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ALIÉNATION
ALIÉNATION

Le mot «aliénation» est, aujourd’hui, en langue française, un mot malade. Il souffre de cette affection que certains lexicologues appellent «surcharge sémantique»: à force de signifier trop, il risque de ne plus rien signifier du tout. La question qui se pose à propos de ce malade est de savoir s’il faut le tuer ou le guérir.

Dans l’usage actuel, le mot trouve une application majeure sur le plan des relations du travailleur avec le produit de son travail et avec les institutions, les puissances et les hommes qui en disposent. Il désigne à la fois le fait que le travailleur est réellement dessaisi, privé au profit d’un autre (alienus ) de la possession et de la jouissance d’une partie de son ouvrage, et le fait que le travailleur est ainsi lésé dans cette part de sa personnalité qui a été engagée dans l’activité de production. On peut dire alors qu’il n’est plus lui-même, mais qu’il est devenu un autre. Céder quelque chose à un autre et devenir autre, cela fait déjà un double foyer du sens. Le mot, en effet, oscille entre la description objective d’une situation d’exploitation – être dessaisi par (et pour) un autre – et la prise de conscience de cette condition – devenir un autre.

1. Ambiguïtés du mot et du concept

L’ambiguïté du mot aliénation est une ambiguïté proliférante. Au niveau dit objectif, la notion peut être prise au ras de l’enquête empirique ou sur des plans variables d’élaboration conceptuelle, en fonction de la théorie ou du système qui règle la description, rassemble des analyses partielles et finalement s’articule sur une pratique sociale et politique, elle-même plus ou moins avouée; le concept risque alors de devenir invérifiable sur le plan même de l’enquête scientifique. Se tourne-t-on vers la prise de conscience? Celle-ci peut être exercée, soit par une classe ou un groupe dans son ensemble, soit par un groupe dirigeant qui exprime ou devance la conscience de classe, soit par des théoriciens qui suscitent cette prise de conscience en l’élaborant conceptuellement. Ainsi, même réduit à la sphère économique ou sociale, le mot aliénation se situe à des niveaux très différents, non seulement de description, mais de prise de conscience, depuis le cri de révolte jusqu’à la conscience théorique.

À cette première ambiguïté, le mot ajoute toutes les équivoques qui résultent de son extension à d’autres sphères. Il prend alors l’inconsistance d’un gaz qui se détend dans une suite de chambres aux clôtures toujours plus poreuses. Ainsi désigne-t-il les résultats objectifs et subjectifs de la relation de domination caractéristique de l’ère coloniale et postcoloniale. On y retrouve les mêmes ambiguïtés que précédemment. L’aliénation désigne la privation réelle et objectivement observable du droit de disposer de son sol, de ses richesses, de sa capacité de travail, etc., au profit d’une autre puissance, et le sentiment d’altération qu’éprouve un peuple dans la conscience qu’il prend de son identité en tant que personnalité collective. Les révolutions du Tiers Monde ont ainsi repris au prolétariat européen le terme d’aliénation, non seulement pour l’étendre à de nouvelles situations, mais pour le déplacer de la conscience ouvrière sur la conscience nationale; le déplacement tend à devenir un véritable changement de genre, lorsque la conscience d’aliénation, alléguée par telle ou telle ethnie ou entité nationale, ne présente plus qu’une analogie lointaine avec l’aliénation qui affecte d’abord, et à titre principal, le travailleur comme producteur de biens ou de services à caractère économique.

Mais d’autres révolutions en cours, ou d’autres contestations, ont favorisé des extensions toujours plus hasardeuses du mot aliénation, selon que l’autre au profit de qui on se sent dépouillé prend une figure différente; du même coup, on ne saurait plus dire de combien de façons un individu ou un groupe peut se sentir devenir autre, c’est-à-dire échoue à devenir lui-même, à conquérir son identité personnelle ou collective. Cette multiplication des figures de l’autre qui aliène et des figures de l’autre dans lesquelles on s’aliène soi-même est le symptôme d’une époque. Elle exprime un fait social et culturel important, à savoir que la sphère économique et sociale n’est ni la sphère unique ni même la sphère première ou privilégiée où peut s’exercer le soupçon que l’homme conçoit à l’égard de sa propre condition, soupçon d’être dépouillé de quelque chose qui lui appartient au profit d’un autre, soupçon que, par ce vol ou ce viol, il devient un autre que ce qu’il veut être ou doit être. C’est l’extension de ce soupçon qui jalonne l’extension du mot aliénation.

Ainsi, l’homme peut être déclaré aliéné au profit d’une figure de Dieu, conçu comme un autre qui prive l’homme de son humanité et le fait autre que soi. On parlera alors d’aliénation religieuse; mais le sens de l’aliénation religieuse est lui-même tributaire du type de dénonciation dont il procède; cette dénonciation n’aura pas le même sens si elle vient du dehors de la religion et s’érige en contestation globale, ou si elle exprime l’effort de la foi pour se purifier de ses expressions objectives, de ses entraves institutionnelles et de ses contraintes dogmatiques.

L’homme peut encore être déclaré aliéné au profit de tabous, d’interdits de caractère moral, ce qui constitue un «autre» idéal. Et l’on peut dire que l’homme lui-même est fait autre par identification à cet idéal, par projection de soi dans cet autre. On parlera alors d’aliénation morale. Mais en parle-t-on au ras d’une expérience vive d’étouffement et d’oppression, au plus près du cri? Ou bien en parle-t-on avec les ressources d’une théorie élaborée qui, sans nécessairement recourir au vocabulaire de l’aliénation, propose une généalogie de la morale, où les notions de valeur et d’idéal, d’identification et de projection, prennent un sens théorique déterminé? Et une généalogie de la morale peut-elle décider si l’interdiction est le fond de la vie morale ou bien une malfaçon qui se greffe sur un désir d’être, sur un effort pour exister, que l’interdiction ne saurait à elle seule engendrer? Il y a ainsi un point, non seulement où les questions de mots deviennent des questions de sens – ce qu’elles sont toujours – mais où le sens des mots exige une décision de caractère philosophique.

Malheureusement, la conscience linguistique ne se tient pas à cette distance critique à l’égard de ses propres vocables. Les mots circulent et se chargent de toutes les empreintes que l’usage y dépose: à la limite, toutes les formes de malaise, de mécontentement, peuvent s’emparer du vocabulaire de l’aliénation. Ainsi les jeunes, en tant que classe d’âge prenant conscience d’elle-même, développent un peu partout dans le monde la conscience que les autres, les adultes, les dépouillent des avantages, des prérogatives, des manifestations de puissance, que l’on dit appartenir à la jeunesse, et expriment le sentiment que ces autres ont fait de la jeunesse elle-même une conscience aliénée, c’est-à-dire autre que ce qu’elle pourrait et devrait être.

De proche en proche, tous les individus dans la société moderne sont essentiellement insatisfaits et captent le vocabulaire de l’aliénation pour le dire. Ils sont insatisfaits, parce que cette société tend à s’organiser sur la seule base de la lutte avec la nature extérieure et à se définir à l’aide du seul concept d’efficacité. L’individu, à la limite, ne réussit que dans la mesure où il se définit lui-même intégralement et sans reste par sa place et son rôle dans ce combat. Mais il continue à chercher le sens de sa vie en une part de lui-même qui n’est pas soumise au calcul. L’individu, en tant qu’il n’est pas pur facteur de production, va donc se sentir dépouillé par un autre, qui n’est plus l’argent, un dieu lointain, un idéal étouffant, mais la société tout entière, en tant qu’elle est système de besoins, organisation en vue de la production, consommation réglée. C’est dans la mesure même où l’individu continue d’être le tribunal et le juge devant lequel comparaît l’idéal d’une pure société de la production, du travail et de la consommation, qu’il peut opposer le sens de sa vie à cette rationalité sociale idéalisée; alors il s’éprouve lui-même comme autre, face à cette société prise comme un tout, et il se sent et il se déclare dépouillé du soi – c’est-à-dire du sens privé, intérieur, subjectif – qu’il s’octroie à lui-même. Toute déshumanisation, toute «chosification» passe alors par le thème de l’aliénation, et celui-ci, sous la pesée de cette surcharge de sens, est menacé de devenir, purement et simplement, le slogan de n’importe quel «malaise dans la civilisation».

Quand un mot est affecté de cette façon par l’expansion cancéreuse de ses valeurs d’usage, que faut-il faire, que peut-on faire? Nul ne peut légiférer sur les mots, ni décider tout à coup qu’un mot sera frappé d’interdit; aussi bien, l’expansion du sens suit-elle les voies de l’extension d’un malaise et d’un soupçon dont Marx, Nietzsche et Freud sont tour à tour l’expression seconde et la source première. Dès lors, l’abus, qui grève l’usage du mot, est lui-même le signe d’un doute, d’un soupçon, d’une critique sans limite, qui rongent la conscience que la modernité prend d’elle-même. Le seul service que la réflexion puisse offrir est de restituer une mémoire à nos mots et d’en pondérer l’usage par une conscience exacte des créations de sens qui sont tombés dans l’oubli en tombant dans l’usage. Nous n’optons donc point pour le parti extrême qui consisterait à bannir de notre vocabulaire ce «mot-hôpital», dans lequel tous nos «malaises» viennent se coucher. Nous choisissons le parti de guérir, non de tuer. Guérir un mot atteint de surcharge sémantique, c’est le circonscrire dans un périmètre de sens, délimiter son usage. Pour le circonscrire, il n’est pas d’autre méthode que de le démembrer, de le ramener à un petit nombre d’emplois canoniques, tirés des auteurs qui furent les maîtres de son usage. C’est à ce démembrement et à ce dénombrement que nous allons maintenant procéder.

2. Analyse d’un complexe sémantique

Le mot français

Il faut tenir compte d’un fait majeur: le terme français «aliénation» est, d’une part, un mot appartenant au fonds français, d’autre part, la traduction approchée d’un groupe de mots allemands qui véhiculent une tout autre tradition de pensée. Il importe donc d’isoler d’abord la fibre de sens qui est de notre fonds et de chercher le principe de limitation propre à cette tradition.

La chose est possible, parce que le mot français aliénation a un champ sémantique assez bien délimité, du moins avant Rousseau. C’est Rousseau, en effet, qui lui octroie la première extension massive, par l’usage qu’il en fait dans Le Contrat social , et le prépare ainsi à recueillir, par voie de traduction, les significations véhiculées par ailleurs dans la philosophie allemande.

Avant Rousseau, le mot aliénation, qui est un calque de l’alienatio latine, appartient principalement à la langue juridique. Il signifie la cession, le don ou la vente de ce que l’on possède à titre de propriété. Il est utilisé en français en ce sens dès le XIIIe siècle. À côté de lui chemine le sens d’aliénation d’esprit – alienatio mentis – qu’on rencontre au XVe siècle et qui s’est conservé jusqu’à nos jours (l’aliénation mentale de Pinel)... Mais ces deux valeurs d’usage ne se mêlent pas et sont bien distinguées par les contextes. Il faut en dire de même de l’un ou l’autre des usages mineurs qui eurent une moindre influence sur le destin du mot. Ainsi, alienare , au sens de rendre étranger, hostile, alienatio , au sens de dissociation et d’hostilité, sont repris en français et se lisent chez Calvin et Montaigne. On les relève chez des auteurs du XVIIIe siècle (Mirabeau: «mettre l’aliénation à la place de la confiance»). Toutes ces acceptions ont gardé leur autonomie au cours d’une histoire qui semble terminée aujourd’hui (l’aliénation mentale est même morte en psychiatrie).

Quant au sens juridique de l’aliénation, à l’aliénation-vente, son développement se fait dans le sens d’une abstraction croissante de la relation par rapport aux choses échangées. C’est ce processus d’abstraction qui rend possibles les additions de sens ultérieures (à l’intérieur du droit romain lui-même, on assiste déjà au progrès de l’abstraction: à la cérémonie, pleine de réalisme, de la mancipatio où l’acquéreur saisit la chose en main et prononce la formule solennelle qui affirme son droit sur la chose, succède le symbolisme de la pesée, lequel va se réduire à un simple échange de paroles, à un contrat verbal). Mais, même sous la forme abstraite de la cession d’un titre de propriété ou d’un droit, cette signification du terme aliénation a subsisté jusqu’à nous, sans aucunement être affectée par les autres significations dont le mot s’est chargé ultérieurement.

C’est la philosophie du contrat qui inaugure la carrière philosophique du mot aliénation. On connaît le problème du contrat: est-il possible de concevoir un acte – et même un acte volontaire – qui constituerait l’origine du pouvoir politique, plus précisément l’origine du caractère de souveraineté que l’individu ressent comme une contrainte? Si cet acte doit être autre chose que la simple démission de volonté de l’esclave entre les mains d’un maître, bref, s’il ne doit pas engendrer un pacte de sujétion, il faut que cet acte soit un acte d’association. Mais de quelle nature? C’est ici que Hobbes introduit une expression qui, traduite, reprise et corrigée par Rousseau, deviendra l’aliénation. Dans le contrat selon Hobbes, chaque membre du Commonwealth cède son droit de se gouverner à un homme ou à une assemblée bénéficiaire du désistement de tous; ce bénéficiaire unique est le souverain. La formule de Hobbes mérite d’être citée: «I authorize and give up my right of governing myself to this man, or this assembly of men on this condition, that you give up your right to him and authorize all his actions in like manner» (Leviathan, or the Matter, Form and Power of a Commonwealth, ecclesiastical and civil ). Le mot aliénation n’est certes pas prononcé. I give up peut se traduire par: je renonce, j’abandonne. Mais l’idée de l’aliénation de vente est conservée sous la forme fondamentale d’un échange. Ce que chaque contractant cède n’est plus une chose, mais un droit naturel, c’est-à-dire pour Hobbes une liberté originelle qui engendre la guerre et l’insécurité. En échange de cette liberté sauvage et mortelle, l’individu reçoit la paix et la sécurité, donc un bien pour lui.

C’est de cette aliénation que Rousseau fait le pivot du Contrat social , à une différence près toutefois – mais cette différence est fondamentale – que chacun se désiste, non plus en faveur d’un tiers non contractant – le souverain – mais en faveur de la volonté de tous: «Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu’elles n’aient jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues; jusqu’à ce que, le pacte étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de tout associé avec tous ses droits à toute la communauté; car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse pour d’autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer. Car s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque sorte son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous; l’état de nature subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine» (Le Contrat social ).

On voit le bond que le concept d’aliénation fait d’un seul coup; il ne désigne plus une transaction déterminée, mais un acte fondateur, un acte total, qui engendre le corps politique. Chacun, en se donnant à tous, ne se donne à personne et gagne l’équivalent de tout ce qu’il perd, puisqu’il n’y a pas de contractant sur lequel il n’acquière le même droit que celui qu’il cède. La promotion du concept est considérable: il fait le passage de l’état de nature à l’état de société. Comme tel, il ne désigne pas un événement repérable dans l’histoire, mais l’instauration même d’une histoire sensée, l’entrée en institution. Il est également remarquable que le concept d’aliénation reçoive encore un sens à dominante positive. Certes l’aliénation est une perte, mais dans l’échange cette perte est compensée; bien plus, si l’échange entre des choses est un échange égal, l’échange de la liberté sauvage contre la liberté civile est une novation; l’aliénation crée quelque chose, puisqu’elle instaure l’humanité dans son statut civil. Dans le grand mélange de sens auquel le terme donnera lieu plus tard, cette fécondité de l’aliénation-contrat sera récupérée à un autre niveau; peut-être toute plainte contre l’aliénation, au sens de déperdition d’être, est-elle porteuse d’une conviction, de l’espérance que quelque chose se gagne en échange de ce qui se perd, que quelque chose se fait à travers ce qui se défait. Cette conviction elle-même trouve une certaine base dans les aspects subjectifs de l’aliénation-vente et de l’aliénation-contrat; la vente et l’échange, et a fortiori la cession d’un droit naturel, d’une liberté sauvage, affectent la volonté d’une certaine perte ressentie comme telle: un sacrifice d’intérêt ou de jouissance, c’est-à-dire un affect négatif, est échangé contre un affect positif. Ce jeu affectif de perdre et d’acquérir marque le passage possible entre les aspects extérieurs de l’échange chose contre chose et la conscience de soi impliquée dans l’abandon et le renoncement.

Le français et l’allemand

En passant du sens juridique au sens politique, il n’est pas douteux que le mot aliénation ait pris son premier «emballement». Le terrain est prêt pour la traduction française, en terme d’aliénation, de vocables appartenant à une tout autre tradition. C’est pourquoi il importe de placer correctement le cran d’arrêt à cette signification de l’aliénation-contrat. C’est ce que fait Hegel dans les Principes de la philosophie du droit , ce même Hegel qui est par ailleurs responsable de l’extension de la notion, mais dans une autre direction, qui sera examinée à son tour. Les Principes de la philosophie du droit incorporent à une philosophie de la volonté, c’est-à-dire de la liberté réalisée, la notion du contrat d’échange et d’aliénation qu’elle implique; cependant, dans le même ouvrage, Hegel récuse l’extension du contrat de la sphère du droit abstrait à la sphère politique. L’usage légitime du droit d’aliénation, selon lui, ne dépasse pas la première sphère du droit, à savoir le droit abstrait; or le droit abstrait se limite aux relations de volonté à volonté à l’occasion des choses possédées; il faut qu’une volonté se soit d’abord liée à l’existence empirique des choses par l’acte d’appropriation, qui est une prise arbitraire de possession, pour que l’autre volonté puisse médiatiser la relation courte du moi à la chose par la relation longue de la reconnaissance juridique. Le contrat de volonté à volonté transpose la prise de possession en droit de propriété. «La propriété, dont le côté d’existence et d’extériorité ne se borne plus à une chose, mais contient aussi le facteur d’une volonté (par suite étrangère), est établie par le contrat» (§ 72). Et voici le moment d’aliénation: «Non seulement je peux me défaire (mich entäussern ) de ma propriété comme d’une chose extérieure (äusserlichen ), mais encore je suis logiquement obligé de l’aliéner (entäussern ) en tant que propriété pour que ma volonté devienne existence objective pour moi. Mais à ce point ma volonté comme aliénée (entäusserte ) est du même coup une autre» (§ 73). Ce pouvoir de me défaire (mich entäussern ) est, en un sens, le comble de l’arbitraire; par lui j’atteste ma maîtrise sur la chose en m’en dessaisissant (§ 65); mais l’essentiel du contrat n’est pas que je me défasse de la chose, mais qu’elle devienne la chose d’une autre volonté. La même chose qui a constitué l’existence de mon vouloir, je la vois maintenant comme l’existence d’un autre vouloir. Je puis dire, dès lors, que ma volonté se reconnaît identique à la volonté de l’autre, en tant qu’elles ont la même chose abstraite, la même valeur, en face d’elles. L’universalité de la chose et l’universalité du vouloir se font face. Ainsi le contrat fait du dessaisissement arbitraire un échange nécessaire, légal. Devenir propriétaire, c’est renoncer à l’appropriation sans règle. Par la loi d’échange, l’aliénation n’est pas seulement renoncement à la chose, mais au lien arbitraire à la chose. La durée, l’objectivité, la nécessité s’ajoutent à un lien primitivement précaire, subjectif, arbitraire. Ainsi cette dialectique, où s’échangent des choses et des vouloirs, confirme la fécondité de l’aliénation: d’une volonté arbitraire procède une volonté raisonnable.

Mais, avec la confirmation, vient le coup d’arrêt: il n’est pas possible de faire de cette aliénation-contrat le modèle de la relation d’où procède l’État: «La nature de l’État ne consiste pas dans des relations de contrat, qu’il s’agisse d’un contrat de tous avec tous, ou de tous avec le prince ou le gouvernement. L’immixtion de ces rapports et de ceux de propriété privée dans les rapports politiques a produit les plus graves confusions dans le droit public et dans la réalité.» On ne saurait «transporter les caractères de la propriété privée dans une sphère qui est d’une autre nature et plus élevée» (§ 75). Il faut donc ramener à son lieu d’origine le contrat et, avec lui, l’aliénation qui en relève: cette réduction est inscrite dans la définition même du contrat: «Les hommes entrent dans une relation contractuelle [don, échange, négoce] par une nécessité aussi rationnelle que celle qui les fait propriétaires» (§ 71). Or, la propriété sépare les contractants; leurs volontés restent extérieures l’une à l’autre; cette exclusion mutuelle ne saurait rendre compte de l’appartenance à la communauté concrète qui est à la base de l’État. On ne tirera jamais la Sittlichkeit , la «moralité objective» et concrète, du droit abstrait. Telle est la limitation de principe de l’aliénation-contrat: son lien aux choses possédées interdit qu’on la transfère indûment dans l’ordre de la «moralité subjective» ou dans celui de l’éthique de la communauté.

L’histoire allemande de l’aliénation est une histoire considérable. Elle constitue le second volet du concept. Les termes que l’on a traduits par aliénation appartiennent à deux séries sémantiques construites, la première, sur le thème de l’«étranger» (fremd , Entfremdung ), l’autre sur le thème de l’«extérieur» (äusser , Veräusserung , Entäusserung ). Laissons provisoirement de côté la première racine et concentrons-nous sur la seconde. On a pu remarquer plus haut, lors de la traduction des textes tirés des Principes de la philosophie du droit de Hegel, que le terme juridique de l’aliénation-vente (cette aliénation se dit Veräusserung , et l’inaliénabilité, Unveräusserung , § 66) tire sa force de pensée de sa proximité sémantique avec un acte d’extériorisation (Entäusserung , que nous traduisons par «se défaire de»): «Je peux me défaire (mich entäussern ) de la propriété (puisqu’elle est mienne seulement dans la mesure où j’y mets ma volonté), et abandonner ma chose sans maître (derelinquo ), ou la transmettre à la volonté d’autrui, mais seulement dans la mesure où la chose par nature est extérieure (äusserlich )» (§ 66).

Or, l’extériorisation de la volonté ou de la liberté, dont il est question à propos de la propriété, est un thème qui vient de beaucoup plus loin que le droit et que la philosophie politique. Il vient de la théologie. Comment Dieu s’extériorise-t-il dans un être autre? Ce devenir autre est-il un abaissement, une diminution? Telles sont les questions formidables que l’aliénation-extériorisation fait remonter à la surface. Mais il ne faut pas se tromper sur le «lieu» philosophico-théologique de ces questions. Elles sont caractéristiques de la gnose plutôt que de la théologie chrétienne; elles veulent désigner un «savoir» (gnôsis ) de l’origine radicale et du passage du Même à l’Autre. Ce savoir fait pièce à la théologie de la création; celle-ci, en dernier ressort, se tait devant le mystère d’un acte d’amour qui pose hors de lui des créatures dignes d’être aimées, qui donne permission à la liberté même rebelle, et laisse sans réponse nos questions sur l’origine du mal. Ce triple mystère du fini, de la liberté et du mal répugne à la gnose du devenir-autre, de l’aliénation de Dieu. La gnose prétend rationaliser la genèse des êtres créés et résoudre spéculativement le triple problème de l’origine du monde, de l’origine de la liberté et de l’origine du mal. Si la gnose de l’aliénation a quelque répondant dans la théologie chrétienne, c’est moins dans le thème de la création que dans la christologie, si l’on veut bien se souvenir du fameux hymne de l’Épître aux Philippiens: «Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus: Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes.» Le thème christologique de l’abaissement, de l’anéantissement, de la «kénôse» – joint à celui de l’Incarnation («le Verbe a été fait chair») – a certainement facilité les fréquentes fusions entre la théologie chrétienne et la spéculation gnostique sur l’aliénation divine. Mais la spécificité de cette spéculation réside dans sa prétention à éliminer toute contingence, toute gratuité, toute générosité à l’origine radicale des choses, au profit d’une nécessité qui ferait de la genèse de toutes choses une sorte d’autorévélation de Dieu par le moyen de la scission; à la limite, c’est l’absolu qui s’engendre et prend conscience de soi par le déchirement. Or, l’aliénation-extériorisation entraîne avec elle tout un appareil conceptuel qui, tout à l’heure, passera de la théologie à l’anthropologie: avec l’Être-Autre vient la séparation d’avec soi-même, l’opposition à soi-même, bref la négativité; une logique de la négativité recouvre exactement un tragique de l’être. Cette coïncidence entre un tragique du déchirement et une logique de l’opposition est sans doute à l’origine de la fascination qu’exerce sur la pensée le thème de l’aliénation, même et surtout lorsque l’origine spéculative de l’aliénation est oubliée. Schelling et Hegel sont, dans la philosophie moderne, les artisans de ce retour triomphant de la spéculation sur l’aliénation divine. Schelling n’est pas moins significatif ni moins important que Hegel. Mais, pour l’histoire de notre concept, Hegel a une descendance que Schelling n’a pas: les hégéliens de gauche, Feuerbach, Marx. C’est sur le trajet de cette descendance que se produira la greffe de l’aliénation-extériorisation sur l’aliénation-vente des juristes et sur l’aliénation-contrat de Hobbes et de Rousseau.

3. De Hegel à Marx

Ce qui a préparé de loin cette greffe, c’est le caractère éminemment créateur de l’aliénation; dans le système hégélien, l’Entäusserung , avec sa négativité propre, est un instrument de rationalité; à tous les niveaux du système elle assure le passage de l’immédiat au médiat; elle introduit dans l’indivision et la confusion initiales les médiations grâce à quoi les contradictions sont dépassées. Avec Hegel l’aliénation est le chemin obligé, non seulement de la scission tragique, mais de la médiation logique. La philosophie n’est plus alors méditation sur les contradictions, sur les antinomies, donc sur les limites de la raison, comme chez Kant, mais sur la négation «retenue et surmontée» (Aufhebung ), bref sur la réconciliation pensée. L’aliénation n’est le triomphe du négatif qu’en vue de la réconciliation de l’être avec lui-même, par-delà le déchirement. L’aliénation devient alors l’instrument efficace de la construction progressive d’une réalité foncièrement rationnelle. On ne saurait trop insister sur ce point: l’aliénation veut non seulement réunir le tragique et le logique, mais, plus fondamentalement encore, le rationnel et le réel.

Mais l’héritage hégélien ne se borne pas là: on a exhumé au début du siècle toute une œuvre de jeunesse où l’aliénation a un sens essentiellement péjoratif; ce que nous traduisons ici par aliénation est l’autre racine allemande (fremd , Entfremdung ), laquelle correspond à l’alienatio latine. Dans ses Écrits théologiques de jeunesse , Hegel critique essentiellement le Dieu étranger, éloigné, séparé du monde, qui domine l’homme comme un maître et duquel ne participe rien de créé, rien d’humain; le terme fremd désigne ici le moment de transcendance, le contraire de la participation du fini à l’infini, l’extériorité qui opprime et qui écrase; la relation maître-esclave est installée au lieu même de la rencontre du fini et de l’infini. Dans ce contexte, l’aliénation n’est pas le procès créateur de l’Être-Autre, mais désigne la scission avec soi-même caractéristique de la « conscience malheureuse».

Nous assistons ainsi à un dédoublement de l’aliénation: l’aliénation-extériorisation qui, appliquée à l’absolu et à la genèse du fini, en désigne la rationalité profonde; l’aliénation-étrangéité qui, appliquée à la conscience religieuse des hommes, en exprime le malheur, donc l’irrationalité.

Dans la Phénoménologie de l’esprit , qui termine la phase des écrits de jeunesse et inaugure la série des grandes œuvres spéculatives, cette aliénation-malheur est incorporée au processus entier des figures par lesquelles doit passer la conscience humaine pour s’éduquer à la véritable vie de l’esprit, jusqu’à la réconciliation dans le savoir absolu. On peut dire en ce sens que l’aliénation-malheur est subordonnée à l’aliénation-extériorisation, dont on a dit plus haut la fécondité et la rationalité profondes. Mais elle n’est pas complètement absorbée; elle forme un noyau parfaitement discernable et relativement isolable. Le fameux chapitre sur la «conscience malheureuse» a même pu être considéré comme la cellule mélodique de laquelle est sortie toute la Phénoménologie de l’esprit. L’aliénation y désigne ce moment où la conscience religieuse intériorise la relation du maître et de l’esclave. Dieu est cet Autre absolu que la conscience s’oppose à soi-même comme son maître et en face de qui elle se tient pour rien. Certes, pour Hegel, la «conscience malheureuse» n’est pas la religion vraie; celle-ci marque la victoire sur le Dieu étranger, l’accès au Dieu-esprit, entièrement immanent à ce qui le manifeste et le révèle. Il reste néanmoins que le chapitre sur la conscience malheureuse, isolé du reste de la Phénoménologie de l’esprit , fournit la base d’une critique de l’aliénation religieuse; l’aliénation désigne alors la perte de soi dans un autre; elle rejoint l’illusion transcendantale de Kant et se tient prête à recueillir tout l’héritage de la critique de la religion, depuis Épicure jusqu’aux philosophes français du XVIIIe siècle. Cette aliénation est donc l’exact contre-pôle de l’aliénation contractuelle. Alors que celle-ci désigne une promotion de l’homme par le moyen d’un dessaisissement d’avoir, celle-là désigne une déperdition de l’homme, par le moyen d’un dessaisissement d’être. Toutes les ambiguïtés de notre actuelle notion d’aliénation résultent de la surimpression, dans notre concept, de ces deux modalités du dessaisissement. Il faut dire que la confusion a été facilitée par l’extrême flexibilité de chacun des rameaux sémantiques. L’aliénation-contrat comporte un élément de perte, perte au profit d’un autre et perte de soi; ainsi se prête-t-elle à la fusion avec l’aliénation-déperdition.

Un réseau extrêmement compliqué est ainsi mis en place. L’aliénation-extériorisation de l’absolu, l’aliénation-vente des propriétaires contractants, l’aliénation-contrat de la théorie politique et l’aliénation-déperdition de la conscience malheureuse sont désormais susceptibles d’empiéter l’une sur l’autre, d’échanger leurs rôles, de se déguiser l’une dans l’autre, dans une sorte de ballet sémantique, dont l’histoire des idées et des mots offre peu d’exemples comparables.

C’est sur cet arrière-plan qu’il faut disposer les deux grands apports de Feuerbach et du jeune Marx. Dans l’Essence du christianisme , Feuerbach ramène la distinction entre ce qui est divin et ce qui est humain à la distinction entre l’essence de l’humanité et l’individu; les déterminations de l’essence divine sont des déterminations de l’essence humaine déliées des bornes de l’individu, mises à part; dans cette division de la nature humaine en deux natures distinctes, on retrouve le noyau de l’aliénation hégélienne: l’opposition de soi avec soi-même; ce qui fait le positif de l’être divin est emprunté à la nature de l’homme, et l’homme en est dépouillé; l’aliénation est le processus par lequel l’homme est appauvri de ce dont l’essence divine est enrichie. La tâche de la «critique» est alors de restituer à l’homme son être perdu en Dieu, afin qu’il réapproprie son être générique.

Ainsi est définie, à titre de concept purement anthropologique, l’aliénation religieuse, hors de toute perspective de récupération dans une aliénation de l’absolu lui-même. L’aliénation-déperdition est ainsi devenue le concept cardinal d’une anthropologie philosophique; elle signifie ceci: l’homme dépouillé de sa nature vraie est rendu étranger à lui-même: l’extériorisation et le devenir étranger coïncident dans la déperdition. Toute théorie de l’aliénation, même si elle déplace à nouveau le foyer de l’aliénation vers la sphère économique – c’est-à-dire vers la sphère où s’est constitué le premier concept d’aliénation, l’aliénation-vente – reste une théorie philosophique, une anthropologie philosophique, dans la mesure où elle opère avec des notions telles que essence de l’homme, nature générique, devenir autre, devenir étranger, devenir extérieur, objectivation, désappropriation, réappropriation. Le concept est antithéologique, certes, mais il est de même texture que le concept théologique d’aliénation divine. Il se place au niveau d’une inspection des essences, d’une description de la nature essentielle; le processus de l’aliénation se tient à ce niveau: c’est un renversement de l’être propre en être autre, un devenir objet du sujet, un devenir autre du même. Du même coup, le concept purement anthropologique d’aliénation reste strictement symétrique du concept théologique, comme dans une vision en miroir. L’aliénation de l’essence humaine est la simple figure inversée de l’aliénation divine.

C’est à ce titre que l’aliénation-déperdition fait retour, avec le jeune Marx, à la critique de l’économie politique et se superpose au concept d’aliénation-vente; ainsi le concept initial est surchargé de toute la pesanteur spéculative drainée en cours de route par la gnose, la théologie et la philosophie spéculative. Si toute cette construction est implicitement présente sur le mode de l’oubli, une partie seulement de l’héritage, à savoir l’aliénation-déperdition, est explicitement répétée dans les écrits de jeunesse du jeune Marx. On peut ainsi tirer une ligne continue entre le jeune Hegel et le jeune Marx. C’est de cette tradition explicite que se nourrit la phraséologie contemporaine sur l’aliénation, sans le savoir le plus souvent (mais Marx reproduisait lui-même sans le savoir une idée déjà développée par Hegel dans les écrits de jeunesse), et surtout sans avoir conscience de la formidable charge spéculative que l’aliénation-déperdition traîne avec elle.

Cette dépendance conceptuelle n’empêche pas que Marx, dans les Manuscrits de 1844: Économie politique et philosophie , ait effectivement renversé la notion hégélienne d’aliénation. C’est le discours philosophique lui-même qui est abstrait, séparé de l’homme, rendu étranger à l’homme; le discours philosophique est aliéné: «Le philosophe lui-même, forme abstraite de l’homme aliéné (entfremdeten ), se donne pour la mesure du monde aliéné (id. ). C’est pourquoi toute l’histoire de l’aliénation (Entäusserung ) et toute la reprise de cette aliénation (id. ) ne sont pas autre chose que l’histoire de la production de la pensée abstraite, c’est-àdire absolue, de la pensée logique spéculative. L’aliénation (Entfremdung ), qui constitue donc l’intérêt proprement dit de ce dessaisissement (Entäusserung ) et de sa suppression, est à l’intérieur de la pensée elle-même l’opposition de l’en-soi et du pour-soi de la conscience de soi, de l’objet et du sujet, c’est-à-dire l’opposition de la pensée abstraite et de la réalité sensible ou du sensible réel» (Manuscrits de 1844: Économie politique et philosophie ).

En d’autres termes, l’aliénation de l’homme, c’est d’abord l’aliénation de la conscience de soi. Cette critique de l’aliénation idéologique rejoint celle de l’aliénation politique; Hegel, en effet, n’a dépassé qu’en théorie la notion d’État; son concept revêt le même caractère transcendant que l’essence de l’homme et que l’idée abstraite. L’État est l’extérieur, l’étranger par excellence, dans la conscience historique des hommes. Mais l’aliénation économique est l’aliénation fondamentale. Le troisième manuscrit de 1844 l’appelle l’«aliénation de la vie réelle», par opposition aux aliénations de la conscience. Cette promotion de l’aliénation économique suppose que l’économie elle-même couvre tous les rapports de l’homme à la nature, par la production et la consommation, et ceux de l’homme à l’homme, par la relation d’échange. Le champ entier de l’expérience humaine est alors couvert par l’économie et, du même coup, par l’aliénation propre à ce champ. Le concept de «travail aliéné» devient ainsi le pivot de la critique de l’économie politique et de l’expérience dans son ensemble. Ce concept signifie ceci: «L’ouvrier devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée plus de marchandises. La dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses.» (Ibid. ). L’homme rencontre le produit de son travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante de lui-même en tant que producteur. C’est ce processus qui, maintenant, capte tout le vocabulaire de l’aliénation: dépréciation, perte de réalité, conscience devenue étrangère, dessaisissement dans et par l’extérieur. Ce qui est nouveau, par rapport à Feuerbach, c’est que le travail, la production sont le lieu originaire de l’aliénation, mais le sens de l’aliénation est celui que Feuerbach a forgé sur la base de toute la tradition: l’ouvrier met sa vie dans l’objet, comme le croyant dans son dieu: il s’appauvrit dans ce qui désormais appartient à l’objet: «Plus l’ouvrier produit d’objets, moins il peut posséder et plus il tombe sous la domination de son produit, le capital.» (Ibid. ). «L’argent, c’est l’essence séparée de l’homme, et cette essence étrangère le domine» («L’Argent» in Économie politique et philosophie , Œuvres philosophiques , t. VI).

Il faut même aller plus loin: l’ouvrier n’est aliéné dans le produit que parce qu’il est aliéné dans l’activité du travail elle-même; c’est lui-même que l’homme aliène, dans une activité qui appartient à un autre. Finalement, le travail aliéné rend étranger à l’homme la nature, lui-même, l’autre homme, «la vie générique et la vie individuelle». Le travail rendu étranger, le travail aliéné, vient ainsi occuper la place du premier concept d’aliénation-vente; ou plutôt la propriété privée, que Hegel faisait résulter de la prise de possession immédiate, puis qu’il médiatisait par le contrat, devient le résultat, inconnu de l’homme propriétaire, du travail aliéné, du travail devenu étranger.

Le cycle du concept d’aliénation est bouclé. Mais il est bouclé, chez le jeune Marx, sur le terrain même de l’anthropologie philosophique de Feuerbach: la dialectique du travailleur et de son produit continue de se dérouler entre un sujet et son objet; le travail est encore l’activité d’un sujet. C’est pourquoi l’aliénation-déperdition peut être ramenée de la sphère religieuse à la sphère économique; mais ce transfert, ce déplacement se fait dans le même registre philosophique de l’essence, de la nature essentielle, de la nature subjective de l’homme dans son rapport avec ses objets.

Le Capital rompt avec l’anthropologie du jeune Marx précisément sur ce point: «Les marchandises ne possèdent une objectivité de valeur (Wertgegenständlichkeit ) que pour autant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, le travail humain.» Le travail est désormais considéré comme «unité sociale» et non plus comme activité d’un sujet. C’est ce changement de front qui explique le recul du concept d’aliénation chez le Marx du Capital , même si l’on peut raisonnablement discerner une filiation de sens entre le concept de «fétichisme» dans Le Capital et celui d’aliénation dans les œuvres de jeunesse. Mais cette filiation ne doit pas dissimuler le changement de genre: le passage du genre de l’anthropologie philosophique au genre de la théorie sociale. Dans le genre de l’anthropologie philosophique, c’est le sujet qui passe dans l’objet, en passant dans un être autre que soi; dans la théorie sociale, c’est un rapport social, mettant en jeu des formes, des forces et des structures, qui devient chose. C’est pourquoi l’extériorisation (Veräusserlichung ) du Capital relève d’un autre genre épistémologique que l’aliénation selon les manuscrits économico-politiques.

Du même coup nous détenons le principe d’une nouvelle limitation du concept d’aliénation. Celui-ci se laisse démembrer en deux usages canoniques fondamentaux (si l’on excepte les sens mineurs évoqués au début et si on laisse de côté l’«aliénation mentale»). D’un côté on a l’aliénation-vente, dont le sens est parfaitement clair, et qui a sa limite d’expansion dans l’aliénation-contrat de Rousseau; le cran d’arrêt est mis dans ce premier usage par l’impossibilité de tirer une théorie politique du seul concept de contrat. D’autre part on a l’aliénation-déperdition, mais cette notion ne conserve un sens déterminé qu’à certaines conditions; d’abord, elle doit être explicitement rattachée à une anthropologie philosophique du type de celle de Feuerbach ou du jeune Marx; seule la possibilité de ranimer une anthropologie philosophique du même type donne le droit d’employer le mot aliénation en un autre sens que celui de l’aliénation-vente ou de l’aliénation-contrat; ensuite, cette restauration, si elle est possible, exige que soit également restitué tout l’arrière-plan spéculatif sur lequel cette notion s’est conquise et dont elle reste tributaire, au prix d’un grave oubli; enfin le passage de l’aliénation-vente à l’aliénation-déperdition n’est justifié que dans la mesure où l’on est capable d’élaborer une théorie expresse de l’appropriation, de l’avoir, de la possession, conçus comme déperdition: la charge de la preuve est à celui qui opère le passage du dessaisissement d’avoir au dessaisissement d’être. Ce passage doit être explicite et non subreptice.

Hors de cette rigueur conceptuelle, le terme d’aliénation reste l’expression confuse d’un malaise confusément ressenti. Il est peut-être nécessaire de disposer dans sa propre langue de mots qui véhiculent, plus près du cri que de la théorie, le caractère massif d’une expérience globale. Mais il faut alors savoir dans quel «jeu de langue» on parle. L’imposture serait de parer ce pseudo-concept des prestiges d’une théorie juridique ou d’une anthropologie philosophique.

aliénation [ aljenasjɔ̃ ] n. f.
• 1265; lat. alienatio aliéner
1Dr. civ. Acte translatif de propriété ou de droit, à titre gratuit (donation, legs) ou onéreux (vente, cession). Dr. internat. Aliénation de territoire, en cas d'annexion.
2(1745; aliénation d'espritXIVe) Trouble mental, passager ou permanent, qui rend l'individu comme étranger à lui-même et à la société où il est incapable de mener une vie sociale normale. démence, folie. L'aliénation entraîne une mesure d'internement ou de protection.
3(XVIe) Aversion, hostilité collective envers qqn. Aliénation des esprits, opinion hostile.
4(XVIIIe) Fig. Fait de céder ou de perdre (un droit, un bien naturel). Ce serait une aliénation de ma liberté.
(trad. de l'all. Entfremdung, Hegel et Marx) Philos. État de l'individu qui, par suite des conditions sociales (économiques, politiques, religieuses), est privé de son humanité et est asservi. Par ext. Tout processus par lequel l'être humain est rendu comme étranger à lui-même. L'aliénation de la femme. « cette aliénation culturelle dans laquelle il voyait son pays si furieusement avide de perdre son âme » (Pennac).

aliénation nom féminin (latin juridique alienatio) Transmission volontaire ou légale à autrui de la propriété d'un bien ou d'un droit. État de quelqu'un qui est aliéné, qui a perdu son libre arbitre. Situation de quelqu'un qui est dépossédé de ce qui constitue son être essentiel, sa raison d'être, de vivre. ● aliénation (synonymes) nom féminin (latin juridique alienatio) Transmission volontaire ou légale à autrui de la propriété d'un...
Synonymes :
- cession
Contraires :
- acquisition
- annexion
- appropriation
- conservation
Situation de quelqu'un qui est dépossédé de ce qui constitue...
Synonymes :
- perte

aliénation
n. f.
d1./d DR Action de céder un bien. Aliénation d'une propriété.
d2./d Aliénation mentale: démence. Syn. folie.
d3./d PHILO Selon Marx, condition de l'homme qui ne possède ni le produit ni les instruments de son travail.
Par ext. Asservissement de l'être humain, dû à des contraintes extérieures (économiques, politiques, sociales), et qui conduit à la dépossession de soi, de ses facultés, de sa liberté. L'aliénation des femmes dans une société régie par les hommes.
d4./d Perte, par un peuple ou un individu, de son identité culturelle. L'aliénation des peuples colonisés.

⇒ALIÉNATION, subst. fém.
Action d'aliéner, résultat de cette action.
I.— [L'aliénation affecte une chose]
A.— DR. CIVIL. Action de transmettre la propriété d'un bien, d'un droit, etc. à autrui. Aliénation d'un domaine, d'une terre (Ac. 1798-1932) :
1. Telle terre, vendue il y a vingt-cinq ans, est à cette heure partagée en dix mille portions, qui vingt fois ont changé de mains depuis la première aliénation ...
P.-L. COURIER, Pamphlets politiques, Lettres au rédacteur du « Censeur », 1819-1820, pp. 20-21.
2. Il imagina donc d'envoyer par tout le royaume des commissaires réformateurs, qui étaient chargés de voir quelles aliénations du domaine ou des droits de la couronne avaient été faites ...
P. DE BARANTE, Hist. des ducs de Bourgogne, t. 2, 1821-1824, p. 279.
3. ... les biens patrimoniaux sont inaliénables; aucun des représentants éphémères de l'être domestique ne peut en disposer, car ils ne sont pas à lui. Ils sont à la famille, comme la fonction est à la case. Alors même que le droit tempère ses prohibitions premières, une aliénation du patrimoine est encore considérée comme une forfaiture; elle est pour toutes les classes de la population ce qu'une mésalliance est pour l'aristocratie. C'est une trahison envers la race, une défection.
É. DURKHEIM, De la Division du travail social, 1893, pp. 307-308.
4. Par l'intermédiaire de Monsieur Guitrel elle a acquis des chapes conservées depuis trois siècles dans la sacristie de l'église de Lusancy, et elle en a fait des sièges, m'a-t-on dit, de cette sorte qu'on nomme poufs.
Monseigneur hocha la tête :
— Poufs! mais, si l'aliénation de ces ornements hors d'usage a été faite régulièrement, je ne vois pas que l'évêque Cautinus ... je veux dire Monsieur Guitrel, ait forfait en s'entremettant dans cette opération légitime.
A. FRANCE, L'Orme du mail, 1897, p. 11.
Loc. figées. Aliénation à fonds perdu, par prestations viagères (CAP. 1936); aliénation à titre gratuit, par donation, legs (BESCH. 1845-Lar. Lang. fr.); aliénation à titre onéreux, par vente, échange, etc. (BESCH. 1845-Lar. Lang. fr.); aliénation à titre particulier, ,,celle qui se rapporte à tel bien ou à tel droit, considéré dans son individualité concrète`` (CAP. 1936); aliénation à titre universel, ,,celle qui porte sur un ensemble de biens ou de droits, envisagé comme une entité distincte des éléments qui le composent`` (CAP. 1936); aliénation forcée (Ac. 1835-1932); aliénation volontaire (Ac. 1835-1932).
B.— DR. INTERNAT. Aliénation de territoire, par annexion :
5. Lorsque M. Ch. Comte, l'apôtre de la propriété et le panégyriste du travail, suppose une aliénation de territoire de la part du gouvernement, il ne faut pas croire qu'il fasse cette supposition sans motif et par surérogation; il en avait besoin. Comme il repoussait le système d'occupation, et que d'ailleurs il savait que le travail ne fait pas le droit, sans la permission préalable d'occuper, il s'est vu forcé de rapporter cette permission à l'autorité du gouvernement, ce qui signifie que la propriété a pour principe la souveraineté du peuple, ou, en d'autres termes, le consentement universel.
P.-J. PROUDHON, Qu'est-ce que la propriété? 1840, p. 208.
II.— [L'aliénation affecte une pers., une partie de la pers.]
A.— [Une pers. considérée dans ses rapports avec elle-même] Fait de devenir étranger à soi-même, de perdre l'esprit.
1. PSYCH. Troubles psychiques profonds privant un individu de ses facultés mentales. Aliénation d'esprit (vx), — mentale ou absol. aliénation :
6. ... C'est l'imagination et non pas la raison immuable qui trouble ... donnez-moi un moyen pour me débarrasser de cette imagination perturbatrice; car certainement ma volonté la plus déterminée ne le peut pas toujours, elle ne le peut pas dans les maladies, les aliénations d'esprit, etc.
MAINE DE BIRAN, Journal, 1819, p. 217.
7. La plupart de ces faits représentatifs, d'abord aigus, deviennent chroniques, grâce à l'habitude, et, liés ordinairement, non nécessairement ce semble, à des états pathologiques, composent la partie morale des cas de manie, monomanie, aliénation, dont la démence est la terminaison la plus commune. Le remède à ces affections mentales, prises avant l'époque où le vertige devient habituel et irrésistible en intéressant la représentation tout entière, le remède préventif est le développement de la force réfléchie...
Ch. RENOUVIER, Essais de critique générale, 3e essai, 1864, p. XXXI.
8. L'avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l'un sur l'autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé que le vol des deux canards provenait du même état mental que les huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement analysé toutes les charges de cet état passager d'aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans une excellente maison de santé.
G. DE MAUPASSANT, Contes et nouvelles, t. 2, Denis, 1883, p. 850.
9. ... « Je pourrais ordonner d'office le placement de cette fille dans une maison d'aliénés, comme de toute personne dont l'état d'aliénation compromet l'ordre public et la sûreté des personnes; mais les adversaires du régime crieraient comme des putois, et j'entends déjà l'avocat Lerond m'accuser de séquestration arbitraire. »
A. FRANCE, L'Orme du mail, 1897, p. 96.
Rem. Le terme aliénation ,,a servi longtemps à désigner l'ensemble des maladies de l'esprit (...) Cette rubrique était la seule usitée au XIXe siècle. Progressivement s'est substituée la dénomination de Psychiatrie pour le secteur des maladies mentales et celle de Psychiatre tend à remplacer celle d'aliéniste. Mais les mots « aliénation mentale » et « aliéné » n'ont pas disparu; ils ont gardé un sens plus restrictif et plus particulier; ils sont restés termes légaux sur le terrain administratif et judiciaire et s'emploient dans les cas où des mesures d'internement, de protection ou d'assistance spéciale s'imposent.`` (POROT 1960; cf. également Psychol. 1969).
2. P. ext. Altération passagère du jugement, de la maîtrise de soi, égarement :
10. « Tu ne me réponds point, lui dit la reine dans une sorte d'aliénation d'esprit; je te demande si l'arrêt de ma mort est irrévocable, et tu ne me réponds point; c'en est donc fait! » Elle s'arrête, presse ses deux mains contre son cœur, comme ne pouvant supporter le poids qui l'accable; ses yeux sont secs, égarés.
Mme COTTIN, Mathilde, t. 1, 1805, p. 256.
11. De là résultent les rêves, états passagers d'aliénation mentale, où, comme dans la folie, les impulsions subjectives prévalent involontairement.
A. COMTE, Catéchisme positiviste, 1852, p. 159.
12. ... mais, en rassemblant, dans cette vie morcelée par l'aliénation périodique de l'ivresse, toutes les heures de lucidité où il fut lui-même, on pourrait encore reconstruire une vie précieuse et des souvenirs bénis.
G. SAND, Histoire de ma vie, t. 4, 1855, p. 8.
13. Vous le voyez bien, que j'ai aimé vraiment dans ces instants-là, puisque toutes mes subtilités s'étaient fondues à la flamme de cette passion, comme du plomb dans un brasier; puisque je ne trouve pas matière à une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation, une abdication de tout mon moi ancien dans le martyre. Cette idée de la mort, sortie des profondeurs intimes de ma personne, cet obscur appétit du tombeau dont je me sentis possédé comme d'une soif et d'une faim physiques, vous y reconnaîtrez, mon cher maître, une conséquence nécessaire de cette maladie de l'amour si admirablement étudiée par vous. Ce fut, retourné contre moi-même, cet instinct de destruction dont vous signalez le mystérieux éveil dans l'homme en même temps que l'instinct du sexe.
P. BOURGET, Le Disciple, 1889, p. 188.
B.— [Une pers. considérée dans ses rapports avec autrui]
1. Fait pour des personnes (ou une partie de leur être moral, exprimée par un complément prépositionnel de) de devenir étrangères ou hostiles à d'autres personnes considérées comme responsables de cet éloignement. (Entraîner, provoquer l') aliénation des cœurs, des esprits.
Rem. Attesté ds Ac. 1798-1932 et ds les principaux dict. généraux.
2. PHILOS., SOCIOL. Privation de libertés, de droits humains essentiels éprouvée par une personne ou un groupe social sous la pression de facteurs permanents (Hegel) ou historiques (Marx) qui l'asservissent à la nature ou à une classe dominante. Aliénation économique, politique, religieuse :
14. ... pour ce dernier [Hegel] tout lien humain a son origine dans la dialectique du maître et de l'esclave, dans cette lutte pour la vie et la mort qui ne cessera jamais, tandis que pour Marx l'aliénation a sa source dans une exploitation de l'homme par l'homme, qui ne tient pas à l'essence même de l'humanité et qui donc peut prendre fin.
J. LACROIX, Marxisme, existentialisme, personnalisme, 1949, p. 23.
15. [Selon Marx] l'aliénation religieuse a la même origine que l'aliénation économique. On n'en finit avec la religion qu'en réalisant la liberté absolue de l'homme à l'égard de ses déterminations matérielles. La révolution s'identifie à l'athéisme et au règne de l'homme.
A. CAMUS, L'Homme révolté, 1951, p. 248.
16. [Selon Marx] l'aliénation fondamentale réside dans les rapports de production : la division du travail et l'appropriation individuelle des moyens collectifs de production provoquent une situation infra-humaine où l'homme est exploité par l'homme. Le produit de l'activité humaine est séparé de son producteur et accaparé par une minorité : la substance humaine est absorbée par les choses produites, au lieu de revenir à l'homme. Des formes abstraites, l'argent, la marchandise, le capital s'érigent en idoles, deviennent étrangères à l'homme et l'écrasent de leur puissance absorbante. (...)
L'aliénation politique est la projection de l'aliénation économique dans l'organisation de la société civile : l'État est l'instrument dont se sert la classe capitaliste pour assurer politiquement sa domination et son oppression sur la classe asservie.
L'aliénation religieuse est le reflet imaginaire dans les cerveaux humains des forces extérieures (d'abord de la nature, puis de la société) qui écrasent les hommes. C'est parce que l'existence sociale de l'homme est une existence malade que la conscience humaine élabore des rêves compensatoires qui anesthésient ses souffrances : la religion est ainsi l'opium du peuple.
BIROU 1966.
P. ext., lang. commune. Toute limitation ou tout conditionnement objectivement imposés à l'individu par le fonctionnement actuel de la société, et éprouvés comme une atteinte révoltante aux droits humains fondamentaux. L'aliénation de l'humanité soumise... aux mass-media, l'aliénation de la femme traitée comme objet (Pol. 1969) :
17. Les illettrés, relégués à l'échelon le plus bas de la société, sont exposés à la frustration, à ce qu'on appelle aujourd'hui l'« aliénation ».
L'Afrique actuelle, déc. 1968 (Vie Lang., n° 207, 1969, p. 330).
Prononc. :[].
Étymol. ET HIST. — 1. 1265 dr. « transport d'une propriété » (Livre de Jost., 11 ds GDF. Compl. : Les alienacions des fiez); 2. a) XIVe s. alienation d'entendement « égarement » (ORESME, Œuvres morales, f° 117 a, ibid. : ceux qui sont tombez en une frenesie ou alienation d'entendement); b) 1811 alienation mentale (HANIN, Vocab. méd., s.v., d'apr. QUEM. t. 1 1959); 1847 id. « id. » (H. DE BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes, éd. Bouteron, La Pléiade, t. 5, p. 1004 ds Fr. mod., t. 23, p. 298 : Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale...); 3. 1541 « éloignement, hostilité des esprits, désaccord » (CALVIN, Saincte Cene, V, 459 ds HUG. : Combien qu'ilz ayent une fois conféré ensemble, neantmoins, il y avoit telle alienation, qu'ilz s'en retournerent sans aucun accord).
Empr. du lat. alienatio au sens 1, jur. dep. CICÉRON, Orat., 144 ds TLL, 1559, 3; de même en lat. médiév., avant 1280, Chart. Merseb, 359 ds Mittellat. W. : resignacioni seu alienacioni castrorum et civitatis; au sens 2 dep. CELSE, 4, 2, p. 123 ds TLL, 1559, 67 : notae sunt... oculorum caligo, mentis alienatio, vomitus; au sens 3 dep. CICÉRON, Har. resp., 47, ibid., 1559, 46 : hac nimia nonnullorum alienatione a quibusdam.
STAT. — Fréq. abs. litt. :257. Fréq. rel. litt. XIXe s. : a) 254, b) 198; XXe s. : a) 155, b) 676.
BBG. — BACH.-DEZ. 1882. — BAR 1960. — BARR. 1967. — BARR. Suppl. 1967. — BÉL. 1957. — BÉNAC 1956. — BIROU 1966. — BLANCHE 1857. — BOUILLET 1859. — CAP. 1936. — Comm. t. 1 1837. — DUPIN-LAB. 1846. — Éd. 1913. — FÉR. 1768. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — FRANCK 1875. — GARNIER-DEL. 1961 [1958]. — JULIA 1964. — LAFON 1963. — LAL. 1968. — Lar. méd. 1970. — LEMEUNIER 1969. — LITTRÉ-ROBIN 1865. — MIQ. 1967. — MOOR. 1966. — Mots dans le vent. Vie Lang. 1969, n° 207, pp. 330-331. — MUCCH. Sc. soc. 1969. — NYSTEN 1814-20. — PIÉRON 1963. — Pol. 1868. — Pol. 1969. — POROT 1960. — PRIVAT-FOC. 1870. — Psychol. 1969. — RÉAU-ROND. 1951. — SILL. 1965. — ST-EDME t. 1 1824. — SUAVET 1963.

aliénation [aljenɑsjɔ̃] n. f.
ÉTYM. 1265, en dr.; du lat. alienatio, de alienare. → Aliéner.
1 a Dr. Action d'aliéner une propriété ou un droit, à titre gratuit (donation, legs) ou à titre onéreux (vente, échange). || L'aliénation d'un domaine, d'une terre, d'un patrimoine. || Aliénation volontaire, aliénation forcée. || Aliénation à titre particulier ou à titre universel. || Aliénation à fonds perdu (moyennant une rente viagère). Cession, donation, échange, legs, transfert, vente.
b Perte ou abandon d'un bien naturel. || Accepter l'aliénation de sa liberté, de son indépendance.
2 (1541, « désaccord, hostilité »). Didact. ou littér. Le fait de devenir comme étranger à qqn, à qqch. || L'aliénation du sens national.
1 (…) Les partis ne désiraient pas moins que lui une bataille, mais parce qu'ils espéraient en voir sortir une défaite — ce qui nous paraît aujourd'hui affreuse aliénation du sens national.
Louis Madelin, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. III, XVI.
L'aliénation des sentiments, des esprits. Aversion, éloignement.
Vx. || L'aliénation de qqn (à, vis-à-vis de qqn) : son hostilité, sa froideur.
2 L'aliénation de Monseigneur grossièrement marquée (à son fils).
Saint-Simon, Mémoires, IX, 213.
3 (XIVe, aliénation d'entendement). Le fait de devenir comme étranger à soi-même, de perdre la raison. || Aliénation d'esprit. Absolt. || Un moment d'aliénation. Folie; aberration, confusion (mentale), délire, démence, dérangement (d'esprit), déséquilibre (mental), divagation, égarement (de l'esprit), extravagance, excentricité, frénésie, incohérence, trouble (mental), vésanie; et aussi -manie, et -phobie.
3 Il se déconcerte, il s'étourdit; c'est une courte aliénation.
La Bruyère, les Caractères, 8.
4 Est-ce songe ? est-ce ivrognerie,
Aliénation d'esprit ?
Ou méchante plaisanterie ?
Molière, Amphitryon, II, 1.
(1811). || Aliénation ou aliénation mentale (→ Plat, cit. 17) : dérèglement permanent ou passager des facultés intellectuelles; désordre mental qui met le sujet dans l'impossibilité de mener une vie sociale normale.
4.1 (…) les mots « aliénation mentale » et « aliéné » n'ont pas disparu (…) ils sont restés termes légaux sur le terrain administratif et judiciaire et s'emploient dans les cas où des mesures d'internement, de protection ou d'assistance spéciale s'imposent (…)
A. Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, 1952, art. Aliénation mentale.
Littér. (au sens étymologique) :
5 (…) ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil.
Proust, À la recherche du temps perdu, t. VI, p. 107.
Vx. Ensemble des maladies mentales. Psychiatrie.
4 (XXe). Philos. (pour traduire l'all. Entfremdung, utilisé par Hegel et par Marx).
REM. Même lorsqu'il est appliqué à la philosophie ancienne (→ ci-dessous cit. 6, Lefebvre), le mot est en fait un emploi extensif de la valeur marxiste. Dans le Dictionnaire de Lalande (Première éd., 1926), cet emploi, chez Mounier, est encore considéré comme une métaphore du sens juridique, et le concept n'est pas analysé. L'emploi d'aliénation provient des traductions et commentaires de Marx.
État de l'homme qui est en partie privé de son humanité par suite des conditions sociales, et d'abord économiques.
6 (Marx) montre que l'aliénation de l'homme ne se définit pas religieusement, métaphysiquement ou moralement. Au contraire, les métaphysiques, les religions et les morales contribuaient à aliéner l'homme, à l'arracher à soi-même, à le détourner de sa conscience véritable et de ses véritables problèmes. L'aliénation de l'homme n'est pas théorique et idéale (…) elle est aussi et surtout pratique, et se découvre dans tous les domaines de la vie pratique.
(…) Sur ce plan réel, elle se manifeste par le fait que les hommes sont livrés à des forces hostiles, qui cependant ne sont que les produits de leur activité, mais retournés contre eux et les emportant vers des destins inhumains, — crises, guerres, convulsions de toutes sortes.
Henri Lefebvre, le Marxisme, p. 39-41.
7 Nous ne voulons pas dire que l'aliénation économique n'existe pas; mais il se peut que la cause première d'aliénation soit dans le travail à titre essentiel, et que l'aliénation décrite par Marx ne soit que l'une des modalités de cette aliénation : la notion d'aliénation mérite d'être généralisée, afin que l'on puisse situer l'aspect économique de l'aliénation; selon cette doctrine, l'aliénation économique serait déjà au niveau des superstructures, et supposerait un fondement plus implicite, qui est l'aliénation essentielle à la situation de l'être individuel dans le travail.
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, p. 249.
(Mil. XXe). Par ext. (emploi assez vague, à la mode chez certains intellectuels). Tout processus par lequel l'être humain est rendu comme étranger à lui-même, et perd la conscience claire de ses rapports avec l'Autre. || L'aliénation de la femme.
8 Je redoute l'aliénation intellectuelle qui lâche la proie du monde concret pour l'ombre du discours.
G. Gusdorf, in la Table ronde, juin 1959, p. 22.
9 Si la foi religieuse est une « aliénation », du moins nous préserve-t-elle de toutes les autres. Quel contemplatif catholique a jamais eu recours aux stupéfiants ?
F. Mauriac, le Nouveau Bloc-notes 1958-1960, p. 207.
Dans toute doctrine philosophique, Déchéance d'un principe, considéré comme pur, appliqué à l'homme, l'humain étant défini a priori (raison, conscience). || L'aliénation est le passage au concret impur.
10 Métaphysique et religion apportèrent (…) une théorie de l'aliénation. Pour un métaphysicien comme Platon, la vie, la nature, la matière, sont « l'autre » de la pure idée (de la Connaissance), c'est-à-dire sa déchéance.
Henri Lefebvre, le Marxisme, p. 37.
CONTR. (Du sens 1.) Acquisition, annexion, appropriation; conservation. — (Du 2.) Possession. — (Du 3.) Raison, sens (bon sens); équilibre.

Encyclopédie Universelle. 2012.