, il trace rationnellement la forme (non la dimension) de ses motifs constitutifs élémentaires.
Or cette analyse portait sur l’espace cristallin plus que sur la substance; elle visitait des propriétés figurales, mécaniques, optiques; elle demeurait assez indifférente aux énoncés de la chimie analytique. La belle assurance des cristallographes donna de l’humeur à des chimistes curieux de discuter des rapports de la forme à la matière. La molécule de Haüy apparut vite, et à juste titre, comme une détermination formelle de l’espèce chimique, à l’état pur, c’est-à-dire dans l’état limite visé par les moyens, toujours contestables, des purifications. La molécule intégrante humilia les fatigues du chimiste, en ce qu’elle se donnait comme critère dont la perfection est toute de raison et quasi nulle de fonction.
Pis, sa valeur heuristique en vint à être affaiblie par la mise en évidence de phénomènes irréfutables de di-, voire de polymorphisme: ainsi par exemple, selon les moyens de cristallisation, la chaux carbonatée apparaît en calcite ou bien en aragonite, sous des formes géométriques dont les symétries disparates appartiennent à des systèmes cristallins distincts. Le primat accordé à la forme cristalline, comme critère de spéciation, était ainsi déconfit par les résultats réitérés des analyses chimiques. Berzelius, qui avait élaboré en 1819 une ambitieuse synthèse de son interprétation électrochimique de la théorie atomique de Dalton avec la typologie cristallographique de Haüy, s’en éloignera peu après, impressionné par les vues de Mitscherlich sur l’isomorphisme et le polymorphisme des cristaux qui dénient mainte corrélation plausible entre composition chimique et forme cristalline. En un sens, le système de Haüy se trouvait défait par l’accumulation des données analytiques qui instruisaient progressivement sur les proportions selon lesquelles se combinent les corps simples de la chimie, dans la réalisation des composés définis. Il est à peine besoin de rappeler que l’un des résultats les plus marquants de l’immense enquête menée tout au long du XIXe siècle par la collectivité des chimistes fut d’augmenter la collection des espèces distinctes, identiques par leur composition, prise au sens des proportions relatives de leurs constituants élémentaires.
Avant même que l’hypothèse «atomique» ne soit universellement reçue – elle est encore contestée à la fin du siècle –, les idées d’arrangements discriminateurs s’imposent aux chimistes. En 1843, dans sa Théorie des radicaux dérivés , A. Laurent proclame sans ciller que, «dans les corps inorganisés [...], la forme, le nombre et l’ordre sont plus essentiels que la matière»; il est de ceux pour qui l’atome n’est pas une entité définie; il a bien vu qu’«un même corps simple possède plusieurs équivalents», c’est-à-dire plusieurs possibilités de combinaisons, qu’on peut le doter de divers «nombres proportionnels» qui ont des rapports avec les notions modernes de «masse atomique» et de «valence»; et, contre une partie de ses collègues, il soutient, à l’occasion, que «les atomes des chimistes ne sont pas des unités indivisibles, mais des groupes d’éléments plus petits disposés dans un certain ordre». Son propos, sur lequel il n’y a pas lieu de s’étendre ici, serait recevable, selon les vues actuelles, si l’on substitue le terme de molécule à celui d’atome – puisque, aussi bien, savons-nous désormais que plus d’un élément, à l’état libre, est formé d’agrégats moléculaires plus ou moins condensés. Cependant, au cours du siècle, l’isolement et la différenciation de corps organiques isomères, de composition identique et de propriétés distinctes, engagèrent inévitablement à spéculer sur la forme des distributions corpusculaires invisibles, bref à inférer de propriétés macroscopiques, des propriétés structurales moléculaires.
Les «formules développées» de nombreux composés se sont révélées particulièrement fécondes en explicitant des caractéristiques topologiques qui eurent fréquemment une grande valeur explicative dans la description, voire la prévision de la réactivité des molécules. Une fois encore, par une pratique disciplinée de l’inférence, le travail scientifique a su structurer l’invisible de la matière. À cet égard, les synthèses organiques procurent un mode de validation incomparable; toutefois, ces succès, qui parfois semblent naître d’un aménagement intuitif de représentations figurales des molécules, s’appuient, de fait, sur une intrication diachronique d’observations et d’expérimentations aux thèmes hétérogènes; c’est de la corrélation de propriétés très distinctes, optiques et magnétiques, par exemple, que se nourrissent les énoncés valides de la science expérimentale portant sur la structure des molécules.
De même, c’est en raison d’une hybridation raisonnée de thèmes que le «paradigme» de la théorie de Haüy s’est trouvé aménagé, en quelque manière validé, après avoir essuyé les plus vives critiques. Si les chimistes ont pu déconsidérer la critériologie des «molécules intégrantes», ces dernières se sont trouvées réhabilitées du fait de l’affinement des descriptions de l’espace cristallin, lorsque leur empilement a été vu, c’est-à-dire conçu, comme le patron de «mailles» cristallines, dans une étendue réticulée, aux nœuds de laquelle étaient assujettis les éléments corpusculaires de la matière, distribués selon des modalités de symétrie en nombre fini. En fait, le système de Haüy souffrait de quelques contradictions qui relevaient, entre autres, de l’indécision où était son auteur sur les rapports entre le contenu des «molécules intégrantes» et leurs modes de répétition. Les progrès ultérieurs résultèrent, en 1850, de la théorie purement géométrique d’Auguste Bravais. De la cristallographie, celui-ci ne retient que la loi des indices rationnels qui caractérise, en particulier, les troncatures, et son travail consiste à définir toutes les opérations de symétrie compatibles avec cette loi. Du cristal immatérialisé il ne conserve ainsi que l’axiome d’homogénéité et le postulat d’une structure discontinue périodique qui résulte de la répétition d’un motif élémentaire. Autrement dit, Bravais se trouve amené à construire des «réseaux» tridimensionnels caractéristiques. Aux molécules de Haüy il substitue des essaims de points auxquels sont associés trois vecteurs représentatifs des distances entre points homologues. Les assemblages possibles se réduisent à quatorze modes réticulaires relevant de sept types de symétrie qui forment la base de l’univers cristallographique. En outre, considérant l’insertion d’un «motif» cristallin polyédrique, Bravais montra que sa symétrie est nécessairement égale ou inférieure à celle du réseau ; il en déduit des morphologies cristallines de symétries restreintes, conformes à l’observation empirique des mériédries. Par extension, son système aboutit à définir trente-deux classes de symétrie qui englobent, de fait, la totalité des figures de cristaux concrets. En 1891, indépendamment, Schoenflies et Fedorow perfectionnent ce cadre de référence en inscrivant dans les mailles les opérations limitées par Bravais au seul réseau; ils en déduisirent deux cent trente groupes d’opérations possibles de symétrie. On arrivait ainsi, en cette époque, à déterminer la géométrie de toutes les transformations concevables de l’espace cristallographique. Mais, dans son aboutissement extrême, cette analyse demeurait tout abstraite; elle n’informait aucunement sur la dimension des mailles et sur la disposition des corpuscules, atomes ou ions, qui les garnissent.
7. De l’observation des molécules à la description de l’insaisissable ultime
En 1912, Max von Laue découvre la diffraction des rayons X par les cristaux; on put, dès lors, entreprendre de se représenter métriquement la distribution «réelle» des corpuscules composant les solides. Le phénomène qui survient en raison de la proximité des longueurs d’onde des rayons et des distances réticulaires cristallines, désigne les plans de plus grande densité de «matière» qui sont corrélés aux plans de clivage ou aux faces des formes primitives des cristaux. De ce moment, les grandeurs absolues des intervalles entre corpuscules diffractants devenaient accessibles au prix de calculs – longtemps fastidieux – d’après les aspects des images de diffraction. La structure intime des solides est ainsi établie avec une bonne approximation; si des parasitages affectent la finesse des enregistrements photographiques, ils proviennent des imperfections des appareils de mesure; ils ressortissent encore à la présence d’impuretés, à des irrégularités ou dislocations microscopiques des réseaux cristallins, parfois encore à la coexistence de tautomères, du fait de conformations variables de molécules en principe identiques. La limite de la radiocristallographie tient, en effet, aux écarts que les corpuscules diffractants opposent à la régularité théorique des réseaux cristallins. La diffraction est en mesure de procurer des dimensions absolues là où la matière «obéit» à la régularité dont elle procure des exemples et suscite parfois le schéma directeur. Le travail aux rayons X a démontré la validité des représentations moléculaires; il les rend, en quelque manière, sensibles. Mais, tout aussi bien, il en marque les bornes, suggérant des formes de structuration macromoléculaires, aux configurations complexes, qui invalident des notions aussi classiques que celle de poids moléculaire et qui explicitent, ce faisant, des états de la matière aux caractéristiques mésomorphes.
Même appareillée de dispositifs de mesure sensibles et perfectionnés, il y a une échelle d’intervention sur la matière qui relève de pratiques et de programmes que l’on peut qualifier de chimiques. Ainsi du domaine aux bornes indéfinies de la synthèse organique, dont l’idée de molécule constitue encore la référence primordiale. Autrement dit, d’innombrables conceptions et manipulations sont définies et mises en œuvre avec succès, sans que soit exposée ni doive être exposée l’indétermination sur des structures plus fines que l’échelon moléculaire.
L’existence des isotopes n’est pas un mince problème théorique et elle procure, en outre, des applications d’une grande portée; mais en raisonner la distribution naturelle, en déterminer les stabilités relatives, en chercher les modes de production possibles, cela relève du domaine propre de l’atome et de l’analyse de ses constituants. Or la science de la matière se caractérise, depuis la fin du XIXe siècle, par un déplacement continuel de ses objets et par un questionnement incessant sur la validité de ses propositions successives, étant entendu qu’à certaines échelles d’observation et d’intervention, essentiellement macroscopiques, les énoncés de la physique newtonienne et ceux de la chimie mendéléiévienne conservent leur utilité pratique. À plus d’un égard, ce bornage de niveaux cognitifs de la physique de la matière «brute» est à rapporter à l’échelonnement, pragmatique et épistémologique, des degrés de représentation de la matière organisée et vivante; à cela près que l’idée d’organisation vitale introduit des éléments de fascination et de perplexité surrérogatoires. Cabanis rappelle en 1804, dans son Essai sur les révolutions (...) de la médecine , que «l’anatomie n’a point de bornes. À mesure que les objets les plus frappants sont éclaircis, d’autres moins faciles à saisir se présentent», si bien que l’horizon de la connaissance recule toujours au moment que nous croyons l’atteindre. Ce sentiment d’incertitude, voire d’impuissance, s’exorcise au prix d’un réductionnisme méthodique, seul remède sûr aux vertiges des extrapolations de l’observable. Le processus est décrit en 1873 par Louis Liard dans Des définitions géométriques et des définitions empiriques , au sujet de l’exploration microscopique des tissus organiques: l’élément cellulaire cède aux progrès de l’optique qui y décèle une organisation propre: «chacune des parties est elle-même composée de parties, et chaque partie est divisible, et ainsi de suite». Louis Liard ranime le problème médiéval du minimum du vivant hérité lui-même, on l’a vu, des perplexités péripatéticiennes sur la divisibilité du sarcos ; à cette différence près que le perfectionnement et l’application des instruments de l’observation (compliquée, il est vrai, du surgissement d’artefacts, sensu stricto) donnait une consistance plus concrète, encourageante, mais embarrassée somme toute, aux projets de la science et aux raisons de la critique. La pensée, à tout moment, produit ce qui la déconcertera. Sans s’y arrêter, Louis Liard l’avoue mezzo voce: «Tandis que la pensée poursuit [...] sans l’atteindre jamais, l’élément irréductible, l’observation s’est arrêtée depuis longtemps: nous sommes donc en présence de l’infini.» Si la pertinence de ce terme est discutable, il n’en procure pas moins des jouissances. En invoquant «l’évaluation précise des actions et des réactions mutuelles des éléments constitutifs du système (vivant)», Louis Liard en vient à considérer la modification de leur état, à chaque instant, par une «infinité d’actions différentes»; ce qui lui fait dire que le regard sur le vivant met «en présence de l’infini élevé à une puissance infinie»! Cette évocation vertigineuse est symptomatique de l’irrationalité du scientisme; le pathos peut en être conjuré en bornant les prétentions de l’infini, par le rappel de l’indéfini; plus précisément, par la mathématisation de l’aléatoire appliquée aux systèmes vivants, qui n’était pas encore de saison à l’époque où publiait Liard. Toutefois, son propos est exemplaire; il illustre les perplexités inséparables de la mise à la question instrumentale de la matière, lorsque l’inquiétude de la représentation de l’invisible déborde les limites des «paradigmes» usuels de la science «normale». Or, jusque dans les pratiques les plus répétitives de laboratoire, il n’est point de science qui puisse faire l’économie de modèles, fussent-ils implicites; ils résultent généralement de la tentative d’accommoder des segments de théorie partiellement incompatibles. Les modèles des structures subatomiques qui sont proposés depuis quelques décennies avec leur essaim de particules hypothétiques résultent de l’obligation que se sont faite les physiciens d’interpréter les transactions entre matière et énergie; et, plus généralement, elles proviennent de la difficulté encore insurmontée de réunir sous une même vêture théorique les grandeurs caractéristiques de la gravitation et de l’électromagnétisme, sans omettre les champs d’interactions spécifiques. On a cru pouvoir noter que les programmes de la physique récente se regroupent sous deux chefs, soit qu’ils traitent de la propagation de l’énergie dans le vide ou la matière, soit qu’ils visent les transferts d’énergie entre milieux hétérogènes. La distinction est formelle; mais elle marque bien l’importance des spéculations et des travaux sur les rayonnements, tout en rappelant la difficulté de relier les énoncés mathématisés de la physique à l’expérience immédiate de l’espace sensible. Il y a beau temps, en effet, que ne tient plus la distinction faite par un John Locke entre objectivité des qualités «primaires» de la matière et subjectivité des qualités «secondaires». La construction de l’espace-temps des relativistes au début du XXe siècle a remisé les conceptions qui soutinrent longtemps la formalisation des «données» perceptibles. À mesure que la théorie physique étend sa juridiction sur le monde «réel», son objet se dépouille d’une concrétude qui passe pour «préscientifique».
Après l’isolement et la domestication au laboratoire de l’électron et du proton, les modèles d’atome planétaires, successivement perfectionnés par le calcul des orbites et des sauts orbitaux, complétés de l’apport nucléaire du neutron et d’autres particules, ces modèles n’ont cessé de souffrir du caractère précaire de leur validité, sous l’emprise conjuguée de la mécanique ondulatoire et de la théorie des quanta. Connexe de cet immense débat, l’ordre théorique de l’espace-temps a fait surgir, tout au long du XXe siècle, des figures inédites de la causalité. Discutés dès les années 1925, les énoncés d’incertitude sur l’impossibilité de déterminer à la fois la position et la vitesse d’un électron en sont l’exemple canonique; par la suite, on en viendra à considérer les circonstances dans lesquelles – plutôt, les conditions par lesquelles – les objets observés semblent modifiés par le fait de l’observation, ce que l’on exprimera, parfois, en énonçant qu’un système quantique de particules corrélées n’est pas «séparable» localement; autrement dit, sont introduits les concepts d’«inséparabilité» et de «non-localité» qui opèrent dans le continuum d’événements où se définit une physique de la dématérialisation. Les intuitions d’Épicure avaient autrefois accrédité la nécessité du vide comme condition de la structuration ordonnée du monde des «atomes»; de nos jours, les formalismes mathématiques qui expriment les vicissitudes de la matière l’identifient à des événements singuliers de lignes d’univers, où nous sommes pris nous-mêmes, sans que nous en ayons conscience. Ce processus d’englobement, Philipp Frank l’avait déjà caractérisé, dès les années quarante lorsqu’il écrivait ces lignes décisives: «Là où la mécanique classique ne voyait que l’interaction des particules dans une sphère très petite, la nouvelle physique est conduite par toutes ses hypothèses à faire intervenir le monde tout entier.»
matière [ matjɛr ] n. f.
• 1175; matire déb. XIIe; lat. materia, materies, d'ab. « bois de construction », puis « matière »
I ♦
1 ♦ Philos., sc. Substance qui constitue les corps, qui est objet d'intuition dans l'espace et possède une masse mécanique. La structure de la matière. ⇒ atome, molécule. Les états de la matière, solide, liquide, gazeux. Éternité, impénétrabilité, inertie de la matière. Désintégration, transmutation de la matière. — Matière inorganisée. ⇒ chaos. Matière inanimée, inerte; matière vivante.
♢ Hist. philos. (Par oppos. à l'âme, la conscience, l'esprit). L'âme façonnant la matière. ⇒ corps. — La nature matérielle, les choses matérielles. L'homme commande à la matière.
2 ♦ Philos. Fond indéterminé de l'être, que la forme organise. ⇒ substance. Loc. Avoir la forme, l'esprit enfoncés dans la matière, obscurcis, dominés par le corps.
3 ♦ Dr. Matière d'un délit, d'un crime, ce qui le constitue (en dehors de l'intention qui l'a fait commettre; opposé à motif ).
II ♦ Cour.
1 ♦ Une, des matières : substance ayant les caractéristiques de la matière (I) et connaissable par les sens, qu'elle prenne ou non une forme déterminée. Matières organiques et inorganiques. Matière friable. Matière précieuse.
♢ Matières fécales, et absolt Matières. ⇒ excrément , fèces, selle.
♢ Anat. MATIÈRE GRISE (du cerveau). ⇒ substance. Fig. et fam. L'intelligence, la réflexion. « Faire travailler sa matière grise » (Aymé). ⇒ méninge.
2 ♦ Spécialt Produit destiné à être employé et transformé par l'activité technique. ⇒ matériau. Industrie utilisant de nombreuses matières. Les matières plastiques, textiles. — MATIÈRE PREMIÈRE : produit de base, non élaboré, résultant d'opérations d'extraction, de distillation, de récolte, etc. (généralt au plur.). Le cours des matières premières. Importer des matières premières.
3 ♦ MATIÈRES GRASSES : substances alimentaires (beurre, crème, huile, margarine) contenant des corps gras. ⇒ graisse, lipide. Aliment allégé sans matières grasses; pauvre en matières grasses.
4 ♦ Arts LA MATIÈRE : ce dont une œuvre d'art est faite; ce à quoi l'activité de l'artiste donne forme. Travailler la matière. Matière d'un peintre. « Je ne dis pas que la matière soit belle, ni que la couleur en soit bien choisie » (Fromentin).
5 ♦ Gramm. Complément de matière, introduit par les prépositions de et en (ex. une table de chêne; une coupe en cristal).
III ♦ (Abstrait) Ce qui constitue l'objet, le point de départ ou d'application de la pensée.
1 ♦ Contenu, sujet d'un ouvrage. Anecdote, fait réel qui fournit la matière d'un livre. — Assortir le style à la matière. — Entrée en matière d'un discours. ⇒ commencement. — Livres classés par matières, dans une bibliothèque. ⇒ thème. — Table des matières.
♢ Ce qui est l'objet d'études scolaires, d'enseignement. ⇒ discipline. Les matières scientifiques. Matière obligatoire, à option.
♢ Dr. Ce qui est l'objet de contrat, de procédure. Matière d'un engagement. Matières sommaires.
2 ♦ Ce sur quoi s'exerce ou peut s'exercer l'activité humaine. ⇒ 3. sujet. Vieilli « Nous n'entendons point raillerie sur les matières de l'honneur » (Molière). ⇒ 1. point, question. — Mod. En la matière : dans ce domaine. Être incompétent, expert en la matière.
♢ EN MATIÈRE (suivi d'un adj.). En matière poétique : en ce qui concerne la poésie. — Dr. En matière civile, criminelle : dans le domaine de la juridiction civile, criminelle.
♢ EN MATIÈRE DE : dans le domaine, sous le rapport de, en ce qui concerne (tel objet). « En matière d'art, j'avoue que je ne hais pas l'outrance » (Baudelaire).
3 ♦ Ce qui fournit de quoi agir. ⇒ cause, motif, objet, occasion, 3. sujet; raison. « Si je me plains, ce n'est pas sans matière » (Marot). — MATIÈRE À... Sa conduite donne matière à (la) critique (cf. Prêter, donner lieu à). Il y a matière à réfléchir, à réflexion. Donner, fournir, trouver matière à plaisanter.
● matière nom féminin (latin materia) Substance constituant les corps, douée de propriétés physiques : La structure de la matière. Substance particulière dont est faite une chose et connaissable par ses propriétés : Une matière inflammable. Littéraire. Chose physique, corporelle, par opposition à l'esprit, à l'âme : Être prisonnier de la matière. Ce qui constitue le sujet d'un ouvrage, d'un discours, le contenu d'une étude : Il y a là la matière d'un roman. Discipline qui est l'objet d'un enseignement : Une matière à option. Beaux-arts Matériau travaillé dans une œuvre ; pâte picturale. Documentation En apposition à un nom désignant une catégorie de classement (mot, fichier, index), indique que cette catégorie est considérée du point de vue du ou des thème(s) abordé(s). Imprimerie Alliage d'imprimerie (plomb, antimoine, étain). Médecine Substance évacuée par l'organisme par le haut ou par le bas. ● matière (citations) nom féminin (latin materia) Antonin Artaud Marseille 1896-Ivry-sur-Seine 1948 Toute matière commence par un dérangement spirituel. À la grande nuit ou le Bluff surréaliste Gallimard Gaston Bachelard Bar-sur-Aube 1884-Paris 1962 Au fond de la nature pousse une végétation obscure ; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. L'Eau et les Rêves José Corti Charles Baudelaire Paris 1821-Paris 1867 Ce qui est créé par l'esprit est plus vivant que la matière. Fusées Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 Le rôle de la vie est d'insérer de l'indétermination dans la matière. L'Évolution créatrice P.U.F. Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 Toutes nos analyses nous montrent dans la vie un effort pour remonter la pente que la matière descend. L'Évolution créatrice P.U.F. Henri Bergson Paris 1859-Paris 1941 Il y aurait un moyen, et un seul, de réfuter le matérialisme : ce serait d'établir que la matière est absolument comme elle paraît être. Matière et mémoire P.U.F. Emmanuel Berl Le Vésinet 1892-Paris 1976 La matière, c'est ce qui ne dure pas. Mort de la morale bourgeoise Gallimard Eugène Delacroix Saint-Maurice, Val-de-Marne, 1798-Paris 1863 La matière retombe toujours dans la tristesse. Œuvres littéraires Pierre Drieu La Rochelle Paris 1893-Paris 1945 La guerre moderne est une révolte maléfique de la matière asservie par l'homme. La Comédie de Charleroi Gallimard Gustave Flaubert Rouen 1821-Croisset, près de Rouen, 1880 Académie française, 1880 Pour que la matière ait tant de pouvoir, il faut qu'elle contienne un esprit. La Tentation de saint Antoine Maurice de Guérin château du Cayla, près d'Albi, 1810-château du Cayla, près d'Albi, 1839 La forme, c'est le bonheur de la matière. Le Cahier vert Julien Offray de La Mettrie Saint-Malo 1709-Berlin 1751 Il est égal […] pour notre repos, que la matière soit éternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait pas. L'Homme machine Claude Lévi-Strauss Bruxelles 1908 Le jour où l'on parviendra à comprendre la vie comme une fonction de la matière inerte, ce sera pour découvrir que celle-ci possède des propriétés bien différentes de celles qu'on lui attribuait. La Pensée sauvage Plon Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! Les Précieuses ridicules, 5, Cathos Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 La matière est réelle parce qu'elle est une expression de l'esprit. Pastiches et mélanges Gallimard Pierre de Ronsard château de la Possonnière, Couture-sur-Loir, 1524-prieuré de Saint-Cosme-en-l'Isle, près de Tours, 1585 La matière demeure et la forme se perd ! Élégies, XXIV, Contre les bûcherons de la fôret de Gastine Pierre Teilhard de Chardin Sarcenat, Puy-de-Dôme, 1881-New York 1955 Il n'y a pas, concrètement, de la Matière et de l'Esprit : mais il existe seulement de la Matière devenant Esprit. L'Énergie humaine Le Seuil Ovide, en latin Publius Ovidius Naso Sulmona, Abruzzes, 43 avant J.-C.-Tomes, aujourd'hui Constanţa, Roumanie, 17 ou 18 après J.-C. Le travail surpassait la matière. Materiam superabat opus. Les Métamorphoses, II, 5 Virgile, en latin Publius Vergilius Maro Andes, aujourd'hui Pietole, près de Mantoue, 70 avant J.-C.-Brindes 19 avant J.-C. L'esprit meut la masse [de la matière]. Mens agitat molem. L'Énéide, VI, 727 Sima Qian vers 145-vers 86 avant J.-C. L'esprit est le principe de la vie, la matière en est l'élément fondamental. Traduction D. Tsan ● matière (expressions) nom féminin (latin materia) En matière (de), dans le domaine de, en ce qui concerne : Il est très fort en matière musicale, en matière de droit. En la matière, dans ce domaine, cette discipline, ce secteur : Je ne suis pas compétent en la matière. Entrée en matière, début, introduction d'un exposé. Être, donner matière à, être l'occasion, la cause, le lieu de : Il y a matière à discussion. Matière première, matériau d'origine naturelle qui est l'objet d'une transformation artisanale ou industrielle : La laine, le coton sont des matières premières. Table des matières, liste des différentes parties d'un ouvrage, placée en début ou en fin de l'ouvrage. Matière noire ou matière sombre, matière obscure dont on postule l'existence dans l'Univers. Matière vivante, ensemble, hautement complexe à toutes les échelles d'observation, des structures moléculaires, macromoléculaires et cellulaires qui constituent les êtres vivants. (Lorsque l'individu meurt, cette matière se dégrade en général rapidement.) Effet de matière, dans les arts plastiques, accentuation expressive propre à une œuvre où sont privilégiées l'épaisseur, la densité, la texture des matériaux. Complément de matière, complément circonstanciel indiquant de quoi est fait un objet. (Il est introduit par les prépositions en ou de.) Matière fissile, matière contenant des nucléides fissiles et qui permet, dans certaines conditions, de réaliser une réaction nucléaire en chaîne. Matière nucléaire, matière contenant de l'uranium, du plutonium ou du thorium à des taux de concentration significatifs. (Ex. minerais d'uranium.) Matière médicale, ensemble des substances qui fournissent des remèdes à la thérapeutique ; étude pharmacologique des médicaments. ● matière (synonymes) nom féminin (latin materia) Substance particulière dont est faite une chose et connaissable par...
Synonymes :
- matériau(x)
Ce qui constitue le sujet d'un ouvrage, d'un discours, le...
Synonymes :
- fond
- thème
- trame
En la matière
Synonymes :
- chapitre
- domaine
- partie
- point
- question
- secteur
- terrain
Être, donner matière à
Synonymes :
- lieu
- objet
- prétexte
- sujet
matière
n. f.
d1./d Substance constituant les corps (par oppos. à esprit). L'âme et la matière.
d2./d PHYS Substance composée d'atomes et possédant une masse. états solide, liquide, gazeux, ionisé, de la matière.
|| BIOL Matière vivante: ensemble des substances organiques (lipides, protides, glucides, vitamines, etc.) et minérales (eau, ions métalliques, sels minéraux, etc.) constituant les cellules d'un être vivant.
d3./d Substance considérée du point de vue de ses propriétés, de ses utilisations, etc. Une matière fragile.
— Matières fécales ou matières: excréments, fèces.
|| TECH Matières premières: éléments bruts ou semi-ouvrés qui sont utilisés au début d'un cycle de fabrication.
— Matières consommables: produits utilisés en cours de fabrication pour alimenter des machines ou les faire fonctionner (gazole, électricité, graisse, etc.).
|| FIN Comptabilité matières, qui porte sur les matières premières et les matières consommables.
|| ASTRO Matière interstellaire: gaz situé entre les étoiles et réparti à l'intérieur de nuages plus ou moins denses (les nébuleuses).
d4./d Ce dont une chose est faite. La matière de cette robe est de la soie.
d5./d Ce sur quoi on écrit, on parle, on travaille. La matière d'un roman. Matières scolaires. Table des matières: dans un livre, liste des sujets abordés, des divers chapitres.
|| (Belgique) Matières personnalisables: domaines d'action relevant de la santé publique et de l'aide sociale, considérés comme étroitement liés à la vie des personnes et confiés à la compétence des Communautés.
d6./d (Sans article.) Sujet, occasion. Fournir matière à rire.
d7./d Loc. Prép. En matière de: en ce qui concerne, en fait de. En matière d'art.
Encycl. Phys. - Le constituant fondamental de la matière est l'atome, formé d'un noyau et d'électrons périphériques. Le noyau est lui-même formé de nucléons (protons et neutrons), particules soumises à des interactions qui assurent leur cohésion. Dans l' état solide, les atomes sont liés les uns aux autres de façon rigide. Dans l' état liquide, les molécules sont agitées d'un mouvement rapide et désordonné, en étant voisines les unes des autres. L' état gazeux est aussi caractérisé par l'agitation des molécules, mais celles-ci sont éloignées les unes des autres, ce qui confère aux gaz élasticité et compressibilité. Les plasmas sont constitués d'atomes ionisés (électrons négatifs et ions positifs).
⇒MATIÈRE, subst. fém.
I. —Domaine concret
A. —PHILOS., PHYS. [Au sing. avec l'art. déf.]
1. PHILOS. (MÉTAPHYS.), PHYS. CLASSIQUE. Substance dont sont faits les corps perçus par les sens et dont les caractéristiques fondamentales sont l'étendue et la masse. Constitution, structure de la matière. La matière n'a d'action que par le mouvement (J. DE MAISTRE, Soirées St-Pétersb., t.1, 1821, p.365). J'ai connu un chimiste qui a usé tant de saisons à essayer de définir d'une façon satisfaisante la matière qu'il n'a jamais trouvé le temps d'aller plus loin (ARNOUX, Double chance, Paris, A. Michel, 1959 [1958], p.25):
• 1. L'esprit parvient à expliquer tour à tour la lumière, l'attraction, l'électricité, la notion d'énergie pure, jusqu'au jour où la science moderne sera tentée de réduire la matière, jadis sacro-sainte, à n'être plus qu'un aspect de cette même énergie, de ne considérer dans sa particule élémentaire, l'électron, en somme, «qu'une apparence... une localisation de cette énergie dans un espace généralement très petit».
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.144.
SYNT. Lois, propriétés de la matière; divisibilité, inertie, mouvement de la matière; désintégration, modification de la matière.
♦[P. oppos. à esprit, âme] Affirmer que des formes applicables aux choses ne sauraient être tout à fait notre oeuvre; qu'elles doivent résulter d'un compromis entre la matière et l'esprit (BERGSON, Essai donn. imm., 1889, p.172).
Substance corporelle. Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps? Quel jour séparera l'ame de la matière? (LAMART., Médit., 1820, p.61):
• 2. Cela fait songer à ces faces succulentes et d'un relief merveilleux que Gustave Doré a semées dans ses illustrations de Rabelais ou des Contes drolatiques et qu'il suffit de regarder pour éclater de rire. Ou plutôt on pressent là tout un poème d'ironie, une âme très fine et très alerte empêtrée dans trop de matière, et qui s'en accommode...
LEMAITRE, Contemp., 1885, p.202.
Avoir l'esprit enfoncé dans la matière. ,,Avoir l'esprit grossier`` (Ac. 1878-1935).
♦Nature matérielle, ensemble des choses matérielles. Vous êtes, dans ce temps trop tourné vers la matière, un distributeur d'idéal (HUGO, Corresp., 1865, p.508):
• 3. Puis, ensuite, c'est l'étalage coutumier des préparatifs, le nombre des nouveaux navires lancés, leur tonnage, la supériorité bientôt écrasante de la flotte et des armements américains sur ceux de l'Axe... Après quoi le moindre revers devra paraître honteux, et la victoire, un triomphe du plus grand nombre et de la matière.
GIDE, Journal, 1943, p.185.
— [Conçue dans ses grandes catégories]
Matière brute, matière organisée. Les rapports dont les anneaux successifs conduisent de la matière brute au plus faible degré d'organisation, de la matière organisée à celle qui donne les premiers indices de sensibilité et de mouvement spontané (CONDORCET, Esq. tabl. hist., 1794, p.182). Un phénomène de biologie générale dont il faut, semble-t-il, aller chercher les conditions dans les propriétés essentielles de la matière organisée (DURKHEIM, Divis. trav., 1893, p.4).
Matière inanimée, matière vivante (ou animée). Il nous suffira de considérer la matière animée dans quelques états, où tantôt les lois fixes de la nature, et tantôt ses jeux bizarres, nous la présentent (CABANIS, Rapp. phys. et mor., t.1, 1808, p.124). Ces réactions chimiques ne peuvent se produire qu'en relation plus ou moins directe avec la matière vivante, car elles s'observent dans des conditions propices à l'accumulation de la matière organique, produit de la matière vivante (VERNADSKY, Géochim., 1924, p.42). Nous avons l'habitude de partager le monde en deux zones: celle des êtres vivants et celle de la matière inanimée (DAVID, Cybern., 1965, p.13).
Matière organique, matière inorganique. Aux phénomènes de la nature vivante comme à ceux que produisent les forces qui sollicitent la matière inorganique (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.48). J'entends ici par sensibilité la propriété vitale inconsciente que possède la matière organique vivante de recevoir l'impression des agents extérieurs (Cl. BERNARD, Principes méd. exp., 1878, p.155).
Matière animale, végétale, minérale. De nos jours encore, l'atmosphère reste le grand réservoir intermédiaire de ce gaz carbonique, et la matière végétale offre toujours la seule transition entre la matière inorganique et la matière animale (E. SCHNEIDER, Charbon, 1945, p.298). Le rôle dévolu aux microorganismes semble être précisément de transformer la matière minérale en matière vivante (P. MORAND, Confins vie, 1955, p.19).
— PHYS., vx ou vieilli
♦[Chez Descartes] Matière subtile. Fluide formé des parties les plus fines et les plus mobiles de la matière, qui remplit l'espace et fait mouvoir l'univers. [Descartes:] «(...). On s'est beaucoup gaussé de mes tourbillons et de ma matière subtile, comme si un siècle et demi après ma mort on n'expliquait encore les aimants et le mouvement de la lumière par l'activité d'un milieu tout garni de petites toupies en rotation» (VALÉRY, Variété IV, 1938, p.222).
♦[Désignant la cause inconnue de certains phénomènes] Matière du calorique (LITTRÉ). Il me paroît que le calorique et la matière électrique suffisent parfaitement pour composer ensemble cette cause essentielle de la vie (LAMARCK, Philos. zool., t.2, 1809, p.16).
2. [P. oppos. à forme]
a) PHILOSOPHIE
— [Chez Aristote et les philosophes scolastiques] ,,Élément déterminable dont une chose est faite``(FOULQ.-ST-JEAN 1962). Nous faisons nôtre (...) la formule d'Aristote que le genre est matière et que la différence et l'espèce sont formes (HAMELIN, Élém. princ. représ., 1907, p.185). V. forme I C 2 b a ex. de Franck, de Gilson et ex. 35.
[P. réf. plais.] Avoir la forme enfoncée dans la matière (loc. vieillie). Synon. de avoir l'esprit enfoncé dans la matière (supra I A 1).
— [Chez Kant] ,,Donnée de l'expérience sensible, considérée indépendamment des formes a priori que lui impose la sensibilité`` (FOULQ.-ST-JEAN 1962). Déjà les logiciens, et Kant en particulier, ont insisté sur la distinction entre la matière et la forme de nos connaissances, et ils ont très bien fait voir que la forme pouvait être l'objet de jugements certains, quand la matière ou le fond restait à l'état problématique (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.2). V. forme I C 2 b b ex. de Cousin et ex. 37.
Dans le domaine de la morale. Les faits par opposition à l'intention. V. forme ex. 38.
— Contenu de ce qui peut être un objet de pensée. On admet que la matière de la durée psychique peut se représenter symboliquement à l'avance (BERGSON, Essai donn. imm., 1889, p.169). Ni la forme, ni la matière de l'obligation morale ne sont donc l'expression d'un impératif sans racine dans la vie réelle, d'un commandement mystérieux et arbitraire (BLONDEL, Action, 1893, p.302).
LOG. ,,Termes des propositions ou propositions du syllogisme considérés en eux-mêmes, indépendamment des rapports affirmés ou niés (rapports constituant la forme)`` (FOULQ.-ST-JEAN 1962). Dans la forme du syllogisme comme dans sa matière, le caractère absolu n'est qu'apparent (BOUTROUX, Contingence, 1874, p.38).
b) P. anal.
— DR. Matière d'un crime, d'un délit. Faits qui constituent le crime ou le délit, indépendamment des motifs. (Dict. XIXe et XXe s.).
— THÉOL. Matière d'un sacrement. Ce dont est constitué l'acte rituel. Changements survenus au cours des siècles dans la matière ou la forme de certains sacrements (Théol. cath. t.14, 1939, p.534). V. forme ex. 39.
3. PHYS. MOD. ,,Énergie condensée dans une portion de l'espace`` (CHARLES 1960).
B. —[Désignant une forme particulière de la matière]
1. [Au sing. ou au plur., avec l'art. déf. ou indéf.]
a) Substance particulière qui a les caractéristiques fondamentales de la matière. On agita ce mélange, on le laissa reposer, puis on le décanta, et on obtint un liquide clair, contenant en dissolution du sulfate de fer et du sulfate d'alumine, les autres matières étant restées solides, puisqu'elles étaient insolubles (VERNE, Île myst., 1874, p.157). La terre éventrée avait été fouillée jusqu'aux entrailles, si bien que cent cathédrales et dix villes avaient peut-être été bâties avec la matière extraite de ce gisement (CLADEL, Ompdrailles, 1879, p.155).
) [Avec déterm. évoquant la spécificité de la matière considérée] Matière albumineuse, cornée. Les choux ont aussi une teneur appréciable en matière azotée (MACAIGNE, Précis hyg., 1911, p.254). Les jarres, les vases et poteries en Espagne, comme en Berbérie et en Égypte, s'y reproduisent tels encore qu'ils sortirent des mains des premiers potiers qui pratiquèrent l'art de façonner la matière argileuse (VIDAL DE LA BL., Princ. géogr. hum., 1921, p.129).
SYNT. Matière aimantée, alimentaire, animale, azotée, bitumineuse, caséeuse, cellulosique, charbonneuse, coronale, fibreuse, hydrocarbonée, ligneuse, minérale, organique, pierreuse, textile.
— ANAT., MÉD.
♦Substance évacuée ou excrétée. Matière sébacée; matières exsudées, rejetées.
Matière(s) fécale(s). Excréments. V. fécal. P. ell. du déterminant. Quand on a replié le «zélé», il sentait si fortement les matières et le jus de la fosse, et Courtial d'ailleurs aussi, entièrement capitonné, fangeux, enrobé, soudé dans la pâte à merde! (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p.481).
Matière purulente. Cette tumeur vient à s'ouvrir, et forme un ulcère (...) duquel suinte une matière ichoreuse, et quelquefois sanieuse (GEOFFROY, Méd. prat., 1800, p.328). La rage communiquée par injection de la matière rabique dans le système sanguin offre très fréquemment des caractères fort différents de ceux de la rage furieuse donnée par morsure (PASTEUR ds Travaux, 1882, p.380). MÉD. VÉTÉR. Matière soufflée aux poils. ,,Matière purulente qui s'élève de l'intérieur du sabot du cheval, le long des feuillets, dans le cas de la maladie de la sole, et s'échappe par le biseau, entre les poils de la couronne, qui se hérissent`` (LITTRÉ-ROBIN 1858, 1865).
Matière des vomissements, de la transpiration, de la sueur (LITTRÉ). D'autres portions épaisses et consistantes sont en même temps expectorées, et sortent mêlées à la matière de l'expuition (BRETONNEAU, Inflamm. tissu muqueux, 1826, p.317).
♦Matière nerveuse. Cette petite boîte crânienne avait été vidée de la matière cérébrale (GIDE, Journal, 1949, p.336).
♦Matière grise. Synon. de substance grise. La RMN [résonance magnétique nucléaire] permet de distinguer la matière blanche et la matière grise beaucoup plus nettement que le scanographe (Sc. et Avenir, n° 428, 1982, p.53).
P. méton., fam. Cerveau comme siège de l'intelligence. Il y a réjouissance en quelque endroit de la matière grise; des velléités s'ébranlent, pareilles à des carrioles de maraîchers; on entend galoper les lourdes carnes des idées (FARGUE, Piéton Paris, 1939, p.11). Faire travailler sa matière grise. Réfléchir. Intelligence, réflexion, facultés intellectuelles, de raisonnement et d'invention; p. méton. ensemble d'individus chez qui ces facultés sont très développées. Plus de cent cinquante mille ordinateurs sont à l'oeuvre; personne ne s'était soucié des ressources en matière grise indispensables à leur bon fonctionnement (ELGOZY, Le Désordinateur, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p.259). La distinction habituelle entre sociétés de «matière grise» et sociétés de travail à façon s'estompe de plus en plus (Le Monde, 7 juin 1972, p.29, col. 2).
♦Matière blanche. Synon. de substance blanche. V. supra matière grise.
— ASTRON. Matière interstellaire. Matière située entre les étoiles, qui se compose de gaz faiblement ionisés, principalement d'hydrogène, et de poussières (d'apr. Astron. (CILF) 1980). La lumière des étoiles est polarisée, et le taux de polarisation croît avec l'épaisseur de matière interstellaire traversée (SCHATZMAN, Astrophys., 1963, p.116).
) [Avec déterm. évoquant une caractéristique de fonction] Matière absorbante, agglomérante, conductrice, épurante, fertilisante, tannante, tinctoriale; matière d'agrégation. La présence, dans les sucs de certaines plantes, d'une matière colorante fort sensible à l'action des acides (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p.146). Souvent les constructeurs mettent des séparations en matières isolantes entre les plaques [dans les batteries] (SOULIER, Gdes applic. électr., 1916, p.182).
♦Matière active. Constituant essentiel dont dépend l'efficacité d'un produit:
• 4. Ce jour-là, le fleuve [le Rhin] fut contaminé par un tonneau de produit pur [insecticide organochloré], perdu accidentellement par une péniche (...). Les quelques dizaines de kg de matière active qu'il contenait, suffirent pour faire périr en quelques jours plusieurs millions de poissons...
F. RAMADE, Éléments d'écol. appliquée, Paris, Édiscience, 1974, pp.2-3.
♦Matière de charge. ,,Substances souvent d'origine naturelle, insolubles dans les milieux de suspension et qui, bien que ne présentant dans ces milieux qu'un faible pouvoir colorant et un faible pouvoir opacifiant, sont fréquemment incorporées dans les peintures ou dans les préparations assimilées`` (FOREST. Métall. 1977).
) [Avec déterm. évoquant une caractéristique de nature] Matière âcre, collante, dure, gluante, homogène, pulvérulente; matière explosive, flexible, inflammable, lavable, volatile; matière fondue, moulée; matière précieuse. Un pays présente alors l'image d'un grand incendie, qui s'alimente sans cesse de nouvelles matières combustibles (SÉNAC DE MEILHAN, Émigré, 1797, p.1685). La nutrition fournit graduellement aux parties plus de matières fixes que de matières fluides et de substances coercibles (LAMARCK, Philos. zool., t.2, 1809, p.124). Une matière fragile ne se prête pas au travail du sculpteur (ALAIN, Beaux-arts, 1920, p.189):
• 5. La société bourgeoise, brusquement «parvenue» depuis la révolution française, crut trouver ce principe dans la richesse: confondant étroitement le beau avec le luxe, elle le poursuivit dans l'étalage des matières coûteuses,dans l'exécution dispendieuse prouvée par l'entassement du décor...
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.38.
Matière sèche. Produit restant après déshydratation complète [Dans un corps ligneux] la formation d'un kilogramme de matière sèche nécessiterait l'absorption de 250 à 300 kilogrammes de liquide (PESQUIDOUX, Livre raison, 1928, p.17).
♦FIN. Matière imposable. Ce qui est assujetti à l'impôt. Le sel (...) est en effet la matière imposable rêvée pour le fisc: les moyens de production sont concentrés et très localisés, donc d'une surveillance facile (STOCKER, Sel, 1949, p.96).
♦PHYS. NUCL. Matière fissile. Matière qui peut subir une fission. V. fissile ex.
b) Substance particulière destinée à être utilisée dans le cadre d'activités techniques ou artistiques. Sur des socles richement sculptés posaient de grands vases et de larges cratères d'or, d'un prix inestimable, dont le travail l'emportait sur la matière (GAUTIER, Rom. momie, 1858, p.318). Ils [des arbres] constituent la matière d'élection des industries de déroulage et contreplaqué établies en Afrique du Sud (Industr. fr. bois, 1955,p.32). La contraction des achats de machines et matières qui restreint le produit brut des firmes vendeuses ne peut pas être indéfiniment compensée par la diminution des profits (PERROUX, Écon. XXe s., 1964, p.180).
) Matière brute, matière travaillée. Bronze ou bois, ivoire, or, argent, granit, ils conservaient à la matière travaillée sa pesanteur et sa délicatesse, sa fraîcheur végétale, son grain minéral (FAURE, Hist. art., 1909, p.49). Les Samoans se procuraient la matière brute pour leurs herminettes en faisant éclater une roche contre une autre, et choisissaient un fragment qui se prêtât à la taille (LOWIE, Anthropol. cult., trad. par E. Métraux, 1936, p.133).
— Matière première. ,,Bien acheté par l'entreprise pour devenir, après transformation, partie du produit qu'elle fabrique`` (TÉZENAS 1972). Achat, importation, pénurie de matières premières. Les fabriquans, forcés de prendre leur bénéfice entre le prix de la matière première et le taux de la vente aux consommateurs (Recueils textes hist., Cahiers du quatrième ordre, 1789, p.12). Ce pays industriel et urbain demanda la matière première de son travail, la laine, à l'Angleterre (VIDAL DE LA BL., Tabl. géogr. Fr., 1908, p.80):
• 6. La sucrerie qui, dans notre pays, n'a comme matière première que la betterave, met sur le marché trois types principaux de sucre: sucre cristallisé, sucre en poudre et sucre en morceaux.
BRUNERIE, Industr. alim., 1949, pp.142-143.
♦P. anal. Une ingéniosité qui devrait nous conduire, logiquement, à faire d'un Mabillon, authentique pourvoyeur de matière première historique, le contemporain ignoré (et qui s'ignorait) d'une grande industrie déjà soucieuse de ses matériaux et de leur trituration (L. FEBVRE, Combats pour hist., De Spengler à Toynbee, 1936, p.1350). Nous autres écrivains, voyez-vous, l'injustice sociale, la misère, (...) et autres calamités constituent notre matière première (AYMÉ, Confort, 1949, p.196).
[En parlant de pers.] On en étoit venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la France, d'appeler les conscrits la matière première et la chair à canon (CHATEAUBR., Mél. pol., 1814, p.22). Pour ces chefs de naissance aux gestes étincelants, le reste des hommes n'était guère que la foule, une sorte de matière première (MAGNANE, Bête à concours, 1941, p.28).
— Matière directe. Matière qui entre dans la composition du produit fabriqué. Matière indirecte. Matière qui intervient dans la fabrication d'un produit sans entrer dans sa composition:
• 7. Parmi les matières directes utilisées à l'huilerie, nous citerons les différentes graines oléagineuses à traiter à l'atelier des presses, les tourteaux de pression à passer à l'extraction, les huiles brutes à raffiner (...). Les matières et fournitures indirectes sont: le charbon, l'électricité, les solvants...
BRUNERIE, Industr. alim., 1949p.224.
♦Comptabilité(-)matières.V. comptabilité A 1 c. On joint à ces renseignements les poids des matières mises en oeuvre, des produits et des sous-produits obtenus, des fournitures et autres matières indirectes consommées; l'ensemble est utilisé ultérieurement, comme nous le verrons, à la comptabilité-matières pour la détermination des prix de revient (BRUNERIE, Industr. alim., 1949, p.164).
) [À propos d'un type de matière propre à une activité]
— [Gén. avec déterm.]
♦Matières d'or et d'argent. Or et argent en lingots employés pour la fabrication des monnaies. On doit porter ces matières à la monnaie (Ac. 1835, 1878).
♦BEAUX-ARTS. Ce que l'artiste façonne pour réaliser son oeuvre. Depuis Rude, la matière de la sculpture a emprunté à la chair sa chaleur et sa mollesse (HOURTICQ, Hist. art, Fr., 1914, p.447). Le premier, l'écrivain français a conçu son oeuvre comme un objet de belle matière avec de justes proportions (CHARDONNE, Attach., 1943, p.93). Matière (picturale). Le goût excessif pour les belles pâtes, les ragoûts de couleurs, les triturations ostensibles de la matière picturale, n'est pas sans présenter certains dangers techniques (Arts et litt., 1935, p.30-10). Après avoir préféré à la nature les formes qu'on en peut dégager ou qu'on y peut créer, l'art en viendra à leur préférer la matière picturale (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.191):
• 8. ... le pastel, qui reste toujours dessin par la touche et par la matière. Et il est bien remarquable qu'un portrait au pastel, qui pourrait passer, à la première réflexion, pour une espèce de portrait peint, dans le fait n'y ressemble point du tout. La matière d'abord ne se prête point aux préparations et aux recherches du peintre. Et, d'un autre côté, la ligne qui revient partout, exclut la vérité des couleurs.
ALAIN, Beaux-arts, 1920, p.285.
P. anal., MUS. C'est grande illusion des musiciens, de croire que la matière de leur art est radicalement différente de celle des autres arts (ROLLAND, Beethoven, t.1, 1937, p.22). [Dans les mus. expérimentales] Matière sonore. Timbre, grain, épaisseur, densité du son ou ,,substance accoustique dans laquelle le musicien (ou le compositeur) va s'efforcer de «modeler» son oeuvre`` (Mus. 1976). Où réside l'invention? Quand s'est-elle produite? Je réponds sans hésiter: quand j'ai touché au son des cloches. Séparer le son de l'attaque constituait l'acte générateur. Toute la musique concrète était soutenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore (SCHAEFFER, Rech. mus. concr., 1952, p.16).
Rem. ,,Il paraît difficile de donner une définition exacte et complète de la m(atière) s(onore) autrement qu'en se référant à des données aussi empiriques qu'intuitives`` (Mus. 1976).
P. anal. (plus gén.). Un auteur qui ne frappe pas directement la matière scénique, qui n'évolue pas sur la scène en s'orientant et en faisant subir au spectacle la force de son orientation, a trahi en réalité sa mission (ARTAUD, Théâtre et son double, 1938, p.134). La matière verbale n'est-elle pas prodigieusement régénérée, rafraîchie, avant d'être projetée sur le haut fond où, pour la joie du lecteur (spectateur autant qu'auditeur), elle s'étoile? (Le Nouvel Observateur, 18 janv. 1967, p.376, col. 1):
• 9. ...la matière touristique évolue extrêmement rapidement. Tel pays, hier encore oublié des voyageurs, devient en quelques saisons un haut lieu du voyage.
Réalités, juil. 1972, p.16, col. 2.
♦MÉD. Matière médicale. ,,Ensemble des corps qui fournissent les médicaments`` (GARNIER-DEL. 1958, 1972). Voir Voy. La Pérouse, t.1, 1797, p.191.
P. méton. ,,Partie de la thérapeutique qui a pour objet la description de tous les agents employés dans le but de guérir les malades`` (GARNIER-DEL. 1958, 1972). Tous ces établissements si précieux, et sur lesquels il reste à faire un grand travail utile pour la matière médicale, sont à un quart et une demi-heure de chemin de Cauterets (MAINE DE BIRAN, Journal, 1816, p.181).
— [Sans déterm. spécificateur]
♦BRASS. Cuve(-)matière. Cuve contenant le mélange de malt et d'eau. L'empâtage du malt (...) s'effectue soit directement dans la cuve matière ou le macérateur, soit au moyen d'un hydrateur (BOULLANGER, Malt., brass., 1934, p.217).
♦IMPR. Alliage utilisé pour fondre les caractères ou les supports de clichés (d'apr. COMTE-PERN. 1963, 1974). Celui-ci, [l'ouvrier] tenant dans sa main gauche le moule garni de sa matrice, y versait de la main droite la matière en fusion cueillie dans le creuset au moyen d'une cuiller de fer (pochon) (E.LECLERC, Nouv. manuel typogr., 1932, p.51). Dressé, raboté, tourné, biseauté, le cliché est terminé comme ceux en plomb. On le monte sur bois ou sur matière (E.LECLERC, Nouv. manuel typogr., 1932p.538).
♦TECHNOL. ,,Bois-d'oeuvre`` (PLAIS. 1969).
c) P. métaph. [À propos de pers. formant une catégorie déterminée; toujours avec déterm.] La ville palpitait comme un rayonnement se renverse. Pour lancer dans les deux sens tant de matière humaine, le centre n'avait pas eu besoin de bouger (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1932, p.210). Pour résistante que soit, à tout choc, la précieuse et étrangère matière féminine, les raisons de chanceler et de périr ne lui ont pas manqué (COLETTE, Pays. et portr., 1954, p.9).
Quand la matière électorale royale pénétra dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville, des murmures plus menaçants accueillirent le postulant (CHATEAUBR., Mém., t.3, 1848, p.631). Pénétrons en ce cabinet, presque toujours d'un si beau vert, où le directeur, — un de ces hommes qui traitent les honnêtes bourgeois de «matière abonnable», — est assis devant sa table (VILLIERS DE L'I.-A., Contes cruels, 1883, p.46).
2. [Au sing., gén. avec art. déf. et le plus souvent avec compl. prép. de] Ce dont quelque chose est fait. La gélatine et la fibrine sont la véritable matière des membranes (CABANIS, Rapp. phys. et mor., t.1, 1808, p.206). Ils [les Samoyèdes] trouvent dans l'élevage du renne et dans l'existence du bouleau-nain (...) la matière des vêtements dont ils se couvrent, des peaux ou des écorces dont ils revêtent leurs tentes d'été, des récipients dont ils font usage (VIDAL DE LA BL., Princ. géogr. hum., 1921, 130). Les protéines qui constituent la matière essentielle de toutes les cellules vivantes (BÉRARD, GOBILLIARD, Cuirs et peaux, 1947, p.27).
♦GRAMM. Complément de matière. Complément introduit le plus souvent par de ou en qui indique de quoi est fait un objet. Dans la langue courante, lorsque le complément de matière est attribut et épithète, on préfère se servir de en: sa montre est en or, son corsage est en soie, plutôt que: sa montre est d'or, son corsage est de soie, phrases qui ont un air archaïque (BRUNOT Pensée 1953, p.663).
— P. métaph. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage (VALÉRY, Variété [I], 1924, p.75). Il n'y a pas de mauvaise souffrance (...) il n'y a qu'une souffrance tout court celle dont la vie est faite, la matière dont la vie est faite (GREEN, Journal, 1950, p.45):
• 10. [Je] travaille maintenant à un pastiche de Proust avec grand plaisir. (...) après trois pages, la matière de la phrase, à la fois liquide et végétale, devient (je crois) assez proustienne.
MAUROIS, Mes Songes, 1933, p.142.
II. —Au fig.
A. —Ce dont il est question.
1. Ce dont on traite (par écrit ou oralement). Matière d'un débat, d'un discours, d'un entretien, d'un reportage, d'un roman; matière romanesque. Échelonné mes leçons du mois et distribué le restant de la matière de mon cours (AMIEL, Journal, 1866, p.311). La lecture des journaux fournissait parfois des diversions bénies de nous, quand, sur une matière trop épineuse, le ton allait se monter (BLANCHE, Modèles, 1928, p.56):
• 11. Le Père (...) dit qu'après avoir montré l'origine divine de la peste et le caractère punitif de ce fléau, il en avait terminé et qu'il ne ferait pas appel pour sa conclusion à une éloquence qui serait déplacée, touchant une matière si tragique.
CAMUS, Peste, 1947, p.1297.
Synon. de fond (p. oppos. à forme). Ils admiraient l'art avant tout, et tout ouvrage dont ils pouvaient dire: l'art y surpasse la matière, était à leurs yeux un chef-d'oeuvre (JOUBERT, Pensées, t.1, 1824, p.409).
♦Entrer en matière. Commencer à traiter de quelque chose. Je dois, avant d'entrer en matière, me justifier du reproche qui m'a été fait d'énoncer mes idées sur la société d'une manière trop absolue (BONALD, Législ. primit., t.1, 1802, p.6). Parfaitement... dit Gaspard en avançant d'un pas. Façon d'entrer en matière et de se faire remarquer (BENJAMIN, Gaspard, 1915, p.106). Entrée en matière. Il posa la main, affectueusement, sur l'épaule de Gilbert, si bien que celui-ci n'eut pas la peine de chercher une entrée en matière et un prétexte pour s'arrêter (R.BAZIN, Blé, 1907, p.264).
— BIBLIOTHÉCON. La Deutsche Bücherei de Leipzig recevait, en 1935, 18105 périodiques de langue allemande, dont le classement, par matières était le suivant... (Civilis. écr., 1939, p.32-8).
Catalogue, index (des) matières. Table des matières.
2. Contenu spécifique d'un enseignement. Matière enseignée, obligatoire; matière d'éveil; matières d'un (examen) écrit, oral. J'ai suivi des cours de pathologie mentale (c'était la matière à option que j'avais choisie pour la licence de philo) (VAILLAND, Drôle de jeu, 1945, p.84). Une matière faisant l'objet d'un cours annuel ou deux matières faisant chacune l'objet d'un cours semestriel et choisies soit parmi les matières spéciales de la section de droit privé ou de la section de droit public et science politique de 4e année (Encyclop. éduc., 1960, p.215).
B. —Ce sur quoi s'exerce ou peut s'exercer une activité. Matière de recherche; être compétent/incompétent en telle matière. La géographie n'a donc pas de matière propre, mais seulement une méthode, un point de vue, qui, à la vérité, est très général (Civilis. écr., 1939, p.26-10). La répudiation du comportement logique par André Breton et ses disciples ne signifie pas l'aveugle abandon aux modes primitifs de communication et d'action qui sont la matière de l'étude parapsychologique (AMADOU, Parapsychol., 1954, p.328):
• 12. En statuant sur certaines matières le législateur les réserve expressément à la loi. Dès que le législateur statue sur une matière, il en fait une matière législative. Il n'est plus en effet possible au pouvoir exécutif de prendre dans cette matière des dispositions contraires à celles de la loi.
VEDEL, Dr. constit., 1949, p.497.
En la/cette matière, en ces matières, en pareille matière. Je n'ai pas besoin de vous dire que vos observations en cette matière comme en toute autre seraient bien reçues (TOCQUEVILLE, Corresp. [avec Gobineau], 1851, p.177). En territoire étranger, le commandant en chef concentre tous les pouvoirs civils et militaires au nom du gouvernement français; il les exerce dans les conditions fixées par les conventions internationales conclues en la matière (J.O., Loi organ. gén. armée, 1927, p.7269).
— En matière + déterm. Dans le domaine de, en ce qui concerne.
♦En matière + adj. En matière budgétaire, constitutionnelle, économique, financière, fiscale, forestière, législative, politique, religieuse, tarifaire. Mais la plaisanterie, en matière scientifique, est toujours fausse (RENAN, Avenir sc., 1890, 438). Les interventions de l'État, notamment en matière sociale, apparaissent comme des moyens d'évolution de la démocratie formelle vers une démocratie plus concrète (BELORGEY, Gouvern. et admin. Fr., 1967, p.15).
DR. En matière contentieuse, disciplinaire, pénale. En matière civile — c'est le cas de ton fils — en matière civile, la contrainte par corps ne peut être exercée que dans le cas prévu de stel-lio-nat (CHÂTEAUBRIANT, Lourdines, 1911, p.96). Elle [l'inviolabilité] ne s'oppose qu'aux poursuites pénales en matière correctionnelle ou criminelle (VEDEL, Dr. constit., 1949, p.403).
♦En matière de + subst. En matière d'art, de crédit, de doctrine, d'expropriation, d'impôt, de sentiments, de science. Vous admireriez, j'en suis sûr, qu'entre des hommes de sentiments si opposés, surtout en matière d'élections, il ait pu se trouver un point sur lequel tous fussent d'accord (COURIER, Pamphlets pol., À conseil préfect. Tours, 1820, p.49). Il convint qu'en matière de défense nationale les économies sur la qualité pouvaient être néfastes, et même criminelles (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1938, p.155). Dans ses derniers jours d'existence, la première assemblée constituante réalise une oeuvre législative aussi importante et plus durable que son oeuvre constitutionnelle, notamment en matière de nationalisations (VEDEL, Dr. constit., 1949p.581).
C. —[Dans des loc., sans art.] Ce qui constitue l'occasion d'une action. Mais ils n'aiment point que les rêves restent rêves, et que les possibles demeurent indéfiniment sans actualité et sans matière (NIZAN, Chiens garde, 1932, p.165).
— Matière à ou de (vieilli) + subst. ou inf. Quel texte et quelle matière à réflexions! (CHAMFORT, Max. et pens., 1794, p.78). Reconnais qu'il n'y avait pas matière à une brouille (MAURIAC, Mal Aimés, 1945, III, 1, p.223).
Avoir, trouver matière à. Puisque je ne trouve pas matière à une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation (BOURGET, Disciple, 1889, p.188). Des unes comme des autres, elle ne tirait ni motif d'édification ni matière à s'indigner (BOYLESVE, Leçons d'amour, 1902, p.243):
• 13. Tu la trouves un peu sèvère,
Pour toi, qui n'as rien dans ton verre,
Cette fête?... Mais qu'un chacun
Ayant vidé sa tire-lire,
N'y trouve pas matière à rire,
Elle amuse toujours quelqu'un.
PONCHON, Muse cabaret, 1920, p.243.
Être, devenir, faire matière à. Dans la société une idée doit être matière à échange (L. BLANC, Organ. trav., 1845, p.207). Tout ce qui nous fait pénétrer dans la vie du passé peut être matière à réflexion (LAVEDAN, Urban., 1926, p.241).
Donner, fournir matière à. Je ne veux pas donner matière aux discours par ma présence à Lisbonne (LEMERCIER, Pinto, 1800, I, /, p.10). Elles [des mesures] permettent de pallier les inconvénients et la contre-publicité qui résultent de disparités locales, et apparaissent ainsi comme un élément non négligeable de l'accueil, en même temps qu'elles fournissent matière à propagande (JOCARD, Tour. et action État, 1966, p.218).
Prononc. et Orth.: []. Ac. 1694, 1718 matiere, 1740 -é-, dep. 1762 -è-. Étymol. et Hist. A. 1. Début XIIe s. «substance dont une chose est faite» (St Brendan, 1680 ds T.-L.); 2. ca 1256 «substance évacuée par le corps» (ALDEBRAN DE SIENNE, Régime du corps, 28, 13, ibid.); spéc. 1538 matiere fecalle (EST.); 3. 1280 «substance d'une médication» (Clef d'amour, 2415 et 2442 ds T.-L.); d'où 1717 matière médecinale «ensemble des substances utilisées dans les médications» (TOURNEFORT, Voyage du Levant, t.2, p.386); 4. 1580 matières grasses (B. PALISSY, Discours admirables, p.429 ds IGLF);5. 1681 «substance que l'industrie ou l'artisanat met en oeuvre (ici, les métaux précieux pour les monnaies)» (COLBERT, Lettres et Mémoires, éd. P. Clément, II, 157); 1771 matières premières (BAUDEAU, Philosophie Economique, D., II, p.660 ds BRUNOT t.6, p.381, note 2); 6. 1764 «alliage à base de plomb dans lequel sont fondus les caractères d'imprimerie» (FOURNIER, Manuel typographique,109 ds IGLF); 7. 1913 matière plastique (Lar. mens., oct., p.859); 8. 1922 gramm. complément de matière (BRUNOT, La Pensée et la langue, p.397). B. 1. 1121-34 «sujet d'un ouvrage» (PH. DE THAON, Bestiaire, 362 ds T.-L.); ca 1655 entrer en matière (LA ROCHEFOUCAULD, Mémoires, Œuvres, éd. Gilbert et Gourdault, t.2, p.167); 1690 table des matières (FUR.); 2. 1174-76 «cause, occasion, circonstance déterminante» (GUERNES DE PONT-STE-MAXENCE, St Thomas, éd. E. Walberg, c.f.m.a., 5975); cf. aussi CHRÉTIEN DE TROYES, Charrette, éd. M. Roques, 26 (voir J. RYCHNER ds Vox rom., t.26, pp.1-23); 1er quart XIIIe s. doner matere (RECLUS DE MOLLIENS, Miserere, 127, 11 ds T.-L.); 3. a) 1280 «sujet, domaine d'étude» (Clef d'amour, 77, ibid.); b) 1478-80 dr. «cas, affaire, type d'affaire faisant l'objet du jugement» en cas et matiere de saisine (G. COQUILLART, Plaidoyé, 22, oeuvres, éd. M. J. Freeman, p.5); c) début XVIIe s. plus gén. en matière de «dans le domaine de» (E. PASQUIER, Rech. de la France, éd. 1665, 646 ds IGLF); d) 1790 matière imposable (MONTESQUIEU, Rapport, 27 août 1790, p.10 ds LITTRÉ). C. 1. a) Ca 1165 «nature, naturel, composition, fonds (d'une personne)» (CHRÉTIEN DE TROYES, Erec et Enide, éd. M. Roques, 1488); b) 1270 «fonds indéterminé des éléments et des êtres susceptible de recevoir une forme déterminée» (MAHIEU LE VILAIN, Les Metheores d'Aristote, éd. R. Edgren, livre I, chap.I, p.7); 2. 1555 «ce qui constitue la substance de tous les corps et éléments concrets, indépendamment de la forme qui peut leur être donnée et par opposition à ce qui est spirituel» (RONSARD, Hymne de la mort, 332, Œuvres, éd. P. Laumonier, t.8, p.178); 1659 avoir la forme enfoncée dans la matière (MOLIÈRE, Précieuses ridicules, 5); 1690 esprit enfoncé, abysmé... dans la matière (FUR.); 3. 1690 (FUR.: Matiere, se dit aussi en Theologie, de ce qui sert de base et de fondement aux Sacrements qui sont spirituels). Empr. au lat. materia, -ae, d'abord materies, ei qui désignait le bois de construction, d'où tous matériaux et en gén. la matière, la substance fondamentale des choses, le sujet d'une oeuvre, la cause de quelque chose. Fréq. abs. littér.:8083. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 12134, b) 8692; XXe s.: a) 8485, b) 13660. Bbg. BESSE (H.). Paraphrases et ambiguïtés de sens. Cah. Lexicol. 1973, n° 22, p.20. — QUEM. DDL t.18. —Sculpt. 1978, p.572.
matière [matjɛʀ] n. f.
ÉTYM. V. 1175; maiteire, v. 1112; du lat. materia, d'abord materies, « bois de construction », puis « matière ».
❖
———
1 (1555). Philos., sc. Substance qui constitue les corps et « qui est objet d'intuition dans l'espace (cit. 6) et possède une masse mécanique » (Lalande).
♦ La structure de la matière. || Matière et atomes (cit. 3 et 5). || Éléments (cit. 10) et particules qui constituent la matière. || Matière cosmique. || Les états de la matière : solide, liquide, gazeux. || Théories relatives aux propriétés de la matière. ⇒ Hylozoïsme, immatérialisme (cit.), matérialisme. || Éternité (cit. 18), impénétrabilité (cit. 3), inertie de la matière. || Matière et masse, et force, et énergie (cit. 16), et mouvement (→ Imprimer, cit. 13). — Nous connaissons la matière par nos sens. || Représentation, conception que nous avons de la matière (→ Faux, cit. 10; idéaliste, cit. 2). || Expérimenter (cit. 7) sur la matière. || Désintégration, transmutation de la matière. — Matière inorganisée. ⇒ Chaos. || « L'intelligence (cit. 14) divine a organisé la matière ». — Matière inanimée (cit. 1), inerte, brute (→ Germe, cit. 6) et matière vivante (→ Canaliser, cit. 1; capricieux, cit. 5; instinct, cit. 15). || La cellule, élément constitutif de la matière vivante. — Constitué (⇒ Matériel), non constitué (⇒ Immatériel) de matière.
1 (…) en examinant la nature de cette matière (dont le monde est composé), je trouve qu'elle ne consiste en autre chose qu'en ce qu'elle a de l'étendue en longueur, largeur et profondeur, de façon que tout ce qui a ces trois dimensions est une partie de cette matière; et il ne peut y avoir aucun espace entièrement vide, c'est-à-dire qui ne contienne aucune matière (…)
Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647.
2 (L'énergumène) — Qu'est-ce que la matière ?
(Le philosophe) — Je n'en sais pas grand'chose. Je la crois étendue, solide, résistante, gravitante, divisible, mobile; Dieu peut lui avoir donné mille autres qualités que j'ignore.
Voltaire, Dict. philosophique, Matière, I.
3 À la fin du siècle dernier, la science a proclamé une grande vérité, à savoir, qu'en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne sont que des transmutations d'agrégation de matière équivalente en poids.
Cl. Bernard, Introd. à l'étude de la médecine expérimentale, II, I.
4 Les dernières découvertes font apparaître la quasi inexistence de la matière, réduite à n'être plus qu'un vide immense dans lequel tournent des électrons. Cette notion (…) aboutit à nier en principe la matière, mais sans expliquer du tout ce qui fait qu'elle existe, ce mythe de l'apparence grâce auquel une table est une table et non un fragment de vide.
Daniel-Rops, le Monde sans âme, VII.
5 Le mouvement de l'électron est donc bien associé à la propagation d'une onde et nous savons aujourd'hui qu'il en est de même pour les autres constituants de la matière (proton, neutron, noyaux d'atomes…) […]
L. de Broglie, Nouvelles perspectives en microphysique, p. 122.
♦ (1614). Philos. anc. || La matière, par opposition à l'âme (cit. 18), à la conscience, à l'esprit. ⇒ Corps (→ Arrangement, cit. 4; homme, cit. 3; idéalisme, cit. 1). || L'âme façonne (cit. 5) la matière.
6 (Si l'on admet cette hypothèse dualiste) la relation du corps à l'esprit en devient-elle plus claire ? (…) la matière est dans l'espace, l'esprit est hors de l'espace; il n'y a pas de transition possible entre eux.
H. Bergson, Matière et Mémoire, p. 249.
♦ Par ext. La nature matérielle, les choses matérielles. || L'homme (cit. 29) commandant à la matière (→ Mainmise, cit. 2), assujetti à la matière (→ Esclavage, cit. 13). || Dégager de la matière. ⇒ Spiritualiser; spiritualité. || Être engagé dans la matière (→ Ailé, cit. 4). ⇒ Matériel.
♦ Spécialt. || Homme incliné à la matière, aux appétits physiques, charnels (→ Génération, cit. 8).
2 Philos. (1270; sens emprunté à la philosophie scolastique). Fond indéterminé de l'être, que la forme organise (→ Forme, cit. 77 à 79; informer, cit. 1). || Union d'une âme (cit. 21) et de la matière. ⇒ Substance.
7 L'idée de la matière n'est réellement que l'idée de ce dont on fait une chose en lui donnant une forme, et qui passe ainsi d'un état relativement indéterminé et imparfait à un état de détermination et de perfection.
F. Ravaisson, Rapport sur la philosophie en France au XIXe s., p. 189.
♦ ☑ Loc. Avoir la forme, l'esprit enfoncés (cit. 43 et 44) dans la matière, obscurcis, dominés par le corps.
3 Par anal. Dr. || Matière d'un délit, d'un crime, ce qui le constitue (en dehors de l'intention qui l'a fait commettre).
———
II (Déb. XIIe). Cour.
1 (Une, des matières). Substance ayant les caractéristiques de la matière (I.), et connaissable par les sens, qu'elle prenne ou non une forme déterminée. || Le minéral, matière inactive (cit. 1). || Matières organiques et inorganiques. || Matière combustible (→ Expansif, cit. 1), inflammable (cit. 1), incombustible (→ Incandescence, cit. 1), calorifuge (cit.). || Matière sèche (→ Ballast, cit. 1), grasse, friable (cit.), fusible (cit. 1), gluante, gommeuse (cit. 1), épaisse (→ Filament, cit.), opaque (→ Huile, cit. 18). — Matière précieuse. || Matière immonde, innommable (cit. 3), grossière.
8 Les colonnes (…) sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses (…)
Th. Gautier, Voyage en Espagne, p. 238.
♦ Méd. || Matière médicale : ensemble des corps bruts ou organisés qui servent à fabriquer les médicaments. — Par ext. Partie de la thérapeutique qui décrit les agents utilisés pour guérir les malades. || Traité de matière médicale. — Matière active (d'une préparation pharmaceutique), constituant efficace.
♦ Matières fécales, ou, absolt (mil. XIIIe), matières. ⇒ Excrément, fèces (cit.), selles (→ Côlon, cit.; étron, cit. 1; excrétion, cit. 2).
♦ ☑ Anat. Matière grise (du cerveau). ⇒ Substance. Fig., fam. L'intelligence, la réflexion. || Faire travailler sa matière grise. — L'esprit d'invention, d'innovation (en matière économique, technique).
9 En France, on accorde généralement (dans la société bourgeoise) beaucoup moins d'importance à ce que dit un auteur qu'à la façon dont il le dit (…) Quand on lit un ouvrage, la tête ne doit pas fonctionner (…) Comprendre, faire travailler sa matière grise n'est pas le fait d'un esprit fin, distingué, sensible, et témoigne plutôt qu'on possède une fausse culture.
M. Aymé, le Confort intellectuel, VI.
9.1 Mademoiselle, dit Labal avec calme, permettez-moi de vous dire que vous raisonnez comme un manche, ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez et utilisez de travers votre matière grise.
R. Queneau, les Fleurs bleues, p. 253.
♦ Par ext. Comptab. || Comptabilité matières. — Fin. || Matière imposable (cit. 1 et 3).
2 Spécialt. Produit destiné à être employé et transformé par l'activité technique, l'industrie, ou l'activité artistique. ⇒ Matériau. || Industrie utilisant une foule de matières (→ Lien, cit. 1). || Tirer la matière d'une mine (→ Fer, cit. 1). — (1771). Loc. || Matière(s) première(s). || Matière première, non encore transformée par le travail, par la machine (→ Intégration, cit. 1). || Les matières premières (par oppos. aux produits manufacturés), facteurs de la production (→ Artisan, cit. 4; exportation, cit. 5; guerre, cit. 47; importation, cit. 1; industriel, cit. 3.1). || Importer des matières premières.
10 Notre roseau commun, l'arundo phragmitis, a fourni les feuilles de papier que tu tiens. Mais je vais employer les orties, les chardons; car, pour maintenir le bon marché de la matière première, il faut s'adresser à des substances végétales qui puissent venir dans les marécages et dans les mauvais terrains : elles seront à vil prix.
Balzac, Illusions perdues, Pl., t. IV, p. 910.
♦ Techn. || Matières d'or et d'argent : espèces fondues, barres, lingots employés dans la fabrication des monnaies (→ Falsifier, cit. 4).
♦ (1580). || Matières grasses (cit. 2) : substances alimentaires (beurre, crème, huile, margarine…) contenant des corps gras. ⇒ Graisse.
♦ Matières plastiques. ⇒ Plastique.
♦ La matière. Ce dont une œuvre d'art est faite; ce à quoi l'activité de l'artiste donne forme. || La matière d'une statue, d'un temple, d'une cathédrale… || Mouleur gâchant (cit. 1) sa matière. || La matière d'un peintre (→ Gamme, cit. 9). — Absolt. Techn. || La matière d'une œuvre picturale. || Tenants modernes de la matière, en art (⇒ Matériologie, matiérisme). || Une belle matière (→ Finesse, cit. 13). || Grossièreté (cit. 1) d'une matière.
11 Je ne dis pas que la matière soit belle, ni que la couleur en soit bien choisie; matière et couleur sont ici subordonnées trop visiblement à des préoccupations de formes pour qu'on puisse exiger beaucoup sous ce rapport quand le dessinateur a tout ou presque tout donné sous un autre.
E. Fromentin, les Maîtres d'autrefois, « Hollande », V.
3 (1922). Gramm. || Complément de matière, introduit par les prépositions de et en (ex. : une table de chêne; une coupe en cristal). → De, cit. 49 à 51; en, cit. 31 à 36.
———
III (XIIe). [Abstrait]. Surtout dans || La matière de… Ce qui constitue l'objet, le champ, le point de départ ou d'application de la pensée.
1 (V. 1119). Spécialt. (En parlant des ouvrages, constructions, ou opérations de l'esprit). Contenu, sujet (d'un ouvrage). || Matière d'une encyclopédie (cit. 2), d'un reportage intéressant (cit. 5). || La matière de l'histoire (cit. 19). || Les souffrances des grands écrivains sont la matière de leurs œuvres (→ Distance, cit. 4, Proust). || L'amour sert de principale matière aux faiseurs (cit. 7, Descartes) de romans. || Anecdote, fait réel qui fournit la matière d'un livre. || Accumuler (cit. 5) des matériaux qui fourniront la matière de plusieurs livres. || Sujets fournissant la matière d'un sermon (→ Discourir, cit. 3). ⇒ Étoffe. || Approprier (cit. 4), assortir (cit. 7) le style à la matière. ⇒ Fond, sujet. || Traiter une matière, un sujet ou un ensemble de sujets. || Traiter avec brièveté (cit. 4) une matière abondante, foisonnante (cit. 9). — ☑ Entrée en matière d'un discours (⇒ Commencement). || Épuiser (cit. 10) une matière. || Changer (cit. 38) de matière. — Matière traitée sous la rubrique « Médecine ».
12 (…) ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie (…)
Molière, les Précieuses ridicules, Préface.
13 (…) une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour (…)
Racine, Britannicus, 1re Préface.
14 Je rends au public ce qu'il m'a prêté; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage (…)
La Bruyère, les Caractères, Introd.
15 De tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, simplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd'hui la matière de toute science (…)
Taine, De l'intelligence, Préface.
16 En revanche, il n'omit pas une seule fois de résumer au commencement de chaque leçon la matière de la leçon précédente.
A. Billy, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, 40.
♦ Loc. || Table des matières. ⇒ Table.
♦ Par anal. || Interrogatoires (cit. 3) qui fournissent la matière d'un dossier (→ Concluant, cit. 2). — Entretien (cit. 13) qui roule sur une matière délicate (cit. 8). ⇒ Question, sujet.
♦ (1868). Par ext. Ce qui est objet d'études scolaires, d'enseignement. ⇒ Discipline. || Matières d'examen, d'écrit, d'oral. || Élève faible en latin, mais brillant dans les autres matières. || Matière à option.
17 Quelle que fût l'épreuve, en quelque matière qu'il fallût composer, sciences ou lettres, langues vivantes ou étrangères, Morlot, Laboriette et Chazal étaient toujours les derniers.
France, la Vie en fleur, VII.
♦ Dr. Ce qui est objet de contrat, de procédure… || Matière d'un engagement (→ Cause, cit. 42). — Matières sommaires.
2 Une, des matières. Ce sur quoi s'exerce ou peut s'exercer l'activité humaine, en quelque genre et à quelque degré que ce soit. ⇒ Sujet. || Faire des recherches sur une matière (→ Génération, cit. 2). || Doutes qui s'élèvent sur certaines matières. ⇒ Point, question (→ Honnêteté, cit. 3). || Licence de l'esprit dans les matières de foi (→ Libertinage, cit. 3). || Reconnaître son incompétence (cit. 3) en beaucoup de matières. ⇒ Domaine. || Ample matière offerte aux investigations d'un chercheur. ⇒ Champ, domaine, terrain. || Dans ces matières-là (→ Autant, cit. 51), en ces matières (→ Idée, cit. 21). || Je suis incompétent en la matière. || Sur cette matière, en pareille matière. ⇒ Article, chapitre (→ Bagatelle, cit. 5). — Être spécialiste, expert, orfèvre en la matière, très compétent.
18 Nous n'entendons point raillerie sur les matières de l'honneur (…)
Molière, George Dandin, I, 4.
19 Mais on n'est jamais sûr de rien en ces matières délicates (…)
Émile Henriot, les Romantiques, p. 193.
20 La nature qui cesse d'être objet de contemplation et d'admiration ne peut plus être ensuite que la matière d'une action qui vise à la transformer.
Camus, l'Homme révolté, p. 370.
♦ En matière (suivi d'un adjectif). || En matière poétique (→ Fond, cit. 58), sexuelle (→ Homme, cit. 127)… : en ce qui concerne la poésie, la sexualité…
♦ Spécialt. Dr. || En matière civile, correctionnelle (cit. 1), criminelle (→ Afflictif, cit. 2), pénale (→ Imbu, cit. 3)… : dans le domaine de la juridiction civile, correctionnelle, etc.
♦ ☑ (Fin XVe). En matière de : dans le domaine, sous le rapport, à propos de, quand il s'agit de…, en ce qui concerne (tel objet). ⇒ Fait (en fait de). || En matière d'avenir (→ Avant, cit. 70), de critique (→ Libéral, cit. 8), de finance (→ Impôt, cit. 6), de religion (→ Ignorant, cit. 6).
21 En matière d'art, j'avoue que je ne hais pas l'outrance (…)
Baudelaire, l'Art romantique, XXI, IV.
22 Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se démontre par le raisonnement.
France, le Jardin d'Épicure, p. 166.
23 En matière de révolution, c'est comme en médecine : il y a la théorie; et puis il y a la pratique.
Martin du Gard, les Thibault, t. V, p. 82.
3 (V. 1190). Ce qui est ou peut être cause d'une action, d'un fait, d'un comportement ou d'une attitude de l'esprit. ⇒ Cause, motif, objet, occasion, sujet.
24 Si je me plains, ce n'est pas sans matière.
Clément Marot, Complaintes, II.
♦ ☑ Matière à… (ou, vx, Matière de…), suivi d'un substantif ou d'un infinitif. || Ne voir dans le mariage que matière à un beau rôle (→ Froideur, cit. 4). || Documents qui peuvent être matière à un procès (→ 2. Envers, cit. 12). ⇒ Prétexte. || Sa conduite donne matière à (la) critique. ⇒ Lieu; prêter. || Cet incident fournit, donne matière à réflexion. — Donner, fournir, trouver matière à plaisanter (→ Légèreté, cit. 6). — REM. Cette locution entraîne le plus souvent l'ellipse de l'article défini devant le substantif (donner matière à plaisanterie, à critique, à réflexion, plutôt que à la plaisanterie, à la critique, à la réflexion).
25 A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?
Molière, les Femmes savantes, II, 6.
26 (…) tirer de tout ce qui passe dans la société matière à roman, à portrait, à dissertation morale, à compliment et à leçon (…)
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 12 mai 1851.
❖
CONTR. Esprit, forme.
DÉR. (Du même rad.) Matériau, matériel, matiérisme.
COMP. Antimatière.
Encyclopédie Universelle. 2012.