ROMANTISME
Le vaste mouvement de sensibilité et d’idées appelé «romantisme» a embrassé tant de domaines divers (histoire, politique, réforme sociale, philosophie, littérature, musique et arts plastiques) qu’il dépasse tous les efforts de synthèse entrepris pour le saisir dans sa totalité. La variété des romantismes nationaux en divers pays d’Europe recouvre néanmoins quelque unité profonde. Le préromantisme est considéré ici comme partie intégrante de ce puissant ébranlement européen. La courbe sinueuse du développement du romantisme, en France en particulier, est tracée en comparaison, souvent en opposition, avec d’autres mouvements voisins, moins limités soit par l’histoire, alors fort agitée en France, soit par le poids des traditions classiques. La présentation du romantisme offerte ici envisage, par-dessus les talents ou les génies individuels, l’élan donné alors à l’histoire, à la philosophie, et surtout l’élargissement de l’homme. Plongeant alors plus avant dans le passé de la race ou dans son subconscient, il s’élance aussi plus hardiment vers le spirituel en lui, ou vers un avenir qu’il annonce et veut recréer.
1. Littérature
La problématique romantique
Le mot
L’adjectif «romantique», qui apparut le premier dans plusieurs langues de l’Europe (romantic, romantisch, romántico ), et le substantif qui en fut tiré sont mal choisis et obscurs. Mais il en est de même pour «baroque», «classique», «réaliste», «symboliste» et pour presque tous les termes qui désignent une période ou un mouvement en littérature et en art; et les adjectifs qui, dans certains pays, rattachent les productions intellectuelles au nom d’un souverain («élisabéthain», «victorien» ou «édouardien») les trahissent plus encore. L’adjectif, tiré du bas latin romanticus , apparaît timidement à la fin du XVIIe siècle. Il eut quelque peine à se distinguer en français d’un autre adjectif «romanesque», de l’italien romanzesco. L’origine est dans le mot «roman», issu lui-même de romano ou «romain», et qui primitivement s’appliquait à un récit d’un genre nouveau (novel , en anglais) écrit non en latin, mais en langue vulgaire ou «romane» et non soumis à des règles. La langue anglaise employa l’adjectif, tiré du français «romaunt» emprunté au XVIe siècle, en 1659 (Journal d’Evelyn) et en 1666 (Journal de Pepys). On l’associa vite, en cette époque où le raisonnable et le rationnel plaisaient en littérature, à quelque chose d’étrange, de fantaisiste, de faux. Une centaine d’années plus tard, le goût ayant changé, l’adjectif, d’abord en anglais et en allemand, devint un terme d’éloge. Il désignait le pittoresque dans un paysage (Rousseau l’emploie en ce sens dans sa célèbre cinquième Rêverie d’un promeneur solitaire ) ou «une naïveté spirituelle et piquante» dans la musique du compositeur Grétry en 1784. Pierre Letourneur, dans la préface à sa traduction de Shakespeare commencée en 1776, s’efforce de différencier «romantique» et «romanesque», pour recommander de lire Shakespeare dans «le paysage aérien et romantique des nuages».
C’est en Allemagne tout d’abord que l’adjectif revêtit son sens en littérature, avec les poésies de L. Tieck (1800), Romantische Dichtungen , la tragédie de Schiller sur La Pucelle d’Orléans , qualifiée de eine romantische Tragödie. Goethe opposa le terme à «classique», et A. W. von Schlegel fit de même à propos de la Phèdre d’Euripide préférée à celle de Racine (1807). Mme de Staël assimila dans De l’Allemagne (1810) la poésie romantique à celle «qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques» et elle compliqua les choses avec sa fameuse distinction entre les littératures du Nord et celle du Midi. Sismondi réserva l’épithète de romantique pour la littérature du Midi. Peu après, en France surtout, le mot de romantisme (et par moments, surtout chez Stendhal, celui de romanticisme, importé de l’italien) deviendra la bannière d’une école nouvelle, sans que la clarté y gagne beaucoup. À dix-huit ans, Hugo, dans Le Conservateur littéraire , loue Chénier d’être romantique parmi les classiques. Les deux termes dorénavant s’opposeront l’un à l’autre: Goethe revendiquera le 21 mars 1830 devant J. P. Eckermann l’honneur douteux d’avoir lancé cette opposition des deux adjectifs et appellera, d’une boutade tout aussi malheureuse, romantique ce qui est malade, par contraste avec le classique (que Goethe avait préconisé après ses années d’apprentissage), qui est le sain. Autour du mot nouveau se cristalliseront dès lors les divers traits qui paraissent concourir à former cet état d’âme, ou cette doctrine, «romantique».
Multiplicité des romantismes nationaux ou unité du romantisme européen
Le mot, étant devenu ou un cri de guerre contre les vieilles perruques ou un symbole du mépris que les académiciens et les conservateurs (surtout en Allemagne, en France et en Espagne) professaient pour les rebelles romantiques, fut d’emblée entouré de confusion et source de malentendus. Bien des historiens amis de définitions claires, notamment le penseur Arthur Lovejoy, ont proposé que l’on renonce à jamais à employer le mot au singulier. Leur thèse est que chaque romantisme national diffère profondément des autres romantismes en Europe. Sans doute est-ce également le cas pour les diverses Renaissances, pour les classicismes assez pâles qui ont imité celui de la France, pour les mouvements impressionniste, symboliste ou structuraliste. Valéry a insinué que, pour définir (et, dirions-nous, pour employer) ce terme de romantisme, «il faut avoir perdu tout sens de la rigueur». Mais critiques, poètes, historiens, professeurs, élèves et gens du monde continuent en plusieurs pays à user du vocable et ne prennent point chaque fois le temps de le définir. Pour certaines littératures à la rigueur (celles d’Italie, de Russie, des États-Unis), le mot n’est pas indispensable. Mais on est contraint d’y avoir recours lorsqu’on parle de Michelet, de Hugo, de Berlioz, de Novalis et de Kleist, de Coleridge et de Shelley, de Larra et d’Espronceda, et même de Walter Scott, de Balzac et de Delacroix, quelque tièdes qu’ils aient été envers les groupes de jeunes théoriciens du romantisme. Force est donc de marquer l’hétérogénéité des romantismes de chaque pays, mais aussi de souligner les grands traits par lesquels cette révolution de la sensibilité et des formes d’art conserve dans l’Europe occidentale un substratum d’unité.
Les différences proviennent en partie de ce que les circonstances politiques, sociales, historiques n’étaient point semblables dans l’Allemagne morcelée en petites principautés, dans l’Autriche-Hongrie de Metternich, la Russie d’Alexandre Ier, les dix ou douze Italies piétinées par les étrangers, la Grande-Bretagne de George III et de Wellington, la France révolutionnaire, impériale, puis rétive sous la monarchie restaurée. En outre, dans divers pays d’Europe où l’influence classique française avait longtemps prédominé, au point de faire obstacle à la croissance d’une littérature indigène originale, le romantisme pouvait être acclamé comme la libération d’un joug intellectuel étranger. Les modèles français, et plus encore l’esprit du XVIIIe siècle, libéral et voltairien, enflammaient encore la jeunesse d’Italie, d’Espagne, des pays balkaniques, d’Amérique du Sud. Ailleurs, notamment en Allemagne et en Angleterre, il importait de restaurer une tradition nationale et de renier le goût de Versailles et de Boileau, celui-là même de Racine qui n’avait jamais été bien compris. C’est ce que tentèrent, encouragés d’ailleurs à cela par Diderot, Sébastien Mercier, Mme de Staël, les hérauts du romantisme allemand qui lui fournirent quelques éléments de son esthétique: Herder (louant la littérature primitive et surtout l’esprit de la poésie hébraïque), Lessing, les frères Schlegel, Goethe lui-même lors de son grand enthousiasme pour Shakespeare. En Angleterre, les premiers romantiques proclamèrent quelque temps leur passion pour la Révolution à ses débuts et pour Rousseau; Blake, Hazlitt, Shelley firent de même. Mais ils dédaignèrent les écrivains du XVIIe siècle français. Pour eux, le romantisme était par l’un de ses aspects un retour au brillant passé élisabéthain, à l’imagination débordante et à la richesse de sensibilité parfois morbide de Shakespeare, Marlowe, Ford, Webster; Coleridge et d’autres retrouvaient la simplicité dite populaire des vieilles ballades, l’auteur d’Ossian et celui des romans de Waverley regardaient avec nostalgie vers le passé médiéval de l’Écosse.
Perspective historique
Chronologie sommaire
Les diverses nations de l’Occident n’ont jamais connu leurs grandes crises psychologiques selon un synchronisme exact. Il y a un décalage marqué de la Renaissance italienne à la française, à l’espagnole, à l’anglaise. Même dans le domaine politique, où la contagion d’un élan révolutionnaire se répand vite d’un pays à un autre, il arrive qu’il y ait chassé-croisé d’influences opposées; que l’on songe au menuet que se sont dansé la Grande-Bretagne et la France, avançant vers le partenaire qui recule et inversement, au siècle des Lumières et au XXe encore. Les romantismes n’ont pas coïncidé. Ils ont revêtu, selon les nations, une apparence très diverse. Ils n’ont pas rencontré, dans l’Allemagne morcelée, dans la Grande-Bretagne particulariste ou dans la France centralisée, les mêmes obstacles. Un classement approximatif par générations est sans doute la manière la plus juste de saisir de l’intérieur l’évolution de chaque littérature. Encore n’est-ce point là le jeu mécanique d’une alternance entre action et réaction. Il y aura plusieurs reflux anti-romantiques en Allemagne, surtout en Angleterre et en France; les excès de l’imagination surexcitée, de l’étalage du moi engendreront à de certains moments une humeur d’ironie destructrice. Mais de nouvelles vagues, que l’on peut appeler encore romantiques, viendront vite pousser plus loin l’invasion de la littérature par la poésie, de l’existence par la nostalgie de l’absolu et par le rêve, de la vie du pays par le nationalisme mystique ou par le sens d’une mission prophétique.
Toute correspondance trop précise devient fausse. Toute assimilation forcée rencontre les objections de l’esprit respectueux du vrai. Toute comparaison poussée entre un peintre et un poète (Delacroix et Hugo), un musicien et un poète (Schubert, Weber ou bien Schumann et Lenau ou Hölderlin), entre un poète anglais tel que Keats et un Français comme Nerval ou Baudelaire, entre Wordsworth et Rimbaud (tous deux se retournant vers leur enfance transfigurée) devient inacceptable aussitôt qu’elle est trop poussée. Le romantisme allemand de 1800-1815, avec ses ivresses philosophiques, semble vivre quatre-vingts ans à l’avance le symbolisme français, mais que de différences encore, aussi grandes qu’entre le Sturm und Drang de 1786-1788 et «l’orage et la tension» en France vers 1823-1827! Les histoires littéraires traditionnelles plaçaient jadis vers 1820 l’éclatement du romantisme en France, en partie parce qu’elles tenaient à identifier romantisme et poésie lyrique. Le romantisme français serait ainsi venu l’un des derniers de l’Europe occidentale, suivi seulement du russe et de l’italien. La vérité est plus complexe. Il y avait longtemps, en 1820, que le mal du siècle sévissait, que la sensibilité suraiguë ou morbide avait atteint les Français, qu’ils avaient plaint l’ennui de leur cœur et l’agitation sans objet de René, d’Obermann, d’Adolphe, et déjà de Saint-Preux, de Julie, de Mlle de Lespinasse. Il y a bien de l’exaltation (romantique avant la lettre) chez Diderot, chez Mirabeau, chez de nombreux écrivains mineurs, et chez ceux-là mêmes, parmi les révolutionnaires, que l’on prend pour des «classiques» parce qu’ils ont aimé l’Antiquité: Saint-Just ou David.
Le préromantisme
Depuis 1900 environ, les historiens littéraires ont inventé la qualification de préromantique pour désigner les pionniers qui, dès le milieu du XVIIIe siècle, mécontents de l’intellectualité parfois sèche qu’ils trouvaient autour d’eux, avaient déjà quelques pressentiments d’un climat nouveau de sensibilité et voulaient l’exprimer dans la littérature. Cette dénomination n’est pas très heureuse, car elle entraîne à apprécier en fonction d’un avenir qu’elle ne pouvait soupçonner toute une époque de transition. Cette époque, qui couvrirait les années 1760 à 1820, en France du moins (avec flux et reflux), finit par être beaucoup plus longue que celle où le romantisme proprement dit triomphe, en France, de 1820 à 1843. Il se trouve en outre que, bien que l’on ait alors écrit beaucoup de vers, il ne s’est pas levé en France de grand poète comme ce fut le cas dès 1770-1815 en Angleterre et en Allemagne. La seule exception est celle de Chénier, dont l’art ciselé et pur est hardi, et dont la grâce sensuelle a un charme unique, digne de la Renaissance et des Alexandrins, sinon des Grecs. D’autres, tels Léonard, Thomas, Parny, furent beaucoup lus de Lamartine, de Sainte-Beuve, de Pouchkine, mais sont loin de l’intensité passionnée des romantiques à venir.
Il règne beaucoup d’arbitraire dans l’attribution de cette étiquette de «préromantique». Chez bien des auteurs du XVIIIe siècle se livrait un combat intérieur entre la tradition et l’innovation technique, les forces du passé et les lueurs d’un avenir vaguement entrevu. En Angleterre, James Thomson (1700-1748) s’inspira de la nature dans ses Saisons (1730) et la rendit avec une certaine vivacité de coloris. Edward Young (1683-1765), poète de la mort et de la mélancolie religieuse, connut un succès européen avec ses Pensées de nuit (1745). Les thèmes de la nature, des tombeaux, des ruines, les éloges du sentiment et de l’enthousiasme, que le romantisme reprendra avec plus d’éclat, sont traités avec prédilection par ces poètes, et par d’autres, tels William Collins (1721-1759), dont une ode au moins («Au soir») est fort belle, et Thomas Gray (1716-1771), dont l’«Élégie dans un cimetière de campagne», d’une mélancolie sereine et d’une forme disciplinée, est touchante dans sa retenue. Le vrai préromantisme britannique vient cependant plus tard: avec les poèmes d’Ossian , de James Macpherson (1736-1796), le livre le plus influent de 1780 à 1820 et de beaucoup le plus grand succès qu’ait jamais remporté une supercherie littéraire; ainsi qu’avec le poète mort à dix-huit ans, Thomas Chatterton (1752-1770). Trois grands poètes précèdent les romantiques proprement dits et sont supérieurs à ceux de tous les autres pays avant 1800: William Cowper (1731-1800), devancier de Wordsworth dans sa quête de la simplicité intime, mais esprit malade; Robert Burns (1759-1796), Écossais, homme simple et primitif, poète direct et fort, et l’un des rares qui aient exprimé une joie physique presque païenne. Le plus grand et le plus complexe est William Blake (1757-1827), isolé, n’ayant rien d’un théoricien, d’un chef d’école ou d’un philosophe comme voudront l’être Wordsworth et Coleridge, mystique, illuminé, parfois puéril, voyant, au même titre que Swedenborg ou que Rimbaud. Ces isolés n’ont pas eu claire conscience d’être les devanciers d’un puissant mouvement littéraire; ils n’ont pas rassemblé en un faisceau les divers écheveaux qui plus tard constitueront l’ensemble romantique.
Bien des éléments classiques, si «classique» suggère esprit analytique, sécheresse parfois (chez Lessing), grâce travaillée (chez Wieland), goût pour les idées de l’Aufklärung, survivent dans la littérature allemande du dernier tiers du XVIIIe siècle. L’épithète de «préromantique» ne convient qu’à demi aux écrivains qui exprimèrent au même moment l’esprit de révolte, le goût du primitif et du populaire; car les générations romantiques qui suivront seront en fait moins brutales dans leur rébellion que ces écrivains du Sturm und Drang. On peut dire du moins que ce romantisme qui fit entendre ses revendications vers 1775-1785 fut le premier en Europe qui prit conscience de lui-même et, alors qu’en Angleterre et en Écosse les novateurs étaient restés des isolés, qui forma un groupe uni dans ce qu’il rejetait. G. A. Bürger (1747-1794), né trois années après Herder, lança dans toute l’Europe le goût des ballades fantastiques. F. M. Klinger, l’auteur du drame Sturm und Drang , qui donna son nom au mouvement, n’a vécu la révolte romantique qu’en surface et pour peu de temps. L’étrange isolé G. C. Lichtenberg, mort peu avant la fin du siècle, et le plus étrange encore J. G. Hamann (1730-1788) sont comme les devanciers de ce que comportera de mystique et de nuageux le romantisme germanique de Novalis, de Wackenroder, de Schelling. Goethe, par son roman Werther (1774) qui est, avec Ossian , le plus adoré des livres qui nourrirent le romantisme européen, Schiller (1759-1805), par ses drames de jeunesse: Les Brigands (1782) et Intrigue et Amour (1784), représentent la crête de cette première vague préromantique. Goethe et Schiller se rangeront assez vite et placeront ailleurs leur idéal littéraire. Ils seront effarouchés ensuite par l’ampleur du courant mystique et chaotique chez les jeunes romantiques allemands de 1800 environ. Goethe, qui survivra à la plupart d’entre eux, regardera avec plus d’indulgence les romantiques de Paris, vers 1827-1831.
En Espagne et en Italie, il n’y eut ni groupe cohérent ni doctrine du préromantisme. La poésie lugubre et sépulcrale passa d’Angleterre en Espagne à travers les adaptations françaises. Menéndez Váldes, Cienfuegos et surtout José de Cadalso, entre 1770 et 1780, célèbrent les tombeaux, la nuit, le désespoir, non sans déclamation puérile. Les mêmes thèmes rencontrèrent grande faveur en Italie, où, au lieu de prendre des modèles chez Dante ou le Tasse, on va les chercher dans Hamlet (surtout dans la traduction française de Shakespeare par Letourneur) et chez Young. Giovanni Fantoni a moins de rhétorique conventionnelle que son modèle Young. Foscolo donnera à ces mêmes motifs leur développement le plus célèbre avec ses Tombeaux (1807). Mais il est plutôt un épigone du mouvement qu’un pionnier préromantique. Les lettres enflammées et sombres de son double, Jacopo Ortis (1802), viennent aussi longtemps après leur modèle, Werther , et sont contemporaines du René de Chateaubriand. Plus originale était la poétique italienne du XVIIIe siècle, dans laquelle un critique anglais, J. G. Robertson, a voulu voir la genèse de la théorie romantique de la littérature que devaient reprendre les nations férues de doctrine littéraire, l’Allemagne et la France. Mais aucun très grand nom ne rayonna dans la péninsule italienne comme purent le faire ceux de Mme de Staël ou des frères Schlegel.
Dès 1760 environ, la France avait senti le besoin d’un renouveau littéraire qui correspondît à la révolution qui avait lieu alors dans la sensibilité. On était las de la raison trop longtemps prônée, de l’intellectualité qui insistait pour comprendre avant de sentir, des genres littéraires codifiés, et de ce qu’un économiste et polygraphe curieux, Sénac de Meilhan, appelle l’«âme de vieillard» du XVIIe siècle. Ce n’était pas seulement le fougueux correspondant de Sophie Volland qui avait proclamé beau ce qui est inspiré par la passion, proposé une esthétique et presque une éthique reposant sur la sincérité, et osé confesser «je ne hais pas les grands crimes» et que «les idées de puissance ont aussi leur sublimité, mais la puissance qui menace émeut plus que celle qui protège; le taureau est plus beau que le bœuf». Rousseau avait bien haut célébré les puissances de l’imagination et de la sensibilité et mis à la base de son système d’éducation le sage mais hardi précepte: «On n’a de prise sur les passions que par les passions.» Helvétius a traité en tout un chapitre de «la supériorité des gens passionnés sur les gens sensés». Des dizaines d’écrivains moins connus ont répété que «vivre sans passion, c’est dormir toute sa vie» (Mme de Puisieux en 1750). On s’enivrait de tristesse en 1770-1775, on frémissait à lire La Nouvelle Héloïse. Mme Roland, comme cent autres, a dit l’influence bienfaisante de ce roman sur toutes les femmes qui «n’ont pas qu’une âme de boue». Mlle de Lespinasse s’écrie: «Ah mon Dieu! que la passion m’est naturelle et que la raison m’est étrangère!» Mirabeau, de sa prison, multiplie les lettres enflammées à Sophie et ne se console que par Rousseau et, plus tard, par la politique. À aucun moment peut-être, sinon bien plus tard, avec les successeurs des romantiques vers 1840-1850 (Flaubert, Le Poittevin, Du Camp, Leconte de Lisle), la lassitude de vivre, l’ennui juvénile de talents naissants et inemployés, le besoin d’effusions devant la nature, la rébellion contre les raffinements et les grâces trop mièvres de la vie sociale, la conviction que la voie de salut est dans l’amour n’ont été aussi intensément ressentis que par ces préromantiques français de 1760-1780. «L’amour peut quelquefois donner toutes les vertus que la religion et la morale prescrivent», écrit Mme de Staël. George Sand et Musset ne diront pas autrement.
Le romantisme en France
Le romantisme français en hibernation: 1780-1820
La Nouvelle Héloïse , le plus grand et à coup sûr le plus influent des romans romantiques, datait de 1761; Les Confessions de 1770; Paul et Virginie de 1787. La mode, stimulée par la découverte de Pompéi et d’Herculanum, vers 1755, dirigea l’attention et le goût vers l’Antiquité, Antiquité d’ailleurs fort décorative; mais cela ne pouvait affaiblir le romantisme des contemporains de Louis XVI, car c’est avec passion «romantique» qu’alors, et depuis, l’Antiquité a souvent été regrettée et aimée. La nostalgie de l’ailleurs, et notamment d’une époque que l’on s’imagine avoir été primitive et jeune, d’une Grèce interprétée comme une république libre de tyrans, caractérise l’état d’âme romantique. Les vraies raisons du retard avec lequel le romantisme se répandit en France sont à chercher ailleurs.
Il est aventuré de soutenir que les Français sont plus rationnels ou plus classiques que d’autres peuples. Mais il est clair que chez eux, plus que nulle part ailleurs en Europe, la littérature est une institution sociale. Elle occupe une place énorme dans les académies, les théâtres officiels, les établissements d’instruction, les revues et les gazettes. Elle jouit d’un grand prestige dans les salons. Tout cela tend à renforcer les positions acquises. Les nouveaux venus doivent engager de véritables assauts pour conquérir ces forteresses où sont retranchés leurs aînés, nantis de bénéfices et entourés d’honneurs. La dureté des combats entre novateurs et traditionalistes ralentit la victoire des premiers, mais exaspère aussi leur combativité.
Pour s’imposer, en outre, dans un pays comme la France, il semble que, plus qu’en Angleterre ou en Espagne par exemple, les écrivains et artistes désireux de s’affirmer doivent posséder plus que leurs dons personnels. Ils doivent se lier en groupes, écoles ou cénacles, se serrer les coudes et justifier leurs innovations par des manifestes doctrinaux et des théories à apparence cohérente. Or il ne se trouva guère de critique, avant Mme de Staël et surtout avant les collaborateurs du Globe : Stendhal (encore celui-ci était-il voltairien, ou partisan des «idéologues», autant que rousseauiste), Hugo, Sainte-Beuve, pendant un temps, pour conférer au romantisme parisien sa dignité de doctrine littéraire. L’équivalent des écrits de Goethe prônant Shakespeare dès 1771 dans la Deutsche Gesellschaft à Strasbourg, de la préface de Wordsworth aux Lyrical Ballads en 1800 ne se trouve ni chez Chateaubriand ni chez les critiques du Ier Empire, en majorité attachés au passé et, comme Joubert, trop délicats pour se mêler à des controverses bruyantes.
Plus encore, il importe en France que même les partis ou les groupes révolutionnaires se donnent des ancêtres dont le nom vénéré leur serve de titre de noblesse. Or la nouvelle école (non pas chez Diderot ou Chateaubriand, trop éclectiques pour cela) se trouva portée par les circonstances à partir en guerre contre Boileau et surtout contre Racine. C’est aux imitateurs qui défiguraient Racine qu’elle s’en prenait en vérité, et à un Boileau devenu le pédagogue chéri des professeurs. Les romantiques de 1820 à 1840 sentiront avec acuité la difficulté pour eux, en France (car cela ne fut point le cas ailleurs), de rivaliser avec Racine ou avec les moralistes du XVIIe siècle dans la pénétration de la vie intérieure. Les modernes n’y réussiront avec éclat que dans le roman, de Stendhal à Proust, et, avec Baudelaire, dans la poésie. La chaleur des controverses entraîna les romantiques à se couvrir derrière le prestige de Shakespeare, d’Ossian, de Schiller, et non celui des Grecs ou des classiques français. Il était donc facile de les accuser de manquer de patriotisme, surtout dans les années qui suivirent la victoire anglo-prussienne de Waterloo sur la garde napoléonienne. La Révolution puis l’Empire avaient balayé le cosmopolitisme du siècle de Montesquieu, de Voltaire, du prince de Ligne. La pensée politique, et même philosophique, de la France était devenue nationale, à droite comme à gauche. Une dizaine d’années devait s’écouler après 1815 pour qu’il devînt loisible d’invoquer Shakespeare, Byron, Schiller.
Deux autres conditions devaient encore être remplies pour que les romantiques pussent enfin l’emporter. La première était l’élargissement de la langue, l’abandon d’une diction poétique vieillotte, et même d’une clarté louable (celle de Voltaire, de Marivaux, de Laclos) qui se prêtait mal à la traduction du chaos des âmes tourmentées ou à la rhétorique amie du vague des passions et du tourment de l’infini. En France et en Italie, où la langue littéraire était plus loin du parler de tous les jours qu’en Espagne ou en Angleterre, ce sans-culottisme des mots et du style devait demander plus de temps qu’ailleurs. Encore Paul-Louis Courier, Nodier, Stendhal, Mérimée n’abandonneront-ils jamais leur respect pour la clarté un peu sèche et grêle, mais transparente et si alerte dans son aisance. Enfin le public à même d’accueillir la littérature nouvelle, la musique et la peinture nouvelles avait été dispersé par les événements révolutionnaires, les longues guerres qui avaient peut-être dévoré ceux qui auraient pu rajeunir les arts, et surtout par l’émigration.
Les hommes de la Révolution vivaient drames et romans, mélodrames et exploits épiques sans avoir la liberté d’esprit ou le loisir pour en écrire ou s’analyser eux-mêmes. Le journalisme, soudain florissant, devait viser à frapper fort plutôt que juste. La littérature sous l’Empire vaut beaucoup mieux qu’on n’a coutume de le dire, et Sainte-Beuve, qui lui resta attaché, ne l’ignora pas. Mais la plupart de ses représentants restèrent des écrivains mineurs, ou bien furent des étrangers ou des bannis : Benjamin Constant, Senancour, Mme de Staël (Suisses), Joseph de Maistre (Savoyard, donc Piémontais à ce moment), Chateaubriand, Rivarol, Charles de Villers. Dans un livre important, Le Mouvement des idées dans l’émigration française (1925), Fernand Baldensperger a montré comment l’émigration, arrêtant la vie de salon, modifiant le goût, priva la France des 180 000 personnes environ qui auraient peut-être constitué le public d’une littérature romantique qui aurait pu surgir dès 1792, et qui semblait, avec le préromantisme, prête à le faire. Ces émigrés, plongés dans des horizons nouveaux, coupés de leurs demeures ancestrales et de leur vie sociale, réduits parfois à la pauvreté, souvent à la mélancolie et à la solitude, eurent tout loisir de réfléchir au passé. Ils méditèrent, comme le Jocelyn de Lamartine plus tard, le Victor Hugo de «Napoléon II», et déjà comme Chateaubriand, Joseph de Maistre et Mme de Staël, sur l’énigme des révolutions, ces bouleversements sanguinaires qui semblent voulus par Dieu. Ils demandèrent à la méditation de l’histoire le secret prophétique de l’avenir. Ce sont eux, souvent plus que la bourgeoisie, qui fourniront l’auditoire des œuvres romantiques après 1815 ou 1820. Chateaubriand l’avait pressenti : «Le changement de littérature dont le XIXe siècle se vante lui est venu de l’émigration et de l’exil.»
Originalité
Il y a eu peut-être en Grande-Bretagne des poètes lyriques romantiques, ou ainsi dénommés aujourd’hui, plus grands que ceux de France. Il y a eu en Allemagne une philosophie beaucoup plus hardie et des constructeurs de systèmes qui ont manqué à la France, et plus encore à l’Angleterre (où Sydney Smith, Adam Smith, Ricardo, James Mill et les «utilitaires» n’ont absolument pas été touchés par le romantisme). Nul poète et penseur n’égale le Goethe romantique de Faust , de plusieurs Lieder et des «poésies orphiques». La musique des romantiques allemands éclipse alors celle de tous les autres pays, même celle du très romantique Berlioz. Mais le romantisme français a été de tous le plus vaste sinon le plus profond, et le plus durable sinon le plus fou ou le plus violent. Il a touché le roman, l’histoire, la critique, le théâtre, la pensée politique et sociale, infiniment plus que dans les autres pays. Il a renouvelé la peinture et la gravure, le goût moyen du public, et n’a guère laissé en dehors de son domaine que l’architecture. Loin de s’éteindre avec le vieillissement de Musset ou de Balzac vers 1840 ou 1850, il s’est, plus qu’ailleurs, renouvelé et métamorphosé jusqu’à nos jours. Il a recréé les mythes encore chers aux Modernes : Icare, Prométhée, Orphée, Caïn, Sisyphe. Rimbaud, Van Gogh, Rodin, Verlaine, Claudel, quoi qu’il en ait dit et cru, les surréalistes seront ses enfants spirituels. Ce romantisme est resté si vivant que nombre de Français, pour des raisons politiques et religieuses autant que par goût, l’ont combattu avec intransigeance au XXe siècle. Il n’est sorti de ces débats que renforcé. Jamais peut-être Hugo, Balzac, Michelet, Delacroix, Berlioz, sans parler de Rousseau, n’ont compté autant d’admirateurs que depuis le milieu du XXe siècle.
Des préjugés ou des erreurs de point de vue, dans bien des manuels, ont nui à une compréhension large du romantisme français, souvent moins par la faute de ceux qui, avec un archarnement partisan, l’ont vilipendé que par celle des manuels. L’une de ces erreurs a consisté à mettre l’accent sur les querelles de petits cénacles, entre 1822 et 1830, et sur les manifestes et théories. L’histoire anecdotique des premiers est amusante. Mais ces groupements, dans le salon de Charles Nodier, dans le cénacle de La Muse française , plus tard dans celui de la rue du Doyenné avec quelques bohèmes pittoresques, sont souvent ceux de camarades réunis pour se faire écouter et pour organiser leur stratégie littéraire. Des hommes considérables, qui ont pu refuser l’étiquette de romantiques (Balzac, Delacroix, Thierry, Michelet), sont restés en dehors de ces cercles bruyants qu’ils ne tenaient guère en estime. En sont-ils moins romantiques pour cela? Quant aux doctrines et aux préfaces, à commencer par celles de Hugo, que de fois elles se contredisent, ou ne sont écrites que pour justifier quelque hardiesse bizarre! Que de fois, d’ailleurs, ces sonores déclarations sur le sublime et le grotesque, le noble et le familier, contre les unités ou les bienséances, ont été démenties par les œuvres. Leur valeur, prise trop au sérieux par les historiens, parce que ces documents sont aisés à résumer, n’est guère considérable.
En France notamment, il a été difficile de se débarrasser de l’opposition dialectique entre «classique» et «romantique», le premier de ces adjectifs ayant longtemps impliqué un jugement de valeur élogieux. L’opposition a été grossièrement soulignée dans la chaleur des controverses, ou lorsque des esprits mûrs et sereins apercevaient trop lucidement les irrégularités et la passion de se détruire soi-même des romantiques les moins ordonnés. Goethe a voulu voir chez le romantique la poursuite folle du devenir, du changement, de la mort, alors que le classique veut «rendre le moment éternel». Bien plus tard, vers 1910-1925, des Anglo-Saxons, qu’avait touchés l’influence de Maurras, de T. E. Hulme, de T. S. Eliot, ont forcé plus encore ce contraste, pour accabler le romantisme. Aldous Huxley, peu romantique lui-même de tempérament, a rappelé avec justice que le classicisme qui souligne les vertus d’élimination et de concentration (de litote, disait Gide) est aussi un moyen d’échapper à ce qu’il y a de plus difficile en art : «rendre cette chose infiniment complexe et mystérieuse qu’est la réalité [...] exprimer l’inexprimable».
Le duel assez puéril qu’en France surtout ont dû livrer les romantiques à un classicisme qui, depuis longtemps, n’était plus que l’ombre de lui-même a dissimulé aux yeux de certains tout ce qui subsistait chez eux de clarté, de finesse, de sens aigu des limites, de composition harmonieuse et d’ordre. Les ouvrages mal structurés, en prose et en vers (le théâtre mis à part), abondent en effet au XVIIe siècle français, et chez les élisabéthains, alors que les odes de Keats et de Shelley, les poèmes de Coleridge, de Novalis, de Hölderlin, de Lamartine, et de Hugo, les romans de Balzac, les leçons de philosophie positive de Comte sont irréprochablement ordonnés. Le romantisme, en France surtout, n’a pu s’imposer qu’en s’assimilant beaucoup des qualités des classiques. Le livre de Pierre Moreau, Le Classicisme des romantiques , n’est pas un paradoxe. Ces polémiques des professeurs contre le romantisme, accablé comme ayant renié ou trahi l’héritage humaniste, ont dissimulé la vérité que nulle époque littéraire (certainement pas celle du règne de Louis XIV) n’a senti avec plus d’intensité la beauté harmonieuse de la Grèce, et même celle de Virgile. Keats, Shelley, Landor, Schiller, Hölderlin, Goethe, Platen, Leopardi, Hugo lui-même (dans «Le Rouet d’Omphale» ou «Le Satyre») sont autrement grecs qu’aucun des classiques français, La Fontaine et peut-être Racine exceptés. Ils ont pressenti ce que Nietzsche célébrera comme le dionysisme hellénique, bien mieux que Boileau ou Pope. Les romantiques ont revécu les mythes grecs qu’avaient cessé de comprendre les hommes des âges plus rationalistes; leurs érudits ont, au même moment, réinterprété non seulement la jeunesse de la mythologie grecque, mais les intuitions panthéistes qu’exprimaient ces légendes et le sens qu’elles avaient d’un vitalisme dynamique au sein de la nature.
Thèmes et positions
Rapports avec l’histoire et avec la philosophie
Il ne peut être question ici d’énumérer les hommes, les œuvres et les dates qui jalonnent en divers pays l’évolution du romantisme ou d’esquisser l’histoire, même sommaire, des groupes et de leurs manifestes. Cette histoire extérieure est résumée dans tous les manuels. Le romantisme est avant tout affaire de sensibilité et un puissant élan d’imagination, s’exprimant par des techniques nouvelles. Il serait aventuré de rattacher trop étroitement les créations de l’esprit, c’est-à-dire l’activité la plus libre qui soit, aux événements de l’histoire et à la vie économique. Ces événements ont certes causé un profond ébranlement. L’une des définitions les plus justes du romantisme est celle qui souligne en lui l’esprit de révolte : révolte métaphysique déjà chez quelques Allemands et chez Rousseau quand il s’écriait : «J’étouffe dans l’univers»; mais aussi révolte sociale et politique. Curieusement, c’est chez les poètes anglais (Wordsworth, Coleridge à leurs débuts, Blake, Shelley) et sur les penseurs allemands (Kant, Fichte, Hegel, Schleiermacher) que l’enthousiasme soulevé par la Révolution française fut le plus ardent. En France, les lettres en furent relativement peu affectées. Mais l’esprit de cette révolution avait atteint de sa contagion ceux-là mêmes qui commencèrent, tels Lamartine et Hugo, par être conservateurs et royalistes, ceux qui le demeurèrent comme Vigny, et même le réactionnaire Balzac. Marx ne s’y est pas trompé quand il saluait dans l’auteur de La Comédie humaine un révolutionnaire malgré lui et un fossoyeur de la bourgeoisie et de l’appât capitaliste du gain plus efficace qu’aucun communiste.
Une phrase célèbre de Bonald, dans un essai de 1806, «Du style et de la littérature», déclarait que «la littérature est l’expression de la société». Diverses préfaces de combat des poètes romantiques, après 1825, poseront comme une évidence qu’à une société nouvelle il faut une littérature nouvelle. En fait, les rapports entre littérature et société sont à peu près indéfinissables. Les novateurs dans tous les arts créent, non sans peine, leur public, plutôt qu’ils ne répondent mécaniquement à ses besoins. Ils révèlent souvent à leurs lecteurs ce qu’ils devraient souhaiter ou aimer, ou ce qu’ils portent en eux-mêmes à leur insu. Il arrive fréquemment que les régimes réactionnaires préparent ou rencontrent une littérature toute d’opposition (le premier Empire, le second, l’Italie fasciste) et inversement. Mme de Staël avait bien lancé, au chapitre XI de son livre De l’Allemagne , l’affirmation péremptoire que la littérature romantique seule «avait ses racines dans notre propre sol [...]; elle exprime notre religion; elle rappelle notre histoire».
Elle ne convainquit guère les hommes de 1813, année où parut le livre. Longtemps encore, le roman moyen en France et ailleurs, celui qui reflète fidèlement les goûts du lecteur ordinaire, se voulut moral, utile, didactique, ou bien sentimentalement et nostalgiquement historique, mais ce ne fut ni celui de Stendhal ni celui de Balzac, encore moins la Lucinde de Schlegel, le roman poétique ou le Märchen de Novalis, ou Les Affinités électives de Goethe. Lier, comme on a tenté de le faire, le romantisme à l’avènement de la révolution industrielle (que ce romantisme avait d’ailleurs précédé de plusieurs dizaines d’années en Allemagne) est plus aventuré encore. Ce n’est d’ailleurs nullement par le roman (sinon par le roman lyrique de Werther ou de René ) que débuta et vainquit le romantisme. Si le romantisme exprima ensuite, mieux que bien des historiens, les bouleversements causés par l’afflux des populations vers l’industrie et vers les villes, la misère des classes laborieuses jugées aussi classes dangereuses (un ouvrage remarquable de Louis Chevalier les unit dans son titre), ce fut parce que Balzac, le Hugo des Misérables , et même Eugène Sue, plus tard Dickens et Disraeli en Grande-Bretagne, furent des observateurs aigus de la société, et des hommes au grand cœur. C’est un des titres de gloire de certains romantiques français et, de Shelley à Dickens, britanniques, que de ne pas s’être isolés dans la contemplation de leur moi et d’avoir ressenti et répandu la pitié sociale.
Les rapports avec la science sont encore plus incertains et indéfinissables. Peu d’existences furent aussi aventureuses que celles de Champollion, du déchiffreur de la Perse antique, Anquetil-Duperron, d’Evariste Galois, mort à vingt et un ans en 1832, rénovateur des mathématiques. Bonaparte avait loué la science comme indispensable à la prospérité de l’État et avait écrit à Camus, lorsque le Premier consul fut appelé à l’Institut (décembre 1797) : «La vraie puissance de la République consiste désormais à ne pas permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne.» Shelley a mérité d’être appelé par l’un de ses biographes «un Newton parmi les poètes». Erasmus Darwin, le grand-père de Charles, eut un pressentiment de l’évolutionnisme et fut un poète de quelque mérite. Goethe occupe parmi les savants un rôle plus éminent et fut, comme Balzac plus tard, grandement frappé par le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire. Hugo recueillit dans Toute la lyre un long poème sur «Le Calcul». Mais il y eut tout au plus, et occasionnellement seulement, parallélisme entre les deux activités, scientifique et littéraire, entre 1780 et 1840.
Il n’y a pas davantage de rapport précis entre la philosophie (ou les philosophies) et les divers romantismes, si ce n’est en Allemagne. En Angleterre, en Italie et en Espagne, le décalage est complet entre la pensée plus ou moins systématique de l’époque et la littérature de révolte. Le réveil religieux britannique, le platonisme et le mysticisme avaient été, avec les puritains, Bunyan, Wesley, contemporains des âges dits classiques. Plus tard Burke, ennemi de la Révolution française, ne toucha nullement les poètes romantiques. Godwin le fit davantage; encore est-il profondément intellectualiste, même quand il semble souhaiter l’anarchie individualiste. En France, Maine de Biran soulignant l’activité de l’âme dans l’effort, Cousin qui enflamma quelque temps la jeunesse, Jouffroy qui connut l’inquiétude et formula une esthétique déjà ouverte au symbolisme de toute poésie ne furent guère en contact avec les romantiques littéraires. Stendhal regarda ailleurs, vers les «idéologues». Comte, par tempérament et par sa divinisation de la femme à la fin de sa vie, vécut le plus romantiquement, mais influença bien moins la nouvelle école que le saintsimonisme qui fit appel aux artistes pour que ceux-ci s’engagent sur des voies neuves, ou que, plus tard, le fouriérisme.
Le romantisme allemand seul fut étroitement lié à la philosophie de Fichte, Hegel, Schelling. Il s’éleva contre la pensée analytique de l’Aufklärung pour célébrer le dynamisme créateur et l’idéalisme. Il se pencha sur l’activité interne du moi qui pense et crée le monde. Il rejeta la vieille interprétation mécanique de la nature. Il prôna le fragment et le conte (Märchen ), fantastique et symbolique. Avec Schleiermacher, il s’accompagna d’un réveil religieux et, avec Wackenroder, il influença, d’une façon qui n’est pas toujours bénéfique, le groupe d’artistes dits «nazaréens». La pensée de Schopenhauer, mettant l’accent sur l’inconscient et le pessimisme, exercera son influence plus tard, vers le milieu du siècle. Des deux côtés du Rhin, en tout cas, et surtout par l’impulsion donnée à la philosophie de l’histoire, les penseurs et les poètes romantiques abandonnèrent la quiétude des classiques et mirent au premier plan la Sehnsucht , la nostalgie et l’angoisse. La grande idée de développement transforma leur manière de sentir et de voir, aussi bien avec Diderot et Rousseau, Lamarck et Bichat qu’avec les écrivains.
Les romantiques, êtres insatisfaits et déchirés
Il n’a jamais été possible, pour aucun grand et complexe mouvement de pensée ou de sensibilité, de découvrir une définition idéale. Cela est hors de question pour une révolution aussi universelle que le romantisme, dont l’essence même est de refuser des limites, de toucher chaque individu dans ce qu’il a de plus personnel : sa capacité de sentir, de se souvenir, de souffrir, de s’élancer vers le divin ou vers l’infini, et de forger un style et une technique à lui. Bien des contemporains, et même des habitués de cénacles romantiques (tel Musset) dans le pays où les débats furent le plus animés, ont raillé ces définitions multiples et contradictoires. En vérité, aucune des équivalences de l’adjectif «romantique» offertes jadis dans les manuels ne saisit en profondeur cet ébranlement des sociétés et des âmes. Retour au Moyen Âge et réhabilitation du gothique, mélancolie des ruines, exotisme et couleur locale, passion pour la nature, expansion du moi se plaçant au centre du monde pour le repenser, libération à l’égard des règles: tout cela est secondaire et souvent extérieur.
Derrière théories et techniques, il exista des états d’âme que l’on retrouve depuis l’Écosse jusqu’à Manzoni et Leopardi, de Larra et Espronceda en Espagne au Russe Lermontov. Le plus général est l’insatisfaction du présent et la quête d’autre chose, le déclin de cette poursuite du bonheur dont avait rêvé le siècle de Mozart, de Jefferson, de Saint-Just. L’héroïne du grand roman de Rousseau, Julie, déjà s’était écriée : «Je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie. Malheur à qui n’a plus rien à désirer!» Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, Chateaubriand, Senancour, Kleist et Lenau, Byron, Lamennais, Musset, bien d’autres encore avaient exhalé leur ennui et plaint «le vide de leur cœur qui avait besoin d’aimer», selon la phrase de l’abbé de Bernis. Certes, saint Augustin avait déjà éprouvé et dit cela, et Lucrèce avant lui, mais jamais ce sentiment n’avait été ressenti par autant de gens aussi divers et, surtout, ne s’était à ce point complu à se décrire lui-même. Fut-ce surtout une mode littéraire contagieuse, ou une affliction atteignant des couches étendues de la population? Les deux sans doute! On n’ignore pas que Wordsworth, Byron, Lamartine, Hugo, Goethe après Werther eurent une vie passablement heureuse, en tout cas active, comme le fut celle de Napoléon et de tant d’autres (généraux, hommes d’État) dont la jeunesse avait connu cet ennui que donne l’impatience de ne pas trouver assez vite la place à laquelle on aspire. Les générations romantiques en divers pays d’Europe furent aussi celles d’ambitieux, d’arrivistes, d’affamés d’argent et de puissance, des réformateurs nationaux du Risorgimento italien et du libéralisme espagnol, ou sociaux (Saint-Simon, Fourier, Cabet, Considerant, Owen, le groupe de la Jeune Allemagne). Il faudrait beaucoup de lettres intimes de l’époque, d’enquêtes sur les villes de province, sur les keepsakes pour déterminer dans quelle mesure l’amour ou la tristesse romantique pénétrèrent la bourgeoisie et la partie du peuple qui savait s’exprimer par écrit. Et, malgré les célèbres pages grandiloquentes de Musset dans La Confession d’un enfant du siècle , ce ne furent pas seulement, même en France, les générations grandies pendant les guerres de l’Empire et soudain privées de leurs rêves d’héroïsme et d’action après Waterloo qui furent victimes de cette «maladie de la vie», l’ennui. On en avait été bien plus pénétré encore vers 1780, et nul ne bâilla plus sa vie que Chateaubriand, Senancour, Constant, Kleist ou Schopenhauer. Jamais auparavant, même à la fin de l’Antiquité romaine, avec l’acedia des moines du Moyen Âge ou avec les chantres du triomphe de la mort au XVe siècle, l’ennui de vivre n’avait été senti avec autant de désolation. Une fièvre brûlait les romantiques et les poussait à consumer une vie entière en dix ou vingt années d’existence adulte. Le nombre de ceux qui sombrèrent dans la folie est plus grand qu’à aucune autre époque (Cowper, Clare, Hölderlin, Lenau, Schumann, Nerval, Eugène Hugo, l’un des frères Deschamps), et la liste des suicidés ou des morts jeunes est plus impressionnante encore. «Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux», écrivait Musset dans ses «Stances à la Malibran», et l’on peut ajouter, de tombeaux de morts jeunes.
Ceux que l’on appelle les préromantiques avaient été les contemporains d’autres hommes qui avaient cherché un absolu dans la sensation et dans l’érotisme exaspéré : notre époque se tourne volontiers vers ceux-là, Sade, Laclos, Rétif. Mais le même sentiment d’insatisfaction s’étale chez eux. Rien n’est plus loin de l’épicurisme païen que leurs livres, et les poètes qui voulurent alors chanter le plaisir, dont Parny est le plus séduisant si l’on met à part Chénier, atteignirent rarement à la joie plus fraîche qui avait été celle des poètes du XVIe siècle, ou de la restauration de 1660 en Angleterre, ou de Théophile à ses meilleurs moments. La sensualité et même la recherche de l’anormal subsisteront, certes, chez ces étranges amoureux que furent Novalis et Kleist, Byron obsédé par l’inceste, l’Anglais Beddoes qui finit par le suicide, l’Espagnol Larra, autre suicidé; ni Stendhal, ni Mérimée, ni Hugo, ni même le digne Vigny ne furent des délicats dans leurs propos et leurs amours, ni exemplaires dans leur vie sexuelle. Mais, partout, dans ces diverses générations de romantiques, on retrouve l’immense déchirure entre le charnel et l’idéalisation, la totale liberté de l’individu enfin conquise et les scrupules à en jouir. «Jouir! ce sort est-il fait pour l’homme?», s’était écrié Rousseau qui, dans une curieuse lettre à une femme, avait avoué : «Quand j’en serais le maître, je t’aime trop pour te posséder jamais.» Diderot, plus lucide envers lui-même et, comme bien d’autres, plaçant le mysticisme au sein même du matérialisme, avait exhalé son impatience à se savoir être de contrastes plus encore que de dialogue : «J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver et mon cœur de démentir.» Jamais, en Suède (Swedenborg et ses admirateurs), en Suisse (Lavater), en Russie (Alexandre Ier et cent autres), en Allemagne et en France, il n’y eut autant d’illuminés, de mystiques, de prophètes, et de charlatans peut-être devenus leurs propres dupes, qu’à la fin du siècle appelé rationnel et à l’aube du XIXe. On est las de la vie de société et d’immoler les aspirations de son cœur à un groupe ou à des convenances. Le romantique préfère viser à la sincérité envers lui-même, celle qui vient moins de l’analyse intellectuelle que de pousser à ses limites ce que l’on a en soi de plus singulier. Il va aimer la rêverie et la solitude, souvent pour la douce souffrance qu’elles procurent et la preuve de supériorité qu’elles semblent conférer. Le bonheur pour lui sera avant tout intérieur, «l’art de concentrer ses sentiments autour de son cœur», avait dit finement Rousseau.
Le tourment du passé et de l’ailleurs
Accepter le réel et le décrire tel qu’on le voit, s’accepter soi-même tel que l’on est et ne pas se croire tel que l’on voudrait être devait désormais faire partie intégrante de la psychologie des Modernes. Les réalistes et les positivistes eux-mêmes partiront en guerre contre la société et leur milieu et crieront maintes fois, avec saint Paul et avec Faust, que deux âmes sont logées dans leur poitrine. Flaubert, Zola, Thomas Hardy, plus tard H. G. Wells et Heinrich Mann, et ailleurs Strindberg ou Tolstoï ne seront à cet égard guère moins romantiques que Byron ou Hugo, et Courbet ne sera pas moins révolté et solitaire que Géricault ou Delacroix. Les hommes qui vivent après la grande coupure de la Révolution seront de perpétuels exilés de l’intérieur, martyrs, non sans fierté, de leur aliénation. La vie ne peut être vécue que si elle est agrandie par la contemplation de mythes. Même lorsqu’ils dépeignent avec un soin méticuleux le réel, Balzac, Hugo dans ses romans, Dickens sont des visionnaires. Leur réalisme est chargé d’intensité; il ne se soumet pas à l’objet, il le transfigure, lui redonne vie. Daumier est visionnaire autant que l’étaient Piranèse et Goya. Un de leurs thèmes favoris sera celui de la prison, réelle ou symbolique : leur cachot est l’univers, comme Pascal l’avait exprimé dans une célèbre image; c’est aussi leur moi. Ils voudraient, comme Fantasio, être ce monsieur qui passe, s’identifier aux primitifs, aux sources et aux arbres, comme Shelley au nuage et au vent, aux peuples d’une plus jeune humanité ou à ceux des âges à venir.
Leur évasion est parfois celle des voyages, dans lesquels ils se fuient eux-mêmes, «pèlerins de l’éternité», comme Shelley l’a dit de son compagnon d’exil Byron. L’Orient, la Grèce, l’Espagne, le Nouveau Monde les attirent. C’est aussi l’évasion vers le paradis perdu de l’enfance, et de l’enfance de l’humanité. C’est enfin la découverte de mondes littéraires et artistiques jusque-là enveloppés de leurs bandelettes de momies. Le romantisme, en France du moins où n’existait pas la tradition puritaine de se nourrir des Écritures et où n’avaient paru depuis Bossuet ni un Milton ni un Klopstock, annexa la poésie de la Bible. Étrangement, c’est dans ce pays, et non en Espagne, en Russie ou dans les pays protestants, que la poésie du romantisme traitera le plus souvent du Christ et des anges, avec Alexandre Soumet, Nerval, Hugo, Vigny, Leconte de Lisle.
Ce même romantisme, dans les pays du Nord et en France, a redécouvert la Grèce, si peu éprouvée dans son intensité depuis Ronsard. Il remet Platon en honneur, avec Victor Cousin et Lamartine. Il cesse de voir dans le théâtre grec une série d’œuvres régulières et un peu froides, et perce à jour le mensonge de la sérénité hellénique répandu par Winckelmann. Goethe, dans ses Élégies romaines (XIII), s’autorise des Grecs pour donner libre cours à sa sensualité tardive. «L’École des Grecs demeure ouverte, les ans n’en ont point clos la porte [...] Vis heureux, et qu’ainsi le passé revive en toi.» Meurice et Vacquerie, préfaçant leur version d’Antigone en 1844, y proclament la brutalité, le goût de la violence et du sang qui s’y étalent plus que dans les drames romantiques. Hölderlin, Schiller dans son poème «Les Dieux de la Grèce», Keats, Nerval annonçant dans «Daphné» qu’«Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours», vivent leur nostalgie de l’Antiquité grecque bien plus ardemment qu’aucun siècle précédent. Michelet, Berlioz découvrent leur jeune sensualité à la lecture du livre IV de l’Enéide et rêvent de Didon, mourant d’être abandonnée, «recherchant de ses yeux la lumière et gémissant de la trouver». G. K. Chesterton a fait au XXe siècle la remarque que tous les hommes qui ont accompli de grandes choses avaient les yeux fixés sur le passé. Tel fut le cas pour ces romantiques, rêvant des temps écoulés où ils auraient voulu vivre (nul homme du siècle de Louis XIV n’eût fait un tel rêve!), apercevant dans le présent la survivance de ce passé et se précipitant avec élan vers l’avenir qu’ils voulaient digne de ce passé d’énergie et de création. Ils feront la redécouverte de Dante, que les siècles antérieurs avaient, comme Voltaire, trouvé ennuyeux, et, en Allemagne surtout, de Calderón. L’enrichissement conféré ainsi au bagage culturel de l’homme est gigantesque; et, à la différence des pseudo-classiques, ces romantiques ne se laisseront point paralyser par des règles extraites des Anciens qu’ils chérissent, comme ces damnés de l’enfer dantesque dont le visage, tordu vers le passé, ne peut regarder devant eux. Hölderlin, le plus épris parmi eux de l’Hellade, avait remarqué en 1801 dans une lettre à Böhlendorff : «Il est dangereux de déduire les règles de l’art uniquement de l’excellence grecque.»
Descente aux enfers et élan vers l’empyrée
Presque tout ce qui avait précédé l’immense marée romantique paraît étriqué et timide en comparaison. La Renaissance elle-même n’avait pas connu le même élan philosophique et de semblables échafaudages de systèmes. Même avec Cellini et Michel-Ange, Rabelais ou Marlowe, elle ne s’était pas de la même manière précipitée vers les abîmes intérieurs de l’homme et dans les repaires de l’inconscient ou du diable. Le romantisme fut encore plus faustien que le génial XVIe siècle qui avait brûlé plus de sorcières que les âges précédents et chéri la démonologie. En Allemagne, en Angleterre et nulle part autant qu’au pays naguère proclamé raisonnable et mesuré, la France, les illuminés, les mystiques, les adorateurs littéraires du diable pullulèrent. De Cazotte à Balzac, du troublant Melmoth de l’Irlandais Maturin au «Démon» du Russe Lermontov, on évoqua des démons et des vampires. Théophile Gautier, Baudelaire, Swinburne, nombre d’Allemands et de Russes, parfois avec une ironie qui dissimule mal leur inquiétude devant ces profondeurs, écrivent des poèmes ou des contes sur des spectres, des «spirites», sur le Doppelgänger. Goethe lui-même, déjà assagi et âgé de quarante-cinq ans, rédige un étrange et énigmatique conte symbolique, Das Märchen , et se refuse à l’interpréter, dit-il, avant que quatre-vingt-dix-neuf autres n’aient d’abord tenté de le faire. Les romanciers et les dramaturges romantiques brisent à l’envi la vieille superstition de l’unité de l’homme. Ils aspirent comme Novalis à la volupté de la souffrance. L’un des plus lucides parmi eux, Musset, crie son besoin de douleur ct même de bassesse. «Moi si jeune enviant ta blessure et tes maux», écrivait-il à Ulric Guttinguer, dont la vie amoureuse et religieuse avait affronté bien des tempêtes. Il fut, avant Baudelaire, poète maudit, et son frère rapporte qu’il avait d’abord intitulé «Le Rocher de Sisyphe» un écrit projeté, intitulé ensuite Le Poète déchu. Le grotesque, souvent conçu comme le laid et même l’absurde, n’est pas seulement un cheval de bataille des théories romantiques; pour les écrivains et les peintres, c’est une quête des moyens pour exorciser du monde l’élément démoniaque. Par tout un côté, le romantisme a été un plongeon vers le noir, le bas, le lugubre et même la démence.
Il ne s’y complaît que pour un temps, d’ailleurs. Et l’autre pôle est toujours présent aussi; c’est le but de leurs aspirations et de leurs rêves. La mort est omniprésente chez Leopardi, Lamartine, Hugo, Lenau et Shelley; mais, le plus souvent, ils se refusent à voir en elle un accomplissement ou une solution. Ils se révoltent contre elle comme le fera Rimbaud, veulent la dépasser et, bien avant Malraux, lutter contre ce destin par la création. Shelley, qui pressentait devoir mourir jeune, et avait pourtant loué les philosophes matérialistes, sera aussi pénétré du Phédon. «La destinée de l’homme, a-t-il écrit, ne peut être à ce point dégradée qu’il ne soit venu au monde que pour mourir.» Hölderlin, menacé par la folie où il sombra pour des dizaines d’années, crie sa rébellion contre la nuit de la mort dans son «Chant du destin»: «Semblable à l’enterré vivant, mon esprit se révolte contre les ténèbres où il est enchaîné.» Les adversaires du romantisme (P. Lasserre, E. Seillière, I. Babbitt, T. E. Hulme, T. S. Eliot) lui ont souvent reproché sa religiosité superficielle et son impatience de toute orthodoxie. En vérité, cette grande poussée romantique, de Rousseau à Baudelaire, a été le dernier mouvement religieux de l’époque moderne. Cette foi est plus souvent une sorte de panthéisme que la croyance à un dieu personnel créant le monde par un fieri. Elle frise parfois l’athéisme, mais c’est un athéisme mystique. «Celui qui a cherché Dieu une fois finit par le trouver partout», proclame Novalis. «C’est Dieu qui remplit tout», déclare Hugo dès Les Feuilles d’automne , et, bien avant le petit poème en prose de Baudelaire, il conseillait : «Enivrez-vous de tout, enivrez-vous, poètes!» Wilhelm Schlegel, devançant l’hymne nietzschéen, écrit en vers :
DIR
\
Je voudrais, par un effort infini,Élever cette vieJusqu’à l’éternité./DIR
Beethoven déclare à un de ses correspondants, Wegeler : «Je voudrais étreindre le monde.» Ce n’est point par goût du monstrueux seulement que Balzac, Hugo, le Flaubert de La Tentation de saint Antoine chérissent les monomaniaques, les géants ou les monstres. Ils veulent tous libérer dans leurs créations fictives ces forces tumultueuses qu’ils sentent en eux. «Nous sommes nés pour prétendre au ciel», écrit l’auteur de Seraphita ; et Hugo confie à son étrange Promontorium Somnii : «Poètes, voilà la loi mystérieuse : aller toujours au-delà.» Ils ont cherché dans le rêve (Allemands surtout, mais Français aussi) la clé pour forcer cette porte d’ivoire qui leur clôt l’accès d’un empyrée convoité : Balzac le confie en ces termes à Mme Hanska dans une lettre du 2 juin 1837. L’un des romantiques allemands les moins excentriques et les plus lucides, Eichendorff, a justement dit : «Le romantisme était loin d’être un simple phénomène littéraire. Son entreprise était bien plus vaste : réaliser une régénération intérieure de toute l’existence, comme l’avait proclamé Novalis.»
Bilan et survie du romantisme
On a vainement essayé d’assigner des dates à la fin de la poussée romantique en divers pays d’Europe. On a fait état de diverses condamnations qui ont souligné, dès 1830 ou 1840 selon les pays, les excès, les faiblesses, les ridicules du romantisme. Matthew Arnold a voulu persuader les Anglais de se détourner du byronisme pour lire Goethe, ou pour se mettre à l’école des Grecs ou de la France de Sainte-Beuve et de Renan. Mais que de nostalgie et de pessimisme romantiques encore dans ses poèmes sur «La Grande Chartreuse» ou «La plage de Douvres»! Les Allemands se sont détournés de Weber et même de Schubert, mais Wagner, vers 1850-1880, est cent fois plus qu’eux romantique. Dostoïevski l’est autant, et même plus, que Lermontov et Gogol. En Italie, Carducci a réprouvé avec une furie «toute romantique» ce mouvement qu’il considérait comme une importation germanique, un sentimentalisme «n’ayant nul souci du monde de la pensée». Mais ses Odes barbares (1877), son hymne à l’archétype de toute rébellion, Satan, qui délivre des prêtres, sont dans le sillage du romantisme plus encore que Leconte de Lisle et Rimbaud. L’Espagne du XIXe et du XXe siècle n’a jamais été tendre pour les écrivains classiques français, Pascal excepté; son héros national littéraire, don Quichotte, fut spontanément adopté par les romantiques français.
C’est en France que les réactions antiromantiques ont été le plus nombreuses, et le plus éphémères, s’appuyant sur une conviction politique et sur le prestige unique que conserve le mot «classicisme». Mais il ne serait guère paradoxal d’insinuer que les plus farouches antiromantiques n’ont guère cherché au romantisme que des querelles d’amoureux. Un écrivain anglais d’une grande finesse et nullement partisan, Basil de Selincourt, a intitulé «Un romantique français», dans son livre The English Secret (1923), un chapitre consacré à Maurras, dont on connaît la polémique antiromantique. Nulle génération n’a vécu avec autant d’exaspération et de déchirement le mal du siècle, le rêve de l’ailleurs, le dégoût d’un présent bourgeois et prosaïque que celle de Flaubert, Leconte de Lisle, Taine, si ce n’est celle qui l’a suivie : Verlaine, Cézanne, Zola, Lautréamont, Rimbaud, Gauguin, Van Gogh. Le discret et pudique Mallarmé lui-même, en 1891, exposait à l’enquêteur Jules Huret que leur époque sans stabilité et sans unité, tourmentée par «le besoin d’individualité», ne pouvait songer à créer un art stable. Valéry est bien plus faustien que ses paradoxes sur la poétique ne le feraient croire, Claudel a cru vouer les hommes du XIXe siècle, incroyants ou nihilistes, à l’enfer éternel, mais il restera pour la postérité l’archétype même du romantisme, celui de Tête d’or, de Mesa, de Rodrigue. Toute l’œuvre de Proust est le refus d’un accord entre la conscience et le monde, la construction d’un édifice, celui de l’art, où la conscience humaine et les choses pourraient être réconciliées. Il s’est lamenté sur la mort de l’amour et de l’amitié, la solitude morale, la vanité de toute tentative pour sortir de soi, avec des accents romantiques. Pierre Reverdy, le moins porté aux effusions des poètes de ce siècle, a plusieurs fois constaté l’impossibilité de n’être pas romantique. «On a voulu tuer le romantisme. Il a la vie dure [...]. Il est revenu sous toutes les autres appellations [...]. Quand on s’est débarrassé du romantisme, on est tombé généralement dans une désolante platitude» (Le Gant de crin , 1927). Michel Butor, l’un des plus perspicaces parmi les romanciers des années 1960-1970, a déclaré à un critique américain qui l’interrogeait en 1962 : «Il y a un mouvement romantique qui commence à partir de la fin du XVIIIe siècle et qui se développe jusqu’à maintenant sans interruption [...]. Tous les retours au classicisme qui ont eu lieu au XIXe siècle à peu près tous les dix ans sont complètement et définitivement morts.»
Cela ne veut certes point dire que les réactions contre le romantisme n’ont pas été bienfaisantes. Elles ont corrigé ce qu’il y avait de trop facile dans le théâtre romantique, la forme d’art où il a accumulé le plus d’échecs. Elles ont souligné le sentimentalisme et la mollesse de bien des poèmes. Dans son ambition de tout embrasser, les hommes du romantisme ont conçu des systèmes où ils souhaitaient englober l’univers et l’avenir : la philosophie positive de Comte, L’Avenir de la science de Renan, le drame synthétique de Wagner, La Comédie humaine et des épopées sans nombre dans lesquelles ils prenaient d’assaut le paradis, se faisaient anges du mal et du bien, conquéraient toutes les formes d’amour, Faust et don Juan à la fois. «Heureux qui vous conçoit, bien sot qui vous écrit», ironisa un poète romantique mineur, Charles Coran, à propos des épopées : il en avait médité une lui-même. Hemingway, bien plus tard, dans son livre sur les courses de taureaux, conseillera prudemment: «N’oubliez pas ceci : tous les mauvais auteurs tombent amoureux du genre épique.» Les ratés ou les écrivains mineurs de toutes les époques sont souvent attristants, et les attardés du classicisme en France au XIXe siècle plus que tous autres. Mais les petits romantiques, sans être aussi médiocres, sont souvent pitoyables, car leurs ambitions ont été démesurées, et leurs retombées d’autant plus catastrophiques. Il fallait sans doute que tant de longs poèmes fussent essayés pour qu’une poétique nouvelle se précipitât à l’autre extrême et déclarât les courtes pièces, calculées dans le moindre détail, agencées dans leurs parties comme un travail d’ingénieur ou d’architecte, seules valables. L’adaptation des moyens à la fin et au résultat produit manqua en effet aux romantiques qui écrivirent avec une belle audace Les Fiancés en Italie, La Messiade, Wilhelm Meister ou l’Hesperus de Jean-Paul en Allemagne, Le Prélude, La Révolte de l’Islam et Endymion en Angleterre, La Chute d’un ange et La Légende des siècles. La méchante ironie de Valéry à l’égard de l’héritier malgré lui du romantisme, Claudel, aurait été vraie de bien des romanciers et des rhapsodes de 1800-1850 : «Il met en œuvre une grue pour soulever une cigarette.» Du moins l’ambition des romantiques était noble. Vigny l’avait formulée le 6 octobre 1843 dans son Journal d’un poète : «Tous les grands problèmes de l’humanité peuvent être discutés dans la forme des vers.» Parmi ces problèmes, ces partisans d’une littérature déjà engagée avaient inclus les questions politiques et sociales et la nécessité d’alléger la misère du peuple.
Il est malaisé de transmuer cela en art. L’historienne allemande du romantisme de son pays, Ricarda Huch, a très justement noté que toute la tâche du romantisme avait consisté à «transformer l’instinct en art et l’inconscient en savoir». Ce faisant, les romantiques des divers pays d’Europe ont admis banalités et scories dans leurs images; il arrive que leurs symboles soient gauches et prennent mal leur essor; on leur a surtout reproché leurs procédés de rhétorique, et pas chez les poètes de France seulement. Il y a chez Wordsworth, chez Novalis ou Schiller tout autant d’amplifications, de questions oratoires, de répétitions, d’interjections, de prosopopées que chez Lamartine ou Musset. Il n’y en a guère moins chez Baudelaire ou chez Taine, encore que ce dernier ait, dans le douzième chapitre de ses Philosophes classiques du XIX e siècle (1857), satirisé avec esprit ce besoin d’élévation, de grandeur ampoulée, souvent même de confusion des romantiques. «Il sembla que Berlin émigré fût tombé de tout son poids sur Paris», plaisante-t-il. Les échecs abondent dans l’œuvre de ces musiciens, peintres, poètes et penseurs.
Ils n’en ont pas moins révolutionné le monde. Après eux, il devint impossible de vénérer l’ordonnance imposée du dehors et, avant que le créateur n’ait plongé dans son chaos, la clarté qui n’est pas surgie d’un dur combat contre l’obscurité, la perfection qui est froideur et rigidité. La sobriété et l’économie en art ne sont valables, a répété Hugo, dans son William Shakespeare notamment, que s’il y avait au préalable l’abondance, la profusion, le débordement qui demandaient écluses et freins. Sinon, elles avouent leur pauvreté. Le classicisme d’ailleurs ne l’avait pas ignoré, et seuls ses héritiers appauvris et indignes s’y sont mépris. Les plus grands des romantiques: Leopardi, Keats, Hugo, Pouchkine, Beethoven, Delacroix, ne manquent certes pas d’ordre, de sobriété quand il le faut. «Le chaos est l’apparence, l’ordre est au fond», a écrit Hugo. Et Delacroix, qui jugeait les romantiques souvent débraillés, admirait Poussin; il a confié à son journal son secret, qui est celui des romantiques et de la plupart des Modernes après eux, et qui était déjà celui du poète selon Platon: «Je n’aime pas la peinture raisonnable; il faut que mon esprit brouillon s’agite, défasse, essaye de cent manières, avant d’arriver au but dont le besoin me travaille [...]. Si je ne suis pas agité comme un serpent dans la main d’une pythonisse, je suis froid [...]. Tout ce que j’ai fait de bien a été fait ainsi.»
2. Art
Si l’art romantique semble se définir par ses thèmes et par la galerie de ses héros plutôt que par ses formes, c’est que le romantisme a plus facilement et plus vite trouvé son expression littéraire. En fait, il s’agit d’indices plus que d’éléments constituants. Et, si l’on envisage le romantisme non pas comme une simple appellation qui couvre indistinctement une tranche chronologique, mais comme un terme positif qui correspond à une entité historique, on peut se demander dans quelle mesure il y a eu un art romantique.
On est obligé de faire l’hypothèse historique que, vers la fin du XVIIIe siècle, la civilisation occidentale a connu un bouleversement profond. La Révolution française en est la manifestation la plus spectaculaire, mais elle n’en représente qu’un aspect. En fait, toutes les valeurs culturelles aussi bien que sociales furent altérées. On peut appeler romantisme la conscience nouvelle qui a émergé de ce bouleversement.
Le romantisme n’est donc pas né, un beau jour, dans une localité bien déterminée (pour le préromantisme, on se reportera à la première partie de l’article); néanmoins, les idées maîtresses qui l’inspirent ont été exprimées avec une force et une concentration extraordinaires en Allemagne entre les années 1795 (Über naive und sentimentalische Dichtung , de Schiller) et 1801 (mort de Novalis). Il faut distinguer le mouvement romantique dans son ensemble, dont la cohésion est difficile à montrer, et des groupes romantiques assez bien définis, qui ont établi certains corps de doctrine, des esthétiques précises et parfois très divergentes: ce sont surtout le cercle des Schlegel, le plus précoce et le plus important, les poètes des lacs en Angleterre, le romantisme de l’époque Charles X en France. C’est par ses rapports avec ces groupes, par la façon dont il exprime la sensibilité nouvelle que l’art peut se dire romantique. Mieux vaudrait donc parler d’«art du romantisme» plutôt que d’«art romantique», afin d’éviter l’illusion qu’il s’agit d’un style. «Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets, ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir» (Baudelaire, Salon de 1846 ).
L’aspect proprement philosophique en fut dégagé par Fichte, dont toute la pensée est fondée sur l’opposition du moi au non-moi. Tous les rapports entre l’individu et le monde extérieur sont ainsi mis en cause et envisagés de façon toute neuve par rapport à la philosophie kantienne. Dans cette difficulté à isoler le moi d’une réalité extérieure dont il prend conscience en s’y reflétant, on trouve déjà le germe du solipsisme, ce vertige philosophique que le romantisme suscite. L’idée que le monde puisse n’exister que dans la pensée d’un individu, idée que rend possible l’examen rationaliste de la perception, devient pour certains une préoccupation anxieuse, angoissante même. Sans atteindre généralement ce point extrême, le romantisme adopte un égocentrisme multiple, une conception du monde où chaque individu est le point de référence essentiel.
Cette conscience nouvelle du moi affecte tout le domaine de la culture; c’est elle qui informe la distinction entre naïveté et sentiment chez Schiller, et son acquisition est comme un nouveau péché originel qui interdit la naïveté, c’est-à-dire une perception du monde non viciée par la conscience de ses procédés. Friedrich Schlegel, se fondant sur la distinction de Schiller, fait correspondre à celle-ci l’opposition entre classicisme et romantisme, la poésie classique étant «naïve», la poésie romantique «sentimentale». Le sentiment, lui, caractérise un état de la perception où le sujet se voit percevoir le monde, puis se voit voir percevoir, et ainsi de suite, en abîme. Il en résulte un malaise et même une aliénation du moi. Cependant, l’aspiration du romantisme est de retrouver la «naïveté», ou plutôt une nouvelle unité dans laquelle l’aliénation serait surmontée et résolue. Ainsi, selon Schlegel, la poésie romantique est la synthèse idéale, impossible à atteindre en fait, de tous les genres de poésie possibles. Il s’agit d’une conception idéaliste et dialectique à laquelle Hegel devait plus tard donner son expression philosophique systématique et grandiose.
Au centre de cet examen des problèmes fondamentaux se trouve une réflexion particulièrement intense sur la nature du langage et des systèmes symboliques en général. Le romantisme a projeté dans sa restitution des origines du langage sa conception de l’unité fondamentale des formes d’expression humaine. Il s’agit ici encore à la fois d’un mythe des origines et d’un idéal auquel on aspire. L’idée que la poésie fut la forme originale du langage remonte au début du XVIIIe siècle, et plusieurs philosophes du XVIIIe siècle y ont souscrit, mais ce n’est qu’avec le romantisme qu’elle prend sa forme généralisée. Schlegel et Novalis ont formulé à ce sujet un grand nombre de propositions qui ne semblent pas seulement des réflexions, mais des expériences très audacieuses au cours desquelles ils se laissaient volontairement porter par le langage même. «Ainsi, écrit Novalis, est-ce un si merveilleux et fructueux secret que, lorsqu’on parle simplement pour parler, c’est précisément alors qu’on exprime les vérités les plus grandes et les plus originales?» La lallation des bébés devient l’idéal du poète, car elle répète l’unité originelle du langage. Pour Johann Wilhelm Ritter (1776-1810), le monde est un alphabet, un système symbolique. Cette idée eut une popularité énorme sous sa forme vulgarisée du «livre de la Nature».
Alles in allem , le «tout dans tout», est le mot d’ordre de cette symbolique généralisée, débouchant sur l’unité idéale. Dans cette perspective, toutes les formes d’expression humaine apparaissent comme des aspects particularisés, et dégénérés, d’un langage originel total. La synthèse des arts sera donc une des grandes ambitions romantiques. Wagner lui donnera une forme tardive un peu grossière et matérielle, mais formidablement efficace, sans trahir sérieusement les ambitions spirituelles du romantisme. D’un autre côté, tout étant incomplet, le fragment prend une importance exceptionnelle: comme on ne saurait atteindre la synthèse finale, la stratégie romantique consiste à insister sur le fragment pour donner une idée plus forte, pour suggérer l’unité idéale.
Dans la correspondance générale des arts, qui est en rapport avec une correspondance des sens (synesthésisme), le primat est disputé surtout entre la musique et la peinture. Il s’agit toujours à la fois d’un primat dans la hiérarchie des arts (leur rang étant déterminé par leur proximité de l’idéal) et d’une priorité dans les origines du langage. Ritter, suivant une tradition qui passe par Rousseau, met la musique à la première place: ce sera la thèse la plus souvent adoptée quand le romantisme se généralisera; Walter Pater lui donnera sa forme épigrammatique la plus célèbre: «All the arts aspire to the condition of music. » Pour Novalis, en revanche, la forme originaire du langage est la figuration, et la peinture l’art le plus élevé. Quelque chose de cette théorie passe dans la tradition qui fait de l’artiste le héros romantique par excellence. Elle inspirera toute une série de romans et de nouvelles inaugurée par un roman de Tieck, Franz Sternbalds Wanderungen (1798), et dont Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac est l’exemple le plus célèbre et, sans doute, le plus profond. Quant à la poésie, elle n’est pas considérée comme un art en soi, mais comme l’élément «intime» des arts, de la peinture et de la musique aussi bien que de la littérature. Néanmoins, en vue de la permutabilité complète impliquée par la pensée romantique (alles in allem ), on pourra en dire autant de la musique ou de la peinture. Le ut pictura poesis prend une actualité et une signification nouvelles.
Diffusion des idées romantiques
Les idées romantiques énoncées de façon si vigoureuse et parfois déconcertante dans le cercle de Schlegel ne sont pas un phénomène isolé, et ne restèrent pas ignorées. On voit d’une part l’Angleterre, parallèlement au groupe allemand, élaborer avec Wordsworth et Coleridge une pensée romantique exposée, du moins sommairement, dans l’introduction des Lyrical Ballads (2e éd., 1800). Coleridge a dû se rendre compte des affinités de cette pensée avec celle du groupe allemand dont la forme philosophique lui convenait. En France, Mme de Staël a apporté une version un peu grossière et pas toujours très bien comprise des idées du groupe de Schlegel. Il y a quelque chose de naïf chez elle, par exemple lorsqu’elle déclare que «les arts sont au-dessus de la pensée: leur langage, ce sont les couleurs, ou les formes, ou les sons. Si l’on pouvait se figurer les impressions dont notre âme serait susceptible, avant qu’elle connût la parole, on concevrait mieux l’effet de la peinture et de la musique.» Mais il y avait là matière à méditation pour le lecteur chez qui ces idées trouvaient un écho.
Il est clair que de son côté Charles Nodier était très au courant des idées d’Allemagne, et il joua sans doute un rôle considérable dans leur diffusion auprès des jeunes romantiques. Un peu plus tard, les conceptions soutenues par Hugo, dès la Préface de Cromwell (1827), procéderont directement du romantisme tel que nous l’avons décrit. Contentons-nous de citer un passage célèbre et capital: « Le beau n’a qu’un type; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisme. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.»
On voit ici la théorie du fragment et sa place dans l’idéalisme romantique entièrement prise en charge par Hugo. Baudelaire, à son tour, donnera une des formes les plus élaborées et les plus complètes de la théorie de l’art romantique. Sa pensée esthétique constitue à cet égard la charnière même entre le romantisme et le symbolisme. Pour lui, art romantique et art moderne sont synonymes. Et il donne de cet art la définition la plus succincte et la plus profonde: «Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même.»
Problème de l’art romantique en France
Le romantisme ayant trouvé sa vocation en Allemagne comme mouvement antirationaliste et antifrançais, il n’est pas surprenant qu’il ait eu des difficultés à se redéfinir en France. Il s’est posé à ses débuts comme anticlassique. Mais si cette formule fut assez efficace chez les littérateurs, elle jeta dans l’art une grande confusion. En effet, on assimilait volontiers le concept de classicisme à l’école de David. Or David avait justement opéré une révolution, volontaire et brutale, pour détruire la tradition académique, et l’on voit à l’intérieur de ce que nous appelons le « néo-classicisme » (David et son école, Ledoux) se dessiner la sensibilité nouvelle. Seul un jeu de circonstances qui peut sembler fortuit allait attacher le nom de romantisme à un art qui souvent prend l’allure d’une réaction conservatrice tendant à renouer avec la tradition académique. En 1818 encore, Ingres semblait au moins aussi radical que Géricault et pouvait aussi bien que lui s’appeler romantique. En fin de compte, ce fut au colorisme que s’attacha l’épithète de romantisme. Ce qui s’explique peut-être par le fait que, selon une tradition qui remonte au moins au XVIIe siècle, la couleur est associée à la musique. Le colorisme, qui consiste à fonder l’unité et la construction du tableau sur l’harmonie colorée plutôt que sur l’organisation linéaire, a semblé un art plus musical et par conséquent mieux en accord avec les idées romantiques qu’avec l’ingrisme.
C’est par ce malentendu, et par la disparition de Géricault en 1824, que le drapeau romantique est tombé entre les mains de Delacroix. D’une parfaite distinction, d’une immense culture, Delacroix fut aussi extrêmement éclectique et hésitant. La spontanéité, l’emportement sont chez lui articles de dogme, et il s’y applique comme Ingres, ce sensuel, à être classique. Il est, du reste, caractéristique de voir, vers le milieu du siècle, Ingres s’adonner de plus en plus à son penchant pour le bizarre: qu’on songe à L’Âge d’or (1842-1849, château de Dampierre) et surtout à son dernier tableau, Le Bain turc (1859-1863), tandis que Delacroix se drape dans un académisme classicisant (chapelle des saints Anges à Saint-Sulpice, 1850). C’est que Delacroix est pris entre deux feux: il doit toujours tenir tête à Ingres, et déjà il se trouve pris de court par Courbet.
L’art romantique se pose alors par opposition au réalisme constitué en doctrine artistique. Tandis que le réalisme était à l’origine l’un des aspects du romantisme, et on sait que Baudelaire voyait encore en 1846 un lien étroit entre le romantisme et «la vérité exacte», il devient, pour Delacroix, pour le Baudelaire du Salon de 1859 , synonyme de prosaïsme et d’absence d’idées, ce qui tend, bien entendu, à faire basculer la conception de l’imagination vers l’irréel.
L’opposition entre le romantisme et le réalisme a été reprise dans les années 1960 dans une note extrêmement suggestive de Roman Jakobson (Essais de linguistique générale ), lequel y voit une polarité fondamentale de l’histoire de l’art (de la littérature aussi bien que des arts plastiques). À cette polarité correspondent deux tropes essentielles, respectivement la métaphore et la métonymie: métaphore, ou déplacement de signification grâce à un attribut commun, comme lorsqu’un objet matériel représente un concept (la vérité vue en femme nue); métonymie, ou rapport de contiguïté, lorsqu’une partie ou un attribut tient lieu d’un tout. Dans l’art romantique, la métaphore serait largement prépondérante, tandis que le réalisme serait surtout l’art de la métonymie. Jakobson voit dans cette opposition une polarité générale, non historique, dont le romantisme et le réalisme du XIXe siècle ne seraient qu’un exemple caractéristique. Dans cette perspective, le symbolisme et le surréalisme sont des avatars du romantisme.
Cette tentative de donner une définition positive du romantisme permet bien des observations intéressantes, à condition qu’on n’oublie pas que dans toute œuvre d’art les deux démarches sont associées. Dans une œuvre aussi réaliste que Les Casseurs de pierres de Courbet (1850; tableau détruit, anciennement au musée de Dresde), la métaphore de la vie humaine (la lourde pierre portée par le garçonnet, qui va s’émietter avec le temps et l’âge) ne passe pas entièrement inaperçue, mais elle est mise au second plan par des procédés formels; la composition n’est pas hiérarchisée comme chez Delacroix, où tout s’organise par rapport à un foyer d’attention qui est généralement aussi le point de la plus grande intensité lumineuse. La construction de Courbet, dont on trouverait sans doute le modèle dans les quadrillages orthogonaux de David, répartit plus également l’attention, suggère l’extension métonymique de la représentation au-delà du cadre et ne fait pas du casseur de pierres la figure allégorique du Labeur, comme chez Delacroix une jeune Grecque devient la Grèce, mais un travailleur parmi d’autres.
Pour intéressante qu’elle soit, la proposition de Jakobson nous ramène à l’opposition traditionnelle entre Delacroix et Courbet. Un artiste comme Géricault, en revanche, offre l’exemple d’une œuvre où les deux démarches sont plus intimement liées et plus équilibrées. Or, dans le tableau du romantisme européen, la pensée de Géricault semble plus centrale que celle de Delacroix. Dès le Cuirassier blessé quittant le feu (1814), tableau dont les dimensions mêmes annoncent l’ambition, le peintre a trouvé une symbolique nouvelle, diffuse, puissante, et indissociable d’un sens accru du réel. Le tableau a l’acuité et la spécificité d’un portrait, mais le geste et la physionomie, aussi bien que le titre, indiquent clairement que cet épisode pourrait faire partie de quelque grand tableau de bataille. L’image a donc une fonction métonymique comme fragment d’un tout; mais le cuirassier assume une signification métaphorique par ses dimensions, bien plus grandes que nature, et par le caractère expressif de la mise en scène qui en font un symbole de souffrance et de défaite héroïque. Plus tard, le tableau de bras et de pieds du musée de Montpellier portera à son paroxysme la notion du fragment, du «laid» tel que l’entendit Hugo, avec une force de suggestion qu’elle ne retrouvera jamais dans les arts plastiques.
Mais, historiquement, Delacroix a empêché de voir Géricault, Géricault qu’il avait si avantageusement imité dans La Barque du Dante (Salon de 1822, Louvre)! Il s’était pourtant rendu compte de ce que son aîné représentait. Une note de 1857 pour l’article «Sujet» du Dictionnaire des beaux-arts ne laisse aucun doute: «La peinture n’a pas toujours besoin d’un sujet. La peinture des bras et des jambes de Géricault» (il s’agit du tableau mentionné plus haut). Donc Delacroix a compris ce que Géricault apportait de radical: l’abolition du sujet traditionnel pour une symbolique nouvelle, immédiate, qui ne soit pas fondée sur la culture. Mais ses propres ambitions n’étaient pas aussi clairement dirigées, et le romantisme lui a parfois pesé. Pourtant, il a si bien rempli le siècle de son énergie, de son pittoresque, de son antagonisme avant-gardiste avec Ingres qu’on a fini par se persuader qu’il était le romantisme. Qui mieux est, l’immense écran de son œuvre a si bien masqué Géricault qu’il en a fait un Delacroix avant la lettre, alors que Géricault, mieux que Delacroix, servira ici d’exemple à la démarche romantique dans la peinture.
La révolution du sujet et les genres
L’art romantique ne s’est pas débarrassé des genres et de leur hiérarchie. Delacroix lui-même tenait à son titre de peintre d’histoire; Ingres plus encore. Mais la révolution du sujet s’est faite de l’intérieur.
Pour établir la supériorité de la peinture d’histoire, la théorie académique affirme que ce genre contient tous les autres (paysage dans les fonds, nature morte pour les premiers plans, portrait pour les personnages, etc.). Mais, repris par Schlegel, cet argument tend à saper la théorie des genres. Si le paysage n’est pas un genre en soi, mais un aspect de la peinture d’histoire, c’est-à-dire en fin de compte de la peinture tout court, il peut être investi de tous les pouvoirs de suggestion.
Dans la pratique, en traitant les sujets modernes sans le décorum du costume antique ou de l’allégorie, les peintres compromettent la limite entre peinture d’histoire et peinture de genre. Le tapage fait autour de La Mort de Woolf par Benjamin West (1771) est significatif à cet égard; il montre qu’on a tout de suite compris ce qu’un tel tableau, assez anodin par ailleurs, apportait d’innovation.
Le Radeau de la Méduse de Géricault va jusqu’au bout de la démarche et en tire les dernières conséquences. «En l’ordonnant de la manière la plus large, la plus originale, la plus pittoresque, Géricault a fait d’un sujet qui touche au genre un ouvrage de haute portée et du plus grand style» (C. H. Clément, 1867). Le critique hostile des Annales du musée Landon (1819) ne s’y est pas trompé: «L’artiste aurait peut-être atteint son but s’il n’eût voulu faire qu’un tableau de marine, ou du moins s’il se fût restreint dans les mesures d’un tableau de genre.» Le tableau dépasse les implications politiques de l’anecdote qu’il dépeint (la responsabilité du gouvernement dans le désastre de la Méduse , implication qui fut probablement cause des difficultés qu’il y eut à faire acheter le tableau par l’État). Le radeau prend sa valeur de symbole de la condition humaine, de tout ce qu’elle contient de souffrance, de partage entre le désespoir et l’espérance. Le tableau est politique, subversif, mais en même temps l’action n’a rien d’exemplaire, d’allégorique, rien de schématique, rien d’une devinette.
L’allégorie
Le Radeau de la Méduse est une œuvre isolée. Il n’y a guère que Goya qui, avec ses célèbres Dos de Mayo et Tres de Mayo (Prado, Madrid), s’exprime dans le même registre, aussi directement et avec autant de puissance. En général, les peintres de grandes compositions ont été obligés de soutenir leur inspiration en recourant soit à l’allégorie, soit à la littérature. L’allégorie a parfois bien servi le romantisme. Seulement, elle fut assez vite revendiquée par la peinture attardée qui l’a discréditée. Pourtant, des Allemands, en particulier, l’avaient renouvelée et fortement pénétrée de romantisme. Ainsi du grand projet de Philipp Otto Runge, la série des Heures du jour , conception très ambitieuse qui embrassait toute la vie humaine. Runge, qui souhaitait qu’on regardât sa peinture en écoutant de la musique et en respirant des parfums, a voulu donner un tour tout nouveau à l’allégorie et l’arracher à la convention. Cette démarche n’est pas sans ressemblance avec celle de William Blake en Angleterre, mais les moyens de Runge sont moins littéraires, plus spécifiquement picturaux. Le Matin , sa composition la plus célèbre, évoque la mystique dont le romantisme a entouré le nouveau-né, avec une éloquence visuelle que le scandale de la couleur rend difficile à admettre. Les nazaréens (fondés en 1809) aussi ont utilisé l’allégorie. Le tableau d’Overbeck Italie et Germanie est une réussite « romantique », mais d’un style plus rétrospectif que celui de Runge. Enfin, les préraphaélites ont également eu le goût de l’allégorie. Mais, en général, la théorie romantique depuis Goethe considérait l’allégorie comme un moyen de représentation inférieur au symbole.
En France, l’allégorie a eu peine à trouver une forme moderne. Pourtant Pierre-Paul Prud’hon avait proposé très tôt des modèles admirables. La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (Salon de 1808, peint pour le palais de Justice, Louvre) répond à l’idéal romantique par une conception dramatique et suggestive, immédiatement intelligible sans être banale ou conventionnelle. Mais ce grand exemple n’a guère été suivi. Quelques idées d’allégorie chez Géricault ne dépassèrent pas l’état de croquis. Pourtant l’allégorie moderne inspire toute une série de tableaux sur la guerre d’indépendance grecque, puis sur la révolution de 1830, que dominent deux œuvres de Delacroix: La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi (env. 1826) et La Liberté guidant le peuple (1830), où le contraste entre la figure allégorique et le traitement réaliste de l’épisode révolutionnaire est souligné par la différence de lumière et de couleur. Au contraire, dans le groupe des Volontaires de 1792 , dit «La Marseillaise», Rude unifie mieux les deux aspects dans un puissant clair-obscur sculptural; aussi cette œuvre monumentale est-elle restée l’un des grands symboles de l’élan national. On sait enfin que Gustave Courbet appellera l’Atelier (1855) une allégorie réelle.
Les sujets littéraires
Si le romantisme ne recourut pas souvent à l’allégorie, en revanche, il a multiplié à plaisir les sujets littéraires. L’évocation d’un texte lui permettait d’introduire aisément la dose requise de poésie. Les tableaux inspirés par Dante, Shakespeare, Goethe, Walter Scott relèvent surtout du romantisme par l’écho littéraire qu’ils éveillent, aussi bien dans le genre troubadour ingresque (par exemple dans Paolo et Francesca , 1819, musée d’Angers) que dans le colorisme néo-baroque de Delacroix.
Il y a des cas, bien entendu, où poésie picturale et inspiration littéraire convergent. C’est grâce à Chateaubriand que Girodet peignit l’un des premiers tableaux romantiques: Les Funérailles d’Atala (1808), romantique par la tonalité sombre aussi bien que par l’exotisme du sujet. Ossian a suscité toute une série d’œuvres (Runciman, Gérard, Girodet...) que domine Le Songe d’Ossian d’Ingres (1813, retouché 1835-1841, musée Ingres, Montauban). Ce chef-d’œuvre est tout romantique déjà par le thème privilégié du rêve qui suscite une méditation sur la nature du réel dans ses rapports avec le sujet qui le perçoit. Enfin, Goethe, Shakespeare, Scott ont inspiré à Delacroix plusieurs de ses meilleures réussites.
À ces modèles littéraires vient s’ajouter, après 1820, l’œuvre de Byron : la mort de Sardanapale inspire à Delacroix son tableau le plus violent, l’un des plus réussis (1827, Louvre), mais combien d’autres s’essoufflent à peindre Mazeppa lié nu sur son coursier! Malgré la célèbre peinture de Louis Boulanger (1806-1867), qui passe, au Salon de 1827, pour un manifeste de la peinture romantique (musée des Beaux-Arts, Rouen), il faut attendre que Théodore Chassériau (1819-1856) choisisse l’épisode final, Mazeppa exténué et presque mort recueilli en Pologne (1858, musée des Beaux-Arts, Strasbourg), pour que cette légende, l’une des plus populaires de Byron, trouve une expression plastique à la mesure de son thème grandiose.
Le paysage
C’est dans le paysage que le romantisme pictural a le plus continûment donné sa mesure. La France cède ici le pas à l’Allemagne, à l’Angleterre, pays où la théorie académique était bien moins solidement établie. En Allemagne, la personnalité la plus marquante est celle de Caspar David Friedrich (1774-1840) qui, dès les premières années du XIXe siècle, a donné au romantisme une forme picturale entièrement originale.
Des aphorismes attestent le romantisme de sa pensée : «Le peintre ne doit pas simplement peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même. Mais, s’il ne voit rien en lui-même, qu’il cesse aussi de peindre ce qu’il voit devant lui.» Sa peinture est étrangement indépendante des grandes traditions du paysage. Au début, elle garde encore une certaine maladresse, une espèce d’archaïsme, par exemple dans le Capucin au bord de la mer (1808, musée de Hambourg). Elle restera attachée aux grands spectacles de la nature, aux effets d’éclairage et de couleurs inattendus : lever de lune, flamboiement du coucher de soleil, incendie, contre-jour. Toujours elle s’imposera par son intense expression psychologique et son symbolisme pictural immédiatement compréhensible. Les préoccupations de l’infini, des rapports du moi et de la nature sont évoquées sans sentimentalité ni associations littéraires. Friedrich ne laisse jamais de doute sur le caractère méditatif de sa peinture et sur sa recherche de la profondeur. Il aime à placer devant un paysage grandiose des personnages vus de dos, formant souvent de fantasques silhouettes anguleuses, telle cette femme à l’aurore qui commence à lever les mains comme si elle faisait lever le soleil (Folkwang Museum, Essen). Sans que nous voyions leurs yeux, nous sommes intimement conscients du regard de ces personnages, car c’est à la fois leur vision et celle du peintre qui sont faites nôtres. Ailleurs, c’est un grand chêne isolé qui assume un rôle héroïque. Cette image se retrouvera ailleurs, en particulier chez Théodore Rousseau (1812-1867) et jusque chez Courbet, sans qu’il y ait influence vraisemblable : c’est dire combien cette métaphore surgit spontanément dans la pensée romantique.
Mais, si Friedrich a sacrifié au paysage intérieur, à l’évocation d’un climat psychologique, aux dépens parfois d’une description exacte des phénomènes, il n’en a pas moins recherché l’exactitude et la précision du rendu. L’Épave de l’Espoir prise dans les glaces (1821, musée de Hambourg) frappe par son caractère presque photographique, qui donne une présence extraordinaire, une impression obscure à cette épave, curieux pendant au Radeau de la Méduse. Du reste, le goût du détail extrêmement accentué, d’une représentation si minutieuse et exacte qu’elle en devient hallucinante et visionnaire, se retrouve poussé bien plus loin chez les nazaréens, en particulier les frères Olivier, et chez les peintres associés, puis chez les préraphaélites qui ont continué leur mouvement. Parmi ces derniers, Ford Madox Brown (1821-1893) va particulièrement loin dans la description de tous les accidents du terrain et de la végétation et renonce à l’harmonie traditionnelle de la couleur, à cette espèce de liant qui dans la tradition coloriste de Titien à Delacroix empêche la couleur spécifique de chaque objet d’attirer l’œil agressivement, de sorte que cette peinture, comme celle de Runge, comme celle d’Ingres, arrive encore à choquer aujourd’hui. Par sa recherche, un peu tapageuse, il faut l’avouer, de la «naïveté», par son espoir que la perception fidèlement enregistrée résoudra l’opposition entre sujet et objet, le paysage préraphaélite est d’un romantisme authentique. Il suffirait, s’il était besoin de s’en convaincre, de lire les commentaires enthousiastes de Ruskin sur Le Val d’Aoste de John Brett (1858), qui n’a pas fait partie de la confrérie mais suit des principes semblables. Pourtant, c’est dans la peinture anglaise que le romantisme s’est produit sous un tout autre aspect, avec une autorité qui a attiré l’attention de l’Europe artistique, grâce surtout à deux grands paysagistes : Constable et Turner.
Ces deux artistes représentent deux conceptions entièrement différentes de l’imagination, dont le romantisme aurait dû faire la synthèse : l’imagination comme pouvoir de représenter le monde, de le rendre visible; l’imagination comme vision intérieure et, à un niveau un peu dégradé, comme invention. Coleridge, dans un texte célèbre à propos de Wordsworth, a glorifié la première en opposant «imagination» et fancy (la fantaisie), cette dernière n’étant qu’une façon de recombiner arbitrairement les éléments du monde, tandis qu’il fait de l’imagination véritable une recréation du réel. Baudelaire, dans ses écrits de critique, hésitera entre ces deux formes de l’imagination, mais inclinera, en fin de compte, pour la seconde et mettra Delacroix au-dessus de tout.
Constable est un très grand artiste. En dépit de certains efforts de la critique pour remettre les tableaux achevés à la première place, ils nous semblent encore moins importants que ses esquisses. Ce n’est pas seulement parce que celles-ci, moins composées, plus spontanées que les grands morceaux, répondent mieux à notre sensibilité, mais parce que Constable a transformé le rôle de l’esquisse. Les petits tableaux où il semble surprendre la nature ne sont pas simplement des ébauches, des étapes préparatoires ou de simples notes comme un artiste peut en prendre dans un carnet pour se souvenir d’un motif. Il s’agit pour ainsi dire d’œuvres partielles, d’un effet cumulatif, et comme de fragments d’un immense poème de la nature.
La parenté de Constable avec Wordsworth a frappé tout le monde. Ce n’est pas seulement une coïncidence de génération et de site. Ce qui les unit est leur conception de la nature et de l’art. Le projet de Constable d’arracher au temps l’instant fugitif est bien proche de la célèbre définition de la poésie par Wordsworth : «emotion recollected in tranquility ». Tous deux ont le sentiment de la vie de la terre et chargent d’une émotion singulière les aspects, même prosaïques, du réel.
Turner, au contraire, est le plus grand représentant de la vision intérieure; son imagination se projette sur le spectacle du monde. Formé, avec son compagnon Thomas Girtin (1775-1802), aux vues topographiques à l’aquarelle et héritier d’une riche tradition nationale qui remonte à Paul Sandby et à Richard Wilson, c’est un paysagiste d’une maîtrise absolue. Autant Constable a de doutes, de réticences, autant Turner est sûr de ses effets. Comme Friedrich, mais avec une tout autre assurance, une culture artistique consommée, parfois encombrante, il développe une symbolique fondée à la fois sur les thèmes (le conflit des éléments, de la civilisation et de la nature) et sur les formes : dès 1813, il expose Tempête de neige, Hannibal et son armée franchissant les Alpes (Tate Gallery, Londres), où apparaît une vaste spirale dont le mouvement emporte tous les éléments du tableau. Cette spirale, comme un grand symbole de la vie cosmique, sera le leitmotiv du peintre. Dans certains tableaux, probablement inachevés mais légués à la nation pour être exposés, les variations sur ce schéma de mouvement et de lumière sont à l’état presque pur. Ne supportant qu’un minimum d’éléments figuratifs, la vision ne rencontre presque plus de résistance dans la contingence extérieure : l’idéal romantique n’a peut-être jamais été suggéré dans la peinture de façon aussi complète et aussi immédiate.
En France, le paysage moderne ne s’est établi que plus tard, malgré quelques dessins frémissants de Prud’hon. Le romantisme de Paul Huet (1803-1869) et d’Eugène Isabey (1803-1886) reste toujours un peu superficiel par rapport à Bonington dont ils dépendent visiblement. Mis à part la production machinée à l’excès des peintres de marines, ce n’est qu’avec Corot et l’école de Barbizon que le paysage rénové trouve son plein développement. Et, malgré l’admirable qualité de la production, non seulement de Corot mais de Théodore Rousseau et de Jean-François Millet (1814-1875), il n’y a pas de départ nouveau : ils ont parfois étendu le registre des sentiments et des sites, mais les modalités de la représentation et de la symbolique restent à peu près stables. C’est au contraire en se détachant de cette tradition du paysage romantique que la France apportera une contribution majeure à la peinture moderne dans les années 1868 : l’impressionnisme.
L’art animalier
L’art animalier fut l’un des domaines les plus originaux de l’imagerie romantique. Ici encore, et de façon plus tranchée que dans le paysage qui avait tout de même une ascendance glorieuse au XVIIe siècle, un genre mineur est entièrement renouvelé et prend une importance inattendue. On connaissait les tableaux de chasse tout décoratifs de Snyders, les portraits de chiens de Desportes et d’Oudry, les portraits de chevaux dont le palais du Té offre déjà un prototype. Chez Agasse et surtout chez George Stubbs (1724-1806), qui a introduit un pathétique et un naturalisme nouveaux dans les portraits de chevaux, c’est à partir de là que s’est développé, vers 1760, le nouvel art animalier, en même temps que s’y introduisaient des aspects exotiques. Les célèbres Chevaux effrayés ou attaqués par un lion (env. 1765) sont déjà des drames de la nature où se livre la lutte sublime des espèces.
Bien entendu, le développement de ces thèmes n’est pas étranger à celui de la zoologie qui, de Buffon à Cuvier, est une des grandes préoccupations scientifiques, et l’on sait que ces recherches sont en rapport direct avec les théories de Lamarck à Darwin, sur l’évolution des espèces. Ici la philosophie et la science ne font qu’une, et l’art ajoute parfois son appoint. Tel John James Audubon (1785-1851), dont on serait bien embarrassé de dire s’il est avant tout un artiste ou un naturaliste (Birds of America , 1827-1830). Stubbs aussi est l’auteur de beaux dessins anatomiques, et enseigna l’anatomie à des étudiants en médecine.
En même temps que ces préoccupations scientifiques agitent les esprits, la projection anthropomorphique sur le règne animal est particulièrement active. On ne compte pas les éditions illustrées de fables dans le dernier quart du XVIIIe siècle et le début du XIXe, non seulement les Fables de La Fontaine, trop complexes et à la morale ambiguë, comme Rousseau l’a si fortement ressenti, mais les fables plus primitives d’Ésope, ou plus sentimentales de Florian.
Tout cela a contribué à créer un contexte où les animaux sont l’objet de méditations sérieuses et élevées. Les peintures d’animaux exotiques, inséparables de l’abondante et inégale imagerie orientaliste de l’époque, évoquent en particulier le thème des origines, de la pureté et de la véhémence natives, d’un idéal «primitif». Dès 1803, dans un roman de Charles Nodier, Le Peintre de Saltzbourg , le héros du livre, un artiste, s’écrie, au terme d’une longue période sur l’Orient, terre de la liberté originelle : «Pourquoi les hommes m’ont-ils fait captif, et pourquoi m’ont-ils amené prisonnier dans leurs cités? Vous l’eussiez vu, ce lion, dans le désert, se jeter sur la terre altérée, oublier qu’elle brûle, et la goûter longtemps entre ses dents.» Ce texte, où le peintre s’identifie entièrement à l’animal libre et violent, ne laisse aucun doute sur la nécessité d’interpréter de telles images au-delà du pittoresque. Il n’en va pas autrement pour Géricault, mais chez lui c’est le cheval qui est porteur de l’affectivité du peintre, surtout dans les dernières années (voir notamment deux lithographies sur le thème du Cheval dévoré par un lion , ou celle du Cheval mort dans la neige ).
Même chez les artistes spécialisés dans le genre animalier, comme Edwin Landseer (1802-1873) et, mieux encore, Barye, l’élément de projection joue son rôle. Le grand cerf du Défi de Landseer, dont la ramure fait écho aux bois morts du paysage désolé, est à une date assez tardive (1844) un exemplaire encore très vigoureux du héros romantique. Chez Barye, dont les préoccupations zoologiques sont plus profondes, l’anthropomorphisme est moins accusé. En revanche, il exprime avec une vigueur inègalée les forces de la nature, les combats qui s’y livrent, l’idéal de l’espèce, la fonction des musculatures, la vie même. Il atteint au sentiment sans la sentimentalité de Landseer, et l’exactitude de ses animaux, exprimée avec une science de sculpteur qui est probablement la plus accomplie de l’époque, évite ce qu’il y a de curiosité pittoresque ou de grandiose factice dans les animaux romantiques, même chez Delacroix.
La sculpture et l’architecture
On n’a guère parlé jusqu’ici que de la peinture, ne citant que quelques sculptures. L’époque romantique produisit cependant des œuvres retentissantes dans ce domaine, telles que le Roland furieux (Salon de 1831, Louvre) de Jehan Duseigneur (1808-1866). Mais les vraies réussites, comme les chefs-d’œuvre de Rude et de Barye, ou Une tuerie (musée de Chartres) d’Auguste Préault (1809-1879), sont très rares. Sans doute l’art du statuaire est-il plus attaché aux traditions du métier. On le sent encore dans L’Œuvre de Zola, qui reflète sûrement les conversations d’atelier.
La sculpture s’est le plus souvent appuyée à la fois sur les allusions littéraires et sur le «pittoresque», c’est-à-dire, essentiellement, l’effet du clair-obscur, pour se donner un aspect «romantique». Au fond, il faut attendre Auguste Rodin (1840-1917) pour que la sculpture romantique s’accomplisse. Le Baiser, L’Homme qui marche , le Balzac sont comme les étapes d’une évolution au cours de laquelle on passe du romantisme au symbolisme, et où se sent le mieux leur communauté spirituelle.
L’architecture a eu plus de mal encore à se faire romantique. Plus encore que dans les autres arts, il est impossible de distinguer les courants romantique et néo-classique. L’emploi brutal de formes géométriques pures dans l’œuvre de Ledoux trouve son équivalent en Angleterre dans certaines expériences néo-primitives de John Soane (1752-1837). Ces expressions s’apparentent au pittoresque presque au même titre que les chaumières et les châteaux pseudo-médiévaux de John Nash (1752-1835) ou que la prison de Newgate de George Dance (1741-1825), violemment dramatique et visiblement inspirée des gravures de Piranèse. Le symbolisme intransigeant de Ledoux et des architectes «visionnaires», les inventions de Gilly et de Schinkel, d’une imagination fantasque, correspondent assez bien, sous des formes classicisantes, à un idéal romantique. Mais l’architecture, comme la peinture, a connu des solutions de facilité : le pittoresque du néo-gothique, de l’éclectisme historicisant, et des divers exotismes. Pourtant, le néo-gothique, s’il a vite pris, en France par exemple, un tour académique, a inspiré une création authentiquement innovatrice, surtout en Angleterre où il a pris une nouvelle direction avec Pugin (1762-1832), pour arriver à des œuvres plus personnelles et profondes avec, entre autres, Street (1824-1881). En fait, l’urbanisation spectaculaire du XIXe siècle a posé à l’architecture des problèmes d’urbanisme : les réussites de l’époque sont souvent dans la création d’un style urbain, d’unités modestes permettant des alignements de rues. Il y aurait lieu de revoir cet aspect de l’architecture, en rapport avec l’urbanisme proprement dit, à partir du plan de Washington par L’Enfant, le premier plan de ville, utopique ou réelle, conçue non comme une unité close mais comme extensible et ouverte. Quant à l’architecture monumentale, elle s’est surtout renouvelée dans les fabriques utilitaires, liées à la révolution industrielle, et dans la grande architecture du fer, chez les Labrouste, les Baltard et les Viollet-le-Duc. Les chefs-d’œuvre de cette technique sont surtout les grands ponts et les viaducs, comme ceux d’Eiffel, les gares (les plus exemplaires étant King’s Cross et Saint Pancras à Londres) et l’architecture des expositions universelles, comme le célèbre Crystal Palace (1851). Ici, le symbolisme naturel et le fonctionnalisme que les romantiques ont projetés sur l’architecture gothique ont trouvé leur expression moderne.
Les arts graphiques et le livre illustré
Une place de choix doit être faite, au contraire, aux arts graphiques. On pouvait les traiter plus librement que les arts «majeurs». Le retour à Rembrandt et à Dürer, la gloire de Piranèse, en qui les romantiques anglais et français découvrent et exaltent l’auteur des Prisons , l’exemple initiateur de Goya sont à l’origine d’un renouveau de l’eau-forte. Autour des aquafortistes des années trente à cinquante (Célestin Nanteuil, 1813-1873; Paul Huet; Rodolphe Bresdin, 1822-1885) se cristallise une vision en clair-obscur qui va se poursuivre à travers le XIXe siècle, de Meryon à la Société des aquafortistes (fondée en 1862) et aux «noirs» symbolistes («le noir, dit Redon, est la couleur la plus essentielle [...] il est agent de l’esprit»).
On ne s’étonne guère que l’illustration du livre ait été un domaine privilégié de l’art romantique : ici, l’inspiration littéraire est non seulement justifiée, mais nécessaire. Il y a plus : une technique et des formes nouvelles ont donné au livre illustré un aspect tout à fait neuf; la vignette romantique eut une vogue immense et indissociable de la gravure sur bois, ou bois debout. L’innovateur fut Thomas Bewick (1753-1828), un artiste provincial de Newcastle. On a longtemps dit qu’il était l’inventeur du procédé qui consiste à graver à l’aide d’un burin le bois coupé perpendiculairement au tronc. Du moins a-t-il entièrement transformé ce procédé encore rudimentaire, la difficulté n’étant pas tant dans la gravure même que dans l’impression. Dans son principal chef-d’œuvre, History of British Birds (1799-1804), le travail est d’une finesse extraordinaire. Surtout, Bewick a mis au point d’emblée une formule, un genre. La décoration traditionnelle du livre était clairement divisée en illustrations, gravées sur cuivre et par conséquent imprimées séparément de la typographie, petits tableaux très élaborés insérés dans le livre et ornements (bandeaux, fleurons, culs-de-lampe) gravés généralement sur bois et pouvant servir pour plusieurs livres. Bewick rétablit le bois dans son rôle d’illustration et restaure l’unité typographique du livre : illustration et texte sont imprimés ensemble. Surtout, des fleurons et des culs-de-lampe, il fait des vignettes, c’est-à-dire de petites illustrations au contour irrégulier. Et, pour les parties de la vignette qu’il veut rendre plus pâles, il met au point une technique qu’il appelle lowering et qui consiste à baisser un peu le niveau du bois pour que la presse appuie moins sur ces endroits que sur les parties plus soutenues. Cette présentation transforme entièrement la métaphore fondamentale de la représentation : l’image n’est plus un tableau, délimité comme par une fenêtre selon le modèle mis au point théoriquement par Brunelleschi et Alberti, mais un phantasme qui émerge à la surface du papier. Un exemple très frappant de cette recherche est la vignette où une empreinte digitale chevauche et oblitère presque entièrement un paysage lointain. Il y a là une opposition paradoxale entre l’absence de fenêtre et l’idée de la vitre dont Bewick indique allusivement la présence. En fait, c’est celui qui voit qui est ici mis en cause de façon troublante : il l’est très distinctement par l’évocation des conditions de la perception (problème de la simultanéité de la vision proche et lointaine). On est à l’articulation entre la philosophie du XVIIIe siècle et le romantisme.
L’illustration romantique ne s’est développée complètement que trente ans après le chef-d’œuvre de Bewick, et surtout en France. C’est alors seulement que les implications du nouveau système furent pleinement réalisées. Entre-temps avait pris place l’expérience de la lithographie. À vrai dire, cette technique nouvelle se prête assez mal à l’illustration du livre, non seulement d’un point de vue technique parce qu’il faut imprimer image et typographie sur des presses différentes, mais aussi parce que l’effet de la lithographie, ses noirs et ses dégradés, lui donne souvent un aspect hétéroclite. Cela n’a pas empêché quelques entreprises importantes et réussies comme les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Taylor et Nodier. En revanche, la lithographie, dessinée sur la surface de la pierre et ne produisant donc pas, comme la gravure en creux, l’incrustation dans le papier, a invité très vite, avec ses dégradés particulièrement subtils, à la création d’images qui se perdent à leurs confins au lieu d’être délimitées. C’est dans la lithographie que se définit, vers 1820, avec un parti beaucoup plus accusé que chez Bewick, un système de composition centrifuge où les contrastes lumineux les plus intenses et la plus grande précision descriptive sont disposés au milieu et s’atténuent vers l’extérieur jusqu’à disparition complète de l’image. Les séries de petites lithographies de Géricault (à partir de 1820) sont frappantes à cet égard. Ce sont véritablement des séries de vignettes, des livres sans texte où le cheval, ce thème obsédant des dernières années du peintre, est évoqué de façon lancinante. Delacroix, de son côté, a mis au point dans le portrait lithographié du baron Schwiter (à partir d’antécédents qu’il serait trop long d’énumérer) un modèle de portrait où, selon le même principe que dans les vignettes lithographiques de Géricault, l’apparence de l’individu émerge d’un fond indéfini, sorte de matière première exclusivement visuelle dont le portrait même semble une concrétisation momentanée.
Riche de cette expérience très exaltante de la lithographie, l’illustration romantique s’établit pleinement en France dans les années trente. On insiste généralement sur le Gil Blas (1835) illustré par Jean-François Gigoux (1806-1894), qui est en effet un livre remarquable par la profusion et la richesse nouvelle des vignettes. En fait, il faut accorder plus d’importance à l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux (1830) de Nodier, illustrée par Tony Johannot (1803-1852), où la conception de l’illustration romantique prend sa physionomie définitive avant même que n’aient été apportés les derniers perfectionnements techniques de la gravure sur bois et de l’impression. Tandis que chez Bewick les vignettes étaient une adaptation de l’ornement traditionnel, les illustrations principales prenant place en haut des pages comme des bandeaux agrandis et les vignettes remplaçant fleurons et culs-de-lampe, l’illustration, dans le Roi de Bohême , puis dans les autres livres proprement romantiques, s’insère n’importe où, souvent en cours de page. D’autre part, la recherche du pittoresque dans la typographie (titres en gothique parfois fantaisie, etc.) accentue l’intégration des vignettes dans le livre.
Ces recherches ne sont pas limitées à la France et ne sont pas nécessairement attachées à la technique de la gravure sur bois. Italy , recueil de poèmes de Rogers illustré par Turner (Londres, 1830), suffira à le montrer : l’illustration y est gravée en creux, mais sur des planches de cuivre plus grandes que la page du livre; le coup de planche n’apparaît donc pas et l’image au contour irrégulier peut se fondre dans la page. Pourtant, c’est en France, vers 1840, que la production est la plus soutenue et qu’on voit paraître une succession de chefs-d’œuvre, avec, en 1838, le Paul et Virginie de Curmer, sommet de l’illustration romantique, où le principal artiste est Tony Johannot à côté de Paul Huet, Eugène Isabey pour les paysages et Ernest Meissonier; Les Français peints par eux-mêmes , neuf volumes parus de 1840 à 1842, immense entreprise encyclopédique où texte et image sont indissociables, où chaque type et chaque occupation sont décrits avec minutie et avec humour; Un autre monde (1844), de Grandville (1803-1847). Ces deux derniers livres accusent le premier l’aspect réaliste du romantisme, l’autre son aspect fantasque.
Si l’illustration a parfaitement répondu au romantisme, ce n’est pas seulement par l’association intime du texte et de l’image, qui satisfait pourtant bien au désir de réunir les diverses formes d’expression. La vignette elle-même se présente à la fois comme une métaphore intégrale du monde et comme un fragment. Dense au centre, ténue à la périphérie, elle est symbole de notre univers même; l’effacement vers le bord est l’image à la fois naïve et profonde de l’infini. En même temps, elle est fragmentaire, limitée, souvent dépendante d’un texte qui lui donne son sens. Elle représente la formule romantique par excellence.
On ne s’étonne pas de la voir disparaître vers 1860 pour un retour au tableau. L’évolution est bien marquée chez Gustave Doré : l’illustration des Contes drolatiques de Balzac (1855) adopte encore le schéma romantique; plus tard, dans ses grandes planches pour la Bible, L’Enfer de Dante (1861), il retourne au tableau. Delacroix, déjà, dans ses lithographies, avait abandonné le contour irrégulier de la très romantique suite de Faust (1828) pour revenir au tableau encadré d’un trait dans la suite classicisante de Hamlet (1834-1848).
Cet aperçu rapide de ce qu’on peut appeler art romantique risque de donner l’impression d’un échec. Attachés aux modalités de l’art traditionnel, la plupart des artistes ne trouvent que rarement l’expression propre. Le romantisme à aucun moment ne semble donner naissance à ce qu’on pourrait appeler un grand style romantique. Seule l’école anglaise de paysage s’impose par l’ampleur, la perfection, l’abondance de ses productions, sinon, il est vrai, par leur cohérence. Ailleurs les innovations formelles sont dispersées et souvent marginales. Ainsi certaines des formes artistiques les plus radicales de l’idéalisme romantique se trouvent-elles dans les «taches» d’Alexander Cozens (1717 env.-1786), ou dans ces dessins de Victor Hugo où la figuration même est un phénomène second et ne vient qu’après coup apporter son support à l’idée : or, l’un fut assez peu connu et l’autre, assurément, est et entendit rester avant tout un poète, non un artiste. Ce n’est guère que dans un genre tout à fait mineur, l’illustration, que le romantisme a trouvé des formules efficaces et une production continue.
Que de déchets, d’œuvres à moitié réussies, même chez des peintres aussi brillamment doués que Delacroix; plus encore dans la sculpture et l’architecture! Le bilan, pourtant, est loin d’être désastreux. Surtout l’enjeu était énorme. On a dit un peu hâtivement que la révolution romantique n’avait été en fin de compte qu’une «révolution du sujet» (P. Francastel), comme s’il s’agissait de peu de chose. Mais les difficultés auxquelles cette entreprise se heurta font bien deviner qu’elle est capitale. C’est que cette révolution du sujet ne consiste pas simplement à remplacer certains sujets par d’autres, l’Antiquité et la tradition classique par la légende médiévale et nordique ou nationale, mais surtout en une refonte de la structure symbolique. Elle a recherché une imagerie plus universellement compréhensible que celle de la tradition classique, un art suggestif, évoquant l’idéal le plus immédiatement possible, ce qui altère profondément la convention picturale. Le romantisme a même pu avoir parfois l’illusion de se débarrasser de toute convention.
Il ne faut pas trop s’étonner des difficultés que l’art romantique a eu à trouver sa problématique spécifique, tant le bouleversement requis était profond. Si l’on songe aux ambitions sociales de la Révolution dans ses représentants les plus radicaux, on aperçoit la même distance entre leurs aspirations et les contingences de la vie politique. Il s’agit d’un phénomène général, que Michel Foucault évoque dans la dernière phrase d’un livre où il démontre avec précision comment la conception de la mort a entièrement changé vers 1800 dans la pensée médicale: «La culture européenne, dans les dernières années du XVIIIe siècle, a dessiné une structure qui n’est pas encore dénouée; à peine commence-t-on à en débrouiller quelques fils qui nous sont encore si inconnus que nous les prenons pour merveilleusement nouveaux ou absolument archaïques, alors que, depuis deux siècles (pas moins et cependant pas beaucoup plus), ils ont constitué la trame sombre mais solide de notre expérience.»
romantisme [ rɔmɑ̃tism ] n. m.
1 ♦ À l'origine, Genre romantique (2o).
♢ Mod. Mouvement de libération du moi, de l'art, qui, en France, s'est développé sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, par réaction contre la régularité classique et le rationalisme philosophique des siècles précédents. Le romantisme français, anglais, allemand. Le romantisme dans la littérature, la peinture, la musique. « Qui dit romantisme dit art moderne, — c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini » (Baudelaire).
♢ Éléments ou traits propres au romantisme décelables chez des artistes de toute époque. Le romantisme de Virgile, des surréalistes.
2 ♦ Attitude, caractère, esprit romantique (3o). « À vrai dire, à la sèche érudition se mêlaient dans mon cerveau les fumées d'un étrange romantisme » (P. Benoit).
⊗ CONTR. Classicisme, réalisme.
● romantisme nom masculin Ensemble des mouvements intellectuels qui, à partir de la fin du XVIIIe s., firent prévaloir le sentiment sur la raison et l'imagination sur l'analyse critique. Ensemble de traits ou de caractères propres au mouvement romantique ou, par comparaison, à d'autres mouvements, à d'autres artistes : Le romantisme de Hugo. Comportement, caractère de quelqu'un qui se laisse dominer par l'imagination et se passionne pour les entreprises généreuses mais utopiques : Le romantisme de la jeunesse. ● romantisme (citations) nom masculin Paul Valéry Sète 1871-Paris 1945 Tout classicisme suppose un romantisme antérieur… L'ordre suppose un certain désordre qu'il vient réduire. Variété, Situation de Baudelaire Gallimard Johann Wolfgang von Goethe Francfort-sur-le-Main 1749-Weimar 1832 Est classique ce qui est sain, romantique ce qui est malade. Klaßisch ist das Gesunde, romantisch das Kranke. Conversations avec Eckermann ● romantisme (synonymes) nom masculin Ensemble des mouvements intellectuels qui, à partir de la fin...
Contraires :
- réalisme
Comportement, caractère de quelqu'un qui se laisse dominer par l'imagination...
Contraires :
- objectivité
romantisme
n. m.
d1./d Ensemble de mouvements artistiques et littéraires qui s'épanouirent en Europe au XIXe s. sur la base d'un rejet du rationalisme et du classicisme.
|| Forme de sensibilité esthétique particulièrement cultivée par les romantiques, telle qu'elle peut s'exprimer chez les auteurs d'autres époques. Le romantisme de Mme de Sévigné.
d2./d Sensibilité, esprit, caractère romantique.
Encycl. Les précurseurs, ou "préromantiques", apparaissent en Angleterre avec Young (les Nuits, poème) et Samuel Richardson (Clarisse Harlowe, roman) et en écosse avec Macpherson (traduction prétendue d'Ossian) et Robert Burns (poésies en dialecte). En Allemagne, le mouvement du Sturm und Drang (Schiller, et surtout Goethe, dont le Werther sera lu dans l'Europe entière) est largement suivi. En France, au siècle des Lumières, Diderot et surtout Rousseau (la Nouvelle Héloïse, 1761) participent déjà de la sensibilité romantique, qui s'affirmera après la Révolution avec Nodier, Senancour, Chateaubriand, M me de Staël (De l'Allemagne). Où qu'il soit apparu, le romantisme se caractérise ainsi: libre cours donné à l'imagination et à la sensibilité individuelles, réveil de la poésie lyrique, rupture avec les règles et les modèles, retour à la nature, recherche de la beauté dans ses aspects originaux. Le romantisme anglais s'incarne essentiellement dans les romans historiques de Walter Scott et dans l'oeuvre poétique de Wordsworth et Coleridge, puis de Keats, Byron et Shelley. Marquée par la philosophie (Schelling, Fichte), la poésie romantique allemande (les frères Schlegel, Novalis, Tieck, Hölderlin, Heine) ne doit pas faire oublier le théâtre (Kleist, Werner) ni les contes et récits en prose (les frères Grimm, Jean-Paul Richter, Hoffmann). En France, le romantisme, préfiguré par Chateaubriand, n'apparaît qu'en 1820, avec les Méditations de Lamartine, que suivront Vigny et Hugo, puis Musset et Gautier. Dans la patrie du classicisme, il constitue une révolution. Groupés en cénacles, les écrivains romantiques lutteront pendant dix ans pour faire prévaloir leur conception de la littérature (bataille d' Hernani, 1830). Dès lors, le mouvement romantique prend un caractère plus social, et une "littérature d'opposition" voit le jour; en Italie, les romantiques (A. Manzoni, S. Pellico) sont des patriotes libéraux, acteurs du Risorgimento. En France, le romantisme s'épanouit dans le théâtre (A. Dumas), le roman (George Sand, Stendhal, Mérimée, Balzac), l'histoire (Michelet, A. Thierry). Victor Hugo, poète, dramaturge, romancier, sera le seul à prolonger le romantisme jusqu'à la fin du siècle. Plus. peintres français sont considérés comme les maîtres de l'art romantique: Gros, Géricault, Delacroix. Constable et Turner introduisent dans l'école anglaise un certain romantisme visionnaire. Les romantiques de l'école allemande sont dominés par C. Friedrich. Si l'on excepte Berlioz, Liszt et Chopin, le romantisme musical est illustré par des Allemands et des Autrichiens: Beethoven (en partie), Weber, Schubert, Schumann et Brahms.
⇒ROMANTISME, subst. masc.
A. — [Corresp. à romantique A 2; à propos d'un site] Rare, vx. Qualité de ce qui évoque les descriptions romanesques par son charme pittoresque. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres (...). Nous nous promenons, nous jasons (SENANCOUR, Obermann, Bibl. 10/18, 1965 [1804], p. 408).
B. — LITT., ARTS. [En Europe, fin du XVIIIe s. et 1re moit. du XIXe s. surtout]
1. [À l'origine] Courant d'idées, d'expression littéraire, artistique s'inspirant du Moyen Âge, de ses valeurs chrétiennes, chevaleresques et s'opposant au classicisme, à l'Antiquité. Le vrai romantisme (...) n'est pas autre chose que le développement spontané du moyen âge dans l'art et la littérature (COUSIN, Hist. philos. mod., t. 2, 1846, p. 259).
2. [Par la suite] Mouvement intellectuel, littéraire, artistique qui visait à renouveler les formes de pensée et d'expression en rejetant les règles classiques et le rationalisme, en prônant la nature, le culte du moi, la sensibilité, l'imagination, le rêve, la mélancolie, la spiritualité, en réhabilitant le goût contemporain, la couleur locale, la vérité historique. Romantisme, prédominance de la passion sur la forme et de l'inspiration sur la règle (FLAUB., Corresp., 1871, p. 230). Le romantisme (...), en exaltant le sentiment, l'imagination et l'intuition, allait provoquer un remaniement profond de la pensée occidentale (Hist. sc., 1957, p. 1565).
a) LITT. [Notamment en Allemagne avec Goethe, Novalis, Tieck, en Angleterre avec Byron, Shelley, Keats, en France avec Mme de Staël, Chateaubriand, Senancour, Nodier, Lamartine, Vigny, Michelet, Dumas, Hugo, Sainte-Beuve, Sand, Musset, Gautier] Mouvement, art littéraire qui a donné une large place aux descriptions poétiques, aux épanchements intimes, aux sujets sentimentaux, religieux, fantastiques, aux décors historiques (notamment médiévaux), exotiques, et qui a pratiqué le mélange des genres, recherché les effets de contraste. Chateaubriand peut être considéré comme (...) le Sachem du Romantisme en France. Dans le Génie du Christianisme il restaura la cathédrale gothique; dans les Natchez, il rouvrit la grande nature fermée; dans René, il inventa la mélancolie et la passion moderne (GAUTIER, Hist. romant., 1877 [1872], p. 4). Le vrai cénacle romantique se tint dans le salon rouge de Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs. C'est de là qu'est sortie la littérature doctrinale du romantisme de 1827, tel qu'il s'exprime dans les manifestes et les préfaces — celle de Cromwell surtout. Sainte-Beuve, Vigny, Dumas, Musset (...), des artistes, Delacroix, Devéria (...) sont assidus (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, p. 181). V. défini II B ex. de Hugo:
• Le romantisme, (...) ce n'est ni le mépris des unités, ni l'alliance du comique et du tragique (...). Le romantisme, c'est l'étoile qui pleure, c'est le vent qui vagit, c'est la nuit qui frissonne, la fleur qui vole et l'oiseau qui embaume; c'est le jet inespéré, l'extase allanguie, la citerne sous les palmiers, et l'espoir vermeil et ses mille amours, l'ange et la perle, la robe blanche des saules (...)! C'est l'infini et l'étoilé...
MUSSET, Lettres Dupuis Cotonet, 1836, p. 671.
— Péj. Ses opinions littéraires sont saines, et le poison du romantisme ne l'a pas encore envahi (VALLÈS, Réfract., 1865, p. 91). Les naturalistes (...) nous ont débarrassés des inhumains fantoches du romantisme et (...) ont extrait la littérature d'un idéalisme de ganache et d'une inanition de vieille fille exaltée (HUYSMANS, Là-bas, t. 1, 1891, p. 7).
— Manière particulière de manifester les caractéristiques de ce mouvement. Romantisme + adj. qualificatif. Sa langue [Barbey d'Aurevilly] d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées (HUYSMANS, À rebours, 1884, p. 214). Les cénacles de 1830 ont à peine connu le romantisme allemand (...) les grandes revendications morales (...) de la nouvelle école ont trouvé en France, dès le XVIIIe siècle, (...) un vaste écho dans les correspondances, les écrits intimes (...) le romantisme français eut avant tout des origines françaises (BÉGUIN, Âme romant., 1939, p. 327). Le romantisme de + subst. (désignant (un aspect d')une pers.). Tout me prédestinait (...) au romantisme, (...) pas au romantisme de la forme (...), mais au romantisme de l'âme et de l'imagination, à l'idéal pur (RENAN, Souv. enf., 1883, p. 89). V. colorié ex. 6.
b) BEAUX-ARTS. Mouvement, esthétique qui refuse de copier les œuvres de l'Antiquité, qui abandonne les figures mythologiques. En partic., PEINT. (notamment chez Gros, Géricault, Delacroix). Art qui représente une nature propice à la rêverie, des scènes moyenâgeuses, exotiques ou familières, qui cherche à émouvoir par une simplicité naïve de composition ou par la vivacité du mouvement, la richesse éclatante des coloris. À la période classique correspond un graphique de mouvement calme (arabesque du Poussin) dominé par la raison (...). Avec le romantisme, le flux émotif tend à rompre le froid équilibre (arabesque mouvementée ascendante de Delacroix [...]) (Arts et litt., 1935, p. 28-11). Le romantisme est en France la première révolution littéraire qu'il soit impossible de séparer d'une révolution dans les arts plastiques (...). Le Radeau de la Méduse au salon de 1819 et les Massacres de Scio au salon de 1824 avaient révélé dans un grand éclat une peinture nouvelle. Mais c'est le salon de 1827 qui (...) met à l'ordre du jour la question du romantisme plastique (...) par deux toiles aujourd'hui déclassées, (...) la Naissance de Henri IV par Eugène Devéria, et le Mazeppa de Louis Boulanger (THIBAUDET, Hist. litt. fr., 1936, pp. 181-182). V. intimité I B ex. de Baudelaire.
c) MUS. [Notamment avec Beethoven, Weber, Schubert, Berlioz, Chopin, Schumann, Liszt, Wagner, Brahms] Mouvement, art musical qui exprime des émotions poétiques et sentimentales, qui évoque des scènes épiques, fantastiques. Alors que le romantisme était à la mode, il [Reber] aurait pu (...) se désoler au bord des lacs, agiter au milieu des rochers une crinière désespérée, maudire les dieux et les hommes (...), il aurait su faire rugir les cuivres et bouillonner les violons (SAINT-SAËNS, Harm. mélod., 1885, pp. 294-295). La « première Variation » [de Beethoven] traduit le bercement propice au rêve; (...) les ombres (...) prennent une couleur sentimentale, dont le romantisme évoque curieusement un des thèmes les plus fameux de Berlioz (ROLLAND, Beethoven, t. 2, 1937, p. 484).
3. État d'esprit, sensibilité propres aux tenants de ce mouvement littéraire, artistique. Je préférai la promenade; (...) j'allai fouler ce gazon si doux (...) et respirer cet air pur des hauts lieux, qui rafraîchit l'âme et dispose l'imagination à la méditation et au romantisme (BRILLAT-SAV., Physiol. goût, 1825, p. 374).
C. — P. anal.
1. [À propos d'un écrivain, d'un artiste ou d'une œuvre appartenant à une époque autre que celle du romantisme] Sensibilité, manière de s'exprimer qui rappellent celles du romantisme (supra B). Il y a certes déjà du romantisme dans Mozart: il a tout (...) pressenti, et il a tout exprimé de ce que la musique peut traduire, et jusqu'au plus secret de l'âme féminine (DUMESNIL, Hist. théâtre lyr., 1953, p. 114). Cette verve étourdissante, ce merveilleux romantisme de 1630, cette effervescence de la jeunesse, tout cela a tourné court (GREEN, Journal, 1956, p. 203).
— Rare. Le romantisme de + subst. (désignant une chose). Ce qui est susceptible de toucher par sa poésie sentimentale. Le vrai Racine, (...) le premier des peintres de l'âme, (...) le moderne qui, avant Jean-Jacques (...), révéla au monde la poésie des passions, le romantisme des sentiments (A. FRANCE, Vie littér., 1891, p. 362).
2. [À propos d'un paysage, d'un lieu] Caractère de ce qui évoque les sites, les atmosphères particulièrement appréciés par le romantisme (supra B). Passez par l'allée des étangs. Allez-y voir le reflet de la pleine lune. Il est d'un romantisme qui vous ravira (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 200). Les maisons de la via Independenza [à Bologne] (...) sont d'une belle unité (...). Un petit air de mélancolie et de romantisme (GIONO, Voy. Ital., 1953, p. 196).
D. — Au fig.
1. Assez souvent avec une nuance péj. [À propos d'une pers.] Attitude d'esprit, comportement qui évoque le romantisme (supra B) par sa sentimentalité, son individualisme, son goût pour la nature, les confidences, le rêve, les inquiétudes métaphysiques, etc. Des nerfs de petite fille! Et ce romantisme! Ce besoin de se croire incomprise, ce perpétuel refus de s'expliquer! Un orgueil silencieux qui envenime tout! (MARTIN DU G., Thib., Belle sais., 1923, p. 983). Je n'avais aucune idée de ce qu'est l'amour. L'idée qu'on pût en souffrir me semblait d'un romantisme insupportable (MAUROIS, Climats, 1928, p. 25). V. batifolage ex.
— Au plur., p. méton., rare. Ce qui est extrêmement sentimental, idéaliste, etc. La vertu des besognes humbles, le prix de la pauvreté et autres romantismes tolstoïens (MALÈGUE, Augustin, t. 2, 1933, p. 310).
Rem. V. romanesque1 B 3 a rem.
2. Péj. Ce qui manque de sens pratique, de rapport avec la réalité, ce qui pèche par excès d'imagination, d'idéalisme. La réflexion (...) tourne bientôt à vide si elle ne maintient pas ses relations vitales avec la réalité. Alors naissent les romantismes (...) qui se délectent de nourritures creuses, pensées sans objets, rêves sans consistance, amours sans but (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 336). Un romantisme évangélique où l'ignorance des lois de la nature, de ses forces, (...) favorise une précipitation apostolique dérisoire et le désordre des pires utopies (Univers écon. et soc., 1960, p. 64-12).
— Rare. Le romantisme de + subst. (désignant une chose). Je ne dénie pas une certaine beauté à ces illusions successives, qui constituent les relais du « progrès » scientifique (...). Le romantisme de la Science a pu rendre des services, que n'ont rendus ni le romantisme littéraire, ni surtout le funeste romantisme politique (L. DAUDET, Stup. XIXe s., 1922, p. 265).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. A. 1804 « caractère d'évocation romanesque de quelque chose (par ex. un paysage) » (SENANCOUR, loc. cit.). B. 1. 1824 « école littéraire s'opposant au classicisme » (AUGER, Discours sur le romantisme, 24 avril d'apr. A. FRANÇOIS ds Mél. Baldensperger, 1930, t. 1, p. 329); 2. 1825 « manière de penser, de sentir caractéristique de cette école » (BRILLAT-SAV., loc. cit.). Dér. de romantique par substitution du suff. -isme à -ique. Fréq. abs. littér.:634. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 433, b) 309; XXe s.: a) 819, b) 1 667. Bbg. LANYI (G.). Debates on the definition of Romanticism in literary France 1820-30. Journal of the history of ideas, 1980, janv.-mars. — VAN TIEGHEM (P.). L'Ère romantique... Paris, 1948, pp. 1-17.
romantisme [ʀɔmɑ̃tism] n. m.
ÉTYM. 1804, cit. 1; de romantique.
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1 Vx. Caractère romantique (II., 1.).
1 Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres (…)
É. de Senancour, Oberman, LXXXVII (1804).
2 (1816). À l'origine, Genre romantique (II., 2.).
2 Cette jeune critique (…) C'est elle qui (…) nous délivrera de deux fléaux : le classicisme caduc, et le faux romantisme qui ose poindre aux pieds du vrai.
Hugo, Préface de Cromwell, 1827.
♦ Mod. Nom donné à un mouvement de libération de l'art et du moi, qui, en France, s'est développé sous la Restauration et la monarchie de Juillet, par réaction contre la régularité classique et le rationalisme philosophique des siècles précédents. || Les valeurs esthétiques et morales du romantisme (→ Classicisme, cit. 2; 2. être, cit. 28; génération, cit. 12; littéraire, cit. 4; louis-philippard, cit. 1; naturaliste, cit. 8). || Le romantisme français, anglais, allemand, italien, espagnol. || Le romantisme dans la littérature, la peinture, la musique.
3 Nous crûmes d'abord, pendant deux ans, que le romantisme, en manière d'écriture, ne s'appliquait qu'au théâtre, et qu'il se distinguait du classique parce qu'il se passait des unités (…) Mais on nous apprend tout à coup (…) qu'il y avait poésie romantique et poésie classique, roman romantique et roman classique (…) Quand nous reçumes cette nouvelle, nous ne pûmes fermer l'œil de la nuit (…) Heureusement, dans la même année, parut une illustre préface (…) On y disait très nettement que le romantisme n'était autre chose que l'alliance (…) du grotesque et du terrible (…)
A. de Musset, Mélanges de littérature et de critique, « Lettres de Dupuis et Cotonet », I (Cf. toute la lettre).
4 Le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir (…) Qui dit romantisme dit art moderne, — c'est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.
Baudelaire, les Curiosités esthétiques, III, II.
5 Qu'était-ce, après tout, que de choisir dans le romantisme (…) sinon faire à l'égard des auteurs de la première moitié du XIXe siècle ce que les hommes du temps de Louis XIV ont fait à l'égard des auteurs du XVIe ? Tout classicisme suppose un romantisme antérieur (…)
Baudelaire, au milieu du romantisme, fait songer à quelque classique (…) Les romantiques avaient négligé tout, ou presque tout ce qui demande à la pensée une attention et une suite un peu pénibles. Ils recherchaient les effets de choc, d'entraînement et de contraste (…) Ils répugnaient à la réflexion abstraite et au raisonnement (…)
Valéry, Variété, Études littéraires, Œ., t. I, Pl., p. 604.
5.1 Goya ne doit rien à Phidias, sans doute; mais si l'on entend par romantisme le déferlement d'orchestre qui donne au XIXe siècle une sonorité si différente des grandes messes médiévales auxquelles il croit se référer; si, parmi les admirations des romantiques, nous choisissons Michel-Ange et non la sculpture de Chartres qu'ils ne connaissaient guère, alors, le romantisme commence au centaure de Phidias, aux chevaux du Parthénon.
Malraux, la Métamorphose des dieux, p. 87-88.
♦ (1935). Éléments ou traits propres au romantisme décelables chez des artistes de toute époque. || Le romantisme de Virgile, des surréalistes.
3 (1826). Attitude, caractère, esprit romantique (4.). || Le romantisme de l'adolescence. || Un certain romantisme chevaleresque. || Faux, mauvais romantisme (→ Milliardaire, cit. 2).
6 À vrai dire, à la sèche érudition se mêlaient dans mon cerveau les fumées d'un étrange romantisme. La Cour de Hanovre dansait devant mes yeux, fantasmagorique et cruelle (…)
Pierre Benoit, Kœnigsmark, IV.
7 Loin d'être un romantisme, la révolte, au contraire, prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut une révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle.
Camus, l'Homme révolté, p. 368.
❖
CONTR. Classicisme, réalisme.
COMP. Préromantisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.