NICARAGUA
Bordé à l’est par l’Atlantique et à l’ouest par le Pacifique, au nord par le Honduras et au sud par le Costa Rica, le Nicaragua est le plus grand pays d’Amérique centrale avec 130 000 kilomètres carrés. En son centre se dressent plusieurs cordillères: Isabelia, Dariense, Chontalena; une chaîne de volcans dont certains restent actifs se dégage parallèlement à la côte pacifique, formant la cordillère Los Maribios. Le pays comprend deux grands lacs: le lac de Nicaragua (Cocibolca) et celui de Managua (Xolotlán); le premier contient l’archipel de Solentiname, rendu célèbre par le poète Ernesto Cardenal qui y fonda une communauté.
Le réseau hydrographique est important; le río San Juan, qui longe au sud la frontière costaricienne et se jette dans le lac de Managua, est navigable, ce qui laisse toujours ouverte la possibilité d’un canal entre le lac et le Pacifique. Les pluies sont très abondantes, surtout sur la côte atlantique.
Pays essentiellement agricole, le Nicaragua connaissait avant la révolution de 1979 un taux d’analphabétisme de 50 p. 100. La population, d’une croissance annuelle de 3,4 p. 100, était estimée à 4 millions d’habitants en 1994. Managua, la capitale, a été deux fois détruite par des tremblements de terre en 1931 et en 1972. Autres villes importantes: León, Granada, Esteli, Matagalpa, Bluefields. Le pays comporte seize départements, dont le plus étendu est celui de Zelaya, sur la côte atlantique. Cette dernière, avec 56 p. 100 du territoire national et 9 p. 100 de sa population totale, ne compte que 1,6 habitant au kilomètre carré.
Plusieurs populations indiennes occupent la côte atlantique: environ 120 000 Miskitos sur les rives des fleuves et près de la mer (200 communautés), 15 000 Sumus (32 communautés) à l’intérieur des terres, quelque 1 000 Ramas (5 communautés dans la baie de Bluefields); 25 000 Créoles, descendants des esclaves noirs de l’époque coloniale, vivent principalement autour de Bluefields. La population du versant pacifique et du Centre, descendante des Espagnols, est très métissée. Il résulte de cette variété ethnique l’usage de plusieurs langues à côté de l’espagnol officiel: le miskito, le sumu et l’anglais.
Une opposition s’est instaurée au cours de l’histoire entre la côte atlantique et le reste du pays, du fait des différences géographiques, culturelles, religieuses (la côte pacifique est catholique, et la côte atlantique principalement morave), d’autant plus accentuée que ces deux régions ont connu des colonisations différentes: l’une espagnole, l’autre anglaise. Ainsi, la côte atlantique s’est tournée plus souvent vers le monde anglo-américain que vers le monde hispanique.
1. Histoire
Période précolombienne et époque coloniale
À l’arrivée des Européens, le Nicaragua comportait deux grands groupes linguistiques: l’un d’origine nahualt (régions pacifique et centrale), l’autre d’origine macrochibcha (côte atlantique). Les Miskitos, Sumus et Ramas d’aujourd’hui sont les descendants des anciens groupes macrochibchas venus du Mexique. D’autres migrations, toujours en provenance du Mexique, amenèrent vers le Xe siècle des éléments du groupe nahualt sur le territoire actuel du Nicaragua. Les premiers, semi-nomades, vivaient principalement de la chasse et de la pêche; les groupes nahualts étaient surtout des agriculteurs.
Christophe Colomb apparut sur la côte atlantique dès 1502, mais c’est vers 1519 que les conquérants espagnols, dont le plus connu en ce qui concerne le Nicaragua est Gil González Dávila, commencèrent à s’installer sur les plaines fertiles de la région pacifique. Ils fondèrent Granada en 1524 et León en 1525, qui sera la capitale de la colonie espagnole jusqu’à ce que celle-ci passe sous l’autorité du Guatemala en 1570. Pedrarias Dávila fut le premier gouverneur du Nicaragua (1527-1531). Les premiers esclaves noirs furent introduits dans le pays dès 1542.
Quant à la côte atlantique, les premiers Européens qui eurent réellement des contacts avec ses habitants furent les boucaniers français et anglais. Dès le début du XVIIe siècle, la mer des Antilles constitua le théâtre des rivalités entre l’Espagne, la France et l’Angleterre. La domination espagnole se cantonna dans la région pacifique, tandis que la côte atlantique restait contrôlée par les Anglais à partir de 1655. Ces derniers surent habilement s’attirer la faveur des Miskitos, qui ont toujours farouchement résisté à la colonisation espagnole. Un royaume miskito fut même proclamé en 1687 avec le soutien de la Couronne britannique. Pendant ce temps, d’autres populations noires envoyées par les Anglais s’installaient sur la côte, notamment à Bluefields. De nombreux Noirs s’intégrèrent aux groupes ethniques indiens.
Au début du XIXe siècle, des insurrections populaires éclatent à León, Masaya, Granada, Rivas. La côte atlantique, tournée vers le monde anglo-saxon, reste en dehors des luttes menées contre la Couronne espagnole, tout comme elle restera en dehors de la révolution. Cette histoire différenciée entre la région pacifique et la côte atlantique est fondamentale pour comprendre la personnalité actuelle de ces deux parties du pays.
Luttes intérieures et interventions étrangères
Après un bref rattachement à l’empire mexicain d’Augustin Iturbide (mai 1822-mars 1823), l’Amérique centrale s’organise en République fédérale de Centre-Amérique, dont la Constitution (du 22 nov. 1824) est calquée sur celle des États-Unis: «bel idéal de plagiaires et de théoriciens», ainsi que le reconnut un de ses auteurs. L’anarchie fut en effet la réponse des réalités qu’on avait ignorées. Dès 1838, la Fédération se disloquait, malgré les efforts désespérés de son second président, le «héros unioniste» honduréen Francisco Morazán; le Nicaragua donna l’exemple en faisant sécession et en promulguant sa propre Constitution.
La paix ne revient pas pour autant. Si la rivalité entre León et Granada est partiellement tempérée par le transfert, en 1852, de la capitale à mi-chemin, à Managua, les haines entre «libéraux» et «conservateurs» n’ont rien perdu de leur virulence, les caudillos n’hésitant d’ailleurs pas à faire intervenir les États voisins dans leurs querelles. Et surtout le désarroi du pays facilite l’intervention des grandes puissances en pleine expansion impérialiste. Dès l’époque coloniale, l’Angleterre avait créé dans les vastes territoires de la zone atlantique la fiction d’un «royaume de Mosquitie», s’assurant ainsi le contrôle d’une population négro-indienne (zambos-mosquitos) dont la «capitale» était la bourgade côtière de Bluefields. Cependant, les États-Unis avaient également tourné leurs regards vers la région; la découverte de mines d’or en Californie attirait des foules qui rejoignaient la côte pacifique en traversant l’isthme, et le commodore Vanderbilt avait déjà créé une compagnie qui effectuait cette traversée par le río San Juan et le grand lac de Nicaragua. Le conflit d’intérêts mène presque à la guerre. Finalement, par le traité Clayton-Bulwer (1850), les deux puissances s’engagent à respecter l’indépendance de l’Amérique centrale. En réalité, l’Angleterre abandonne la partie et les États-Unis apparaissent comme les sauveurs de l’indépendance nationale... Mais la guerre civile éclate en 1854 entre le président Fruto Chamorro et le général Máximo Jerez. La faction de ce dernier – qui se qualifie de «démocrate» tandis que les partisans de Chamorro s’affirment «légitimistes» – fait appel à des mercenaires conduits par l’aventurier américain William Walker. Ce dernier entend profiter de l’occasion pour établir à son profit un État esclavagiste en Amérique centrale; s’étant emparé de Granada, il se fait proclamer président. Mais ses excès mêmes réalisent l’union contre lui. Légitimistes et démocrates, ainsi que les autres républiques centraméricaines, conscients du danger, s’allient: c’est la «Campagne nationale» qui se termine par l’expulsion de Walker (mai 1857).
L’antiaméricanisme
Cette équipée laissait le pays dans un état lamentable. Le «régime des Trente Ans» (en fait de 1858 à 1893), avec la succession relativement pacifique de présidents «conservateurs», apporte un certain apaisement. Mais en 1893 une révolution met fin au règne paternaliste des conservateurs et porte au pouvoir le général «libéral» José Santos Zelaya. La réincorporation définitive de la Mosquitie lui confère du prestige, mais ses méthodes de plus en plus dictatoriales lui aliènent l’opinion, tandis que ses velléités «unionistes» dressent contre lui les autres États centraméricains. Et, surtout, son antiaméricanisme ne connaît plus de limites lorsque les États-Unis décident d’abandonner le projet de canal nicaraguayen en faveur de Panamá. Or, pour les États-Unis, l’isthme devient désormais «chasse gardée». C’est en septembre 1901 que Theodore Roosevelt accède au pouvoir: deux mois plus tard est signé le traité Hay-Pauncefote, par lequel la Grande-Bretagne relevait les États-Unis des empêchements prévus par le traité Clayton-Bulwer. Quant aux agitations centraméricaines, la politique du big stick (du gros bâton) allait y mettre bon ordre. Zelaya en fait bientôt l’amère expérience: une révolte «conservatrice» éclate contre lui en 1909, à laquelle le secrétaire d’État du président Taft, Philander C. Knox, manifeste sa sympathie; Zelaya démissionne. Son départ ne met pas fin aux troubles; les forces conservatrices d’Emiliano Chamorro et d’Adolfo Díaz triompheront, mais à quel prix? Dès 1910, un commissaire américain, Dawson, est venu leur dicter la politique que Washington entend leur voir mener; bien plus, de nouveaux troubles ayant éclaté en 1912, les marines débarquent pour consolider le pouvoir de Díaz; ils resteront jusqu’en 1925, en même temps qu’un rigoureux contrôle financier est imposé au pays. Les États-Unis entendent en effet conserver une option sur la voie du San Juan: en 1914, Chamorro, l’homme fort des conservateurs, signe avec eux le traité Bryan-Chamorro qui leur concède à perpétuité tous les droits pour établir le canal par cette voie «ou par toute autre route sur le territoire du Nicaragua», ainsi que la souveraineté absolue, pour une période de quatre-vingt-dix-neuf ans renouvelable, sur deux îles de la côte atlantique, et le droit d’exploiter une base navale dans le golfe de Fonseca. Ce traité provoque une véritable levée de boucliers en Amérique centrale. Le sentiment national est ulcéré et, de plus, le Nicaragua a compromis unilatéralement ses voisins: ni le Costa Rica, coriverain du San Juan, ni le Honduras, ni le Salvador, coriverains du golfe de Fonseca, n’ont été consultés. Les marines s’en vont en 1925, et Chamorro reprend alors le pouvoir par un coup de force qui ouvre une nouvelle période de guerre civile et entraîne, en 1929, leur retour. Cette fois, la haine antiaméricaine se cristallise en une véritable guérilla dont le chef, César Augusto Sandino, devient un héros national. Jusqu’au départ des marines, en 1933, Sandino et ses hommes, retranchés dans les montagnes de Las Segovias, tiennent en échec les soldats américains et la Garde nationale entraînée par des conseillers américains. Ayant alors déposé les armes, Sandino est assassiné sur l’ordre du jeune chef de la garde nationale, le général Anastasio Somoza García.
2. Évolution politique et économique
La période somoziste
C’est une véritable dynastie Somoza qui s’installe avec le soutien des États-Unis à partir de 1936, et qui s’appuiera jusqu’à sa chute, en 1979, sur son redoutable bras armé, la Garde nationale. Anastasio Somoza («Tacho») se maintient au pouvoir jusqu’à son assassinat en 1956. Ses fils, Luis et Anastasio («Tachito»), lui succèdent, respectivement de 1957 à 1963, et à partir de 1967 pour ce dernier après un bref intermède où la présidence est occupée par René Schick (1963-1967), un protégé du clan Somoza.
Grâce à divers stratagèmes allant de l’amendement constitutionnel à l’abrogation pure et simple de la Constitution (comme ce fut le cas en 1971), mais aussi à la répression d’une opposition faible et divisée, la stabilité politique était garantie pour les Somoza. Cette stabilité leur permit d’édifier un véritable empire économique dans le pays (ils possédaient le tiers des terres cultivables et les principales industries), empiétant sur les intérêts traditionnels de larges secteurs des classes moyennes et supérieures, lesquels allaient basculer petit à petit dans l’opposition. Anticommunistes convaincus, les Somoza firent du Nicaragua le «gendarme» de l’Amérique centrale. Membre du Conseil de défense centraméricain (Condeca) créé en 1963 avec le Guatemala, le Honduras et le Salvador, le pays était le garant des intérêts nord-américains dans la région.
L’opposition commença à se manifester de manière significative après le tremblement de terre de 1972. Mais déjà, dans la foulée de la révolution cubaine, Carlos Fonseca Amador avait créé en 1962 le Front sandiniste de libération nationale (F.S.L.N.). L’Église catholique, de son côté, s’élevait contre les multiples exactions, tortures et assassinats commis par la Garde nationale.
Ce mécontentement se constitua en opposition modérée autour de Pedro Joaquín Chamorro, directeur du journal anti-somoziste La Prensa . Mais, le 10 janvier 1978, il était assassiné. Ensuite, ce fut l’escalade: regroupement de toute l’opposition antidictatoriale, puis offensive générale du F.S.L.N. en septembre. Le 22 août, les sandinistes dirigés par Edén Pastora prenaient d’assaut le palais national. Les États-Unis tentèrent vainement une solution de médiation avant d’abandonner Somoza à sa défaite. L’offensive finale du F.S.L.N. fut lancée en juin 1979. En juillet, Somoza s’enfuit à Miami (il sera assassiné au Paraguay en septembre 1980), consacrant la victoire des révolutionnaires. Cette guerre avait fait 35 000 morts.
L’économie
L’économie du Nicaragua reposa jusqu’en 1950 sur le café, principal produit d’exportation, qui se développait à côté du maïs, des haricots et de l’élevage. À partir des années 1950, le pays commença à encourager de nouvelles cultures, comme le coton et la canne à sucre, et l’élevage augmenta en vue de l’exportation de viande.
Quant à l’industrie (chimie, industrie alimentaire, textile...), elle se met à percer timidement, grâce aux capitaux nord-américains, avec l’intégration du Nicaragua au marché commun centraméricain créé en 1960. Le Nicaragua fait également partie du Système économique latino-américain (S.E.L.A.), de l’Union des pays exportateurs de bananes (U.P.E.B.) et du Groupe de pays latino-américains et des Caraïbes exportateurs de sucre (G.E.P.L.A.C.E.A.).
Le terrible tremblement de terre de 1972 toucha surtout les secteurs les plus démunis, d’autant plus que l’aide internationale fut massivement détournée par le clan Somoza.
La période prérévolutionnaire se caractérise par de saisissants contrastes entre les revenus de la bourgeoisie et du clan Somoza et ceux des couches les plus défavorisées: en 1979, selon la C.E.P.A.L., 5 p. 100 des Nicaraguayens recevaient 28 p. 100 du revenu national alors que les 50 p. 100 les plus pauvres n’en percevaient que 15 p. 100. La répartition de la terre était non moins inégale: 1,8 p. 100 des grands propriétaires occupaient plus de 47 p. 100 des terres agricoles, tandis que les microfundiaires, soit 41,6 p. 100 du nombre d’exploitants, devaient se contenter de 2,2 p. 100 des terres.
La côte atlantique constitua, dès la fin du XIXe siècle, le terrain d’action privilégié des compagnies nord-américaines, notamment bananières, mais aussi d’exploitation des ressources minières (or, argent, cuivre, plomb, zinc). Les bois précieux, le caoutchouc et d’autres ressources forestières étaient également exploités.
Si une relance économique put être enregistrée en 1980, ces espoirs retombèrent vite du fait du manque de devises et du blocus instauré peu à peu par les États-Unis (qui décrétèrent le 1er mai 1985 l’embargo commercial contre le Nicaragua), une dette extérieure qui atteignait en 1987 les 5 milliards de dollars, la baisse des prix des produits d’exportation (notamment du café).
Si le secteur de la banque et celui du commerce extérieur ont été nationalisés, ainsi que les compagnies nord-américaines, le secteur privé continue de prédominer.
Le plus grave pour le pays est qu’il s’est de plus en plus enlisé dans une économie de guerre. Pertes de récoltes et chute des exportations, baisse des investissements privés, manque de pièces de rechange, mais aussi développement d’un marché parallèle, inflation de plus en plus élevée (780 p. 100 en 1986) ne sont que quelques aspects de cette économie aux abois. Le Nicaragua a cependant évité de limiter ses partenaires aux seuls pays socialistes, entretenant des rapports commerciaux réguliers avec la Communauté européenne et le reste de l’Amérique latine, en particulier ses voisins centraméricains, en dépit des différences politiques et idéologiques.
Le processus révolutionnaire au milieu des périls
Le gouvernement de reconstruction nationale s’installa à Managua le 20 juillet 1979 et prolongea dans un premier temps l’union entre les sandinistes et la bourgeoisie. Mais des divergences apparurent rapidement, qui débouchèrent notamment sur la démission de Violeta Chamorro (veuve du directeur de La Prensa assassiné) et Alfonso Robelo. Cette rupture marquait le début d’une radicalisation des sandinistes, qui se retrouvèrent petit à petit seuls à exercer le pouvoir, tous les éléments non sandinistes abandonnant le pays les uns après les autres (comme Edén Pastora, le populaire «commandant Zéro»). Par ailleurs, depuis le début de la révolution, les somozistes s’étaient retranchés au Honduras d’où ils menaient une lutte armée.
Cette opposition armée était active tant à partir du Honduras, où la Force démocratique nicaraguayenne (F.D.N.) avait établi ses bases et recrutait massivement parmi les réfugiés nombreux dans la Mosquitía hondurienne, qu’à partir du Costa Rica où opéraient l’Alliance révolutionnaire démocratique (A.R.D.E.) et Misurasata, organisation indienne.
C’est au milieu de ces agressions que le gouvernement sandiniste tenta de changer la société nicaraguayenne. Réforme agraire, campagne d’alphabétisation, améliorations dans les domaines de la santé, de l’enseignement, de la production agro-industrielle, reconstruction, etc., toutes ces mesures s’inscrivaient en théorie dans un cadre d’économie mixte et de pluralisme, selon les principes initiaux de la révolution. Mais la réalité fut différente: affrontements avec la presse, avec le secteur privé, quadrillage du pays par les organisations de masse et les comités de défense sandiniste (C.D.S.), confusion entre l’État et le F.S.L.N., militarisation de la côte atlantique et affrontements avec les Indiens Miskitos, heurts continuels avec l’Église. Celle-ci était divisée entre les chrétiens se réclamant de l’«Église populaire» (inconditionnelle du processus révolutionnaire et représentée par des prêtres au gouvernement, comme le père Ernesto Cardenal, poète devenu ministre de la Culture) et ceux qui restaient fidèles à la hiérarchie ecclésiastique derrière le cardinal Miguel Ovando y Bravo. Face à l’hégémonie sandiniste, l’Église s’est montrée plus capable que les formations politiques traditionnelles de canaliser une opposition interne diffuse.
Les sandinistes entreprirent un processus d’institutionnalisation de la révolution. Tout d’abord, ils organisèrent des élections générales le 4 novembre 1984, d’où le commandant sandiniste Daniel Ortega sortit vainqueur, pour six ans, avec 67 p. 100 des voix. Le parti conservateur arrivait en deuxième position avec 13,5 p. 100 des suffrages. Le 9 janvier 1987, la promulgation de la nouvelle Constitution, en ne se référant ni au socialisme ni au marxisme-léninisme, rassurait les plus inquiets. L’accord de paix d’Esquipulas II fut signé par les cinq présidents centraméricains (Costa Rica, Guatemala, Salvador, Honduras, Nicaragua) le 7 août 1987. Le Nicaragua mit un point d’honneur à l’appliquer avant ses voisins: réouverture de La Prensa et de Radio Católica, qui avaient été censurées, levée de l’état d’urgence en vigueur depuis 1982 et, surtout, ouverture d’un dialogue avec la Contra.
La crise nicaraguayenne ajoutée à celle du Salvador voisin firent de l’Amérique centrale l’un des points chauds du globe pendant les années 1980. Des acteurs extrarégionaux effectuèrent un travail diplomatique intense pour la recherche de la paix, tels que le groupe de Contadora, constitué en 1983 par le Mexique, le Venezuela, la Colombie et le Panamá, et son groupe de soutien formé de l’Argentine, de l’Uruguay, du Brésil et du Pérou.
Les sandinistes et la question indienne
La question indienne au Nicaragua illustre la manière dont un problème de minorité ethnique peut s’internationaliser avant même d’avoir été perçu comme un problème national. Le problème miskito devint le talon d’Achille du pouvoir sandiniste installé à la tête du pays en 1979, faiblesse bien vite captée par les États-Unis. L’exploitation politique du problème indien qui en résulta permettait aux États-Unis d’isoler le Nicaragua. Les États-Unis et l’opposition nicaraguayenne trouvèrent chez les Miskitos un terrain favorable à la lutte antisandiniste, ceux-ci rejetant la politique intégrationniste du gouvernement révolutionnaire. Incompréhensions, erreurs, abus de pouvoir, violations des droits de l’homme caractérisent les premières années de pouvoir sandiniste sur la côte atlantique.
C’est dans le contexte de la guerre contre la Contra et sous son impulsion que les sandinistes modifièrent leur appréciation du problème indien: la Constitution de 1987 prévoit l’instauration d’un régime d’autonomie pour les communautés de la côte atlantique.
Après avoir opté pour la solution militaire (transfert manu militari de quelque 10 000 Miskitos en 1982), le gouvernement révolutionnaire a choisi la solution politique du conflit ethnique. C’est ainsi que le dialogue avec l’opposition armée avait commencé avec les organisations politicomilitaires indiennes pour ensuite se dérouler avec la Résistance nicaraguayenne en 1988. La même année, de nombreux Indiens nicaraguayens qui s’étaient réfugiés au Honduras étaient rentrés au pays, et les flux de rapatriement allaient en augmentant. Un chapitre douloureux de l’histoire de la côte atlantique semblait se terminer.
La longue marche vers la paix
À la fin des années 1980, le bras de fer entre le pouvoir sandiniste et l’administration américaine prend les allures d’une guerre d’usure. Outre le soutien à la Contra (les rebelles armés) qui oblige le gouvernement sandiniste à consacrer plus de 40 p. 100 de son budget aux dépenses militaires, les hôtes successifs de la Maison-Blanche tablent sur les pressions économiques pour amener Managua à résipiscence. L’embargo commercial total, décrété le 1er mai 1985 par Ronald Reagan, est reconduit par son successeur, George Bush, en avril 1989.
Cette stratégie d’asphyxie, ou, pour reprendre les termes des stratèges du Pentagone, la «guerre de basse intensité», entretient notamment le mécontentement des ménagères. La nourriture de base (riz, haricots rouges) ne fait pas défaut, mais les pénuries des autres produits alimentaires (viande, huile; etc.) sont fréquentes. Des queues se forment devant les supermarchés et les tiendas (épiceries) de Managua dont les étals sont dégarnis. Seuls les plus fortunés peuvent recourir au marché noir, dont le temple est le Mercado oriental .
La dégradation de la situation économique accentue aussi les divergences entre comandantes sandinistes. Les radicaux sont tentés par la fuite en avant, les modérés enclins aux concessions. La valse-hésitation politique des années 1988 et 1989 reflète ces contradictions. Ainsi, des contacts directs entre Humberto Ortega, ministre de la Défense, et Adolfo Calero, l’un des chefs de la Contra, aboutissent, le 24 mars 1988, à un accord de cessez-le-feu. Les deux parties posent même les jalons d’un accord global.
Mais, quatre mois plus tard, la «drôle de trêve» – des accrochages se poursuivent dans les départements du Nord – fait place à un regain de tension. Dénonçant «l’ingérence de la mission diplomatique américaine dans les affaires intérieures du Nicaragua», Miguel d’Escoto, ministre des Affaires étrangères, signifie le 11 juillet sa décision d’expulsion à l’ambassadeur. Une mesure de rétorsion similaire frappe aussitôt le représentant nicaraguayen à Washington, et s’ensuit une «guerre des visas».
Cependant, à l’occasion d’une réunion des chefs d’État d’Amérique centrale à San Salvador (14 févr. 1989), le président nicaraguayen, Daniel Ortega, se prononce, pour peu que la Contra soit démobilisée, en faveur de la démocratisation du pays: élections générales avancées de novembre 1990 au 25 février 1990, liberté d’expression sans restriction...
Le processus de paix est désormais bien engagé. Le 17 mars 1989, mille neuf cents détenus politiques, pour la plupart anciens gardes nationaux somozistes, sont libérés par le gouvernement de Managua. Le 16 mai, le Washington Post révèle que Mikhaïl Gorbatchev a indiqué par lettre au président Bush que les livraisons d’armes soviétiques au Nicaragua sont interrompues depuis le début de l’année. Les cérémonies commémoratives du dixième anniversaire de la révolution sandiniste (17 juill.) se déroulent dans une atmosphère morose, tandis que les contras, hier élevés au rang de «combattants de la liberté» par Ronald Reagan, se voient offrir par les États-Unis une aide destinée à favoriser leur réinsertion.
Le succès électoral inattendu de Violeta Chamorro
Amers lendemains de scrutins pour les sandinistes. Les élections générales du 25 février 1990 se soldent par une victoire surprise de Violeta Chamorro. Le porte-parole de l’U.N.O. (Union nationale de l’opposition), un cartel de quatorze formations politiques, obtient 54,7 p. 100 des suffrages, contre 41,5 p. 100 à Daniel Ortega, le président sortant. Les votes législatifs et municipaux confirment la défaite des sandinistes, qui respectent le verdict des urnes. L’adhésion populaire dont bénéficiaient ces derniers s’est effritée (crise, impopularité grandissante du service militaire obligatoire). L’opposition avait axé toute sa campagne sur les thèmes de la paix et de la concorde nationale.
Rien ne prédisposait Violeta Chamorro à l’exercice des plus hautes responsabilités. Jusqu’au 10 janvier 1978. Ce jour-là, les sbires de Somoza assassinent son mari, Pedro Joaquim. Elle décide alors d’entrer en politique et d’assurer la direction du quotidien La Prensa . En guise de programme, Violeta Chamorro, la «Veuve courage», répète: «Nous voulons réunir toutes les familles divisées.» La sienne est très concernée. Deux de ses enfants sont des cadres du régime sandiniste, deux autres militent à ses côtés. L’avènement de Violeta Chamorro à la magistrature suprême semble en tout cas mettre un terme au conflit armé interne, qui en l’espace d’une décennie s’était transformé en crise régionale aiguë.
La voie étroite de la réconciliation
Le nouveau régime s’attelle à la reconstruction du pays saigné à blanc. Un an après son intronisation, le bilan est loin d’être négligeable. La paix civile est une réalité, quelque vingt-deux mille contras ont été désarmés, et les effectifs des troupes régulières réduits de quatre-vingt mille à vingt-cinq mille hommes. Pour ce faire, Violeta Chamorro s’est résolue à la cohabitation avec les adversaires d’hier. Elle a notamment maintenu à la tête des forces armées le général sandiniste Humberto Ortega.
Les campagnes connaissent des poussées de fièvre, au rythme des litiges sur la possession de la terre, alimentés par le retour des soldats démobilisés des deux camps. La tension monte encore d’un cran, avec l’assassinat le 23 novembre 1992 d’Arges Sequeira, animateur d’un mouvement de lutte pour la récupération des biens confisqués entre 1979 et 1990. Le meurtre est revendiqué par les F.P.I. (Forces punitives de gauche), nouveaux gardiens de la révolution. Des affrontements opposent bien recontras (anciens membres de la Contra) et recompas (ex-militaires sandinistes), mais ils demeurent localisés.
Entre-temps, la pression des extrémistes a déjà soumis le gouvernement à rude épreuve. Des dignitaires du régime, comme le vice-président de la République, Virgilio Godoy, ou le président de l’Assemblée nationale, Alfredo Cesar, critiquent à voix haute la «désandinisation» des institutions jugée par eux trop timorée. Le 11 janvier 1993, la rupture est consommée entre Violeta Chamorro et la coalition qui l’a fait élire. La présidente opère un renversement d’alliance, et se constitue une nouvelle majorité parlementaire, grâce aux trente-neuf députés du F.S.L.N. alliés à neufs dissidents de l’U.N.O.
Washington s’inquiète de la dérive, prend prétexte de la découverte d’une cache d’armes à Managua pour accuser le pays d’être «un refuge pour les terroristes» et menacer de couper les aides financières. Le 2 septembre 1993, «doña Violeta» donne satisfaction aux puissants parrains. Elle annonce la relève du commandant en chef des armées, le général Humberto Ortega, en 1994. Autant dire que la formule du cogouvernement vole en éclats. Le secrétaire d’État américain, Warren Christopher, salue immédiatement «les décisions audacieuses prises par la présidente, tendant à assurer le contrôle civil sur les militaires et les services de renseignements». Ceux-ci échappent bientôt à la tutelle de l’armée (15 oct. 1993), avant que Humberto Ortega entérine son départ, moyennant report de l’échéance au 25 février 1995. Ironie de l’histoire, le symbole de la présence sandiniste au pouvoir devrait disparaître, le jour du centième anniversaire de la naissance d’Augusto Sandino, le héros de la résistance nationale à l’occupation américaine entre les deux guerres mondiales.
Sur le plan économique, la récupération est lente à se dessiner. Si les coupures d’électricité ne perturbent pas trop le secteur productif au second semestre, la croissance économique devrait être positive en 1994. Il est vrai que le pays avait touché le fond. Le P.I.B. par habitant chutait à 340 dollars en 1991, soit un niveau identique au pays le plus pauvre de la région, Haïti. L’inflation a été maîtrisée à hauteur de 20 p. 100; la dépréciation de la monnaie, le córdoba d’or, ralentie; et la manne des bailleurs de fonds internationaux (F.M.I., Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement...) se déverse à nouveau (730 millions de concours extérieurs en 1992). Mais près d’un adulte sur deux reste au chômage. Du coup, le secteur informel connaît une vigoureuse expansion. Le malaise social éclate en ville et dans l’arrière-pays. Ainsi, la grève nationale des transports en commun publics et privés, massivement suivie, paralyse le pays (sept. 1993). Les paysans-coopérateurs, les salariés des fermes d’État privatisées ou rendues à leurs anciens propriétaires et les syndicalistes sandinistes mènent la contestation. Pacifiquement, cette fois. L’horizon ne semble plus borné que par une échéance électorale, le prochain scrutin présidentiel de 1996. Antonio Lacayo, homme fort du gouvernement et gendre de Violeta Chamorro, affiche déjà ses ambitions, tout comme Arnoldo Aleman, maître de Managua, soutenu par les milieux antisandinistes de l’U.N.O.
La récente évolution nicaraguayenne révèle deux tendances fortes: les dirigeants américains ont réussi à faire prévaloir leurs vues à Managua; il n’y a pas eu de second Cuba en Amérique centrale. Les États-Unis sont également restés maîtres du jeu dans l’ensemble de l’isthme centraméricain.
Nicaragua
(république du) (República de Nicaragua), état d'Amérique centrale, sur le Pacifique et l'Atlantique; 139 000 km²; 3 500 000 hab. (croissance: 3 % par an); cap. Managua. Nature de l'état: rép. présidentielle. Langue off.: espagnol. Monnaie: nouveau córdoba. Pop.: métis (71 %), Blancs, Noirs, Amérindiens (5 %). Relig.: cathol. (90 %). Géogr. et écon. - La côte pacifique est dominée par une étroite chaîne volcanique (alt. max. 1 780 m) qui retombe sur une dépression occupée par les lacs Nicaragua (8 400 km²) et Managua. Vers l'E., de hauts plateaux aux vallées fertiles s'abaissent vers l'Atlantique par une plaine couverte d'une forêt dense (côte des Mosquitos). Le climat est tropical. La pop. compte 60 % de citadins. L'agriculture (25 % des actifs) a suscité des industries de transformation. Maïs, café, coton, viande, bananes représentent 80 % des exportations. L'épisode sandiniste (1979-1990) a ruiné le pays, qui souffre d'une inflation et d'un endettement considérables. Hist. - Exploré par les Espagnols au XVIe s., inclus dans la capitainerie générale du Guatemala, le pays accéda à l'indépendance en 1821. Membre des Provinces-Unies de l'Amérique centrale de 1823 à 1838, il fut occupé par les È.-U. de 1912 à 1933 (interruption en 1925). La famille Somoza, au pouvoir depuis 1936, fut chassée en 1979 par le Front sandiniste de libération nationale, qui, face à une opposition intérieure (partis "bourgeois") et extérieure (commandos installés au Honduras, les "contras"), s'est appuyé sur l'U.R.S.S. et Cuba. Malgré les réticences du Congrès américain, le gouvernement de R. Reagan a sévi: minage des ports, embargo commercial (à partir de 1984), aide aux "contras". La plupart des états centre-américains ont recommandé un règlement global des conflits en Amérique centrale (plan Arias, prix Nobel de la paix en 1987). Le pouvoir sandiniste a accepté le principe d'élections libres. En fév. 1990, elles ont donné la victoire à l'opposition menée par Violetta Chamorro, élue prés. de la République. En 1996, Arnoldo Aleman, conservateur, a succédé à celle-ci.
Encyclopédie Universelle. 2012.