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IDÉALISME
IDÉALISME

«La véritable philosophie doit être idéaliste», écrit Schopenhauer. D’après Bernard Bourgeois, «l’idéalisme est essentiellement la philosophie, et toute philosophie est un idéalisme»: conséquence du postulat – idéaliste – qu’il n’y a de connaissance que d’idées. Le Dictionnaire des sciences philosophiques , sous la direction d’A. Franck (2e éd., 1875), donne à lire: «L’idéalisme occupe la place la plus large et la plus éminente dans l’histoire de la philosophie et de la raison humaine [...]. C’est aux écoles idéalistes qu’appartiennent les plus grands esprits et les plus grandes productions de l’intelligence; ce sont aussi les doctrines idéalistes qui ont exercé l’action la plus puissante et la plus salutaire sur le monde...» Quoique cette opinion se soit accréditée, il serait plus équitable de dire que les grands idéalistes se distinguent par un tact philosophique singulier, un tour de main ingénieux, introuvable chez les réalistes, qui n’en ont pas l’emploi. Un exemple en est Berkeley. Rien de plus commun que de croire qu’être est une condition nécessaire d’être perçu (percevoir ce qui n’est pas relève quasiment de la pathologie). Renverser les termes du rapport, c’est le coup de génie. On connaît d’autres exemples: celui de Hegel, qui, constatant que la loi de l’abstrait est l’exclusion des contradictoires, en infère que le concret est le contradictoire; l’analyse par Hume de la causalité, toute fausse qu’elle est. Le dessin en est simple. Si la causalité est objective, il faut admettre soit une causalité formelle réductible à l’identité, soit une causalité transitive où l’effet diffère de la cause. La première est analytique et intelligible, mais dépourvue de sens physique, la seconde est physiquement significative, mais inintelligible. On adoptera donc une notion subjective de causalité dérivée de l’habitude des successions temporelles similaires. Cela rappelé, l’idéalisme a surtout une valeur critique et négative. De nos jours, la déconstruction, l’anarchisme épistémologique, le discours de l’anti-méthode, etc., sont des manifestations d’hyperidéalisme. «Toutes les époques en recul, qui s’acheminent vers la décomposition, marquent des tendances subjectives, tandis que toutes les époques de progrès affirment des tendances objectives. Notre époque tout entière est une époque rétrograde, car elle est subjective» (Johann Wolfgang Goethe, Conversations avec Eckermann , janvier 1826).

1. Les éléments de la représentation: le sujet et l’objet

Croire à la réalité de ce que nous révèlent les sens est la réaction primitive et naturelle. Les premiers philosophes grecs considéraient comme un principe du monde un élément intuitif (l’eau, l’air, le feu) élevé au rang d’abstraction. (Hegel remarquait que l’eau de Thalès n’est pas l’eau empirique: c’est une idée, non pas une chose qu’on trouve dans la nature – en fait, c’est un état ou une phase de la matière.) Plus tard, on découvre la différence entre le perçu et le pensé; de là l’attention dérive sur les prétendues erreurs des sens; certains embrassent la conclusion que le raisonnement sur des idées ou des concepts est plus sûr que les données de l’intuition. Distinguer entre le phénomène (ce qui s’atteint par les sens) et le noumène (objet de la connaissance intellectuelle ou rationnelle) est un premier pas vers l’idéalisme. Mais celui-ci ne se constitue que quand on définit le monde ou l’univers comme la représentation d’une conscience ou d’un sujet pensant.

L’idéalisme est étranger à l’Antiquité grecque et au Moyen Âge occidental. Les métaphysiques et les religions orientales portent l’empreinte de l’idéalisme. En Occident, l’idéalisme a été préparé par la réflexion sur le mode d’être des idées et sur les rapports entre l’intelligence et la réalité. Il n’est pas indifférent que les penseurs qui sont à l’origine des métaphysiques idéalistes soient des théologiens ou des ecclésiastiques. Dans la philosophie occidentale, l’idéalisme finit par dégager une notion d’activité intellectuelle indifférente au contenu («N’importe quoi marche»), ou bien il libère les tendances pragmatiques (méthode expérimentale, idéologie de l’efficacité, cynisme, etc.). En Orient, les métaphysiques idéalistes ont pour conséquences pratiques la contemplation et l’inaction.

La tradition scolastique distingue les divers types de réalité dont les idées sont dotées: matérielle, objective, formelle. Dit des idées, le terme «matériel» les désigne en tant que modes ou façons de la pensée d’un sujet, opérations intellectuelles, modifications de la conscience: la matérialité de l’idée est son étoffe mentale. «Objectif» signifie «qui est dans l’intelligence», présenté (objectum ) à l’entendement (quod objicitur intellectui ), ce qui est représenté en tant que distinct de l’acte par lequel il est représenté ou pensé et qui peut être appelé le représentatif. (Représenter signifie tenir la place de la chose et la présenter à la pensée.) «Formel» s’applique à ce qui est cause des représentations objectives, l’idée revêtant une forme en représentant quelque chose, un arbre, une maison, etc. (La forme est, d’après Aristote et les thomistes, un principe d’actualité.) Avoir une réalité formelle, ou exister formellement, équivaut à être dans un substrat, un support ou un sujet, autrement dit être subjectivement. «La façon d’être par laquelle une chose est objectivement ou par représentation dans l’entendement par son idée» s’oppose à la façon d’être formellement, qui «appartient aux causes de ces idées». En résumé, la logique des écoles, au moins jusqu’au XVIIe siècle, enseignait qu’une entité existe objectivement dans la représentation ou dans l’idée que nous avons de cette entité, formellement ou subjectivement dans l’être représenté par cette idée. (Voir André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , art. «Objectif», et Charles Renouvier, Essais de critique générale , 1912, I, I, 1re partie.) Cet usage des mots «subjectif» et «objectif» fidèle à la tradition scolastique, qui a des exemples chez Descartes et Spinoza, encore présent dans Schopenhauer, est à peu près le contraire de l’usage actuel.

Le sens du mot «objectif», qui s’est substitué à «subjectif» dans l’ancienne acception de subsistant en soi, indépendamment de toute idée ou connaissance, n’a pas cours en philosophie depuis Kant, parce que les philosophes en grande majorité sont idéalistes: une réalité en soi, qui ne serait pensée par aucun esprit, échapperait totalement, et cette condition équivaudrait à l’inexistence: «La connaissance constitue un monde qui est pour nous le monde. Au-delà, il n’y a rien; une chose qui serait au-delà de la connaissance serait par définition l’inaccessible, l’indéterminable, c’est-à-dire qu’elle équivaudrait pour nous au néant» (Léon Brunschvicg, 1897). L’objectivité au sens kantien résulte de l’application à l’expérience des formes de l’intuition (espace et temps) et des notions de l’entendement (catégories, éléments principaux de la représentation suivant Octave Hamelin): c’est donc une objectivité subjective. «Bien que les pensées soient, suivant Kant, des déterminations générales et nécessaires, elles ne sont cependant que nos pensées [...]. Ce qui fait, au contraire, la vraie objectivité de la pensée, c’est que ces pensées ne sont pas simplement les nôtres, mais qu’elles constituent aussi l’en soi des choses et du monde objectif en général» (Hegel, in Henri Lefebvre et N. Guterman dir., Morceaux choisis , no 30, 41, 1939). L’objectivité se prendra comme la propriété d’une connaissance d’être commune à tous les êtres pensants (Henri Poincaré) ou comme le caractère d’une connaissance sur laquelle peut s’établir un consensus raisonnable (objectivité faible de Bernard d’Espagnat). Il ne peut pas y avoir indépendance de l’objet par rapport au sujet, puisque l’objet est le représenté et que le représenté dépend de la représentation où il apparaît.

L’idéalisme ne se borne pas à mettre le monde entre parenthèses. Le monde est la représentation d’une conscience et, à part de la conscience, il n’y a pas d’autre réalité que l’objet dans la représentation. L’objectivité de cet objet est toujours relative au sujet; son statut est celui d’un représenté.

Une sensation, une perception, une image, un souvenir, un jugement sont des exemples de représentation ou d’élément représentatif. Le spectacle perçu, le contenu du souvenir, de l’image ou du jugement sont des représentés.

Entendre par objectif ou objectivé ce qui est donné dans la représentation ou représenté n’est pas inacceptable pour le réaliste. Il en est de même de certaines conséquences immédiates: qu’il n’y a pas de représenté sans représentation ou sans correspondance avec un représentatif – rien ne peut être donné que dans une représentation; qu’un représenté auquel ne correspondrait pas d’objet dans la représentation échapperait complètement – ce serait du pensé non pensé ou du perçu non perçu, contradiction. Réciproquement, il n’y a pas de représentatif sans représenté. Ce qu’on n’accepte pas, quand on est réaliste, c’est la non-existence d’une réalité en soi, indépendante des représentations, et à laquelle nos représentations sont conformes, quand elles sont vraies. Cette non-existence peut s’inférer du dilemme suivant, typique de l’idéalisme: ou bien ce réel en soi n’a aucun rapport avec la représentation – il n’est pas représenté (alors nous n’en avons aucune connaissance, nous ne perdons rien à le négliger); ou bien ce réel en soi entretient un rapport avec les représentations – alors ce rapport y est donné et, avec celui-ci, son terme, c’est-à-dire ce prétendu réel en soi, qui est donc le représenté d’un représentatif (voir Charles Renouvier, loc. cit. , pp. 5-25). Ce raisonnement est inattaquable. La conséquence à tirer pour un réaliste est de s’abstenir de poser en termes de représentation le rapport entre la conscience et la chose.

2. Les problèmes cartésiens et l’idéalisme

Descartes

Descartes accorde aux idées une existence objective, c’est-à-dire en tant qu’elles sont des représentations. Elles sont le terme immédiat du connaître: «Je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eues en moi et je me garde de rapporter mon jugement immédiat aux choses, et de leur rien attribuer de positif, que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées, mais je crois aussi que ce qui se trouve en ces idées est nécessairement dans les choses» (Lettre à Gibieuf, 1642). Cela circonscrit l’idéalisme de Descartes, qui réside surtout dans l’importance accordée aux données de conscience et aux idées que nous trouvons en nous, comme sources ou moyens de connaissance certaine.

Descartes reproduit les distinctions scolastiques. «Par la réalité objective d’une idée, j’entends l’entité ou l’être de la chose représentée par cette idée en tant que cette entité est dans l’idée» (Réponses aux secondes objections ): c’est la chose comme objet dans notre esprit ou dans notre représentation. Les idées, «toutes et quantes fois qu’elles sont considérées en tant qu’elles représentent quelque chose, ne sont pas prises matériellement, mais formellement» (Réponses aux quatrièmes objections ).

Que l’esprit connaît les choses seulement par les idées qu’il en a ne saurait guère être contesté, et peut servir de prémisse commune à l’idéalisme et au réalisme. L’esprit n’atteint les choses que par ce qui lui en est présenté. En plus, l’idéalisme considère que la réalité objective des idées tient lieu de réalité extérieure ou indépendante: cette réalité des idées est la réalité tout court, plutôt que simplement l’objet de la connaissance et dans la connaissance. Par suite, la connaissance ne connaît qu’elle-même: c’est là une conséquence très éloignée de l’opinion de Descartes et que les cartésiens évitent en supposant que Dieu est source de nos idées ou bien que nous trouvons nos idées en lui. Descartes maintient que les idées (du moment qu’elles sont claires et distinctes) ont une réalité formelle, c’est-à-dire une cause dans un sujet, lequel peut être soit Dieu, soit la nature propre de l’individu pensant (idées innées), ou encore les choses extérieures, qui envoient une image dans l’esprit: «Je ne vois rien qui me semble plus raisonnable que de juger que cette chose étrangère envoie et imprime en moi sa ressemblance plutôt qu’aucune autre chose.» Le sensualisme, commun aux thomistes et aux occamiens, apparemment conservé par Descartes, postule une similarité du connaissant, ou plutôt de l’acte de connaître, et du connu. Cette similarité doit s’entendre «selon la forme», ce qui évite l’absurdité d’admettre que l’idée du cercle est circulaire, celle d’espace, spatiale, etc.

Descartes n’est pas idéaliste techniquement; il l’est d’une façon indirecte, par le doute méthodique à l’égard des sens, par l’insistance à marquer que la connaissance des choses sensibles dépend de la connaissance de l’esprit par lui-même, par l’explication mécaniste (c’est-à-dire par figure et mouvement), qui rend vraisemblable l’existence d’un écart entre ce que nous présentent les sens et ce que sont les objets hors de nous.

Malebranche

L’idéalisme est le fait de penseurs qui viennent après Descartes. Plus cartésiens que le maître, ils sont tout près de trouver en lui des vestiges de scolastique et d’infrarationnel. Malebranche et Berkeley, dont les doctrines comportent des analogies et des différences, sont des ecclésiastiques en réaction contre le thomisme et l’aristotélisme, qu’ils jugent trop laïques. Ils ne se doutent pas qu’ils jettent les bases de l’idéalisme. Ils ont en vue la gloire de Dieu et croient travailler à la construction d’une philosophie plus chrétienne. Ironie de l’histoire, l’idéalisme, apte à servir plusieurs autorités, est un type de philosophie très approprié aux besoins idéologiques de l’athéisme: supprimée la référence au Dieu source de nos idées, celles-ci tiendront lieu de réalité indépendante. L’homme est le créateur de l’univers qu’il connaît, et il n’y en a pas d’autre: «Il n’y a rien au-dessus de l’humaine compréhension.»

Le point de départ de ces penseurs n’est pas un problème de théorie de la connaissance; c’est une question d’ontologie, celle des rapports de l’étendue et de la perception (plus spécifiquement, pour Malebranche, l’union corps-esprit). Malebranche commence par constater, après Descartes, que nous ne connaissons les choses extérieures que par l’intermédiaire de nos idées. Dans la perception, nous ne sortons pas de nous-mêmes et, quand nous voyons le Soleil et les étoiles, «nous n’allons pas nous promener dans les cieux» pour les contempler. L’objet immédiat n’est pas le Soleil, mais «quelque chose qui est intimement uni à notre âme et c’est ce que j’appelle idée [...], ce qui touche et modifie l’esprit de la perception qu’il a d’un objet». Développant le même exemple, Malebranche affirme que les seules étoiles que nous puissions voir – auxquelles l’âme se puisse unir dans la perception – ne sont pas dans les cieux. Ce sont des idées. Car des objets matériels étendus ne peuvent pas s’unir à l’âme inétendue. «C’est une même chose à l’âme d’apercevoir un objet et de recevoir l’idée qui le représente.» L’impossibilité de concevoir une interaction entre la pensée et l’étendue transforme le problème de savoir comment nous connaissons les objets en celui de savoir comment nous connaissons les idées de ces objets. La solution idéaliste consisterait à remplacer les objets par les idées ou à faire passer la nature dans la représentation en postulant que la réalité objective des idées équivaut à leur réalité. C’est à peu près ce que font Berkeley et Malebranche, qui suppriment la valeur représentative des idées. Sous la réserve que, pour le premier, les sensations, identiques aux idées, étant les choses, ne peuvent pas en être représentatives, tandis que, pour le second, les choses sont autres que les sensations qui nous les représentent; au lieu de cela, les idées, que nous voyons en Dieu qui les produit, sont les vraies choses.

La critique de l’union substantielle est donc à l’origine de la métaphysique malebranchienne. Pour Descartes, l’union substantielle est un fait d’expérience réfractaire à la pensée pure, qu’on se rend présent par l’imagination. Elle se vit et ne se théorise pas. Les intellectuels de l’époque, rendus exigeants par la pratique du cartésianisme, ne se contentent pas de cette explication. Ils la jugent insuffisante du point de vue de la connaissance «rationnelle», c’est-à-dire celle qui procède par idées claires et distinctes.

L’abandon des espèces émises et des causes transitives a laissé une lacune entre les phénomènes de la pensée et ceux de l’étendue-matière. C’est le point à partir duquel les hypothèses des cartésiens divergent. S’en remettre à Dieu pour le soin d’assurer la communication des substances est sans doute la seule solution possible dans le cadre d’une ontologie occamienne. L’isolement cartésien des substances et le rejet des formes ou qualités substantielles dérivent du nominalisme occamien (Omne quod est est singulare : seuls existent les individus qui sont non reliés). De même, la version cartésienne de la création continuée a pour origine le Dieu d’Ockham, qui agit de potentia absoluta . Cette filiation contient la source des difficultés touchant la causalité, ainsi que leur remède (les causes motrices, placées en Dieu, puis, avec Malebranche, l’abaissement des causes secondes au rang d’occasions). En pensant à l’évolution ultérieure (la substitution des lois aux causes, et ce qui s’ensuit), on pourrait dire que l’ontologie discontinuiste d’Ockham (les individus séparés dans l’étendue) est indirectement à l’origine du positivisme et de l’expérimentalisme.

Au défaut de communication directe entre les substances individuelles, les systèmes classiques (Spinoza, Leibniz, Malebranche, Berkeley) suppléent par la communication commune de ces substances avec une cause unique des modifications qu’elles subissent.

La causalité efficace ne rentre pas dans l’ontologie des rationalistes classiques. Rendre compte de l’ordre du monde en termes de rapports entre des figures et des mouvements laisse un résidu, l’origine de tous ces rapports, laquelle doit s’attribuer à une volonté créatrice, celle de Dieu. La cause efficiente ne peut recevoir de place dans ces systèmes que comme principe de tous les effets. Cette situation lui est dévolue par les systèmes de Malebranche et de Berkeley.

L’idéalisme se reconnaît à plusieurs indices: l’abaissement de la connaissance sensible devant l’intuition intellectuelle et le problème de «fonder l’objectivité» (la validité universelle indépendante des sujets individuels) de la connaissance. (Il ne s’agit pas de montrer que la représentation est conforme à la réalité, que les choses sont comme on dit qu’elles sont, ce qui est exclu puisque nous ne connaissons les choses que par la représentation que nous en avons.) La recherche d’un prétendu fondement de l’«objectivité» doit donc être celle d’un fondement de l’accord des esprits: que cet accord est fondé signifie qu’il a une raison, qu’il consiste en des représentations «de droit», par différence d’avec des représentations «de fait». (La distinction du fait et du droit, variante de celle qu’on pose entre empirique et a priori, est typique de la langue de bois idéaliste.)

Descartes prépare la doctrine malebranchienne de la relativité de la connaissance sensible. Il montre que l’âme contribue à la perception, qu’elle identifie les qualités premières comme les vraies qualités des objets, tandis que les qualités secondes sont des modifications de notre sensibilité (des «sentiments»). En conséquence, les objets ne sont pas entièrement semblables aux idées que nous en formons. Malebranche systématise ces éléments de critique de la connaissance sensible: les sens nous informent de l’utilité et de la nocivité des choses pour notre survie, sans être primairement des moyens de savoir. Descartes le suggère (Méditation VI , et Principes de la philosophie , II, paragr. 3): «Nous connaissons ordinairement par le moyen de nos sens ce en quoi les corps de dehors nous peuvent profiter ou nuire, mais non pas quelle est leur nature, si ce n’est peut-être rarement et par hasard.» Mais le savoir ne commence pas à la sensation! Selon Malebranche, les perceptions ou bien sont représentatives de données internes, c’est-à-dire d’elles-mêmes (selon l’exemple de la douleur), ou bien nous procurent une représentation confuse et erronée de leurs objets (même les sensations internes peuvent nous tromper). Parler d’erreurs des sens dans le contexte malebranchien est-il impropre? C’est plutôt que nous interprétons à faux les renseignements que les sens nous fournissent; nous imaginons à tort qu’ils concernent les choses et les états de choses réels, quand ils concernent les rapports des choses avec notre corps (Recherche de la vérité , I, V). C’est précisément ce qu’on entend par erreur des sens: on ne peut pas soutenir que les sens nous donnent des informations fausses en elles-mêmes; sinon nous n’aurions aucun moyen de le savoir. On est bien forcé de dire que l’interprétation ordinaire, naïve et naturelle des données des sens nous fourvoie. Il faut l’écarter et attraper les idées claires et distinctes. L’«intelligibilité», entendons la connaissabilité, sera assurée sans supposer l’existence ni l’action de choses extérieures sur notre esprit. Nos perceptions ne sont pas représentatives d’objets corporels à la manière que nous croyons spontanément. Ce sont les idées claires et distinctes qui sont représentatives d’objets intelligibles. Les vrais objets matériels, nous ne les voyons que par l’intermédiaire d’entités (les idées claires et distinctes) représentatives de réalités intelligibles, c’est-à-dire connaissables par intellection pure. Nous connaissons la matière par la médiation de l’intelligible, le visible par le détour de l’invisible. Par la vision en Dieu, qui consiste à participer aux idées de tous les êtres que Dieu contient en lui puisqu’il les a produits, nous dépassons la subjectivité des données de conscience. En s’élevant à l’«intelligible», la connaissance s’élève au-dessus du niveau des «sentiments»; elle atteint celui de la communicabilité et du consensus.

Quelle est la portée de cette conception? Que Dieu pense à notre place, puisque nos idées sont en lui. Par ailleurs, Dieu agit à la place des créatures: ainsi, les chocs sont les occasions pour Dieu de mouvoir les corps, les volitions les occasions pour Dieu de mouvoir nos membres. Nous ne faisons rien, Dieu fait tout (c’est l’antipode du Dieu d’Aristote). Nous ne pensons rien, Dieu pense tout. L’action physique, la puissance causale ne nous appartiennent pas et nous ne sommes pas à même d’en approfondir le mécanisme. Ce qui de la causalité nous est accessible, ce sont les causes-relations, les consécutions dont nous constatons le retour et qui expriment les lois générales de l’action divine. Un univers d’apparences, trompeuses tant que nous les interprétons naïvement, sur la base de nos sens plutôt que sur celle des idées claires et distinctes, une causalité-rapport, une science de lois des phénomènes destituée d’ontologie, les sens subordonnés à l’entendement qui impose une connaissance vraie: les ingrédients de l’idéalisme des professeurs sont tous réunis.

Berkeley

Berkeley a construit le prototype de la métaphysique idéaliste, son épure la plus audacieuse et la plus simple. Il rejette l’existence d’un monde matériel (immatérialisme). Seul existe le monde sensible; l’entendement, autant qu’il va au-delà de la perception, fabrique des artefacts et des schémas instrumentaux: la connaissance se réduit à l’intuition et la déduction est un instrument. La sensation est immédiatement vraie; elle est le réel lui-même; elle n’est pas représentative du réel. Nos idées sont les choses; ou bien l’on peut dire: «Être est être perçu» (esse est percipi ). La réforme de Berkeley consiste à affirmer que rien n’existe en dehors de la représentation, laquelle est donc coextensive à la réalité. Des objets ne peuvent pas être causes de nos représentations. La relation causale est interne à la représentation; elle relie des représentations, et non pas la représentation à quelque chose d’autre qu’elle, qui serait non susceptible de représentation. De même, les corps sont dans l’espace, dont l’extériorité est dans la représentation. La représentation est celle d’une conscience: le cerveau, l’activité cérébrale, l’ego, etc., sont inclus dans la représentation. Celle-ci existe objectivement dans la conscience, sans qu’il y ait de sujet matériel extérieur pour les propriétés représentées. Ce genre de retournement du réalisme se retrouve chez d’autres grands idéalistes, par exemple chez Schopenhauer. De nos jours, Erwin Schrödinger raisonne de la même façon: la condition pour éviter l’absurdité, «c’est que nous pensions que tout ce qui arrive a lieu dans notre représentation du monde, sans substituer à celle-ci un substrat matériel comme un objet dont elle serait la représentation, substrat vraiment superflu» (Ma Vision du monde , 1961, chap. II de la 2e partie, trad. franç. p. 106). Cela décrit fidèlement ce que fait Berkeley: aux sujets des propriétés physiques ou mécaniques substituer un réseau de représentations objectives («objectif» et «subjectif» étant pris au sens scolastique qu’on a évoqué plus haut). Reste à expliquer l’origine de ces idées ou de ces représentations. Conformément à la règle selon laquelle seul un esprit peut affecter un autre esprit, Berkeley les attribue à Dieu, qui nous fait percevoir les idées convenant aux circonstances. On retrouve donc, dans ce système aussi, la causalité divine. Comment Dieu distribue-t-il les idées entre les consciences individuelles de façon cohérente? Berkeley ne l’indique pas. Malebranche a pour cela l’hypothèse des causes occasionnelles, Dieu produisant en nous les impulsions et les sentiments d’une manière concordante suivant un plan général. Sur ce point, l’occasionnalisme converge avec la doctrine de l’harmonie préétablie. En ce qui concerne Berkeley, il faut supposer qu’il admet une sorte d’occasionnalisme implicite, mais, remarque Charles Renouvier (Histoire et solution des problèmes métaphysiques , 1901, chap. XXXI, p. 251), «on ne comprend pas comment la mise en accord de tous les rapports qui, en tant que particuliers, ont leurs termes en Dieu directement peut revêtir l’aspect d’une loi naturelle». L’auteur – pourtant idéaliste convaincu – s’étonne de la conservation des apparences à travers les intervalles de temps au cours desquels les choses ne sont pas perçues: «Il devient incompréhensible que les apparences soient conservées quand l’observateur est absent, et se rétablissent pour lui quand il revient au lieu et dans les circonstances où il les attend. Les choses [ce sont les idées sensibles] existent donc ou n’existent pas selon qu’elles ont ou non des spectateurs éventuels!» (ibidem , p. 252). Les physiciens quantistes ne craignent point cette conséquence: la trajectoire d’un électron, durant qu’elle n’est pas observée, n’existe pas et il n’y a rien à en dire.

La désubstantialisation passe pour être l’œuvre des idéalistes du XIXe siècle (Auguste Comte, Charles Renouvier, Ernst Mach). Les empiristes classiques ont achevé ce que Malebranche a commencé; ils ont fait le gros du travail, Berkeley en dissolvant la substance matérielle comme substance formant le substrat des qualités, Hume en dissolvant la substance pensante qui était le support des idées innées.

On ne peut pas classer Spinoza et Leibniz parmi les idéalistes. Leibniz admet l’existence en soi d’objets indépendamment du fait qu’ils sont représentés. En outre, il existe une harmonie qui garantit l’accord entre les perceptions et les choses sans qu’il y ait, de celles-ci à celles-là, relation de cause à effet au sens d’une causalité transitive: la cause formelle dispense de l’interaction physique, réputée inintelligible par Leibniz comme par Descartes. Spinoza croit à une correspondance infaillible et automatique entre l’ordre des idées et celui des choses, quand les premières sont «adéquates»: la confiance, même exagérée, en la connaissance rationnelle peut bien passer pour du dogmatisme; elle n’est pas spécifique de l’idéalisme. Pour qu’il y ait idéalisme, il faut poser une identité entre l’être et l’être connu.

3. Kant: la métaphysique ramenée à une épistémologie

Berkeley a eu l’inspiration fondatrice; Kant l’a développée de manière à en tirer une théorie de la connaissance plausible. L’univers berkeléyen, qui consiste dans les idées que Dieu met en nous, paraît trop instable pour que la notion de loi ou de régularité se fasse jour: il faut que Dieu assure à chaque instant la concordance entre les représentations des consciences. En expliquant l’espace et le temps comme des formes fixes de l’intuition, Kant donne une assise à nos connaissances. L’idéalisme de Kant diffère de celui de Berkeley en évitant d’identifier l’être en soi au phénomène; il identifie seulement l’être pour nous à l’apparaître, mais ce qui n’apparaît pas, demeurant inconnaissable, est pour nous comme s’il n’existait pas. Ceux qui en font la remarque, ou bien éliminent la chose en soi comme inutile, ou bien concluent que, en dépit de ce que Kant lui-même affirme, pour lui également esse est percipi .

En ce qui concerne la métaphysique, qui, avec Leibniz et Wolff, prétend faire des hypothèses ontologiques à l’aide des seules lumières de la raison, la pluralité des écoles, le manque de consensus et de résultats bien établis semblent à Kant témoigner contre elle. D’après les rationalistes classiques, les principes et les idées de la raison pure sont aussi les principes de la réalité en soi, «l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses» (Éthique , II, prop. VII). Pour Kant, ces principes régissent notre conception des choses; ils valent donc pour nos représentations, non pas pour le réel en soi. En conséquence, affirmer qu’un savoir véritable s’élaborera par le jeu logique de ces principes et des concepts qui en dérivent, sans liaison avec l’expérience, est illusoire. Les éléments utilisés dans la construction des systèmes métaphysiques sont a priori, mais cet a priori n’a de valeur qu’appliqué à une matière qu’on doit chercher dans l’expérience. Cette matière, l’intuition empirique la donne. Là-dessus, l’obscurité du texte de Kant justifie les critiques de Schopenhauer (Le Monde comme volonté et comme représentation , 1859, Appendice). L’objet de l’intuition diffère de l’intuition elle-même, il est irreprésentable. Il est la chose en soi, dont nous postulons l’existence et que nous assignons comme correspondant à l’intuition. De cette chose en soi, qui constitue un au-delà de la représentation, on ne peut rien dire; la relier causalement à la représentation serait incorrect et transformerait le système en une doctrine de l’intuition intellectuelle ou bien le ferait dévier vers l’empirisme de Locke. Il faut donc simplement placer l’origine de la représentation dans la chose en soi, qui n’en garantit ni l’adéquation ni la vérité.

Un en-soi inconnaissable, qui d’ailleurs ne contribue rien à la connaissance sauf l’impulsion initiale – le fait brut qu’il y a de l’existence –, est nécessaire pour assurer, d’une part, l’idéalisme de la représentation (nous ne connaissons que des phénomènes), d’autre part, l’impossibilité d’atteindre un savoir quelconque sans passer par l’expérience. Cela justifie les sciences d’étudier les faits et interdit les spéculations rationnelles. La métaphysique se reconvertira en épistémologie. Kant et les positivistes se rejoignent en prescrivant «l’abstention de toute métaphysique». La principale différence est que la recherche en théorie de la connaissance, laissée ouverte par Kant, est close et achevée pour les disciples de Comte. Sur cette voie, le système kantien préfigure les «tendances nouvelles», par exemple la philosophie linguistique ou analytique, où les problèmes de choses sont réservés aux sciences (notamment expérimentales), et les énigmes verbales dévolues aux philosophes. Ceux-ci ne toucheront à rien; leur tâche consiste à prendre conscience du fait que les questions métaphysiques sont des vapeurs issues d’un emploi pathologique de la langue. Ce genre de réductionnisme est moins révolutionnaire qu’on ne le croit. Léon Brunschvicg, dans sa thèse de 1897 sur La Modalité du jugement , définissait déjà la philosophie comme «la connaissance de la connaissance» (chap. I, p. 281 de la 3e éd., 1964): nous devons explorer les conditions de possibilité a priori du savoir, «faire un départ entre les principes de notre activité interne, non pas tenter l’explication des choses» (p. 283). D’autres suggèrent de faire de la philosophie une connaissance sans objet. D’après E. Gellner (Words and Things , 1959), la philosophie linguistique convient le mieux à une classe de gens intellectuellement oisifs et désireux de le rester. Ce n’est là, sans doute, qu’un écho lointain de la critique kantienne, son prolongement dérisoire dans un idéalisme dégénéré. La conclusion qui suit, plus prudente, semble incontestable: l’épistémologie de Kant a pour base les formes de la perception (existence objective de l’espace et du temps) et de la logique (catégories); l’épistémologie positiviste a pour base les faits. La première «part» donc de structures a priori; la seconde commence comme une philosophie de la Chose. Elles convergent bientôt. Du point de vue positiviste, la raison, qui s’affranchit peu à peu des hypothèses chimériques, se donne les règles de la «méthode expérimentale», par où l’esprit, renonçant à projeter sur des sujets extérieurs les concepts de substance et de cause, découvre des séquences régulières d’événements et les décrit par des lois. Du point de vue kantien, l’idée de loi correspond à une tendance à l’ordre inscrite dans la raison humaine. Dans les deux systèmes, la connaissance atteint des phénomènes, autre nom du représenté ou de la représentation; les lois sont celles des phénomènes, donc relatives au sujet de la pensée. Elles énoncent les rapports des phénomènes ou des représentations.

4. L’idéalisme et la philosophie de la physique

On rencontre fréquemment deux opinions: que le réalisme est naturel aux sciences; que la philosophie est nécessairement idéaliste. La première de ces affirmations a pu être vraie pour certaines théories. Émile Meyerson a soutenu qu’elle est vraie et que les thèses positivistes-idéalistes vont à contre-fil de la pratique des savants. Par exemple, Comte interdit de formuler des hypothèses sur «le mode de production des phénomènes», c’est-à-dire sur les substances et les causes; les sciences doivent répudier toute ontologie et s’en tenir aux lois, relations quantitatives constantes. Meyerson (De l’explication dans les sciences , 1927) montre que ces consignes n’ont jamais été écoutées. Les scientifiques cherchent à expliquer les lois. Il n’est pas vrai non plus qu’ils écartent tout engagement ontologique; et, s’ils éliminent une partie de l’ontologie du «sens commun» ou du «réalisme naïf», c’est parce que ses entités ne sont pas assez réelles, trop «subjectives» ou trop dépendantes de la sensation. D’ailleurs, Comte avait assez d’expérience du métier pour reconnaître, dans les «grossières mais judicieuses indications du bon sens vulgaire», le «véritable point de départ éternel de toute sage spéculation scientifique». Enfin, la science complète le réel qu’elle admet par un virtuel soit emprunté à l’imaginaire mathématique, soit constitué par des objets ou des actions hypothétiques, supposées rendre compte de ce qui est observé (atomes, particules d’échange, principes de stationarité, etc.).

La philosophie exerce-t-elle une influence sur les scientifiques? Ceux-ci sont eux-mêmes très discrets là-dessus. Ils ont souvent un philosophe préféré, les biographies nous l’apprennent. Mach se réfère à Hume; Josiah Willard Gibbs, qui propose une conception subjectiviste de l’entropie, a des penchants idéalistes; Albert Einstein admire Spinoza, Niels Bohr se réfère à Kant, Schrödinger et Luitzen E. J. Brouwer aux métaphysiques orientales... On a dit que les savants écrivent leurs préfaces à la lumière de ce qu’ils croient qu’ils pensent et qui n’est pas forcément conforme à ce qu’ils font. Appliquée à ceux dont on vient de citer les noms, la remarque est erronée: leurs théories scientifiques, celles auxquelles ils ont travaillé, sont en harmonie avec leurs choix métaphysiques. La seule grande théorie physique marquée au coin de l’idéalisme est la mécanique quantique dans son évolution depuis les années 1925. Il est remarquable que les physiciens réalistes, Albert Einstein et Louis de Broglie, se sont tenus à l’écart de son développement, après avoir participé à sa création. L’impression que la physique est devenue idéaliste a été renforcée par la philosophie des sciences, imprégnée d’idéalisme à de rares exceptions près. S’effectue d’ailleurs une sorte de chassé-croisé: les philosophes s’imaginent que la science est idéaliste; les scientifiques, lisant les philosophes, dont la technicité parfois les abuse, emboîtent le pas. Comment s’est établie la réputation inductiviste de la physique newtonienne? Qui a mis en circulation l’opinion que la science ne saurait pénétrer jusqu’à l’essence des phénomènes, mais seulement donner les rapports des représentations? Il se peut que les philosophes, par crainte d’être taxés d’aristotélisme, se soient hâtés de donner des gages au positivisme.

En tout cas, l’idéalisme en science n’est pas une tendance nouvelle. Dans l’Antiquité grecque, il apparaît sous forme d’instrumentalisme. Pierre Duhem en a retracé l’histoire (Sôzein ta phainomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée , 1908). Platon opposait la méthode des astronomes à celle des physiciens. La première consiste à reconstruire les orbites des corps célestes de manière que les résultats des calculs coïncident avec les observations. La seule contrainte est de «sauver les apparences». Pour le reste, les astronomes ont la plus grande liberté dans leurs hypothèses: leurs théories sont des expédients de calcul, des fictions mentales commodes. Tout autre est la situation du physicien qui décrit la réalité et dont la théorie n’est recevable qu’à condition d’être vraie (conforme à la réalité). Cette opposition entre instrumentalisme et réalisme a refait surface lors du procès de Galilée. Celui-ci eût gagné sa cause s’il avait admis l’interprétation, suggérée par Osiander, selon laquelle il est indifférent de supposer une Terre immobile et des épicycles planétaires, ou bien un Soleil immobile, une Terre en mouvement, et point d’épicycles. D’une manière comme de l’autre, les apparences (ta phainomena , ce qui se présente à l’observation) sont sauves. Au lieu de se borner à dire que sa théorie n’est vraie qu’à titre d’hypothèse arbitraire (ex suppositione ), Galilée soutient qu’il a démontré le mouvement de la Terre. Suivant Duhem, il se méprend sur la méthode expérimentale. Pour prouver la réalité du mouvement terrestre, il ne suffit pas que les apparences le vérifient; il faudrait prouver que toute autre hypothèse que celle du mouvement terrestre est incompatible avec les apparences. Duhem conclut que Osiander et Robert Bellarmin entendaient la méthode expérimentale mieux que Kepler et Galilée. Il est significatif que Descartes accepte l’ancien sens instrumentaliste et idéaliste du mot «hypothèse»: «Dieu a une infinité de divers moyens par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent [...]. Et je croirai avoir assez fait, si les causes que j’ai expliquées sont telles que tous les effets qu’elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m’enquérir si c’est par elles ou par d’autres qu’ils sont produits» (Principes de la philosophie , paragr. 204).

Ce que Duhem approuve dans les adversaires de Galilée, c’est qu’ils interdisent à la physique de faire des conjectures ou des spéculations sur un niveau de réalité qui serait sous-jacent aux phénomènes. Là-dessus, il s’accorde avec Comte. D’une certaine façon, les fictions de la méthodologie instrumentaliste correspondent à ce virtuel à défaut de quoi on ne peut pas comprendre la physique (on manque le principe de la moindre action si l’on ne voit pas qu’il suppose qu’on plonge la trajectoire réelle dans un champ de trajectoires virtuelles dont elle se distingue par une propriété d’extremum). Duhem n’est d’ailleurs pas strictement positiviste; il pense qu’une méthode uniquement quantitative ne peut pas suffire à nous éclairer sur la nature du monde physique. Persuadé qu’il faut effacer de la physique toute trace de «réalisme naïf», la méthode axiomatique, introduite par Heinrich Hertz, lui semble bienvenue. Cette méthode, en quelque domaine que ce soit, repose sur la perception d’analogies de comportement entre des êtres de nature différente. Elle présente l’avantage d’éviter d’avoir à reconnaître l’existence de substances ou d’entités qu’on ne sait pas expliquer (forces en mécanique, courant électrique, etc.) et satisfait au principe de relativité de Charles Renouvier: «La nature de l’esprit est telle que nulle connaissance ne peut être atteinte et formulée, et par conséquent nulle existence réelle conçue, autrement qu’à l’aide de ses relations, et en elle-même, comme système de relations» (Les Dilemmes de la métaphysique pure , p. 11, 1901). Faire abstraction de ce que sont en soi les objets, en ne conservant que les relations qu’ils vérifient, permet de couper court au «réalisme naïf», que Duhem pourchassait dans les modèles de la mécanique et de l’électromagnétisme. C’est derechef de l’idéalisme. D’un autre côté, Duhem assigne à la théorie physique d’être «une classification naturelle des phénomènes», ce qui le sépare des instrumentalistes et des opérationnalistes...

Les professions de foi nettement idéalistes sont rares chez les scientifiques, quelques physiciens quantistes exceptés. D’après Wolfgang Pauli, «la Science est le reflet de l’homme dans le miroir de la Nature»; Niels Bohr affirme que la physique n’a pas pour objet les lois de la nature, mais plutôt les lois de notre connaissance de la nature. D’après Léon Brillouin, «les lois de la Nature nous sont inaccessibles; nous n’obtenons que les lois de nos modèles représentatifs, et cela nous suffit» (Vie, matière et observation , Albin Michel, Paris, p. 233, 1959). On cite souvent Arthur S. Eddington et sa parabole idéaliste de l’empreinte de pas déposée sur le Rivage de l’inconnu, qui se révèle être la nôtre. Ces clichés littérairement parfaits sont la réfraction, en une image brillante, des lourdes dissertations des philosophes idéalistes. Ils se font mutuellement écho et sont dictés par un sentiment personnel ou par le Zeitgeist , plutôt qu’imposés par des preuves logiques ou empiriques. Les propos mentionnés vont à l’encontre d’une tradition réaliste héritée des Grecs suivant laquelle «les lois étaient en vigueur avant que les hommes les aient trouvées» (Max Planck; pour d’autres textes, Émile Meyerson, De l’explication dans les sciences , 1927, chap. I). Si nos théoriciens idéalistes ont raison, il faut tenir pour erroné l’idéal d’objectivité de l’ancienne physique, fondée sur la croyance en l’indépendance de la chose par rapport à l’observateur. En principe, quand on effectue une opération de mesure, on espère que la grandeur trouvée est celle de l’objet quand on ne le mesure pas. Il n’en est pas ainsi en microphysique, mais on peut convenir d’appeler petit un objet que l’observation modifie, et grand un objet qu’elle n’altère pas...

Les propos le plus ouvertement idéalistes se rencontrent avec le plus de fréquence sous la plume d’épistémologues professionnels. On se bornera à mentionner Arthur Hannequin (Essai critique sur l’hypothèse des atomes , p. 4, 1899): «Notre esprit [...] ne sait des choses, en un mot, que ce qu’il y retrouve de sa propre substance, que ce qu’il y projette; il ne connaît pleinement que ce qu’il crée. Ainsi la science, dans la proportion même de sa rigueur et de sa certitude, est-elle par excellence une création de notre esprit.»

5. Les mathématiques et l’idéalisme

La réalité mathématique se présente sous trois aspects: entités, conceptions abstraites, symboles. Privilégier l’un de ces aspects à l’exclusion des autres donne à chaque fois une philosophie des mathématiques: platonisme ou réalisme, constructivisme, formalisme. L’attitude constructiviste, représentée par les intuitionnistes qui se rangent du côté de Luitzen Egbertus Jan Brouwer, correspond à l’idéalisme.

Les intuitionnistes soutiennent que les mathématiques consistent en une activité mentale d’engendrement d’objets et de preuves. Aucune proposition n’a de valeur de vérité indépendamment du fait que nous en possédons une démonstration ou une réfutation. Admettre qu’une proposition est vraie ou fausse en soi implique la croyance à une réalité mathématique en soi, alors que seule une construction effective peut conférer à une proposition une valeur logique. Les raisons par lesquelles les intuitionnistes rejettent la validité universelle et a priori du tiers exclu suffisent à mettre en lumière le caractère idéaliste de la doctrine: les mathématiques sont coextensives à l’expérience subjective qu’on en a, dans des constructions ou des opérations réalisées dans la pensée. Le langage symbolique n’est qu’un moyen d’enregistrement qui facilite la communication.

Le point de vue formaliste s’apparente au positivisme, qui attribue un caractère de certitude fondamentale aux constatations des sens. Ce qui est objet de perception sensible en l’occurrence, ce sont les symboles concrets et les suites de tels symboles, appelées formules. Les mathématiques seront donc des systèmes de formules obtenues par des manipulations réglées de symboles concrets. Une démonstration formelle ou formalisée est une suite de formules dont chacune est soit un axiome soit un conséquent de règle dont l’antécédent est un axiome ou une formule déjà démontrée. En fait, personne n’a jamais vu de démonstration mathématique entièrement formalisée. Dans la pratique, on se contente, s’il y a doute, de produire une formalisation partielle. À la différence des démonstrations «ordinaires», une démonstration formelle n’a pas à être comprise. Cela va contre l’usage dans les mathématiques, où l’on s’efforce, autant que possible, de comprendre une démonstration, d’en saisir au moins les idées directrices. La raison en est que la formalisation est un procédé en vue d’objectifs particuliers: la correction d’une démonstration formelle est vérifiable mécaniquement étape par étape; la possibilité (théorique) de formaliser au moins partiellement une démonstration donne l’assurance qu’elle serait formalisable entièrement.

Le formalisme est une position de repli et permet de faire l’économie d’entités mathématiques abstraites. Un mathématicien de cette école peut toujours dire que son travail consiste à démontrer rigoureusement des théorèmes et que le reste est une affaire extraprofessionnelle. La démonstration devient l’élément le plus important des mathématiques, en conformité de l’idéal euclidien. Là contre, on peut aussi bien estimer que l’essentiel est l’intuition et qu’une démonstration n’a jamais aidé à mieux comprendre l’énoncé d’un théorème ni pourquoi il est vrai; que les mathématiques se donnent une grande peine pour substituer une évidence logique à une évidence intuitive fondée sur un sens inné du spatial dans toutes ses variantes plus ou moins abstraites. C’est que la démonstration est un instrument de contrôle et un moyen de consensus.

Le formalisme n’implique aucune métaphysique. Strictement parlant, il est la thèse selon laquelle les problèmes de correction d’un raisonnement mathématique sont traductibles en problèmes de combinatoire sur des règles mécaniques, et résolubles par des méthodes de type combinatoire.

6. La logique et l’idéalisme

Il est probable que l’idéalisme se sépare du réalisme en accordant au jugement la primauté sur le concept. Ce sont les concepts qui ont d’abord la charge de l’import ontologique. Admettre que le jugement définit des concepts, ou que les concepts dérivent des jugements, équivaut à définir les concepts au moyen des relations; alors ils dépendent directement de l’activité intellectuelle et linguistique du sujet pensant, et indirectement des objets. Ce serait à ce niveau – la théorie du concept – qu’il faudrait se placer pour décider de l’idéalisme ou du réalisme en logique. La logique mathématique contemporaine, à la différence de la logique ancienne, ne comporte pas de théorie du concept. Elle est une théorie des techniques déductives et de leurs propriétés, considérées sous deux rapports, celui des significations (théorie des modèles) et celui des symboles concrets (syntaxe ou théorie de la démonstration). Avec la meilleure volonté du monde, il est difficile d’y trouver une métaphysique sous-jacente. S’agit-il de la définition de la vérité ? L’idéalisme demande une conception «cohérentiste» du vrai, entendu comme l’accord des représentations entre elles ou comme la compatibilité d’une représentation avec la représentation en général (cf. RÉALISME). En effet, attendu que rien n’existe en dehors de la représentation, il ne saurait être question de comparer la représentation à quelque chose d’autre qu’elle. La définition de la vérité comme cas limite de la satisfaction (Alfred Tarski, Le Concept de vérité dans les langages formalisés , 1930) n’est ni réaliste (vérité-correspondance) ni cohérentiste. La correspondance n’y est pas un rapport entre des énoncés et des faits, mais un rapport entre deux énoncés. Pour découvrir, dans la logique mathématique, des éléments susceptibles d’une interprétation philosophique éventuelle, il faut écarter les règles et les calculs (qui sont dénués d’intérêt) et considérer les théorèmes qui portent sur les systèmes formels et les structures ou les classes de structures. Certains d’entre eux font apparaître une impossibilité de déterminer exactement une ontologie abstraite au moyen d’un ensemble de formules du premier ordre (c’est-à-dire sans variables à valeurs de sous-ensembles du domaine de la structure). Mais cette conséquence, qui a surpris (Löwenheim-Skolem, non-catégoricité de l’arithmétique élémentaire et de la plupart des structures algébriques), est moins inattendue qu’il apparaît: est-il raisonnable de demander à la logique, ensemble systématique de procédés déductifs et techniquement nominaliste, d’engendrer une ontologie? Des résultats comme l’incomplétude de l’arithmétique élémentaire (Kurt Gödel, 1931) montreraient que la démontrabilité formelle peut ne pas recouvrir exactement la vérité dans un modèle. La réalité ontologique déborde la générativité du formalisme. La «relativité ontologique», fort discutée, est une conséquence naturelle de l’axiomatisation, dont le propre est de ne pas spécifier la nature des êtres qui satisfont les relations exprimées dans les axiomes. L’ontologie qu’on obtient dépend des moyens qu’on se donne; on ne devrait pas espérer faire sortir quelque chose de rien ou de presque rien. Bref, sur l’idéalisme et le réalisme, la logique est neutre. D’ailleurs, il est vain d’escompter que l’un de ces deux choix métaphysiques se laisse un jour réduire à l’absurde par des arguments ou par des preuves. Mais la fécondité de chacun des deux choix peut tarir provisoirement pour une longue période. Le réalisme à la fin du Moyen Âge a subi ce genre de revers, et rien n’exclut qu’aujourd’hui l’idéalisme ne soit pas proche d’atteindre un point singulier. L’histoire de la philosophie, tel l’univers de Ludwig Boltzmann, traverserait de grandes fluctuations: «Le nombre des questions débattues contradictoirement depuis vingt-quatre siècles, j’entends de celles dont la solution est d’une importance capitale pour l’homme, et autour desquelles toutes les autres gravitent, est lui-même très petit» (Charles Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques , II, p. 241, 1886).

idéalisme [ idealism ] n. m.
• 1749; de 1. idéal
1Philos. Système philosophique qui ramène l'être à la pensée, et les choses à l'esprit. Idéalisme platonicien. Idéalisme transcendantal (de Kant), dialectique (de Hegel).
2(2e moitié du XIXe) Cour. Attitude d'esprit ou forme de caractère qui pousse à faire une large place à l'idéal, au sentiment, pour améliorer l'homme. « l'idéalisme et l'intransigeance de la jeunesse » (Romains). Péj. Tendance à négliger le réel, à croire à des chimères. « Chaque peuple a son mensonge qu'il nomme son idéalisme » ( R. Rolland).
3 ♦ (Opposé à réalisme) Conception qui donne pour fin à l'art la représentation d'une nature idéale.
⊗ CONTR. Réalisme; matérialisme; cynisme.

idéalisme nom masculin Courant philosophique qui subordonne à la pensée toute existence, tout être objectif et extérieur à l'homme. (À l'idéalisme se rattachent des philosophes très divers, tels Platon, Berkeley, Hegel.) Doctrine esthétique qui assigne comme but à l'art et à la littérature l'expression d'une réalité conçue comme belle, exemplaire ou idéale (par opposition au réalisme). Attitude, caractère de quelqu'un qui se propose un idéal élevé, voire utopique, qui croit en des valeurs idéales, en particulier sur le plan social : L'idéalisme de la jeunesse.idéalisme (citations) nom masculin Emmanuel Berl Le Vésinet 1892-Paris 1976 L'idéalisme tend vers le bureaucrate, le bureaucrate vers l'idéalisme. Mort de la morale bourgeoise Gallimard Jean Cassou Deusto, près de Bilbao, 1897-Paris 1986 C'est un idéaliste : il n'a jamais aimé que le vin, l'amour et le tabac. La Clef des songes Émile-Paul André Maurois Elbeuf 1885-Neuilly 1967 Académie française, 1938 Il n'y a qu'un cynique qui puisse être idéaliste sans danger pour ses contemporains. Ni ange ni bête Grasset Henry Louis Mencken Baltimore, Maryland, 1880-Baltimore, Maryland, 1956 Un idéaliste est quelqu'un qui, remarquant qu'une rose sent meilleur qu'un chou, conclut qu'elle fera une meilleure soupe. An idealist is one who, on noticing that a rose smells better than a cabbage, concludes that it will also make better soup. Chrestomathy, 617idéalisme (synonymes) nom masculin Courant philosophique qui subordonne à la pensée toute existence, tout...
Contraires :
- matérialisme
Doctrine esthétique qui assigne comme but à l'art et à...
Contraires :
- naturalisme
- réalisme
Attitude, caractère de quelqu'un qui se propose un idéal élevé...
Synonymes :
- utopie

idéalisme
n. m.
d1./d PHILO Doctrine qui tend à ramener la réalité des choses aux idées, à la conscience du sujet qui les pense. L'idéalisme transcendantal de Kant.
d2./d Attitude consistant à subordonner son action, sa conduite à un idéal.
d3./d Didac. Conception de l'art comme traduction d'un idéal, et non comme représentation du réel.

⇒IDÉALISME, subst. masc.
A. — [En tant que philosophie de l'idée] Toute philosophie qui ramène l'existence à l'idée, à la pensée considérée en particulier ou en général. Le matérialisme absorbe l'âme en la dégradant, l'idéalisme de Fichte, à force de l'exalter, la sépare de la nature (STAËL, Allemagne, t. 4, 1810, p. 178). L'idéalisme en France est né d'une protestation de la conscience contre les empiètements du positivisme au cours du XIXe siècle (A. ETCHEVERRY, L'Idéalisme fr. contemp., Paris, Alcan, 1934, p. 193). Il [le véritable cogito] reconnaît (...) ma pensée même comme un fait inaliénable et il élimine toute espèce d'idéalisme en me découvrant comme « être au monde » (MERLEAU-PONTY, Phénoménol. perception, 1945, p. VIII) :
1. ... le propre de l'idéalisme est de ne pas admettre que la réalité externe soit la cause de nos représentations, soit qu'il nie cette réalité externe (immatérialisme), soit qu'il en nie l'indépendance par rapport à l'esprit (Kant), soit qu'il affirme que sa cause est l'Idée (Platon).
S. AUROUX, Y. WEIL, Nouv. vocab. des ét. philos., Paris, Hachette, 1975, pp. 106-107.
B. — [En tant que recherche de l'idéal]
1. Cour. Attitude pratique ou intellectuelle de celui qui oriente sa pensée, son action, sa vie d'après un idéal. Idéalisme populaire, révolutionnaire; idéalisme généreux, passionné. Trop d'idéalisme et d'élévation morale font souvent que l'homme n'a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens (DURKHEIM, Divis. trav., 1893, p. 218). La secte austère de Jansénius présentait je ne sais quel idéalisme de fer qui ravissait ces âmes dures : éloignement de toute facilité (...) attrait de l'exceptionnel (LA VARENDE, Centaure de Dieu, 1938, p. 38). À Washington, Roosevelt s'était ouvert à moi des ambitions américaines, drapées d'idéalisme mais pratiques en réalité (DE GAULLE, Mém. guerre, 1959, p. 54) :
2. Le trait caractéristique de la race bretonne, à tous ses degrés, est l'idéalisme, la poursuite d'une fin morale ou intellectuelle, souvent erronée, toujours désintéressée.
RENAN, Souv. enf., 1883, p. 75.
Attitude de celui qui refuse la réalité et vit de chimères. Chaque peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme (ROLLAND, J.-Chr., Révolte, 1907, p. 386). L'idéalisme de ceux qui croient à la bonne volonté de l'ennemi (Lar. Lang. fr.).
2. BEAUX-ARTS, LITT. [P. oppos. à naturalisme, réalisme] Conception selon laquelle l'art (la littérature) a pour but la recherche et l'expression de l'idéal; caractère des œuvres qui dénotent ou expriment la/une recherche de l'idéal. Après l'idéalisme du XIIIe siècle, les Florentins (...) avaient d'abord pratiqué un réalisme direct et brutal (HOURTICQ, Hist. Art, Fr., 1914, p. 136). Les belles créatures de Murillo ont de la pureté sans idéalisme (MONTHERL., Bestiaires, 1926, p. 450). V. athlétiquement ex. et esthétique ex. 2 :
3. Le désir du vrai, l'horreur de l'emphase et du faux idéalisme qui paralysaient le roman aussi bien que la peinture (...) conduisirent les impressionnistes à substituer à la beauté une nouvelle notion, celle du caractère.
MAUCLAIR, Maîtres impressionn., 1923, pp. 33-34.
Prononc. et Orth. : []. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. 1. 1749 philos. (DIDEROT, Lettre sur les aveugles ds Œuvres, éd. Gallimard, p. 866); 2. 1828 litt., art (A.-F. VILLEMAIN, Cours de litt., Tableau du 18e s., 2e part., 2e leçon, p. 22); 3. 1863 « attitude qui consiste à subordonner sa pensée, sa conduite à un idéal » (RENAN, Vie Jésus, VII, p. 164 ds ROB., s.v. anarchiste). Dér. de idéal1; suff. -isme. Fréq. abs. littér. : 581. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 493, b) 119; XXe s. : a) 826, b) 1 489. Bbg. DUB. Pol. 1962, p. 318.

idéalisme [idealism] n. m.
ÉTYM. 1749, Diderot, Lettre sur les aveugles; → Idéaliste (cit. 1); de 1. idéal, et -isme.
1 Philos. (sens général). Système philosophique qui, sur le plan de l'existence ou de la connaissance, ramène l'être à la pensée, et les choses à l'esprit.À distinguer de spiritualisme.REM. « Cette indétermination qui laisse en suspens la question de savoir si l'on parle de l'esprit individuel, ou de l'esprit collectif, ou de l'esprit en général, se rencontre dans la plupart des définitions de l'idéalisme (…) Il semblerait donc qu'il y ait lieu de faire le moindre usage possible d'un terme dont le sens est aussi indéterminé » (Lalande).
1 (Des vues nouvelles) concernent l'appréhension de la matière par l'esprit et devraient mettre fin à l'antique conflit du réalisme et de l'idéalisme en déplaçant la ligne de démarcation entre le sujet et l'objet, entre l'esprit et la matière.
H. Bergson, la Pensée et le Mouvant, Introd., II.
2 (…) nous savons par quelle pente inéluctable l'idéalisme théorique, en niant le réel, aboutit à une négation du spirituel.
Daniel-Rops, Ce qui meurt et ce qui naît, p. 124.
Idéalisme platonicien. Idée (I.). || Idéalisme spiritualiste (de Leibniz), immatérialiste (de Berkeley).(1801, in D. D. L.). || Idéalisme transcendantal (de Kant), subjectif (de Fichte), objectif (de Schelling), absolu ou dialectique (de Hegel).
3 (…) pour le philosophe l'idéalisme est une philosophie de l'idée, tandis que dans la langue commune ce terme évoque plutôt une philosophie de l'idéal.
R. Blanché, les Attitudes idéalistes, IV, p. 101.
2 (1863, Renan; concurrencé par idéalité; → Idéalité, II.). Attitude d'esprit ou forme de caractère qui pousse à faire une large place à l'idéal ( 2. Idéal, 3.) en accordant foi à la puissance de l'idée et du sentiment pour améliorer la nature et les sociétés humaines. || Des caractères, des âmes d'un idéalisme absolu (cit. 9). || Le parfait idéalisme de Jésus (→ Anarchiste, cit. 1). || Voir dans les Croisades (cit. 1) un magnifique mouvement d'idéalisme. || L'idéalisme d'un peuple, d'une race (→ Erroné, cit. 2). || Idéalisme et cynisme (cit. 4) coexistant dans un individu. || Idéalisme déçu (→ Autel, cit. 17).
4 (…) des biens non moins précieux; l'idéalisme et l'intransigeance de la jeunesse (…)
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. V, XXIII, p. 227.
(1904, Rolland). Péj. Tendance à négliger le réel, à se nourrir d'illusions, de chimères. || Idéalisme couard (cit. 3) qui se détourne du spectacle du mal. || Se réfugier dans l'idéalisme. || Un idéalisme utopique.
5 (…) chaque peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme; tout être l'y respire, de sa naissance à sa mort : c'est devenu pour lui une condition de vie (…)
R. Rolland, Jean-Christophe, La révolte, I, p. 386.
6 Ces considérations vous paraîtront inspirées, je le crains, par un idéalisme insensé. Tant pis pour vous.
Bernanos, les Grands Cimetières sous la lune, p. 111.
7 Il n'est ni pessimiste par rancune ou par mélancolie; ni optimiste par niais idéalisme.
Émile Henriot, les Romantiques, p. 334.
3 (1828, Villemain). Didact. (Par oppos. à réalisme, naturalisme, mais moins cour.). Conception esthétique qui donne pour fin à l'art non l'imitation fidèle de la réalité, mais la représentation d'une nature idéale plus satisfaisante pour l'esprit ou pour le cœur. || L'idéalisme de certains symbolistes.
8 (…) il aimait un corps humain comme une harmonie matérielle, comme une belle architecture, plus le mouvement; et ce matérialisme absolu n'était pas loin de l'idéalisme le plus pur.
Baudelaire, la Fanfarlo, p. 393.
CONTR. Réalisme, matérialisme. — Empirisme. — (Du sens 2) Cynisme. — (Du sens 3) Naturalisme, réalisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.