RIVAROL
Rivarol appartient à la période transitoire située entre l’époque des Lumières et le romantisme, et qui se caractérise par une certaine vacance du génie créateur. Nullement artiste, inapte à la poésie, au roman, au théâtre, il est de la race des critiques, essayistes ou pamphlétaires; causeur étincelant, «parolier» en littérature, il s’est distingué par la promptitude de ses reparties, la pertinence de ses formules, la justesse foudroyante de ses épigrammes. Au contraire d’André Chénier, qui voulait «sur des pensers nouveaux» écrire «des vers antiques», Rivarol était classique par la pensée et moderne par le style. On s’interroge sur l’envergure du personnage: cet écrivain, si éminemment doué sur le plan intellectuel, aurait-il gaspillé ses dons?
Un témoin ironique
De Bagnols où il naquit, Rivarol monte à Paris et se produit dans le monde des lettres au moment où disparaissent les géants de la génération précédente: une lourde succession est à prendre. Mais ce Méridional irrévérencieux préfère les notations brèves et incisives aux synthèses plantureuses, dont la plus voyante est alors Le Monde primitif et moderne (1773-1774) d’Antoine Court de Gébelin. Il entame une carrière de publiciste. Fait pour le reportage, «spectateur et scrutateur de la nature», témoin ironique des bévues d’autrui, pourfendeur des vanités humaines, il a joué toute sa vie un rôle qui n’allait pas sans une bonne part de persiflage. Nul esprit plus que le sien n’a vécu sous la dépendance de l’événement: l’illusion d’avoir atteint en tout domaine le «point de perfection», utopie commune dans la France de 1780, bientôt suivie d’un dégrisement fatal accentué par le cataclysme révolutionnaire et aboutissant au sentiment d’une fin dernière des valeurs, telle est à peu près la courbe de ses opinions.
L’Académie de Berlin donne au publiciste en mal de copie l’occasion de se faire un nom, et Rivarol écrit en 1784 son fameux Discours sur l’universalité de la langue française , dans lequel il démontre à ses compatriotes médusés que leur idiome est la meilleure réalisation possible de cette langue universelle dont rêvait Leibniz et que tous les alchimistes du verbe s’évertuaient à reconstituer laborieusement. Après ce beau tour de passe-passe, il réduit au même dénominateur – à savoir la petitesse – les célébrités de son temps en les épinglant tour à tour dans le Petit Almanach des grands hommes (1788), qui est un chef-d’œuvre de drôlerie. À l’occasion sa pensée s’élève, par exemple pour répondre à Necker sur l’importance des opinions religieuses. La Révolution le voit à la hauteur des circonstances, toujours sur la brèche et immédiatement convaincu que la France fait fausse route en bouleversant l’ordre établi. Rivarol émigre à propos en 1792. Dans l’exil il travaille à un Nouveau Dictionnaire de la langue française ; il a aussi sur le chantier une Histoire de la Révolution et un grand Traité sur la nature du corps politique destinés à former un ensemble. Mais l’essentiel de son génie s’évapore en conversations éblouissantes. La mort l’abat à quarante-huit ans à Berlin. Littérateur exclusif, il n’a cessé de mettre sa plume au service de l’éphémère: victime de sa paresse et de son bavardage, il a dissipé en volutes de paroles «la valeur de plus d’un volume, et d’un volume qui n’existe pas», selon sa propre expression.
À contre-courant
Les éditeurs de Rivarol ont morcelé à loisir les éléments embryonnaires de son œuvre en disjoignant la littérature de la politique ou de la philosophie. C’est une erreur, un véritable contresens historique, car l’époque où s’est formé son esprit aspirait à un syncrétisme généralisé: elle cherchait à cerner l’objet de son analyse sous tous ses aspects à la fois, agissant comme un prisme avec la lumière. L’âge encyclopédique avait préparé le terrain en se livrant à une nomenclature descriptive de vaste envergure: il restait à rapprocher ces fragments disparates afin de bâtir sur des fondements nouveaux la citadelle de la connaissance.
La pensée de Rivarol obéit à un fixisme fondamental qui lui fait considérer, en quelque domaine que ce soit, que l’état présent des choses est par principe le meilleur. À la limite il arrêterait le temps, sur lequel il a écrit ce mot troublant: «La plus grande illusion de l’homme est de croire que le temps passe. Le temps est le rivage; nous passons, il a l’air de marcher.» On comprend qu’il ait mis une telle obstination à ramer à contre-courant de l’histoire. Formé à l’école des Lumières, il ne remet pas en cause les conquêtes du sensualisme, mais les fixe, ou les fige, dans leur état définitif en les ramenant à des vérités premières conformes à la vérité de la nature, laquelle est infaillible par principe. Pascal et Montesquieu sont ses premiers inspirateurs. Il se produit dans son esprit un amalgame harmonieux entre les penseurs de tous les temps, ceux de l’Antiquité, ceux des siècles de Louis XIV et de Louis XV, à la seule condition qu’ils n’aient pas déraisonné.
Le Discours sur l’universalité de la langue française offre au lecteur un condensé brillant des acquisitions intellectuelles du XVIIIe siècle: la géographie, la diplomatie, l’étude des mœurs et des usages y ont part égale avec la philologie. Un cosmopolitisme culturel préside à la démonstration; l’orateur consacre un état de fait: la suprématie incontestée du français dans les échanges internationaux, la perfection logique et insurpassable de la prose française. L’erreur serait de prendre ce joyau adolescent pour ce qu’il ne pouvait être: une synthèse, l’aboutissement d’une longue recherche. La même clairvoyance, la même raison dominante président à l’argumentation de Rivarol quand il réplique à Necker: traitant de la religion sans le moindre esprit de religion, l’auteur des Lettres à M. Necker (1788) se fait le défenseur des cultes avec l’unique souci de préserver un état acquis nécessaire à l’équilibre des nations.
Rivarol appartient à une époque qui a incorporé de manière irréversible la politique à l’art de penser. Il condamne d’emblée la Révolution, dont il ne voit que les inconvénients, parce qu’elle contredit l’ordre naturel des choses. Mais sa réflexion sur l’homme ne se sépare pas d’une réflexion sur la collectivité sociale et sur les rapports des hommes entre eux. À ses yeux, toute entreprise révolutionnaire est une duperie, et le salut du pays réside dans la stabilité, qui n’exclut pas le progrès. Il n’a pas son pareil pour dénoncer les supercheries idéologiques où qu’elles prétendent mener, et les erreurs de gestion d’où qu’elles viennent. Son sens pratique lui fait adopter des positions inébranlables et méconnaître la marge d’illusion ou d’enthousiasme nécessaire à toute entreprise humaine: le principal reproche que l’on peut adresser à ce «démystificateur» est de n’avoir si bien commenté les événements de l’histoire que parce qu’il n’avait aucun rôle à y jouer.
Le monument auquel Rivarol songeait avant de mourir ne partait d’une étude des mots de la langue française que pour mieux remonter aux éléments fondamentaux de la connaissance et visait à présenter l’homme «dans l’ordre intellectuel, dans le langage en général, dans la langue française en particulier, dans l’ordre social»: inventaire qu’il aurait établi suivant les principes du rationalisme le plus strict. Les fragments rédigés du Discours préliminaire (1797) contiennent des aperçus lumineux à défaut d’un système philosophique entièrement développé et solidement coordonné. Naturalisme, rationalisme, utilitarisme sont les pierres d’angle de la pensée de Rivarol, et l’on assiste chez ce voisin des idéologues, passionnément épris d’unité et de fixité, à la fin d’un âge intellectuel.
Le style de Voltaire
Rivarol est, en littérature, le parfait élève de Voltaire. Comme l’enseigne le sensualisme, tout langage est le signe d’une pensée: «Admirable propriété de la parole de montrer ainsi l’homme tout entier!» Rivarol a donc mis en application une stylistique de la métaphore dont Joubert devait pousser les effets jusqu’à l’extrême. Il incarne là aussi un point de perfection. «Ce qui n’est pas clair n’est pas français.» Son style, imagé et chaleureux, n’a pas vieilli. Lui qui réduisait tout phénomène à ses limites naturelles a fait de ce dépouillement, de cette purge préliminaire le support de l’excellence. Convaincu que les mots et les concepts existent en nombre suffisant et que le secret de l’art d’écrire consiste à les utiliser à bon escient, Rivarol mérite de figurer dans le panthéon de nos meilleurs écrivains, et, s’il est du petit nombre de ceux que l’on relira toujours sans ennui et non sans profit, cela prouve qu’il ne se trompait pas en misant sur la perpétuité de la nature humaine.
Rivarol
(Antoine Rivaroli, dit le comte de) (1753 - 1801) écrivain français: Discours sur l'universalité de la langue française (1784). Il attaqua avec violence la Révolution et s'exila (1792).
Encyclopédie Universelle. 2012.