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CHANGEMENT SOCIAL
CHANGEMENT SOCIAL

Le changement dans les sociétés est un fait aussi banal et aussi peu contestable que leur relative stabilité. La sagesse des nations l’exprime de deux manières: les Grecs disaient qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et le Français remarque: «Plus ça change, plus c’est la même chose.»

Ces lapalissades ne vaudraient pas d’être citées si elles ne se prêtaient à une élaboration qui met en forme leur contenu, et leur substitue un champ d’application et de validité à peu près défini. Toute connaissance part de données intuitives, sur lesquelles l’esprit s’efforce de construire un ensemble de relations significatives et vérifiables. Le succès ne sanctionne pas toujours ces entreprises, qui sont d’autant plus hasardeuses que les données à traiter sont plus complexes et plus confuses. Mais leur richesse même nous provoque à ne pas nous contenter de l’état brut dans lequel elles nous sont livrées par le sens commun.

La sociologie, telle qu’elle se constitue au XIXe siècle, se donne pour première tâche d’énoncer les lois du changement social. Auguste Comte ouvre son Cours de philosophie positive par la fameuse loi des trois états. La même préoccupation de réduire à une seule loi la dynamique de toutes les sociétés humaines est tout aussi sensible chez le dernier grand évolutionniste du XIXe siècle, Herbert Spencer. Le souci de saisir l’enchaînement des grandes phases de l’évolution humaine apparaît également chez Marx, et peut-être surtout chez Engels.

Quant à la nature du changement social, à l’identification rigoureuse de ses phases les plus caractéristiques, ces penseurs s’en font les conceptions les plus diverses. Comte tend à assimiler les étapes du progrès spirituel (à la fois scientifique et moral) aux types d’organisation sociale. Spencer, de son côté, a popularisé l’opposition entre les sociétés militaires et les sociétés industrielles. Marx et les marxistes accordent le plus grand intérêt aux «rapports de production», dont ils cherchent à décrire et à expliquer les associations avec les autres aspects de la vie sociale.

Pour ces hommes du XIXe siècle, non seulement la société est changement (ce qui est incontestable), mais les formes de ce changement sont réductibles à une expression unique qui se développe à travers le temps (ce qui apparaîtra de plus en plus douteux, au fur et à mesure que l’analyse sociologique gagnera en finesse et en rigueur). De ce deuxième point de vue naissent des difficultés probablement insolubles, mais dont l’examen a beaucoup enrichi la réflexion sociologique. Admettons que les «idées mènent le monde» (pour parler comme Auguste Comte), ou inversement, et pour reprendre un des énoncés fondamentaux de Marx, supposons que «les rapports de production» déterminent les superstructures juridiques, politiques, idéologiques, scientifiques. Si peu qu’on réfléchisse, on s’aperçoit que la nature du pouvoir causal attribué aux «idées» ou aux «rapports de production reste tout aussi mystérieuse dans le second énoncé que dans le premier. Mais, en cherchant à préciser le sens de termes comme «mener» ou «déterminer», la réflexion sociologique se met en mesure de progresser sur plusieurs points essentiels. D’abord, elle est amenée à poser le problème de l’efficacité des idées et des représentations: comment? à travers quels canaux? utilisant quels appuis et quels relais? surmontant ou contournant quels obstacles, une découverte scientifique, une idée, un système philosophique nouveau sont-ils susceptibles de produire des effets appréciables et imputables dans tel secteur de la vie sociale? Corrélativement, elle est conduite à rechercher comment ces nouveautés, ces innovations s’insèrent dans le contexte des besoins explicites ou latents, ce qu’elles doivent aux circonstances, au milieu, au génie, au hasard.

1. Le changement comme processus

Diffusion et changement

En se proposant d’analyser le déterminisme des «idées» ou des «infrastructures», les penseurs du XIXe siècle n’ont pas seulement, comme il leur a été si souvent et si longtemps reproché, engagé la sociologie dans de vagues spéculations pseudo-historiques; ils l’ont aussi invitée, sans beaucoup l’y aider, à se poser le problème de l’innovation et de la créativité. Pourtant, dans quelques domaines, les recherches contemporaines ont permis de dépasser le plan des généralités où s’étaient maintenus les penseurs du XIXe siècle. Ainsi les ethnologues se sont attachés à l’étude du phénomène de diffusion. Ces travaux possèdent souvent plus et mieux qu’une valeur documentaire. Ils ne se bornent pas à dresser la carte des «aires culturelles», où sont simultanément observables, et bien que ces usages soient communs à des groupes sociaux distincts, certains traits relevant de techniques, comme la poterie, l’agriculture, l’habitation, l’ornement ou la protection du corps, mais aussi de pratiques institutionnelles comme les règles de parenté, les rites funéraires ou la politesse. Ils posent, concernant les processus de diffusion, plusieurs questions à la fois précises et générales. Toute diffusion suppose une série ou une chaîne de contacts. Elle peut aussi être envisagée comme un échange entre un donneur (ou plusieurs) et un récepteur (ou plusieurs). Quant à la capacité de recevoir – pour ne rien dire ici de l’aptitude à donner, ou à laisser se diffuser ce trait de culture –, elle dépend à la fois de la curiosité, de l’intérêt de l’éventuel bénéficiaire, et des résistances que, de son côté, il développe plus ou moins spontanément à l’introduction d’un trait nouveau. Ralph Linton (1893-1953), par exemple, aimait à souligner à propos de la diffusion de la céramique et de la culture du maïs que les Indiens de Californie, qui se trouvaient pourtant au contact des Pueblos du Sud-Ouest (Arizona et Nouveau-Mexique), potiers et agriculteurs émérites, ne leur ont que très tard et très partiellement emprunté ces techniques. Enfin, les études de diffusion ont attiré l’attention sur un point essentiel, qui sera retenu par les théories ultérieures: le «trait» diffusé est-il capable de se «stabiliser»? Ou bien s’agit-il d’une «mode» qui s’évanouit plus vite encore qu’elle n’apparaît? La réponse à cette question ne dépend pas seulement de la congruence entre le «trait» particulier et la société réceptrice, mais aussi de la compatibilité globale (hostilité, prestige, supériorité reconnue) de la société donatrice, vis-à-vis de la société réceptrice.

Innovation et changement

Ainsi, dans la masse indistincte des faits de changement, un peu d’ordre est introduit, dès que l’observateur accepte de les traiter comme des processus. Les énoncés y gagnent non seulement en précision (il s’agit de la manière dont telle technique, tel rite, ou telle pratique s’est enrichie ou appauvrie par l’acquisition ou la perte de tel «trait»), mais aussi en généralité: les mécanismes de contact, d’échange, avec les relations subséquentes de supériorité, de domination et de dépendance, sont susceptibles d’être étudiés, quel que soit le «trait» diffusé, quel que soit l’«item» de changement considéré. Quant à la nature du processus, quant à l’enchaînement des phases et à leur production, les économistes, et spécialement Schumpeter avec sa théorie de l’«innovation», nous apprennent beaucoup et nous offrent des éléments très importants pour une théorie sociologique du changement. L’innovation, telle que l’entend Schumpeter, constitue une combinaison originale, irréductible à ses antécédents et à ses conditions. Il ne suffit pas pour que l’innovation apparaisse, qu’une demande, même solvable, lui pré-existe, que les besoins auxquels elle apporte satisfaction soient déjà présents et même urgents. Il ne suffit pas non plus que soit préalablement donnée une nouvelle technologie pour que son exploitation proprement économique soit possible: l’innovation ne se confond pas avec la découverte. De même, si un «innovateur» est requis, à la fois au niveau de l’invention scientifique, de l’application technologique (recherche, développement et production en série), de l’exploration et de la connaissance du marché des éventuels consommateurs, de la prospection et de la mise en œuvre des moyens de crédits, ces diverses interventions doivent être relayées sous peine de ne pouvoir s’enchaîner les unes les autres, et de ne point produire l’effet d’entraînement sans lequel le processus d’innovation tourne court et parfois même revient sur ses pas.

2. Facteurs de changement

La dimension endogène

Ainsi l’importance des facteurs endogènes dans le changement est-elle soulignée. Schumpeter voyait dans l’innovation une solution à la fois non nécessaire et non optimale, mais proprement créatrice, affectant les séries historiques d’une forte discontinuité et d’une irréversibilité plus ou moins marquée. Reste évidemment à se demander ce qu’il y a de proprement endogène dans l’innovation, sous peine de lui attribuer une faculté, ou «vertu» occulte.

Dans leur effort pour expliquer les changements radicaux qui bouleversent le cours d’une histoire et la physionomie d’une société, les sociologues ont fixé leur attention sur le domaine des valeurs ou préférences collectives. Le fameux essai de Max Weber sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) constitue de ce point de vue une contribution décisive. Le capitalisme – ou plus généralement la société industrielle – présente avec les formes d’organisation antérieures – que l’on peut, avec Max Weber, appeler «traditionnelles» – un contraste suffisamment marqué pour que le terme d’innovation puisse être adéquatement appliqué au grand mouvement qui affecte les diverses sociétés européennes à partir du XVIe siècle. L’avènement de la science expérimentale, l’application de ses découvertes à des fins pratiques, l’autonomie accordée aux techniques, aux rapports d’échange et de production, la laïcisation du pouvoir politique, de son exercice comme des sources de sa légitimité, constituent, de toutes les discontinuités qui marquent l’histoire de l’humanité, la plus lourde de conséquences et la plus riche de significations. En outre, elle s’est répétée sous nos yeux dans le cas des pays sous-développés accédant à la modernité par la maîtrise de certains pouvoirs (déterminant pour une large part le rendement physique et économique de la production comme l’efficacité de l’organisation sociale et politique) qui sont liés à la possession et à l’usage de certains recours, procédures et institutions apparentés «ou du moins comparables» à ceux qui sont en vigueur dans nos propres sociétés.

Des institutions comme le marché, l’«organisation rationnelle du travail libre» (M. Weber), l’élection des dirigeants politiques, ou du moins leur contrôle par leurs commettants tranchent si brutalement avec celles du passé qu’une telle rupture suppose une véritable conversion des croyances et des orientations vitales les plus essentielles. Pour que les Européens du XVIIe siècle acceptent les disciplines de la recherche scientifique et technologique, il fallait qu’ils aient d’abord retiré au monde son épaisseur et son mystère, qu’ils l’aient transformé en un ensemble d’objets et de données, bref qu’ils lui aient préalablement retiré ses qualités esthétiques et sacrées. Ce «désenchantement du monde», pour prendre à Weber une expression qu’il a lui-même empruntée à Schiller (1759-1805), a été, dans le cas de l’Occident moderne, rendu possible, ou du moins préparé par la révolution théologique du protestantisme, et plus précisément du puritanisme dans sa variante calviniste. Un changement social de l’importance de celui qu’apportent le capitalisme et la civilisation industrielle supposait une révolution dans les manières de penser et de sentir, dans le «système de valeurs» de la société occidentale.

Et, sans doute, faut-il en voir une sorte de confirmation indirecte dans l’absence de valeurs puritaines qui caractérise certaines sociétés de tradition occidentale. Tel serait le cas des pays de tradition «latine» (Espagne, Italie, Amérique latine, et dans une certaine mesure la France), dont les difficultés à assimiler les institutions économiques du capitalisme et les institutions politiques de la démocratie sont souvent signalées pour rendre compte de la «supériorité des AngloSaxons». Mais qu’en serait-il de populations «latines» et catholiques qui, sous une forme ou sous une autre, auraient accueilli et reconnu les valeurs puritaines de discipline, de frugalité, d’épargne, de travail, d’entreprise, de rationalisme pratique? La réussite matérielle consacrera-t-elle les efforts de ces «bourgeois conquérants»? C’est ainsi qu’Otto von Hagen explique le paradoxe de l’exceptionnel succès des Antioqueños, ces gens de Medellín qui, dans les conditions matérielles les plus difficiles, dépourvus de grandes ressources préalables, ont donné à la Colombie une industrie en passe de moderniser le pays.

Les analyses de von Hagen permettent de faire justice de deux observations qui sont couramment adressées à Weber, et qui sont aussi mal fondées l’une que l’autre. D’abord, jamais Weber n’a dit que la théologie calviniste de la grâce suffit à expliquer telle forme particulière de l’organisation capitaliste. Il ne soutient pas davantage que tout processus de modernisation, de l’importance de celui qu’a connu l’Europe à partir du XVIe siècle, doive être précédé par une transformation dans le domaine des idées religieuses. Tout ce qu’il prétend, c’est qu’un ordre social nouveau, avec les sanctions sévères qu’il inflige aux attardés et les récompenses disproportionnées qu’il apporte aux modernistes, même et surtout si elles ne sont pas méritées (et comment le seraient-elles tout à fait?), n’est viable, ne peut s’institutionnaliser qu’à travers un nouveau système de légitimations collectives et de motivations personnelles. Ce qui intéresse Weber dans le puritanisme, ce n’est pas la validité intrinsèque de la théologie de la prédestination, c’est le concours qu’elle apporte à la formation de l’homme moderne dans la mesure où elle définit pour lui des obligations très contraignantes (travailler ici-bas, et non plus contempler des vérités éternelles en Dieu) dont elle renvoie la justification à sa conscience individuelle «sous le regard de Dieu».

La dimension endogène du changement est donnée par le système de valeurs qui, dans une société donnée, légitime ou disqualifie telle ou telle conduite – et par conséquent élève ou abaisse dans la hiérarchie du prestige les groupes qui s’y consacrent. Mais le système de valeurs a une double incidence sur les faits de changement: s’il est stable et intégré, il contribue à fixer, sinon à figer, l’ordre social, à l’immobiliser dans un cycle de répétitions. S’il s’altère, se dédit ou se contredit, il précipite la décomposition de la société tout entière. Un état défini des croyances et des préférences collectives peut donc contribuer soit à la stabilité, soit à l’instabilité. La première situation a surtout retenu l’attention des ethnologues et des sociologues connus sous la désignation commode, mais confuse et arbitraire, de «fonctionnalistes». À cet égard, l’interprétation que donne Durkheim (1858-1917) de la «solidarité mécanique» est tout à fait caractéristique. Une société qui définit strictement les obligations de ses membres, qui sanctionne toute déviance à la fois par des pénalités externes et par le remords du coupable, qui se condamne et se punit lui-même en toute rigueur, ne risque pas de changer. Ses activités se déploient selon des rythmes réguliers, et leur cycle se boucle en une sorte de «flux circulaire» (pour prendre à Schumpeter, 1883-1950, l’image qu’il applique aux économies stationnaires, et qui convient aussi bien aux «sociétés primitives, telles que Durkheim les décrit dans ses premières œuvres). Une fois donné un système de valeurs cohérent, et surtout une fois attribuée audit système une pleine efficacité, on peut, avec Durkheim, faire l’hypothèse que la société considérée continuera indéfiniment telle qu’elle est, qu’elle reproduira ses modèles de conduite, qu’elle conservera ses croyances caractéristiques.

La dimension exogène

Des facteurs exogènes peuvent néanmoins briser l’unité de la société et détraquer ses circuits. Selon le schéma proposé par Durkheim, de telles perturbations se produisent chaque fois que la «concurrence pour la vie», aiguisée par un accroissement de population, oblige les hommes à élaborer de nouvelles combinaisons technologiques (tel le passage à l’agriculture pendant la période néolithique), à changer leur mode de résidence (en renonçant au nomadisme, par exemple). Les éléments «déstabilisateurs» se présentent comme une combinaison de facteurs démographiques (accroissement de population, ou altération dans les relations caractéristiques d’âge et de sexe) et économiques (élévation ou diminution sensible de la productivité du travail, spécialement en ce qui concerne la production des aliments), le tout sur fond de concurrence et de rareté.

Il n’est pas inutile de marquer à la fois les sources de cette conception et les prolongements qui en assurent la permanence jusque dans les travaux de nos contemporains. Hobbes (1588-1679) et Rousseau (1712-1778) avaient, chacun à leur manière, souligné que l’ordre social se construit à partir d’un certain nombre de pressions caractéristiques que l’homme trouve dans son premier état, et qu’il se propose de surmonter. Pour Hobbes, le branle est donné par le désir de sécurité qui ne peut se satisfaire de la guerre permanente de «tous contre tous». Rousseau met, à l’origine du changement qui nous introduit dans l’état social et ses servitudes, le souci de tirer le meilleur parti des ressources de la nature physique, exploitée en coopération par les membres de la société travaillant sous une loi commune. Dans l’un et l’autre cas, le changement est présenté comme la suite d’un état d’insatisfaction visant à un meilleur ajustement de l’homme à son milieu physique. Mais tandis que, pour Rousseau, cette productivité accrue est payée très cher par la dislocation des liens primitifs qui présidaient aux échanges pacifiques et limités entre des individus isolés, chez Hobbes, le changement qui nous fait passer de l’«entremangerie universelle» à l’ordre social ne nous enrichit pas seulement des fruits de l’industrie, il nous apporte paix et sécurité.

C’est sur de telles interprétations que se fondent en dernier ressort les vues optimistes du type de celles qui prévalent dans la «philosophie des Lumières» (qui assimilent le changement à un progrès) et les vues pessimistes à la Rousseau (qui soulignent la menace d’une désintégration des rapports interhumains essentiels). Même les doctrines qui ne prononcent pas de jugement global sur la tendance des sociétés à changer, c’est-à-dire à prendre de nouvelles formes pour s’adapter à un milieu et le mieux exploiter, retiennent de ces schémas classiques la dépendance entre concurrence, productivité et intégration du groupe social. Cette triple liaison est très bien aperçue par Malthus, qui rapproche les équilibres de subsistances et les équilibres de population, et par Darwin qui explique les changements dans l’économie des espèces par la sélection des plus aptes et la consolidation, à leur profit et au profit de leurs descendants, de l’avantage différentiel qui a assuré leur survie.

3. Changement et développement

Les économistes et les sociologues modernes (Colin Clark, Fourastié, Rostow) qui ont étudié les phases du développement économique, en s’attachant surtout à définir les conditions du «décollage», c’est-à-dire du passage d’une économie traditionnelle à une économie moderne, ont cherché à saisir les mécanismes de transfert par lesquels glissent, du secteur primaire (agriculture et mine) au secondaire (industrie) et au tertiaire (services), des populations qui y trouvent un emploi plus productif. Mais, à l’origine de ces mouvements, on trouve des phénomènes de refoulement (hors des zones déprimées, excédentaires, et en tout cas relativement mal loties) et d’attraction (vers les zones où le travail «rend» mieux). Ce sont bien les facteurs démographiques, techniques et économiques qui sont présentés par les auteurs modernes, autant que par les classiques des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles comme la source et le moteur du changement social.

Densité et anomie

Mais Durkheim enrichit cette analyse sur un point essentiel. Ce ne sont pas les relations de coût et de revenu (grâce auxquelles s’établissent des comparaisons en termes de productivité entre les différents emplois), ou le rapport global entre les subsistances et la population qui doivent seulement retenir l’attention du sociologue. Ces différents éléments n’agissent que médiatement. C’est ce que montre très bien Durkheim dans sa célèbre distinction entre la «densité matérielle et la densité spirituelle» d’une société. Supposons que la population se soit, pour une cause ou pour une autre, brusquement accrue; imaginons ensuite, comme c’est actuellement le cas dans beaucoup de pays sous-développés, qu’une partie de cette population émigre des champs, où elle est excédentaire, vers des emplois industriels (soit parce que les terres sont devenues rares, soit parce qu’ayant été ruinées par un usage continu et immodéré elles ne sont plus en mesure d’entretenir les agriculteurs). Il en résultera, dans certains cas, un extraordinaire accroissement des villes, comme on peut le voir de nos jours en Amérique latine. Ce qui intéresse le sociologue dans le processus d’urbanisation, c’est de saisir comment à travers les bouleversements dans le mode de logement, de transport, de consommation, l’exposition à des moyens de communication indirects (presse, radio, télévision, qui se substituent aux face à face de la société traditionnelle), les rapports sociaux se trouvent modifiés: comment subsiste, par exemple, ou, au contraire, se dissout l’institution familiale, qui, dans les communautés paysannes numériquement étroites et relativement closes, obtenait de ses membres un conformisme strict par le jeu des contrôles continus et personnalisés? En posant ainsi la question, le sociologue attire l’attention, non pas seulement sur la densité matérielle de la société urbaine, mais sur sa densité spirituelle, c’est-à-dire la fréquence, l’intensité, la nature des contacts qu’elle établit entre ses membres.

Lorsque cette densité est très faible, c’est-à-dire lorsque les contacts entre les individus cessent d’être réglés (par des rythmes collectifs, et surtout par la participation à des valeurs communes), on peut, avec Durkheim, parler d’anomie.

Cette notion permet de définir un moment caractéristique dans le processus de changement social, surtout lorsque celui-ci a été produit par l’intrusion d’un facteur exogène, comme un accroissement marqué de population, associé (comme il est probable et très fréquent) à des changements dans les rapports de productivité. C’est le phénomène qui se produit en Europe, au moment de la première révolution industrielle, et auquel les penseurs socialistes ont cherché à fournir à la fois une explication et un remède. La désorganisation – ou en style durkheimien, l’anomie – des sociétés industrielles à leur début se marque dans trois domaines principaux. Dans l’ordre professionnel d’abord, les solidarités traditionnelles qui tempéraient les rapports entre «maîtres» et «compagnons» sont rompues; et les affrontements entre «ouvriers» et «capitalistes» retrouvent la violence sans merci de la «lutte pour la vie», où chaque groupe poursuit impitoyablement son avantage, même si sa propre victoire implique la «mort» de l’autre. En deuxième lieu, dans le domaine des relations de résidence, les obligations très étendues qui reliaient les uns aux autres les membres de la communauté de village, de la cité antique, ou de la ville médiévale à travers le réseau des corporations, des fraternités (hermandades ), qui ponctuaient les diverses phases de leur cycle vital, se relâchent progressivement, au point que chaque individu est pour ainsi dire laissé à lui-même: «Chacun pour soi et Dieu pour tous.» Enfin, dans le domaine de la famille, l’ordre traditionnel, qu’Auguste Comte définissait comme une «subordination des âges et des sexes», se trouve fondamentalement altéré. La famille étendue se trouve ramenée au noyau des deux parents immédiats et de leurs enfants à charge. De l’émancipation de la femme et de la promotion des jeunes résultent à la fois des responsabilités nouvelles (et des avantages, économiques en particulier, afférents à ces responsabilités) que l’épouse et les enfants sont amenés à exercer; et le cadre dans lequel ceux-ci les assument, échappant, à la différence de ce qui se passe dans la société traditionnelle, à l’autorité exclusive du chef de famille, les place tous indistinctement sous le contrôle impersonnel du capitaliste et de ceux (techniciens ou administrateurs) qui, dans l’entreprise, exercent le pouvoir en son nom et pour son compte.

En dissociant les relations de résidence, de compagnonnage et de parenté, la révolution industrielle introduit dans nos sociétés occidentales une formidable charge explosive dont les détonations successives ponctuent tout le cours du XIXe siècle européen. Mutatis mutandis , l’intrusion de facteurs comme les nouvelles techniques de production dans l’ordre industriel et dans l’ordre agricole, et aussi les nouvelles pratiques de reproduction des espèces animales, et en particulier de l’espèce humaine, soumet de nos jours les sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine à une épreuve non point du tout identique, mais en tout cas comparable à celle qu’ont connue voici plus d’un siècle nos propres sociétés. À coup sûr, les deux processus sont fort différents. D’abord, la révolution industrielle qui affecte si profondément l’Europe occidentale à la fin du XVIIIe siècle n’est pas terminée, et les pays qui en ont constitué l’origine et le centre de propagation sont loin d’être entrés dans la phase stable et «stationnaire» que s’étaient empressés d’annoncer des prophètes convaincus qu’un mouvement si rapide et si profond devait très tôt s’arrêter. Ensuite, la révolution industrielle qui affecte aujourd’hui les pays en voie de développement est, pour une très large part, induite par l’action délibérée ou involontaire des pays déjà industrialisés. Enfin, il n’est pas sûr que l’itinéraire parcouru au XIXe et au XXe siècle par les pays occidentaux doive être strictement reproduit dans toutes ses étapes par les pays aujourd’hui «en voie de développement». Rien n’autorise à soutenir que, pour les nouveaux venus, il n’y ait ni raccourci ni alternative.

Changement et résistances au changement

Qu’il soit donné à plusieurs générations de faire l’économie des souffrances liées à l’«accumulation primitive» (pour parler comme Karl Marx), que l’«alternative socialiste» permette d’éviter les injustices et les désillusions de la solution capitaliste, ce sont là des questions qui ne relèvent peut-être pas, en fin de compte, d’une analyse rigoureuse. Il reste que tout changement social a des chances d’apparaître non pas seulement comme un meilleur ajustement de la société à son milieu, mais aussi comme une radicale désintégration de son armature traditionnelle. Cette conception catastrophique du changement est très sensible chez Durkheim, qui, reprenant par ce biais les enseignements d’Auguste Comte, mettait en évidence le coût très élevé payé par les sociétés – et donc par les individus qui les composent – lorsqu’elles changent leurs modes traditionnels de faire, de sentir et de penser, pour tirer davantage d’elles-mêmes et de leurs ressources. On retrouve la même réflexion sévère chez les observateurs modernes des sociétés du Tiers Monde en voie de transformation accélérée.

Cependant, ce serait un paradoxe insoutenable de présenter tout changement sous les formes de la décomposition et de la décadence. Une telle thèse irait contre deux propositions très généralement admises s’agissant des sociétés humaines. D’abord, elles sont capables d’apprendre. En deuxième lieu, elles sont capables de cumuler (c’est-à-dire de stocker) et même d’accumuler (c’est-àdire de multiplier ou même de porter à une puissance élevée) les acquis de leur passé. Les analyses d’un psychologue comme Kurt Lewin (1890-1947) peuvent beaucoup aider le sociologue. Kurt Lewin cherchait à décrire et à expliquer des «changements sociaux» apparemment triviaux, telle l’acquisition de nouvelles habitudes alimentaires (ainsi l’acceptation du foie de veau et des abats par des sujets qui, dégoût ou mépris, avaient exclu ces aliments de leur menu). Le diététicien, dont la tâche est d’aider ses clients à se libérer de préjugés aussi peu fondés que profondément enracinés, doit les amener à rompre leurs associations négatives. Mais cette première phase ne peut être atteinte que si les valeurs primitivement attachées à l’aliment refusé sont pour ainsi dire inversées. Il faut que le client, jouet inconscient de son préjugé, reconnaisse dans ce qui lui faisait horreur, ou dans ce qu’il dédaignait, les vertus essentielles qu’il attribue à l’aliment salutaire et appétissant.

La première condition pour que la conversion soit possible, c’est que la nouveauté ne soit pas dommageable pour le sujet qui l’accueille. Si le changement pénalise ses protagonistes, il y a tout lieu de penser, non seulement qu’il ne se consolidera pas, qu’il sera rejeté, mais encore qu’il entraînera la société dans une série d’oscillations et de convulsions dont le terme peut être la destruction de la société elle-même: c’est ce qu’on peut voir dans des pays ou des régimes dont le désastre a été provoqué ou avancé par des tentatives de modernisation mal conçues et mal conduites. Quant à la nature des pénalités que le sujet du changement n’est en aucun cas disposé à subir, il suffira de faire deux remarques. D’une part, ces pénalités doivent être entendues d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire de celui des «diffuseurs» actifs ou même passifs, et non pas seulement de celui d’un observateur (ou d’un «technocrate»), même s’il est ou se considère comme l’«initiateur» d’un changement, qui est, selon lui, un progrès. D’autre part, elles ne doivent pas être appréciées dans la perspective étroite des conséquences immédiates qu’entraîne le changement. Si, bien souvent, les technocrates (agronomes, hygiénistes, éducateurs) ne comprennent pas pourquoi l’introduction de telle nouveauté «objectivement» avantageuse suscite tant de «résistances», c’est qu’ils oublient de tenir compte des conséquences qu’une nouvelle pratique culturale, par exemple, entraîne médiatement ou immédiatement sur tel ou tel aspect de l’ordre social (croyances religieuses, organisation familiale), dont les individus tirent l’essentiel de leurs raisons de vivre et d’espérer.

Un changement n’est donc accueilli – même s’il est imposé de l’extérieur par la «force des choses» – que s’il est tolérable par la société et ses membres. Cette proposition a bien l’air d’une lapalissade: la réflexion sociologique nous renverrait-elle aux truismes dont elle nous promettait de nous délivrer? Quelques remarques permettent de tempérer la sévérité de ce jugement. D’abord, la relation entre le dedans et le dehors – l’exogène et l’endogène – a été reconnue et énoncée. Ensuite, la «résistance au changement» – si souvent présentée comme une inertie maligne, comme le refus du progrès – se trouve maintenant expliquée par le coût que doivent acquitter ceux qui changent sans l’avoir voulu. Enfin, ce qui est acceptable en fait de changement se trouve, sinon défini, du moins indiqué d’une manière approximative par les préférences collectives, ou valeurs, qui assurent à la société à la fois sa permanence et une plasticité suffisante pour affronter sans déformation mortelle les intrusions de l’imprévu.

Encyclopédie Universelle. 2012.