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SIMA QIAN
SIMA QIAN

En Chine, l’histoire joue le rôle qui, dans les autres civilisations, est normalement dévolu à la mythologie ou à la religion: c’est à elle que l’on demande une explication totale du monde, une définition du destin de la collectivité, un jugement de valeur sur la condition humaine. En Sima Qian, la civilisation chinoise se trouva un historien capable d’assumer de façon magistrale cette mission multiforme et écrasante. Son grand ouvrage, le Shi ji (Mémoires de l’historien ), s’est imposé de manière définitive comme une œuvre à la fois de vision et de science, simultanément compilation encyclopédique et puissante épopée, méditation de philosophe, fresque, roman et drame, dont l’ambition était rien moins que de couvrir toute la succession des âges sur tout l’espace du monde connu. Le Shi ji, synthèse des deux mille années qui l’avaient précédé, est resté pour les deux mille ans qui l’ont suivi comme le monument spirituel de la Chine.

Pour l’honneur d’écrire

Sima Qian est né dans un village du Sh face="EU Caron" オnxi, d’une famille qui se flattait d’avoir détenu depuis une époque reculée la fonction héréditaire de grand astrologue de la cour. Cette tradition, interrompue pendant plusieurs générations, fut restaurée au profit de Sima Tan, le père de Qian, par la grâce de l’empereur Wudi. La charge de grand astrologue (englobant à la fois l’astronomie, le calendrier, la divination, les sacrifices, mais aussi la garde des archives et la chronique des événements de la cour), à l’époque où le pouvoir revêtait un caractère religieux et magique, avait présenté une importance considérable; mais, dans l’Empire bureaucratique des Han, cette fonction avait beaucoup perdu de son ancien prestige. Sima Tan se trouvait en fait traité sur le même pied que les devins, acteurs et chanteuses qu’entretenait la cour. Pour inférieure que fût sa position, elle lui donnait toutefois un accès privilégié aux archives de l’Empire, et cela amena Sima Tan à concevoir le projet grandiose d’une synthèse historique universelle qui, jugeant impartialement les âges et les hommes, viendrait en quelque sorte remettre ordre dans l’univers et prendrait ainsi le relais de la mission philosophique, morale et politique des saints de l’Antiquité.

Quand Sima Tan mourut (110 av. J.-C.), Sima Qian lui succéda dans ses fonctions officielles à la cour et, surtout, reprit à son compte l’exécution du grand dessein dont son père lui avait laissé l’ébauche. Il était admirablement équipé pour cette tâche, et par la préparation que lui avait donnée son père, et par les lectures et voyages extensifs qu’il avait effectués dans sa jeunesse (Sima Qian fut l’un des grands voyageurs de l’époque). Mais, en 98, un événement aux conséquences dramatiques l’arracha brusquement à ses travaux: ayant eu l’audace de plaider devant l’empereur (et contre le sentiment de celui-ci) en faveur de Li Ling, un général qui à l’issue d’une campagne malheureuse s’était rendu aux Xiongnu, il fut accusé de lèse-majesté et condamné à la castration. Un homme d’honneur était supposé choisir la mort plutôt que de se soumettre à cette peine infâmante; mais Sima Qian avait besoin de quelques années encore pour parachever la mission que lui avait confiée son père et mettre le point final à l’œuvre qui, il le savait, devait lui assurer une célébrité immortelle. Il subit donc le supplice ignoble; sa pire souffrance fut d’avoir à endurer pour le restant de ses jours le mépris de ses pairs, incapables de comprendre que ce choix qu’il avait fait de survivre dans la honte plutôt que de mourir avec honneur n’était pas l’effet d’une lâcheté mais bien d’un courage supérieur. Cette brûlure de honte et de rage demeurera une composante essentielle du génie de Sima Qian: courant en filigrane dans toute son œuvre, elle vient avec une chaleur particulière en animer d’une subjectivité passionnée la dernière et plus importante partie (les soixante-dix «Vies exemplaires»); elle se projette aussi dans la théorie esthétique de Sima Qian pour qui tous les grands ouvrages de l’esprit, toutes les grandes créations littéraires sont d’abord et essentiellement des cris de colère et de douleur, une revanche contre l’humiliation et l’injustice, un victorieux plaidoyer en appel devant le tribunal suprême de la postérité et de la renommée. Après son supplice, Sima Qian se trouva réintégré dans ses fonctions officielles à la cour. En 91, la rédaction du Shi ji se trouvait à peu près achevée. On ignore quand et comment Sima Qian est mort, mais il semble qu’il ait dû survivre de quelques années à l’empereur Wudi, décédé en 87.

Poète épique et historien critique

Le Shi ji est formé de cent trente chapitres groupés en cinq parties: douze «Annales fondamentales» traitant des dynasties successives, dix «Tableaux» chronologiques, huit «Traités» exposant divers aspects du rituel, des institutions, de l’économie, etc., trente «Maisons héréditaires» traitant des grands vassaux, soixante-dix «Vies exemplaires» enfin, la partie la plus riche et la plus vivante de l’ouvrage, présentant tous les divers aspects de la condition humaine saisie à travers une série d’individus ou de groupes, tantôt illustres, tantôt obscurs, mais tous également typiques et puissamment caractérisés. S’il est possible, pour la forme de chacune de ces parties, de trouver des antécédents plus ou moins directs dans les divers genres cultivés par la littérature historique antérieure, la fusion synthétique de ces différents éléments en une seule totalité organique constitue l’originalité majeure du Shi ji. L’architecture de l’ouvrage est apparue si magistrale que l’historiographie officielle, formellement au moins, ne s’écartera plus guère de ce modèle définitif. Par contre, pour ce qui est du contenu, ces commissions de bureaucrates appointés ultérieurement par le pouvoir pour écrire la version officielle de l’histoire se montreront largement incapables de suivre – voire de comprendre! – les audaces de pensée et l’indépendance de jugement montrées par Sima Qian. Non seulement ses jugements de valeur heurtaient les préjugés de l’orthodoxie, mais sa cinglante critique de la dynastie régnante valut au Shi ji de passer à l’époque pour un dangereux «ouvrage diffamatoire».

La méthode du Shi ji est étonnamment moderne par son recours constant au doute critique, sa façon d’illustrer et de compléter l’information des sources écrites par des enquêtes menées sur le terrain. Son principe de base, éminemment scientifique, est de ne rien embellir, de ne rien dissimuler. Les procédés littéraires d’exposition sont d’une saisissante efficacité: ainsi, une même personnalité complexe peut être présentée à plusieurs reprises, à des endroits différents, vue sous des angles divers, ce qui lui donne relief et vie tout en sauvegardant le mystère ambigu de son humanité; les caractères sont peints et jugés non par l’intervention préalable d’un narrateur omniscient, mais à travers leurs propres paroles et actions, que Sima Qian remet en scène devant nous avec l’instinct d’un dramaturge ou d’un romancier.

La prose de Sima Qian s’inscrit dans la lignée directe des grands prosateurs pré-Qin et Qin, dont il retient la mâle puissance et le naturel; en même temps, une familiarité avec le lyrisme du pays de Chu lui a permis d’enrichir, d’assouplir et d’affiner cette langue sans l’énerver. Sima Qian a aussi une oreille très sûre pour les parlers populaires et les expressions proverbiales, en même temps qu’un don pour créer de frappantes images verbales. Entre l’âpre vigueur des Qin et la préciosité formaliste des Six Dynasties, la prose historique des Han – en particulier celle du Shi ji – représente un âge d’or. Les grands écrivains des Tang et des Song viendront redemander à Sima Qian le secret de ce spontané et vivant équilibre classique. À partir de l’époque Yuan, Sima Qian ne restera plus seulement un maître à écrire de la langue littéraire, mais son influence va aussi s’étendre aux genres populaires du théâtre et du roman, le Shi ji fournissant au premier un inépuisable répertoire de thèmes et de scénarios, au second ses plus typiques procédés de narration (la célèbre «objectivité» du roman chinois est directement dérivée de la méthode de l’historien).

L’influence posthume de Sima Qian a donc largement débordé le domaine spécialisé de l’historiographie pour s’imposer dans celui, plus universel, de la littérature; elle en est même venue à commander et à illustrer certaines constantes fondamentales de la psychologie, de la sensibilité et de l’imagination chinoises – d’une façon dont nous ne pourrions guère trouver l’équivalent que chez un Shakespeare pour le monde anglo-saxon. Au tréfonds de son humiliation, Sima Qian avait d’ailleurs en lui-même l’intuition de ce que serait sa revanche finale: «Si j’ai accepté de survivre dans l’ignominie et si je supporte maintenant sans mot dire de végéter sur mon fumier solitaire, c’est que je ne pouvais endurer l’idée que je m’engloutirais dans le néant sans avoir pu au préalable décharger mon cœur et faire resplendir pour les générations futures l’éclat de mon génie littéraire [...] S’il m’est donné d’achever mon ouvrage et que son existence puisse se perpétuer parmi les hommes, se transmettre par toutes les cités du monde, alors j’aurai vraiment lavé mon opprobre et, quand bien même mon supplice aurait été mille fois plus cruel, je ne regretterai rien!»

Encyclopédie Universelle. 2012.