CLASSICISME
Comme d’autres termes généraux et vagues qui désignent une époque littéraire et artistique, un idéal esthétique et quelque groupement d’hommes poursuivant un objet analogue (Renaissance, âge des Lumières, romantisme, symbolisme), le mot « classicisme » défie toute précision. Il y a des classiques dans toutes les littératures; et, dans diverses langues de l’Europe, le substantif ou l’adjectif désigne en fait de préférence les auteurs de l’Antiquité grecque et romaine. Mais le terme de classicisme, impliquant un groupement d’écrivains ou d’artistes qui ont eu conscience de posséder un idéal commun et désignant des doctrines esthétiques aussi bien que des œuvres, ne convient guère qu’à la France de la seconde moitié du XVIIe siècle. Cela n’implique en rien un brevet de supériorité décerné à La Fontaine, Racine, Bossuet, Poussin, Le Brun, encore moins à Boileau, et refusé aux écrivains et artistes qui furent leurs contemporains en Angleterre (Milton, Dryden, Marvell, Jones) ou à ceux qui, en Espagne ou en Italie (Cervantès, l’Arioste, le Tasse, Palladio) les avaient précédés. Il est normal d’écrire l’histoire littéraire, artistique, musicale de presque tous les pays de l’Europe occidentale sans avoir recours à ce vocable de classicisme, qui suggère la volonté de réaliser, en accord avec un public partageant la même foi ou acceptant les mêmes conventions, un certain idéal artistique et même moral. Cela est impossible pour la France. Tout ce qui a suivi le classicisme français de Voltaire à Stendhal, Hugo, Gide ou Camus, ou d’Ingres à Cézanne, s’est posé en fonction de ce phénomène collectif français qu’est le classicisme, pour le combattre ou pour en extraire des leçons toujours actuelles. Au XXe siècle, et cela ne va pas sans quelque péril de conformisme intellectuel, le classicisme français semble n’avoir plus de détracteurs en France; il est mieux compris qu’il n’a jamais été, il est loué avec plus de ferveur et même envié par les critiques et les artistes des autres pays, et, au premier rang d’entre eux, de ceux-là mêmes (l’Allemagne, l’Angleterre) qui l’avaient autrefois dénoncé comme un joug stérilisant.
Cette permanence du classicisme chez les Modernes impose un double objet à toute tentative d’élucidation de cette littérature et de cette esthétique qui fleurirent au XVIIe siècle et furent encore acceptées par une bonne moitié du XVIIIe: replacer dans son temps et dans son milieu ce mouvement, en en débarrassant l’interprétation d’une carapace scolaire qui l’a trop longtemps revêtu de clichés académiques; mais aussi l’envisager dans sa postérité et dans sa persistante modernité, et beaucoup moins dans les doctrines classiques, longtemps surestimées, que dans les œuvres, toujours vibrantes de hardiesse juvénile. Lytton Strachey, T. S. Eliot, Paul Valéry, André Gide, Georges Braque, Albert Camus se rencontrent dans leur admiration pour cet art classique, tout « de pudeur et de modestie ». Nombreux sont les critiques du Nouveau Monde qui souscriraient à la formule d’un de leurs poètes, émigré assez longtemps dans l’Ancien Continent, Ezra Pound: « Toute critique est une tentative pour définir le classique. »
Quelques raisons très générales ont sans doute contribué à créer ce classicisme français sous le règne de Louis XIV: la convergence de tendances antérieures vers la constitution d’un ensemble littéraire comparable à celui des littératures de l’Antiquité; les caractères sociaux de la littérature française d’alors, les écrivains étant proches des salons et de la cour et s’efforçant de plaire à un public dont ils estimaient les suffrages; le goût français pour les discussions morales et esthétiques et pour les théories de nature à expliquer aux auteurs pourquoi et comment ils ont réalisé leurs œuvres; l’existence de liens entre les œuvres artistiques et littéraires et, d’autre part, les recherches philosophiques. L’analyse des traits essentiels du classicisme met en valeur nombre d’autres facteurs qui peuvent expliquer l’originalité de ce mouvement auquel, dans le monde moderne, les Français ont donné son nom et sa forme.
1. Littérature
Tentative de délimitation
Il est trop clair que ceux que nous dénommons aujourd’hui les classiques, en France ou hors de France, n’ont jamais connu ce terme et ne se le sont jamais appliqué à eux-mêmes. Voltaire ne les a pas davantage appelés ainsi. C’est uniquement à l’époque de la Restauration et du règne de Louis-Philippe que, pour combattre les jeunes romantiques en rébellion contre tout académisme et assoiffés de nouveautés, dont beaucoup venaient de l’étranger, des critiques conservateurs ont consacré comme modèles seuls dignes d’être étudiés au cours des humanités les écrivains du siècle de Louis XIV. Il est d’ailleurs également évident que bien des ouvrages parus exactement à la même époque que les tragédies de Racine ou les oraisons de Bossuet sont dénués des vertus de noblesse, d’harmonie, de sérénité et d’impersonnalité artistique que l’on attribue d’ordinaire aux classiques: ce sont par exemple Le Repas ridicule de Boileau, le Roman bourgeois de Furetière, les Mémoires du cardinal de Retz, les Lettres portugaises , composés, sinon publiés, entre 1665 et 1670.
L’adjectif classicus désignait en latin une certaine classe de citoyens. Ce sens a disparu dans les langues de l’Europe moderne, même chez les historiens qui, influencés par le marxisme, insistaient pour faire des œuvres de Pascal, de Boileau, de Racine, de La Bruyère des livres issus d’une classe dite bourgeoise. Très tôt, l’adjectif a désigné des ouvrages dignes d’être étudiés dans les classes et, par extension, des ouvrages de premier rang, capables de durer, et comparables aux meilleurs livres que nous aient légués les Grecs et les Romains. Pendant longtemps, les professeurs de France et d’ailleurs ont élu, à l’exclusion de Rabelais et même de Montaigne, de Diderot ou des romanciers du XIXe siècle, quelques grands écrivains de l’époque de Louis XIV. Il était de coutume d’affirmer que la langue française avait alors atteint un point de perfection qui avait fait de la prose un moyen d’expression limpide, rationnel et concis. On soutenait d’autre part que cette littérature pouvait, mieux que le roman ou que la poésie amie du morbide ou d’un éclat trop scintillant, comme le fut celle d’époques ultérieures, fournir à la jeunesse des exemples moraux ou, à tout le moins, des leçons d’honnêteté intellectuelle. Il existe, aux divers sens précédents, des classiques dans bien d’autres littératures modernes: Dante ou le Tasse, Shakespeare lui-même, Pope au gré de certains, Wordsworth, Goethe bien entendu, Pouchkine ou Tolstoï. Mais ce n’est guère qu’en France que le terme de classicisme, qui suppose une pluralité d’écrivains vivant au même moment et partageant des convictions morales et esthétiques communes, revêtit un sens et, vers le milieu du XIXe siècle, se répandit.
Pendant quelques dizaines d’années, tant que l’Université française se montra défiante de tout modernisme en littérature, le classicisme de la France de Louis XIV fut littéralement canonisé par les professeurs et, par voie de conséquence naturelle, honni par la jeunesse, impatiente d’une telle orthodoxie. Depuis 1900 environ, à mesure que les programmes faisaient une plus large place aux œuvres récentes et que la critique modernisait ses méthodes, la littérature vivante s’est sentie beaucoup plus attirée par les dramaturges, les moralistes, les philosophes et même les mondains de l’âge classique. Nombre d’historiens, avertis des réalités sociales et économiques, ont renouvelé notre connaissance de la France du XVIIe siècle. Ce sont les rénovateurs du théâtre moderne qui sont revenus le plus assidûment à Corneille, à Molière, à Racine: Jacques Copeau, Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault. Malraux, Sartre, Camus se sont trouvé des prédécesseurs chez les tragiques et les jansénistes de 1640-1670. Il n’est pas d’auteur que la critique dite « nouvelle » ait sondé avec une dilection plus fervente que Racine. L’existentialisme a souvent invoqué Pascal. La Rochefoucauld et Retz sont devenus le bréviaire de bien des hommes politiques désabusés. On s’est lassé de la prose qui veut embellir, colorer ou bercer; on s’est épris d’authenticité, ou de ce fonctionnalisme en littérature qui croit retourner à l’économie des moyens chère aux classiques. Albert Camus écrivait peu avant sa mort: « Je ne connais qu’une seule révolution en art: l’exacte appropriation de la forme à la substance, de la langue au fond. De ce point de vue je n’aime, et profondément, que la grande littérature classique française. »
L’époque et le milieu
Le bon goût n’était sans doute pas plus répandu chez les contemporains de Périclès ou d’Auguste, dans la Florence des Médicis ou chez les sujets de Louis XIV qu’il ne l’est aujourd’hui. Nous n’ignorons pas que Sophocle, Euripide et Ménandre n’ont pas toujours, et loin de là, été couronnés sur la scène grecque et que les grands succès du XVIIe siècle ne sont pas allés à Racine ou à Molière. Les Pensées de Pascal ont été beaucoup moins remarquées que ses Provinciales , Bourdaloue a souvent été préféré à Bossuet, et Le Brun à Philippe de Champaigne. Pourtant, il reste vrai que les lettres et les arts du classicisme se sont adressés à un public relativement limité et qu’une certaine unité de goût et de culture prévalait au sein de ce public; il était restreint en nombre; les livres étaient tirés à un petit nombre d’exemplaires, quelques milliers tout au plus. Ce public était beaucoup moins aristocratique que nous ne l’imaginons parfois; des deux termes unis par Boileau dans un vers célèbre, la cour et la ville, c’est le second qui comptait le plus. Bien peu d’aristocrates ont alors écrit; bien moins encore ont peint ou composé de la musique. Il y avait à la cour nombre de roturiers anoblis. Les salons exerçaient plus d’influence que la cour et le parterre importait plus à Molière que les petits marquis. Comme dans le domaine politique, il y eut alors une rencontre implicite du roi et du peuple contre les grands. La bourgeoisie (parlementaires, fonctionnaires, financiers, mais aussi avocats, commerçants, gens d’affaires) constituait la partie du public qui accueillit avec sympathie les œuvres dites classiques. La phrase souvent mise en avant par Molière, La Fontaine et Racine, « plaire au public », était bien plus qu’une adroite formule de flatterie. Il y eut, dans l’ensemble, entre 1660 et 1685, un accord tacite entre les écrivains et leur public. Cet équilibre n’a pas été obtenu sans luttes et secousses; et il ne survécut pas à de nouveaux dissentiments (religieux, politiques parfois, esthétiques certainement) qui éclatèrent au grand jour en France alors que le siècle marchait vers sa fin. Jusque vers le milieu du siècle, et encore du temps de la Fronde, la France avait été un pays déchiré. On l’a souvent dit: derrière ce classicisme de la France et d’autres classicismes qui peuvent lui être comparés, il persista beaucoup de romantisme dompté (bien sûr, avant que le mot n’existât) et du baroque assimilé ou dépassé.
Classique ou baroque?
Dans le cadre européen, le terme de baroque serait sans doute plus adéquat. S’il ne prête pas à moins de confusions que celui de classicisme, il suggère du moins la recherche de la surprise ou (c’est la fin qu’avait assignée à l’art le Cavalier Marin, mort en 1625) de la « merveille »; le goût de la magnificence parfois ostentatoire; l’amour des déguisements, des masques, des métamorphoses et de tout ce qui est mobile et illusoire dans un monde où l’homme ne se sentait plus assuré d’une place stable dans la nature et même dans la société. Le baroque chérit les images de flux, de courbe, de volutes et en général d’instabilité. Il n’est certes pas absent de l’architecture et parfois de la peinture, de la prose ou de la poésie précieuse, et l’on peut, avec quelque ingéniosité, en déceler bien des traits dans le style de Pascal, chez La Fontaine et même chez Racine.
Mais, dans une Italie qui avait, après les guerres du début du XVIe siècle, puis, en 1527, avec le sac de Rome et bientôt l’Inquisition, souffert une longue série d’humiliations nationales, il n’y avait pas grand-place pour un théâtre national, pour une pensée sereine comme celle de Descartes ou pour une théologie assurée comme celle de Bossuet. Il n’existait guère plus de classe moyenne confiante en elle-même à Rome qu’en Espagne ou dans l’Allemagne ravagée par la guerre de Trente Ans. L’évasion de quelques individus vers la sainteté, vers la contemplation extatique ou vers la tension héroïque accompagnait l’art baroque. On avait conscience de la fin d’une ère qui, avec les Médicis et Léon X, en Espagne avec le Siècle d’or, avait été glorieuse, mais déjà paraissait révolue. Nul classicisme ne prit en ces pays-là la suite du baroque ou du romanesque. En Europe centrale pareillement, l’art et le lyrisme baroques convenaient au malheur des temps, à l’instabilité politique et sociale, sans doute aussi au caractère des peuples. Même en Grande-Bretagne qui seule, avec les Pays-Bas et la France, comptait alors une forte classe moyenne, les dissensions politiques et religieuses, profondes et violentes, trouvaient, sous Charles II, un miroir plus fidèle dans une comédie peu respectueuse des bienséances, dans le lyrisme argumentatif des poètes métaphysiques ou dans la poésie méditative et mystique de Crashaw, Herbert, Vaughan, enfin dans l’isolement majestueux d’âmes religieuses comme celles de Milton et de Bunyan. Les tentatives pour acclimater un classicisme qu’avaient faites au début du XVIIe siècle Ben Jonson ou Denham, le poète de Cooper’s Hill , puis Dryden, plus tard Pope, restèrent isolées et quelque peu artificielles. Ni sous Jacques Ier ni sous Charles II ou Jacques II, ni même sous George Ier, les Anglais ne pouvaient se considérer comme au faîte de leur puissance nationale comme ils l’avaient été sous Élisabeth ou comme les Français l’étaient sous Louis XIV. Ce fut seulement en France au XVIIe siècle qu’une littérature originale et forte coïncida avec l’apogée de la royauté absolue; on y vit coexister une philosophie et une pensée religieuse qui s’efforcèrent d’arrêter le flux introduit en Europe par la Renaissance et de réaliser une synthèse analogue à celle qu’avait, au XIIIe siècle, tentée la scolastique. Pour un temps au moins, après les traités de Westphalie (1648) et la paix des Pyrénées (1659), la monarchie absolue allait être le régime le plus efficace et le plus moderne de l’Europe; l’administration de Colbert, la plus rationnelle; l’ordre monarchique et classique, une preuve et une source de progrès. Les paroles de Bossuet célébrant le prince de Condé, dans une oraison funèbre forcément hyperbolique, ont été justement appliquées à l’ère qu’avait ouverte la victoire de Rocroi: « Tout tendait au beau et au grand. »
Par contraste avec les artistes qui, en Espagne et au Portugal, en Europe centrale, à Rome même, furent ses contemporains et créèrent des chefs-d’œuvre baroques, Nicolas Poussin, Normand d’origine et Romain d’adoption, multipliait dans ses lettres les appels à la raison, nécessaire pour le « bien juger ». En 1642, alors que la France semblait encore partagée entre le goût du baroque et la sévérité classique, il choisissait l’ordre et la clarté en ces termes: « Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m’est aussi contraire et ennemie comme la lumière des obscures ténèbres. »
On est d’accord pour situer la floraison du classicisme français entre 1661 environ (Louis XIV assume alors la direction effective de son royaume) et 1685 (révocation de l’édit de Nantes). C’est aux alentours de 1685 qu’apparaissent les premiers ouvrages de Bayle et de Fontenelle, qui brisent avec l’unité et la satisfaction de soi qui avaient caractérisé l’esprit classique à son apogée. La Bruyère, Fénelon, Dancourt vont suivre. En Angleterre paraissent, en 1689 et 1690, au lendemain d’une seconde révolution, les deux grands traités philosophique et politique de Locke. C’est vers les déistes de la Grande-Bretagne et même vers les penseurs allemands Pufendorf, mort en 1694, et Leibniz, qui mourra en 1716, que va désormais regarder l’Europe, tandis que l’on décèle bien des failles dans l’édifice de Descartes, dans celui de Bossuet ou celui de Colbert.
Mais les périodes, en histoire comme en art et en littérature, ne sont nullement des blocs homogènes. Tout coexiste toujours; seulement les tendances et les talents d’une certaine époque semblent converger vers quelque idéal, parfois clairement entrevu, parfois plus secret. L’ordre monarchique et classique n’a pas réprimé toutes les dissensions. Il y a eu des querelles religieuses, des mystiques, des fanatiques, des libertins, et même, plus timidement, quelques critiques politiques au plus glorieux moment du règne de Louis XIV. Certains Français sont alors allés s’inspirer des exemples persans, siamois ou turcs. En France même, et surtout dans les provinces proches des frontières qui avaient déjà donné Callot, Georges de La Tour, Saint-Cyran, Jansénius et où apparaîtront bientôt Claude Lorrain, Pierre Puget, Antoine Watteau, il ne manque point d’indépendants et d’isolés que Saint-Germain ou Versailles n’éblouissent en rien. La Fontaine lui-même, le plus pur et le plus grec, par l’aisance et par le naturel, de tous les écrivains classiques, est un isolé, et Retz ressemble plus à quelque héros shakespearien qu’à un personnage de Racine. Le baroque et le précieux, la passion et la ferveur persistent derrière l’apparence de bienséance un peu compassée qui, dans certains livres, est celle dont on revêt le classicisme. La souplesse, la fantaisie, la grâce n’ont pas manqué à Mme de Sévigné, à La Fontaine, à Charles Perrault et à Racine. Le terme de rococo n’était pas alors employé, ou pas encore dans un sens élogieux, mais des éléments de ce qui deviendra au XVIIIe siècle le goût rococo apparaissent déjà. C’est en 1699 que Louis XIV lui-même griffonnera, en marge des plans que lui apportait l’architecte Mansart pour les appartements de la duchesse de Bourgogne à Fontainebleau: « Il me paraît [...] que les sujets sont trop sérieux et qu’il faut qu’il y ait de la jeunesse mêlée dans ce que l’on fera [...]. Il faut de l’enfance répandue partout. »
L’esprit du classicisme
Raison et passion
Devant cet ensemble complexe et sillonné de courants secondaires et de remous qu’est le classicisme français, devenu ensuite avec bien des modifications, classicisme européen, la critique du XXe siècle a adopté une position autrement nuancée que celle qui naguère avait faussé, en la raidissant, l’image de ce mouvement. Il avait été de mode, avec quelques citations banalement empruntées à Descartes et à Boileau, d’identifier classicisme et rationalisme. En un certain sens, Descartes avait voulu faire de la raison, partagée entre tous les hommes de quelque culture, et fondement de la science, l’ordonnatrice du monde. Mais on a pu tout aussi justement voir, en Descartes, un mystique; à la source de sa pensée, en 1619, le philosophe avait en effet eu un songe étrange qui, dit son biographe, orienta sa carrière. Sa pensée est à quelques égards un rationalisme conquérant, mais qui dépasse ambitieusement la simple soumission à une sage raison. D’autre part, si, à la mort de Descartes en 1650, sa philosophie est admirée de beaucoup, elle l’est davantage en Angleterre, en Hollande, en Suède et en Allemagne qu’en France, où elle rencontre nombre d’opposants. Ni Pascal, ni Retz, ni Molière, ni La Rochefoucauld, déjà formés lorsque le cartésianisme se répand, ni certes La Fontaine ou Racine ne subissent l’influence de Descartes. C’est au siècle suivant, souvent appelé en Angleterre « the Age of Reason », que la foi en la raison devint pour un temps plus ardente. En fait, presque tous les moralistes, les dramaturges, les poètes dits classiques tournèrent en dérision les prétentions du « raisonnable », ou même du « rationnel », à diriger la vie. Au cartésianisme, qui comportait quelque chose de géométrique et d’abstrait peu favorable à la littérature et à l’art, les classiques préfèrent la beauté, le « je-ne-sais-quoi », l’esprit de finesse qu’ils admiraient dans les œuvres de l’Antiquité et la peinture des passions qui fait l’éternelle substance des œuvres littéraires.
Plutôt qu’un rationalisme qui eût été desséchant, les écrivains de la seconde moitié du XVIIe siècle cultivèrent l’esprit d’analyse. Ils savaient bien que la passion est irrésistible et que le sentiment est trompeur et variable; Hermione, Roxane et Phèdre sont des possédées, comme la Juliette de Shakespeare ou plus tard Des Grieux et sa volage Manon. Si la princesse de Clèves refuse de se laisser conduire par ses passions alors même qu’elle les nourrit, d’autres personnages du roman n’ont pas comme elle peur de l’amour et cèdent au caprice des sens ou à « l’amour fort comme la mort ». Mais ces héros des tragédies et des romans classiques sont aussi de lucides analystes de leur cœur. L’intellectualité est présente chez ces passionnés qui tiennent à voir clair en eux-mêmes. Cela ne les empêche point de céder à leurs penchants. Saint-Cyran, Pascal, Bossuet ont dénoncé la concupiscence et les pièges de l’amour; les moralistes ont répété que l’esprit est la dupe du cœur et que c’est un grand dérèglement chez l’homme que de se plaire à se tromper lui-même. Ils ont tenté de corriger l’homme, mais sans conviction très forte que l’homme fût en fait capable de progrès personnel, à moins d’une conversion radicale qui enterrerait le vieil homme en lui. Plus que les romantiques qui souvent nient les limitations de l’homme et le projettent, tel un Icare, vers l’empyrée, plus que les auteurs d’autres pays où la pastorale et les rêves d’une Arcadie enjolivée ont eu plus forte prise sur les imaginations, il semble que les classiques de France aient assidûment recherché cette vertu intellectuelle qu’ils dénomment, du mot peut-être le plus typique de la langue française, la lucidité.
La pudeur, la vérité et les contraintes
Tout en sondant impitoyablement les replis de leur cœur, « cet aveugle à qui sont dues toutes nos erreurs », comme l’appelle Saint-Evremond, les écrivains du classicisme n’ont pas, en général (à part quelques mémorialistes dont Retz est le moins réservé), étalé leur moi avec outrecuidance. Plusieurs d’entre eux ont dénoncé les pièges de l’amour de soi et dénié à l’auteur le droit de se préférer à son œuvre, à l’homme celui de se préférer à Dieu. Plus que les individualistes effrénés de la Renaissance italienne, que les tempéraments batailleurs de Lope de Vega ou de Quevedo en Espagne, les classiques du XVIIe siècle ont aspiré à généraliser et à universaliser leur expérience. À l’instar des Anciens, ils souhaitaient être vrais pour tous les temps et pour le plus grand nombre possible de lecteurs cultivés de divers pays. Ils y ont en effet réussi. Le peu de couleur locale que l’on trouve chez eux est une couleur locale purement psychologique et intérieure. L’impersonnalité est leur idéal, plutôt que le désir de différer et de s’opposer à leur public et à leur entourage qui marquera tant de révoltés parmi les Modernes. Cela ne va pas sans quelque abstraction et la beauté classique est dénuée de ce caractère, de ce relief qui nous ravissent chez Shakespeare ou chez Cervantès. L’idéal des classiques était d’extraire le permanent de l’éphémère.
Ils ont appelé cela vérité, et le mot revêt bien des sens en esthétique. Toutes les révolutions en art se font au nom de plus de vérité. Et sans doute toute manière de choisir dans le vaste domaine du vrai et de le reproduire ou de le transfigurer devient cliché au bout d’un quart de siècle. Une nouvelle perspective s’avère alors nécessaire. Mais il reste exact que l’exagération, le grossissement tendant au monstrueux, la poursuite de chimères ou même la peinture de ces songes qui envahissent l’esprit pendant ce que Goya appelle « le sommeil de la raison » sont chose rare chez les auteurs et les artistes classiques. Il y a beaucoup moins de visionnaires au siècle de Poussin et de Vermeer (qui est aussi celui de Rembrandt) qu’il n’y en avait eu à celui de Bosch et de Caravage, ou plus tard avec Piranèse et Goya. Ce vrai qu’ils recherchent est abstrait et psychologique plutôt que réaliste, encore qu’il y ait eu quelque réalisme chez les romanciers, chez Molière et même chez Boileau. Mais associée à la vérité chez les classiques, et le plus miraculeusement chez La Fontaine, est cette autre vertu qu’est le naturel, précisément dans cet art littéraire qui requiert travail, calcul, recherche, science de l’écriture. Platon, Euripide, Hérodote et Ménandre avaient chez les Grecs atteint à cette aisance gracieuse, familière presque, dont toute raideur est bannie. Pascal, qui a loué ce style naturel, était souvent trop impérieux et fulgurant pour s’en contenter. Ses successeurs, jusqu’à Fénelon et Voltaire, puis P.-L. Courier et Nerval, y parviendront avec plus de nonchalance apparente, et Racine malgré la distance esthétique qu’exige le théâtre, et La Fontaine dans ses Fables et ses Élégies . Presque tous les écrivains français du XXe siècle qu’a lassés le style plus impérieux ou plus cadencé des romantiques, Gide, Duhamel, Camus, ont aspiré à retrouver dans leur prose ce naturel qui, dissimulant l’effort et le calcul, semble rejoindre la simplicité aisée et la spontanéité de la nature. Nul n’a peut-être plus loué la simplicité que Tristan Tzara et Paul Eluard.
Les deux points sur lesquels règne, à propos du classicisme, le malentendu le plus persistant sont le rôle des règles, qui a souvent fait paraître cette littérature comme enchaînée par de déraisonnables contraintes, et l’imitation des Anciens, dont les classiques de la France n’auraient, aux yeux de certains, été que de serviles copistes. Ces préjugés, entretenus jadis par les rebelles du romantisme en France et plus encore par ceux qui, en Allemagne et en Angleterre, avaient dû lutter pour se libérer de l’emprise des classiques, ont été dissipés par une critique plus avertie.
Les règles auxquelles on s’en prenait, valables d’ailleurs tout au plus pour la seule tragédie, étaient celles des trois unités. À vrai dire, une seule de ces unités, celle d’action ou d’impression, était vraiment essentielle, et ne fut guère nuisible. On pourrait y ajouter les règles, beaucoup plus vagues, de la bienséance, d’une certaine dignité et de quelque formalisme dans la vie mondaine, présents en effet dans les arts et les lettres, à Marly et à Versailles, dans les rapports à l’intérieur des familles ou d’un même groupe (les messieurs de Port-Royal, par exemple, s’abstenant de toute familiarité). Ce formalisme est en effet un trait assez constant du caractère français, qui affectionne une certaine distance dans les rapports entre académiciens, politiciens, fonctionnaires, et dans les repas aussi bien que dans les administrations. Paul Valéry, de Gaulle, Saint-John Perse dont la poésie est chargée d’un somptueux ritualisme en sont des exemples non moins que Le Brun ou Bossuet.
Quelque pudeur forme ainsi partie intégrante de tout classicisme. Quant aux règles, elles ont fort peu compté: Racan, disciple de Malherbe, La Fontaine, Molière et d’autres classiques se sont élevés contre elles avec raillerie ou colère. En revanche, nombreux sont les écrivains, de Goethe à Musset et à Baudelaire, les dramaturges non français (tels Strindberg et Beckett) et les critiques d’outre-Manche (T. S. Eliot au premier rang d’entre eux) qui ont fait de ces règles, y compris l’unité de lieu, un chaud éloge. Les unités ont grandement contribué à intérioriser l’action des pièces; au lieu de tenter d’embrasser tout un monde, comme le fait Shakespeare avec son vaste génie dans Antoine et Cléopâtre ou dans Macbeth , le dramaturge vise à la concentration. Paul Claudel, qu’on se serait attendu à voir préférer le moule shakespearien à celui, plus contraignant, de Racine, célébrait au contraire, peu avant sa mort, la concentration de Britannicus et de Bérénice : « Shakespeare, c’est un spectacle qui se déroule, une histoire qu’on nous raconte [...] Racine, c’est le domaine des causes, une présentation logique à l’intelligence. » Les personnages tragiques du classicisme, resserrés sur une scène étroite, sans ouverture sur la nature extérieure, pressés par une fatalité implacable, ne peuvent que rappeler leur passé et leurs tensions depuis longtemps déjà enfiévrées dans quelque récit, puis se débattre contre la fin du jour ou l’avenir cruel qui réglera leur destin. « Dans un mois, dans un an... » On les a souvent comparés, non sans quelque romantisme, à des fauves en cage, exaspérés par leur désir féroce de dévorer celui qu’ils ne peuvent posséder, impuissants, comme dans le Huis clos sartrien, à fuir leur proie ou leur tourmenteur, et à se fuir eux-mêmes.
« Anciens » ou « Modernes »?
Tout classicisme, toujours à la recherche de modèles et très soucieux de permanence, a la claire conscience d’avoir derrière lui des prédécesseurs vénérés chez les Grecs et les Romains. Les romantiques, comme les hommes de la Renaissance, ressentiront la nostalgie de ces temps où les Anciens, s’imaginaient-ils, vivaient plus proches de la nature, sentaient parmi eux la présence fraternelle des dieux, n’avaient (les Grecs du moins) point de maîtres ou de modèles et créaient spontanément des mythes profonds et gracieux. En vérité, si le classicisme de la France, et même celui de Ben Jonson et de Milton en Angleterre, a affirmé la valeur de l’imitation des Anciens, il n’a pas, comme Poliziano ou Ronsard, ou, plus tard, comme Schiller ou Keats, rêvé de se refaire une âme antique. Il n’a pas pleuré l’exil des dieux. À bien des égards, le siècle de Descartes et de Pascal, celui de Molière, de La Fontaine, de Mme de La Fayette, est, de tous les siècles modernes, le plus naïvement satisfait de soi, le plus soucieux de l’avenir et le plus indépendant de l’Antiquité. La curieuse querelle des Anciens et des Modernes ne doit pas nous induire en erreur. Les partisans des Anciens, La Fontaine, Racine, La Bruyère, Fénelon, ne leur ont emprunté que quelques thèmes commodes, déjà familiers à leur public, puisqu’ils ne cherchaient point comme Corneille l’originalité dans l’invention des sujets. Pour le reste, le fabuliste français est par exemple aux antipodes d’Ésope; l’esprit du théâtre racinien n’est nullement un esprit de souriante résignation aux lois divines, de répudiation de toute folie ou du manque de mesure. Tous les personnages raciniens dissimulent mal, derrière la dignité du langage, leur refus du destin, leur acharnement à se blesser l’un l’autre. Un chaos intérieur, par-dessous la noble ordonnance de leurs tirades, obscurcit et déchire leurs âmes. Monime et Iphigénie elles-mêmes ne font pas preuve de cette dolente soumission à leur sort qui caractérise Ophélie ou Desdémone, ou même l’Iphigénie goethéenne. Nicolas Poussin est presque le seul dont l’aspiration vers l’Antiquité, tantôt sereine tantôt dionysiaque, nous apparaisse comme une tentative obstinée d’évasion. Les écrivains du classicisme n’ont pas fui leur pays vers l’Italie ou la Sicile; ils n’ont pas fui leur temps pour se construire un paradis imaginaire et pleurer de n’y avoir point accès. Naïvement, ils se sont crus au sommet de l’histoire, sous le plus grand des rois et dans le plus poli des siècles. Loin de ne donner que des copies des œuvres anciennes, Poussin, Puget, Lorrain, et, en musique, Monteverdi ou l’Allemand Schütz, ont créé un art original et neuf. Leurs ouvrages, comme l’a écrit Marcel Proust, ne peuvent être bien lus que par les romantiques, car ils doivent être lus romantiquement.
Nul classicisme, pas plus celui d’Horace (dont le XVIIe siècle français et encore l’époque de Voltaire firent une lecture assidue) que celui du Tasse, de Bossuet ou de Pope, ne peut être avec justesse caractérisé par la prédominance de la forme, polie et sereine, sur un fond qui serait général et presque banal. Certaines formules qui tendaient naguère à le faire supposer étaient injustes envers cette littérature d’une sensibilité tourmentée et d’un fonds d’idées original: « Les idées de tout le monde dans le langage de quelques-uns », avait avancé un homme d’esprit, et Alexander Pope en dit dans un vers mal inspiré: What oft was thought, but never so well expressed , « ce qui a été si souvent pensé, mais jamais si bien exprimé ». André Gide a fait du classicisme un éloge plus mérité et plus perspicace lorsqu’il a loué en lui un effort pour paraître banal, « un art de pudeur et de modestie », une originalité qui ne se force point et ne sait peut-être pas qu’elle est originale. Ces vertus de réserve, de discrétion, d’effacement de tout éclat trop voyant dans le style (klassische Dämpfung , « atténuation classique », disent les Allemands) sont en effet celles de Poussin et de La Tour en peinture, de Marc-Antoine Charpentier à la fin du siècle en musique, de Racine et de La Fontaine, sinon toujours du fougueux Pascal à qui Valéry a pu vertement reprocher son besoin de briller, de surprendre et d’effrayer. Les images des poètes ne roulent pas en torrents ou en avalanches, comme c’est souvent le cas chez Shakespeare. Elles sont soumises à la tirade, au récit, au sermon ou au discours. Elles n’éblouissent ni ne rassasient. Il en sera d’ailleurs de même chez Stendhal et chez Baudelaire, chez qui on soulignera bien souvent la présence de qualités classiques.
Ordre et clarté
On aimait naguère à parler de la clarté et de l’ordre comme des privilèges du classicisme et à dénier ces dons, ou la poursuite de ces mérites, à leurs successeurs chez qui des critiques attardés ne dénonçaient que confusion. Nous ne souscrivons plus à de tels clichés. Bien peu d’œuvres en prose de l’époque classique française sont des œuvres composées selon les normes qu’affectionnent les professeurs, alors que nombre de poèmes romantiques et de romans du XIXe siècle le sont. Nous attachons plus de prix d’ailleurs à une structure secrète ou aux retours ingénieux de thèmes, de phrases presque musicales, de mots clés qu’à une ordonnance imposée de l’extérieur et un peu mécanique. La Fontaine accordait moins d’attention à la manière dont se suivaient ses textes dans chaque livre des Fables que Baudelaire dans Les Fleurs du mal , et Mme de La Fayette ne songeait pas autant que Marcel Proust à souligner combien la composition de son roman entrecoupé d’épisodes était concertée.
Quant à la clarté, elle n’est en rien un don inné chez les Français, ou qu’eux seuls sauraient acquérir avec une particulière aisance. Elle n’était guère prisée à l’époque de Rabelais et de Montaigne, et elle ne l’est pas tellement par Diderot, Balzac, Malraux ou Sartre. Il fallut au XVIIe siècle des années d’un enseignement axé sur l’acquisition de cette qualité et sur la rhétorique pour qu’enfin les Français pussent se targuer d’être clairs. Ce n’est pas une formule de Descartes, trop souvent citée hors de son contexte, qui peut nous faire croire que les compatriotes de ce penseur affamé de méthode aient reçu la clarté et la distinction des idées comme le présent de quelque fée à leur berceau. La logique et la grammaire de Port-Royal, la rhétorique codifiée par divers pères jésuites, l’habitude de l’analyse contractée à travers la dissection des phrases latines, la détermination de Pascal, à la suite d’ailleurs de Montaigne, de se rendre maître de l’art de persuader ont graduellement valu à la prose classique cette vivacité lucide que nous admirons souvent en elle. Ce sera le classicisme prolongé de l’époque suivante (celle de Fontenelle, de Voltaire, de Chamfort, de Swift, plus tard celle des œuvres en prose de Leopardi, de Stendhal, de Pouchkine, de Henri Heine) qui offrira les exemples les plus scintillants de cette clarté qui anime les sujets de sa grâce un peu sèche, mais vive et ingénieuse. C’est plutôt après le romantisme que les Français élèveront des doutes sur la valeur de la simplicité, de la sobriété et de l’ordre continu en art littéraire. Au XXe siècle, beaucoup d’entre eux s’acharneront à se faire obscurs, décousus, rebutants, apocalyptiques. En cela aussi d’ailleurs, ils suivront sans s’en douter l’exemple de leurs classiques; car la clarté classique ne peut consister à filtrer une matière déjà épurée et qui n’offre plus guère de résistance, mais bien à tailler dans le vaste, le touffu, l’obscur et l’embrouillé pour atteindre à quelque limpidité. Post tenebras lux aurait pu être son mot d’ordre.
Une insistance paresseuse sur la clarté, de la part de ceux qui avaient pour mission d’enseigner ces auteurs de l’Antiquité ou du XVIIe siècle consacrés comme classiques, a engendré le préjugé que cette clarté élimine la profondeur ou l’exclut. Il a fallu, au XXe siècle, que les esprits les plus divers (Péguy, Valéry, Claudel) dissipassent cette superstition. Le plus grand mystère s’allie souvent, en peinture comme en poésie, à ce qui paraît être une pure clarté ou, pour reprendre un titre de Barrès, ce mystère est « en pleine lumière ». Poussin, La Tour, Vermeer, Lorrain, Racine et, chez les Anglais, Marvell ou Milton ne manquent nullement de profondeur derrière leur apparence de calme et de pureté, ni d’ailleurs Dryden ou La Fontaine. À leur manière, mais non moins que les auteurs du romantisme ou du symbolisme, les classiques ont visé à ce qui a toujours été l’objet de l’art le plus efficace: concentrer la pensée et l’émotion plutôt que la délayer, provoquer de durables résonances de cette pensée et des prolongements de cette émotion chez ceux que l’on veut toucher, et suggérer plutôt que dire. Les romantiques anglais, puis Baudelaire ou Valéry ne chercheront pas autre chose. En fait c’est parmi les hommes d’aujourd’hui que la poésie pure de plusieurs poètes du XVIIe siècle, qu’on l’appelle baroque ou classique (quelques baroques allemands, Góngora chez les Espagnols, Herbert, Vaughan, Marvell chez les Anglais, en France Théophile de Viau, Saint-Amant, Maynard), a été redécouverte et remise en honneur.
Recherche d’équilibre et de perfection
Là où le classicisme diffère le plus, et de ce qui l’a précédé, et de ce qui l’a suivi, c’est dans la recherche d’un équilibre intérieur et profond entre la substance intellectuelle ou affective de l’œuvre littéraire et la forme qui la traduit; entre les forces anarchiques, chaotiques de la passion, et l’intelligence qui les observe et les canalise, si elle ne peut en triompher. On a parfois voulu faire de cet équilibre le synonyme de la santé. Goethe, dans une boutade célèbre et peu heureuse, avait traité le classicisme de sain et le romantisme de malade. Il n’était pas peu fier lui-même, après tant d’orages auxquels il avait dû ses plus belles inspirations, d’avoir cru atteindre à une sérénité olympienne, qui n’allait pas sans quelque égoïsme narcissique et quelque prudence bourgeoise.
Mais la vérité est plus complexe. La psychologie moderne nous a appris, ou confirmé, que la répression de nos folies, de nos désordres et de nos rébellions secrètes peut aussi empoisonner notre être. Il y a eu plus de malades encore au siècle d’or du rationalisme et de l’empirisme en Angleterre, au XVIIIe siècle, qu’à l’ère romantique: névrosés, mélancoliques, invertis. D’autres ont pu préférer gaspiller leur énergie juvénile, s’élancer à la poursuite d’un idéal placé très haut dans les nues et retomber foudroyés. Ils se sont plutôt rencontrés parmi les romantiques: Novalis, Hölderlin, Jean-Paul, Shelley, Nerval en sont les types. Leur climat est celui de l’inquiétude et de la tension vers l’inachevé. L’infini les tourmente, comme dit Musset, comme il a angoissé même Lamartine et Hugo. Les classiques ont pu ressentir par moments les mêmes anxiétés et être soulevés des mêmes aspirations. Mais ils ont tâché de les soumettre à d’autres besoins en eux. Ce furent des besoins de domination calme de soi, de joie que ressent l’ouvrier à enfermer son rêve dans une forme achevée, d’atteindre au « parfait » plus qu’à l’« infini », selon les termes d’un critique suisse, Fritz Strich.
Le sort du classicisme
Risques courus: académisme, dessèchement
Tous les mouvements littéraires et artistiques, et le classicisme plus que bien d’autres, courent le risque de susciter des imitateurs moins dans l’audace avec laquelle ils ont édifié une tradition neuve que dans la persistance avec laquelle ils exploitent des innovations antérieures, lesquelles deviennent monnaie courante. Toute période créatrice unit en proportions diverses le risque et la prudence, la rébellion contre le passé devenu un fardeau et la réinterprétation de ce même passé qui lui infuse de la vie. Bossuet, dans son discours de réception à l’Académie française, a su définir en les louant ces qualités contraires en apparence et cependant mariées chez les plus grands de ses contemporains: « La hardiesse qui convient à la liberté, mêlée à la retenue qui est l’effet du jugement et du choix [...] Vous prenez garde qu’une trop scrupuleuse régularité et qu’une délicatesse trop molle n’éteignent le feu des esprits et n’affaiblissent la valeur du style. » Dans les arts plastiques, l’académisme tendit assez vite à s’installer pendant les années du gouvernement de Colbert et des Académies. Encore sommes-nous injustes aujourd’hui en déclarant académiques Le Brun ou Coysevox, qui sont bien davantage que cela. Ni le peintre Le Sueur ni le grand artiste des jardins, Le Nôtre, ne furent des académiques timorés.
Il arrive seulement que les arts d’une époque ne coïncident pas toujours dans leur développement avec la floraison des lettres, encore moins avec l’apogée politique ou militaire des États. Claude Lorrain en peinture, Couperin en musique, quand le plus grand éclat du règne de Louis XIV est déjà terni, et Poussin ou Heinrich Schütz, morts respectivement en 1665 et en 1672, ont mis bien plus de fougue dans ce que l’on doit bien appeler leur classicisme, que les artistes que purent attirer l’Académie royale et Versailles. Ces complexités ou ces exceptions contredisent avec bonheur la notion étroite que trop de manuels ont longtemps voulu inculquer du classicisme français, en en expulsant ce qui était cornélien, pascalien, libertin (les charmants Contes de La Fontaine, par exemple) ou féerique (Perrault ou Mme d’Aulnoy). Le Mystère de Jésus pascalien et Les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt, spirituellement proches l’un de l’autre, ne sont pas étrangers à un classicisme largement conçu. C’est dans ce classicisme frémissant de vie et parfois d’ardeur mystique que tant de Modernes ont retrouvé non pas des modèles figés, mais un stimulant qui les pousse à créer à leur tour avec hardiesse. « Imaginez Poussin refait sur nature, disait Cézanne, voilà le classique que je veux. Je veux le contact avec un maître qui me rende à ce qu’il y a de plus vrai en moi. » Et c’est Matisse, chassé dans sa jeunesse des académies et effarant les Salons de peinture, qui déclarait en 1908 dans La Grande Revue : « Une œuvre comporte une harmonie d’ensemble: tout détail superflu prendrait, dans l’esprit du spectateur, la place d’un autre détail essentiel [...]. Je crois qu’on peut juger de la vitalité et de la puissance d’un artiste lorsque, impressionné directement par le spectacle de la nature, il est capable d’organiser ses sensations et même de revenir à plusieurs fois et à des jours différents dans un même état d’esprit, de les continuer. Un tel pouvoir implique un homme assez maître de lui pour s’imposer une discipline. »
Originalité du classicisme français en Europe
Ce n’est nullement par chauvinisme que les critiques français ont longtemps soutenu que, à l’inverse de la Renaissance, de l’âge des Lumières, du romantisme, du symbolisme qui sont des phénomènes européens et touchèrent plusieurs pays simultanément ou successivement, le classicisme français n’a pas vraiment d’analogue hors de France. Le prétendre n’est pas se décerner un brevet de supériorité. Les écrivains de la Renaissance italienne, y compris ceux de la « Renaissance tardive » ou « Spät » (Castiglione, l’Arioste, le Tasse), sont profondément originaux et nul ne leur dénie le rang de « classiques » dans l’acception élogieuse du terme. Mais il n’y eut alors ni un seul centre littéraire ou artistique en Italie (cette diversité fut une source de richesse), ni un « classicisme » philosophique, esthétique, littéraire ou social. Lorsque le terme est employé, il risque de devenir pour les historiens de la culture italienne synonyme de la fine dell’Umanesimo , « la fin de l’humanisme » (Toffanin), ou même de décadence. Le XVIIe siècle italien, en effet, comme d’ailleurs celui de l’Espagne après Velázquez et Calderón, ne peut que sembler pâle auprès de la glorieuse floraison des siècles d’or qui précédèrent.
Les choses sont plus confuses en Allemagne. « Y a-t-il des classiques allemands? » demandait Nietzsche dans Le Voyageur et son ombre , et il répondait par une ferme négative. Seule entre les grands pays de l’Europe occidentale, l’Allemagne moderne a en effet ouvert sa littérature par une ère dite classique, ou plutôt par l’imitation d’un classicisme étranger qui n’avait pas d’ailleurs à réfréner la fougue d’une Renaissance touffue et débordante. Mais Gottsched (1700-1766) et même un peu plus tard Wieland restent, dans l’ensemble de la littérature européenne, des auteurs sans grand rayonnement. Il y avait eu un lyrisme baroque d’un charme original et, bien entendu, dès avant la dynastie musicale des Bach, une musique baroque pleine de spiritualité. Mais ni au théâtre, ni dans le roman, ni parmi ceux que l’on appelle ailleurs des moralistes, l’influence du classicisme français n’a été fécondante. C’est un instinct sûr qui amènera Lessing, Herder, Schlegel, et même le jeune Goethe et le Schiller des débuts à se révolter contre l’emprise des modèles français. Ils proclamèrent la supériorité de Shakespeare, de la poésie populaire, de Calderón, et, avec Winckelmann, des Grecs, sur l’art et la littérature de la France classique rabaissée par eux au niveau d’une littérature d’imitation. Plus tard, ayant dépassé les ardeurs du Sturm und Drang de leur jeunesse, effarés par le mysticisme, la frénésie parfois et le vague de leurs cadets du romantisme allemand (Novalis, Tieck, Kleist), Goethe et Schiller se voulurent classiques, mais avec une conscience de soi et une raideur un peu artificielles. Ce classicisme de Weimar, même dans l’Iphigénie de Goethe, La Fiancée de Messine et La Pucelle d’Orléans de Schiller manquera par trop de souplesse et de naturel. L’inspiration hellénique, brûlante de nostalgie pour les dieux disparus de la Grèce, éprise passionnément et jusqu’à la folie d’Hypérion et de Diotima, chez Schiller et chez Hölderlin, célébrera Rousseau, la Révolution française, mais ni Racine ni Boileau. C’est d’ailleurs par des œuvres bien éloignées du classicisme que le génie universel de Goethe terminera sa carrière: la fantasmagorie classico-romantique d’Hélène à l’acte III du Second Faust ou l’Élégie de Marienbad , et il saluera, peu avant sa mort, les ouvrages du jeune romantisme de France.
L’Angleterre avait compté, avant même la France, quelques théoriciens d’un drame régulier, respectueux de la vraisemblance et des bienséances, avec la sœur de sir Philip Sidney (la comtesse de Pembroke) et Ben Jonson. Un poète mineur, sir John Denham, a composé, en 1642, une pièce de vers agréable et un peu molle, Cooper’s Hill , qui devance certains poèmes agrestes de Pope; quelques critiques anglais veulent y voir parfois l’analogue de poésies classiques françaises. Herrick a plus de grâce et d’esprit et rappelle Catulle ou quelques-uns des Alexandrins. Les poésies faciles de Waller et celles, autrement substantielles dans leur vivacité, de Marvell, valent mieux que beaucoup de poèmes français du même siècle. Mais ces quelques réussites éparses ne font pas un authentique classicisme. Au théâtre, la tragédie est morte et le drame héroïque de Dryden ou la grandiose pièce biblique de Milton sur le thème de Samson et Dalila ne peuvent lui redonner vie. La comédie de la Restauration est d’une vivacité libertine étincelante, mais on sent bien que la grande époque de la scène anglaise, celle du règne d’Élisabeth et de Jacques Ier à ses débuts, est révolue. La stabilité politique caractérisera les règnes des trois Georges (de la dynastie de Hanovre), mais n’est certes pas le fait du XVIIe siècle britannique. C’est par un certain impéralisme de la critique française que l’on a parfois exagéré les ressemblances entre le classicisme de France et celui de Londres à l’époque de Dryden, d’Addison et de Swift, ou même du Dr Johnson.
Au XVIIIe siècle en effet, la stabilité politique recouvrée, l’imagination aussi temporairement assagie, Londres rassembla les écrivains britanniques et souligna les valeurs intellectuelles dans la littérature. Mais cet âge, très original et fort différent du siècle de Louis XIV en France, est tout traversé de dissidences: déisme, méthodisme, journalisme effervescent et souvent satirique, libération morale et parfois ouvertement antichrétienne, esthétique du sentiment. Dans l’ensemble de la culture anglaise, cet âge « Augustan » (on préfère l’appeler ainsi, plutôt que classique) ne saurait prétendre avoir égalé la prodigue richesse de l’ère élisabéthaine, ou la splendeur du lyrisme romantique et du roman victorien. Si classicisme il y a, il est moins spontané et moins intérieur, et surtout moins national que n’était celui de la France. Malgré la mode qui a, entre 1920 et 1940, porté très haut Dryden, Pope, Johnson, l’adjectif « classique » ne fait point penser chez les Anglais à des géants comme Marlowe, Shakespeare et Milton, ni à ceux qui suivirent: Wordsworth, Keats, Dickens. Ce classicisme anglais est d’ailleurs, et c’est là son originalité, secrètement traversé de ce que l’on appellera plus tard « préromantisme ». Une étrange tension intérieure le parcourt. Johnson, son biographe Boswell, Gibbon lui-même et le poète Gray, puis Cowper, Beckford, Blake, Clare ne sont pas des modèles d’équilibre psychique. L’équilibre entre les puissances de sentir et celles de comprendre est ce qui fait le plus curieusement défaut à cette époque littéraire de la Grande-Bretagne.
Le classicisme français peut n’être pas jugé le plus grand accomplissement de la France, et bien des Français se sont rebellés contre lui. Mais, et en perfection formelle, et en pénétration dans la vie intérieure de l’homme, il n’a guère été dépassé, ou même égalé, par ce qui l’avait précédé en France, ou par ce qui l’a suivi. Plusieurs des malentendus qui ont obscurci l’élucidation du classicisme proviennent de là: en France, ce fut une ère de richesse, de stabilité, de prédominance politique sur le reste de l’Europe, d’orgueilleuse assurance de soi dans une nation que l’Europe entière imitait. De grandioses réalisations administratives, architecturales, scientifiques, littéraires, philosophiques étaient menées à bien à peu près simultanément. Ailleurs, sauf en Grande-Bretagne, ce fut une époque de déclin, souvent d’humiliation nationale, de doutes sur soi-même et sur son avenir.
Transformations à partir du XVIIIe siècle
Ce classicisme qui avait rayonné entre 1660 et 1685 environ, puis avait été lentement obscurci par divers nuages de mécontentement et de dissensions, tandis que l’éclat du Roi-Soleil était terni par la défaite, par la misère de ses sujets, le mécontentement des esprits libres impatients du joug de l’orthodoxie, ne disparut évidemment pas tout d’un coup. Il en subsista de nombreux éléments à l’époque de Voltaire, qui vit l’épanouissement du rationalisme, puis à l’ère romantique qui dut absorber beaucoup du classicisme pour le dépasser. Pierre Moreau a pu sans paradoxe écrire un livre solide sur le classicisme des romantiques; un tel titre ne serait guère concevable en Angleterre ou en Allemagne. Il y eut maint retour de valeurs classiques, sinon d’un classicisme qui ne pouvait plus avoir le visage de 1661-1685, avec les parnassiens, puis avec la bruyante mais faible école romane, avec Paul Valéry ensuite et de nombreux laudateurs du classicisme au XXe siècle. Mais ces néo-classicismes répétés, et leurs équivalents dans l’Angleterre de T. E. Hulme, mort dans la Première Guerre mondiale, puis de T. S. Eliot dans sa revue The Criterion , quand il était fort impressionné par Maurras, ont eu quelque chose de nostalgique, d’obstinément opposé au présent, jugé chaotique, vulgaire et sentimental, on ne peut plus différent de cette acceptation de son époque et de son public où nous croyons voir un trait fondamental du classicisme français. L’écrivain et l’artiste, même, ou peut-être surtout lorsqu’il se dit partisan du retour au classicisme, a cessé d’être en accord avec son public. Plutôt qu’à plaire, il cherche à choquer et à heurter en étant différent le plus possible.
L’idéal esthétique du classicisme reposait sur la notion de la fixité du beau. Il existait, selon Boileau et La Bruyère, un point de perfection dans les arts, comme de maturité dans la nature. Cela impliquait également un fonds éternel de l’homme, semblable à lui-même sous tous les climats et dans tous les temps, et probablement proche du modèle fourni par les Français sous Louis XIV, qui se savaient partout imités et pensaient avoir reconquis la vérité et la nature comme les avaient représentées Homère et Virgile. Mais, dès les débuts du XVIIIe siècle, la relativité du beau paraîtra plus attirante aux hommes de la Régence, aux esthéticiens tels l’abbé Du Bos, puis Diderot. Le sentiment, la passion, variables selon les individus, seront loués comme supérieurs à toute raison universelle. On se complaira aux larmes. Moins sereinement satisfait de son temps, on se tournera avec une curiosité amusée, bientôt envieuse, vers l’Iran ou le Siam, vers les terres australes, vers les primitifs, vers des républiques idéales dont la peinture utopique est une critique à peine déguisée du gouvernement de la France. Du classicisme, il restera surtout chez Marivaux et chez Voltaire l’admiration pour de grands modèles, un idéal de goût pur et un peu timoré, et l’acharnement à l’analyse lucide de l’homme.
Les romantiques s’en prendront à des règles devenues sans objet et sottement routinières, à une diction pseudo-classique conventionnelle, à des contraintes de langue et de versification déformées en superstitions de pure forme. Ils seront en cela révolutionnaires tout comme Boileau, Molière, Racine, La Fontaine l’avaient été à leurs débuts, quand ils s’étaient soulevés contre le burlesque, le guindé, le précieux. En vérité, ils seront plus proches des classiques qu’ils ne l’avoueront. Delacroix louera Poussin avec conviction; Musset rendra justice à Molière et à Racine; Baudelaire et Flaubert, épigones du romantisme, ne dédaigneront nullement Racine ou Boileau. Michelet et Renan seront plus injustes, de même que Taine, envers Racine.
Mais c’est avec l’époque moderne qu’une compréhension du classicisme chaleureuse et libre de tous préjugés polémiques s’est généralisée. André Gide a aimé répéter que « c’est dans son art classique que le génie de la France s’est le plus pleinement réalisé ». Il a célébré ce même classicisme comme un art de pudeur et de modestie, ami de la litote et des sous-entendus succulents. Jean Cocteau a dit son admiration pour l’ordre qui suit la crise. Giraudoux, spirituellement plus proche du XVIIIe siècle, sceptique avec délices et ami de la fantaisie enjouée, a merveilleusement compris Racine et La Fontaine. Francis Ponge s’est fait, sans viser à la concision économe des classiques, le thuriféraire de Malherbe. Sartre, après Malraux, s’est déclaré proche du jansénisme et même, au théâtre, attiré comme Corneille par les conflits de devoirs. Claudel a prisé bien haut la discipline classique, qu’il ramène au « rien de trop » hellénique. En 1910, alors que ses compatriotes l’accusaient d’être un barbare germanique, il écrivait: « Le goût est un autre nom français de la sagesse. L’art classique commence là où l’artiste s’intéresse plus à son œuvre qu’à lui-même. » Les hommages de Valéry au classicisme, comme ceux de Gide, sont répandus dans leurs articles, cahiers et journaux. Ils n’en ont guère exclu que Pascal. Albert Camus, enfin, est souvent revenu sur ce classicisme qu’il enviait, et chez les Hellènes et chez les Français du XVIIe siècle, pour célébrer sa « monotonie passionnée ». Il écrivait en 1944: « Être classique, c’est se répéter [...] et savoir se répéter [...]. C’est l’obstination ajustée au ton qui lui convient, la constance d’âme qui s’y rattache, la science littéraire et humaine du sacrifice. Un tel classicisme est fait de parti pris. Ce culte de l’intelligence efficace autant qu’un art fait une civilisation et un savoir-vivre. »
Un classicisme n’est pas qu’ordre, intelligence ou rationalité. Il n’ignore ni la passion ni la sensualité. Mais il s’efforce d’établir un équilibre entre les puissances de comprendre et les puissances de sentir, entre la tentation de l’abondance qui écrase et lasse et la sèche maigreur. Il tient à ce que le peintre Braque appelait la « connaissance de ses limites ». Aussi est-il resté vivant parmi nous, sans que nul ne songe à l’imiter extérieurement. Nulle autre phase du passé culturel français, surtout tel qu’il apparaît dans ses peintres, ses moralistes, ses penseurs, ses dramaturges, n’est étudiée aujourd’hui avec autant de ferveur en France et hors de France.
2. Art
Classicisme et baroque
De l’ensemble des définitions communément admises du mot « classicisme », il semble que l’on puisse tirer une énumération à peu près satisfaisante des attributs du classicisme au sens le plus large: la notion de perfection, celle d’un modèle tiré de l’Antiquité, celle enfin d’une conformité à établir avec cette perfection – tout classicisme est essentiellement normatif et suppose des règles.
L’application d’une doctrine aussi générale au cas beaucoup plus particulier des arts visuels a été assez tardive – ce qui après tout n’a rien de fort surprenant. Pourquoi se fût-on préoccupé d’analyser cette notion de classicisme, d’en scruter le contenu, si le classicisme était synonyme de perfection: il incombait à celle-ci de s’imposer d’elle-même sans discussion.
Il est permis de croire que la contestation de l’idée de classicisme dans les arts avec ce que l’on pourrait appeler « l’explosion du baroque » chez les esthéticiens allemands dans la seconde moitié du XIXe siècle a entraîné paradoxalement son approfondissement. Assez mal défini encore chez un Burckhardt, le baroque a pris figure de style à partir de 1875 environ. D’emblée, et tout naturellement, il devait se définir en opposition au classicisme. Les historiens, en faveur de la logique de cette hypothèse, durent néanmoins constater que l’état rudimentaire de l’analyse du classicisme ne permettait point de la vérifier. Il est remarquable, par exemple, que Gürlitt, dans son histoire du style baroque publiée de 1887 à 1889, mette en évidence le classicisme à propos de l’art hollandais du XVIIe siècle, alors que pour l’art français il se contente d’employer l’expression de « renaissance tardive ». L’opposition d’une « philosophie » baroque date en réalité de la publication, en 1898, du livre de Wölfflin, L’Art classique , à laquelle bien plus tard firent suite les Principes fondamentaux (Grundbegriffe ) où « classique » et « baroque » figurent comme des catégories strictement opposées. Chez Wölfflin, comme d’ailleurs chez la plupart de ses compatriotes, c’est au baroque que se trouve réservée la part active, positive en quelque sorte, tandis que le classicisme semble y avoir valeur presque négative, ce contre quoi se sont fortement élevés des historiens comme P. Francastel et J. Thuillier.
On peut dresser un tableau à la fois très schématique et très systématique des « polarités » respectives du classicisme et du baroque. Il est clair qu’aucune œuvre d’art ne récapitule ces attributs dans leur pureté. D’autre part, aucun artiste antérieur au XIXe siècle ne s’est jamais qualifié lui-même de « classique » – non plus d’ailleurs que de « baroque ».
Portée européenne
L’ouvrage de Wölfflin L’Art classique porte en sous-titre: Initiation au génie de la Renaissance italienne , de sorte que l’art classique se trouve étroitement limité quant au temps et quant aux lieux. Mais ici l’autorité de Wölfflin n’a pas prévalu. Car le sens du mot « Renaissance », quasi-synonyme du XVIe siècle, était beaucoup trop établi pour qu’on lui en substituât un autre. D’autre part, l’expression de « baroque » ne s’était pas fixée dans le langage pour désigner exclusivement le XVIIe siècle. De plus, puisque le XVIIe siècle était celui du baroque, il devait en être de même pour son antonyme, le classique. La chronologie à peu près universellement admise aujourd’hui chez les historiens d’art distingue donc la Renaissance de l’époque baroque-classique, entre lesquelles elle insère, plus récemment, le « maniérisme ». Le classicisme constitue par conséquent l’un des courants du XVIIe siècle et, à des degrés divers, concerne presque tous les pays d’Europe.
Il existe un classicisme anglais qui s’applique surtout à l’architecture. Inigo Jones a importé dans l’île la leçon de Palladio, et sir Christopher Wren l’a teintée d’influences françaises à Saint-Paul de Londres. Par la suite, l’Angleterre a manifesté à l’égard du palladianisme une fidélité têtue qui a porté bien au-delà du XVIIe siècle. À certains égards, l’Angleterre serait une des patries privilégiées du classicisme, bien que la peinture n’en ait pas été touchée.
C’est encore de Palladio que le classicisme hollandais tire son inspiration, et c’est également dans le domaine de la seule architecture qu’à Amsterdam, dès 1610-1620, il s’exercera. Jacob Van Campen, qui a séjourné en Italie entre 1615 et 1621, où il a probablement connu Scamozzi, est un des importateurs essentiels du classicisme en Hollande. Quoi qu’il en soit, pour les historiens d’art, c’est le classicisme français qui apparaît comme le classicisme type.
Existe-t-il entre le classicisme en général et la France une sorte d’harmonie préétablie, qui vaudrait d’ailleurs bien en deçà et bien au-delà du siècle réputé classique? Beaucoup d’historiens, surtout les historiens étrangers, ont insisté sur ce point. Le grand médiéviste Dehio, lorsqu’il comparait le gothique allemand au gothique français, faisait ressortir le caractère classique de ce dernier, et Brinckmann, dans son Esprit des nations , ne manquait point d’invoquer le caractère cartésien de l’esprit français – avant Descartes même. « L’art français, écrivait Vincenzo Golzio, est un art classique, si par classique nous entendons la prédominance de la raison sur les passions (affetti ) et sur le sentiment, l’amour pour l’ordre et pour l’équilibre de toutes les parties d’une œuvre, la tendance à rassembler et à déterminer les manifestations artistiques dans les liens d’une règle, l’idéalisation du vrai. » Quant aux théoriciens français, dans ce cas particulier du XVIIe siècle, ils ont plutôt tendance à rattacher la vocation classique de la France à sa structure sociale, à l’établissement d’une classe bourgeoise forte.
Il existe, à vrai dire, deux classicismes français. Le premier est plus précisément un classicisme italo-français; le second, qu’un historien a appelé, presque à juste titre, le classicisme ludovicien, correspond à l’époque de Louis XIV et de Versailles. La date qui les sépare est approximativement celle qui partage le XVIIe siècle français, les années soixante où s’établit le gouvernement personnel de Louis XIV. Pour les arts, un homme sert de liaison: Charles Le Brun.
Nul ne saurait douter que ce soit d’Italie que le classicisme français tire son origine. À Bologne, la ville savante, naissait en 1585 l’Académie des Carrache – à la fois rassemblement de beaux esprits et lieu d’enseignement pour la peinture. En 1595, Annibal Carrache arrivait à Rome et, presque aussitôt, il commençait le plafond de la galerie Farnèse, aidé par le Dominiquin. Cet ouvrage admirable doit-il être considéré comme baroque ou comme classique? On n’a point fini d’en disputer, mais ce qu’il y a de certain, c’est que très vite il fournit matière à une interprétation classique. Autour de Cassiano del Pozzo, le futur protecteur de Nicolas Poussin, se rassemble un milieu où revit le culte de l’antique et dont un des oracles, à partir de 1660, est Mgr Agucchi, propagateur de l’ouvrage de Bellori, Le Vite de’ pittori , publié en 1672; son introduction, connue sous le nom d’Idea della belleza , a servi de bréviaire aux sectateurs du classicisme. Panofsky, qui a repris le titre Idea , observe que ces hommes combattaient en quelque sorte sur deux fronts en s’opposant à la fois au naturalisme des disciples du Caravage et au maniérisme qui avait succédé à la Renaissance. Avec La Fuite en Égypte , appartenant à la série que l’on nomme les « lunettes » Aldobrandini, Annibal Carrache donnait encore, au début du siècle, un exemple achevé de ce que sera le paysage classique. Guido Reni peint en 1611 son Massacre des Innocents auquel Nicolas Poussin devra tant, lui qui ne manquera point de rendre justice au Dominiquin (1581-1641), peintre favori de Mgr Agucchi. Lorsque, en 1624, il arrive à Rome où François Perrier l’avait précédé, Poussin semble nanti d’un bagage assez léger et plus maniériste que classique. Mais il évoluera très rapidement: le classicisme s’incarne avec force dans son œuvre. Classique également est l’art de Claude Lorrain qui devrait figurer plutôt parmi les Italiens, ses relations avec la France restant limitées.
Le premier classicisme français, ou mieux le classicisme italo-français, ne s’est pas manifesté exclusivement chez les peintres formés en Italie. Eustache Le Sueur, qui n’a jamais franchi les monts, est, par une sorte de paradoxe, le plus raphaélesque des peintres français (1616-1655). Longtemps négligés, et péjorativement qualifiés d’académiques, les peintres de sa génération ont été remis en honneur à partir des années soixante. Sans doute est-ce dans l’architecture que le premier classicisme français s’affirme le mieux. Pour Voltaire, le « grand goût » que l’on a tendance à regarder comme à peu près synonyme de classicisme a son origine dans Salomon de Brosse (1571 env.-1626) et aussi dans la façade de Saint-Gervais; il faut également rappeler le nom de Martellange, coadjuteur temporel des Jésuites de robe courte, régulier jusqu’à la sécheresse, alors que les Jésuites sont regardés communément comme les représentants essentiels de la Contre-Réforme.
Les architectes de premier plan sont François Mansart et Louis Le Vau. Si même Mansart (1598-1666), dont Salomon de Brosse avait été le maître, ne fit pas le voyage en Italie, il connaissait cependant parfaitement les traités de Serlio et de Vignole. Son chef-d’œuvre le plus accompli, le château de Maisons, est d’une sobriété exemplaire manifestant un emploi sévère et pur des ordres; à l’intérieur, l’escalier révèle la même perfection. Avec l’hôtel Lambert, Louis Le Vau (1612-1670) a créé l’un des modèles de l’hôtel urbain, création classique française très différente du palais italien; la décoration intérieure fut exécutée par Charles Le Brun, alors moins classique que baroque, François Perrier et Le Sueur. Le Vau a donné son chef-d’œuvre, couronnement du premier classicisme et prélude au second, dans le château de Vaux-le-Vicomte, qui annonce la création versaillaise, et où s’est manifesté le génie de Le Nôtre (1613-1700), avec la souple géométrie du jardin de plaine que l’on ne dit pas à tort « jardin à la française ».
La doctrine classique
Ce qui a fait la force du second classicisme français, c’est assurément l’ensemble des institutions que lui a données un seul homme, Charles Le Brun, avec l’appui de Colbert. L’Académie royale de peinture et de sculpture date de 1648, mais elle ne reçut sa structure qu’en 1663. Charles Le Brun, devenu premier peintre, y fit prévaloir ses intentions, non sans une certaine dureté. Entre ses mains, l’Académie n’est pas seulement un appareil d’enseignement, mais aussi une affirmation de théorie, notamment grâce aux conférences établies à partir de 1663. Les premières, une quinzaine environ, d’intérêt sans doute fort inégal, sont parfois même très médiocres. Ce qui en fait la valeur, c’est l’unité qui exprime bien l’unanimité de l’Académie autour de Le Brun. En 1671, Colbert fonda l’Académie royale d’architecture. Son directeur, François Blondel, y exposait des idées, plus théoriques encore que pratiques, que lui inspiraient les Anciens. Bien qu’il fût donc surtout théoricien, on lui doit quelques réalisations importantes comme la porte Saint-Denis à Paris. Il faut signaler enfin la Manufacture royale des Gobelins, dirigée à partir de 1661 par Le Brun lui-même et dont la production s’étend non seulement aux tapisseries, mais au mobilier et aux métiers d’art.
La théorie classique enseignée sous l’impulsion de Charles Le Brun ne se distingue pas par son originalité; on dirait que celui qui la préconise cherche à se couvrir de l’autorité de Poussin, reconnu comme son maître. Or Poussin n’a point érigé de théorie formelle, et il faut la reconstituer à partir de rares extraits fournis par ses lettres et par ce qu’il est un peu excessif d’appeler son art poétique. Ce ne sont que quelques phrases d’une lettre du 1er mars 1665 à M. de Chambray, guère originales, car Poussin eut souvent recours aux livres qui l’avaient frappé. En voici l’essentiel: « La matière doit être prise noble, qui n’ait reçu aucune qualité de l’ouvrier. Pour donner lieu au peintre de montrer son esprit et industrie, il la faut prendre capable de recevoir la plus excellente forme. Il faut commencer par la disposition, puis par l’ornement, le décoré, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout. Ces dernières parties sont du peintre et ne se peuvent apprendre. C’est le rameau d’or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la fatalité. » Virgile est là pour rappeler l’antique et la nécessité de l’inspiration que l’on croirait volontiers exclue par les classiques. Un mot doit être particulièrement souligné, celui de « costume » qui, dans la langue du temps, est beaucoup plus général que l’habillement et qui désigne tout ce qui sied au sujet. On pourrait presque le remplacer par « bienséance ».
L’interprétation que donne Le Brun de Nicolas Poussin se trouve principalement dans la cinquième conférence qu’il prononça à l’Académie sur La Récolte de la manne dans le désert (Louvre). Dans chacun des personnages du tableau, le premier peintre veut reconnaître les proportions d’une statue antique. Mais son apport le plus important à la théorie classique est celui de l’expression des passions qu’il a développée dans une conférence dont nous n’avons que des comptes rendus publiés après sa mort et en particulier dans celui que l’on nomme le Traité des passions .
L’expression la plus complète et la plus autorisée de la doctrine classique se trouve probablement dans le poème latin L’Art de peinture , de C. A. Du Fresnoy, que publia, après la mort de son ami, Roger de Piles, en l’accompagnant de nombreuses notes d’une remarquable fidélité à l’esprit du texte. Partant du fameux adage Ut pictura poesis que le classicisme n’avait pas abandonné, Du Fresnoy écrit: « La peinture et la poésie sont deux sœurs qui se ressemblent si fort en toutes choses qu’elles se prêtent alternativement l’une à l’autre leur office et leur nom. » Une méditation des soixante-douze rubriques de ce poème, où Du Fresnoy met en ordre les réflexions que lui inspire le classicisme, est encore la meilleure introduction à la doctrine classique.
Versailles
Le second classicisme pourrait, en quelque sorte, se symboliser par deux entreprises: la colonnade du Louvre et Versailles. La première, dont la portée a été infiniment moindre, a paru, peut-être à tort, essentielle pour une définition du classicisme français. Colbert, devenu en 1664 surintendant des Bâtiments, y a attaché son nom, non sans dessein de favoriser le Louvre aux dépens de Versailles. Pour éliminer Louis Le Vau qu’il n’aimait point, il fit procéder à la consultation d’architectes français, d’architectes italiens, il appela Bernin qui vint en 1664, donna des plans pour le Louvre, mais l’architecte italien repartit en 1665 et ses projets ne furent pas réalisés. Cet échec de Bernin a été présenté comme une victoire du classicisme français sur le baroque italien. En vérité, Bernin qui, à une séance de l’Académie, avait insisté sur la nécessité de s’inspirer des Anciens, succomba à la coalition des architectes français qui invoquaient de tout autres raisons que des raisons de style. Colbert, fort embarrassé, établit un petit conseil qui, sous la direction de Le Brun et de Charles Perrault, fit faire par Claude Perrault, frère de ce dernier, un projet qui combinait les caractéristiques des projets précédents, surtout celui de François Le Vau et de son frère Louis. Ainsi naquit la colonnade, ouvrage d’une monumentalité décorative qui sera un modèle pour des générations d’architectes.
Le Louvre fut abandonné avant la fin du règne de Louis XIV, alors que Versailles ne cessa de croître par étapes. Les principales en sont sans doute celles de 1661 à 1674 avec Le Vau, puis François D’Orbay, et celles de 1678 à 1687 avec Jules Hardouin-Mansart pour le château, la création inlassable de Le Nôtre pour les jardins sans cesse enrichis, et surtout l’intervention constante de Charles Le Brun, qui veille à l’établissement, au renouvellement des programmes, qui imagine la symbolique et la mythologie de la statuaire. Une partie essentielle de son œuvre a été l’architecture intérieure, le décor, le mobilier, les tapisseries, dont l’admirable tenture de l’Histoire du roi , bref tout ce qui donne à Versailles son caractère de splendeur. Mais peut-on appliquer dans sa rigueur le mot « classicisme » à l’art de Versailles? Pour la Grande Galerie du Louvre à laquelle il a collaboré et pour la galerie des Glaces de Versailles, Charles Le Brun combine en effet le décor plat d’arabesques, qui n’est autre que le décor classique de grotesques de Raphaël, renouvelé par Jean Berain, aux ornements en fort relief, proches des ornements baroques employés par Pierre de Cortone au palais Pitti à Florence. Si les nombreux sculpteurs de Versailles, notamment Girardon et Coysevox, ont exécuté des sculptures « classiques » pour les jardins, les dessins que leur avait livrés Le Brun sont incomparablement plus mouvementés, plus baroques, et se ressentent du style de Lepautre. Aussi bien les jeux d’eaux introduisent-ils dans les jardins un élément de mobilité. De même, les fêtes et divertissements dont Versailles fut si souvent le théâtre ne peuvent guère être qualifiés de classiques. Qu’est-ce à dire? Le « classicisme », plutôt qu’une catégorie rigide, désigne en vérité une attitude ou, mieux, il a le sens de « perfection » entendue comme cohérence, harmonie, qui implique cette notion d’unité à laquelle la volonté de Louis XIV n’a pas été étrangère. Ainsi les arts visuels rejoignent-ils les lettres et leur classicisme s’apparente à celui des grands auteurs de la seconde moitié du XVIIe siècle. Il convient d’évoquer également les créations urbaines de Jules Hardouin-Mansart comme la place Vendôme ou l’église des Invalides, en laquelle se poursuit l’activité continue des Mansart, toujours présents dans les grandes réalisations du siècle.
Le classicisme est sans doute ce que Voltaire appelait le « grand goût », dont toute l’Europe devait s’inspirer. En raison de spéculations philosophiques et d’une analyse trop serrée des formes, certains historiens d’art avaient tendance à refuser l’épithète de « classique » à l’art français de la seconde partie du XVIIe siècle. Ils prévaudront difficilement contre un usage fort enraciné.
classicisme [ klasisism ] n. m.
• v. 1825; de classique
1 ♦ Vx Doctrine des partisans de la tradition classique dans la littérature et l'art.
2 ♦ Ensemble des caractères propres aux grandes œuvres littéraires et artistiques de l'Antiquité et du XVIIe s. (opposé à romantisme).⇒ classique (I, 4o). L'union « du cartésianisme et de l'art dans le classicisme » (Lanson).
3 ♦ Caractère de ce qui est classique. Le classicisme de ses goûts.
● classicisme nom masculin (de classique) Ensemble de tendances et de théories, en particulier littéraires, qui se manifestent en France au XVIIe s., surtout sous le règne de Louis XIV. Ensemble de la production littéraire et artistique se recommandant de cette doctrine. Tendance artistique qui se caractérise par le sens des proportions, le goût des compositions équilibrées et stables, la recherche de l'harmonie des formes, une volonté de pudeur dans l'expression. Caractère de ce qui est conforme au goût traditionnel : Le classicisme de ses vêtements. ● classicisme (citations) nom masculin (de classique) Paul Valéry Sète 1871-Paris 1945 Tout classicisme suppose un romantisme antérieur… L'ordre suppose un certain désordre qu'il vient réduire. Variété, Situation de Baudelaire Gallimard Johann Wolfgang von Goethe Francfort-sur-le-Main 1749-Weimar 1832 Est classique ce qui est sain, romantique ce qui est malade. Klaßisch ist das Gesunde, romantisch das Kranke. Conversations avec Eckermann
classicisme
n. m.
d1./d Caractère des oeuvres artistiques et littéraires de l'Antiquité grecque et romaine ou du XVIIe siècle français.
d2./d Caractère de ce qui est conforme à la règle, aux principes, à la mesure. Le classicisme de ses goûts.
Encycl. Le classicisme apparut en France au XVIIe s. et s'opposa au baroque, comme le néo-classicisme de la fin du XVIIIe s. et du XIXe s. s'opposera au romantisme. - L'architecture dite classique triomphe dans la réalisation, par Le Vau, puis J. Hardouin-Mansart, du chât. de Versailles. - La sculpture qui imite la ronde-bosse gréco-romaine est représentée par Coysevox puis par Houdon. - En peinture, citons N. Poussin, Claude Lorrain, Le Nain, Philippe de Champaigne, Le Brun. - En littérature, le classicisme, dans son sens le plus étroit, désigne la littér. fr. du XVIIe s. Malherbe, Vaugelas, etc., épurent la langue du XVIe s. L'Académie française est fondée par Richelieu en 1635. Le théâtre est illustré par Corneille, Racine et Molière. Des esprits aussi divers que Descartes, Retz, La Rochefoucauld, La Fontaine, Pascal, Mme de Sévigné, Bossuet, Perrault, M me de La Fayette, Boileau, La Bruyère portent l'écriture classique à sa perfection. à la fin du siècle, la querelle des Anciens et des Modernes annonce les changements.
⇒CLASSICISME, subst. masc.
ESTHÉTIQUE
A.— LITTÉRATURE
1. Vx. Caractère propre aux œuvres des écrivains de l'antiquité. Cette Grèce, où nous venons prendre des leçons de classicisme (BARRÈS, Le Voyage de Sparte, 1906, p. 174)
— P. ext. Imitation des Anciens :
• 1. Imiter aujourd'hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imitations ne feront pas bâiller le français du dix-neuvième siècle, c'est du classicisme.
STENDHAL, Racine et Shakspeare, t. 1, 1823, p. 4.
2. [En France, au XVIIe s. et plus spéc. à partir de 1660 env.] Doctrine des partisans de la littérature classique fondée essentiellement sur l'union de la raison, du sentiment du beau lié à la vraisemblance, à la bienséance, à la pureté du style et au choix des sujets généralement inspirés de l'antiquité. Il y a ici une recrudescence de classicisme, de siècle de Louis XIV, de goût pour Esther et de dilettantisme académique (SAINTE-BEUVE, Correspondance gén., t. 4, 1818-69, p. 336)
Rem. Ds son sens le plus strict, et souvent en mauvaise part, peut parfois être confondu avec académisme, étant donné que les membres des académies prônaient les règles du classicisme (cf. académisme ex. 1).
— Spéc., THÉÂTRE. Caractère d'une pièce respectant certaines règles, par exemple la règle des trois unités :
• 2. ... dirai-je aux partisans du classicisme, que l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais? L'académicien. — Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une action représentée en deux heures de temps, comprenne la durée d'une semaine ou d'un mois, ni que, dans l'espace de peu de moments, les acteurs aillent de Venise en Chypre, comme dans l'Othello de Shakespeare; ou d'Ecosse à la cour d'Angleterre, comme dans Macbeth.
STENDHAL, Racine et Shakspeare, t. 1, 1823, pp. 9-10.
3. Mod. Aspect d'une œuvre présentant les caractères classiques des auteurs de l'antiquité ou du XVIIe siècle français. Le classicisme gidien (DU BOS, Journal, 1927, p. 259) :
• 3. Certes, le classicisme, ici [dans les Mémoires de de Gaulle], ne s'enrichit d'aucun apport, tout est « d'après l'antique » : c'est le grand ton de Bossuet, mais on ne saurait être moins guindé, ni plus brûlant, ni souvent plus corrosif.
MAURIAC, Bloc-notes, 1958, p. 100.
B.— B.-A. Caractère classique d'une œuvre picturale, sculpturale ou musicale (cf. classique I A 2). Le classicisme autoritaire et tyrannique de David (L. RÉAU, L'Art romantique, 1930, p. 216)
C.— P. ext., lang. cour. Caractère de ce qui est conforme à la tradition intellectuelle ou esthétique (cf. classique I B). Sa déclaration ministérielle [à Edgar Faure] d'un classicisme un peu usé (Le Monde, 19 janv. 1952, p. 1, col. 2).
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1. 1817 « caractère des œuvres littéraires qui se réfèrent à l'art antique » (STENDHAL, Rome, Naples et Florence, t. 1, p. 58); 2. 1875 « caractère de ce qui est harmonieux, équilibré » (E. et J. DE GONCOURT, Journal, p. 1032 : cet art du XVIIIe s. est un peu le « classicisme du joli », il lui manque l'imprévu et la grandeur). Dér. du rad. de classique; suff. -isme. Fréq. abs. littér. :84.
DÉR. 1. Classicisé, ée, adj. À qui l'on a donné les caractères principaux du classicisme. Une danse espagnole classicisée (M. BRILLANT, Problèmes de la danse, 1953, p. 179). — 1re attest. 1953 id.; du rad. de classicisme, suff. -isé (-iser). 2. Classiciste, subst. masc. Partisan de la doctrine classique. Tout poète a dans son cœur un classiciste qui sommeille, toujours près de se réveiller : tout critique, un Paul Souday; tout philosophe, un rationaliste; tout religieux, un faux dévot (BREMOND, La Poésie pure, 1926, p. 145). Emploi adj. La rhétorique classiciste (BREMOND, La Poésie pure, 1926p. 144). — 1re attest. 1926 id.; du rad. de classicisme avec substitution du suff. -iste. — Fréq. abs. littér. : 2.
classicisme [klasisism] n. m.
ÉTYM. V. 1825 (opposé à romantisme); de classique.
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1 Vx. Doctrine des partisans exclusifs de la tradition classique (I., 3. ou I., 4.) dans la littérature et dans l'art. || Classicisme et romantisme.
1 (…) il y a ici une recrudescence de classicisme, de siècle de Louis XIV, de goût pour Esther et de dilettantisme académique.
Sainte-Beuve, Correspondance, t. II, p. 337.
2 Et si l'on a pu dire enfin que le romantisme avait pris en tout le contre-pied du classicisme, la grande raison en est que le classicisme avait fait de l'impersonnalité de l'œuvre d'art l'une des conditions de sa perfection.
Brunetière, Manuel de l'hist. de la littérature franç., III, p. 425.
2 Ensemble des caractères propres aux œuvres littéraires et artistiques de l'antiquité et du XVIIe siècle, telles qu'elles ont été définies, jugées par les théoriciens de la fin du XVIIe siècle (en France). || L'union « du cartésianisme et de l'art dans le classicisme » (Lanson).
3 C'est par ce rationalisme (en littérature) que se définit essentiellement, selon nous, le classicisme français.
R. Jasinski, Hist. de la littérature franç., t. I, p. 257, note.
4 Dans la littérature et l'art le classicisme, qui a donné ses plus beaux fruits, se prolonge encore (vers 1680). Véritable « Père de l'Église », Bossuet oppose aux ennemis du catholicisme la pure doctrine de la tradition. Racine fait jouer Esther (1689) et Athalie (1691). La Fontaine publie son XIIe livre de Fables (1694).
R. Jasinski, Hist. de la littérature franç., p. 275.
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DÉR. Classiciste.
Encyclopédie Universelle. 2012.