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MODERN STYLE
MODERN STYLE

L’expression «modern style» a été employée par les journalistes français de l’époque 1900 pour qualifier l’architecture et la décoration «fin de siècle» envers lesquelles ils étaient, pour la plupart, très mal disposés. Cette appellation a été peu utilisée en dehors de la France, celle d’Art nouveau ayant, dès le début, un usage plus général, surtout dans les pays anglo-saxons, précisé par des étiquettes nationales: Jugendstil , Sezessionstil , Arte joven , Nieuwe Kunst , style Liberty .

Ce n’est pas Samuel Bing (1838-1905), spécialiste des arts d’Extrême-Orient, qui est l’inventeur de cette locution: il s’en servit pour désigner son magasin ouvert au 22, rue Chauchat, à Paris, à la fin de décembre 1895, mais il l’avait empruntée aux fondateurs belges de la revue L’Art moderne (1881), les avocats Oscar Maus et Edmond Picard.

Ces hommes s’intitulent, en effet, dès 1884, les «croyants de l’Art nouveau», c’est-à-dire de celui qui renie, en tout domaine, le passéisme alors ambiant. D’abord appliquée aux œuvres des peintres qui rejettent l’académisme, l’expression se restreindra par la suite à l’architecture et aux objets, lorsque les peintres «maudits» auront été rangés sous d’autres dénominations.

Tombé dans le discrédit le plus complet vers 1905 – après une douzaine d’années extrêmement fécondes –, l’Art nouveau n’a commencé à susciter l’intérêt des historiens d’art qu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais, dans l’intervalle, d’irréparables dégâts avaient été commis: œuvres détruites ou oubliées dans les caves des musées auxquels elles avaient été léguées, correspondance et archives mises au pilon. C’est seulement depuis 1960 que les premières expositions consacrées à l’Art nouveau ont été présentées aux publics européen et américain et que les premières synthèses ont vu le jour dans le sillage du Norvégien Tschudi Madsen. Deux thèses apparaissent: d’une part, celle soutenue par les Allemands – dès avant la Seconde Guerre mondiale – qui placent l’Art nouveau au principe de l’art moderne (la filiation entre l’école fondée par Henry Van de Velde à Weimar et le Bauhaus est un fait historique); de l’autre, celle de quelques historiens qui se sont attachés à révéler l’idéal socialisant des artistes de 1900, leur volonté d’être au service du peuple.

Reste que cette période est encore l’une des plus mal connues de l’histoire occidentale. Victime du mythe de la «Belle Époque» et de l’idée reçue qu’elle a été par excellence le règne du «mauvais goût» et de la stupidité, le temple de la «nouille», elle n’a pas encore été systématiquement inventoriée dans tous ses aspects. Des chercheurs ont entrepris cet immense travail; il est loin d’être mené à terme.

1. Historique

L’art et l’utile

Il est impossible de comprendre le mouvement de l’Art nouveau si l’on ne se réfère pas à ses «maîtres à penser», les précurseurs qui ont commencé la lutte contre l’académisme et lancé le thème de l’art pour tous dès le début de la seconde moitié du XIXe siècle : Léon de Laborde, John Ruskin, Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc.

Le comte de Laborde, archéologue réputé, membre de l’Institut, directeur général des Archives de France de 1857 à 1868, a été l’un des premiers théoriciens de ce que l’on appelle actuellement l’éducation populaire. «Une nation ne compte pas aujourd’hui dans la civilisation, écrit-il, quand au milieu d’une ignorance générale s’élèvent quelques génies sublimes dans les arts et les lettres.» Le peuple mérite l’éducation artistique: il faut instituer la gratuité absolue de l’entrée dans les musées, convaincre les plus grands artistes de travailler à l’embellissement du décor de la rue, multiplier les reproductions photographiques de leurs œuvres. L’art et l’utile n’ont plus aucune raison d’être séparés, car la destinée de l’homme peut maintenant s’embellir par la machine. «L’avenir des arts, des sciences et de l’industrie, écrit de Laborde, est dans leur association.»

Dans ce combat pour une nouvelle beauté qui s’engage donc en Europe dans les années 1850, une grande voix va s’élever au cœur même de la société victorienne, celle de Ruskin. Propagandiste de la beauté, certes, il le fut toute son existence, mais jamais sans avoir dénoncé ce qui la rend impossible, la misère. Pas d’art tant que subsisteront les slums . C’est le machinisme qui les a créés, et Ruskin lancera contre lui de terribles anathèmes qui serviront plus tard à alimenter, au sein de l’Art nouveau, certaines théories favorables à l’artisanat. Mais il faut tenir compte, à côté de ces outrances, des idées du maître concernant l’unité des arts: c’est dans l’utilité et dans l’usage qu’ils ont tous leurs racines; de ce fait, embellir l’intérieur domestique est une tâche fondamentale. De même, Ruskin ne sera que trop entendu quand il demandera aux architectes de s’inspirer des leçons de la nature et de la faire passer dans leurs édifices. Bientôt, Victor Horta à Bruxelles, Hector Guimard à Paris, Antonio Gaudí à Barcelone se proposeront de mettre en œuvre cette conception.

L’École des beaux-arts de Paris, plus encore après la Révolution qu’avant, était devenue, suivant l’expression d’Ingres qui fut longtemps son directeur, «le vrai temple d’Apollon consacré aux arts seuls de la Grèce et de Rome». Viollet-le-Duc, nommé à la chaire d’histoire de l’art par Napoléon III, en fut honteusement chassé par les élèves après un mémorable chahut. Son «gothique» n’était pas supportable, mais les théories qu’il allait afficher un peu plus tard dans ses Entretiens sur l’architecture , publiés de 1863 à 1872, l’étaient moins encore. Ne dénonçait-il pas – après Léon de Laborde qui l’avait constamment attaqué – l’enseignement de l’École des beaux-arts, dédaigneux de la pratique des chantiers et obsédé par la manie du «monument»? Puisque les architectes méprisaient le fer, ils seraient bientôt remplacés par ceux qui en avaient la maîtrise, les ingénieurs. Faire de l’architecture, au XIXe siècle, un art d’initiés, rien de plus absurde. C’en était fini des canons et des conventions que les profanes ne peuvent ni connaître ni comprendre. «Tout ce qui n’est pas fait pour le public, tout le public, écrivait Viollet-le-Duc, est destiné à périr.»

Ces trois théoriciens eurent une influence déterminante dans la formation du nouveau style moderne qu’ils avaient appelé de leurs vœux, bien qu’ils ne l’aient pas défini très précisément. Sans toujours éviter la contradiction, ils ont eu le mérite d’essayer de surmonter les antinomies entre l’art et l’industrie, entre l’art et l’utilité, qui dominaient leur époque. Une chance de naître était désormais offerte à l’art convenant aux pays démocratiques; il transformerait les rues, les habitations, les objets familiers. Peut-être le souhait de Viollet-le-Duc pouvait-il se réaliser: «Les arts ne peuvent trouver leur assiette, se développer et progresser que dans le milieu vivant de la nation; il faut, pour ainsi dire, qu’ils circulent avec son sang, ses passions et qu’ils reproduisent ses aspirations.»

Se fondant sur ces théories, quatre grandes aspirations seront au principe de la plupart des créations majeures de l’Art nouveau:

– Rejet sans appel des traditions académiques qui dominent alors l’enseignement de toutes les écoles d’art. Le modèle gréco-romain est mort, il ne représente plus rien.

– Retour à l’observation et à l’imitation de la nature, ce qui entraînera le goût des lignes sinueuses et le succès des modèles gothique et japonais: ils fourniront de nouveaux poncifs.

– Volonté de transformer le cadre de la vie quotidienne en abolissant la distinction entre les arts majeurs et les arts mineurs. L’Art nouveau veut être celui du bonheur quotidien dans la rue et dans la maison.

– Ambition de participer au mouvement social et de s’engager dans les luttes menées alors par les travailleurs. «L’art pour tous», «l’art pour le peuple», «l’art social» sont des formules auxquelles tous les artistes de 1900 ont adhéré.

La révolution décorative en Grande-Bretagne

Depuis le début du XVIIIe siècle où la Royal Academy avait érigé en dogme l’imitation de l’antique, l’art anglais ne faisait que pasticher, d’abord la Grèce et Rome, ensuite tous les styles de l’univers. La faveur est au gothique vers le milieu du XIXe siècle; de 1840 à 1852, Charles Barry et Augustus Pugin élèvent les Houses of Parliament. Tout devient «à la cathédrale» et, en fidèle de Walter Scott, Pugin dessine, sans désemparer, des hôtels et leur mobilier complet.

De toute manière, la passion du Moyen Âge était loin d’avoir transformé le cadre de vie des Anglais. William Morris (1834-1896), l’un des premiers à s’en apercevoir et à dénoncer sa médiocrité, est disciple de Ruskin; il consacra sa vie à changer l’aspect du home . Il crée à Londres, en 1861, le premier magasin d’ensembles mobiliers et d’accessoires de décoration qui ait jamais existé. L’Europe et l’Amérique imiteront ce prototype, qui associe un atelier et une maison de commerce. Papiers peints, tissus imprimés, céramique, vitraux, meubles, toutes les productions originales de la firme W. Morris and Co. connaissent très vite le succès. Refusant de séparer son activité d’artiste de celle de militant, Morris multiplie les conférences pour prouver à ses auditeurs que, par son organisation industrielle, le capitalisme s’oppose au bonheur et à la beauté. Son successeur, Walter Crane (1845-1915), autre défenseur de la fonction sociale de l’art, s’est surtout rendu célèbre par ses ouvrages pour enfants et ses papiers peints.

L’influence de Morris et de ses idées concernant la décoration intérieure fut immédiate sur plusieurs architectes, dont certains se lancèrent avec frénésie dans le design . Ainsi Arthur Mackmurdo (1851-1942), disciple lui aussi de Ruskin qu’il suivit en Italie; il fonda la Century Guild (1882), destinée à entreprendre tous travaux de décoration. Charles F. Annesley Voysey (1857-1941) avait été influencé par Mackmurdo: il est à la fois l’un des plus importants dessinateurs de mobilier en Angleterre à la fin du XIXe siècle et un architecte révolutionnaire. Ses meubles scandalisèrent par leur absence d’«application d’art»; ses constructions étaient dans le même style: simples, claires, dépourvues de toute profusion ornementale. Baillie Scott (1863-1945) a été souvent rapproché de Voysey. Dans la nudité de ses bâtiments, les néo-classiques ne voyaient plus trace de «véritable architecture ». Charles Robert Ashbee (1863-1942), architecte et militant d’éducation populaire, fut un admirateur fervent de W. Morris: à son exemple, il fonda une association d’artisans qui se spécialisa dans le travail sur métal, l’argenterie, la joaillerie, les émaux.

Dans le même temps, à Glasgow, le groupe des Quatre – Charles-Rennie Mackintosh (1868-1928), Herbert Mac Nair, Margaret et Frances Macdonald, anciens élèves de l’école d’art de leur ville natale, dont le directeur était en relations avec W. Morris – créait les décors raffinés qui allaient étonner le continent. Des salons de thé de miss Cranston aux nouveaux bâtiments de l’école d’art, une prodigieuse synthèse de fantaisie et de rationalisme est réalisée. Toutes les courbes alanguies de l’Art nouveau du continent, sa palette tendre et claire, sont présentes dans les créations des Quatre. Mais ces éléments sont enfermés dans un cadre de lignes horizontales et verticales rigides auxquelles ils sont constamment restés fidèles. Constructifs et décoratifs à la fois, les «linéaristes» écossais ont tenu une place à part dans l’Art nouveau. Leur influence sur les Viennois, particulièrement sur Josef Hoffmann, est indéniable. Ainsi, ils sont bien les annonciateurs de l’architecture moderne.

À la fin du XIXe siècle, les réactions de défense contre les tendances nouvelles atteindront en Angleterre une violence inégalée: Oscar Wilde en fera les frais. Mais les fidèles de Morris ne sont pas plus capables de reconnaître sa postérité, si nombreuse sur le continent. Walter Crane lui-même entre en lice pour stigmatiser «cette étrange maladie décorative nommée Art nouveau que certains écrivains ont réellement affirmé être le fruit de ce que nous considérons au contraire comme son antithèse – l’école de W. Morris». Pourtant, comme les philosophes du XVIIIe siècle se proclamaient les fils de Descartes, les artistes fin de siècle se réclameront de Morris, mais iront plus loin que lui.

Esquisse géographique

États-Unis

Les écoles d’art des États-Unis, avant de revenir à l’académisme après l’Exposition de Chicago (l893), avaient été touchées par la grâce du floralisme et du japonisme dès les années soixante-dix. À l’Exposition internationale de 1878, l’un des stands les plus remarqués fut celui d’une maison de New York: son fondateur se nommait Louis Comfort Tiffany (1848-1933). D’abord peintre, cet audacieux novateur a été le premier artiste du continent américain à se vouer à la réforme des arts décoratifs. Son «officine d’art» finira par grouper une armée d’artisans de tous les métiers: verriers, ouvriers en métaux, brodeurs, tapissiers, doreurs, joailliers, ébénistes. Il est présent à toutes les expositions européennes, où il triomphe chaque fois. Sa grande passion est le verre, et il atteint des réussites qui supportent la comparaison avec les œuvres d’Émile Gallé. De 1893 à 1900, il se consacre essentiellement au verre soufflé, qu’il revêt d’un éclat métallique incomparable. Tiffany a véritablement introduit le verre dans tous les usages décoratifs: l’éclairage électrique, en particulier, lui doit ses premières parures.

Un problème a été posé, dans les années 1970, par quelques spécialistes de l’Art nouveau: peut-on y inclure l’œuvre de Louis Sullivan (1856-1924), le maître de l’école de Chicago? Dans beaucoup de ses constructions, en effet, on trouve de folles volutes, des spirales, des entrelacs. Il n’était guère possible à Sullivan d’échapper au goût du temps; or, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les thèmes naturistes sont très envahissants: Sullivan ne pouvait pas les éviter. Lui aussi est ruskinien, mais partiellement; il emploie toujours l’ornement en surface, il ne le laissera pas envelopper ses bâtiments dans leur ensemble, il le cantonne en certains endroits. Sullivan n’appartient pas à l’Art nouveau: il l’avait dépassé avant même son apparition.

Belgique

Au temps du symbolisme, l’influence intellectuelle de Bruxelles rivalise avec celle de Paris. Une génération exceptionnelle d’écrivains belges – entre autres Max Elskamp, Camille Lemonnier, Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren – atteint d’un seul coup à la renommée internationale. Fondée en 1881, la revue L’Art moderne se place dans la droite ligne de W. Morris. La même année, une nouvelle boutique d’art présente aux Bruxellois les dernières productions de l’art décoratif anglais. Ici aussi, l’art doit être au service de la révolution: le rédacteur en chef du Peuple , organe central du Parti ouvrier belge, est l’un des membres fondateurs de la Libre Esthétique, association dont le but est la défense de l’art neuf dans toutes ses expressions. Chacune de ses expositions aura une importance européenne jusqu’en 1914.

En Belgique, les novateurs furent d’abord deux architectes. Paul Hankar (1859-1901) est mort trop tôt pour qu’on puisse considérer qu’il se soit pleinement exprimé. Ses essais manquaient encore de cohérence, partagés entre des influences diverses, l’Orient et l’Angleterre en particulier. C’est un autre de ses confrères, Victor Horta (1861-1947), qui est considéré comme le père de l’Art nouveau belge. Grand lecteur de Viollet-le-Duc, ce brillant sujet – qui finira d’ailleurs sa vie comblé de toutes les distinctions sociales – affirme très tôt que «l’architecture ne se recopie pas plus que la peinture». Il n’admet qu’une source d’imitation, la nature. Qualifié de forgeron par ses adversaires, il connaît toutes les possibilités du fer et l’emploie sans fard. À la suite de Morris et de ses amis, Horta ne peut concevoir pour les tapissiers qu’un rôle d’exécution. Il est toujours responsable de la décoration intérieure et de l’ameublement de ses édifices. Libre penseur, architecte de la Maison du peuple où il donne des cours, Horta était considéré comme un «rouge» par la bonne société belge. L’art social, l’art pour le peuple sont des formules auxquelles il a souscrit. Comme pour les autres grands créateurs de l’Art nouveau, le «stade végétal» n’a représenté chez Horta qu’une étape de purification. Dès 1906, sa ligne en coup de fouet s’adoucit: après un voyage aux États-Unis, il n’utilise plus que le béton dépouillé.

Avec Henry Van de Velde (1863-1957), venu de la peinture néo-impressionniste, l’Art nouveau a connu l’un des plus féconds créateurs d’art appliqué du début du XXe siècle et un propagandiste dont l’action a été européenne. Écartelé entre l’artisanat et le machinisme, il a de la peine à accepter que l’artiste doive s’insérer dans le circuit industriel. Socialiste déclaré, gardant constamment le contact avec les leaders ouvriers de son époque, Van de Velde a eu toute sa vie conscience de l’antagonisme entre ses convictions et sa soumission aux forces de l’argent. Cette contradiction est celle de tous les praticiens de l’Art nouveau. Comme designer et comme architecte œuvrant hors du circuit académique, comme pédagogue préparant les voies au Bauhaus – il recommande Gropius au grand-duc de Saxe comme devant lui succéder à la tête de l’école d’art de Weimar –, Van de Velde est l’un des prophètes du nouveau cadre de vie.

En 1895, au salon de la Libre Esthétique, un ensemble mobilier fut jugé remarquable à l’unanimité; cette «chambre d’artisan» était l’œuvre de Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910), ébéniste liégeois. En la personne de ce fils d’entrepreneur, «l’art pour le peuple» avait trouvé son troisième homme. Laïque convaincu, il avait le premier incarné un idéal esthétique et social dans des meubles d’usage quotidien. Venu de l’architecture, Serrurier est très au courant des productions anglaises, dont il assure la diffusion; il aura un magasin à Paris et travaillera beaucoup en France. D’abord floraliste et passionné de «lignes accessoires», il évolue lui aussi vers une rigueur fonctionnelle qui fut parfois qualifiée de «froideur».

Hollande

Vers les années 1880, la Hollande est touchée par le renouveau. Des associations d’artistes se fondent pour lutter contre l’académisme. En même temps que leurs confrères belges, les jeunes décorateurs subissent l’influence anglaise, à laquelle s’ajoute ici celle de Java. Le Nieuwe Kunst a peu marqué l’architecture: Hendrik Petrus Berlage (1856-1934) est trop néo-médiéval pour servir d’exemple. Le mouvement s’est surtout manifesté dans le graphisme et les arts mineurs, où il a suscité des œuvres de qualité. Si on peut trouver lourds les meubles de Gerrit Willem Dijsselhof (1866-1924), de Lion Cachet (1864-1919) ou de Thorn Prikker (1868-1932), les porcelaines de J. Kok (1861-1919) défient toutes les possibilités du matériau et sont des chefs-d’œuvre inégalés. Eisenloeffel (1876-1957) est un spécialiste du travail des métaux: son argenterie, par la pureté de ses formes, est déjà pleinement fonctionnelle. Tous les artistes du Nieuwe Kunst, quelle que soit leur spécialité, sont de remarquables graphistes qui se multiplient en illustrations de livres, calendriers, affiches, etc. Peu à peu, l’Art nouveau hollandais, très à l’aise dans les deux dimensions, a suivi l’évolution générale et dépassé le stade floral: il est devenu géométrique.

France

Ce n’est pas à Paris, aux mains des néo-classiques depuis le début du XIXe siècle, que s’est constitué le premier centre français de l’Art nouveau, mais en province, à Nancy. Le fondateur en fut Émile Gallé (1846-1904), maître verrier, céramiste, ébéniste, poète symboliste, missionnaire délégué par la nature dans les cités modernes. Dès l’Exposition de 1889, son envoi fait sensation. Il tire du verre des effets inouïs, crée des «meubles parlants» dont tous les esthètes symbolistes louent les «correspondances». À partir de 1901, l’école de Nancy est officiellement constituée sous la direction de Gallé; à sa mort, il sera remplacé par son ami Victor Prouvé (1858-1943), dont le symbolisme est la note fondamentale. Architecte d’abord, celui-ci a cependant pratiqué tous les arts, de la peinture à la reliure et de la sculpture monumentale à la joaillerie. Dans le «genre Gallé», les deux frères Auguste (1853-1909) et Antonin (1864-1930) Daum atteignirent une renommée quasi internationale. Ces industriels surent s’entourer de collaborateurs artistiques de talent qui donnèrent aux productions de leur fabrique un accent naturiste moins exalté que celui du maître. L’ébéniste nancéien Louis Majorelle (1859-1926) se convertit lui aussi au culte de Flore. Il interroge la nature comme le faisait Gallé: «Mon jardin est ma bibliothèque», disait-il. C’est un éminent spécialiste en marqueterie, dont aucun raffinement ne lui est étranger; sur la plupart des meubles sortant de ses ateliers s’étalent paysages, tableaux de fleurs, scènes de la vie animale.

Nancy comptait une trentaine d’architectes à la fin du siècle: huit seulement se réclament de l’Art nouveau. Le plus caractéristique est un autodidacte, d’abord spécialisé dans le mobilier d’église, Eugène Vallin (1856-1922). Disciple de Viollet-le-Duc et de Gallé, il est l’un des premiers à comprendre et à utiliser toutes les ressources du ciment armé. En 1906, il conçoit la première maison de Nancy en béton. Peu à peu, Vallin se libéra du «scrupule botanique» – qu’il tenait de Gallé – pour aboutir à la forme pure. Sauvé du «venin archéologique», lui aussi annonçait les temps nouveaux.

À la fin du XIXe siècle, les rues parisiennes offrent le spectacle d’un fantastique musée de l’impuissance. Formés par Julien Guadet, maître absolu de l’École des beaux-arts pendant plusieurs décennies, les architectes ne peuvent produire que des pastiches. Soudain, un ancien bon élève se révolta. À propos d’Hector Guimard (1867-1942), on parla tout de suite de «Ravachol de l’architecture ». Refusant le pèlerinage en Grèce et à Rome, il s’est précipité chez Horta pour arracher au maître quelques-uns de ses secrets. De retour à Paris, il édifie une maison de rapport, le Castel Béranger, construction «mallarméenne» qui fait scandale. Son dédain systématique de la ligne droite est inquiétant, tout autant que son «décor à sensations». Avec le «métro d’art», Guimard récidive, mais il n’a pu mener jusqu’au bout son entreprise. Bien qu’il soit l’un des derniers artistes de l’Art nouveau à renoncer au déchaînement des courbes, on le retrouve en 1931, aux côtés d’Auguste Perret et d’Henri Sauvage, dans le comité de patronage de la revue L’Architecture d’aujourd’hui .

Dans sa boutique de la rue Chauchat, l’avisé Bing ne se contentait pas de présenter au public le meilleur de la production étrangère. Très vite, il groupe autour de lui une équipe d’ensembliers qui rivalisent avec les Nancéiens. Avec Georges de Feure (1868-1928), Eugène Gaillard (1862-1933) et Eugène Colonna, Bing présenta à l’Exposition de 1900 un pavillon de six pièces entièrement meublé et décoré dans un style tout en courbes qui ne devait rien à l’imitation du passé.

Ses belles visiteuses, parfois, portent d’étranges bijoux. Ils sortent des ateliers de René Lalique (1860-1945), l’orfèvre-poète le plus renommé de la Belle Époque, le favori de Sarah Bernhardt. Admiré par Gallé, Lalique a complètement renouvelé la joaillerie de son temps: toute la nature, les fleurs et les insectes, sont convoqués par le maître pour figurer dans ses créations, indifférentes aux hiérarchies consacrées des pierres précieuses. La renaissance du bijou français à la fin du XIXe siècle doit tout son élan à Lalique. Non seulement son collaborateur Eugène Feuillâtre, mais aussi les frères Falize, Georges Fouquet, Henri Vever, combien d’autres, s’inspirèrent de ses recherches et de ses audaces.

Préoccupation sociale d’importance, l’aménagement du décor de la rue était l’un des buts que se proposaient les hommes de l’Art nouveau. Aussi bien prêtèrent-ils une attention particulière à l’affiche, pièce maîtresse du paysage urbain. L’inspiration botticellienne et préraphaélite, chère à Eugène Grasset et à Paul Berthon, étala sur les murs et les palissades de sveltes créatures échevelées errant dans des paysages feuillus, une fleur à la main. Mais le plus célèbre affichiste de 1900 – dans l’esprit de l’Art nouveau qui ne toucha pas Toulouse-Lautrec – reste Alphonse Mucha (1860-1939). Ses affiches pour Sarah Bernhardt le consacrèrent, mais il fut aussi un pédagogue et un décorateur de talent, très représentatif des tendances contradictoires de l’Art nouveau par son impossibilité à choisir entre l’excès floral et les lignes abstraites.

Allemagne

Le plus important centre artistique de l’Allemagne au XIXe siècle est Munich. La dynastie des Wittelsbach, qui régnait sur la Bavière, avait toujours favorisé les arts – un Louis II y sacrifia tout – et le climat culturel de leur capitale était très stimulant. La voie est ouverte à toutes les audaces; Simplicissimus et Jugend paraissent simultanément à Munich en 1896: ce sont les deux journaux les plus âprement satiriques que l’Allemagne ait jamais imprimés. Jugend surtout, pacifiste et anticlérical, combat aussi pour un nouvel art. Ses couvertures en couleurs, ainsi que ses illustrations, confiées à la même équipe d’artistes donnant dans le goût floral, lui confèrent abusivement, dans l’esprit du public, le rôle d’initiateur du nouveau style. L’expression Jugendstil apparaît: elle est restée attachée à toutes les manifestations de l’art «fin de siècle» en Allemagne (historiquement, il conviendrait de tenir compte d’abord du groupe Pan, fondé en 1894, suivi des initiatives du Cercle de Hambourg).

La septième Exposition internationale d’art a lieu à Munich en juin 1897. Les jeunes artistes qu’appuient certains hauts fonctionnaires de la cour ont obtenu, pour la première fois, l’ouverture d’une section réservée aux arts décoratifs: on est surpris de découvrir, au milieu de pastiches éhontés, des œuvres de Gallé. Trois membres des «Ateliers réunis pour l’art et l’artisanat», qui grouperont la plupart des artistes munichois se réclamant du Jugendstil, sont présents. Hermann Obrist (1863-1927), l’un des futurs pionniers de l’art abstrait, ancien étudiant en sciences naturelles dont les connaissances sont très étendues, s’est spécialisé dans la broderie: ses panneaux sont les meilleures manifestations du «floralisme» allemand. Otto Eckmann (1865-1902), ancien élève de l’École des arts décoratifs de Hambourg, sa ville natale, a complètement renouvelé la typographie allemande qu’il dotera de plusieurs alphabets, du plus floral au plus abstrait. Avec August Endell (1871-1925), philosophe de formation, surgit un représentant du linéarisme pur, qui tenta de rivaliser avec la nature en cherchant, dans l’analyse de ses formes, le secret des impressions qu’elle produit.

Cette même année 1897, une véritable révolution a lieu dans la principauté de Hesse-Darmstadt. Le grand-duc régnant, Ernst-Ludwig, acquis aux nouvelles idées artistiques, décide de transformer totalement deux pièces de son palais sous la direction de deux architectes anglais, Baillie Scott et Charles Robert Ashbee. Soutenu par l’éditeur Alexandre Koch, fondateur d’une revue d’art qui publie uniquement les textes des tenants de l’Art nouveau, Ernst-Ludwig rêve d’installer une colonie d’architectes, de peintres, de sculpteurs, de décorateurs dans sa capitale de 137 000 habitants. Il offre un terrain et une pension, promet des clients. Darmstadt accueille de fait plusieurs artistes, parmi lesquels Josef-Maria Olbrich, jeune architecte autrichien déjà célèbre, et surtout Peter Behrens (1868-1940). Ce Hambourgeois, qui avait œuvré dans toutes les branches de la décoration, travaillait à Munich depuis 1890. Il construit à Darmstadt une maison, vrai hymne à la ligne droite. Behrens va bientôt devenir le fondateur de l’école rationaliste allemande. Nombre de ses confrères qui jouèrent un rôle international dans la suite, Gropius et Mies van der Rohe entre autres, travaillèrent dans son agence. En 1910, Le Corbusier fit chez lui un stage de cinq mois.

Ainsi, dès les premières années du XXe siècle, le floralisme était mort en Allemagne. L’expérience de Darmstadt avait prouvé qu’en se livrant à diverses expériences en toute liberté les artistes aboutissaient à un nouvel idéal caractérisé par la rigueur de la forme. C’est en Autriche que cette seconde, et décisive étape de purification, fut accomplie.

Autriche

Autour de 1900, la vie artistique viennoise était pratiquement éteinte. Les beaux-arts n’intéressaient pas l’empereur FrançoisJoseph. La ville était livrée à l’académisme le plus grotesque: le palais du Reichsrat avait été traité comme une succession de temples néo-grecs; l’hôtel de ville était néo-gothique; l’université, dans le style Renaissance.

Vienne commençait cependant à s’ouvrir au nouvel esprit du temps. Dix-neuf artistes se réunissent, le 3 avril 1897, et fondent la Sécession: l’inspirateur de ce groupe d’avant-garde, qui va s’exprimer en dehors des salons officiels, est le peintre Gustav Klimt (1862-1918). Désormais, tout ce qui est nouveau se veut «sécessionniste». Cette épithète désignera la version de l’Art nouveau, la plus tardive, mais aussi la plus féconde: la version autrichienne.

En architecture, l’initiateur en est Otto Wagner (1841-1918). Pasticheur repenti, il déclare à ses étudiants que «seul ce qui est pratique peut être beau» et aussi qu’il faut «être simple et laisser voir franchement la construction et les matériaux». Après quelques incursions dans le floralisme, sa Caisse d’épargne de Vienne (1904-1906) apparaît comme un classique du dépouillement. Josef-Maria Olbrich (1867-1908), son élève, se sent souvent écartelé entre les motifs de flamme et la géométrie. Tandis qu’avec Josef Hoffmann (1870-1956), autre élève de Wagner et membre de la Sécession, l’âge de l’ornement est prêt de se clore. Il figure parmi les membres fondateurs des ateliers viennois (Wiener Werkstätte ), qui ont pour but avoué de «mettre en contact intime le public avec les créateurs et les artisans en fabriquant des objets d’usage simples et bons, prenant pour premier principe l’utilité». Dès 1904, les constructions de Hoffmann sont dénoncées comme cubiques et froides. Bientôt, l’architecte donna toute sa mesure: de 1905 à 1911, il bâtit à Bruxelles la résidence du financier belge Adolphe Stoclet. Implanté dans un quartier bourgeois, cet édifice ne provoqua pas moins de scandale que les demeures de Horta dont il dérivait directement. L’Art nouveau, né à Bruxelles, revenait y mourir. Débarrassée de l’ornement, magnifiquement servie par l’emploi exclusif de matériaux précieux, la forme pure s’imposait.

Le coup de grâce à l’ornement fut donné par un Autrichien venu de province et né la même année que Hoffmann, Adolphe Loos (1870-1933). Il séjourna trois ans aux États-Unis, puis s’installa à Vienne. Attaquant aussitôt ses confrères pour «délits» d’ornementation, il mit en pratique ses principes: toits plats, murs lisses, fenêtres sans encadrement, configuration nette des locaux. Loos, habitant le cœur d’un empire où régnaient le pastiche et le folklore, esquissa dans une illumination prophétique le panorama de la cité future: «Nous avons vaincu l’ornement: nous avons appris à nous en passer. Voici venir un siècle neuf où va se réaliser la plus belle des promesses. Bientôt les rues des villes resplendiront comme de grands murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la capitale du Ciel.»

Espagne

Dans les années quatre-vingt-quinze, à Barcelone, les courants intellectuels qui agitaient alors l’Europe devaient obligatoirement rencontrer les aspirations de l’intelligentsia catalane, depuis toujours ouverte aux influences du reste du continent. Mais les artistes épris de nouveauté n’avaient d’audience que dans des milieux très restreints: les néo-classiques tenaient le haut du pavé, allant jusqu’à présenter l’art du pastiche comme la mission des bâtisseurs de ce temps. Or, apparut un jour un certain Antonio Gaudí y Cornet (1852-1926).

Fils d’artisan forgeron, Gaudí, après des études à l’école d’architecture de Barcelone, eut la chance de faire la connaissance d’un mécène qui le soutint toute sa vie: sans l’appui du puissant Eusebio Güell, Gaudí n’aurait pu, la plupart du temps, aller jusqu’au bout de son exigeante inspiration. Le chef-d’œuvre de l’architecte, l’église de la Sagrada Familia, resta d’ailleurs inachevé, faute de fonds. Gothique d’inspiration, ce monument résume la ferveur religieuse de Gaudí et ses prodigieuses audaces techniques dont on commence seulement à entrevoir toute la portée. Il est difficile d’aller plus loin que lui, tant dans la manipulation des matériaux que dans celle des formes, déjà attestée dans ses constructions civiles. Voici l’architecture naturiste que demandait Ruskin: son chef-d’œuvre est le parc Güell, où la volonté de l’architecte a été que son travail fasse corps avec la végétation.

Le Corbusier, dans une préface à un album des œuvres de Gaudí, a raconté comment il avait découvert ce génie catalan – qui ne suscita guère de vocations, à l’exception de F. Berenguer. En 1928, appelé à Madrid pour faire une conférence, il s’était arrêté à Barcelone: «Y a-t-il antagonisme entre le constructeur des caisses à savon et 1900?» demande Le Corbusier; la réponse est non. Mais Salvador Dalí a peut-être aussi raison de voir dans l’architecture de Gaudí le besoin de refuge dans un monde idéal, rêve de l’enfance.

Italie

La version italienne de l’Art nouveau est connue sous le nom de style Liberty, du nom du célèbre marchand anglais A. L. Liberty qui avait créé à Londres, en 1875, un magasin de décoration dont les productions furent exportées sur le continent. La première Exposition internationale d’art décoratif moderne eut lieu à Turin en 1902. Tous les maîtres de l’Art nouveau européen y exposèrent, leur exemple stimula les architectes de la péninsule. À Turin même, l’ingénieur-architecte Pietro Fenoglio, sans toucher à la structure traditionnelle de l’immeuble bourgeois du XIXe siècle, y introduisit – en particulier dans son hôtel du corso Francia – toute la stylistique ornementale déjà très vulgarisée en Europe. Son confrère Antonio Vandone fait de même, avec toutefois des audaces dans le traitement du fer forgé. Le plus célèbre architecte du style Liberty est Giuseppe Sommaruga, élève de Wagner, mais il ne s’est jamais évadé du néo-classicisme, comme dans le palais Castiglioni à Milan. On peut encore citer Gino Coppede et Raymond d’Aronco comme les plus connus parmi les constructeurs de cette période. En tout état de cause, le bilan du Floreale est maigre en Italie: trop superficiel et trop éclectique, sans volonté révolutionnaire.

2. Problématique

Le modern style apparaît comme un phénomène de portée européenne sinon, plus largement, occidentale (puisqu’il toucha les États-Unis), symbiose des contradictions culturelles qui marquent et singularisent la dernière décennie du XIXe siècle et le début du XXe. Phénomène idéologique et langage privilégié, il peut être appréhendé comme «formation discursive», structure sémiologique, discours ou rhétorique de tradition baroque.

Composantes du mouvement

Le modern style, c’est tout ensemble le renoncement aux références encyclopédiques, aux modèles combinés de l’historicisme et l’aspiration à élaborer un langage international; c’est la volonté de réduire la distance entre les arts réputés majeurs (architecture, sculpture, peinture) et les arts «appliqués» à la vie quotidienne réputés décoratifs (mobilier, bijou, livre, affiche, mode), afin de susciter une «réunion de tous les arts» (Gesamtkunstwerk ); c’est la valorisation de l’objet et l’exhibition de l’invention à partir de données naturalistes, anthropomorphiques ou choisies dans la flore et la faune; c’est l’ambition de créer un environnement marquant, remarquable, pimenté de signes érotiques. Le modern style, c’est le lieu des lourdeurs emphatiques et des courbes flexueuses, des formes voluptueuses et des lignes grêles, serpentines, agiles, ondulantes, des méandres, volutes, torsions, distorsions et divagations de la matière, des entrelacs, spirales, arabesques et des surfaces incisées, gonflées, fouettées, lacérées, tordues, amincies, des profils aigus et des couleurs tendres, irisées, des tons pastel (bleus pâles, gris, verts pâles, roses, mauves, beiges) et des parfums sucrés (violette, lilas), de la lettre boursouflée et de l’alphabet chantourné. C’est aussi le lieu qui privilégie les ordonnances asymétriques et la symbolique ornementale sur le mode de rythmes musicaux. Lieu enfin de performances plastiques et de métamorphoses, le modern style repose sur l’idée d’informer (informare ) des structures organiques fondées sur les goûts morbides, les penchants pervers, la cachexie morale d’une société bourgeoise qui, sous la pression d’une évolution économique trop rapide, avait perdu l’équilibre de ses conduites. C’est un flux houleux de pulsions irrationnelles que ses images floconneuses d’enroulement et de déroulement impriment au bibelot, au meuble, au bijou, au tissu, à l’affiche, au livre, au panneau ornemental, à la modénature architecturale. Bachelard aurait pu y découvrir, à partir de sa phénoménologie du contre, face au cogito cartésien et face au géométrisme mécanicien, la protestation d’un «cogito pétrisseur», un appel aux forces de la nature: pétrie, malaxée, modelée, la pâte demande au feu solidifiant de convertir la fleur en vase, le paon en tête de lit, le cygne en pendentif, la femme en vide-poche, le cendrier en berlingot, la broche en pâquerette, la chauve-souris en jardinière, la pendule en coq chantant. Moulée, elle s’offre au ciseau du sculpteur, à la cisaille du ferronnier, à la gouge de l’ornemaniste, au four du bronzier, pour métamorphoser la bouche de métro en jardin des plantes, le bénitier en coquillage, le bec de gaz en feuille d’acanthe, le réverbère en caryatide, le guéridon en libellule, le piano en monstre chinois et le phonographe en volubilis.

Une dimension de la gratuité

La parodie vient éclairer une idée-force de l’époque. Le dessein des artistes de l’Art nouveau a tendu incontestablement, entre les années 1890 et 1900, vers la constitution d’un syntagme du superflu, vers la formulation d’un langage de l’inutile. Aux fonctionnalités fondamentales, ajouter ou surajouter une dimension esthétique complémentaire, c’est peut-être, comme le disait Fénelon,«tourner en ornement les choses nécessaires»; c’est, surtout, tendre à introduire dans l’œuvre une dose plus ou moins forte de gratuité, c’est répondre au goût d’une époque saturée de biens, c’est contribuer à constituer un environnement kitsch , non pas imposé par l’autorité d’un créateur, mais appelé par la sensibilité du consommateur. Entendu comme «dimension de la gratuité», le kitsch tend à anesthésier la fonction (toujours raisonnable) au profit d’un besoin plus ou moins luxueux d’images, de satisfactions visuelles, de rêves, de symboles. Le kitsch, c’est le monde des formes aberrantes, du discours erratique des objets insensés, superflus, obsédants, celui-là même qui, déjà, se déploya au XVIe siècle, profitant des fortunes accumulées par les banquiers et les riches armateurs de l’époque maniériste, «où le luxe, comme le dit A. Chastel, se distingue mal de l’attrait pour toutes les formes merveilleuses». Il débouche à la limite sur le gadget, facteur d’un système motivé par les besoins d’une compensation ludique implicite ou explicite, sinon par une attitude active ou contemplative. Et si le pop’art, la nouvelle figuration, le nouveau réalisme, le délire hippy et la vague d’érotisme des années 1960-1970 peuvent être considérés, d’un point de vue sociologique, comme retour aux sources vives de la nature avant l’emprise présumée de la cybernétique impliquée dans l’ère postindustrielle, le kitsch attaché au modern style enfermait, lui, une claire protestation de la sensibilité et un ultime sursaut du génie artisanal menacé par la montée de l’industrialisation.

L’architecture-objet

Bijoux (Jensen, Lalique, etc.), vases ornés de Gallé, verre irisé de Tiffany, vignettes, reliures, images (Grasset, Toorop), affiches (Toulouse-Lautrec, Chéret, Steinlen, Cappiello, Mucha), frontispices, compositions (Gauguin, Klimt), illustrations (Beardsley, Bonnard, Maurice Denis), porcelaines (Taxile Doat et Bracquemond), grès, céramiques, tentures, gravures (Burne-Jones, Valotton, Corinth), meubles (Mackintosh, Serrurier-Bovy), verres polychromes doublés et gravés (Rousseau, Léveillé), papiers peints (Morris), cristaux du Val Saint-Lambert et de Daum, fer forgé de Hoosemans, verre soufflé de Koepping, gravures (Bradley, Munch, Gauguin), pâtes de verre, argenterie, vases, cuivres, etc., tout ce micro-environnement manipulable a fourni à l’architecte de l’époque et les facteurs d’ordre stylistique, formel, sémiologique, et les axes sémantiques lui permettant de traiter le fait architectural lui-même comme un objet auquel il allait vouer des soins attentifs, privilégiés, insolites, pour répondre à des impératifs sociaux de prestige. Parmi une rare constellation de formes hétérogènes, parmi un exceptionnel ensemble de continuités dispersées, surgit une architecture conçue comme spectacle plastique, comme prolongement de l’objet d’usage quotidien, imaginée comme indépendante du discours urbain, comme sème autonome. L’époque 1900 a vu se cristalliser la notion d’architecture-objet , à savoir l’immeuble, privé ou public, conçu, implanté et élevé comme une œuvre strictement individualisée, sans résonance intentionnelle sur le voisinage immédiat et dans l’ignorance presque absolue des problèmes soulevés par le fonctionnement de la ville comprise comme organisme. Autrement dit, l’architecture-objet telle que l’ont élaborée les architectes du modern style tend à traiter un projet quelconque comme étranger à toute structure urbaine: maître d’œuvre et architecte (ce dernier fût-il entrepreneur) disposent dès lors d’un pouvoir combiné et quasi souverain. En tant que moyen de communication inter-individuel, moyen d’échanges humains (voir la cité médiévale), l’architecture a échappé à la pensée de Le Corbusier, relais entre 1900 et aujourd’hui, relais génial, historiquement nécessaire et dangereusement praticable; surtout dangereux en ce sens que ses hypothèses urbanistiques sont précisément fondées sur l’articulation et la ségrégation d’objets isolés, notions qu’il faudrait combattre à tous les niveaux au profit des notions de mécanisme urbain et d’environnement. Au passif du modern style s’inscrirait donc la déviation de l’architecture – sanctionnée par le Bauhaus – contradictoirement héroïsée comme productrice d’objets au sein d’une civilisation urbaine théoriquement fondée sur des fonctionnements généraux, des liaisons organiques, des notions collectives. Le modern style s’est en cela curieusement écarté des modèles fournis par le XVIIIe siècle, c’est-à-dire les grands ensembles urbains (Nancy, Londres, Paris, etc.), où l’habitation individuelle s’intègre harmonieusement à des partis collectifs et instaure un code qui sera utilisé par l’Europe entière. Cependant, après les désagrégations du XIXe siècle, on peut considérer le modern style comme s’attachant, contradictoirement, à transposer aux hôtels de la nouvelle bourgeoisie marchande et industrielle la forme globalisante d’équipement et de décoration appliquée aux édifices publics et aux grands hôtels privés du XVIIIe siècle, bref la structure d’ambiance.

Structures d’ambiance

Contrairement à l’opinion courante, l’époque 1900 n’est pas à l’origine du concept d’ensemble mobilier: elle a adopté, répandu, généralisé une formule d’équipement inaugurée en France par Germain Boffrand: à savoir un environnement privé cohérent, pensé comme système culturel de signes. Horta, Guimard, Gaudí, Van de Velde, Mackintosh, Hoffmann, Saarinen sont les plus brillants créateurs de structures d’ambiance où les matières étonnantes, les couleurs tendres, les lignes courbes, la lumière tamisée, les volumes souples, les espaces transparents, les plans rénovés, les ossatures apparentes, les meubles complexes, les objets délirants entrent en relation pour soutenir une esthétique curvilinéaire, accuser le symbolisme de la ligne flexueuse et rassembler toutes les velléités pittoresques et scripturales de l’Art nouveau. Ainsi, après qu’il eut imposé ses dimensions à l’architecture, l’objet s’est incorporé au domaine architectural. C’est bien ici, en tout cas – dans ces ensembles où meubles et décors sont conçus, sinon imposés par l’architecte –, que, devenue par excellence l’instrument d’unification du style, la ligne ondoyante convie irrésistiblement la durée du regard. Gonflée ou amincie, flexible comme une liane, elle court aux rampes d’escalier, s’insinue à travers le plomb des vitraux, étend les branches des lustres, soutient la pierre en larmes des corniches, frontons et embrasures. D’une certaine manière, on arriverait même à y découvrir le signe du «serpentement» individuel dont parle Bergson, serpentement qui donnerait «la clef de tout»: Van de Velde s’appuyait précisément sur la théorie néo-romantique de l’Einfühlung – projection des états affectifs dans les objets qu’on ferait ainsi participer inconsciemment d’un dynamisme humain – pour affirmer que la ligne «représente en premier lieu le mouvement provoqué par la vie intérieure». La ligne révélerait alors l’intervention du moi tout en se fondant sur la sensation induite par elle (les bras incurvés d’un fauteuil exprimeraient la tendance à s’appuyer, la courbe ample d’un bureau porterait à la méditation et au travail, la diagonale d’un piétement entrerait «en sympathie psychologique avec le mouvement de se lever»). Ce processus ferait s’imbriquer intimement des facteurs contradictoires, rationnels et irrationnels, et donnerait naissance à une singulière morphologie: fluences plastiques et fonctions centrales commanderaient sous une même étreinte l’avenir d’une forme; les premières seraient le complément contradictoire des secondes. Cette morphologie relèverait-elle du dualisme antagoniste dont Stéphane Lupasco fera, vers les années 1935, le socle d’une nouvelle manière de penser? Plus simplement, elle pourrait tout entière se réclamer d’un précepte de Léonard de Vinci qui recommandait, dans une des leçons réunies dans le Traité de la peinture , de chercher, «dans chaque objet, la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue [...] une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur».

Le langage de l’ambiguïté

L’unité du modern style n’est confuse que parce qu’elle se dérobe sans cesse à la clarté du sens unique, à moins que, dès l’instant où elle s’identifie au symbolisme, elle ne se ramène à une traduction du concept «liberté» (lequel serait, pour les violents – et selon la Revue blanche , 1892 –, assimilable à l’anarchie): celle-là même qui ne semble démasquer les ambiguïtés de la vie quotidienne que pour mieux les incorporer au domaine de la plastique. Beardsley et Klimt, Gaudí et Horta, Guimard et Khnopff, Mackintosh et Toorop, tous merveilleux comptables de l’incompatible, font de la contradiction (matériaux, lignes, couleurs, dimensions, matières, volumes, espaces, transparences, opacités, êtres, objets) un principe créateur fondamental et le ressort d’une tension simultanément physique (ou plastique) et psychologique (ou psychique). «Les preux casqués d’or froid» de Jean Lorrain, «les serpents violets des rêves» et les «deuils verts de l’amour» de Maurice Maeterlinck ou «l’angélique vampire» d’Albert Samain entretiennent des rapports certains avec la femme-panthère de Khnopff, la femme-pieuvre de Carabin, les filles-fleurs de Toorop, les sphinx, androgynes ou ganymèdes de Beardsley, Rossetti, Wilde, lesquels auraient pu être peints «avec du lilas tourné au blanc» ou «du vert laitue trempé de lait» (J. K. Huysmans, 1883). Pour Oscar Wilde, il importe de saisir «le système hégélien des contraires» (système où les «vérités métaphysiques» peuvent apparaître comme «les vérités des masques», où «une vérité artistique est celle dont le contraire est également vrai»). Pour Gustave Kahn, «l’évocatrice sorcellerie des hasards suscite des similitudes» et l’époque associe volontiers mysticisme et érotisme (Klimt, Toorop), l’érotisme symbolique (Rops) et le symbolisme érotique (Moreau); mais, au niveau des structures, elle s’attache tout aussi fortement à fondre le Moyen Âge et le contemporain: ainsi Gaudí, Horta, Guimard ajoutent l’ambiguïté radicale de la poésie, de la littérature, des arts graphiques, de la peinture, des arts dits «décoratifs» à la trame et aux flancs du phénomène architectural. Curieusement, le professeur Robert Venturi néglige l’architecture modern style – mis à part une rapide allusion à Gaudí – dans le texte fondamental où il défend l’irrationalité, l’équivoque, l’ambivalence contre les excès du fonctionnalisme régnant (De l’ambiguïté en architecture ); relevées avec tant de pertinence dans l’architecture maniériste et baroque italienne (où elles se manifestent de différentes façons: phénomène du «à la fois», double fonction, juxtaposition, etc.), ces valeurs constituent les éléments dominants du langage de l’architecture des années 1890-1900, en suscitant plusieurs niveaux de signification; ceux-ci permettent d’utiliser et de lire les œuvres de plusieurs manières à la fois et rendent compte du riche contenu des ouvrages de Mackintosh, de Gaudí, de Horta, de Guimard et de tant d’autres.

Instruments de communication

Indice de l’extraordinaire et rapide diffusion internationale du modern style – phénomène éphémère, pourtant –, se multiplient les périodiques réputés d’avant-garde (on en a compté une centaine vers les années 1890); ils constituent de véritables supports publicitaires associant généralement les arts et la littérature; ils se font agents de propagation d’idées, d’images nettement orientées; ils excitent simultanément au pastiche et à la création, à la copie et à l’invention, et fournissent de précieuses informations aux spécialistes. Parmi les plus influents, citons L’Art moderne (Bruxelles, 1880), La Revue wagnérienne (Paris, 1885), La Wallonie (Liège, 1886), La Plume (Paris, 1889), Le Japon artistique (Paris, 1888-1891), Le Mercure de France (Paris, 1890), L’Image (Paris, 1890), la Revue blanche (Liège, 1889; Paris, 1891), Le Réveil (Bruxelles, 1891), L’Art et l’idée (Paris, 1892), The Studio (Londres, 1893), Van Nu en Straks (Bruxelles, 1893), The Yellow Book (Londres, 1894), Der Architekt (Vienne, 1894), Pan (Berlin, 1895), The Evergreen (Édimbourg, 1895-1900), Ateneum (Helsingfors, 1895-1903), Arte (Coïmbre, 1895-1896), Jugend (Munich, 1896), L’Art décoratif (Paris, 1898), Ver sacrum (Vienne, 1898), Moderne Bauformen (Stuttgart, 1900).

Ces périodiques ont joué un rôle essentiel dans l’évolution du goût et dans la diffusion du symbolisme; il faut signaler aussi l’importance d’une nouvelle formule commerciale tendant à offrir au consommateur des ensembles mobiliers unifiés par le style: en 1861, Morris crée à Londres le premier magasin d’ameublement et de décoration; la firme anglaise Liberty est représentée en 1889 à Bruxelles par la Compagnie japonaise; elle ouvre aussi à Paris un magasin (disparu en 1931) qui introduit en France les papiers peints et tissus de Voysey, Mackmurdo, Morris, Knappe; Bing réunit à Paris en 1896 un atelier de création et une boutique pour diffuser les meubles de Van de Velde, Colonna, de Feure, Gaillard, les bijoux de Morren et de Lalique, la verrerie de Tiffany et de Gallé, la céramique de Finch; la même année, la Galerie des artistes modernes groupe les architectes Plumet et Selmersheim, le potier Moureau-Nelaton, le décorateur Aubert, les sculpteurs créateurs de meubles Charpentier et Dampt; à Paris encore, le critique d’art allemand Meier-Graefe inaugure en 1897 la Maison moderne, tandis que s’ouvre à Nancy la Maison Majorelle qui, avec trente ouvriers, se lance dans la production de meubles en série; H. Van de Velde en 1898 fonde à Bruxelles la société qui porte son nom pour l’exploitation des «arts d’industrie, de construction et d’ornementation»; en 1900, dans l’entreprise Gallé, qui produit des «meubles parlants» depuis 1892 («la table aux herbes potagères», «les mauvaises plantes de la terre», «les fruits de l’esprit», etc.), près de trois cents ouvriers travaillent. Des entreprises similaires se sont installées, entre-temps, en Italie, en Allemagne, en Autriche. Entre-temps encore, les expositions internationales (Paris 1878, Paris 1889, Chicago 1893, Bruxelles et Tervueren 1897, Paris 1900, Turin 1902), locales ou itinérantes (les XX à Bruxelles dès 1884, le groupe Mackintosh à Liège en 1895, à Londres en 1896, à Vienne en 1900, à Dresde en 1901, à Turin en 1902, la Libre Esthétique à Bruxelles depuis 1894, la Arts and Crafts Exhibition Society à Londres depuis 1888, les Arts décoratifs à Paris à partir de 1891, le groupe Sécession à Vienne depuis 1897) soutiennent l’intérêt pour toutes les manifestations d’un style accusant, en définitive, le défi d’une classe et non le consentement d’une communauté, quoiqu’il ait su habilement trouver dans la nature le long ressort de toutes ses libertés, en deçà et au-delà de la culture de classe.

Flambée et extinction d’une décennie (1890-1900)

Après Londres et Glasgow, où se forme en 1890 le groupe The Four sous la direction de Mackintosh, vient le tour de Bruxelles (avec Hankar, Horta, Van de Velde et la fondation de la Libre Esthétique en 1894), de Munich (en 1895, avec Endell, Riemerschmid, Behrens) et de Paris (entre 1896 et 1903, la maison animée par Bing est désignée comme le «laboratoire de l’Art nouveau»; l’Exposition universelle de 1900 et plus de trois cents salles de restaurants acclimatent le modern style). Tels furent successivement les centres où s’élabora et se diffusa le «baroque 1900», mouvement inséparable des arrière-plans préraphaélites ou symbolistes, de la poétique stimulante de Gauguin, Van Gogh, Munch, Toulouse-Lautrec – même s’ils s’enlacent parfois aux sources japonaises ou ignorent les références celtiques (privilégiées en Angleterre, en Écosse, en Irlande) –, ces modèles demeurent fondamentaux, du paradigme architectonique gothique (soutenu comme tel par Pugin, Viollet-le-Duc, Ruskin, Morris) et de la fascination exercée par l’artisanat médiéval (fascination étayée par Morris). Le modern style avait trouvé paradoxalement ses rampes de lancement dans le pays qui fut alors à la pointe de l’industrialisation issue du capitalisme charbonnier: la Grande-Bretagne; c’est là aussi que prend corps un courant antithétique amorcé à Londres dès 1888 par Charles F. A. Voysey, précurseur d’une architecture austère, dépouillée, sans courbe ni moulure (habitation au Bedford Park, 1888; pavillon à Kensington, 1891). Toutefois, c’est à Vienne qu’Otto Wagner et son jeune disciple Olbrich s’entendent, en 1894, pour poser les principes d’une architecture qui affirme la primauté de la structure sur le décor, de la raison sur l’imaginaire, de la fonction sur la fantaisie. En réclamant dès 1897 la suppression radicale de tout ornement, Loos adopte même une position plus rigoureuse encore. L’école de Vienne fait dès lors le pont entre l’école de Glasgow et la jeune école de Chicago que conduit Sullivan et dont les conceptions rationnelles exigent la ligne droite, le carré, le rectangle, la sécurité d’un centre de symétrie, la rigueur des formes polyédriques, une définition de l’espace construit autour des axes de la perspective classique. Vers 1904, Riemerschmid et Behrens en Allemagne se rallient à cette tendance; Auguste Perret, Tony Garnier en France, Robert Maillart en Suisse ouvrent pratiquement l’ère du béton armé. Et tandis que le cubisme (1906-1914) assume le rôle expérimental que la peinture a toujours joué vis-à-vis de l’architecture, la fondation en Allemagne du Deutscher Werkbund (1907), association destinée à favoriser la conception de formes appropriées à la fabrication industrielle, brise définitivement les tendances du modern style, qui, jusqu’en 1914, ne se survivra que sporadiquement.

modern style nom masculin invariable (anglais modern style) Une des dénominations françaises de l'Art nouveau.

modern style
n. m. inv. et adj. inv. Nom anglo-saxon de l'art nouveau.

⇒MODERN STYLE, subst. masc. et adj.
I.Subst. masc. Style d'art décoratif en vogue dans l'ameublement et dans l'architecture aux environs de 1900, caractérisé par l'usage des lignes courbes et par une profusion d'ornements tirés de la flore et de la faune aquatique. Synon. art moderne, style «nouille», style 1900. Le «modern style» se constituait: iris, vigne-vierge, feuille de platane et de marronnier (FEBVRE, Combats pour hist., La vie, cette enquête continue, 1935, p.46). [La cave à liqueurs] était (...) du plus pur modern' style et rappelait cette décoration en langouste, liseron et rubans entrelacés (FARGUE, Piéton Paris, 1939, p.249):
♦ On a souri du style décoratif fin de siècle, ou encore modern-style, ou 1900, de ses femmes nues ou à jupes évasées, (...) des arabesques florales qui, faisant sinuer les verreries de l'école de Nancy, les meubles de Majorelle, l'attifement de Sarah Bernhardt sur ses affiches, ou les ferronneries des entrées de métro, ont mérité à ce style son autre nom: le style nouille.
CASSOU, Arts plast. contemp., 1960, p.20.
II.Adj. Qui adopte, présente ce style de décoration. Ce rez de chaussée plein de fioritures typographiques art nouveau, plein d'enjolivements modern style (PÉGUY, Argent, 1913, p.1186). Une pâtisserie en pitchpin aux courbes modern-style rajeunissait les pierres d'une vieille maison Renaissance (MALÈGUE, Augustin, t.2, 1933, p.17).
P. ext., dans le domaine littér., soc. Qui innove, qui est ou a été en vogue. Un joli petit appartement Louis XV, où l'on puisse lire des vers gentils et modern style (BERNANOS, Lettres inéd., 1905, p.1727). À Amsterdam, des religieuses, elles aussi en civil, élégamment vêtues même, inaugurent un couvent modern-style: télévision, cigarettes (La Nef, oct. 1970, p.83). C'est l'époque, encore, de l'art pour l'art, du symbolisme qui, parfois se fait «modern' style». C'est le temps de Mallarmé, en France, et de Stefan George, en Allemagne. Mais c'est aussi celui d'Oscar Wilde, en Angleterre (Télérama, 23 févr. 1974, p.77, col.2).
Prononc. et Orth.:[]. Modern-style (CASSOU, MALÈGUE, supra) ou, sous la forme angl., modern style. Modern' style (FARGUE, supra), comme par élision d'un hypothétique e. Étymol. et Hist. 1.[1896 subst. (Le Figaro d'apr. Pt ROB. et DAUZAT 1964)] 1898 (Vie au grand air, p.88, col.3 ds BONN., p.94); 2. 1898 adj. (A. JARRY, Le Loubing the louf, Œuvres complètes, t.8, p.126 ds REY-GAGNON Anglic.). Empr. à l'expr. angl. comp. de style, empr. à l'a. fr. et de modern, de même orig. que le fr. moderne, att. dep. 1883 (MARK TWAIN ds NED Suppl.2) au sens gén. de «style moderne» sans qu'il désigne un style particulier comme en français. Bbg. QUEM. DDL t.18.

modern style [mɔdɛʀnstil] n. m. et adj.
ÉTYM. 1896, le Figaro; mots angl. « style moderne ».
Tendance artistique née dans les dernières années du XIXe siècle et développée au début du XXe, caractérisée par l'utilisation presque exclusive de courbes naturelles stylisées, inspirées le plus souvent de la flore.
1 (…) c'était dans le domaine de ces derniers (les arts appliqués) que naissait (…) l'art sylvestre et floral d'Émile Gallé (…) Dûment stylisée, cette flore sinueuse commençait d'envahir le socle des monuments publics et la façade des hôtels bourgeois. Le « modern style » se constituait : iris, vigne vierge, feuilles de platane et de marronnier (…) le décor entier de notre vie s'abîmait dans une orgie de fleurs en bois sculpté et des rameaux en bronze.
Lucien Febvre, l'Enquête continue, in Encycl. franç., XVII, 94.4.
Adj. (1911). || Bouches de métro modern style de Guimard.
2 On le conduit dans un boudoir modern style, gris souris et rose pâle.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. II, XIV, p. 154.
REM. Dans ses premiers emplois, l'expression était parfois francisée et écrite moderne style.
3 Le croiseur s'appelait « Jeanne d'Arc », ce que M. Loubet, bon historien, jugea très suffisamment première croisade et moderne style.
A. Jarry, Gestes, Le loubing the loub, in Œ. compl., t. VII, p. 126 (1902).

Encyclopédie Universelle. 2012.