MERVEILLEUX
Étymologiquement, le merveilleux est un effet littéraire provoquant chez le lecteur (ou le spectateur) une impression mêlée de surprise et d’admiration. Dans la pratique, on ne peut pas en rester là. La rhétorique classique limitait le merveilleux à l’intervention du surnaturel dans le récit et le décrivait comme un ensemble de procédés, ce qui a contribué à le rejeter hors du crédible et finalement hors de l’écriture. Une tendance plus récente l’identifie à cet éclair de ferveur qui est au cœur de toute expérience humaine: il en vient à désigner une qualité de présence de l’homme au monde et du monde à l’homme. Ou bien on finit par tout lui refuser, ou bien on finit par tout lui accorder. Il lui manque apparemment cette propriété essentielle des concepts: occuper un champ déterminé. Mais le problème est sans doute moins la contradiction dans les termes que le gouffre qui sépare deux stratégies définitionnelles: d’un côté, un discours scolaire; de l’autre, une parole de l’ineffable. Ces postures intellectuelles désignent implicitement le même point aveugle de nos constructions mentales: là où la poièsis impuissante à décrire se réfugie dans le montrer et au bout du compte montre seulement qu’il y a du caché, de l’obscur. Le merveilleux nous fait acquiescer à l’impensable: c’est peut-être le point commun entre Aristote – qui présente le thaumaston comme une récupération de l’irrationnel par le vraisemblable –, les théoriciens de la Renaissance – qui cherchent un terrain d’équilibre entre le surnaturel et l’ornement – et les modernes – qui, dans nos sociétés de simulation, réactualisent le merveilleux comme rayonnement des possibles et clairière ouverte par l’art dans le retrait de Dieu, de la vérité et du monde.
1. Apories du merveilleux
Poésie ou récit?
Le merveilleux, au début du XXe siècle, était perçu comme un élément d’une rhétorique désuète. C’est Breton qui, dans ses textes théoriques, lui a redonné son lustre; et le champ sémantique actuel du mot merveilleux en garde la trace. Dès 1924, il établit une relation d’identité entre le beau et le merveilleux: «Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau.» En 1936, il rejette Mallarmé le mystérieux au nom de Rimbaud le merveilleux: «Le symbolisme ne se survit que dans la mesure où [...] il lui est arrivé de se faire une loi de l’abandon pur et simple au merveilleux, en cet abandon résidant la seule ressource de communication éternelle entre les hommes.» C’est dire que le merveilleux est une propriété de la poésie et plus particulièrement de la poésie pré-surréaliste et surréaliste: singulier destin pour un mot qui jusque-là désignait un effet employé dans certains récits, et surtout des récits traditionnels. Breton ne l’ignore pas et laisse même entendre que la poésie moderne est l’authentique héritière du conte archaïque. Cette conception garde-t-elle un sens en dehors du contexte surréaliste? Il faudrait pour cela admettre que le merveilleux est lié à la poésie et que, lorsqu’il apparaît dans le récit, il représente une irruption de la poésie dans la narration. Ce qui n’est pas évident.
Surprise ou certitude?
Les théoriciens récents insistent fortement sur l’évidence du merveilleux. Pour Debidour, il «demande une sorte d’acquiescement préalable». Pour Caillois, le surnaturel «n’y est même pas étonnant». Pour Todorov, «les événements surnaturels n’y provoquent aucune surprise». L’accord est total, à cette nuance près que les deux derniers auteurs ne décrivent qu’une des formes du merveilleux: le conte de fées.
Il y a tout de même là un paradoxe. Le mot merveille , comme le mot latin mirabilia dont il est issu, implique à l’origine un double effet d’étonnement et d’admiration; et même si nos contemporains tendent à oublier l’étonnement, il n’a pas pour autant disparu de la langue sans laisser de traces. La théorie du merveilleux, à un stade ancien, a été une théorie de la surprise; et si elle est devenue une théorie de l’évidence, cette métamorphose n’est pas nécessairement facile à expliquer. L’hypothèse la plus probable est que le conte de fées (puisqu’il s’agit surtout de lui) est jugé d’après l’effet qu’il produit sur son public enfantin – ou sur ce qui reste d’enfantin en nous. Et dès lors qu’il est manifestement gratifiant, nous avons du mal à le trouver encore dérangeant. Comme si le mot merveilleux avec son double sens initial – admirable et surprenant – occupait un créneau sémantique désormais impensable.
Convention ou croyance?
Aristote est traditionnellement considéré comme le premier théoricien du merveilleux. Et en effet il a employé, dans trois passages de la Poétique , le mot thaumaston , qui signifie à la fois étonnant et admirable ; on l’a donc traduit par mirabile (en latin), puis par meraviglioso (en italien) et merveilleux (en français). Ce choix de traduction, fait par les érudits de la Renaissance, est à l’origine de tous les commentaires ultérieurs sur le merveilleux. Tout le problème est de savoir si ce choix, après tant de glissements sémantiques, a encore un sens pour nous. Déjà Goldschmidt, commentant le thaumaston , indique que «ce mot, tel qu’il est employé dans la Poétique d’Aristote, désigne surtout un effet de surprise». La dernière traduction de la Poétique franchit le Rubicon: thaumaston y est traduit par surprise . Du coup, Aristote n’est plus le premier théoricien du merveilleux; ce rôle fondateur doit désormais être attribué à ses commentateurs italiens de la Renaissance.
En questionnant le texte de la Poétique , on obtient des résultats ambigus: tantôt la surprise est liée à un coup de théâtre (56 a, 20) ou à un épisode aux limites de la vraisemblance (60 a, 12, 13 et 17); tantôt elle suggère une intervention des dieux, mais seulement parce qu’elle exclut toute autre explication (52 a, 4 et 6). Selon Aristote, le public ne peut pas en rester à l’étonnement parce qu’il est mû par une exigence d’ordre et qu’il reconstitue toujours un enchaînement cohérent des faits (en postulant au besoin une action divine). Le plaisir de la surprise ne doit pas transgresser l’ordre de la vraisemblance; si l’épopée, contrairement à la tragédie, pousse la surprise jusqu’à l’irrationnel, jusqu’à l’absurde même, c’est qu’ici le poète n’a qu’un auditeur qui se laisse plus facilement mystifier par la magie des mots et qui, autour de sa surprise, reconstitue le tissu du vraisemblable. À la limite, «il est vraisemblable qu’il se produise de l’invraisemblable» (61 b, 15): la surprise fait partie de la nature, donc de la raison. Le vraisemblable s’institue en explorant ses propres limites.
Le double sens de thaumaston va de soi en grec: pour Aristote comme pour Homère, la surprise est nécessairement gratifiante parce qu’elle annonce un supplément de sens. Dans la fiction, elle est crédibilisée par la mimèsis , l’effet de réel (particulièrement convaincant lorsqu’il se produit sur scène), et finalisée par la catharsis , l’épuration des passions réalisée à la clôture du récit et justifiant celui-ci auprès de son public.
Cette conception est singulièrement durcie par les commentateurs italiens de la Poétique . La catharsis n’est plus pour eux que l’avertissement donné au public par le châtiment des coupables: dès lors, la surprise est liée à l’effroi du pécheur devant la grandeur de Dieu et ne saurait rester gratifiante que dans la perspective d’une ascèse. Quant à la mimèsis , elle devient l’imitation de la vérité dans la limite des bienséances, liées elles-mêmes au système de valeurs en vigueur. Du coup, le champ des surprises admises se rétrécit: «L’incroyable ne peut être merveilleux» (Castelvetro). C’est alors que l’émerveillement cesse de coïncider avec l’étonnement et commence à dériver vers l’admiration, laquelle, dans la perspective néo-platonicienne de la Renaissance, a partie liée avec l’émotion religieuse.
Cet optimisme sera passablement nuancé à l’âge de la Contre-Réforme. La beauté terrestre n’est plus obligatoirement le premier degré d’une «échelle merveilleuse» (Ficin) conduisant à Dieu. La volonté d’affirmer, omniprésente dans l’art baroque – exaltation du héros, des monuments, du luxe, des miracles –, révèle une obscure crainte de douter; l’amour oscille entre le mysticisme et l’érotisme; le fidèle ne distingue pas assez clairement l’inspiration divine et les ruses du diable. La surprise est la meilleure des choses pour le sujet qui l’éprouve; elle ne le met pas à l’abri du pire.
Dans un tel paysage idéologique, les doctes se sont abrités derrière l’autorité d’Aristote; ils l’ont néanmoins trahi, probablement à leur insu. Ils avaient un tel souci de réhabiliter la surprise qu’ils ne pouvaient plus la laisser dépendre des simples péripéties d’une fiction; encore fallait-il qu’elle soit esthétiquement impressionnante, liée à une promesse de révélation ou même, dans certains cas, à une révélation effective. Le merveilleux devint la réaction de stupeur forte induite par l’épopée en général. La stupeur qui s’empare de l’homme, en particulier devant les manifestations de «tout ce qui va contre le cours ordinaire de la nature» (P. Rapin): manifestations réelles quand elles viennent de Dieu (il s’agit alors de miracles), irréelles dans les autres cas (ce sont alors des illusions dues aux artifices du démon).
Ajoutons que la notion de merveilleux implique également ici une conception de la piété: le fidèle est comme un enfant, il est surpris parce qu’il ne sait pas, il est ravi parce qu’il découvre. Ainsi l’a voulu l’Église catholique dans son souci d’endiguer le libre examen prôné par les protestants. Mais si cette morale du ravissement peut satisfaire l’artiste qui décore l’église, elle ne suffit pas au théologien qui demande au chrétien de contribuer activement (et rationnellement) à son salut.
Tout est donc réuni pour faire du concept de merveilleux à peine inventé un mélange explosif. D’emblée, les doctes se divisèrent sur le problème du référent surnaturel: les uns optaient pour le merveilleux païen par fidélité machinale au principe de l’imitation des Anciens; les autres, interprétant de façon plus compréhensive la fidélité à l’esprit d’Aristote, prônaient le merveilleux chrétien parce qu’il était plus vraisemblable, plus proche des croyances du poète et de ses lecteurs.
Ce dernier choix fut celui du Tasse, avec les résultats que l’on sait. Dans ses Discours , il se montre soucieux de respecter à la fois la vraisemblance et la licenza del fingere : première faille. Quand il passe à l’application dans la Jérusalem délivrée , il utilise conjointement le merveilleux chrétien et le merveilleux magique de l’Arioste, dont les enchantements sont conventionnellement présentés comme l’œuvre du diable. Paradoxe: ces «artifices» sont le meilleur de l’œuvre, ils font toute sa séduction et singulièrement son érotisme. Lisons la description des jardins d’Armide: «On dirait [tant la recherche s’y mêle à la simplicité] que les ornements et le site y sont naturels.» Dans le récit, ce programme est celui d’une magicienne et – à l’arrière-plan – de Satan. Dans le réel, il ressemble beaucoup au programme de l’auteur (et peut-être à celui de Dieu).
Le Tasse fut la première grande victime du merveilleux: d’abord parce qu’il n’était plus protégé par la croyance à l’abri de laquelle il avait cru pouvoir démasquer ses pulsions; mais aussi parce que dans son ouvrage les traditions licencieuses de l’aristocratie défiaient ouvertement la normalisation en cours. Par la suite, l’épopée française du XVIIe siècle allait opter pour le merveilleux chrétien, en partie à cause de l’énorme succès du Tasse, mais en proscrivant la magie, le romanesque et l’amour au point que les maléfices diaboliques y perdaient toute portée. Le grand théoricien de cette école est Desmarets, qui prend ses précautions: «Il n’y a ni roman, ni poème héroïque dont la beauté puisse être comparée à celle de la sainte Écriture.» Mais il est tentant d’abolir de telles distances, et Desmarets n’y résiste pas: «Les feintes sont les ornements des plus beaux livres; j’excepte les sacrés, qui sont toutefois remplis de belles paraboles; et cela fait bien voir que la feinte et la vérité s’accordent bien ensemble.» La riposte ne se fit pas attendre: «Il convient peu à la majesté des choses saintes d’être changées en fables et en jeu» (Vossius). Cette protestation, faite au nom de la religion, reste fondée à d’autres points de vue: «Si un auteur introduisait des anges et des saints sur notre scène, il scandaliserait les dévots comme profane et paraîtrait imbécile aux libertins» (Saint-Évremond). Pour ces auteurs, le merveilleux païen est la seule solution, non plus seulement parce qu’il imite le modèle antique, mais surtout parce qu’il esquive les difficultés.
Malheureusement, les œuvres n’ont pas suivi, et le merveilleux païen est resté une solution toute théorique, au moins dans l’épopée. S’il avait pu fonctionner chez les Anciens, c’est pour des raisons qui – on le remarque dès le XVIIe siècle – leur étaient propres: «De tant de choses surnaturelles, rien ne paraissait fabuleux au peuple, dans l’opinion qu’il y avait une société familière entre les dieux et les hommes» (Saint-Évremond). Le désenchantement du monde a changé tout cela.
Résumons-nous. Le concept de merveilleux est apparu dans une société qui croyait l’avoir hérité d’une autre, et qui n’a pas su qu’elle l’inventait. Il a été utilisé pour penser une articulation entre la fiction et la religion – position spécialement difficile à tenir dans le cadre d’une religion du livre (donc rigide) et qui a été mal vécue par les poètes: l’un d’eux est devenu fou, d’autres ont manqué leurs épopées, d’autres sans doute se sont censurés. La contradiction est la suivante: ou bien l’on n’y croit pas, et l’on n’a rien à dire; ou bien l’on y croit, et l’on ne saurait prendre la parole sans blasphème.
2. Problématique du merveilleux
Où est le merveilleux? À quels signes le reconnaît-on? Y a-t-il un type de regard plus particulièrement apte à l’appréhender? Disons schématiquement que la première question est culturellement archaïque, la deuxième moderne, la troisième contemporaine. Mais le merveilleux a été théorisé à l’époque moderne et c’est le deuxième problème qui a occupé d’abord le devant de la scène.
Le critère de l’émerveillement
L’émerveillement, dans son double mouvement de surprise (impliquant la prise de conscience d’une distance) et d’admiration (entraînant la réduction de cette distance par la révélation d’une proximité ou même d’une fusion), peut apparaître comme une réponse programmée aux signaux que l’œuvre d’art nous adresse; en ce sens, il est commandé par l’objet. D’autre part, l’émerveillement est une stratégie permettant au sujet de mobiliser son énergie, soit pour jouir de l’objet, soit pour l’apprivoiser; à cet égard, le sujet, même naïf, est le maître de son émerveillement. Si la relation sujet-objet part du sujet, l’émerveillement a partie liée avec l’évidence; si elle part de l’objet, il est de l’ordre du dévoilement.
Mais quand on définit le merveilleux à partir de l’émerveillement, on en étend le champ au point qu’il finit par englober presque toutes les relations possibles entre le message artistique et celui qui le reçoit. En matière littéraire, toutes les figures de rhétorique et tous les procédés poétiques apparaissent comme des causes possibles de surprise et de ferveur. Il y a même des effets spécialisés comme le concetto , qui selon Marino vise à «far stupir ». Toutefois, «on écarte ordinairement du merveilleux ce qui tient de l’expression pour le réduire à l’action» (R. Bray). L’émerveillement est alors déporté vers le référent de l’action, donc vers l’objet.
Encore faut-il s’entendre. Dans les formes archaïques du roman, le grand moteur de l’action, c’est le hasard (les textes mêmes le disent extraordinaire ou miraculeux). Il y a bien là une source d’émerveillement mais aussi un piège: l’esthétique de la coïncidence sous ses formes les plus radicales (l’imbroglio comique ou l’extravagance feuilletonesque) présuppose non seulement la surprise mais l’attente de la surprise et l’accumulation qui sournoisement remplace l’apparition par l’énumération. L’abus du suspense cause l’étonnement mais élimine la surprise d’être étonné. À ce point apparaît le comique ou l’humour, qui nuit à l’admiration; en sorte que l’émerveillement ne fonctionne bien que lorsqu’il est réglé par un dispositif installé dans l’objet lui-même et limitant la quantité de surprise pour mieux préserver la qualité de la surprise. Nouvelle réduction des pouvoirs du sujet.
On se replie alors sur les trois formes de merveilleux – divin, magique et humain – admises par les classiques. Le merveilleux humain lui-même est aux frontières du concept: les exploits guerriers ou sportifs, les «prodiges de valeur», sont-ils humains ou surhumains? À quel moment le héros sort-il des limites? Quand son coup d’épée fend le heaume de l’adversaire? Quand il lui fend le crâne? Quand il coupe en deux l’adversaire tout entier, cheval compris? La Chanson de Roland ne fait pas la distinction, qui emploie dans tous ces cas – et dans ces cas-là seulement – le mot «merveille».
Au-delà de cette limite, il n’y a plus que des êtres surnaturels (merveilleux divin) ou des hommes ayant passé un pacte avec les puissances surnaturelles (merveilleux magique). L’émerveillement se résout dans la merveille, laquelle joue un rôle codifié dans des genres littéraires prédestinés à l’accueillir. Elle peut être le sujet de la narration (la licorne par exemple) ou une fonction narrative (le noisetier auquel Cendrillon doit ses attelages et ses somptueux habits, dans la version du conte donnée par les frères Grimm).
Le lieu de la merveille
Il y a du merveilleux dans un récit quand un personnage (ou un objet) y détient et exerce un pouvoir extraordinaire. Le problème est alors le statut de l’extraordinaire: est-ce dans la nature ou hors de la nature que se situe l’objet merveilleux? On a vu que les classiques l’éloignent de la nature: l’emploi du mot surnaturel le montre assez. C’est que la religion chrétienne se caractérise par une transcendance du divin assez marquée pour que le merveilleux de l’épopée gêne les dévots. On croyait que le système fonctionnait mieux chez les Anciens parce qu’ils avaient des dieux immanents et qu’ils éprouvaient l’extraordinaire comme une propriété de la nature. Que pouvons-nous en dire aujourd’hui? Les Anciens, comme les primitifs, cultivaient des genres littéraires variés où le merveilleux (qu’ils n’appelaient pas merveilleux ) intervenait de façon diversifiée.
Le mythe
Commençons par le mythe, qu’on se contentera de définir ici comme une histoire relative aux temps primordiaux et à l’origine du monde, transmise de bouche à oreille au sein d’une caste sacerdotale et révélée aux jeunes gens lors de leur initiation, qui s’accompagne d’épreuves commémorant le récit mythique. Le mythe requiert la croyance dans la société où il a cours: pour l’initié, sa vérité ontologique est éprouvée comme dévoilement et confirmée par l’adéquation du rite au mythe, de la copie au modèle. Les commentateurs modernes glissent volontiers de la valeur de révélation à la valeur de non-contradiction, que le mythe soit défini comme l’expression d’une «mentalité prélogique» (Lévy-Bruhl) ou comme un «modèle logique» (Lévi-Strauss). Pourtant, le mythe est aussi une conceptualisation de l’expérience concrète et une explication totale du monde, visant non seulement à renforcer la cohésion sociale (une croyance arbitraire y suffirait) mais à maintenir l’équilibre entre nature et culture en résumant le savoir – et le pouvoir – de la culture sur la nature. C’est dire que le dévoilement mène à la conceptualisation, que la vérité ontologique communique avec la vérité objective: le merveilleux est dans la nature, il en constitue même le fondement, même si le mythe produit un effet d’extraordinaire sur le candidat à l’initiation. Par ailleurs, le mythe est gorgé de merveilleux; on pourrait même le définir comme le genre où il n’y a que du merveilleux. Les rares réussites du merveilleux chrétien – La Divine Comédie , Les Tragiques , Le Paradis perdu , La Messiade – relèvent de ce registre.
La légende
Si le mythe fonde la nécessité du monde, la légende – et l’épopée qui en est issue – instaure la nécessité de l’histoire. Elle raconte la vie et la mort des héros qui ont fondé le lignage (ou des saints dont l’exemple a créé le lignage idéal de tous ceux qui demandent leur protection en prenant leur nom). Elle aussi en appelle à la croyance de l’auditoire, mais le présent ne la répète pas nécessairement; il ne peut le faire que si nous égalons les vertus ancestrales en obtenant les mêmes faveurs divines. Faute de nous inspirer une suffisante émulation, elle peut encore nous stimuler par son prestige; la légende est exemplaire et au minimum divertissante. Elle n’opère pas dans le registre du pouvoir, comme le mythe, mais dans celui de l’influence (morale ou à tout le moins esthétique). Ici l’homme est au centre et le merveilleux lui apporte un supplément d’énergie.
Entre ces deux forces, l’équilibre est fragile, la cohabitation problématique; la part du merveilleux varie selon les poèmes, son rôle même peut difficilement être ramené à un principe unique. Dans L’Iliade , Grecs et Troyens se partagent la faveur de divers dieux du même Olympe; les uns et les autres accomplissent les mêmes arrêts du destin, ce qui assure un minimum de mal et un maximum de liberté des hommes par rapport aux dieux. Dans La Chanson de Roland , les Francs sont soutenus par les anges et les sarrasins par les démons; la lutte entre Dieu et Satan, extérieure à l’action, préserve un espace de liberté tout en augmentant la place du tragique. Dans L’Odyssée , les conflits des dieux sont réduits à l’essentiel; le voyage hors du monde connu fait surgir des monstres, issus du chaos primordial, propices à une autre liberté qui n’est plus celle de la décision mais celle de l’aventure. Aventure subie pour Ulysse, aventure choisie pour les héros des romans bretons, en quête d’un au-delà dévoilant facilement ses lumineuses contingences, dérobant indéfiniment ses profondeurs ultimes. Dans La Pharsale , les hommes ne rencontrent l’au-delà que s’ils lui font des signes (par la magie) ou guettent les siens (par la divination); il n’y a plus qu’une divinité, Fortuna – le hasard –, dont les caprices énigmatiques assurent le triomphe de l’entropie. L’épopée germanique, dans un style très différent, véhicule un message analogue.
Le conte
Le conte merveilleux est un récit de pur divertissement reçu comme fictif par son auditoire, ce qui permet au conteur d’inventer des variantes mais l’oblige à déployer tout son talent pour produire une illusion qui n’est protégée par aucune croyance. La complicité fontionne parce que l’enjeu est mineur: les dieux et les héros des mythes et des légendes sont des bâtards qui fondent des familles et instaurent un ordre issu du chaos; le héros du conte est un enfant trouvé parfaitement contingent et voué à chercher sa place dans un ordre qui lui préexiste. Cependant, Propp a rattaché la plupart des motifs du conte merveilleux aux rites initiatiques et aux conceptions de la mort, ce qui lui permet d’entrevoir dans les contes collectés par les folkloristes l’écho possible de mythes archaïques dépouillés par leur crédibilité par l’évolution historique.
Cette thèse n’explique pas tout: dans les sociétés actuellement étudiées par les ethnologues – y compris les plus archaïques –, on raconte à la fois des histoires vraies et des histoires fausses. Il y a complémentarité: «Les contes sont des mythes en miniature, où les mêmes oppositions sont transposées à petite échelle» (Lévi-Strauss). Ils ont dans l’ordre culturel un registre bien à eux: l’intemporel («il était une fois...»), le quotidien, le local et le familier. Cette vocation particulière, jointe à la faculté qu’ont les conteurs de retoucher le texte traditionnel, peut aller jusqu’à la résorption plus ou moins complète du merveilleux, notamment dans le conte populaire français.
C’est peut-être là une tendance historique récente; mais toutes les interprétations générales du conte concluent soit à un merveilleux atténué (Propp), soit à un merveilleux mineur (Lévi-Strauss). Il est facile de «croire sans croire» (Debidour) à ces êtres surnaturels immanents mais non divins qui requièrent surtout une crédulité ludique le temps que dure le conte. Le conte est le genre archaïque où il y a le moins de merveilleux et où le merveilleux est le moins dangereux pour l’ordre humain, comme s’il se situait aux limites extrêmes de la nature, dans un registre où l’imaginaire, le pittoresque, le facultatif et plus généralement le non-être l’emportent sur l’ordre, la règle et la loi.
Le problème du lieu de la merveille (c’est-à-dire de la place du pouvoir extraordinaire dans le système de la nature) se pose pour les usagers du merveilleux. Peut-il encore se poser pour nous? Il semble plutôt que l’effet d’extraordinaire tire sa force de son émergence historique et de son utilité collective; il faut revenir de l’objet qui émerveille à l’homme qui s’émerveille.
3. L’essence du merveilleux
L’échec des restaurations passées
Si le merveilleux a partie liée avec la croyance, il devient factice quand on cesse d’y croire, quand les conditions d’une rencontre privilégiée ne sont plus réunies; la merveille abandonnée, falsifiée, réduite à un clinquant ou à un vernis, n’a plus que le pouvoir d’abuser le lecteur. Or cette déchéance est déjà largement acquise au XVIe siècle. L’histoire du concept de merveilleux est en grande partie une histoire du retrait du merveilleux. La place du mythe est occupée par le «grand code», la Bible, en attendant d’être envahie par la science. Chez les classiques, la fidélité aux règles et à la raison tend asymptotiquement à rendre la surprise impossible. L’imaginaire n’est plus une voie féconde vers l’inimaginable, mais un obstacle importun sur le chemin de la pensée.
Le piteux destin de l’épopée n’est qu’une péripétie de ce retrait. On ne comprend plus le merveilleux, on se mêle de le censurer ou de le rationaliser. Parfois l’auteur surenchérit en y ajoutant les produits de sa propre imagination, quitte à se protéger par l’allégorie ou par tout autre procédé suggérant un sens second avec un clin d’œil au lecteur studieusement complice. Au-delà, le merveilleux n’est plus qu’un répertoire de conventions et la parodie entre en scène, apportant parfois un peu d’air frais: chez l’Arioste et même chez Cervantès, le second degré favorise l’émergence d’une sorte d’été indien de l’enchantement.
La mode des «contes de fées» apparaît comme une tentative pour réaffirmer les droits de l’imagination et de la naïveté. Mais Perrault, qui lança le genre, les présenta comme des contes de «nourrices» ou de «bonnes femmes» tout juste bons à être dits aux enfants (alors que le conte oral s’adresse aux adultes). Fait plus grave: son écriture «a ajouté aux superstitions du temps passé le sel de son ironie. Ce sel corrosif a contribué à les détruire comme croyances et à les conserver comme reliques» (M. Soriano).
La réhabilitation du merveilleux à l’époque romantique est sans doute l’étape suivante du même processus. La société bourgeoise étant prosaïque, on chercha la poésie dans le passé ou dans l’ailleurs; on goûta les plaisirs de la couleur locale; on crut possible d’être naïf volontairement. Plus sérieusement, on sentit que la civilisation industrielle a son fatum spécifique – le progrès – et l’on se mit en quête d’un merveilleux moderne. La Légende des siècles est sortie de là.
Le conte a poursuivi sa carrière, adapté à la civilisation de l’écrit, de plus en plus cantonné aux jeunes lecteurs. Le miracle de Lewis Carroll, c’est le désir de séduire. Les autres y mêlent le désir d’instruire; souvent l’auteur traite le merveilleux comme un moyen et ne voit pas qu’il bêtifie. Plus généralement, il échoue parce qu’il voit du surnaturel là où le conte archaïque voit du naturel; l’essor de l’ethnologie ne suffit pas à reconstituer l’idée de nature. «Comme un satellite sans planète, le conte tend à sortir de son orbite, à se laisser capter par d’autres pôles d’attraction» (Lévi-Strauss).
C’est précisément ce qui arrive quand il s’adresse aux adultes. L’étonnement devient rupture et débouche sur le non-sens, l’horreur de l’inauthentique et le vertige de l’étrangeté; la merveille n’est plus tentante mais choquante, et l’on aboutit au fantastique. La nuit profonde, les espaces inhabitables du fantastique s’opposent à la vive lumière, aux espaces ludiques du merveilleux: «Le fantastique n’est pas autre chose que la dissolution de la fantaisie. Ce que le monde où nous vivons a répudié de fantaisie, nous voyons comment en fantastique il l’a regagné» (O. Mannoni). L’engagement collectif où se nourrit le merveilleux a disparu.
Un autre genre contemporain, la science-fiction, est généralement jugé moins éloigné du merveilleux. Todorov la présente comme un merveilleux «justifié», ce qui implique à tort que le merveilleux classique est toujours inexpliqué. Caillois développe un point de vue voisin: «Le merveilleux de la science-fiction [...] n’a pas pour origine une contradiction avec les données de la science, mais, à l’inverse, une réflexion sur ses pouvoirs et surtout sur sa problématique, c’est-à-dire sur ses paradoxes, ses apories, ses conséquences extrêmes ou absurdes, ses hypothèses téméraires qui scandalisent le bon sens, la vraisemblance, l’habitude et jusqu’à l’imagination, non par l’effet d’une fantaisie turbulente, mais par celui d’une analyse plus sévère et d’une logique plus ambitieuse.» On voit ce qui rapproche la science-fiction du fantastique – le retrait de la fantaisie – et ce qui l’en éloigne – le souci de clarifier les règles du jeu, qu’elle partage avec le mythe.
La question est en somme de savoir si dans notre univers culturel il y a place pour un merveilleux qui soit nôtre ou si le destin du merveilleux depuis le XVIe siècle est d’être une fois pour toutes le merveilleux des autres – que les autres soient les Anciens, les sauvages ou les enfants.
Une instauration éternellement neuve
Si le merveilleux est étonnement, il est d’abord perturbation du temps: «Dans l’étonnement, nous sommes en arrêt» (Heidegger). Sur le plan du quotidien, nous déployons une vigilance toujours prête à déboucher sur une action, une curiosité qui questionne l’avenir et qui dans sa démarche implique un éparpillement du moi. Le miracle de l’art, c’est qu’il ne refuse ni la réticence ni la curiosité, qu’il joue avec elles pour mieux les apprivoiser, qu’il apporte l’explication demandée et que cette explication est un nouveau sujet d’étonnement: ainsi «l’objet est répudié, ré-accepté et objectivement perçu» (Winnicott). L’attention portée au merveilleux devient un pari sur l’avenir, aboutissant à un regroupement et non à un éparpillement du moi. Le sujet de l’émerveillement atteint cet «état proche du retrait qu’on trouve dans la concentration » (ibid. ). Il entre en concordance avec l’objet de l’étonnement, s’ouvre à la merveille et devient le lieu précaire de sa révélation.
Le merveilleux surgi du temps et maintenu comme par enchantement inonde alors l’espace comme un raz-de-marée. La temporalité ou du moins la narrativité est suspendue, le présent s’agrandit aux dimensions de l’éternité. La merveille se déploie dans une illumination qui baigne la clairière de l’homme. Elle éveille le regard et s’étale devant lui. Le voyeur de merveilles ne saurait s’ériger en juge: c’est un guetteur, animé par un sombre élan qui se résout en acquiescement joyeux à la merveille. L’imagination nous donne enfin accès à une image qui est la chose même: elle n’exprime rien mais montre; son sens reste caché tout en rayonnant à travers la merveille. Elle détourne l’attention de tout ce qui n’est pas elle, comme s’il ne pouvait y avoir de sens là où elle n’est pas. Elle crée un espace potentiel, à la fois proche et lointain, où il n’y a plus de méfiance mais une suspension d’adhésion par laquelle je m’abstiens de participer à la croyance au monde et aux croyances du monde pour prendre une position de spectateur désintéressé (selon Husserl) ou de joueur passionné (selon Winnicott).
Cette expérience d’une révélation appelant une adoration symétrique remonte à une rencontre originaire. L’enfant s’émerveille parce qu’il demande une relation fusionnelle avec une mère éternelle. Celle-ci s’émerveille à son tour parce qu’elle reconnaît en autrui son propre émerveillement archaïque; elle accorde la fusion demandée en obtenant du même coup la relation symétrique. L’enfant lui sert de mère factice, et la mère réelle, en procurant du merveilleux sans y croire absolument, désire que l’enfant y croie et la projette ainsi dans le monde du divin. Elle aime la faiblesse de l’enfant parce qu’elle lui renvoie en miroir, au premier degré, sa propre toute-puissance, et, au second degré, sa propre faiblesse. Ne sous-estimons pas la vulnérabilité de ces «expériences reposant sur le “mariage” entre l’omnipotence des processus intrapsychiques et le contrôle du réel» (Winnicott). Il faut entretenir à grands frais «la certitude que la personne en qui on peut avoir confiance est disponible» (ibid. ). Dès qu’on en sort, tout se joue entre un pôle maternel fait d’intense nostalgie et un pôle paternel construit sur un désir d’instaurer la loi au prix d’une rupture.
On sait bien que l’absolue confiance du lecteur enfantin a partie liée avec le jeu: dans les deux cas s’édifie un espace potentiel où le monde extérieur est mis au service du rêve. On admet moins facilement que le merveilleux tout entier procède de la même démarche, et que le sujet de l’émerveillement, issu du moi de l’illusion, puisse devenir le on de la croyance. Pourtant, les échelons intermédiaires ne manquent pas: le jeu réglé, le jeu à plusieurs offrent à l’enfant l’occasion de confronter sa toute-puissance avec la créativité d’autrui; la lecture suppose l’acceptation préalable d’une fiction édifiée d’avance avec toutes ses conventions; la réception collective du conte, même ludique, socialise l’illusion et la prépare à la régulation renforcée de la croyance. Lier le merveilleux aux cultures archaïques, c’est l’adosser à la croyance; si on le rapproche de l’illusion, on est conduit à se dire que la modernité, en libérant l’homme, a ouvert la voie à un enchantement plus authentique; on en revient à Breton et aux multiples formes du merveilleux contemporain, qu’il investisse le nouveau (les villes de Baudelaire), réinvestisse l’archaïque (le cycle arthurien chez Gracq) ou dépouille des archives imaginaires (Tolkien, Praz, Borges).
L’ultime problème est alors celui de l’authenticité. Si elle réside dans la conscience de la mort à venir et l’acceptation de l’angoisse, le merveilleux, apparemment fondé sur le refus de la mort et des limites de l’homme, est la plus parfaite expression de l’enfance arrogante et de la naïveté archaïque. Si au contraire «la langue est le poème originel dans lequel un peuple dit l’être» et si le parler courant «n’est qu’un poème oublié», alors le merveilleux est le plus haut accomplissement de la poésie; sa fonction n’est pas d’exprimer mais de montrer, et ce qu’il montre est l’être lui-même.
merveilleux, euse [ mɛrvɛjø, øz ] adj. et n.
• merveillus 1080; de merveille
I ♦ Adj.
1 ♦ Veilli Qui étonne au plus haut point, extraordinaire. « Le fait merveilleux, c'est qu'il existe des croyants » (Chardonne). « L'homme ne s'étonne presque plus à l'annonce de nouveautés plus merveilleuses » (Valéry).
♢ Spécialt Qui est inexplicable, surnaturel. ⇒ magique, miraculeux, prodigieux. Aladin ou la Lampe merveilleuse.
2 ♦ Cour. Qui est admirable au plus haut point, exceptionnel en son genre. ⇒ extraordinaire, fabuleux, fantastique. « Les femmes ont un instinct, un flair merveilleux » (Gautier). « un merveilleux soir » (Loti). « un jardin merveilleux » (Green). ⇒ enchanteur, magnifique, paradisiaque. Elle est merveilleuse dans ce rôle. ⇒ éblouissant, formidable, remarquable. — « pour un musicien, c'est merveilleux d'avoir une femme capable de déchiffrer » (F. Mauriac) .
II ♦ N.
1 ♦ N. m. Le merveilleux : ce qui est inexplicable de façon naturelle; le monde du surnaturel. ⇒ fantastique. « L'amour du merveilleux, si naturel au cœur humain » (Rousseau).
♢ Élément d'une œuvre littéraire se référant à l'inexplicable, au surnaturel, au fantastique. « Le merveilleux païen et le merveilleux chrétien » (Chateaubriand).
2 ♦ N. f. (v. 1740) Hist. Femme élégante et excentrique, au XVIIIe et au début du XIXe s. Les incroyables et les merveilleuses du Directoire.
⊗ CONTR. Naturel; horrible.
● merveilleux nom masculin Ce qui s'éloigne du cours ordinaire des choses ; ce qui est miraculeux, surnaturel : Le merveilleux de l'histoire, c'est qu'il s'en est tiré sain et sauf. Intervention de moyens et d'êtres surnaturels, de la magie, de la féerie : L'emploi du merveilleux dans un film. ● merveilleux (citations) nom masculin André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 Le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau. Manifeste du surréalisme Pauvert Napoléon Ier, empereur des Français Ajaccio 1769-Sainte-Hélène 1821 Nous naissons, nous vivons, nous mourons au milieu du merveilleux. Lettres, à Joséphine, 5 avril 1796 ● merveilleux, merveilleuse adjectif (de merveille) Qui cause une très grande admiration par ses qualités extraordinaires : Une musique merveilleuse. Qui étonne par son côté sensationnel, par ses qualités exceptionnelles : Apprendre avec une merveilleuse facilité. ● merveilleux, merveilleuse (synonymes) adjectif (de merveille) Qui cause une très grande admiration par ses qualités extraordinaires
Synonymes :
- inouï
- superbe
Qui étonne par son côté sensationnel, par ses qualités exceptionnelles
Synonymes :
Contraires :
- naturel
- normal
merveilleux, euse
adj. et n. m.
rI./r adj. étonnant, prodigieux, qui suscite l'admiration. Une oeuvre merveilleuse.
|| Excellent en son genre. Un vin merveilleux.
|| Magique, surnaturel. Les pouvoirs merveilleux des marabouts.
rII./r n. m.
d1./d Ce qui est extraordinaire, inexplicable.
|| Intervention d'êtres surnaturels, de phénomènes inexplicables qui concourent au développement d'un récit littéraire. Le merveilleux dans l'épopée.
— Genre littéraire qui recourt au merveilleux. Le merveilleux, le fantastique et l'étrange.
d2./d (Belgique) CUIS Pâtisserie composée de meringue et de crème fraîche, parfois enrobée de chocolat.
⇒MERVEILLEUX, -EUSE, adj. et subst.
I. — Adjectif
A. — Qui cause un vif étonnement par son caractère étrange et extraordinaire. Elle conte une de ces histoires merveilleuses qu'elle imagine si joliment (GONCOURT, Journal, 1884, p.373). Quelle révélation doit être, pour un aveugle-né, les premiers, les douloureux et merveilleux accents du jour sur la rétine! (VALÉRY, Variété IV, 1938, p.111):
• 1. ... cette femme-là le contemplait avec une face étrange, à la fois intelligente et animale, oui, la face d'une bête merveilleuse, impassible, qui ne connaît pas le rire.
MAURIAC, Désert am., 1925, p.72.
♦Fam. et p. iron. Vous êtes un homme merveilleux. «Vous êtes un homme étrange, extraordinaire par vos sentiments, par vos manières» (Ac.).
— En partic.Qui tient du prodige ou de la magie. Baume, élixir merveilleux; guérison merveilleuse; pouvoirs, dons merveilleux. Quand le bruit des cures merveilleuses opérées par Jésus en Galilée vient à se répandre au loin, Hérode-Antipas croit que Jean-Baptiste est ressuscité des morts (P. LEROUX, Humanité, 1840, p.747). Cécile est invulnérable; elle jouit, et elle le sent bien, d'une immunité merveilleuse (DUHAMEL, Cécile, 1938, p.10):
• 2. ... il existe sur la haute montagne, à l'orient de Bagdad, une plante merveilleuse nommée l'herbe d'or, parce qu'elle a la vertu de changer en or les plus vils métaux.
GENLIS, Chev. Cygne, t.2, 1795, p.210.
♦[P. allus. à Aladin ou la Lampe merveilleuse, conte des Mille et une nuits] Je vous dirai que, comme il ne me manque, pour être dans la situation d'Aladin, que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à ce que, pour le moment, vous m'appeliez Aladin (DUMAS père, Monte-Cristo, t.1, 1846, p.397).
— Il est merveilleux de + inf., il est merveilleux que + subj. Elle a mis son existence en un danger où il est merveilleux qu'elle n'ait pas succombé (SAND, Lélia, 1839, p.473). Il est merveilleux d'avoir vingt-trois ans, d'être découvert par un acteur en tournée (BRASILLACH, Corneille, 1938, p.199).
B. — 1. Qui suscite l'étonnement et l'admiration en raison de sa beauté, de sa grandeur, de sa perfection, de ses qualités exceptionnelles. Synon. admirable, extraordinaire.
a) [En parlant d'un inanimé] Château, palais merveilleux; paysage, spectacle, tableau merveilleux; oeuvre, statue merveilleuse; instinct merveilleux; beauté merveilleuse. Monsieur de Mortsauf fut patient, plein d'obéissance, ne se plaignit jamais et montra la plus merveilleuse docilité (BALZAC, Lys, 1836, p.211). Elle [l'abeille] porte en avant, au dehors de sa bouche, un unique et merveilleux instrument de dégustation, la trompe, longue langue extérieure (MICHELET, Insecte, 1857, p.344).
— Loc. interj. C'est merveilleux! Comme monsieur Edgard travaille! C'est merveilleux! (BARRIÈRE, CAPENDU, Faux bonsh., 1856, I, 6, p.17). Je guéris la fièvre avec le quina, sans savoir comment, c'est merveilleux! Je n'y comprends rien et j'en suis bien content (Cl. BERNARD, Princ. méd. exp., 1878, p.113).
b) [En parlant d'une pers. ou d'une qualité] Acteur, artiste merveilleux; talent merveilleux; dextérité, intelligence merveilleuse. Une jeune fille de mine modeste, qu'accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un merveilleux hussard bleu et argent (ROSTAND, Aiglon, 1900, I, p.3). Cet entraîneur de la rue [Déroulède], cet orateur de plein air, c'est un merveilleux censeur (THARAUD, Déroulède, 1914, p.180):
• 3. Quelque imparfait que vous soyez, vous pouvez suffire à l'amour d'un être merveilleux, mais l'être merveilleux ne suffira pas à votre amour si vous n'êtes point parfait.
MAETERL., Sag. et dest., 1898, p.310.
♦Merveilleux de. Il a été merveilleux de courage et de présence d'esprit (MAUROIS, Silences Bramble, 1918, p.164). Question de trouver la pitance, ils étaient devenus, nos mignards, merveilleux d'entrain, d'ingéniosité (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p.606).
2. P. hyperb. Excellent, remarquable. Repas, voyage merveilleux. Les muscats ont été merveilleux cette année; les draps de cette fabrique sont merveilleux (Ac.).
II. — Substantif
A. — Subst. masc. sing. à valeur de neutre
1. Ce qui surprend l'esprit par son caractère extraordinaire, inexplicable. Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre les lois mêmes de la nature (SAND, Hist. vie, t.2, 1855, p.156). Nous devons nous résigner à voir le merveilleux de la nature peu à peu grignoté par la science (J. ROSTAND, La Vie et ses probl., 1939, p.98):
• 4. On parle beaucoup du merveilleux. Encore faudrait-il s'entendre et savoir ce qu'il est. S'il me fallait le définir, je dirais que c'est ce qui nous éloigne des limites dans lesquelles il nous faut vivre et comme une fatigue qui s'étire extérieurement à notre lit de naissance et de mort.
COCTEAU, Diff. d'être, 1947, p.62.
2. [Dans une oeuvre de fiction] Ce qui est prodigieux, fantastique, féerique; en partic., intervention d'êtres, de moyens surnaturels. Le merveilleux de la mythologie; le merveilleux chrétien, païen. L'emploi du merveilleux, du fantastique, du surnaturel dans les films de J. Cocteau (DUB.). Il est certain que les poëtes n'ont pas su tirer du merveilleux chrétien, tout ce qu'il peut fournir aux Muses (CHATEAUBR., Génie, t.1, 1803, p.491). Walter Scott élevait donc à la valeur philosophique de l'histoire le roman, (...) il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l'épopée (BALZAC, Av.-pr. Com. hum., 1842, p.XXVIII):
• 5. Le merveilleux, comme le sacré dont il semble le domaine mineur, appartient au Tout-Autre, à un monde parfois consolant et parfois terrible, mais d'abord différent du réel.
MALRAUX, Voix silence, 1951, p.512.
B. — Subst. masc. ou fém., HIST. DU COST. [Sous le Directoire et au début du XIXe s.] Jeune élégant(e) à la mise excentrique. Depuis dix ans, l'Angleterre nous a fait deux petits cadeaux linguistiques. À l'incroyable, au merveilleux, à l'élégant (...) ont succédé le dandy, puis le lion (BALZAC, A. Savarus, 1842, p.8). Vous ne savez pas, mes enfants, que j'ai été une des merveilleuses de ce temps-là (...). Il y a eu des mirliflores et des généraux qui se sont battus pour moi! (NERVAL, Bohême gal., 1855, p.156). Les modes des Merveilleuses allaient de pair avec celles des Incroyables (LELOIR 1961):
• 6. Il est au monde un être, on le nomme lion (...)
Noble et d'antique souche, il compte pour ancêtres
Les muguets, raffinés, mirliflors, petits-maîtres,
Muscadins, merveilleux, incroyables.
POMMIER, Colifichets, 1860, p.116.
— P. anal. [Au Prado] Ce qui est charmant, ce sont les beaux chevaux de selle andalous, sur lesquels se pavanent les merveilleux de Madrid (GAUTIER, Tra los montes, 1843, p.90). Serrées dans leurs peaux de panthères, étroites, flexibles, les merveilleuses de Park Avenue, à coeurs de fauve, arrivaient (MORAND, Bouddha, 1927, p.172).
REM. 1. Mer-mer, adj. Parmi les raccourcissements les plus notables: (...) mer-mer (merveilleusement merveilleux ou merveilleusement mérovingien, bref: super) (P. DANINOS, Conversation-service ds Le Figaro, 6 juill. 1956, 1 ds QUEM. DDL t.23). 2. Merveillosité, subst. fém., rare. Caractère merveilleux de quelque chose. Un tempérament mystique jusqu'à la merveillosité (GONCOURT, Ch. Demailly, 1860, p.158).
Prononc. et Orth.:[], [-ve-], fém. [-ø:z]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. Ca 1100 «qui dépasse les limites ordinaires» (Roland, éd. J. Bédier, 370); 2. 1684 subst. masc. (LA FONTAINE, Remerciement à l'Académie françoise ds Œuvres, éd. Regnier, t.8, p.319); 3. 1741 «élégant excentrique» (GAUDET, Bibliothèque, 28 ds BRUNOT t.6, p.1302). Dér. de merveille; suff. -eux. Fréq. abs. littér.:4207. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 5342, b) 5572; XXe s.: a) 6396, b) 6500. Bbg. DELB. Matér. 1880, p.202 (s.v. merveillosité). — DUCH. Beauté. 1960, p.105. — GALL. 1955, p.455. — GOHIN 1903, p.297. — QUEM. DDL t.16.
merveilleux, euse [mɛʀvɛjø, øz] adj. et n.
ÉTYM. 1080, merveillus; de merveille.
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I Adj.
1 Qui cause une très vive admiration mêlée d'étonnement. ⇒ Admirable, étonnant, étourdissant, extraordinaire, mirifique, mirobolant (fam.), prodigieux; fam. épatant, extra, formidable, super… || Événement, fait, succès merveilleux (→ Croyant, cit. 9; espoir, cit. 3). || Cure (cit. 3), guérison (cit. 1), réussite merveilleuse. || Beauté, grâce merveilleuse. ⇒ Charmant, éblouissant. || Merveilleux talent (→ Exercer, cit. 31). || Avoir un instinct, un flair (cit. 3) merveilleux. || Les plus merveilleux instincts (cit. 15) des insectes.
1 Il n'est plus question, à l'heure qu'il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile, sont des hommes merveilleux, c'est une chose sans contestation (…) il s'agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux (…)
Boileau, Réflexions… sur Longin, VII.
2 Depuis cette merveilleuse nuit (la nuit du 4 août), plus de classes, des Français; plus de provinces, une France !
Michelet, Hist. de la Révolution franç., II, IV.
2 (Sans idée d'étonnement). Qui est admirable, remarquable et assez exceptionnel en son genre. ⇒ Beau, admirable, magnifique. || Harmonie (cit. 50) merveilleuse pour les yeux. || Arbre (→ Exhaler, cit. 20), jardin (→ Fort, cit. 24) merveilleux. || Un merveilleux soir (→ Alizé, cit. 1). || Chant (cit. 10), sons merveilleux (→ Former, cit. 5). || Un spectacle merveilleux. ⇒ Féerie. — Un merveilleux animateur (cit. 2), acteur, artiste, pianiste, conteur, poète… — Les joies (cit. 23) merveilleuses de l'amitié. || La confiance (cit. 7), sentiment merveilleux. — Très bon. ⇒ Épatant (fam.), excellent. || Nous avons fait un merveilleux repas. || Les muscats ont été merveilleux cette année (Académie).
3 Mon bon père avait un esprit infini et une merveilleuse grâce à conter.
A. de Vigny, Journal d'un poète, 1847.
3 Vx. Qui surprend, étonne, semble inexplicable ou surnaturel. ⇒ Surprenant. || « Cet homme est mort par un merveilleux, par un étrange accident » (Furetière).
♦ Par ext. Vx. Extraordinaire, extrême.
4 (…) je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit. — L'audace est merveilleuse.
Molière, l'Avare, V, 5.
5 Ô Seigneur, disait le saint homme Job, vous me tourmentez d'une manière merveilleuse !
Bossuet, Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.
4 Littér. Qui étonne, qui frappe par son caractère inexplicable, surnaturel. ⇒ Féerique, magique (cit. 1), miraculeux, prodigieux (→ Étonner, cit. 24). || Effets merveilleux de la magie (cit. 3). || Prestiges, pouvoirs merveilleux. || Talisman merveilleux. || Conte merveilleux. || Pays merveilleux. ⇒ Fabuleux (cf. Eldorado, pays de Cocagne).
6 Quand Aladdin fut dans sa chambre, il prit la lampe merveilleuse (…) et il la frotta au même endroit que les autres fois. À l'instant, le génie parut devant lui (…)
Galland, les Mille et une Nuits, « Aladdin, ou la lampe merveilleuse ».
7 Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
Flaubert, Mme Bovary, II, IX.
♦ Spécialt. Littér. Qui implique des lois différentes des lois naturelles (dans un récit, un discours). || Caractère merveilleux des contes de fées, des œuvres dites de « science-fiction ». → ci-dessous Le merveilleux.
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II N.
1 N. m. Ce qui est merveilleux, semble inexplicable de façon naturelle; ensemble des faits qui semblent appartenir à un monde régi par des êtres surnaturels, des puissances occultes… || Le merveilleux et l'exceptionnel (cit. 8). || Le goût, le sens du merveilleux (→ Assemblée, cit. 6; garder, cit. 47).
8 Le merveilleux frappe l'imagination; et, quand une fois elle est gagnée, on ne se sert plus de son jugement.
A. R. Lesage, Gil Blas, VII, IX.
9 J'avais vu l'évêque en prière, et durant sa prière, j'avais vu le vent changer et même très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier; mais qu'une de ces deux choses fût la cause de l'autre, voilà ce que je ne devais pas attester (…) L'amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire (…)
Rousseau, les Confessions, III.
10 La réalité est l'absence apparente de contradiction. Le merveilleux, c'est la contradiction qui apparaît dans le réel.
Aragon, le Paysan de Paris, p. 251.
♦ Littér. Élément d'une œuvre littéraire qui suscite une impression d'étonnement et de dépaysement, due en général à des événements invraisemblables, à l'intervention d'êtres surnaturels impliquant l'existence d'un univers échappant aux lois naturelles (→ Épopée, cit. 2; fiction, cit. 8). || Le merveilleux allégorique dans la poésie classique. || Merveilleux païen, merveilleux de la mythologie, de la fable (cit. 10), et merveilleux chrétien. || Emploi du merveilleux chez les romantiques allemands, dans la poésie symboliste, surréaliste… || Merveilleux moderne, scientifique, de la science-fiction. || Le merveilleux, le fantastique et l'étrange.
11 Chez les Grecs, le ciel finissait au sommet de l'Olympe, et leurs dieux ne s'élevaient pas plus haut que les vapeurs de la terre. Le merveilleux chrétien, d'accord avec la raison, les sciences et l'expansion de notre âme, s'enfonce de monde en monde, d'univers en univers, dans des espaces où l'imagination effrayée frissonne et recule.
Chateaubriand, le Génie du christianisme, II, IV, VIII.
12 (…) le merveilleux des livres m'intéressait moins que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.
E. Fromentin, Dominique, III.
2 N. m. et f. (Vx ou hist.). || Merveilleux, euse (v. 1740, Crébillon fils, etc.) : élégant plus ou moins excentrique, au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. ⇒ Élégant (cit. 8), excentrique, muscadin. Spécialt au fém. || Les Incroyables et les Merveilleuses du Directoire. — REM. Le mot s'est prononcé [mɛvɛjø] et est parfois transcrit méveilleux, pour évoquer cette mode du Directoire.
13 On ne rencontrait aucun de ces merveilleux de province, qui prennent si facilement le dédain pour de la grâce, et l'affectation pour de l'élégance.
Mme de Staël, De l'Allemagne, I, XV.
14 Les mots ne manquent pas pour les désigner (les hommes à la mode). C'est tout d'abord celui de merveilleux. Le mot est déjà ancien : il date du milieu du XVIIIe siècle. Suivant Lady Morgan, « le merveilleux, comme l'on appelle le dandy parisien, est regardé généralement plutôt comme un ridicule que comme un modèle… » Certains merveilleux se recrutaient (…) parmi les artistes de la « Jeune-France ».
G. Matoré, le Vocabulaire et la Société sous Louis-Philippe, p. 45.
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CONTR. Exécrable, horrible, naturel, normal, ordinaire.
DÉR. Merveilleusement.
Encyclopédie Universelle. 2012.