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SUBSTANCE
SUBSTANCE

Une idée reçue particulièrement tenace occupe le devant de la scène philosophique depuis l’époque du positivisme d’Auguste Comte, c’est-à-dire depuis plus d’un siècle: l’idée selon laquelle la métaphysique serait morte avec Kant, à la fin du XVIIIe siècle, pour ne laisser la place qu’à des recherches éparses, empiriques et positives, se constituant comme sciences particulières en des domaines distincts et se substituant peu à peu aux divers champs prospectés jadis par la philosophie.

Il suffit de se référer à l’histoire réelle des idées pour se convaincre du caractère artificiel de cette idée reçue: en fait, avec Hegel, Nietzsche, Schopenhauer, Heidegger ou Sartre, la pensée philosophique poursuit sa recherche et son aventure à côté et au-delà des sciences positives. Mieux: la philosophie n’hésite pas à reprendre sans cesse le problème fondamental de cette métaphysique dont on annonçait la mort et qui est le problème de l’être. Dans son rapport au vouloir-vivre, au temps, ou au néant, c’est toujours sur l’être que la métaphysique moderne réfléchit.

On peut être plus précis: si elle s’étend jusqu’à Sartre et Heidegger dans sa formulation générale, la réflexion sur l’être s’étend au moins jusqu’à Hegel dans sa formulation particulière qui est une référence à la substance. Certes, puisque depuis Aristote l’être au sens plein est la substance même, on pourrait admettre que les philosophies de Sartre ou Heidegger sont aussi des métaphysiques de la substance. Mais il ne convient pas d’identifier trop vite l’être en général et cette forme éminente de l’être qu’est la substance. Concluons seulement que la métaphysique est bien vivante au XXe siècle comme perpétuation de la réflexion sur l’être, et qu’elle est notamment à son plus haut degré d’éminence avec Hegel dont la philosophie se constitue paradoxalement comme une phénoménologie de la substance. Comme chez Aristote et comme chez Spinoza (en un sens évidemment différent), la substance se donne chez Hegel comme le point focal de la métaphysique et, plus précisément, comme son origine et sa fin.

1. Substance et transcendance

Aristote

C’est la définition de la «philosophie première» qui, chez Aristote (à travers les livres 臨, 炙, 降, 粒 de la Métaphysique ), va se constituer comme l’origine simultanée de la métaphysique occidentale et de la philosophie d’Aristote; la philosophie première est la science de l’être en tant qu’être et non pas la connaissance particulière de tel ou tel domaine de la réalité. Certes, cette définition de la première tâche de la philosophie (appelée «métaphysique» par les successeurs d’Aristote) pose d’abord un problème de terminologie que les critiques (et notamment Pierre Aubenque dans Le Problème de l’être chez Aristote ) ont fort bien mis en évidence: la métaphysique (ou philosophie première comme science de l’être) est-elle identique à la théologie, ou science de Dieu? On peut supposer (et ici prévaut l’interprétation heideggérienne) que c’est l’ontologie, comme authentique science de l’être, qui constitue le véritable domaine de la métaphysique, et qu’elle est à ce titre antérieure à la théologie, qui n’étudie qu’un être particulier, fût-il transcendant et inconnaissable en fait. Mais on peut aussi penser que chez Aristote (et c’est ici l’interprétation traditionnelle) la théologie n’est que l’ontologie à son plus haut niveau puisqu’elle est la science d’un être par excellence qui est Dieu et qui, surtout, est la véritable 礼羽靖晴見, l’essence par excellence, celle justement qu’on peut désigner par le terme de substance .

Étienne Gilson le met parfaitement en évidence, rejoignant les conclusions de W. D. Ross: chez Aristote, 礼羽靖晴見 est l’être par excellence parce qu’elle n’est pas limitée par une détermination empirique quelconque, mais aussi et surtout parce que, à la différence de l’Idée platonicienne, elle est non pas une forme vide mais une synthèse de puissance et d’actualité, c’est-à-dire une forme en acte qui est très précisément l’acte d’être. Les descriptions d’Aristote (Métaph. , 臨, 2 et 3; 降,1) sont d’une très grande force. Le problème philosophique «toujours en suspens» est la question de savoir ce qu’est l’être. Mais cela revient à se demander ce qu’est la substance (Métaph. , 降, 1, 1028 b). En un premier temps, il conviendra de faire de la substance ce qui caractérise toute chose en tant qu’elle est ce qu’elle est, en tant qu’elle est précisément, grâce à un substrat particulier, cette chose et non pas une autre. À ce titre, située au-delà (ou au-dessous) des qualités variables, la substantialité de chaque objet du monde est à la fois l’essence même de la chose et la série des accidents que produit cette chose. Ici, en ce premier temps, la réflexion d’Aristote s’applique à l’idée de substance en général et, par suite, aux choses de notre monde qui sont portées par autant de substances sensibles particulières.

Il faut avouer que ce n’est pas cette définition des substances qui est le point le plus intéressant dans la pensée d’Aristote. Elle recouvre des hésitations et des confusions, puisque le même terme est utilisé pour les choses sensibles et pour Dieu. C’est bien plutôt le second temps de la réflexion d’Aristote qui est le plus décisif: la substance est l’être par excellence si elle est conçue comme cela qui est au-delà du monde sublunaire et du monde astral, c’est-à-dire hors du temps et du mouvement . C’est la transcendance de la substance qui, en fait, en constitue le caractère éminent et singulier, situant ainsi l’être, comme acte pur, au-delà de tout ce qui n’est pas lui, et dont il n’a pas besoin pour être. Le vrai sens de la substance est d’être l’être premier (logiquement et chronologiquement) en tant qu’il est acte, acte pur, acte immobile et par conséquent éternel. Cet acte seul est la substance parce qu’il est la divinité même, c’est-à-dire non pas seulement le premier moteur mais encore (et comme tel) la pensée de la pensée, la pensée en acte de soi-même comme acte (Métaph. , 炙, 7).

On s’aperçoit qu’avec la détermination de la substance comme transcendance réflexive, on unifie le domaine de la métaphysique et le domaine de l’éthique: ce sera vrai jusqu’à Spinoza et Hegel. La pensée de la pensée, l’acte pur se contemplant soi-même, est en effet Dieu et modèle. Non pas modèle de fabrication d’une série inerte et sensible, mais réalité suprême qui vaut comme idéal et qui est doublement le souverain bien: en soi , parce qu’il est l’être par soi-même qui se fonde soi-même et se contemple infiniment dans le bonheur, et pour nous parce qu’il est (comme le montre l’Éthique à Nicomaque ) la fin vers laquelle nous nous dirigeons en l’approchant indéfiniment pour nous réaliser nous-mêmes comme connaissance autosuffisante, c’est-à-dire comme sagesse et comme bonheur.

Ainsi, malgré la transcendance de la substance, la métaphysique comme science de cet être substantiel est à l’aurore de la philosophie, à la fois éthique et ontologie, c’est-à-dire authentiquement philosophie et sagesse se fondant sur la seule réflexion, sur l’intelligibilité du rationnel et sur l’indépendance de l’esprit.

Saint Thomas d’Aquin

C’est le Moyen Âge, trahissant Aristote, qui allait faire de la théorie de la substance une dogmatique et une piété. On le voit particulièrement bien chez Thomas d’Aquin (même s’il eût été utile de se référer à Avicenne et à Averroès, à Suarez et à Siger de Brabant). Pour saint Thomas, en effet, la substance est bien définie comme ce qui subsiste par soi, mais cette doctrine traditionnelle est destinée à fonder une théologie particulière qui est la théologie catholique, la philosophie se mettant dès lors au service de la foi, celle-ci se donnât-elle, en apparence, pour une théologie rationnelle. Par exemple, puisque la foi catholique suppose l’existence des anges, saint Thomas constituera très sérieusement une doctrine des substances séparées (le premier moteur aristotélicien, comme être autosuffisant, était déjà une substance séparée) uniquement destinée à permettre la description des anges comme espèces réelles, c’est-à-dire comme substances incorporelles, immatérielles et libres, par conséquent, de ce principe d’individuation qu’est la matière. Comme univers de la foi et de la transcendance, le monde de saint Thomas est d’ailleurs fortement hiérarchisé: en haut se trouve Dieu , substance qui est le pur acte d’être (esse ipsum ), réalisant l’unité de l’essence et de l’existence; au-dessous se trouvent ces substances séparées que sont les anges ; au bas de l’échelle, enfin, se situent les âmes , qui sont des substances encore, mais des substances incomplètes, des formes sans matière. Quoique incomplètes, elles peuvent néanmoins subsister sans le corps (c’est pour cela d’ailleurs que saint Thomas doit en faire des substances): la tradition l’exige, entraînant dans ses dogmes et ses contradictions la doctrine de la substance. Ce mot perd en fait son sens pour devenir pur signe vide, puisqu’il s’applique aussi bien à ce qui est par soi qu’à ce qui est par autre chose que soi, et aussi bien à la transcendance de Dieu qu’à l’immanence des âmes. L’unité de terme permet peut-être d’escamoter le problème réel de l’unité homogène de l’être, il ne le résout pas pour autant. Le problème, laissé en suspens par Aristote, le demeure chez saint Thomas.

Descartes

Paradoxalement la situation restera la même chez Descartes puisqu’on ne trouve pas chez ce philosophe une doctrine cohérente de la substance qui ait su rompre avec les exigences de la foi. C’est encore en héritier de la scolastique, en effet, que Descartes constitue son ontologie: ses Méditations métaphysiques sur la philosophie première ont explicitement pour but, comme l’indique le sous-titre, d’établir l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps; il s’agit donc, en clair, de fonder une théologie créationniste et une doctrine réaliste de l’immortalité de l’âme. La doctrine de la substance ou plutôt des substances, se ressentira de cette inspiration apologétique, puisque, si l’auteur applique indifféremment le terme de substance aux choses sensibles et à l’âme, aux êtres finis et à l’être infini, il ne parvient pas à expliciter les raisons pour lesquelles le même terme vaut pour l’infini (Dieu est substance infinie) et pour le fini (les âmes sont des substances pensantes finies et les corps sont des substances étendues finies). Tout en affirmant la prééminence et l’éminence ontologique de la substance infinie par rapport aux substances finies, Descartes ne parvient plus à faire passer dans sa description de l’être divin cette force, cette originalité et cet enthousiasme qu’on trouvait chez Aristote lorsqu’il parlait de l’être par soi qui, se pensant soi-même, était véritablement l’être au sens plein, 礼羽靖晴見 parfaite et parachevée. La substance divine chez Descartes se caractérise essentiellement par son infinité (pour ne pas parler de la bonté de Dieu), mais cette infinité se «conçoit» plus qu’elle ne se comprend: l’unité, en Dieu, de l’essence et de l’existence n’éclaire pas le contenu de cette essence, c’est-à-dire le quid de Dieu. C’est que, en fait, la théologie substantialiste de Descartes, comme ontologie de la transcendance, fonctionne beaucoup plus comme transmission répétitive de quelques affirmations de principe (Dieu créateur, intemporel et bon, âme spirituelle et immortelle, corps objectif et pensable) que comme investigation privilégiée de ce que peut être l’être. Aussi bien Leibniz que Gilson le reconnaissent malgré eux: Descartes prend trop souvent le sens des termes et des concepts pour allant de soi; il affirme lui-même qu’à trop définir on obscurcit; en fait, à ne pas définir l’être et donc à ne pas l’analyser, on dogmatise.

C’est pourquoi Descartes vaut beaucoup plus comme philosophe du cogito et comme épistémologue du mécanisme que comme métaphysicien de l’être en tant que tel, c’est-à-dire de la substance. Ce mot n’est plus qu’un signe chez Descartes et il se fait, à ce titre, l’annonciateur d’un nécessaire renouveau de la philosophie première et d’une nécessaire fondation d’une science nouvelle de la substance, c’est-à-dire de l’être qui vaudrait à la fois comme principe et comme fin.

2. Substance et immanence

Giordano Bruno

À vrai dire, ce mouvement de renouveau et cette «renaissance» avaient commencé de s’effectuer avant que Descartes n’entreprît sa réflexion, mais la tradition philosophique passa ce fait sous silence jusqu’à une époque récente: c’est Giordano Bruno qui, le premier, édifie sans le savoir sur les ruines de la scolastique une ontologie audacieuse de la substance comme unité de la nature et de Dieu.

Rappelons tout d’abord que, pour Bruno comme pour Aristote et pour Plotin, la philosophie est essentiellement recherche sur le premier principe; mais celle-ci cesse d’être méditation sur la transcendance de l’être (premier moteur immobile ou «un» indéterminé) et elle opère le passage à l’immanence du mouvement du temps et de la détermination. L’être n’est pas vide (comme le montre Hegel pour le concept traditionnel d’être); il est au contraire le suprême concret puisqu’il est le monde et la nature même. Il n’en est pas moins vrai que cet être qui fonde tous les êtres d’une façon immanente ne leur est pas identifiable; il se nomme dès lors substance. Le monde est un, et c’est pourquoi il est substance; mais il comporte deux aspects liés qui sont Dieu et l’univers. Dieu lui-même peut être considéré comme matière et comme forme: du point de vue du contenu, il est précisément matière (infinie et intelligible, certes); et du point de vue du sens ou de la forme, il est intellect, œil du monde, c’est-à-dire et âme et intelligence. Par cette description, l’orthodoxie du langage aristotélicien est certes sauvegardée, mais d’une manière purement verbale: en fait, la voie est ouverte pour une ontologie nouvelle qui pourra assumer l’identité de l’être et du monde conçus comme substance, c’est-à-dire comme objectivité infinie, permanente et diversifiée.

Spinoza

Ce fut, on le sait, le rôle de Spinoza de porter à son extrême conséquence ce mouvement de la pensée. Le philosophe de la substance est par excellence Spinoza, et tout se passe, dans l’histoire des doctrines de la substance, comme si l’on montait d’Aristote vers Spinoza pour ensuite redescendre (en régressant) de Spinoza, vers Leibniz puis Hegel. La définition spinoziste de la substance (comme ce qui est en soi et par soi, n’ayant par conséquent besoin de nul autre que soi pour être et pour être pensé) restera le modèle et le paradigme de toutes les doctrines futures, qu’elles s’en cachent, comme chez Leibniz, ou qu’elles l’avouent, comme chez Hegel.

Malgré cette espèce de perfection du système qui est la perfection de la conceptualisation de la substance, la doctrine spinoziste ne tombe pas sous le coup de la critique hégélienne du concept d’être qui, loin d’être le plus concret, serait le plus abstrait et le plus vide des concepts, puisqu’il ne saurait échapper à la détermination qu’en se renversant dans le néant. En fait, pour Spinoza, la substance n’est pas la négativité mais la suprême positivité puisque ce sont les déterminations attributives ou modales de l’être qui seront des négations. Cela signifie que le suprême concret n’est pas dans un élément privilégié qui serait l’être au cœur des êtres et qui aurait fonction de transcendance, d’excellence et de justification (comme principe de raison ou fondement de valeur), mais la totalité même de tous les êtres conçus dans leur unité et dans leurs rapports. La substance, en effet, n’est pas séparable des attributs qui nous permettent de la penser, ni des modes qui sont l’objectivité déterminée de ces attributs. Parce que la substance est le tout, elle n’est ni séparable ni séparée du tout; comme totalité se fondant soi-même, elle est donc l’indépendance et l’autonomie de la nature entière, la face totale de l’univers.

Parce qu’elle n’est pas abstraite, la substance spinoziste n’est pas non plus inerte et morte, comme le laissent croire Schopenhauer et Schelling. En effet, si l’identité entre essence et existence est parfaite en Dieu, c’est-à-dire dans la nature conçue comme objectivité infinie et autosuffisante, il faut admettre que l’essence de la substance est d’agir, puisque l’existence du monde total se donne comme action. La substance n’est plus le principe immobile de tout mouvement, ce mouvement du monde tombant hors d’elle, mais, bien au contraire, l’unité conceptuelle de tous les mouvements, c’est-à-dire l’existence même comme mouvement et action. Dire que l’essence de Dieu est également sa puissance, et aussi bien son existence, c’est dire, en langage spinoziste, que l’être substantiel du monde est l’action et le mouvement même de ce monde, son effort et sa puissance d’exister.

C’est pourquoi le spinozisme (comme la philosophie même) est une méditation non de la mort mais de la vie: cela ne tient pas seulement à ce que l’éthique du désir libéré suppose l’exaltation de l’existence joyeuse et parachevée, mais aussi à ce que la philosophie et l’éthique commencent nécessairement par l’ontologie et à ce que la science de l’être en tant qu’être est la «science intuitive», c’est-à-dire la connaissance interne de l’être comme puissance d’exister, comme pouvoir unique d’être et d’agir sous une infinité de modalités.

L’intuition spinoziste de la substance n’est donc pas seulement le sens très vif de l’unité de l’être, ou le sentiment de l’infinité du tout, mais encore le sentiment à la fois réfléchi et vécu de l’existence comme activité ou, si l’on veut, comme acte. En outre, par-delà la durée, mais dans la durée et le divers sensible, l’être substance se donne comme la permanence et l’objectivité de la vérité: c’est cela même que Spinoza appelle éternité. Mais cette éternité de la vérité n’est pas l’abstraction intemporelle d’une essence vide ou morte; elle est la force toujours et partout présente de l’être comme pouvoir d’être et d’agir. C’est pourquoi la substance est vie et non pas mort, et c’est pourquoi elle est aussi la liberté même: la liberté n’est rien d’autre, on le sait, que l’action se déployant selon la seule nécessité interne de l’essence même de l’être agissant, et non pas selon une contrainte externe.

Comme pouvoir, comme vie, comme liberté, la substance est le commencement de la réflexion philosophique, c’est-à-dire son principe et son fondement; mais elle en est aussi la fin, entendue comme «souverain bien», puisque la réflexion active sur le monde comme puissance ne peut viser qu’à son propre achèvement comme pouvoir réfléchi et autonome ou, si l’on préfère, comme adéquation à soi-même et à l’être, vécue comme liberté et comme joie. À ce niveau, c’est-à-dire au cœur de la «béatitude», qui est joie par la perfection unifiée du connaître et de l’agir, la substance totale devient substantialité vécue, ou existence substantielle: c’est l’acquiescientia in se ipso .

Leibniz

L’idée selon laquelle la substance est force et activité se retrouvera, certes, chez Leibniz, mais dans un contexte si apologétique (il s’agit explicitement pour lui de construire une Théodicée ) qu’on pourrait dater de ce philosophe le déclin de l’ontologie si une renaissance de l’influence spinoziste, au XVIIIe et au XIXe siècle, n’avait rendu possible un nouveau départ de l’ontologie immanentiste.

La doctrine de Leibniz n’en est cependant pas moins fort riche d’enseignements, véhiculés d’ailleurs par ses propres difficultés. En effet, les deux sens principaux du mot substance (rapportés soit au fondement du monde sensible, soit au fondement des réalités intelligibles et des esprits) révèlent la difficulté majeure d’un réalisme qui se veut en même temps orthodoxe et bien pensant, c’est-à-dire idéaliste. Le vocabulaire même de Leibniz manifeste ses contradictions puisqu’il utilise le même terme pour des réalités aussi dissemblables (pour un chrétien) que la force énergétique de la matière et la puissance spirituelle de la pensée. Parce qu’il voulait donner un fondement réel (un «principe de raison») aux apparences sensibles pour en faire des «phénomènes bien fondés», Leibniz était tenté par le terme de substance, mais derrière cette tentation réaliste se cache une intention idéaliste: la substance, réalité toujours simple et indestructible, n’est jamais un phénomène. Derrière les choses, il y a toujours des «entéléchies» et finalement des monades; les exigences réalistes de la physique ne résistent pas aux exigences idéalistes de la théodicée ni à la visée d’un règne de la grâce qui serait à découvrir au-delà du règne de la nature. Les découvertes mathématiques de Leibniz relatives au calcul infinitésimal sont autant d’arguments à ses yeux pour spiritualiser la matière et proposer en fait un idéalisme absolu qui ne s’avoue pas comme tel.

Les difficultés ne sont pas moindres si l’on délaisse la substance physique pour considérer la substance spirituelle, c’est-à-dire la monade. Ici la tension n’est pas entre réalisme et idéalisme, mais entre transcendance et immanence de Dieu. En effet, si la monade est la réalité spirituelle ultime, c’est-à-dire si elle est simple, insécable et dynamique, on ne saisit pas bien la différence qui existe entre l’être de Dieu et l’être des âmes. Platon, quant à lui, avouait au moins que les âmes sont de la même étoffe que les idées. Mais comment Leibniz pourrait-il admettre cette identité sans risquer de tomber dans le péché de spinozisme? Ce péché paraîtra d’autant plus proche et refoulé qu’on s’attardera plus sur la description de la monade: c’est le point le plus intéressant de la doctrine, mais aussi le plus dangereux pour elle.

Chaque monade représente (sur un plan spirituel) une sorte de domaine ultime insécable certes, unique, incommunicable et solipsiste («sans portes ni fenêtres»); mais ce domaine à part est en même temps richement diversifié et déterminé puisqu’il exprime et manifeste , du point de vue singulier qui est le sien, la totalité de l’univers , c’est-à-dire toutes les autres monades. Chaque monade est point de vue, perspective et miroir, c’est-à-dire miroir en perspective et en situation, reflet condensé, dynamique et orienté de la totalité du monde. Cette description de la monade, fort intéressante puisqu’elle annonce d’importantes découvertes existentielles, constitue un danger mortel pour la transcendance du Dieu leibnizien. Suffit-il de dire que Dieu est la substance qui comporte la totalité infinie des représentations perspectivistes de l’univers pour le distinguer de ces représentations? S’il est la totalité infinie des points de vue (leur intégrale), comment peut-il être différent de cette somme? S’il est cette somme, il est homogène aux termes qui la composent et, devenant lui-même un point de vue, il n’est plus Dieu. S’il est transcendant à tous les points de vue, comment peut-il les intégrer tous et se dénommer, lui aussi, substance? La présentation du système du point de vue du logicisme (la substance devenant le sujet qui implique par essence tous les prédicats qui la déterminent) ne sauve rien, puisque cette interprétation logique vaut également pour la transcendance de la substance Dieu et pour l’immanence de la substance âme: le problème de l’homogénéité de l’être se repose à tous les niveaux et reste entier.

La vérité est que Leibniz n’a pu surmonter les difficultés du dualisme ni résoudre le problème qui se pose à tout transcendantalisme affronté à la question des rapports de l’un et du multiple. Spinoza avait par avance répondu à Leibniz. Pourtant, l’entreprise de Leibniz ne fut pas vaine puisqu’elle rendit possible, en un sens, la synthèse entre le réalisme du phénomène, la logique de l’être et l’immanentisme de la substance. C’est Hegel qui devait réaliser cette synthèse.

Hegel

Le philosophe de l’histoire qu’est Hegel est en effet un philosophe d’abord, et un philosophe de la substance ensuite ou par conséquent. Certes, on ne trouve dans son œuvre que des allusions éparses à la substance: par exemple, la définition (apparemment fort traditionnelle) de ce terme dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques , ou bien divers textes de la Phénoménologie de l’esprit , où le mot substance reçoit un sens assez vague (les mœurs et la culture sont la «substance» de l’individu; la loi divine et la loi humaine constituent la «substance éthique»; le pouvoir de l’État est la «substance simple, résolue dans sa richesse»); pourtant, si l’on dégage le noyau de tous ces sens, si l’on va à l’essentiel et si l’on s’attache surtout aux dernières pages de la Phénoménologie sur le savoir absolu (ces pages permettant l’unification de la Phénoménologie et de la Logique ), on peut dégager quelques résultats positifs. La substance est indiscernable de ses accidents, c’est-à-dire de la totalité de ses accidents, puisqu’elle se manifeste en eux comme négativité absolue (ce qu’ils ne sont pas) mais aussi comme puissance absolue (ce par quoi ils sont et ce par quoi ils sont ce qu’ils sont). La substance, dit Hegel, tout en se niant elle-même dans ses accidents, se réfléchit en elle-même par leur médiation et constitue ainsi la réalité originaire. Il ne s’agit pas de considérations abstraitement logiques ou lexicales, mais d’une appréhension ontologique des implications de la pensée et des moments de la logique. Ce fait est confirmé par l’ensemble de la Phénoménologie de l’esprit , qui s’achève précisément sur le savoir absolu, lequel est substance. Ici, le mouvement historique de l’esprit, à travers toutes ses «figures», a permis à la réalité de se manifester dans sa vérité, c’est-à-dire d’apparaître à la fin comme la réalité totale, en soi et pour soi, ce qu’elle était dès le début en puissance, et qu’elle est désormais en acte hors du temps, par la médiation cependant du temps et de la nature.

Cette réalité totale à laquelle on parvient à la fin de l’histoire (qui est la fin de l’histoire de l’esprit et son unification avec lui-même à travers toutes ses médiations) comporte les mêmes déterminations que celles que Hegel attribue à la substance dans l’Encyclopédie . Mieux: la doctrine est ici explicitement et pour elle-même rapportée au terme de substance: «Cette substance qui est l’esprit est le devenir de l’esprit pour atteindre ce qu’il est en soi , et c’est seulement comme ce devenir se réfléchissant soi-même en soi-même qu’il est en soi en vérité esprit» (Phénoménologie de l’esprit , II, VIII: Le Savoir absolu). Plus précisément, l’esprit n’achève son mouvement de réalisation de soi qu’à la fin, comme savoir absolu; et c’est seulement en référence à cet achèvement que le mouvement total de l’histoire peut être compris comme mouvement de la connaissance, c’est-à-dire comme devenir de l’absolu et comme avènement immanent de la substance: «Il [l’esprit] est en soi le mouvement qu’est la connaissance, la transformation de cet en soi en pour soi, de la substance en sujet, de l’objet de la conscience en objet de la conscience de soi, c’est-à-dire en objet aussi bien supprimé comme objet, ou en concept . Ce mouvement est le cercle retournant en soi-même qui présuppose son commencement et l’atteint seulement à la fin» (ibid. ).

On le voit, à la fin du mouvement de l’histoire, qui est devenir et avènement de l’esprit, se trouve réalisée la synthèse transhistorique du tout de la réalité (la fin retrouvant le commencement au niveau supérieur de la conscience de soi); mais l’est aussi la synthèse philosophique des termes «esprit», «concept» et «savoir absolu». Si ces termes sont finalement identiques chez Hegel, c’est que l’histoire totalement réfléchie est la philosophie même, et que la philosophie (ce savoir absolu qui est son propre fondement et sa propre finalité) est la conscience de soi, c’est-à-dire très explicitement non pas la réalité subjective mais le passage de la totalité de l’histoire humaine à la pensée de soi, soit la transmutation de la substance en sujet. La substance n’est pas supprimée pour autant, puisque le sujet est non l’individualité mais ce savoir absolu manifesté globalement par l’être-là de toute la culture humaine qui, dans la philosophie, aboutit à sa propre conscience de soi comme esprit objectif.

C’est dire, en termes hégéliens, que la réalité n’est substance que parce que, par et dans la philosophie, cette réalité totale se transforme elle-même en pour-soi, c’est-à-dire en sujet. La philosophie hégélienne se présente donc comme une doctrine immanente de la substance, mais en tant que celle-ci s’est réflexivement posée en elle-même comme conscience de soi et sujet.

Des critiques ont voulu voir dans cette doctrine une théodicée, et il faut bien avouer que le rôle social de Hegel permet d’interpréter son œuvre dans ce sens. Pourtant, si par impossible on faisait abstraction de ce rôle, ne pourrait-on pas, comme le fait A. Kojève, donner une interprétation résolument humaniste et athée de cette philosophie de l’histoire? La fin de l’histoire (aux deux sens du mot fin) n’est-elle pas chez Hegel l’instauration de l’humanité elle-même dans sa propre souveraineté par la médiation d’une certaine espèce de substantialité qui est l’autonomie d’un savoir totalisé et réfléchi? L’esprit, chez Hegel, n’est peut-être rien d’autre que le nom que mérite l’humanité lorsque son propre mouvement réfléchi l’a transformée en sujet substantiel.

substance [ sypstɑ̃s ] n. f.
XIIe « être spirituel »; sustance « biens, richesses » 1120; lat. philos. substantia, de substare « se tenir (stare) dessous »
IPartie essentielle.
1(1532; sustance 1270) Philos. Ce qui est permanent dans un sujet susceptible de changer (opposé à accident). essence, nature, substrat; substantiel. Substance et apparence. réalité. Le temps n'a ni forme, ni substance. « on conçoit (sans imaginer) la substance comme le sujet identique et permanent de tous les modes composés et variables » (Maine de Biran). « Il y a un être indivisible [...] non point une substance soutenant ses qualités comme de moindres êtres, mais un être qui est existence de part en part » (Sartre).
2(v. 1265) Ce qu'il y a d'essentiel dans une pensée, un discours, un écrit. essentiel(n. m.), fond, principal. Voici en quelques lignes la substance de cette discussion. objet, 3. sujet. Œuvre sans substance. — EN SUBSTANCE : pour ne donner que l'idée essentielle, pour s'en tenir au fond. ⇒ sommairement, substantiellement (cf. En gros, en résumé). Voilà ce qu'ils auraient dit, en substance.
IITotalité.
1Philos. Ce qui existe par soi-même (n'étant ni un attribut, ni une relation). 2. être (cf. La chose en soi). Substance matérielle, immatérielle. La substance infinie : Dieu. « Je connus que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser » (Descartes). Théol. Changement de substance du pain et du vin. transsubstantiation. « L'unité parfaite du Père et du Fils [...] en substance » (Bossuet). consubstantiel.
2(XVe; sustance XIIIe) Substance matérielle. matière. La substance même des objets. Substance organique, vivante. Les chirurgiens « mettent les yeux et les mains dans la substance palpitante de nos êtres » (Valéry). Loc. Perte de substance : tissus manquants (dans une plaie). Réparer une perte de substance par une greffe.
3Substance d'une chose abstraite, ce qui la constitue; sa matière, son contenu. Plaisir riche de substance. La littérature a pour substance et pour agent la parole. « On n'a pas à demander aux poètes de séparer leurs œuvres de leurs passions; celles-ci sont la substance de celles-là » (Benda).
Ling. Ce qui est mis en œuvre par la forme. Substance de l'expression (les sons), du contenu (les concepts) (opposé à forme) . « La langue est une forme et non une substance » (Saussure).
4 ♦ UNE SUBSTANCE : une matière caractérisée par ses propriétés. ⇒ corps. Il « prend la seringue, l'enfonce dans la chair, y décharge la substance » (Queneau). « La Nuit est de la nuit, la nuit est une substance, la nuit est la matière nocturne » (Bachelard).
Anat. Substance blanche (des centres nerveux), constituée par des fibres nerveuses à myéline (à la périphérie de la moelle épinière et au centre du cerveau). Substance grise (des centres nerveux), représentée par les corps des cellules nerveuses (au centre de la moelle épinière, à la surface du cerveau et à sa partie centrale sous forme de noyaux gris). ⇒ matière (grise).
IIIVx (v. 1450 « subsistance ») Ce qui nourrit l'esprit, les sentiments. aliment, nourriture(fig.). Il lui « donnera la moelle et la substance toute mâchée [de la leçon] » (Montaigne). ⊗ CONTR. Accident, apparence, attribut; forme.

substance nom féminin (latin substantia) Toute matière dont une chose est formée : Substance dure, molle, liquide. Essentiel du contenu de quelque chose (texte, discours, etc.) : Rapporter la substance d'une conversation. Chez Aristote et dans la philosophie scolastique, ce qui existe en soi, indépendamment des accidents ou des attributs qui peuvent lui être adjoints. Chez Spinoza, tout ce qui existe par soi-même et est concevable par soi-même. (La substance, chez Spinoza, se confond avec Dieu. Elle a une infinité d'attributs, dont l'homme ne perçoit que deux, l'étendue et la durée.) ● substance (expressions) nom féminin (latin substantia) En substance, en résumé, en se tenant à l'essentiel. ● substance (synonymes) nom féminin (latin substantia) Toute matière dont une chose est formée
Synonymes :
Essentiel du contenu de quelque chose (texte, discours, etc.)
Synonymes :
- matière

substance
n. f.
d1./d PHILO Ce qui est en soi; réalité permanente qui sert de support aux attributs changeants.
d2./d Matière, corps. Substance minérale, liquide. Substance fondamentale des os (l'osséine).
|| BIOCHIM Substance P: neuropeptide contribuant à la transmission nerveuse de la douleur.
|| ANAT Substance fondamentale: sorte de gel qui soutient les cellules et les fibres du tissu conjonctif.
d3./d Ce qu'il y a d'essentiel dans un discours, un écrit. La substance d'un livre.
|| Loc. adv. En substance: en se bornant à l'essentiel.

⇒SUBSTANCE, subst. fém.
I. A. — PHILOSOPHIE
1. [P. oppos. à accident] Ce qui existe en soi, de manière permanente par opposition à ce qui change. Attribut, mode, qualité d'une substance. Qu'il y ait, par derrière l'indéfinie série des événements, une cause première, une substance éternelle sous des phénomènes passagers, je l'admets (BOURGET, Actes suivent, 1926, p. 35). La substance, c'est-à-dire la réalité « plus réelle » que les formes (RUYER, Esq. philos. struct., 1930, p. 307). V. accessoire ex. 1, accident1 ex. 1 à 5, mode2 II E 2 ex. de Senancour et de Jankélévitch.
En partic.
[Chez Aristote] Ce qui n'est attribut d'aucun sujet, n'est inhérent à aucun sujet. Toute affirmation (...) suppose un absolu, dont l'être soit dit en premier et sans restriction, (...) tout le reste,quantité, qualité, relation,est affirmé relativement à cet absolu (...). Seule la substance « est » simplement (J.-M. LE BLOND, Log. et méth. chez Aristote, 1939, p. 316). Substance première. Chose individuelle en tant qu'elle ne peut être attribut. V. infra ex. de Hamelin. Substance seconde. Type abstrait donnant une qualification de la substance première comme le genre, la différence, l'espèce. L'être de la métaphysique est une substance première; l'être qu'atteignent les autres sciences en tant qu'elles raisonnent, (...) n'est jamais en somme que quelque substance seconde (HAMELIN, Le Syst. d'Aristote, 1920, p. 94).
♦ [Chez Kant] Ce qui persiste au milieu du changement (des phénomènes) et le rend compréhensible. Les rapports de temps des phénomènes, simultanéité ou succession, ne sont déterminables que grâce à l'existence d'un permanent; le changement ne peut être perçu que dans les substances (E. BOUTROUX, La Philos. de Kant, 1926, p. 124).
2. Ce qui est par soi; être qui possède une existence propre et ne la détient que de soi (le plus souvent identifié à Dieu). Bien que l'homme seul mérite pleinement le nom de substance, c'est à la substantialité de son âme qu'il doit toute sa substantialité (GILSON, Espr. philos. médiév., 1931, p. 193). La substance sur laquelle argumente Spinoza est Dieu lui-même ou un en soi qui a Dieu pour cause,un par soi ou un en soi qui a pour cause un par soi (P. LACHIÉZE-REY, Les Orig. cartésiennes du Dieu de Spinoza, 1950, p. 83). V. immatérialité ex.
— [Chez Descartes] Substance pensante. Synon. de esprit. V. infra ex. de Cournot. Substance étendue. Synon. de corps, matière. [Descartes] trace avec une inflexible rigueur, inconnue avant lui, la distinction des substances pensante et étendue, spirituelle et corporelle (COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 577).
RELIG. CHRÉT. Ce qui, dans l'Eucharistie, existe en soi et par soi, par opposition aux espèces ou apparences. La doctrine d'après quoi la substance du pain et du vin étant changée en celle du corps et du sang du Christ, il n'en reste que la figure, la forme et le goût (BOEGNER ds Foi et vie, 1936, p. 123). V. concomitant ex. 2.
B. — P. anal., au sing. [Avec l'art. déf.]
1. Littér. Ce qu'il y a d'essentiel dans un texte ou dans des paroles. Synon. l'essentiel, le fond, le principal. Contenir, renfermer la substance d'un livre; rapporter la substance d'une entrevue, d'une communication; résumer la substance d'une lettre. Marais écrivait chaque fois en le quittant [Boileau], la substance des entretiens qu'il venait d'avoir avec lui (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 9, 1864, p. 5). La note n'a pas encore paru dans le bulletin, mais les journaux en ont donné la substance (DUHAMEL, Maîtres, 1937, p. 188).
Loc. adv. En substance. Pour ce qui concerne l'essentiel, le fond (d'un texte ou de paroles). Synon. en gros, en résumé. Il faut, me disait-il en substance, devenir un joyeux drille et prendre l'existence par le bon bout (MAURIAC, Robe prétexte, 1914, p. 105). Recopié pour l'édition de Mont-Cinère dans les Œuvres complètes un assez long fragment de la première version. Il date de 1923. Tout était donné, tout s'y trouvait en substance, ma faim, mes inquiétudes, l'effroi de vivre (GREEN, Journal, 1954, p. 240).
2. Ce qu'il y a de meilleur, de plus substantiel dans quelque chose.
a) Domaine concr. Les arbres, les plantes attirent la substance de la terre (Ac.).
En partic. [À propos d'un aliment] Ce qu'il y a de plus succulent; les qualités nutritives. Cette marmite spéciale conserve aux légumes toute leur substance (DAVAU-COHEN 1972).
b) Vieilli. Partie la plus pure d'un corps; p. anal., partie la plus précieuse d'un texte. Synon. essence, quintessence, suc. Penser en lisant un vrai livre, le prendre, le poser sur sa table, s'enivrer de son parfum, en aspirer la substance (LACORD., Éloge fun. Drouot, 1847, p. 40).
II. A. — Lang. des sc. et lang. cour.
1. Au sing. Ce dont un corps est fait. Synon. matière. [Le soleil] abandonnait de temps à autre (...) des anneaux de sa substance qui (...) formèrent les planètes de son système (A. FRANCE, Vie fleur, 1922, p. 496). Prise dans sa totalité, la substance vivante répandue sur la terre dessine, dès les premiers stades de son évolution, les linéaments d'un seul et gigantesque organisme (TEILHARD DE CH., Phénom. hum., 1955, p. 119).
En partic. Chair, tissus qui forme(nt) un être vivant. Amenuiser, reconstituer sa substance; imprégner la substance d'un fruit. Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance, pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l'hiver (HUYSMANS, À rebours, 1884, p. 99). V. mythique B ex. de Maurois:
1. ... [la reine] en est la mère [de la ruche] et l'unique organe de l'amour. Elle l'a fondée dans l'incertitude et la pauvreté. Sans cesse elle l'a repeuplée de sa substance, et tous ceux qui l'animent, ouvrières, mâles, larves, nymphes, et les jeunes princesses (...) sont sortis de ses flancs.
MAETERL., Vie abeilles, 1901, p. 26.
Loc. Vider de sa, de toute substance. En le regardant vivre sous ses yeux le commissaire croyait voir un homme qu'on aurait vidé de toute substance, écorché intérieurement (SIMENON, Vac. Maigret, 1948, p. 182).
MÉD. Perte de substance. Perte plus ou moins importante de tissus dans une plaie. Cicatrisation d'une perte de substance. L'extirpation d'un morceau de peau met en branle une réaction complexe qui, par des mécanismes convergents, répare la perte de substance (CARREL, L'Homme, 1935, p. 268).
2. Au sing. et au plur. Matière organique ou inorganique, produit chimique caractérisé(e) par sa spécificité, sa nature, son état ou ses propriétés. Un masque de verre (...) qui servait sans doute à préserver le visage de l'archidiacre lorsqu'il élaborait quelque substance redoutable (HUGO, N.-D. Paris, 1832, p. 307). Un des principaux rôles du foie est celui d'emmagasiner les substances provenant de la nutrition (BARIÉTY, COURY, Hist. méd., 1963, p. 689). V. gomme-gutte rem. 1 s.v. gomme ex. de Theuriet.
SYNT. a) Rechercher, déceler la présence d'une substance; identifier, reconnaître, découvrir l'existence d'une substance; modifier chimiquement une substance. b) Manipuler, utiliser, préparer une substance; extraire, cristalliser, dissoudre, éliminer une substance; combiner, mêler, séparer des substances. c) Renfermer, produire, fabriquer, secréter, engendrer, libérer, dégager, développer, véhiculer une substance; donner naissance à une substance. d) Absorber, ingérer une substance; être imprégné d'une substance. e) Composition, dosage, quantité, concentration, pureté d'une substance; rôle, propriétés d'une substance; teneur d'un corps en une substance; classe de substances. f) Une substance agit, attaque, se modifie, se désagrège.
Rare. Produit médicamenteux dont l'ingestion est suivie rapidement d'effet. Synon. drogue (vieilli), médicament. Ils ont fini par conclure, que sûrement c'étaient les vers qui m'avaient rendu si méchant... On m'a donné une substance... J'ai vu tout jaune et puis marron. Je me suis senti plutôt calmé (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 125).
Loc. adv., vieilli. En substance. Donner un médicament en substance. Le donner dans son état naturel, sans préparation. Médicament contre les vers, qu'on donne soit en infusion, soit en substance (...), soit sous la forme de sirop pour les petits enfans (GEOFFROY, Méd. prat., 1800, p. 341).
— [Suivi d'un adj. déterminatif ou, plus rarement, d'un compl. prép. de indiquant]
♦ [la spécificité de la substance] Substance animale, végétale; substance physiologique. À partir de ces conceptions atomiques [nées des études de radiochimie et de spectroscopie], furent édifiées des théories sur la liaison chimique qui ont pu être appliquées (...) aux principales classes de substances chimiques, minérales et organiques (Hist. gén. sc., t. 3, vol. 2, 1964, p. 398).
♦ [la nature, l'état de la substance ou ce qu'elle contient; notamment en sc. phys. et chim., en sc. nat. et, spéc., en biol.] Substance albuminoïde, aminée, cartilagineuse, cérébrale, cornée, hormonale, musculaire, nerveuse, œstrogénique, osseuse; substance colloïdale, granuleuse; substance gazeuse, liquide, solide; substance amylacée, azotée, bitumineuse, iodée, métallique, phosphatée, saline, siliceuse, sulfureuse; substance de déchet. Une substance radioactive, présente en quantité trop faible pour être séparée et pesée, peut néanmoins posséder un rayonnement suffisamment intense pour être mesuré avec précision par une méthode électrométrique (Mme P. CURIE, Isotopie, 1924, p. 19). V. amplitude ex. 5, huileux ex. 1, intoxiquer A ex. de J. Rostand.
ANAT. Substance blanche. Partie d'aspect blanchâtre du système nerveux central, correspondant aux voies nerveuses, occupant la périphérie de la moelle et du tronc cérébral, le centre du cervelet et du cerveau et dont la couleur est due à la présence de myéline (d'apr. MAN.-MAN. Méd. 1977). V. infra ex. de Camefort et Gama. Substance grise. Partie du système nerveux central, correspondant aux centres nerveux, occupant la partie centrale de la moelle et du tronc cérébral, les parties centrale et périphérique de l'encéphale et dont l'aspect grisâtre est dû aux cellules nerveuses qui la constituent (d'apr. MAN.-MAN. Méd. 1977). La substance blanche est divisée par les sillons médullaires longitudinaux et par les branches de la substance grise en cordons antérieurs latéraux et postérieurs (CAMEFORT, GAMA, Sc. nat., 1960, p. 203). P. méton., fam. Cerveau en tant que siège de l'intelligence. Synon. matière grise (v. matière I B 1 a ). Non seulement ce malheureux pays n'avait plus de substance grise, mais la tumeur s'était si parfaitement substituée à l'organe qu'elle avait détruit, que la France ne semblait pas s'apercevoir du changement, et pensait avec son cancer! (BERNANOS, Gde peur, 1931, p. 137).
♦ [le caractère, la qualité de la substance; notamment en sc. phys., chim. et sc. nat.] Substance simple, complexe; substance dangereuse, inoffensive, nocive, nuisible; substance compacte, dense, douce, dure, élastique, onctueuse; substance opaque, pâteuse, poreuse, spongieuse, vitreuse, volatile; substance fluorescente, luminescente, phosphorescente; substance combustible, explosive ou pyrotechnique, imputrescible, soluble. [En France] les radioéléments sont soumis à la législation des substances toxiques (GOLDSCHMIDT, Avent. atom., 1962, p. 238).
♦ [le rôle, les propriétés ou les effets de la substance; notamment en biol. et en chim.] Substance absorbante, colorante; substance inhibitrice, stimulante; substance antibactérienne, antibiotique, anticoagulante, antiseptique, cancérigène, médicamenteuse, narcotique, stupéfiante, vénéneuse; substance de réserve. Des éléments cultivés dans un milieu pauvre en jus embryonnaire et ne recevant leurs substances nutritives que du plasma, se multiplient très lentement (J. VERNE, Vie cellul., 1937, p. 106). [La vaccination] consiste à y introduire [dans l'organisme] une préparation l'obligeant à élaborer des substances de défense qui le protégeront contre d'éventuelles agressions microbiennes ultérieures (R. SCHWARTZ, Nouv. remèdes et mal. act., 1965, p. 125).
AGRON. Substance de croissance. ,,Produit influant à très faible dose sur les mécanismes physiologiques, appliqué en vue d'agir notamment sur la différenciation et l'élongation cellulaire après pénétration et diffusion à l'intérieur de la plante`` (Agric. 1977). Action des substances de croissance capables d'améliorer l'enracinement des plantes se bouturant mal (BOULAY, Arboric. et prod. fruit., 1961, p. 77). RADIOL. Substance de contraste.
B. — P. anal., au sing.
1. a) Domaine concr. Synon. de matière, réserves (v. réserve), tissu. En vue d'assurer son existence, l'entreprise doit reconstituer sa substance d'une manière continue (VILLEMER, Organ. industr., 1947, p. 189). En 1950, on estime aux États-Unis la surface inutilisable à 20 millions d'hectares, les espaces dégradés à 60 millions, les terres menacées à 275. La substance de l'agriculture américaine fondait ainsi littéralement (MEYNIER, Paysages agraires, 1958, p. 45).
b) [À propos d'une pers. et par recoupement de supra II A 1] L'être considéré dans sa densité physique, morale, intellectuelle. Synon. fibre, fond. J'ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi (CHATEAUBR., Mém., t. 1, 1848, p. 305). Le Romain, dans ses mœurs, son tempérament, sa religion, toute sa substance morale différait totalement du Grec (FAURE, Hist. art, 1909, p. 134). V. atténuer ex. 4.
2. a) Domaine intellectuel. [P. oppos. à forme] Ce qui constitue le contenu, la matière de quelque chose. Je m'en tiens aux revues générales qui publient éventuellement des articles de science, de politique ou de philosophie, mais dont la substance ordinaire est de nature littéraire (Civilis. écr., 1939, p. 32-3):
2. Logiciens sans métaphysique, légistes, moins le droit et l'histoire, ils [les bourgeois] ne croyaient qu'aux signes, aux formes, aux figures, à la phrase. En toute chose, il leur manquait la substance, la vie et le sentiment de la vie.
MICHELET, Peuple, 1846, p. 340.
b) P. méton., notamment dans le domaine de la création littér. et artist. Richesse de ce contenu. Synon. consistance, corps, épaisseur, étoffe. Sa peinture [du guide] n'a pas de substance; elle est trop blanche; on y sent une nuance de platitude et de convention (TAINE, Voy. Ital., t. 1, 1866, p. 197). Résumez Le Cid, vous en enlevez toute la substance intellectuelle (BARRÈS, Cahiers, t. 13, 1921, p. 94). V. assonance ex. 2.
Rare. Substance de qqc. Le beau, fier et discret officier [Vigny] avait repris la révolution poétique où l'avait laissée André Chénier (...) atteignant presque du premier coup, comme Keats, à une poésie intellectuelle par son dessein, sensuelle par la substance de son vers (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 137).
SYNT. Donner de la substance à qqc.; vider qqc. de sa substance; être chargé, privé, manquer de substance; acquérir, contenir de la substance; (mots, idées) sans substance; pauvre, plein, rempli de substance.
c) LING. (structuralisme)
— [Chez F. de Saussure] Aspect matériel du signe (d'apr. Lang. 1973). La langue est une forme et non une substance (...), toutes nos façons incorrectes de désigner les choses de la langue proviennent de cette supposition involontaire qu'il y aurait une substance dans le phénomène linguistique (SAUSS. 1916, p. 169).
— [Chez L. Hjelmslev] ,,La « matière » ou le « sens » dans la mesure où ils sont pris en charge par la forme sémiotique en vue de la signification`` (GREIMAS-COURTÉS 1979, s.v. substance). Le concept, l'idée définissent la substance du signifié; dans le mot chat l'idée abstraite de « félinité » constitue la substance du signifié alors que sa forme est dans le système conceptuel qui l'oppose à « chatte », « chien », « homme », etc. (GUIRAUD, La Sémiologie, Paris, P.U.F., 1971, p. 37).
Substance de l'expression. Les sons. V. infra ex. de L. Hjelmslev. Substance du contenu. Les concepts, la pensée. C'est en vertu de la forme du contenu et de la forme de l'expression, et seulement en vertu d'elles, qu'existent la substance du contenu et la substance de l'expression qui apparaissent quand on projette la forme sur le sens (L. HJELMSLEV, Prolégomènes à une théorie du lang., trad. par U. Canger, A. Wewer, 1971, p. 75).
3. a) Nature profonde, fond, fondement de quelque chose. Ce qui forme la substance de qqc.; détruire la substance de qqc. Les garanties de liberté, de sécurité, d'honneur et de vie, qui sont la substance même de l'organisation civilisée (CLEMENCEAU, Vers réparation, 1899, p. 326). Le théâtre doit se dépouiller de tout costume réel comme de tout ornement superflu pour recouvrer sa vraie substance dans la vertu dramatique d'un mot ou d'une chose (CASSOU, Arts plast. contemp., 1960, p. 379).
b) Personnalité profonde, irréductible, considérée comme le siège de la force, de la solidité. J'admire les intelligences limpides. Mais qu'est-ce qu'un homme, s'il manque de substance? S'il n'est qu'un regard et non un être? (SAINT-EXUP., Pilote guerre, 1942, p. 354). V. martyr B ex. de Alain:
3. La contemplation assidue réduisant notre moi à zéro, nous fait croire que nous n'avons plus rien en nous. Mais le conflit avec le prochain nous réintègre dans la possession de nous-mêmes, et nous révèle notre substance et nos forces propres.
AMIEL, Journal, 1866, p. 356.
III. — Au sing. Synon. de nourriture.
A. — 1. Ce qui est nécessaire à la vie. On la force [la souche de vigne] à chercher en dessous, dans la masse remuée par la charrue défonceuse et plus outre, les couches vierges [du sol] où tout est substance (PESQUIDOUX, Chez nous, 1921, p. 110).
2. En partic., vieilli. [Le plus souvent dans des cont. pol., soc.] Ce qui est nécessaire à la subsistance. Se nourrir, s'engraisser de la substance des citoyens, des misérables, de l'État, de la nation. L'oisif dévorant la substance du travailleur (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, 1846, p. 332). Après avoir dilapidé les finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la substance du peuple (A. FRANCE, Dieux ont soif, 1912, p. 266).
B. — Au fig., littér. Ce qui nourrit l'esprit ou le sentiment. La joie du riche a pour substance la douleur du pauvre (BLOY, Journal, 1900, p. 383). Mon Dieu, éclaire-moi. Je ne mentirai pas à mon amour. L'amour est la substance de ma vie (JOUVE, Paulina, 1925, p. 67).
REM. 1. Substanter, verbe trans., vx. Assurer la subsistance de quelqu'un. Différentes personnes en ont été substantées [d'une somme d'argent] (DESTUTT DE TR., Comment. sur Espr. des lois, 1807, p. 85). Quand, avec le temps, on aura réussi à débarrasser le pays de ces révolutionnaires onéreux, et qu'il ne restera plus que des réfugiés chefs substantés autrement que sur le budget officiel (GOBINEAU, Corresp. [avec Tocqueville], 1850, p. 118). 2. Substantialisation, subst. fém., philos. Transformation en substance (supra I A 1). La base de la connaissance du réel est le cadre spatial et la localisation est la seule vraie racine de la substantialisation (BACHELARD, L'Exp. de l'espace dans la phys. contemp., 1937, p. 13). 3. Substantialiser, verbe trans., philos. Transformer en substance (supra I A 1). Ne point formaliser l'intuition, la substantialiser dans un en-soi immuable, sans couleur et abstrait (J. VUILLEMIN, Être et trav., 1949, p. 47). Empl. adj. Érigé en substance (supra I A 2). La pensée substantialisée dont il [le panthéisme idéaliste] se contente est pour nous une chose et participe comme telle de l'inintelligibilité de la matière (HAMELIN, Élém. princ. représ., 1907, p. 488). 4. Substantiation, subst. fém., relig. chrét., rare. Synon. de transsubstantiation. Par la substantiation, Jésus communiant avec ses apôtres, avait son corps dans sa main (FLAUB., Bouvard, t. 2 1880, p. 141).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) 1150 de sa substance « de son être » (WACE, St Nicolas, éd. E. Ronsjö, 20; au glossaire: « forces, efforts »); b) mil. XIIe s. « être, existence » (Psautier Oxford, éd. Fr. Michel, XXXVIII, 7); c) déb. XIIIe s.(Sapientia, 292, 9 ds T.-L.: de dous substances crëat Deus l'omme, de corporeil et de spiritüeil); d) 1370 (ORESME, Ethiques, éd. A. D. Menut, p. 158: substance et nature de l'ame; p. 331: se ilz [les parties de l'âme] different selon substance ou accident); e) 1377 (ID., Yconomique, éd. A. D. Menut, p. 809: Quant il dit [Aristote] est la substance, ce est a dire qu'elle est necessaire a ce que tele chose soit et doit estre exprimee en la diffinition de elle); f) 1670 théol. substance du pain (PASCAL, Pensées, éd. L. Lafuma, p. 595); 2. a) mil. XIIe s. sustance « biens, richesses » (Psautier Cambridge, éd. Fr. Michel , CXI, 3), forme en usage jusque déb. XVIIe s., v. HUG.; b) ca 1170 « vivres, ce qui permet de subsister » (GUILLAUME DE SAINT-PAIR, Mont St Michel, éd. P. Redlich, 84); 3. a) ca 1265 « partie essentielle (d'un texte, de paroles) » (BRUNET LATIN, Trésor, éd. F.-J. Carmody, p. 389); b) 1400 remonstrer en substanche (qqc. à qqn) (Arch. Nord, B 10354, f° 29 v°); 4. a) 1547 (J. MARTIN, Archit. Vitruve, p. 114 v°: Si les vignes ... et autres semences, ne prenaient substance en la vertu des territoires, ... les saveurs de tout seraient en chacune contrée d'une pareille qualité); b) 1563 substance de sel metallique (B. PALISSY, Recepte, p. 68); 5. 1767 anat. substance blanche, substance corticale (LEVACHER DE LA FEUTRIE, Dict. de Chir., I, 281, 282 ds QUEM. DDL à paraître). Empr. au lat. substantia « être, essence, existence, réalité d'une chose » et tardivement « aliments, nourriture; moyens de subsistance, biens, fortune » (de substare « être dessous, se tenir dessous »). Fréq. abs. littér.: 3 409. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 7 031, b) 2 992; XXe s.: a) 2 721, b) 5 258. Bbg. ERINGA (P.). Interlingual equivalence of lexical semantic correlations. Folia ling. 1977, t. 11, n° 1/2, p. 85. —QUEM. DDL t. 8 (s.v. substance grise).

substance [sypstɑ̃s] n. f.
ÉTYM. V. 1120, au sens II, « être spirituel »; aussi au XIIe, sustance « ce qu'on possède »; lat. philos. substantia, de substare « se tenir (stare) dessous ».
———
I Partie essentielle.
1 (1532, Rabelais). Philos. Ce qui constitue le support commun des qualités successives; ce qui est permanent dans un sujet susceptible de changer (opposé à accident). Essence (I., A., 1.), nature, substrat; substantiel. || Substance et apparence. Réalité (cit. 4). || Le temps n'est rien parce qu'il n'a ni forme, ni substance (→ 2. Être, cit. 11).
1 (…) je n'ai point fait abstraction du concept de la cire d'avec celui de ses accidents, mais plutôt j'ai voulu montrer comment sa substance est manifestée par les accidents, et combien sa perception, quand (…) une exacte réflexion nous l'a rendue manifeste, diffère de la vulgaire et confuse.
Descartes, Cinquièmes réponses aux objections de Gassendi, VIII.
2 (…) il n'est pas possible, après avoir dépouillé une chose de toutes ses qualités, de vouloir qu'il lui reste encore quelque chose (…) on est forcé de conclure que les substances nous sont entièrement inconnues, et que nous n'en connaissons que les modes.
Encycl. (Diderot), art. Substance.
3 (…) on conçoit (sans imaginer) la substance comme le sujet identique et permanent de tous les modes composés et variables (…)
Maine de Biran, Du physique et du moral de l'homme, Examen leçons philos., Introd., III.
4 Il n'y a pas (…) d'abord une conscience qui recevrait ensuite l'affection « plaisir » (…) Il y a un être indivisible, indissoluble, non point une substance soutenant ses qualités comme de moindres êtres, mais un être qui est existence de part en part.
Sartre, l'Être et le Néant, Introd., p. 21.
Vx. || Substances ou natures simples d'un corps, les propriétés qui le définissent.
2 (1366). Didact. ou littér. Ce qu'il y a d'essentiel (dans une pensée, un discours, un écrit). Essentiel (n. m.), fond, principal (II.). || Les figures (cit. 26), ornements dont la substance du discours peut se passer. || Voici en quelques lignes la substance de cette discussion. Objet, sujet.Vx. S'est dit de l'essence d'un corps matériel. Essence, suc. || « Tirer la substance des plantes » (Furetière). — ☑ (1651). En substance : pour ne donner que l'idée essentielle, pour s'en tenir au fond. Gros (en), résumé (en), sommairement, substantiellement. || Voilà ce qu'ils auraient dit, en substance (→ Outrecuidant, cit.).
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II (V. 1120). Totalité.
1 (Par ext. de I., 1., avec une valeur plus ontologique). Didact. (philos.). Ce qui existe par soi-même (n'étant ni un attribut, ni une relation). Soi (chose en soi); être. || Substance matérielle (→ Immatérialisme, cit.), immatérielle (→ Moi, cit. 62). || La substance infinie (Dieu) et la substance finie (l'homme). → Infini, cit. 16. || « Je connus que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser » (Descartes; → Âme, cit. 41). || La substance du moi (→ Identité, cit. 11). || La langue est une forme (cit. 41) et non une substance (Saussure). → aussi ci-dessous, 3. || Nom de substance. Substantif.Théol. || Changement de substance du pain et du vin. Transsubstantiation. || Qui sont un par substance. Consubstantiel.
5 Mais nous établissons une espèce d'amour
Qui doit être épuré comme l'astre du jour :
La substance qui pense y peut être reçue,
Mais nous en bannissons la substance étendue.
Molière, les Femmes savantes, V, 3.
6 (…) on croyait suffisamment expliquer l'unité parfaite du Père et du Fils par cette expression de l'Écriture, sans qu'il fût nécessaire de dire toujours qu'ils étaient un en substance (…) Ce terme qui n'était point dans l'Écriture, fut jugé nécessaire pour la bien entendre (…)
Bossuet, Hist. des variations, III, XVI.
7 La substance est donc l'être indépendant qui ne se bâtit sur aucun fondement étranger; c'est l'être solidement établi en lui-même et qui possède en soi ses conditions d'existence : bref, dans l'ordre de la Nature, c'est l'être le plus être, le seul véritablement être.
J. de Tonquédec, in Foulquié, Dict. de la langue philosophique, art. Substance.
2 (XVe; sustance, XIIIe). Substance matérielle. Matière. || La substance sèche et dure (cit. 2) des os. || La substance même des objets (→ Peintre, cit. 2). || Peindre (cit. 12) c'est… constituer une belle substance. || Substance organique, organisée, vivante… (→ Activité, cit. 1; escalier, cit. 6).
8 C'est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes rognons (…)
Montaigne, Essais, III, XIII.
9 (Les chirurgiens) mettent les yeux et les mains dans la substance palpitante de nos êtres. Élucider la misère des corps, trouver la pauvre chair atteinte, sous les plus brillantes apparences sociales, reconnaître le ver qui ronge la beauté, est leur affaire propre.
Valéry, Variété, Études philosophiques, in Œ., t. I, Pl., p. 908.
Loc. Méd. Perte de substance : quantité de chair, de tissus manquant dans une plaie. || Greffe pour réparer une perte de substance.
3 Fig. (Du 2.). || La substance d'une chose abstraite, ce qui la constitue, sa matière, son contenu. Contenu, matière (III., 1.). || Plaisir (cit. 22) pauvre et plaisir riche de substance (→ aussi Jaculatoire, cit. 1). || La substance verbale d'un poète (→ Musicalité, cit.). || Perception et souvenir échangent toujours qqch. de leurs substances (→ Endosmose, cit. 2). || La littérature (cit. 5) a pour substance et pour agent la parole.REM. Cet emploi procède aussi du sens III, 1, les notions de matière et de nourriture étant parfois synonymes au figuré.
10 On n'a pas à demander aux poètes de séparer leurs œuvres de leurs passions; celles-ci sont la substance de celles-là et la seule question est de savoir s'ils font des poèmes pour dire leurs passions ou s'ils cherchent des passions pour faire des poèmes.
Julien Benda, la Trahison des clercs, p. 146.
Ling. Ce qui est mis en œuvre par la forme (cit. 41). || Substance de l'expression (les sons), du contenu (les concepts).Opposé à forme.
4 (Une, des substances). Matière caractérisée par ses propriétés. Corps. || Les substances de la matière (vx). Élément (cit. 10). → 1. Feu, cit. 7. — Alchim. || Principe essentiel ou quintessence d'une substance. || Substances végétales (→ Matière, cit. 10), substance grasse, substances alimentaires (→ Digestif, cit. 1), médicamenteuses (cit.), toxiques.Techn. || Substances explosives, pyrotechniques.
11 Alors la nuit n'est plus une déesse drapée, elle n'est plus un voile qui s'étend sur la Terre et les Mers; la Nuit est de la nuit, la nuit est une substance, la nuit est la matière nocturne. La nuit est saisie par l'imagination matérielle. Et comme l'eau est la substance qui s'offre le mieux aux mélanges, la nuit va pénétrer les eaux, elle va ternir le lac dans ses profondeurs, elle va imprégner l'étang.
G. Bachelard, l'Eau et les Rêves, p. 137.
11.1 (il) prend la seringue, l'enfonce dans la chair, y décharge la substance, retire la seringue (…)
R. Queneau, Loin de Rueil, p. 82.
5 Anat. || Substance blanche (des centres nerveux) : substance constituée par des fibres nerveuses à myéline (à la périphérie de la moelle épinière et au centre du cerveau).
(1824). || Substance grise (des centres nerveux), représentée par les corps des cellules nerveuses (au centre de la moelle épinière, à la surface du cerveau et à sa partie centrale sous forme de noyau gris). Matière (grise).Fig. || Travail qui demande beaucoup de substance grise.
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III (V. 1450, « subsistance »). Vx.
1 Ce qui nourrit l'esprit, les sentiments. Aliment, nourriture (fig.); substantifique. || Sens et substance d'une leçon (cit. 2). || La substance toute mâchée d'une leçon (→ Gouverneur, cit. 3). || L'amour est à soi-même sa propre substance (→ Passionné, cit. 11; et ci-dessus, II., 3., REM. ).
12 Nous sommes tous creux et vides; ce n'est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir; il nous faut de la substance plus solide à nous réparer.
Montaigne, Essais, II, XVI.
2 Vx. Ce qui fait vivre. Subsistance. || On dévore (cit. 19) la substance du pauvre (→ aussi Exaction, cit. 2). Nécessaire. || Vivre oisif de la substance sociale (→ Parasite, cit. 5).
CONTR. Accident, apparence, attribut. — Forme.
DÉR. (Du lat.) Substantialiser, substantiation, substantifique.

Encyclopédie Universelle. 2012.