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ACTEUR
ACTEUR

Si l’acteur force si souvent le respect ou l’exécration, cela signifie bien qu’il travaille avec les outils les plus précieux de l’humanité en l’homme: le corps et l’âme. Qu’il engendre, par un jeu de métamorphoses, à la fois la familiarité et l’étrangeté, qu’il réfracte l’envers et l’avers de chacun de nous. À la fois même et autre, sa personne fut en même temps objet d’infamie et d’idolâtrie, comme si l’esthétique du plaisir ne pouvait que se dissocier, et tenir à la fois l’acteur pour le producteur de passions délétères et pour un enchanteur capable d’instruire tout en amusant.

Ainsi écartelé, l’acteur occidental reste celui qui, à mesure qu’il s’élève, risque plus sûrement de retourner à la boue. Modèle du tyran, proche du pouvoir et du politique, il est aussi son concurrent direct, de même qu’il peut devenir pédagogue, maïeuticien, ou porte-voix de la révolution. Mais, même s’il a le privilège de saluer après être mort en scène, il est aussi celui qui sait que les métamorphoses le vampirisent, qu’entrer en scène le tue à chaque fois et que, l’homme de théâtre modèle, c’est Molière qui crache le sang et meurt sur scène!

De l’acteur au comédien

La mimésis antique

La figure réelle ou mythique de Thespis structure la naissance de l’acteur. L’«hypocrite» – celui qui réplique – sort du groupe des officiants des cortèges religieux pour entamer un jeu de réponses, encore ritualisé, avec le chœur dont il est issu. Thespis crée donc le protagoniste, acteur individualisé, dialoguant avec le chœur, acteur collectif symbolisant la cité. La Chronique de Paros témoigne ainsi de cette émergence. «Parut Thespis, le poète qui le premier fit jouer un drame dans la ville.» Ce poète-acteur crée également les premiers masques après avoir à l’origine gardé le visage barbouillé de lie de vin et de céruse propre aux officiants de Dionysos. L’apparition du masque puis de la grande robe et des cothurnes matérialise ainsi la naissance d’une parole fictive, peu à peu profane, qui s’organisera quelques décennies plus tard en technique rhétorique. L’apparition de l’acteur ne manque pas de faire surgir un questionnement qui porte à la fois sur la légitimité de la parole fictive, mensongère, et sur l’illusion qui crée le corps de l’«hypocrite», cette puissance de métamorphose qui ne laisse pas de troubler la cité et, à travers elle, la communauté politique. Ainsi Solon, alors chef du gouvernement athénien, alla voir Thespis «... après que le jeu fut fini, il l’appela et lui demanda s’il n’y avait point de honte de mentir ainsi en la présence de tant de monde». Thespis lui répondit qu’il n’y avait point de mal de dire et de faire de telles choses vu que c’était par jeu. Adonc Solon, frappant bien ferme contre la terre avec un bâton qu’il tenait en sa main: «Mais en louant [...] et approuvant de tels jeux de mentir à bon escient, nous ne nous donnerons garde que nous les retrouverons bientôt à bon escient dedans nos contrats et nos affaires mêmes.»

Les dés en sont jetés. L’acteur sera pour la Grèce antique cet animal mimétique qui, grâce à la parole poétique, menace de contamination la cité. Contamination dont Platon pose les prémisses dans le dialogue du Ion : «Quand je déclame un passage qui émeut la pitié, dit Ion, le rhapsode d’Homère, mes yeux se remplissent de larmes, quand c’est l’effroi ou la menace, mes cheveux de peur se dressent tout droits et mon cœur se met à sauter! [...] et, à chaque fois du haut de l’estrade, je les vois pleurer, jeter des regards de menace, être avec moi frappés de stupeur en m’entendant.» Outre les informations que nous donne Platon sur un véritable processus d’identification émotionnelle de l’acteur tragique au personnage, il apparaît que cette émotion entraîne dans sa houle le théâtre tout entier. Car, animé par l’enthousiasme divin, l’acteur est comme possédé, à l’instar des Bacchantes de Dionysos. Cette contamination conduira Platon à souhaiter chasser les poètes et les acteurs de la cité, et il faudra l’art d’Aristote pour réhabiliter (sur le plan philosophique s’entend) une profession qui s’organise peu à peu autour du protagoniste – chef de troupe et dont certains de ses membres jouissent déjà d’un grand prestige. Leur art consiste en une grande authenticité, une maîtrise parfaite du corps mime et danseur, une virtuosité vocale qui leur permet de chanter, psalmodier, vociférer et même bruiter (gonds de porte, cris d’animaux, etc.). Le poète tragique à partir de Sophocle n’est plus interprète et laisse la place à des acteurs chevronnés, conscients de leur pouvoir et allant jusqu’à demander à l’auteur de leur écrire des morceaux de bravoure, ce qu’Aristote dans la Poétique ne manque pas de déplorer.

La mimésis (imitation) de l’acteur consistera donc en l’imitation d’actions au moyen de techniques éprouvées: «L’action consiste dans l’usage de la voix, comment il faut s’en servir pour chaque passion, c’est-à-dire quand il faut prendre la forte, la faible et la moyenne, et comment employer les intonations, à savoir l’aiguë, la grave et la moyenne, et à quels rythmes il faut avoir recours pour chaque sentiment. Il y a en effet trois points sur lesquels porte l’attention des interprètes, le volume de la voix, l’intonation, le rythme. L’on peut presque affirmer que c’est par ces moyens qu’ils remportent les prix dans les concours, les acteurs font plus pour le succès que les poètes, ainsi en est-il dans les débats de la cité, par suite de l’imperfection des institutions.» De l’adaptation de la voix à chaque passion naît ensuite l’art du geste et de la musique.

Sont posées ainsi, dès le Ve siècle avant J.-C., les problématiques qui conditionneront la vision occidentale de l’interprète: celle de l’imitation contaminante qui conduit, selon les Pères de l’Église, à une véritable prostitution du corps et de l’âme, le jeu pervers de l’illusion aboutissant à Rome à une exclusion sociale de l’acteur extrêmement violente dont l’Âge classique verra encore les effets.

En effet, l’acteur latin, en offrant aux regards un corps souple à toutes les disciplines imitatives, asservit sa personne au public. Ce métier n’est pas différent de la prostitution, et, si l’acteur grec avait des privilèges, l’acteur latin, victime d’une infamie sociale et morale, se trouve à la fois idolâtré et méprisé. L’hypocrite devient d’ailleurs l’histrion, un bouffon grotesque dont les saltations, les pantomimes lascives et les spectacles licencieux dérèglent les sens des spectateurs.

La dérive de la mimésis grecque apparaîtra a fortiori dans le jeu de l’acteur tragique, et finira par se vider de sa substance, abolie par l’horreur dans les jeux du cirque où aux acteurs se substituent des condamnés à mort dont les supplices contribuent à structurer la haine du théâtre – et de l’acteur – chez les Pères de l’Église, par exemple saint Augustin et plus durement encore Tertullien.

L’acteur dans la communauté

Si l’acteur byzantin prolonge l’acteur antique, il faut chercher la filiation du comédien occidental au travers des générations de jongleurs et de troubadours. Mais on ne peut à proprement parler d’acteur de mystères au Moyen Âge, puisque ces derniers sont issus des familles bourgeoises de la ville où ont lieu les représentations. Les gens du peuple, les artisans remplissent aussi des rôles et paient parfois pour avoir le privilège d’interpréter un saint ou un diable. Il arrive que le rôle soit ainsi mis aux enchères ou joué aux dés. Les femmes, quoique rares, ne sont point exclues de ce théâtre qui, malgré sa kyrielle de personnages, ne fait aucune place à l’interprète comme tel. Et même si peu à peu des compagnies se créent autour de la production d’un mystère, en règlent les répétitions, la mise en place, répartissent la recette et revendent aux enchères les costumes et les accessoires, on ne peut dire que l’acteur soit reconnu comme tel. Il est renvoyé à la collectivité du peuple, «charretiers et crocheteurs qui, vêtus en apôtres, jouaient la Passion». Ce peuple auquel le Parlement de Paris en 1548 refuse désormais d’interpréter des mystères au travers de la condamnation des confrères de la Passion: «Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignorants, artisans mécaniques ne sachant A ni B, qui jamais ne furent instruits ni exercés et [...] davantage n’ont langue diserte, ni langage propre, ni les accents de prononciation décente, ni l’intelligence de ce qu’ils disent.»

Ce faisant, le Parlement de Paris renoue avec la foudre des Pères de l’Église. Si l’incompétence des acteurs – il n’y a pas à cette époque de technique de jeu – avalise cette interdiction, celle-ci est également sous-tendue par une visée moralisatrice et non plus éthique comme dans la Grèce antique. Elle n’interrompt pas tout à fait la production des mystères, mais renvoie le théâtre médiéval à une marginalité sporadique. Toutefois, elle permet aussi à l’acteur professionnel d’émerger dans toute sa singularité et son identité.

Naissance du comédien

L’édition de la Poétique d’Aristote en français en 1555 fait fleurir une kyrielle de lectures exégétiques et de réflexions sur le théâtre grec, dont les textes sont, après la chute de Constantinople et l’arrivée en Occident de nombreux Grecs en exil, enfin disponibles. L’art de l’acteur baroque puis classique, étayé par le savoir antique et celui de la commedia dell’arte italienne, va s’épanouir de manière empirique, bien que se codifient peu à peu les techniques vocale, déclamatoire, mimique et gestuelle. Deux types d’acteurs coexistent: les farceurs qui prolongent la tradition des bateleurs du Pont-Neuf, les amuseurs «farinés à la farce», au jeu grotesque fondé sur l’improvisation, et les lazzi chers à la commedia dell’arte, la gesticulation, l’acrobatie, et qui n’hésitent pas, contre les interdictions qui leur sont faites, à utiliser le langage poissard, et les comédiens du registre sérieux qui, eux, ont adopté la déclamation récitative prétendûment renouvelée des Anciens. Ils sont désormais réunis en troupes professionnelles itinérantes, qui conquièrent peu à peu la protection royale, certains privilèges et surtout la notoriété.

Il faut remarquer que le substantif acteur est le plus souvent remplacé par celui de comédien. Substitution qui suppose une réflexion sur l’interprétation. Si le terme comédie a peu à peu signifié au Moyen Âge tous les genres théâtraux (y compris le genre sérieux), le comédien sera celui qui peut se métamorphoser à volonté, endosser toutes les identités avec une virtuosité que l’acteur dévolu au genre comique ou tragique ne pourra assumer. La codification des emplois (jeune premier, père noble, valet, soubrette, etc.), si elle date de cette époque, n’empêche pas les comédiens de passer, dans la mesure de leurs capacités, d’un registre à l’autre.

Leur virtuosité est d’ailleurs remarquable: Molière n’écrit-il pas et ne monte-t-il pas L’Amour médecin en quatre jours! Tout le XVIIe siècle s’interrogera sur cet art éphémère qui ne cesse de troubler la conscience de ce temps obsédé par l’illusion et par les erreurs d’appréhension du monde qu’elle suscite. Dès 1657, l’abbé d’Aubignac écrit dans la Pratique de théâtre : «L’art du comédien est d’abord celui de la métamorphose en vue d’une incarnation individualisante du personnage.»

Le comédien classique exalte au plus haut point la problématique de l’illusion contaminante. Comme le souligne Catherine Kintzler, cette illusion connaît deux approches contradictoires. Pour un Nicole ou un Bossuet – et dans la tradition chrétienne – la fiction est perverse, rend l’homme orgueilleux et le détourne du réel. «L’éthique châtie l’esthétique.» A contrario, pour Descartes la fiction, source de joie, offre à l’homme un modèle éthique dans la mesure où elle permet au spectateur de jouer de sa propre maîtrise sur des passions qui l’agitent. En les voyant représenter et interpréter, il les raisonne et les exténue. «L’esthétique devient un modèle pour l’éthique.» Le comédien, théâtre des passions, sera alors soit excommunié soit porté au pinacle, ces attitudes paroxystiques pouvant coïncider.

Si l’Âge classique fixe les relations entre l’esthétique et l’éthique, il codifie également l’art de l’interprète. Le comédien rompu aux exercices physiques sait danser, pratique l’escrime, de même qu’il a appris à chanter et à déclamer à l’avant de la scène. Cette déclamation inspirée de la prosodie latine, véritable récitatif parfois travaillé au clavecin (ce que faisait Racine avec la Champmeslé), exige un souffle puissant, une diction mélodieuse, une voix capable de se plier à toutes les inflexions, soutenue par un grasseyement fort prisé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Mais ce code immuable de la récitation, en même temps qu’il structure un art véritable du comédien, fige le jeu dans un insupportable carcan que le siècle des Lumières brisera en même temps qu’il rompra avec le culte d’Aristote.

«Naturel» et réalisme

Les figures du paradoxe

Si l’Église ne désarme pas, l’engouement pour les acteurs continue de se manifester au travers d’innovations et de polémiques qui traversent tout le siècle. L’imitation de la nature reste le référent obligé, à la fois de l’esthétique théâtrale et de celle de l’art de l’acteur. Mais cette mimésis change de signification: elle se tourne peu à peu vers plus de vérité, de naturalité, d’authenticité. Dès 1752, Mlle Clairon rompt avec la déclamation, tandis que Lekain et Larive transforment les costumes traditionnels de la tragédie en supprimant les faux cheveux, les fausses hanches, les talons rouges, au profit de costumes plus proches de la vérité historique.

La révolution introduite par la Clairon fait florès. Au nom de la nature, l’on veut rompre avec ce qu’Horace appelait déjà «ampullas et sesquipedalia verba », c’est-à-dire «des sentences, des bouteilles soufflées, des mots longs d’un pied et demi». Diderot va se faire quant à l’esthétique théâtrale le héraut de cette évolution prônant le «naturel». À la déclamation classique soutenue par des techniques d’amplification et de modulation, il prétend, en se fondant sur l’expérience marginale de la Clairon, substituer «ce qui émeut toujours», c’est-à-dire «des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel murmure dans la gorge entre les dents». La nouvelle déclamation suppose évidemment une nouvelle mise en espace du corps: le comédien s’assoit, se lève, traverse le plateau en courant, s’évanouit, rampe, bref se livre à toutes les activités réalistes que suppose l’expression d’une passion. Le geste, au lieu d’être codifié, se voit individualisé par l’étude historique du personnage, son approche psychologique et un travail quotidien d’observation et d’entraînement. Ainsi la Clairon conseille-t-elle à des élèves: «N’oublie pas que la pensée doit projeter sur le visage toutes les nuances et les degrés d’un sentiment, qu’elle guide le geste ou l’attitude [...], qu’enfin la parole suffit comme un écho, un prolongement de la pensée.» Et encore: «Condamne-toi à vivre avec les personnages que tu incarneras.» Elle-même n’hésitait pas, dans l’Oreste de Voltaire, à créer une pantomime où pour parvenir à pleurer «elle joignait à des accents douloureux une contraction de l’estomac qui faisait trembler tout son corps». C’est moins ici la matérialité du corps qui est décrite que le mouvement des passions qui l’agitent.

Ces changements s’incluent dans un questionnement esthétique qui traverse toute la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui fera triompher le théâtre révolutionnaire. La Clairon et la Dumesnil figurent les positions antagonistes auxquelles se réfère Diderot dans son Paradoxe sur le comédien . La Clairon, novatrice et jalouse de ses innovations, garde la tête froide et reproduit soir après soir ce que l’érudition et les répétitions ont construit, «un modèle» emprunté à l’histoire ou façonné par son imagination, une figure exemplaire, «l’âme d’un grand mannequin». En revanche, la Dumesnil, bouillante et exaltée, «monte sur les planches sans savoir ce qu’elle dira: la moitié du temps, elle ne sait ce qu’elle dit, mais il vient un moment sublime». Toutefois, l’inspiration ne produit pas tous les soirs le même effet, et parfois la comédienne joue sans relief, de manière plate et froide. Diderot décrit ici deux types de comédiens qui, ayant rompu avec le code classique, préfigurent deux approches du travail de l’acteur, approches parfois moins contradictoires qu’il n’y paraît. Mais le paradoxe sera commenté, interprété par des générations d’acteurs jusqu’au XXe siècle, et les deux comédiennes, l’une «dionysiaque», l’autre «apollinienne», serviront consciemment ou inconsciemment de références aux «monstres sacrés» du XIXe siècle.

Vers une psychologie de l’acteur

Avant de se normaliser, cette esthétique de la sensibilité se répand dans le théâtre révolutionnaire et romantique, d’autant que le passage à Paris en 1827 des acteurs anglais infléchit cette extériorisation du sensible vers l’expression d’une vérité parfois paroxystique. L’acteur, désormais, n’hésite pas à rendre les affres de l’agonie d’une manière on ne peut plus «réaliste», mêlant aux convulsions tétaniques les râles du trépas, «sans oublier le rire sardonique».

Pour ce faire, l’introspection quotidienne est nécessaire, et le comédien apprend à prendre en compte les comportements de ses contemporains autant que sa propre réflexion. Ainsi Talma avoue-t-il: «À peine oserai-je dire que moi-même, dans une circonstance de ma vie où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l’altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs: et je le dis non sans honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin.» Talma sera aussi l’un des premiers à accorder à l’acteur – celui qui agit – à la fois une sensibilité et un jugement, les deux facultés jouant l’une avec l’autre un libre jeu tour à tour de la législation et de la régulation, soutenu par la mémoire et la technique.

Les recherches empiriques d’une psychologie de l’acteur sont contemporaines des esthétiques réaliste puis naturaliste de la seconde moitié du XIXe siècle. L’apparition du metteur en scène impulse corollairement une réflexion sur la mise en espace du corps, d’autant que l’éclairage et l’obscurité de la salle favorisent chez le comédien une concentration de son jeu vers plus d’intériorité et de rigueur. Grâce aux travaux de François Delsarte et de Jaques-Dalcroze, la machine corporelle est mise en relation avec l’esprit et le rythme. Jacques Copeau s’en souviendra, qui fondera la formation de l’acteur sur des exercices de gymnastique rythmique, d’acrobatie, de danse, d’escrime et surtout d’improvisations lancées à partir de canevas sommaires. Cette connaissance et cette maîtrise du corps ne doivent procéder cette fois ni de la pure imitation de soi-même ou d’autrui, ni des images peintes ou sculptées, mais d’une intériorité qui sait s’exprimer par l’expérience personnelle ou encore par cette sorte de divination propre à l’artiste.

À la même époque, Stanislavski jette sur le papier des notes sur la formation de l’acteur et la construction du personnage. Il enjoint à ses élèves de lutter contre le cliché, la mauvaise théâtralité gesticulatoire fabriquée sous le prétexte de la sincérité à tout prix. À partir de la biographie du personnage, de son comportement, des circonstances de l’action et de l’établissement de ses volontés, le comédien incarne peu à peu le rôle. Il doit, afin d’être chaque soir égal à soi-même, faire volontairement naître des émotions en revivant celles du personnage. Mais la fiction instaure toujours un «comme si», et l’émotion du personnage sera issue de la mémoire émotionnelle de l’acteur et produite par une émotion non pas identique, mais analogue à celle que doit éprouver la créature fictive. Cette école du «revivre» met l’accent sur le trajet centrifuge de l’interprétation: le travail psychique entraîne le physique, et l’interprétation ne naît que d’une maturation intérieure, d’une pénétration psychique du rôle parallèlement à un travail réaliste sur le maquillage et le costume: «Le spectateur ne participe au spectacle que lorsque l’acteur parvient à établir le contact, et cela sous trois formes: le contact avec soi-même à travers le personnage; le contact direct avec l’objet scénique et à travers cet objet avec les spectateurs; enfin, le contact avec tout l’arrière-fond du spectacle absent de scène, mais présent à la mémoire émotive commune de l’acteur et de son personnage.»

Toutes les pédagogies de l’acteur du XXe siècle, toutes les théories de l’interprétation naîtront du creuset stanislavskien, soit qu’elles y puisent une nouvelle rigueur, soit qu’elles en récusent les fondements. L’influence de la psychologie des profondeurs, la pénétration de la psychanalyse affineront ces théories en se livrant à une véritable dissection de la physiologie de l’acteur et de son psychisme.

L’athlète et le porte-parole

Si, pour Antonin Artaud, l’acteur est un «athlète effectif», il doit nécessairement rompre avec les conventions qui faisaient encore les beaux jours d’un certain théâtre. Par le souffle, on entre dans le corps du personnage théâtral: «À chaque sentiment, à chaque mouvement de l’esprit, à chaque bondissement de l’affectivité humaine correspond un souffle qui lui appartient.» Le geste s’en trouve purifié, codifié selon une symbolique proche de la symbolique orientale. Loin de cette mystique, Meyerhold ne fait pas moins de l’acteur un athlète. L’émotion, l’intuition sont remplacées par une théâtralité rationnelle, utilitaire, fonctionnelle fondée sur une mécanique musculaire censée exprimer la substance sociale des personnages. Cet athlète du théâtre devient également le porte-parole d’une lutte politique. Piscator élimine de sa troupe «les acteurs bourgeois» au jeu romantique ou psychologique au profit d’un acteur propagandiste qui montre et domine le rôle.

Investi d’une mission envers les spectateurs qu’il doit contribuer à éduquer, l’acteur brechtien ne cherche pas l’incarnation, mais une description intellectuelle, cérémonielle, une stylisation, un détachement que l’effet V (Verfremdungseffekt ) réalise. Cet effet de distanciation permet de prendre le temps de montrer toutes les faces d’un objet ou d’une situation au lieu de les faire passer à chaud dans un grand mouvement. Il laisse subsister des virtualités. S’il y a mimésis, il n’y a pas d’incarnation entre le personnage et l’acteur, mais une expression sélectionnée qui, par le gestus , mime les rapports sociaux qui s’établissent entre les hommes d’une époque déterminée. Au spectateur hypnotisé succède le spectateur clairvoyant, lecteur des antagonismes socio-politiques de la société dans laquelle il vit. Cet acteur qui ne sort de la collectivité que pour être le révélateur de la lutte des classes y retourne afin de participer à des luttes concrètes sur le terrain social. Il ouvre la voie au théâtre d’agit-prop, qui s’improvise parfois au cœur des grèves, lors de happenings quelquefois paroxystiques dont le Living Theatre de Julian Beck se voudra l’héritier.

Nourri de ces esthétiques contradictoires, l’acteur de Grotowski «se projette dans quelque chose d’extrême». Jouer est un acte de vie et atteint à un mode d’existence. Le théâtre-laboratoire de Grotowski tient d’ailleurs de l’ashram, et le directeur se considère comme «un guide» qui accompagne ses comédiens dans un travail quasi spirituel: la libération de la peur permet à la fois la confiance dans les possibilités créatrices du corps et l’ouverture de l’auto-analyse. Ainsi la représentation devient-elle «une autorévélation exemplaire d’un être humain et d’accomplissement de soi». D’un corps particulier naît une expérience universelle de dépassement. «Si l’acteur ne fait pas l’exhibition de son corps, mais s’il l’anéantit, le brûle, le libère de toute résistance à quelque pulsion psychique que ce soit, alors il ne vend pas son organisme, mais en fait l’offrande, il répète le geste de la rédemption, il est alors proche de la sainteté.» Ce radicalisme du travail corporel trouve sa source dans les traditions orientales (Chine, Japon, Inde) où l’art de l’acteur est d’abord l’apprentissage d’une combinatoire de mimiques et de mouvements. Il s’agit alors, pour l’acteur occidental, de retrouver une sémiotique du corps jadis perdue. Ces techniques inséparables d’un discours idéologique sur l’acteur prévalent chez Brecht et chez Mnouchkine qui s’inspire du kabuki et du kathakali et réinvente les gestes immémoriaux du théâtre oriental: la lenteur signifiante, l’alphabet physiognomonique et gestuel, la peinture faciale au travers des pièces shakespeariennes ou des tragiques grecs.

Un être métamorphique

Malgré des essais de théorisation, l’art de l’acteur reste profondément empirique. Et pour cause, puisque le matériau et l’outil de son art ne sont autres que sa propre chair. Si la tradition parle d’incarnation – faire rentrer dans sa chair un être de mots, le personnage –, elle semble plus proche de la vérité que celle qui inciterait à croire que l’acteur doit rentrer dans la peau du personnage. En fait, il y a bien un échange, une mutation, «une manifestation à la fois animale et spirituelle», comme l’écrit Charles Dullin. Les répétitions d’un spectacle sont toujours précédées par des lectures à haute voix, accompagnées de notes dramaturgiques, d’indications psychologiques. Puis l’acteur passe sur le plateau. À la mise en espace des personnages peuvent être adjoints des exercices d’assouplissement, respiratoires, des improvisations muettes ou parlées, l’apprentissage d’une technique particulière (masque, manipulation de marionnettes, commedia dell’arte, etc.). Peu à peu, la métamorphose a lieu, non sans à-coups, non sans heurts. Dullin lit et relit: «J’essaye de représenter chaque situation de la manière la plus réaliste», comme Stanislavski qui imagine toute la vie de son personnage. Chez Grotowski, après les exercices, un travail collectif est mené sur la pièce, travail sur les signes puis sur leur organisation en structure. La composition du rôle prépare la vie du processus spirituel. Pour Jouvet, après avoir fait table rase de ce que la légende, la critique et la littérature ont apporté de strates sémantiques, le comédien, à la différence de l’acteur qui ne peut que se jouer lui-même, est en attente du personnage. Il pénètre le rôle à la fois par l’observation mais aussi par le texte: «Le théâtre, c’est d’abord un exercice de diction qui est équivalant au pétrissage [...]. Il faut suivre le texte dans son mouvement premier, dans le mouvement où il a été écrit.»

Quelles que soient les techniques par lesquelles il y accède et même s’il pratique, comme le préconisait Brecht, l’effet de distanciation, «c’est-à-dire qu’il joue de telle façon qu’on aperçoive clairement l’alternative, que son jeu laisse soupçonner toutes les autres possibilités et ne représente qu’une des variantes possibles», même s’il n’y a ni fusion ni identification, une métamorphose a pourtant lieu. Il s’agit d’une sorte de transfert psycho-physiologique qui, pour certains, s’apparente au dédoublement, voire à la possession. Comme Aristote l’avait perçu, à la base, l’imitation entame le processus: mais elle ne suffit pas. L’acteur éprouve par sympathie et empathie les états du personnage, sans scission de la conscience. Mais, avant de parvenir à cet état, des étapes graduelles doivent être franchies: de l’élaboration posturale, mécanique, gestuelle à l’individuation puis à «l’identification» existent une série de moments où la construction physique prend le pas sur la construction psychique, ou l’inverse.

Ce processus métamorphique s’originerait, pour bon nombre d’acteurs ou de théoriciens, dans la voix. Jouvet préconisait l’exercice primordial de la diction, de la respiration, de la sonorisation et la correspondance entre «l’état physique du comédien au moment où il joue et l’état physique dans lequel était l’auteur au moment où il écrivait». De même, Valère Novarina enjoint aux acteurs de «refaire l’acte de faire le texte, le réécrire avec son corps! [...] Trouver les postures musculaires et respiratoires dans lesquelles ça s’écrivait. Parce que les personnages, c’est des postures, et les scènes des séances de rythme».

Il semblerait donc que la «manducation de la parole» permette de retrouver le flux énergétique qui l’émet et que la voix, selon l’expression de Michel Bernard, «structure cruciale et lieu équivoque», en sculptant ce double mouvement de flux et de reflux de souffle, d’impression et d’expression, régisse tout le comportement de l’être humain. Comme l’écrit Bachelard, «la voix projette des visions». Cet entre-deux du corps et du langage est bien la matrice vocale, et «la théâtralité naîtrait de notre condition temporelle d’être langagier». Ce serait donc à partir d’une métamorphose de la nature vocale que naîtrait la nouvelle corporéité – le personnage.

L’acteur de cinéma: le corps morcelé

Aux débuts du cinéma, l’acteur ne paraît pas un instant différent de l’acteur de théâtre. Car ce sont les mêmes qui, dans les premiers films de Méliès, interprètent les textes classiques. De même, dans le cinéma expressionniste, la technique de monstration et de dévoilement de l’expression appartient au théâtre comme au septième art. Elle se déploie dans une succession artificielle de moments où l’incarnation est moins le but recherché que la stylisation outrée, mais non moins sincère de l’expression. Dans Le Cabinet du docteur Caligari ou dans le Docteur Mabuse par exemple, le corps parle, en lieu et place de la voix, avec les techniques héritées du mélodrame, tandis que le mime et la pantomime se déploient dans les films burlesques (Max Linder, Charlie Chaplin, Buster Keaton).

L’apparition du parlant bouleverse les codes hérités du théâtre, en rompant avec cette gestuelle orientée vers l’abstraction immédiatement compréhensible pour s’orienter vers un jeu de plus en plus psychologique. Aux États-Unis, Lee Strasberg élabore, à l’Actor’s Studio, et sur la base du système de Stanislavski, une méthode destinée non plus à un groupe d’acteurs, mais à des acteurs individuels. Il ne s’intéresse pas à la mimésis naturaliste, mais à une mimésis fondée sur une méthode d’introspection de la mémoire émotionnelle. Après une relaxation, l’acteur s’efforce d’explorer toute l’individualité du personnage qu’il doit interpréter, de croire à des choses qui n’existent pas, de recréer des sensations en lui grâce au souvenir. La mémoire est en quelque sorte ramenée à la lisière de la conscience afin que le geste ne soit pas imitation, mais transcription d’une sensation recréée à partir de fragments de sensations personnelles réactualisées. Cette méthode, structurée par la psychologie des profondeurs et la psychanalyse, donne à l’acteur un jeu très personnel, voire intime, qui n’appartient qu’à lui. Marilyn Monroe, Ann Bancroft, Marlon Brando et bien d’autres acteurs américains ont travaillé avec Lee Strasberg et contribué à diminuer la théâtralité du jeu cinématographique – théâtralité étendue comme une excroissance du jeu psychologique – vers plus de réalisme psychologique. La subtilité des micros, le gros plan offrent également la possibilité d’interpréter de manière minimale des émotions que le film agrandira. Sous l’œil scrutateur de la caméra, l’intériorité se trouve hypertrophiée et l’émotion peut sourdre d’un vacillement de paupières comme de la disparition des lèvres. L’acteur éprouve ainsi un sentiment ambivalent: il est à la fois celui qui ordonne son jeu et celui qui est fragmentairement saisi par un autre – le chef opérateur, le metteur en scène – avant d’être décodé par les spectateurs. Ces images volées arrachent l’acteur à son moi propre et lui imposent une seconde humanité, plus riche en symboles, dont le principe réside dans la puissance de mythification qu’elle implique. Ce phénomène, outre ses fondements économiques et socio-historiques, tient «à la relation spectateur-spectacle , c’est-à-dire aux processus affectifs de projection-identification», mais peut-être aussi à l’absence de mythologie collective propre à la démocratie. En toute logique, chacun peut alors être invité à devenir un acteur, sans pouvoir prétendre être à l’origine d’un mythe.

Une espèce en voie de disparition?

Si les acteurs français ont depuis peu acquis un statut et des droits sociaux (sécurité sociale, indemnisation en période de chômage, prise en charge de formations spécifiques), leur nombre ne cesse pourtant de décroître. À la différence de l’Allemagne, qui compte près de six mille cinq cents permanents répartis dans tout le pays, la France n’en compte qu’une centaine. La décentralisation dramatique qui aurait pu augmenter le volume d’emploi n’a pas empêché un mouvement de centralisation que la multitude de compagnies indépendantes en province n’a pas réussi à endiguer. Parallèlement, les droits des acteurs ainsi que tous les intermittents du spectacle sont remis en question. La réduction des indemnités de chômage risque d’aggraver une hémorragie entamée dès les années 1960. Si les acteurs soumis aux aléas de la vie économique et à l’irrationalité des castings ne peuvent vivre entre deux séries de «cachets», ils risquent ou de se marginaliser ou de redevenir des amateurs plus ou moins éclairés. L’exemple des comédiens du Tiers Monde ou des États-Unis qui doivent, pour survivre, accepter des travaux alimentaires en attendant un nouveau rôle est à ce titre très inquiétant. La disparition de près de 60 p. 100 des acteurs devient alors vraisemblable. Outre qu’ils viendront grossir le lot des chômeurs du régime général, ils figureront peut-être aussi la fin d’une civilisation fondée sur le simulacre ou l’imitation, puisque désormais les émotions n’appartiendront qu’à de rares coryphées sortis un instant d’un chœur d’anonymes, filmés par une caméra avide de spectacles spontanés. À moins qu’un autre Thespis n’émerge...

acteur, trice [ aktɶr, tris ] n.
• 1663; « personnage d'une pièce » déb. XVIIe; « auteur d'un livre » 1236; lat. actor « celui qui agit »
1Artiste dont la profession est de jouer un rôle à la scène ou à l'écran. artiste, comédien, interprète, tragédien; péj. 3. cabot, histrion. Acteur de théâtre, de cinéma. L'acteur incarne un personnage. C'est cette actrice qui a créé le rôle. Acteur, actrice célèbre. étoile, star, vedette. Acteurs modestes. doublure, figurant, utilité. « Les acteurs sont épuisés de la fatigue de ces répétitions multipliées » (Diderot).
2Fig. Personne qui prend une part active, joue un rôle important. protagoniste. « Acteur ou simplement complice » (A. Daudet). auteur. Les acteurs et les témoins de ce drame. Personne qui intervient dans un domaine. Les acteurs de la ville (maire, policiers...). Acteurs économiques. « un processus qui rend le débat à ses principaux acteurs : agriculteurs, consommateurs, responsables politiques » (Le Monde, 1998).
⊗ CONTR. Spectateur.

acteur, actrice nom (latin actor, celui qui agit) Personne dont la profession est d'être l'interprète de personnages à la scène ou à l'écran ; comédien. Personne qui participe activement à une entreprise, qui joue un rôle effectif dans une affaire, dans un événement ; protagoniste : Les acteurs du 18-Brumaire.acteur, actrice (citations) nom (latin actor, celui qui agit) Antonin Artaud Marseille 1896-Ivry-sur-Seine 1948 Il faut plus de vertu à l'acteur furieux pour ne pas accomplir réellement un crime, qu'il ne faut de courage à l'assassin pour parvenir à réaliser le sien. Lettre à André Rolland, 8 avril 1933 Gallimardacteur, actrice (expressions) nom (latin actor, celui qui agit) Acteur social ou économique, individu, groupe ou institution qui entre en jeu dans un processus sociologique ou économique. ● acteur, actrice (synonymes) nom (latin actor, celui qui agit) Personne dont la profession est d'être l'interprète de personnages à...
Synonymes :
- artiste
- comédien
- interprète
Personne qui participe activement à une entreprise, qui joue un...
Synonymes :
- protagoniste
Contraires :
- spectateur
- témoin

acteur, trice
n.
d1./d Comédien(ne), personne qui joue un rôle dans une pièce de théâtre, un film.
|| (Afr. subsah.) Protagoniste d'un film, d'une pièce de théâtre.
d2./d Fig. Personne qui prend une part active à un événement, à une entreprise. Les acteurs du développement économique.

⇒ACTEUR, TRICE, subst.
A.— TH., CIN., TÉLÉV. [En parlant d'un artiste] Celui ou celle dont la profession est d'interpréter un personnage dans une pièce de théâtre ou à l'écran. Synon. comédien :
1. Acteur. Homme qui étudie sans cesse l'art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien; de paraître différent de ce qu'il est; de se passionner de sang-froid; de dire autre chose qu'il ne pense aussi naturellement que s'il le pensait réellement, et d'oublier enfin sa propre place, à force de prendre celle d'autrui.
— Les grands acteurs portent avec eux leur excuse; ce sont les mauvais qu'il faut mépriser.
Dict. des gens du monde, 1818.
2. 21 octobre 1826.
Talma, le célèbre acteur tragique, est mort avant-hier; il a été enterré aujourd'hui. Cet événement a excité un vif intérêt et n'est pas sans importance. Talma avait comme acteur une réputation chez toutes les nations de l'Europe. Les Anglais en particulier ont une grande admiration pour son talent. En France, cette admiration allait jusqu'à l'engouement. C'était sans contredit un excellent comédien. Il avait, à mon avis, ce qui le caractérise particulièrement; il entrait dans les personnages qu'il représentait; il cessait d'être lui-même et vous faisait croire que l'on voyait, que l'on entendait le personnage dont il voulait donner l'idée. Je ne l'ai pas vu dans le dernier rôle qu'il a créé dans la démence de Charles VI. Tout le monde s'accorde à dire que c'est celui où il a été le plus vrai, le plus profond, le plus pathétique. Les deux pièces où il m'a paru développer le plus de talent, sont Pinto et Athalie. Il remplissait le rôle de Pinto même, dans la première, ...
E.-J. DELÉCLUZE, Journal, 1826, p. 349.
3. Adieu, je suis fatigué de bâiller durant près de quatre heures. Une pièce patriotique à si grand spectacle que tous les autres théâtres doivent faire relâche pour prêter leurs acteurs. Des décors, comme dans la ville, sans atmosphère colorée. Non, toutes teintes dessinées, juxtaposées, sans vibration qui les unisse. Des imageries toujours. Pas d'acteurs; des figurants et pour unité d'intérêt : « Vive la Bavière! toujours. » Cela se passe au temps de Barberousse. Le public embêté part avant la fin. Moi qui suis resté, je suis abruti. Je suis triste aussi, et pour cela je t'écris pour que tu me répondes vite.
A. GIDE, P. VALÉRY, Correspondance, Lettre de A. G. à P. V., mars 1892, p. 152.
4. Il croit toujours aux décors, moins à l'acteur-étoile, mais beaucoup à la petite troupe de mauvais acteurs bien dirigés.
J. RENARD, Journal, 1909, p. 1228.
5. ... un public fidèle suivait toute une vie ses idoles, les ensevelissant sous les bouquets; il y avait un acteur-type par génération; Davenport jouait la tragédie aussi bien qu'à Drury Lane. Booth fut le plus grand des Hamlet.
P. MORAND, New-York, 1930, p. 166-167.
6. Cependant notre actrice-inspiratrice n'était point seule dans sa loge. À ses côtés se tenait le poète, son poète, notre poète.
L.-F. CÉLINE, Voyage au bout de la nuit, 1932, p. 127.
7. Créer des êtres, comme l'ont fait Racine et Shakespeare, c'est créer des mondes dont l'exploration ne finira jamais. Un grand auteur dramatique est un poète qui fournit aux metteurs en scène et aux acteurs de tous les temps une possibilité indéfinie de création.
F. MAURIAC, Journal, 2, 1937, p. 169.
8. Or, j'avais constaté, en lisant des pièces modernes, que cette intensité de vie, conférée aux personnages de théâtre par l'incarnation qu'en font les acteurs, pouvait presque être obtenue à la simple lecture, pour peu que le dialogue fût d'un naturel parfait, (ce que n'étaient pas toujours les dialogues écourtés et stylisés des romans);...
R. MARTIN DU GARD, Souvenirs autobiographiques et littéraires, 1955, p. LX.
Spécialement
Acteur de complément. Synon. figurant :
9. On appelle aujourd'hui les figurants : acteurs de complément, pour marquer leur importance.
J.-P. CHARTIER, F. DESPLANQUES, Derrière l'écran, 1950, p. 76.
Acteur-écraniste. ,,Acteur qui est aussi metteur en scène de cinéma.`` (L'Œuvre double de l'acteur-écraniste Jaque-Catelain, Canudo, Paris-Midi, 27 avr. 1923, R. K. 55 ds GIRAUD 1956).
Arg. (avec quelquefois le fém. péj. acteuse) :
10. Acteuse. « ... [Cela] me fit trouver le mot acteuse qui, depuis a été naturalisé... [Une acteuse] a une ligne, du chic et non du talent... » (Champsaur : Événement, février 1887).
G. FUSTIER, Suppl. au dict. de la langue verte d'A. Delvau, 1889, p. 505.
11. Acteur :La tournure que portent les femmes pour faire bouffer leur robe. (... parce qu'elle est au-dessus du trou du souffleur; argot du peuple).
Ch. VIRMAÎTRE, Dict. d'argot fin du siècle, 1894, p. 4.
12. Acteur-guitare. Acteur qui donne toujours la même note, qui n'a qu'une corde à son arc.
FRANCE 1907.
B.— Au fig. [En parlant d'une pers. mêlée à une affaire ou à un événement]
1. Celui qui joue un rôle important, qui prend une part active à une affaire. Anton. spectateur (ex. 16); synon. protagoniste :
13. En France, au dix-huitième siècle, vous voyez l'esprit humain s'exercer sur toutes choses, sur les idées qui, se rattachant aux intérêts réels de la vie, devaient avoir sur les faits la plus prompte et la plus puissante influence. Et cependant les meneurs, les acteurs de ces grands débats restent étrangers à toute espèce d'activité pratique, purs spéculateurs qui observent, jugent et parlent sans jamais intervenir dans les événemens.
F. GUIZOT, Hist. générale de la civilisation en Europe, 1828, p. 36.
14. ... les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent malheureusement qu'eux-mêmes pour s'imiter. À la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime; il ne se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un héros.
F.-R. DE CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-Tombe, t. 2, 1848, p. 646.
15. Mussolini exécuté. Hitler disparu. Goebbels disparu. Rien n'aura manqué à cette tragédie, pas même le facile dénouement shakespearien qui supprime au dernier acte les principaux acteurs. (Roosevelt aussi est mort...).
R. MARTIN DU GARD, Souvenirs autobiographiques et littéraires, 5 mai 1955, p. CXXV.
16. ... dans le cinéma, c'est là, sur cet autre écran, que l'inconscient moderne a projeté ses mythes, les a revêtus d'une forme vivante. Il y a regardé vivre, sous ses yeux, ses désirs, ses convoitises et ses aspirations. Il y a exorcisé ses angoisses. Le public croit être un simple spectateur, mais en réalité, il est le principal acteur de ce drame, qui est le sien. Il trouve dans le film et son déroulement non pas tant un spectacle qu'un partenaire engageant un dialogue muet avec tous ces yeux avides et fascinés qui le fixent dans l'ombre de la salle.
R. HUYGHE, Dialogue avec le visible, 1955, p. 383.
[Avec, parfois, un approfondissement étymol. du mot] Personne qui agit :
17. ... sur la propagation de la nouveauté, nous savons encore fort peu, et, chaque fois que nous souhaitons savoir davantage nous nous heurtons au secret des affaires, quand ce n'est pas aux raisons d'État. Les autres — les acteurs — ceux qui détiennent les pouvoirs économiques et financiers véritables, répudient souvent une théorie générale du progrès parce qu'elle appelle sous ses formes les plus modestes et impose à mesure qu'elle se déploie, une critique radicale des sociétés économiques, quelle qu'en soit la forme.
F. PERROUX, L'Économie du XXe siècle, 1964, p. 654-655.
2. Fam. [En parlant des partenaires d'une partie de jeu ou de plaisir] Même sens.
Rem. Sens noté par Ac. 1835, avec l'ex. : ,,Il nous manque un acteur``; id. ds Ac. 1878 et LITTRÉ; absent ds Ac. t. 1 1932.
Stylistique Comédien et acteur. ,,Acteur est relatif aux personnages qui agissent dans une pièce, et par suite aux personnes qui les représentent. Comédien est relatif à la profession ... Acteur se dit de celui qui a part dans la conduite, dans l'exécution d'une affaire, dans une partie de jeu ou de plaisir; comédien de celui qui s'est fait un art, et pour ainsi dire, un métier de bien feindre les passions et les sentiments qu'il n'a point. Le premier terme se prend en bonne ou mauvaise part, selon la nature de l'affaire où l'on est acteur; le second ne se prend jamais qu'en mauvaise part.`` (LITTRÉ).
Prononc. :[], fém. [-]. Enq. :/aktø2, /.
Étymol. ET HIST. — 1. a) 1236 « auteur (d'un livre) » (G. DE LORRIS, Roman de la Rose, 7 ds DG :Un acteur qui a nom Macrobes). — 1582 (F. BRETIN, trad. de Lucien, Comment il faut escrire une histoire, 26 ds HUG.); b) 1450 « auteur (d'une action) » (MONSTRELET, I, 36, ds GDF. Compl. :Fut commandé [...] d'enquerre se par nulle voye on pourroit parcevoir qui avoit esté l'acteur ne les complices de faire ceste besongne). — 1710, Leibnitz ds DG; 2. a) av. 1630 actrice « celle qui joue un rôle dans une affaire » (A. D'AUBIGNÉ, Mém., I, 51 ds Dict. hist. Ac. fr. t. 1 1865, 770 a : Ce gentilhomme donc en cheminant avec nous se mit à entretenir le Roi de Navarre des galanteries de la cour, et particulièrement des amours des princesses, où la Reine sa femme en étoit une des premières actrices), qualifié de vieilli par DG; b) 1689 acteur « celui qui prend part à une partie de jeu » (SÉVIGNÉ, Lettres, 27 nov. 1689, ibid., 769 a : Madame de Marbeuf s'accommode de nos lectures, et nous nous accommodons de son jeu, quand il y a des acteurs); 3. 1663 acteur, actrice « celui, celle qui représente un des personnages dans une pièce de théâtre » (MOLIÈRE, Impromptu de Versailles, sc. 1 ds DG :Des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage).
Empr. au lat. actor « celui qui agit »; 1 a et b par confusion avec le lat. auctor au sens de « auteur d'un livre » (dép. HORACE, Sermones, 1, 10, 66 ds TLL s.v. auctor, 1210, 76 : quam rudis et Graecis intacti carminis auctor); « instigateur » (dep. PLAUTE, Miles, 1094, ibid. s.v., 1196, 50 : quid nunc mi es auctor, ut faciam?); 2 actor « celui qui fait » (dep. CIC., Pro P. Sestio oratio, 61, ibid. s.v., 445, 74 : dux, auctor, actor illarum rerum fuit); 3 actor « celui qui joue dans une pièce de théâtre » (dep. PLAUTE, Bacchides, 213, ibid. s.v., 446, 7 : non res sed actor mihi cor odio sauciat).
STAT. — Fréq. abs. litt. :3 357. Fréq. rel. litt. :XIXe s. : a) 5 003, b) 5 620; XXe s. : a) 4 933, b) 4 028.
BBG. — BAILLY (R.) 1969 [1946]. — BAR 1960. — BÉL. 1957. — BÉNAC 1956. — BONNAIRE 1835. — BOUILLET 1859. — BRUANT 1901. — BRUN 1968. — DAIRE 1759. — Divin. 1964. — DUPIN-LAB. 1846. — FÉR. 1768. — GIRAUD 1956. — Gramm. t. 1 1789. — GUIZOT 1864. — LAF. 1878. — LAV. Diffic. 1846. — LAVEDAN 1964. — Mét. 1955. — ROCHE 1968. — SARDOU 1877. — SOMMER 1882. — ST-EDME t. 1 1824. — Synon. 1818.

acteur, trice [aktœʀ, tʀis] n.
ÉTYM. 1663; « auteur (d'un livre) », 1236; « personnage d'une pièce », début XVIIe; du lat. actor « celui qui agit ».
1 Personne qui joue des rôles, représente des personnages à la scène ou à l'écran de manière habituelle ou fréquente. Artiste, (I., 3.), comédien, interprète (→ Planche, cit. 11). || Acteur dramatique, tragique, comique. Comédien, tragédien. || Les acteurs répètent. || Les acteurs se sont costumés, grimés, maquillés avant d'entrer en scène. || La distribution des rôles entre les acteurs. Rôle. || C'est cet acteur qui a créé le rôle à la Comédie française. || L'acteur incarne un personnage. || Le naturel d'un acteur. || Cet acteur manque de métier, il a le trac, il déclame, il charge trop. || Siffler un acteur.Les gestes, les actes (cit. 8) de l'acteur.
Un acteur de la Comédie française. Pensionnaire, sociétaire (de la Comédie française). || Acteur, actrice célèbre. Étoile, star, vedette. || Acteurs modestes, acteurs de complément. Bouche-trou, comparse, doublure, figurant, utilité.
REM. Acteur est le mot le plus neutre pour désigner cette activité; comédien est plus rare dans l'usage général, mais très courant dans le milieu des spectacles; artiste est employé par des locuteurs moins cultivés (Cf. cependant la loc. Entrée des artistes). → aussi Cantatrice, chanteur, danseur; chansonnier, comique; bouffon, clown, mime; diseur, improvisateur.
Rôles d'acteurs. Personnage; confident, coquette, duègne, grime, ingénue, premier (jeune premier, supra cit. 14), marquis, matamore, mère-noble, père-noble, soubrette, suivante, valet. || Termes péjoratifs désignant des acteurs. Baladin, cabot, cabotin, ficelier (vx), histrion, ringard.
1 Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des principales actrices.
Montesquieu, Lettres persanes, 28.
2 Les acteurs sont des artistes autant et plus que les autres (…)
Barbey d'Aurevilly, Théâtre contemporain, p. 137.
3 Un acteur n'est pas flatté d'être appelé un m'as-tu-vu, ou même un cabotin.
F. Brunot, la Pensée et la Langue, p. 581.
4 (Ces êtres) Truchement de peuples divers
Je les faisais servir d'acteurs dans mon ouvrage.
La Fontaine, Fables, XI, Epilogue.
5 Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs (…)
La Bruyère, les Caractères, VIII, 99.
6 Elle me dit (la Nature) : « Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ».
A. de Vigny, les Destinées, « La maison du berger », 3.
6.1 Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment, qu'on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuelle représentation de types humains qui n'est jamais, pour cette illusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequin nocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.
— Vous êtes jaloux d'eux, dit la duchesse. Vous autres, hommes du monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu'ils ont plus de succès que vous.
Maupassant, Fort comme la mort, II, VI.
7 (…) tirant de sa poche un portefeuille avec l'allure d'un acteur du répertoire qui va jeter sa bourse à quelque valet (…)
Martin du Gard, les Thibault, III, 1.
8 Antoine (…) s'avançait avec le naturel assuré d'un acteur qui fait son entrée, dans un rôle à succès qu'il possède bien.
Martin du Gard, les Thibault, VII, 25.
9 Il y a un esprit de comédie entre les hommes (…) Un homme sous les feux croisés de cent spectateurs. Il donne la réplique qu'on attend.
Si vous vous fiez à lui pour un rôle de traître, il dépassera votre attente. Il sera artiste de trahison. Tout homme est artiste. Les vices sont effrayants par cette perfection de l'acteur (…)
Toute la tragédie du monde est jouée par des acteurs.
Alain, Propos, 27 avr. 1931, Dieux déguisés.
10 Mais le vrai théâtre parce qu'il bouge et parce qu'il se sert d'instruments vivants, continue à agiter des ombres où n'a cessé de trébucher la vie. L'acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.
A. Artaud, le Théâtre et son double, Préface, Idées/Gallimard, p. 16-17.
11 L'acteur occidental (naturaliste) n'est jamais beau; son corps se veut d'essence physiologique, et non plastique : c'est une collection d'organes, une musculature de passions (…) bien que le corps de l'acteur soit construit selon une division des essences pulsionnelles, il emprunte à la physiologie l'alibi d'une unité organique, celle de la « vie »; c'est l'acteur qui est ici marionnette (…)
R. Barthes, l'Empire des signes, p. 75.
tableau Noms de métiers.
2 Fig. Personne qui joue un rôle important, prend une part active (dans une affaire, un ouvrage). Protagoniste (→ ci-dessus, cit. 4 à 6). || Les acteurs et les témoins d'un drame.
Personne qui intervient dans un domaine. || Les principaux acteurs de la politique chinoise. || « (…) à l'homo economicus de la théorie économique classique se substitue un acteur économique plus concret et réaliste, doté de capacités cognitives limitées, disposant d'une information réduite, et se contentant de solutions satisfaisantes plutôt qu'optimales (…) » (le Monde, 4 mai 1999).
3 Didact. (narratologie). Unité distincte et active du discours narratif, susceptible d'individuation. || Les acteurs d'un récit, d'un conte populaire assument divers rôles. || Acteurs et actants (cf. A. J. Greimas, Du Sens, p. 255).
REM. Jules Renard a créé le diminutif péj. acteureau [aktœʀo].
12 Un acteureau me dit qu'il devait jouer un rôle dans une pièce de…, mais qu'il aurait fallu coucher avec lui, et qu'au premier attouchement de ce monsieur il lui aurait montré qu'il n'était pas de ces gens-là, lui !
J. Renard, Journal, 27 oct. 1893.
CONTR. Spectateur, témoin.
COMP. Téléacteur.

Encyclopédie Universelle. 2012.