AUTRICHE
Pays de 83 855 km2, l’Autriche, quoique deux fois plus vaste que la Suisse, est à peine plus peuplée (7,7 millions d’habitants en 1990); elle est aussi plus alpestre: les Alpes et les Préalpes couvrent près de 70 p. 100 du pays alors qu’elles n’occupent que 58 p. 100 du sol helvétique. La vigueur du relief y conditionne étroitement la vie régionale et l’économie nationale. Par chance, une configuration physique favorable, des cols de haute montagne et la vallée du Danube, qui ouvre une voie entre le massif bohémien et les Préalpes autrichiennes, permettent à cet État alpin, limitrophe de sept pays (Suisse, Italie, Slovénie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Allemagne et Liechtenstein), d’être le carrefour obligatoire des principales voies de communication de l’est à l’ouest et du sud au nord, en Europe centrale. Cette situation au cœur de l’Europe, à l’intersection des trois grandes civilisations latine, germanique et slave, a fait connaître à l’Autriche des vicissitudes politiques telles que sa situation économique actuelle en reste profondément marquée: la République fédérale d’Autriche n’est en effet qu’un lambeau, huit fois moins étendu, du royaume d’Autriche-Hongrie démembré en 1919. En revanche, l’Autriche actuelle bénéficie de l’incomparable avantage de l’unité ethnique, linguistique et religieuse. Devenue une nation essentiellement germanique, l’Autriche a noué spontanément des liens très serrés, fondamentaux pour son économie, avec l’Allemagne voisine.
La dislocation du bloc économique danubien fut une catastrophe. Réduite, au lendemain de la guerre de 1914-1918, de 625 000 km2 à 84 000 km2, coupée de terres riches en matières premières et en marchés agricoles, l’Autriche n’était plus qu’un tronc essentiellement montagneux, incapable de ravitailler une capitale hypertrophique conçue pour un empire, excentrée aux confins orientaux d’un territoire démesurément allongé, d’ouest en est, sur 550 km. Ce corps qui paraissait peu viable a pourtant survécu à un aussi grave déséquilibre; il a trouvé en lui-même, comme dans ses alliances extérieures, les bases d’un développement économique normal et favorable. Ainsi s’explique que, en 1938, 99 p. 100 des Autrichiens aient plébiscité l’Anschluss: beaucoup ont cru voir là le moyen d’obtenir du IIIe Reich l’aide financière et technique qui permettrait de vaincre la misère née de l’amputation économique et renforcée par la crise mondiale. Mais, dès 1945, l’Autriche s’est voulue neutre et l’a proclamé en 1955. C’est le seul pays d’Europe centrale qui ne soit pas devenu une démocratie populaire. Cela lui a permis de bénéficier du ravitaillement et des capitaux privés occidentaux mais l’a obligée à modifier nettement les courants de son commerce extérieur.
1. Les paysages naturels
Pays alpin dans sa partie méridionale, l’Autriche englobe, au nord, une portion du massif hercynien de Bohême (10 p. 100 du territoire) et, en son cœur, quelque 350 km du couloir subalpin drainé d’est en ouest par le Danube, avant de s’ouvrir enfin, à l’est, sur la grande plaine pannonienne (20 p. 100 des terres sont danubiennes).
L’Autriche alpine
Les Alpes orientales, les plus larges du grand arc tertiaire, puisqu’elles couvrent jusqu’à 250 km du nord au sud, sont encore les moins hautes (Grossglockner, 3 797 m) et les plus froides. On y distingue une série de chaînes ouest-est, parallèles. De rigides massifs cristallins, gneissiques pour la plupart, émergent axialement d’une ample et souple masse métamorphisée (schistes surtout); ces massifs, élevés et couronnés de glaciers au-dessus de 3 200 m dans l’Ötztal et les Tauern, s’abaissent à l’est en sommets monotones, morcelés, riches en minerais, troués de bassins d’effondrement, tel celui de Klagenfurt accidenté de verrous glaciaires et remblayé par des dépôts glaciaires et fluvio-glaciaires. À l’ouest, pics, crêtes, cirques témoignent de l’intense érosion des glaciers quaternaires, tandis que la marque de l’érosion, parce qu’elle fut moins profonde, fut plus vite effacée dans les roches plus tendres des Alpes orientales. De part et d’autre de cette épaisse zone interne, des massifs sédimentaires forment une couverture toujours inférieure à 3 000 m. Ces massifs sont réguliers au nord où s’alignent, d’ouest en est, la bordure sud des Préalpes de Bavière, de Salzbourg et d’Autriche, chaînons de calcaire, de flysch et de molasse, ou vastes et arides plateaux karstiques aux noms évocateurs (Totes Gebirge, Steinernes Meer); au sud, la zone sédimentaire se réduit aux barres calcaires redressées des Alpes carniques et des Karawanken qui frangent la frontière au sud-est.
Ce relief est remarquablement aéré, sauf dans les hauts massifs centraux, par un réseau d’amples et profondes vallées, longitudinales et transversales, assez bien articulées. La plupart de ces sillons en forme d’auges, souvent barrées de verrous ou surmontées d’épaulements, ont conservé l’empreinte profonde des glaciations quaternaires. Rendus plus fertiles que la montagne grâce aux sols alluviaux et aux replats morainiques, ils concentrent les cultures, la population, les villes et forment autant de petites unités naturelles. Une magnifique enfilade presque continue, de direction ouest-est, drainée par les cours supérieurs de la Salzach et de l’Enns et le cours moyen de l’Inn, sépare les Préalpes des Alpes cristallines, elles-mêmes éventrées à l’est par la Drave et la Mur qui s’épanouissent dans les vastes bassins de Klagenfurt et Graz.
La distinction entre deux secteurs, oriental et occidental, qu’appelle l’analyse du relief, correspond aussi à des nuances géographiques du rude climat provoqué par l’altitude. Les précipitations sont particulièrement abondantes sur l’ensemble de l’arc des Préalpes du Nord et les hauts massifs soumis aux influences océaniques. Ces reliefs sont si humides, si abrupts, si rocheux, que l’érosion normale y est actuellement fort vive, les cultures et les forêts rares, sauf dans quelques vallées abritées des Préalpes, aux pentes plus douces et plus fertiles taillées dans les roches tendres, ou sur les sols alluviaux des cônes d’anciens torrents, dans le Vorarlberg, par exemple; par contre, l’hydrographie torrentielle et l’enneigement précoce favorisent l’installation de centrales hydro-électriques et de stations de sports d’hiver.
Sous l’influence continentale qui est responsable aussi bien des pluies estivales que de l’ensoleillement hivernal propice au tourisme, les précipitations se font plus équilibrées et modérées dans les vallées intérieures, particulièrement dans la partie orientale du pays: là, pentes et climat sont favorables à une couverture forestière remarquable. À l’ouest, le fœhn chaud et sec qui descend fréquemment au printemps et en automne des Alpes méridionales atténue encore l’humidité des vallées intérieures: c’est un bienfait quand sa violence et sa soudaineté n’entraînent ni avalanche ni incendie.
L’Autriche péri-alpine, danubienne et bohémienne
Au nord et à l’est, les Alpes s’ennoient sous un piedmont de collines molassiques, plus ou moins recouvert de matériaux glaciaires, fluvio-glaciaires, graveleux, qui abondent surtout au nord des Préalpes de Salzbourg ; leur présence se traduit par des lacs en arrière d’amphithéâtres morainiques, par les collines de cailloutis riches en lignite du Hausruck (800 m), mais aussi par la présence de graviers de remblaiement dans les bassins de Vienne et de Graz qui, au nord et au sud, limitent la plaine orientale, début de la grande plaine hongroise. La fertilité des terrasses lœssiques des vallées transversales contraste avec la pauvreté d’ensemble du piedmont septentrional où, cependant, lorsque la molasse affleure, le sol devient plus riche, voire très fertile même dans le Marchfeld (chernozem), sur la rive gauche du Danube.
Cet avant-pays alpin déborde parfois au nord sur le bastion hercynien de Bohême. Le Danube s’est enfoncé dans le glacis de roches détritiques alpines qui l’ont plaqué contre le massif ancien de Bohême; par surimposition, il a même creusé dans le socle cristallin, en aval de Passau dans le Sauwald et en amont de Krems dans la Wachau, quelques défilés qui alternent avec de riants et vastes bassins (Linz, Vienne...).
Collines péri-alpines et vallée du Danube (250 m d’altitude en moyenne) bénéficient d’un climat assez sec (entre 500 et 800 mm d’eau) et ensoleillé, contrastant souvent avec la rudesse et l’humidité du cadre montagneux voisin.
Entre Passau et Krems, l’angle sud du quadrilatère de Bohême émerge des dépôts postalpins; les vallées s’y encaissent pour déboucher sur le couloir danubien. Au sud-ouest, la retombée de cette vieille pénéplaine granitique, dont les sommets sont ici voisins de 1 000 m, n’offre, sous un climat rude, qu’une terre acide, pauvre, largement boisée et marécageuse. La bordure orientale, mieux protégée et mieux exposée, recouverte de lœss par endroits, porte des cultures et des vignes.
Un cloisonnement dicté par la nature
Dans ce pays occupé aux trois quarts par la haute et moyenne montagne, la vie s’est organisée en fonction des facilités de communication. Des relations de complémentarité se sont tissées à l’intérieur des grands ensembles régionaux naturels, entre hauteurs et vallées, montagne et bas pays. Cette quasi-autarcie a facilité la formation de groupements historiques et économiques si cohérents que l’ouverture, grâce aux tunnels, de liaisons routières et ferrées rapides à travers tout le territoire n’a guère atténué les particularismes et en rien modifié la stabilité des vieilles unités régionales, dont les provinces actuelles, les Länder, marquent valablement les limites. Ces Länder peuvent se grouper en trois secteurs:
– Les Länder occidentaux, Vorarlberg, Tyrol, Salzbourg, sont des pays de haute montagne, centrés sur les vallées profondes de l’Ill, de l’Inn et de la Salzach; ils associent traditionnellement la vie des vallées (cultures fruitières et fourragères) aux ressources de la haute montagne (pâturages et alpages pour l’élevage bovin, artisanat du bois et du cuir). À ces activités se sont ajoutées les possibilités dues à la production d’énergie hydro-électrique à bon marché, au thermalisme et surtout au tourisme.
– Les Länder du Sud-Est, les anciennes « marches » du Saint Empire, Carinthie, Styrie, Burgenland, diffèrent nettement des « pays » précédents, plus alpins, puisque la haute montagne s’y abaisse, s’y effondre en bassins, s’y ennoie sous la plaine dans le Burgenland. Ils s’apparentent surtout par leur continentalité. Ils sont très forestiers, et les pâturages occupent plus du quart des surfaces en Carinthie et Styrie, riches en mines et en houille blanche, mais 12 p. 100 seulement dans le Burgenland, pays agricole où 46 p. 100 de la superficie sont cultivés (céréales, betteraves à sucre, vergers, vigne).
– Les Länder septentrionaux forment un remarquable ensemble physique, le couloir danubien, limité à l’est et à l’ouest par des rivières frontalières, au nord par le massif bohémien et au sud par le front préalpin. La Haute-Autriche formée par les froides et humides Préalpes du Salzkammergut, un large glacis péri-alpin et les vallées de l’Inn, du Danube et de la Traun, ne peut être cultivée que sur le quart de sa superficie; le reste est occupé par des forêts et des pâturages. Les ressources hydro-électriques, jointes à la production de bois, de sel et de lignite, ont favorisé le développement industriel. La Basse-Autriche et le bassin de Vienne, les régions les plus fertiles du pays disposant de lignite et de l’énergie du Danube, sont aussi la terre du pétrole et du gaz naturel.
2. De la Marche à la République
Il n’a jamais existé, avant l’époque contemporaine, de nation autrichienne. Il y eut une succession d’États plus ou moins puissants, plus ou moins étendus, qui ont revêtu les formes suivantes: d’abord Marche orientale de l’Empire germanique (actuelles Haute- et Basse-Autriche), l’Autriche s’identifie ensuite à l’État patrimonial des Habsbourg (XIIIe-XVe s.) qui devient, de 1526 à 1867, l’un des éléments composant la Monarchie autrichienne (État patrimonial, Bohême, Hongrie). Sous la pression des circonstances, cette Monarchie se transforme, en 1867, en un Empire austro-hongrois qui ne résista pas à la défaite des Empires centraux (1918) et qui donna naissance à divers États successeurs, dont la République autrichienne (comprenant les provinces de Haute-Autriche, de Basse-Autriche, Vienne, Burgenland, Styrie, Carinthie, Salzbourg, Tyrol et Vorarlberg).
La Marche orientale de l’Empire germanique (Xe-XIIIe s.)
Un des meilleurs historiens de l’Autriche, le bénédictin H. Hantsch, fait commencer l’histoire du pays à la création de la Marche orientale par l’empereur allemand Otton Ier, aussitôt après sa victoire décisive sur les Hongrois au Lechfeld, en Bavière (955). Otton Ier opte en effet pour la création d’une marche frontière et pour le maintien de l’État hongrois qui commence à s’organiser dans la plaine pannonnienne. Cette décision capitale met fin au cycle des grandes invasions qui, depuis un demi-millénaire, avaient submergé le bassin danubien. L’Empire allemand serait désormais protégé par le bastion autrichien et par le glacis hongrois. Le système se révèle efficace contre les Mongols et les Turcs. Cette création politique a valeur de reconstruction: ces contrées de la Norique avaient connu une brillante civilisation à l’époque romaine (sans parler de la civilisation de Hallstatt en Haute-Autriche, au Néolithique). Le Danube constituait, en effet, au Ier siècle après J.-C., la limite septentrionale de l’Empire romain, et la Basse-Autriche une marche frontière défendue contre les tribus germaniques par une série de forteresses, dont l’une d’elles, Vindobona, deviendra plus tard Vienne; une autre, Carnuntum, offre aujourd’hui encore un magnifique champ de fouille aux archéologues. Les populations, d’origine celte et illyrienne, se romanisèrent volontiers, mais, avec l’effondrement de l’Empire romain, elles subirent les invasions germaniques d’abord, puis slaves et avares. Charlemagne écrasa les Avars et organisa une première Marche, favorisant les missionnaires et les colons bavarois, mais son œuvre fut à nouveau compromise par les incursions hongroises et fut reprise par Otton Ier au Xe siècle.
Le commandement de la Marche, qui s’appelait en vieil allemand Österreich (d’où nous avons fait Austriche, puis Autriche), fut confié à un certain Liutpold, l’ancêtre de la lignée de ces Babenberg qui ont véritablement créé l’Autriche. Il s’installa à Melk, sur les bords du Danube, et son château fort (aujourd’hui remplacé par un couvent de bénédictins) surveillait l’entrée de la forêt viennoise et la trouée héroïque de la Wachau. Son rôle était essentiellement militaire, car il devait défendre le pays contre des voisins fort entreprenants, les Hongrois à l’est et les Tchèques au nord. Dès cette époque apparaît une constante de l’histoire autrichienne, déterminée par la situation géographique du pays: le problème des rapports de l’Autriche avec ses voisins slaves et hongrois.
Mais les Babenberg s’attachèrent aussi à la colonisation de ces contrées. Ils firent principalement appel à des nobles bavarois qui amenèrent des colons et donnèrent au pays un caractère nettement bavarois qui se retrouve dans le droit coutumier, la forme de l’habitat, les dialectes. Au XIIIe siècle, une dizaine de familles de seigneurs constituait, avec les Babenberg, le personnel dirigeant de la Marche. Ce sont les « apôtres » qui, tels les Starhemberg, se sont illustrés tout au long de l’histoire du pays et ont formé le noyau de l’ordre des seigneurs (Herrenstand ). Tout aussi importante fut la politique de mission dirigée par l’évêché de Passau. Celui-ci encouragea l’implantation de grands couvents bénédictins, puis la réforme clunisienne à laquelle se rallièrent facilement les Babenberg, favorisant la multiplication des fondations pieuses et faisant déjà de l’Autriche ce pays de couvents (Österreich-Klösterreich ) qu’il est encore aujourd’hui. Le margrave Léopold III (1095-1136), qui deviendra le saint patron du pays, appela également les cisterciens qui fondèrent l’abbaye de Heiligenkreuz dans la forêt viennoise, puis celle de Zwettl dans la région boisée située au nord du Danube, contribuant ainsi au développement matériel et intellectuel du pays.
Au XIIIe siècle, la Basse-Autriche représentait déjà une force politique non négligeable, autonome par rapport à l’Empire depuis que le dernier des Babenberg avait obtenu de Frédéric II le Privilegium majus : l’Autriche échappait à toute juridiction d’Empire, et le margrave, devenu duc, venait immédiatement dans l’ordre des préséances après les Électeurs. D’autre part, le XIIIe siècle vit l’essor des villes et en particulier celui de Vienne, qui reçut des privilèges municipaux. Mais tout risquait d’être remis en question par l’extinction des Babenberg, qui avaient tant contribué à l’essor du pays. En fait, une nouvelle dynastie devait conduire le pays vers des destinées encore plus brillantes.
L’État patrimonial des Habsbourg (XIIIe-XVIe s.)
À l’occasion de cette crise successorale, les Habsbourg, petits seigneurs possessionnés en Suisse alémanique et en Haute-Alsace, vont s’introduire dans l’histoire de l’Autriche et s’identifier peu à peu à leur nouveau domaine au point de devenir la Maison d’Autriche.
Élu roi d’Allemagne en 1273, le comte Rodolphe de Habsbourg fut le fondateur de la puissance territoriale de sa famille. Le roi de Bohême Otakar P face="EU Caron" シemysl, époux d’une princesse Babenberg, s’était emparé de l’Autriche, de la Styrie et de la Carinthie – première réunion des pays autrichiens et de la Bohême, mais au profit de cette dernière. Rodolphe de Habsbourg fit triompher le bon droit de l’Empire. À la bataille de Dürnkrut (1278), Rodolphe battit l’armée du roi de Bohême, qui fut tué. Peu de batailles eurent autant de conséquences que cette défaite bohême, qui limita la puissance de l’État tchèque, maintint les pays alpins dans l’Empire et donna aux Habsbourg une base territoriale en Allemagne et dans l’espace danubien. Utilisant la prérogative royale, Rodolphe inféoda à son fils Albert l’Autriche proprement dite, ainsi que la Styrie, la Carinthie et la Carniole. En 1365, les Habsbourg devaient s’emparer du Tyrol, réunissant ainsi leurs possessions rhénanes à leur domaine danubien et constituant un État patrimonial qui correspondait, grosso modo, au territoire de l’actuelle République autrichienne.
La nouvelle dynastie s’enracina peu à peu dans le pays d’autant plus aisément que les prétentions des Habsbourg à l’Empire ne furent pas toujours couronnées de succès, ce qui leur permit de consacrer tous leurs soins à l’administration du pays. C’est ainsi que Rodolphe IV fonda la collégiale Saint-Étienne à Vienne (1359) et entreprit la construction de l’actuelle cathédrale; il fut aussi le créateur de l’université de Vienne (1365). Mais ce n’est qu’au XVe siècle que les Habsbourg commencèrent à jouer un véritable rôle européen. Les rêves de grandeur de l’empereur Frédéric III furent en partie réalisés par l’extraordinaire mariage de son fils Maximilien (1493-1519) avec l’héritière de Charles le Téméraire, Marie de Bourgogne, qui lui apporta les Pays-Bas, mais fut à l’origine de la longue lutte entre la maison de France et la maison d’Autriche. Bien mieux, Maximilien réussit à marier son fils Philippe le Beau avec l’héritière des Rois Catholiques, tandis qu’il préparait l’avenir en Europe centrale par un double mariage de ses petits-enfants et un traité de succession avec les Jagellon, alors rois de Bohême, de Pologne et de Hongrie. Parvenue à ce stade, la maison d’Autriche était devenue une puissance mondiale, qui n’avait plus que des rapports assez lointains avec le noyau territorial de sa puissance. C’est en fait à la fin du XVe siècle que l’Autriche opéra sa mutation et que l’histoire du pays devint celle d’une maison régnante, d’un État. Elle cessa d’être l’histoire d’une province au caractère national et culturel nettement défini. Il devait appartenir aux petits-fils de l’empereur Maximilien, Charles Quint et Ferdinand, de réaliser pleinement ces virtualités.
La monarchie autrichienne (1526-1867)
L’appellation « monarchie autrichienne » convient à la confédération d’États née, d’une part, de l’accord de 1522 entre Ferdinand de Habsbourg et Charles Quint (qui abandonnait à son frère cadet le gouvernement de l’État patrimonial) et, d’autre part, de la défaite hongroise de Mohács, qui vit la mort de Louis Jagellon et permit à Ferdinand de se faire élire roi de Bohême et de Hongrie. Dès que Charles Quint eut fait élire son frère Ferdinand roi des Romains (1552), les traits fondamentaux de la monarchie étaient dessinés pour trois siècles: le Habsbourg de Vienne était à la fois chef de l’Empire allemand et souverain territorial d’un complexe d’États qui englobait les pays héréditaires, le royaume de Bohême, le royaume de Hongrie et regroupait la totalité des actuelles républiques autrichienne, tchécoslovaque et hongroise, ainsi que des parties de la Pologne, de la Roumanie, de la Yougoslavie et de l’Italie.
Le gouvernement central
Une des tâches essentielles de Ferdinand Ier était de lutter contre le péril turc, les armées de Soliman le Magnifique ayant occupé la plaine hongroise et menacé Vienne une première fois en 1529. Un système de places fortifiées et de garnisons permanentes permit aux Habsbourg de briser l’élan des armées turques (qu’on se souvienne de la brillante défense d’Eger en Hongrie orientale ou de Szigetvár, en Hongrie méridionale), en attendant la reconquête de la plaine hongroise, sanctionnée par les traités de Carlowitz (1699) et Passarowitz (1718). Lutte longue et difficile, qui amena deux fois les Turcs devant Vienne (1529 et 1683) et imposa de lourds sacrifices aux peuples de la monarchie.
L’autre tâche était d’imposer à ses nouveaux sujets une administration commune et un minimum d’autorité princière. Or Ferdinand se heurta à des traditions nationales déjà solides et à des oligarchies locales qui, depuis 1470, avaient réduit considérablement le pouvoir royal des derniers Jagellon. Le jeune souverain, formé en Castille, intelligent et courageux, s’attaqua bravement aux problèmes de réorganisation en créant un gouvernement central et en tâchant de limiter le pouvoir des diètes dans les différents pays.
Alors que le droit public bohême ou hongrois ne lui offrait que les services d’un chancelier, Ferdinand créa un conseil privé (Geheimer Rat ) où il appela des grands dignitaires de la cour et les chefs de certains dicastères. Ainsi, à côté du grand maître d’hôtel (Obersthofmeister ) et du grand maréchal de la cour (Obersthofmarschall ) siégeaient le chancelier de la cour et, éventuellement, le vice-chancelier d’Empire. Selon l’ordonnance du 1er janvier 1527, le conseil privé avait la direction de la politique générale, et le souverain participait toujours à ses travaux. Au XVIe siècle, les dignitaires de la cour étaient des aristocrates, mais les chanceliers pouvaient être des juristes bourgeois. Pourtant le trait le plus original du système n’était pas ce conseil privé, mais le fait que tous les grands services fussent confiés à des conseils agissant collectivement sous la direction d’un président et avec l’aide de secrétaires. La même ordonnance de 1527 créa en effet une chancellerie (Hofkanzlei ) chargée de l’administration de l’État patrimonial, un conseil aulique (Hofrat ), tribunal d’appel, et surtout une chambre des comptes (Hofkammer ). Celle-ci devait coordonner l’administration financière des différents pays, elle-même réorganisée et placée sous l’autorité de chambres des comptes locales (Bohême, Silésie, Hongrie, Basse-Autriche), qui surveillaient l’exploitation des domaines, des mines et la perception des droits de douanes. Ces chambres locales eurent en outre, par la suite, à préparer les dossiers pour les demandes de contributions extraordinaires faites par le souverain auprès des différentes diètes. Enfin, l’administration de la guerre fut confiée, en 1559, à un conseil de la guerre (Hofkriegsrat ) organisé selon les mêmes principes de collégialité; ce n’était pas un état-major, mais un dicastère surveillant le recrutement et l’approvisionnement des troupes ainsi que les fortifications et la frontière militaire de Hongrie.
Cet appareil gouvernemental qui, dans ses grandes lignes, resta en place jusqu’en 1848 peut paraître lourd. Il avait pourtant le mérite d’être fort souple et d’associer aux affaires, par le biais des conseils, les représentants des différentes noblesses locales. Il correspondait certainement à la fois aux structures sociales des pays constituant la monarchie et à leur faible degré d’intégration. Il en résulta néanmoins une lenteur devenue proverbiale dans la mise en œuvre des décisions du gouvernement de Vienne, qui ne pouvait jamais, comme celui de Paris, décider vite et imposer ses décisions à ses administrés.
Rôle politique de la noblesse
Aussi doit-on, à notre avis, nuancer les termes d’absolutisme et de centralisation employés très souvent pour caractériser la monarchie autrichienne. Ce fut peut-être l’idéal vers lequel tendirent Ferdinand Ier, au XVIe siècle, et Joseph II, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il faut bien avouer que ni l’un ni l’autre n’ont réussi à vaincre l’opposition des différentes noblesses locales; Metternich lui-même ne gouverna qu’avec le consentement de ces mêmes classes dirigeantes; il consultait régulièrement les diètes locales devenues plutôt que des assemblées représentatives des clubs où se retrouvait la noblesse du pays (la Hongrie constituant à cet égard une exception notable). Le problème fondamental de la monarchie fut, pendant la période 1526-1848, de trouver un compromis entre les exigences du souverain et les droits de la noblesse. Comme la dynastie était insuffisamment enracinée dans les différents pays et dépourvue d’alliés dans les divers groupes sociaux, elle ne put jamais mener la lutte jusqu’à une victoire totale sur la noblesse, laquelle, en revanche, était incapable d’éliminer purement et simplement les Habsbourg.
Diversités nationales et religieuses
Les Habsbourg avaient hérité, après Mohács, d’une mosaïque de peuples, dont les origines et les langues vernaculaires étaient fort différentes (le « problème des nationalités » est l’héritage d’un lointain passé), mais dont les structures sociales étaient assez semblables. Parmi les éléments de diversité, il faut compter d’abord la diversité linguistique. Dans le royaume de Bohême s’opposent le tchèque, langue nationale, et l’allemand, langue des colons établis à la périphérie du pays depuis le XIIIe siècle et langue des villes. Les pays autrichiens sont plus homogènes, sauf sur leur bordure méridionale où l’on parle l’italien, le friouli (un dialecte roman) et une langue slave, le slovène, en Carniole. Quant à l’État hongrois, il constitue une véritable tour de Babel. Le hongrois, à partir du XVIe siècle, se substitue progressivement, à l’intérieur du royaume, au latin comme langue administrative, mais, en Croatie, différents dialectes serbo-croates se haussent également au rang de langue de culture. Les villes royales et les Saxons de Transylvanie parlent et écrivent l’allemand, tandis qu’en Haute-Hongrie (actuelle Slovaquie) les paysans ne connaissent que le slovaque, langue qu’utilisent le clergé et les justices seigneuriales. E. Brown, médecin anglais qui parcourut la Hongrie dans la seconde moitié du XVIIe siècle, fut frappé de cette diversité linguistique. Depuis 1540, une grande diversité religieuse s’ajoute à la précédente: à côté des catholiques qui prétendent représenter la seule religion officielle, on trouve l’Église nationale bohême, dont les fidèles sont autorisés à communier sous les deux espèces, les luthériens, très nombreux en Basse-Autriche, dans les pays tchèques et en Haute-Hongrie, les calvinistes, solidement implantés en Hongrie et en Transylvanie, et enfin des minorités orthodoxes en Croatie, en Transylvanie et en Hongrie orientale.
Structures sociales
Mais de telles différences sont moins graves à une époque où, seule, une faible minorité possède des droits politiques. Dans chaque pays de la monarchie, nous sommes en présence d’une société où les masses paysannes, représentant 90 à 95 p. 100 de la population, sont privées de tout droit politique, et bien souvent de droits civils. Vers 1650, la composition de la diète, expression politique de cette société d’ordres, est à peu près semblable dans chaque pays. Le premier ordre est le clergé: il est composé des évêques et des chefs des principaux couvents, qui sont en même temps de grands propriétaires fonciers. En Basse-Autriche, il s’agit par exemple, outre les évêques de Vienne et de Wiener-Neustadt, des prélats de Melk, Göttweig, Heiligenkreuz, du couvent des Écossais à Vienne. Le deuxième ordre est l’ordre des seigneurs, que l’on appelle barons ou magnats en Hongrie, et qui comprend, dans chaque pays, quelques dizaines de familles, alliées entre elles, dont les chefs ont droit de siéger à la diète. Ces familles concentrent entre leurs mains une immense fortune foncière. En Bohême, elles possèdent, vers 1700, 65 p. 100 des terres, et en Hongrie quelques familles, comme les Rákóczi, les Esterházy, les Palffy, sont immensément riches et possèdent de véritables principautés. Il est évident que ces grands aristocrates, qui exploitent de nombreux domaines en faire-valoir direct, jouissent de revenus considérables et disposent d’une puissance économique et politique non négligeable. Ils sont en fait la clef de voûte de tout le système. En revanche, la petite noblesse de l’ordre des chevaliers, si elle demeure quantitativement importante, particulièrement en Hongrie, voit son rôle politique diminuer dans la mesure où elle ne trouve pas refuge dans la bureaucratie ou l’armée du souverain. Quant au quatrième ordre, celui des villes royales, son rôle politique est faible, car en dehors de Vienne et de Prague, les villes sont peu peuplées et leur activité économique paralysée par la réglementation corporative. Aussi sont-elles en déclin et les activités industrielles se concentrent-elles sur les grands domaines seigneuriaux, profitant ainsi aux aristocrates, grands propriétaires. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’apparaît en Autriche et en Bohême et beaucoup plus tard en Hongrie une bourgeoisie comparable à la bourgeoisie française. Car tous les éléments bourgeois qui entrent au service du souverain sont rapidement anoblis et intégrés dans la couche sociale dirigeante.
Absolutisme et Contre-Réforme
La politique des Habsbourg a consisté à s’assurer le loyalisme de ces ordres. Pourtant, ce modeste programme se révélera difficile à réaliser, car l’avènement des Habsbourg correspond, en Bohême et en Hongrie, à une période d’affaiblissement du pouvoir royal et d’exaltation de la puissance des États. Ce n’est pas par hasard que la diète hongroise réussit à imposer aux Jagellon, à la fin du XVe siècle, l’élection d’un Palatin, sorte de vice-roi élu parmi les magnats et faisant écran entre le roi et la noblesse. Diète de Hongrie et diète de Bohême constituent des pouvoirs d’autant mieux structurés au XVIe siècle qu’elles détiennent en fait une puissante administration financière et judiciaire. Sans leur bon vouloir, le roi ne peut lever aucune troupe, aucune taxe. Les querelles religieuses viennent encore aviver les antagonismes entre les États. Pour bien marquer leur originalité par rapport à un roi allemand (en dépit de leur caractère « européen », les Habsbourg sont considérés comme des Allemands en Europe centrale) et catholique, les nobles hongrois vont se convertir en masse au calvinisme, confession qui a l’avantage de n’être ni catholique ni allemande. Même la noblesse de Basse-Autriche passe au luthéranisme, et Vienne elle-même vers 1580 est une ville en majorité protestante où les catholiques sont insultés et molestés. En outre, le pouvoir monarchique connaît une crise due à la personnalité même des souverains. Ferdinand, peu avant sa mort, ruine en partie l’œuvre de sa vie en partageant l’État patrimonial entre ses trois fils; pendant près de deux siècles, les pays alpins (Tyrol et dépendances, d’une part, Styrie, Carinthie, Carniole, d’autre part) échapperont à l’autorité du gouvernement de Vienne, les capitales respectives, Graz et Innsbruck, ayant leur système de conseils de gouvernement et la Basse-Autriche se retrouvant seule face aux royaumes de Bohême et de Hongrie. Cette solution correspondait certainement aux vœux des populations, très attachées à la fois à l’autonomie locale et à la dynastie; elle allait à l’encontre des tendances centralisatrices manifestées par Ferdinand Ier. Son fils Maximilien II se montra plutôt favorable au luthéranisme et à la politique particulariste des États, tandis que ses successeurs compromettaient franchement l’autorité et le prestige de la Maison d’Autriche. Le fils aîné de Maximilien, Rodolphe II, élevé à la cour de Philippe II, se montra en effet bon catholique, mais piètre homme d’État. Il s’enferma dans son château de Hrad face="EU Caron" カany, à Prague, où il vécut comme un mécène et un savant, favorisant les recherches des astronomes Tycho Brahé et Kepler. Comme il ne renonça jamais formellement au gouvernement, il faisait traîner les affaires pendant des mois, sans que les membres du conseil privé eussent le loisir de décider à sa place. Lorsque la guerre turque reprit en 1593, la gestion de Rodolphe II apparut catastrophique: les armées impériales essuyaient des échecs répétés en Hongrie, les paysans se révoltaient contre l’oppression seigneuriale et la fiscalité accrue (Haute et Basse-Autriche, Hongrie), et finalement l’archiduc Mathias, frère et héritier de Rodolphe (celui-ci ne s’était pas marié) prit la tête d’une rébellion de la noblesse; seuls les États de Bohême demeuraient fidèles à leur souverain et obtinrent, en récompense, un édit de tolérance religieuse, la « Lettre de majesté » (1609). Si l’empereur ne fut pas déposé par son frère, il dut lui céder la réalité du pouvoir, et cette lutte fratricide marque l’apogée du pouvoir des États qui obtinrent aussi bien en Bohême qu’en Hongrie (paix de Vienne, 1608) des concessions importantes, en particulier en matière religieuse. Loin donc de favoriser le progrès de l’Église catholique, Rodolphe avait bon gré mal gré consacré la position du protestantisme dans la monarchie.
La réaction devait venir de la branche styrienne, l’archiduc Mathias devenu empereur en 1612 n’ayant pas d’héritiers directs. Fils d’une princesse bavaroise, élevé chez les jésuites d’Ingolstadt, l’archiduc Ferdinand de Styrie était lui aussi fervent catholique, mais, à la différence de son oncle Rodolphe II, c’était un homme de caractère qui préférait « régner sur un pays désert que sur des sujets hérétiques ». Pour un siècle et demi, il énonça le grand principe d’unité de la monarchie: l’unité par la religion catholique. Moins absolutiste qu’on ne l’a dit, il admettait très bien le partage du pouvoir avec les diètes locales, à condition que les membres de ces diètes fussent catholiques. Il admettait également la diversité nationale et linguistique et n’eut jamais de tendances germanisatrices. Mais pour lui, comme pour ses successeurs Ferdinand III, Léopold Ier, Joseph Ier, Charles VI, voire l’impératrice Marie-Thérèse, le protestantisme était le symbole du mal; il représentait une erreur coupable qui conduisait l’hérétique à la damnation éternelle et au refus de l’autorité du prince. Or il se sentait responsable à la fois du salut de l’âme de chacun de ses sujets et du maintien d’une société hiérarchisée dont le prince constituait le sommet. Aussi, après le triomphe momentané de la noblesse, à la fin du XVIe siècle, la lutte va-t-elle reprendre à partir de 1618; elle se déroulera en deux temps successifs, et sur deux fronts.
– La phase bohême. Elle concerne les pays tchèques et la Basse-Autriche et marque les débuts de la guerre de Trente Ans. La fraction protestante de la diète de Bohême prit l’initiative du conflit par la fameuse défenestration de Prague (1619), au cours de laquelle des officiers royaux, catholiques, furent jetés d’une fenêtre dans les fossés du château de Prague. Les États destituèrent Ferdinand, pourtant régulièrement élu, et choisirent un roi allemand et protestant, l’Électeur palatin Frédéric V. Le conflit armé devint inévitable. En dépit d’un vaste réseau d’alliances (l’Union évangélique dans l’Empire, les États de Haute-Autriche et de Hongrie, le prince calviniste de Transylvanie, Gabriel Bethlen), l’armée des États fut vaincue à la bataille de la Montagne Blanche (1620). Ferdinand II eut alors tout loisir de réorganiser l’État bohême après avoir fait exécuter les principaux chefs de la rébellion et confisquer les biens de leurs complices. Les États ayant rompu unilatéralement le contrat passé avec le souverain, celui-ci était en droit de supprimer les anciens privilèges ou tout au moins d’octroyer une nouvelle constitution, la Constitution renouvelée de 1627. Celle-ci, loin de priver le pays de toute liberté, comme l’ont affirmé les historiens libéraux, associait, en fait, les États au gouvernement de la Bohême. En particulier, le vote de l’impôt direct relevait de leur compétence; si le roi avait seul désormais l’initiative des lois, les projets étaient toujours discutés par la diète convoquée chaque année et dont les conclusions étaient promulguées dans les « Articles de la diète ». À la vérité, les nouveautés concernaient d’autres points: la succession royale, l’interdiction du protestantisme, la modification de la composition de la diète. La couronne, jusqu’alors élective, fut déclarée héréditaire dans la maison d’Autriche, ce qui évitera aux Habsbourg les marchandages précédant l’élection. Si cette mesure renforça l’autorité royale, elle n’eut pas un caractère absolutiste nettement prononcé. Les protestants furent invités à se convertir au catholicisme ou à quitter le royaume. Cette vaste opération ne fut réalisée que trente ans plus tard et fut une catastrophe car, aux vides laissés par la guerre, s’ajouta l’émigration. De nombreux chevaliers quittèrent le pays. Par le jeu des achats de domaines confisqués ou vendus à vil prix, l’ordre des seigneurs concentra entre ses mains la propriété foncière, la richesse, la puissance économique et, finalement, la puissance politique. Aussi la diète fut-elle dominée, après 1650, par quelques dizaines de familles aristocratiques et par les prélats les plus influents. Le pouvoir royal avait en face de lui une oligarchie certes, mais une oligarchie dévouée, car ces aristocrates étaient soit de vieilles familles bohêmes, fidèles aux Habsbourg (comme les Lobkovi face="EU Caron" カ ou les Liechtenstein), soit des étrangers établis par la faveur du souverain (comme les Gallas, les Piccolomini ou les Schwarzenberg). C’est dans la mesure où chevaliers et villes cessèrent de jouer un rôle politique et où la contestation se fit plus feutrée que l’on a pu parler d’absolutisme.
– La phase hongroise. Devant le succès obtenu en Bohême, le gouvernement de Vienne songea, après la conclusion des traités de Westphalie, à réaliser les mêmes réformes en Hongrie, renforcer l’autorité royale et favoriser la Contre-Réforme. L’opération se solda par un demi-échec. Provoquée elle aussi par une révolte de la noblesse hongroise (la conjuration des Magnats dirigée par le ban de Croatie Pierre Zrinyi), la répression se heurta à la résistance armée de toute la noblesse, bien décidée à défendre l’autonomie du pays et la liberté religieuse; les Hongrois ne déposeront les armes qu’à la fin de la guerre de la Succession d’Espagne (paix de Szatmár, 1711), après avoir proclamé, pour un temps, l’indépendance complète du pays. En dehors de l’hérédité de la couronne dans la maison d’Autriche, le gouvernement impérial dut renoncer à appliquer son programme des années 1670. Les protestants conservèrent le libre exercice de culte reconnu au début du XVIIe siècle, l’administration locale resta entre les mains de la noblesse, et la convocation des diètes demeura une entreprise périlleuse pour l’autorité de l’empereur-roi. La Hongrie conserva jusqu’en 1848, grâce à l’esprit d’indépendance demeuré très vif dans les cadres de la nation, une place à part au sein de l’Empire.
Économie et civilisation
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la monarchie autrichienne, après les succès obtenus contre la France dans la guerre de la Succession d’Espagne et contre la Turquie, au traité de Passarowitz, se trouvait à l’apogée de sa puissance (1718). L’empereur Charles VI est en effet rentré en possession des Pays-Bas espagnols et des possessions italiennes des Habsbourg (Milan, Naples, puis la Sicile). Il est à la tête d’une confédération d’États et d’une véritable tour de Babel (la langue officielle des Pays-Bas est le français et celle des États de la Péninsule est bien entendu l’italien). Plus que jamais les seuls liens de cohésion sont le sentiment de loyalisme dynastique, la fidélité au catholicisme et, dans une moindre mesure, l’administration centrale et l’armée. En dépit des tentatives de réforme des successeurs de Charles VI, il nous semble que l’État n’ait guère fait de progrès dans ce domaine jusqu’en 1918.
Des lignes économiques appelées à durer jusque vers 1860 se dessinent à cette époque.
La production est caractérisée par des ressources agricoles et minières abondantes et variées. En dehors des pays alpins aux terres labourables réduites, la monarchie réunit de nombreuses contrées naturellement fertiles, comme la Hongrie, ou fertilisées par le labeur humain, comme la Bohême. Partout on rencontre des paysages de champ ouvert, et le paysan consacre une bonne partie de son activité à la culture des céréales – blé sur les terres particulièrement fertiles, seigle sur les autres. Le XVIIIe siècle voit disparaître progressivement la jachère dans les provinces occidentales de la Monarchie, tandis que se développe la culture de la pomme de terre, du houblon, du tabac. L’essor de la viticulture est plus ancien; en Basse-Autriche, il a été favorisé par les grands couvents qui accrurent ainsi leurs revenus et purent se livrer à de grands travaux de reconstruction et d’embellissement. Car l’Autriche de la première moitié du XVIIIe siècle connut une véritable fièvre du bâtiment qui marqua, dans l’Europe danubienne, l’apogée de l’art baroque. Phénomène complexe, certes, lié à la reconstruction postérieure aux grandes guerres du XVIIe siècle, au complet triomphe du catholicisme sur l’esprit des populations, à une incontestable prospérité économique, ainsi qu’à l’importance des revenus du groupe social dirigeant (aristocrates et prélats). Aussi le bâtiment est-il alors la première industrie de la monarchie, donnant à tous ces pays l’unité de style qui frappe encore aujourd’hui et qui fait qu’en dépit des grandes différences linguistiques on sent de profondes ressemblances entre la Bohême, la Basse-Autriche, la Croatie et la Hongrie. À côté des œuvres qui ont retenu l’attention des historiens de l’art, le voyageur découvre sans cesse des petites églises de campagne dont l’architecture et la décoration participent du même goût pour une religion aimable et merveilleuse, triomphante et consolatrice. Le catholicisme de la Contre-Réforme vise en effet à consoler les masses rurales, dont les conditions de vie se sont quelque peu améliorées, mais qui demeurent exploitées par le grand propriétaire foncier et par le fisc. Les paysans ne meurent certes pas de faim, et l’art « populaire » des divers pays atteste l’existence de laboureurs aisés, jouissant d’un certain confort, mais les masses rurales fournissent alors l’essentiel des ressources nécessaires au luxe de l’aristocratie de cour et aux charges de l’État. L’industrie tente, en effet, une timide apparition, et précisément sur certains grands domaines de la noblesse bohême, tandis que quelques manufactures se spécialisent dans la production d’objets de luxe (porcelaine, miroirs, tissus de soie) et que la production minière traditionnelle (cuivre, argent) de Bohême et de Slovaquie connaît le déclin. Mais le XVIIIe siècle s’achèvera sans que la révolution industrielle ait vraiment pénétré la monarchie autrichienne.
Le despotisme éclairé
En fait les problèmes qui se posent au gouvernement de Vienne sont essentiellement politiques. La crise consécutive à la mort de l’empereur Charles VI (1740) mit un instant en question l’existence même de la Monarchie, mais se termina par l’abandon de la majeure partie de la Silésie au roi de Prusse Frédéric II et par un renforcement de la cohésion de l’ensemble du royaume. Si par l’acceptation de la Pragmatique Sanction le lien monarchique se trouva déjà renforcé, les réformes promulguées en 1749 firent une plus large place encore à la centralisation. Pourtant l’impératrice Marie-Thérèse se montra très prudente dans ce domaine. Elle préférait compter sur l’affection de sujets dont elle respectait les libertés traditionnelles que sur des réformes brutales. Le contraste est frappant entre la réussite de Marie-Thérèse et l’échec de Joseph II. D’instinct, la reine savait respecter le subtil compromis établi entre le pouvoir monarchique et les privilégiés, tandis que le fils bouleversa, par principe, l’ordre établi sans avoir les moyens de transformer les structures complexes de l’État et de la société. Fils d’un prince lorrain, admirateur de Frédéric II, Joseph II incarne parfaitement l’« esprit des Lumières » qui croit en la toute-puissance de la raison. Il est le type même du despote éclairé. De ses réformes, il n’est pas resté grand-chose, si ce n’est l’édit de tolérance et la réforme du clergé régulier, réformes incontestablement utiles, mais qui battent en brèche l’un des fondements de la monarchie: l’unité par la religion catholique. Il s’attaqua en outre aux privilèges des différents États et imposa l’allemand comme langue administrative commune; on sait l’accueil que reçut cette mesure aux Pays-Bas, attachés au français, et en Hongrie où l’hostilité à l’allemand constituait une question de principe. Il menaça enfin les privilèges économiques de la noblesse en réglementant la corvée et en assujettissant les privilégiés à l’impôt foncier. À la vérité, la période 1780-1790 influa assez peu sur la destinée des pays autrichiens qui devinrent bientôt l’un des bastions de la contre-révolution. Ces réformes, justes mais prématurées, se heurtèrent aux intérêts de l’oligarchie détentrice du pouvoir réel, et firent apparaître la faiblesse de l’État.
Révolution et réaction
Conservatrice, cette monarchie au sein de laquelle la bourgeoisie jouait encore un rôle modeste ne pouvait que durcir son attitude à l’égard des innovations venues de l’ouest. Cette société hiérarchisée, dominée par l’aristocratie, n’était guère favorable à l’idée d’égalité; quant à la liberté, c’était un rêve dans un État où régnait une censure vigilante. Malgré les idées subversives de certains, l’opinion était alors indifférente, voire hostile, dans son ensemble aux concepts révolutionnaires. Pour plus de sûreté, François II s’appuya cependant sur une police qui fit la célébrité de l’Autriche dans l’Europe libérale du XIXe siècle et devint l’un des piliers de l’État. Le gouvernement de Vienne se refusa à toute innovation. François II et son entourage ne cherchèrent même pas, en dépit de quelques tentatives comme l’hymne impérial composé par J. Haydn ou la littérature patriotique de Hormayr, à exalter le sentiment monarchique. Pendant quarante ans (1809-1848), Metternich gouverna selon les principes de la froide raison d’État tout en respectant les institutions locales et les libertés de la noblesse. L’Autriche, puissance allemande, ne sut pas faire l’unité allemande à son profit, car les milieux dirigeants de Vienne niaient jusqu’à l’existence du sentiment national. Cette attitude de refus sytématique des nouveautés inspira la politique autrichienne jusqu’en 1848, date à laquelle tous les principes de l’État autrichien furent remis en question. L’empereur Ferdinand dut fuir l’agitation viennoise, et le Parlement réuni à Kremsier tenta d’élaborer une constitution tenant compte des concepts nouveaux, en particulier de celui des nationalités. Champion de la contre-révolution dans les chancelleries et sur les champs de bataille, l’État autrichien n’avait pu que retarder d’un demi-siècle l’inévitable échéance.
La révolution de 1848
Le problème de la cohésion entre les divers éléments de la monarchie danubienne est éclairé d’une manière nouvelle par la révolution de 1848. Désormais, il ne s’agissait plus seulement d’aménager les rapports entre les différents pays et leurs classes dirigeantes, d’une part, et le gouvernement central, d’autre part, mais d’accorder leur place à des groupes nationaux qui n’avaient jamais figuré dans ce schéma traditionnel. Il n’y avait plus seulement des pays alpins de langue allemande, un royaume de Bohême, un royaume de Hongrie, un État croate ou une Pologne autrichienne, mais des groupes italiens, roumains, slovaques, ruthènes ou serbes, privés jusque-là de toute existence légale dans le système de droit d’État. Ces groupes qui, pendant des siècles, avaient vécu repliés sur eux-mêmes prenaient peu à peu conscience de leur originalité dans la mesure même où l’élément bourgeois de plus en plus important ne trouvait pas sa place dans les cadres politiques établis. C’est ainsi que la révolution de 1848, en Hongrie, prit bien vite l’aspect d’un affrontement des minorités non hongroises avec le peuple et l’État hongrois. En fait, de 1848 à 1867, l’État autrichien dut repenser dans leur totalité les fondements politiques du système. L’ancien régime social se trouva définitivement aboli par la révolution de 1848, qui supprima droits seigneuriaux et sociétés d’ordres. Les circonstances inspirèrent aux dirigeants autrichiens les solutions suivantes:
– Dans un premier temps, le gouvernement se rallia à une constitution de type fédéral , basée sur le respect des nationalités et une large décentralisation. Pourtant le texte voté par le Parlement de Kremsier, riche de perspectives, ne sera jamais appliqué, car, à l’automne 1848, le prince Schwarzenberg prit le pouvoir.
– Le néo- absolutisme : avec l’aide de l’armée et de la police, Schwarzenberg établit en effet un régime tel qu’il n’avait jamais existé dans la monarchie. Les vieilles institutions locales ayant été abolies, le gouvernement central ne rencontra plus aucun obstacle. Ce néo-absolutisme dont avait rêvé Joseph II fut réalisé par le ministre de l’Intérieur Bach, qui s’appuya sur la bureaucratie allemande. Après la capitulation de l’armée hongroise à Világos (1849), le système Bach connut son apogée et put organiser les pays autrichiens comme un État centralisé, où rien ne s’opposait plus à l’impulsion viennoise. Ce régime était pourtant contraire à toutes les traditions de l’Europe centrale et ne pouvait s’imposer à un ensemble aussi hétérogène, surtout au moment où les nationalités avaient pris conscience d’elles-mêmes et où les libéraux, quoique vaincus, ne pouvaient pas admettre le principe d’une monarchie administrative.
– Force fut donc de revenir à une solution fédérale après que la défaite autrichienne en Italie (Solferino) eut montré, une fois de plus, la faiblesse de l’État. Par le « Diplôme d’octobre 1860 », le gouvernement impérial rétablissait les diètes des différents pays et, innovation capitale, instituait un conseil d’Empire (Reichsrat ), issu des diètes, sorte de Parlement fédéral qui n’avait jamais existé jusqu’alors (au XVIe siècle, Ferdinand Ier avait dû bien vite renoncer à convoquer des états généraux compétents pour toute la monarchie). Ces réformes mécontentèrent pourtant les classes dirigeantes, la noblesse parce qu’elle ne retrouvait pas ses prérogatives d’avant 1848, et les fonctionnaires allemands parce qu’ils perdaient une partie de la prépondérance qu’ils avaient récemment acquise.
Alors les libéraux allemands dirigés par Schmerling reprirent l’initiative avec la « Patente de février 1861 » qui supprimait les diètes locales et fondait un régime parlementaire contrôlant l’administration, un régime, en somme, comparable à celui de la France ou de l’Angleterre et qui ne tenait aucun compte des particularismes. Les nationalités qui se jugeaient brimées refusèrent simplement d’envoyer des députés à Vienne, et il fallut revenir au vieux système des droits historiques qui aboutit au Compromis austro-hongrois de 1867; faute d’avoir connu les développements qui s’imposaient (accord avec les Tchèques, en particulier), le Compromis apparut comme un partage de l’État entre l’élément allemand et l’élément hongrois. Ainsi le gouvernement de François-Joseph ne voulut appliquer ni une solution franchement moderne (la solution fédéraliste proposée à Kremsier) ni une solution fondée sur les droits historiques (discutable certes, mais qui avait fait ses preuves). Il laissa pourrir la question des nationalités qui, non sans avoir hypothéqué l’existence de l’Autriche-Hongrie, devait mener l’État à sa perte en 1918.
Le Compromis austro-hongrois
On nomme ainsi les négociations menées entre l’empereur François-Joseph et le gouvernement de Vienne, d’une part, les chefs politiques hongrois, d’autre part, négociations qui aboutirent au rétablissement de l’État hongrois dans la plénitude de ses droits historiques et de ses libertés. Il ne faut pas voir en effet dans cette solution, aussi satisfaisante fût-elle pour les deux parties, une formule nouvelle, mais le retour à une tradition. De 1526 à 1711, les liens institutionnels entre l’État hongrois et son souverain habsbourgeois étaient si souples qu’on pourrait parler d’union personnelle, car, en dehors d’une aide militaire allemande et d’une représentation diplomatique commune (celle-ci étant encore contestée par les Hongrois), le gouvernement et l’administration de la Hongrie demeuraient autonomes. Même après la paix de Szatmár, les Hongrois conservèrent d’importants privilèges en matière d’impôt et d’administration locale. Et c’est dans le cadre des diètes générales et des assemblées locales qu’ils préparèrent la révolution nationale de 1848. Mais le conflit entre le gouvernement hongrois responsable devant le Parlement et les autorités autrichiennes devait aboutir à l’écrasement des armées hongroises de Kossuth (1849).
Le régime d’exception et de répression sanglante qui suivit la capitulation de Világos supprima toute autonomie. Renouvelant les desseins hardis de Joseph II, le système Bach avait pour but de réduire la Hongrie à un certain nombre d’unités administratives où la seule langue officielle serait l’allemand. Cependant, la libéralisation proposée en 1860 ne fut pas acceptée par les Hongrois, qui réclamèrent la restauration de l’État. Mais Deák et ses amis modérés, qui avaient compris que la sécession, face à la Russie et aux minorités slaves, conduirait le pays à sa perte, renoncèrent en échange à l’indépendance. À la suite de ses défaites en Italie et en Allemagne, le gouvernement autrichien d’alors fut contraint de renoncer à la force. Le « Diplôme d’octobre 1860 » faisant suite à Solferino, la conclusion du Compromis de 1867 fut rendue inévitable par la défaite de Sadowa en 1866. La classe dirigeante hongroise, soucieuse d’éviter les erreurs de 1848-1849, souhaita en effet le maintien du complexe austro-hongrois, qui était la garantie la plus sûre de l’indépendance réelle de la Hongrie.
Les dispositions du Compromis
François-Joseph reconnaissait l’indépendance de l’État hongrois, et il acceptait de se faire couronner à Pesth. Il confirmait l’existence d’un Parlement composé de deux Chambres. Le ministère hongrois était responsable devant les chambres. La Hongrie retrouvait ses limites historiques (Transylvanie et royaume de Croatie-Slavonie étant réincorporés dans le royaume de Hongrie), son armée, ses douanes. Et ce sera une des tâches du ministère Andrassy d’organiser une administration moderne.
Comme les Hongrois avaient admis qu’il existait des intérêts communs à l’ensemble de la monarchie, on décida d’instituer des ministères communs pour les affaires étrangères, la défense et les finances communes. On revint donc aux traditions éprouvées de la monarchie, et les Hongrois prirent une part active dans l’armée et la diplomatie. Le contrôle parlementaire fut exercé par une délégation composée de représentants nommés par les parlements de Vienne et de Budapest.
La portée du Compromis
Rarement une œuvre fut plus discutée. Bien qu’il réalisât un partage de la monarchie entre la bourgeoisie allemande et la noblesse hongroise, le compromis fut mal vu de la bureaucratie allemande. Il fut violemment critiqué par les nationalistes hongrois fidèles à Kossuth, qui accusèrent les négociateurs d’avoir vendu la patrie aux Habsbourg. Il constitua une amère déception pour les minorités non hongroises vivant en Hongrie et rendit encore plus aiguë la question tchèque. Maint historien d’Europe centrale voit en lui le germe de mort de la vieille monarchie danubienne, hypothèse qui, à notre avis, n’est pas à écarter dans la mesure où François-Joseph n’eut pas le courage de réaliser un compromis avec les autres nations historiques.
L’Autriche-Hongrie (1867-1918)
C’est la forme constitutionnelle que revêt la monarchie autrichienne après la signature du Compromis austro-hongrois. Il y avait, d’une part, un royaume de Hongrie et, d’autre part, un ensemble de pays dont le souverain était l’empereur héréditaire d’Autriche (titre que se sont attribué les Habsbourg en 1804, à la suite du couronnement de Napoléon), mais dont le nom officiel était « les royaumes et pays représentés dans le conseil d’Empire » (die im Reichsrath vertretenen Königreiche und Länder ), ce qui a permis au romancier autrichien Robert Musil d’appeler Cacanie ce qui restait de l’Autriche-Hongrie lorsqu’on en eut ôté la Hongrie! Si l’Empire austro-hongrois connut un essor économique lié à la révolution industrielle et une vie intellectuelle animée, il ne put échapper au drame des nationalités et dut opérer une révision déchirante de ses options diplomatiques; renonçant à ses ambitions allemandes et italiennes, l’Autriche-Hongrie eut désormais ses intérêts essentiels en Europe balkanique où elle se heurta à la Russie et à ses clients.
Essor économique et vie culturelle
C’est indiscutablement dans ce domaine que l’Empire austro-hongrois connut les réussites les plus brillantes, qui firent qu’en dépit d’insuffisances notoires et d’injustices criantes l’époque de l’empereur François-Joseph a profondément marqué la conscience collective des peuples d’Europe centrale. Car l’Autriche-Hongrie s’identifia à l’empereur-roi, dont le très long règne (1848-1916) recouvrit pratiquement toute la durée de l’Empire (1867-1918), son successeur l’empereur Charles Ier (1916-1918) ne s’étant guère imposé. Dans la conscience collective, le règne de François-Joseph passe, avec le recul du temps, pour une « Belle Époque », même dans des milieux modestes où l’existence quotidienne ne fut pas toujours facile.
Ce sont les débuts et la fin de la période qui sont caractérisés par une expansion économique remarquable, le krach boursier viennois de 1873 ayant marqué un temps d’arrêt (1873-1890) dans la croissance. La production s’est développée en fonction des ressources naturelles et de la spécialisation esquissée au XVIIIe siècle. La grande industrie se concentra à Vienne, à Prague et en Bohême. Dans les pays tchèques, l’industrie textile (laine et coton) s’adapta aux conditions nouvelles et se trouva en mesure d’approvisionner les marchés du Proche-Orient, ainsi que ceux des provinces moins industrialisées de l’Empire: des fabriques de Litomerice fournirent en fez les populations musulmanes de Bosnie et de l’Empire ottoman. Les mines de charbon de Bohême et de Silésie favorisèrent le développement de l’industrie lourde, tandis que les usines Skoda de Plze face="EU Caron" ゴ fabriquaient le matériel dont était dotée l’armée austro-hongroise et que les constructions mécaniques (locomotives) s’installaient également dans les faubourgs de Prague et de Vienne. L’agglomération viennoise (comme l’agglomération parisienne) renfermait quantité de petits ateliers qui avaient conservé un caractère artisanal et qui produisaient meubles, vêtements, chaussures et objets de luxe. Cette production était absorbée par l’immense marché de consommation que représentait la capitale de l’Empire. Celle-ci jouait un rôle dirigeant dans la mode, et se piquait de rivaliser avec Paris. Depuis 1850, un important réseau ferré, créé en partie avec des capitaux et l’aide d’ingénieurs français, convergeait en direction de Vienne et de Budapest. Rendu célèbre par de grands travaux (tel le tunnel de Semmering, entre Vienne et Graz), il facilita les relations et les échanges avec les provinces éloignées de l’Empire.
Le système douanier rétabli par le Compromis favorisa la vocation agricole de la partie hongroise de la monarchie. Jusque vers 1900, les investissements en Hongrie demeurèrent orientés vers le secteur agricole et les industries alimentaires (moulins, distilleries, etc.). Dans les régions les plus riches (comme dans la Grande Plaine ou la vallée de la Tisza), les grands propriétaires améliorèrent les rendements en mécanisant l’agriculture et en utilisant des engrais chimiques. Mais les progrès spectaculaires de l’industrie agricole ne sauraient masquer la grave crise de croissance que connaît le monde rural en Europe centrale après le Compromis. Si la révolution de 1848 avait aboli le régime seigneurial et le système de la corvée lié à l’économie domaniale, la législation avait soigneusement maintenu la distinction entre terres seigneuriales (Dominikalland ) et terres paysannes (Rustikalland ); le paysan n’avait reçu en toute propriété que les terres paysannes alors qu’à la veille de la révolution l’exploitation paysanne, pour toutes sortes de raisons, s’étendait aux terres seigneuriales. Tout le monde trouvait son compte à cette combinaison, le propriétaire obtenant dans des conditions avantageuses la mise en valeur d’une partie de ses terres et le paysan échappant ainsi en partie aux charges de l’impôt d’État. Après 1848, le seigneur récupéra la totalité des terres qui lui revenaient, et le déséquilibre entre la grande propriété et la petite exploitation, dans une période d’expansion démographique, alla croissant. C’est ainsi que, vers 1900, l’Autriche comptait 232 domaines de plus de 5 000 hectares et la Hongrie 175, moins de 1 p. 100 des propriétaires possédant 40 p. 100 des superficies cultivables tandis que le reste des agriculteurs (c’est-à-dire 99 p. 100) se partageaient les 60 p. 100 restants. En Transylvanie, par exemple, la superficie moyenne du latifundium était de 1 900 ha et celle de l’exploitation paysanne de moins de 2 ha. Or on ne s’orienta pas vers une réforme agraire destinée à rendre viables ces petites exploitations; bien au contraire, la fin du siècle vit un phénomène de concentration capitaliste, l’aristocratie utilisant, d’une part, les services des banques pour développer et moderniser ses grandes exploitations, et, d’autre part, les services d’un prolétariat agricole, particulièrement nombreux en Hongrie. Ainsi le développement du capitalisme dans la Double Monarchie consolida les structures traditionnelles et contribua à créer une véritable crise sociale. Des observateurs impartiaux avaient pu, bien avant 1914, redouter une explosion révolutionnaire dans ce prolétariat agricole hongrois; le seul exutoire, pour les plus favorisés, était l’émigration vers le Nouveau Monde, le développement industriel de la partie hongroise de la monarchie étant insuffisant pour procurer du travail à tous ces chômeurs en puissance.
Le brillant essor de la vie culturelle ne touchait finalement que la population des grandes villes et, en dehors de l’aristocratie, les fonctionnaires ou les petits bourgeois des contrées en voie d’industrialisation. On sent qu’il y eut, à cette époque, un immense brassage de population et de nombreuses possibilités d’ascension sociale, dans les pays tchèques par le biais d’une activité économique, un peu partout par le biais de l’armée et de l’administration. Et la noblesse qui demeure la clef de voûte du système reste, comme jadis, un groupe social ouvert par la volonté de l’empereur qui n’hésite pas à récompenser d’un titre de baron les services éminents d’un fonctionnaire ou d’un officier, voire la réussite d’un homme d’affaires. Aussi Vienne connaît-elle un luxe qui contraste avec la médiocrité de la vie provinciale. La vie théâtrale (comédie, opéra, opérette) et la vie musicale (illustrée par un Brahms, un Bruckner, un Mahler) font de la capitale de l’Empire une des villes les plus agréables de l’Europe, depuis que les travaux d’urbanisme des années 1860-1870 ont donné naissance aux monuments de la Ringstrasse (Parlement, Opéra, Burgtheater) ainsi qu’à nombre d’immeubles de rapport élégants et confortables. Mais, à côté de Vienne, Budapest connaît un développement prodigieux depuis 1867, et plus particulièrement Pest, qui étend dans la plaine ses larges avenues bordées de grands immeubles bourgeois. Son Opéra et surtout son Parlement sont les symboles de la prospérité et de l’indépendance retrouvées. En outre, chaque capitale (y compris Prague l’oubliée) possède une université nationale qui favorise l’épanouissement de la vie littéraire dans les langues allemande, tchèque et hongroise.
Le problème des nationalités
Si, rétrospectivement, nous sommes sensibles à une certaine unité dans le style de vie, les manières de penser et de sentir (il reste d’ailleurs à écrire une histoire comparée des littératures allemande, tchèque et hongroise de cette époque), les contemporains ressentaient essentiellement les antagonismes résultant du caractère multinational de la Double Monarchie. Or le Compromis, loin de résoudre le problème, n’avait fait que l’aggraver, mais, pour bien comprendre la situation, il faut évoquer une fois de plus le caractère inextricable des problèmes nationaux:
– La question des nations « historiques » possédant un droit d’État, une langue, une histoire, une tradition nationale, plus ou moins intégrés à la monarchie: nation tchèque de l’État de Bohême, nation hongroise, nation croate ayant une position privilégiée dans l’État hongrois, nation polonaise de Galicie.
– Le problème des nations « non historiques » ne possédant aucun droit d’État et constituant des groupes linguistiques allogènes dans les divers pays mentionnés plus haut. Il s’agit essentiellement des Ukrainiens chez les Polonais de Galicie, des Slovènes et des Italiens dans les pays alpins, des Slovaques, des Serbes et des Roumains en Hongrie, des Serbes en Croatie. Nombre de ces peuples ont conservé une certaine autonomie culturelle grâce aux clergés (catholique, luthérien ou orthodoxe) et prennent peu à peu conscience d’une existence propre par suite de la montée d’une certaine bourgeoisie d’origine rurale.
– Le problème de l’intégration des minorités dans l’État hongrois. Après les destructions consécutives aux guerres turques, de nombreuses colonies « allogènes » s’étaient installées dans la plaine hongroise, débordant largement leur habitat d’origine. À tous ces groupes s’étaient ajoutés, rappelons-le, de nombreux colons allemands. Au XVIIIe siècle, les Habsbourg, à la fois par libéralisme et par machiavélisme (pour briser la cohésion de la nation hongroise), n’avaient pas poussé à l’intégration linguistique, mais au contraire favorisé le maintien de cette tour de Babel. Après le Compromis, le gouvernement hongrois entreprit d’imposer la langue nationale, de « magyariser » tous les habitants du pays. Politique d’assimilation, légitime d’un certain point de vue, mais accompagnée de maladresses et venant à l’époque du réveil national des nations non historiques. Cette politique se heurta en outre aux États voisins: la Russie, la Serbie et la Roumanie, décidées à appuyer les revendications de leurs compatriotes ou de leurs protégés.
– Le problème des relations entre Tchèques et Allemands. Théoriquement, les deux groupes possédaient les mêmes droits, mais la forte minorité allemande se refusait à apprendre le tchèque et méprisait quelque peu les Tchèques, leur langue et leur culture, au moment où précisément les couches montantes de la nation tchèque refusaient de se laisser germaniser. Le réveil national et linguistique se doublait donc d’un problème social – tout comme dans la question des relations entre nations historiques et nations « non historiques ».
Devrons-nous relater toutes les péripéties de la querelle entre 1867 et 1914? Indiquons simplement qu’en Hongrie la politique libérale définie par Deák en 1868 ne fut pas appliquée et que la magyarisation prit bien vite une tournure détestable. D’autre part, nationalisme allemand et gouvernement hongrois conjuguèrent leurs efforts pour empêcher de régler la question tchèque: François-Joseph renonça à se faire couronner roi de Bohême à Prague (1871), ulcérant gratuitement les Tchèques les plus loyalistes. Désormais, l’opposition Jeune-Tchèque se fait plus radicale, sous la conduite de Rieger, puis de Masaryk, sans qu’aucun d’entre eux, avant la guerre de 1914, ne songe à la sécession. François-Joseph manque encore une occasion de satisfaire les Tchèques en n’imposant pas avec suffisamment d’autorité à la minorité allemande les ordonnances Badeni (1896), qui prévoyaient l’égalité des langues.
L’Autriche-Hongrie demeure donc ce qu’a toujours été la monarchie: un État s’appuyant sur la dynastie, l’armée, la bureaucratie et l’Église catholique. Dans la population, le système n’est soutenu que par les Allemands, la noblesse polonaise et, dans une certaine mesure, les classes dirigeantes hongroises et croates, encore que l’opinion hongroise soit toujours partagée entre partisans de la collaboration avec les Habsbourg et partisans de l’indépendance totale, regroupés autour du fils Kossuth. Les relations entre Vienne et Budapest demeurèrent souvent difficiles, surtout lorsque, après 1904, il fut question d’établir le suffrage universel en Hongrie.
La politique étrangère: le brillant second
Après la victoire de la Prusse à Sadowa, après la défaite française de 1870 et la proclamation de l’Empire allemand, le gouvernement de Vienne renonça définitivement à tout espoir de revanche, et le chancelier Andrassy opéra une reconversion de la politique austro-hongroise, basée désormais sur l’alliance avec l’Allemagne, dont la Double Monarchie devint le « brillant second » (l’expression maladroite est de Guillaume II). Elle s’orienta résolument vers le Proche-Orient pour ouvrir des marchés à son économie, mais la politique balkanique ne cessa de lui causer des difficultés, en particulier la question serbe. En 1878, l’Autriche-Hongrie occupe en effet la Bosnie-Herzégovine peuplée de Serbes et de Slaves convertis à l’isl m. Le royaume de Serbie avait escompté l’annexion de la Bosnie. La Bosnie, en renforçant considérablement l’élément sud-slave, pesa d’un poids très lourd dans l’équilibre interne des nationalités. C’est pourquoi l’héritier du trône, l’archiduc François-Ferdinand, imagina la création d’un État yougoslave autonome, ce qui ne satisfaisait ni les Hongrois ni le gouvernement de Belgrade. La situation s’aggrava après 1908 lorsque l’Autriche-Hongrie annexa la Bosnie-Herzégovine, l’équilibre européen fut compromis; la Serbie, rivale de l’Autriche-Hongrie, était cliente de la Russie, elle-même alliée de la France, et l’on sait que cette question fut finalement la cause immédiate de la Première Guerre mondiale: après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo (Bosnie), l’Autriche-Hongrie s’estima en droit de réclamer des réparations et de déclencher une guerre « limitée » contre la Serbie. C’était ne tenir aucun compte des dangereux mécanismes qui partageaient alors l’Europe entre Triple-Entente (France, Grande-Bretagne, Russie) et Triplice (Allemagne, Italie, Autriche-Hongrie). La guerre fut décidée par certains milieux viennois, contre la volonté du gouvernement de Budapest, qui s’inclina devant la décision prise par le vieux souverain.
Le conflit embrasa l’Europe et, loin de régler la question serbe, résolut la question des nationalités par la dissolution de la Double Monarchie. Celle-ci, en dépit des timides tentatives du dernier empereur Habsbourg Charles pour créer en pleine guerre un État fédéral et négocier une paix séparée, ne résista pas à cette guerre. Toutes les occasions de la rajeunir, de 1867 à 1914, avaient été manquées.
La République autrichienne
Née de la défaite et du démembrement de l’Empire austro-hongrois, la République autrichienne ne bénéficia même pas des quatorze points du président Wilson, au nom desquels l’Empire a été démembré. Si les Slovènes et les Croates purent rejoindre les Serbes dans le jeune État yougoslave, si les Polonais de Galicie se réunirent aux autres Polonais, il était strictement interdit aux Allemands d’Autriche de réintégrer l’État national allemand (article 88 du traité de Saint-Germain) en dépit du vœu clairement manifesté par les populations. Les vainqueurs et en particulier les Français redoutaient bien trop la reconstitution d’un puissant État allemand. Clemenceau n’hésitait pas à appliquer de façon unilatérale les beaux principes de justice au nom desquels il bouleversait l’Europe centrale et orientale. Pour complaire à ses alliés italiens, il obligea même l’Autriche à céder le Tyrol méridional, pays authentiquement allemand, afin que l’Italie ait accès au col du Brenner. Aspect mineur des traités de 1919, la question du Tyrol méridional n’en empoisonne pas moins encore aujourd’hui les relations austro-italiennes. Quant au rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, il se fit dans des conditions bien pires: au lieu de s’intégrer dans une Allemagne républicaine, l’Autriche devint en 1938 une province du Reich hitlérien; elle dut alors abdiquer toute personnalité.
Un État artificiel
La dissolution de l’Autriche-Hongrie, consacrée par les traités de 1919, posait indiscutablement une question autrichienne. Elle créait un État artificiel, qui ne pouvait trouver ni son équilibre politique, ni son équilibre économique. La République autrichienne était en effet composée de pays alpins, assez pauvres, voués à l’agriculture et à l’exploitation forestière, et d’une métropole, Vienne, centre industriel et administratif beaucoup trop important pour le nouvel État – tête hypertrophiée accolée à un corps trop chétif. Politiquement, l’État n’est pas viable car « Vienne la Rouge » s’était en gros ralliée au Parti social-démocrate, tandis que les paysans et les petits bourgeois des provinces constituaient la clientèle du Parti populiste, solidement encadré par le clergé catholique et de tendance nettement conservatrice. Les deux partis avaient en commun une antipathie prononcée pour les Habsbourg, et ils se mirent assez aisément d’accord sur une constitution de type fédéral, laissant toutefois des prérogatives importantes au gouvernement central. L’esprit particulariste était ainsi sauvegardé, et les paysans catholiques ne risquaient pas d’être menés par les « rouges ». En fait, ce sont les populistes qui s’emparèrent du gouvernement fédéral et gouvernèrent l’Autriche jusqu’en 1938. Mgr I. Seipel, chancelier d’Autriche de 1922 à 1929, réussit à sauver le pays de la faillite complète en obtenant le concours de la Société des Nations et en imposant de durs sacrifices à la population (réforme monétaire, le schilling remplaçant la couronne fortement dépréciée, et importante réduction du personnel des administrations). Mais, à partir de 1927, le conflit avec les socialistes tourna à la guerre civile (émeutes viennoises de juillet 1927) et le gouvernement populiste s’appuya sur l’extrême droite et la milice fasciste des Heimwehren, dirigée par un Starhemberg, tandis que le Parti social-démocrate était considéré comme hors la loi.
L’Anschluss
Économiquement, la situation n’était pas meilleure, car l’Autriche ne pouvait s’intégrer à un grand espace économique; l’entente douanière austro-allemande s’était heurtée au veto de la France et de la Grande-Bretagne en 1931, et les États successeurs de la Monarchie étaient incapables de s’entendre pour former une union douanière. La crise mondiale vint encore aggraver la situation, et l’économie autrichienne, privée de capitaux pour opérer les investissements, manquant de débouchés, tomba dans le marasme. Le chômage et la misère furent le lot de l’ancienne capitale de la valse et de l’opérette, et l’on comprend que, dans ces conditions, la propagande nazie ait trouvé un écho favorable chez des gens qui n’avaient plus grand-chose à perdre. Aussi le gouvernement populiste eut-il un mérite indiscutable à défendre l’indépendance de l’État, qui prit, sous le chancelier Dollfus (1932-1934), une allure de plus en plus dictatoriale (régime parlementaire suspendu en 1933, chefs socialistes incarcérés en 1934). Dollfus fut assassiné par les nazis en 1934, et son successeur à la chancellerie, Schuschnigg, continua à gouverner contre les socialistes et les nazis. La tâche était surhumaine devant la montée de la puissance allemande, et Schuschnigg tenta beaucoup trop tard un rapprochement avec les socialistes; aussi fut-il pratiquement seul en face de Hitler, en mars 1938, lorsque celui-ci lui imposa sa démission, Mussolini n’ayant alors aucun intérêt à s’opposer à l’Allemagne et les gouvernements de Londres et de Paris étant beaucoup trop irrésolus pour entreprendre quoi que ce fût.
Le 14 mars 1938, Hitler fit une entrée triomphale à Vienne, qu’il avait connue jadis après son échec à l’École des beaux-arts. Il fut accueilli par 200 000 personnes. L’Autriche devint dès le lendemain la Ostmark , la marche de l’Est du Reich, et Vienne perdit à peu près toutes les prérogatives de capitale. Et c’est, paradoxalement, cette occupation allemande qui allait faire naître peu à peu une conscience nationale autrichienne.
3. L’Autriche, aujourd’hui
Les responsables de la vie publique de la seconde République autrichienne ont su tirer les leçons des erreurs du passé. Les réalités politiques présentes sont profondément différentes de celles de la première République. Sans doute une conscience nationale est-elle née durant l’annexion au Reich. La conscience nationale se définit par une prise de conscience des liens qui rattachent un peuple à d’autres. Or les habitants de l’Autriche, qui sentaient plus ou moins confusément qu’ils étaient différents des Prussiens, des Saxons ou des Rhénans, ont eu l’occasion de mieux définir leur originalité et leur particularisme. L’immense majorité a compris alors l’impérieuse nécessité d’un État autrichien indépendant. D’aucuns ont voulu voir dans ce légitime attachement à l’État autrichien une véritable conscience nationale: il y aurait, à côté de la nation allemande, une nation autrichienne possédant une culture nationale distincte de la culture allemande, et Goethe, à la limite, serait un poète « étranger ». Cette thèse est, à notre avis, quelque peu exagérée. Si elle trouve une certaine justification dans le melting pot viennois, où le simple examen d’un annuaire téléphonique révèle une forte proportion de descendants d’immigrants tchèques, polonais, croates, italiens, hongrois, elle ne résiste pas à l’examen du comportement des populations des régions alpines.
La restauration de l’État
La restauration de l’État s’est effectuée en trois phases principales et a tout de même duré douze ans: de 1943 à 1955.
Les Alliés anglais, américains et russes ont contesté d’abord la valeur juridique de l’annexion au Reich en mars 1938. Ils ont admis que l’État autrichien avait été détruit par la force, c’est-à-dire par l’invasion des troupes allemandes le 11 mars 1938. Le gouvernement dirigé par le chef des nazis autrichiens Seyss-Inquart n’avait à leurs yeux aucun pouvoir légal, et le rattachement décrété par ce fantoche était nul et non avenu. Cette thèse était très favorable aux Autrichiens ainsi considérés comme neutres dans la Seconde Guerre mondiale; elle fut reconnue par la « Déclaration de Moscou » du 1er novembre 1943 que signèrent les ministres des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, des États-Unis et de l’Union soviétique.
Cette déclaration de principe devint effective grâce à l’action énergique d’une poignée d’hommes politiques autrichiens – demeurés dans la capitale au moment de l’entrée de l’Armée rouge. Sérieusement décimés par la vague d’arrestations qui suit l’Anschluss de 1938, les partis politiques n’ont réussi à organiser qu’une résistance sporadique, et l’Autriche n’a pas possédé de gouvernement en exil. Aussi risquait-elle de ne pas bénéficier, au dernier moment, de la bienveillance de principe témoignée par les Alliés dix-huit mois auparavant. Le mérite du chef socialiste K. Renner est d’avoir constitué, dès avril 1945, un gouvernement provisoire avec des membres des partis socialiste, communiste et populiste et surtout avec l’appui du commandant en chef soviétique à Vienne, le maréchal Tolboukhine. Ce gouvernement déclare entachées de nullité toutes les décisions prises par l’Administration allemande depuis mars 1938. S’appuyant sur la Déclaration de Moscou, il proclame, le 27 avril 1945, l’indépendance de l’Autriche et promet d’organiser dès que possible des élections libres.
Si l’État autrichien a pu être rapidement restauré, grâce à l’énergie de Renner, il n’est pas au bout de ses peines, car le territoire de la République est partagé entre quatre zones d’occupation, tout comme le territoire allemand, Vienne étant, comme Berlin, divisée en quatre secteurs. Bien que les autorités militaires anglaises, françaises et américaines aient fait quelques difficultés pour reconnaître le gouvernement provisoire de Vienne, celui-ci est très vite considéré comme seul interlocuteur valable par les occupants. Durant l’ère stalinienne, ceux-ci sont incapables de se mettre d’accord sur les termes d’un traité de paix. C’est tout de même l’Autriche qui profite d’une des premières manifestations de détente dans la guerre froide: l’Union soviétique, dont la diplomatie est encore dirigée par Molotov, fait brusquement savoir qu’elle est disposée à signer le traité de paix avec l’Autriche, moyennant certaines garanties, en particulier la neutralité complète entre les deux blocs. Le traité est signé solennellement à Vienne, au palais du Belvédère, le 15 mai 1955. Comme il lie la République autrichienne dans sa constitution même (respect de la neutralité, engagement de ne pas restaurer les Habsbourg), on l’appelle « traité d’État » (Staatsvertrag ) et non pas simplement traité de paix. Très rapidement, les dernières troupes alliées évacuent le territoire autrichien et, en novembre 1955, la réouverture solennelle de l’Opéra de Vienne (gravement endommagé par un incendie au cours des combats de 1945) marque en quelque sorte la fin de la parenthèse ouverte en mars 1938. L’Autriche est admise aux Nations unies, le 14 novembre 1955, et peu à peu une armée autrichienne (Bundesheer ) se reconstitue, garante du statut de neutralité.
Fonctionnement des institutions et vie politique
Les fondements constitutionnels
L’État autrichien fut rétabli par la Déclaration d’indépendance du 27 avril 1945, signée par les représentants des trois partis fondateurs de la IIe République (populiste, socialiste, communiste). Une loi ultérieure (1er mars 1945) remit en vigueur la Constitution de 1920, amendée en 1929, qui, à l’époque, avait été en grande partie rédigée par le célèbre juriste Hans Kelsen. Si le Conseil national peut modifier la Constitution (avec une majorité des deux tiers des députés), certains principes fondamentaux – ceux de la démocratie, de l’État fondé sur le droit et le principe fédéral – ne peuvent être modifiés que par voie de référendum.
Le régime autrichien est à la fois parlementaire (un vote de censure peut faire tomber le gouvernement) et présidentiel: le président fédéral nomme le gouvernement et peut le renvoyer, son autorité provient de ce qu’il est élu au suffrage universel. Il a également le pouvoir de dissoudre le Conseil national. Jusqu’ici, les présidents fédéraux ont toujours désigné un chancelier qui disposât de la majorité au Parlement, qu’il fût ou non de la même couleur politique que le président. Ainsi, tout conflit entre la majorité du Conseil national et le président fédéral a-t-il pu être évité.
Le gouvernement fédéral est dirigé par le chancelier fédéral qui est assisté par le vice-chancelier, les ministres et les secrétaires d’État. L’autorité du chancelier, qui n’est pas inscrite dans la Constitution, dépend beaucoup de la personnalité de celui-ci.
Le régime parlementaire
Le Parlement autrichien se compose de deux chambres, le Conseil national (Nationalrat), élu au suffrage universel direct, et le Conseil fédéral (Bundesrat), représentant les neuf Länder fédéraux.
Le Conseil national compte 183 députés et le Conseil fédéral 58 représentants; une législature du Conseil national a une durée de quatre ans, le Conseil fédéral est renouvelé partiellement (comme le Sénat français), après des élections provinciales.
L’élection du Conseil national se fait au scrutin de liste et en vertu du « principe de la représentation proportionnelle », selon un système à la fois simple et compliqué: les neuf Länder forment chacun une circonscription à laquelle est attribué un certain nombre de sièges, en fonction du nombre des habitants. Ces neuf circonscriptions sont regroupées en deux Hauptwahlkreise (circonscriptions principales) auxquelles sont attribués les sièges qui n’ont pu être répartis dans un premier temps au prorata des voix dites restantes (Reststimmen ). Ne peuvent bénéficier de cette deuxième répartition que les listes ayant déjà obtenu un siège dans l’une des neuf circonscriptions, le Grundmandat (mandat de base); cela constitue un barrage pour les petits partis qui ne peuvent participer à la seconde répartition. La proportionnelle n’est donc pas tout à fait intégrale. Un autre barrage est le scrutin de liste, seul mode de recrutement pour le Conseil national. La proportionnelle, le scrutin de liste, le « mandat de base » nécessaire sont les caractéristiques du système électoral autrichien. Les partis politiques en sont les supports.
Le Conseil fédéral est élu par les Landtage (diètes) des neuf Länder, selon un mode proportionnel au nombre d’habitants. Actuellement, Vienne envoie 12 représentants, la Basse-Autriche 11, la Haute-Autriche et la Styrie 9 chacune, la Carinthie et le Tyrol 4 chacun, Salzbourg, le Vorarlberg et le Burgenland 3 chacun. Les représentants au Bundesrat votent selon leur appartenance politique et non pas en bloc pour leur Land.
Dans ce système bicaméral, le Conseil national est prépondérant. En effet, le Conseil fédéral ne dispose que d’un droit de veto suspensif; dans la plupart des cas, ce droit ne devient effectif que lorsque les intérêts des Länder sont directement en jeu. Autre prérogative du Conseil national: lui seul peut renverser le gouvernement par un vote de censure; c’est donc de la majorité de la première Chambre que dépend la composition du gouvernement.
L’autorité du Parlement en matière de législation s’est peu à peu estompée, car c’est en réalité le gouvernement fédéral qui a l’initiative des lois, lui-même étant non pas assisté, mais corseté par une administration tentaculaire. Vu la concordance politique entre gouvernement et majorité parlementaire et la discipline de vote des groupes parlementaires étroitement liés aux partis politiques dont ils sont issus, c’est le gouvernement qui prend les grandes décisions politiques.
Le gouvernement
Le pouvoir exécutif, dont le détenteur à l’échelle du pays est le gouvernement fédéral, est cependant réparti entre différentes administrations. Certaines compétences sont dévolues aux Länder, dirigés par un gouverneur (Landeshauptmann ) qui, avec ses conseillers (Ländesräte ), détient l’exécutif du Land, responsable devant la Diète, élue au suffrage universel. Vienne et le Vorarlberg exceptés, les constitutions provinciales prévoient un gouvernement dont la composition est proportionnelle à la représentation des partis aux Landtage, selon leur importance numérique.
Bien que les Länder n’aient pas, selon la Constitution, une position très forte vis-à-vis du gouvernement fédéral, cette position tend néanmoins à se renforcer au cours des années si bien que, désormais, chaque Land a une sorte d’ambassade près le gouvernement à Vienne.
Ayant certains droits et devoirs administratifs (définis par la loi), les Länder peuvent en déléguer une partie à l’échelon inférieur qui est l’arrondissement ou le district administré par le Bezirkshauptmann , sorte de sous-préfet.
À côté du représentant de l’État qu’est le Bezirkshauptmann, se trouvent les municipalités, unités administratives propres, fondées dans le cadre de la loi sur l’autodétermination des citoyens. Les municipalités ne constituent pas seulement le dernier relais de l’administration de l’État, mais disposent également de pouvoirs propres (autonomie communale). Quatorze villes, à la fois municipalités et districts, ont un statut particulier; Vienne est à la fois ville et Land. Le maire de Vienne est également Landeshauptmann, et le Conseil municipal est aussi le Landtag (Parlement du Land).
Quant au pouvoir judiciaire, le droit autrichien suit la voie classique de la « structure par paliers ». La juridiction ordinaire est coiffée par la Cour suprême, la juridiction extraordinaire par le Tribunal administratif, d’une part, et par la Cour constitutionnelle, d’autre part. Cette dernière, qui a de vastes compétences, possède un caractère nettement politique puisque ses juges sont nommés par le président fédéral, pour moitié sur proposition du Conseil national, pour moitié sur proposition du Conseil fédéral.
Système et évolution des partis
En 1945, trois partis ont resurgi de la clandestinité (populiste, socialiste, communiste); en 1949 est venu s’en ajouter un quatrième, le Parti (dit) libéral autrichien (Freiheitliche Partei Österreichs: F.P.Ö.), fortement entaché de néo-nazisme au début, et toujours empreint de nationalisme allemand.
Le Parti communiste perdant rapidement son influence, toute relative déjà, le Parti libéral ne parvenant pas à percer, les « deux grands » formant pendant près de vingt ans (jusqu’en 1966) une grande coalition, on a longtemps désigné l’Autriche comme le pays du bipartisme où régna le fameux Proporz , c’est-à-dire la répartition de tous les postes importants selon la règle de la proportionnalité. Avec la fin de la coalition bipartite et l’avènement de gouvernements dits monocolores (populiste de 1966 à 1970, avec le chancelier Klaus, et socialiste depuis 1970), le troisième parti représenté au Parlement, le F.P.Ö., a acquis une certaine importance puisqu’il est souvent considéré comme partenaire éventuel d’une « petite coalition » (comme en R.F.A.) par un des grands partis qui n’aurait qu’une majorité relative et, de ce fait, aurait besoin de l’appui libéral pour gouverner. Ainsi, l’Autriche est dotée d’un système tripartite qui se rattache à des traditions plus que centenaires, aux trois courants fondés au XIXe siècle: conservateur-chrétien, social-démocrate et libéral-pangermaniste.
Le Parti socialiste (Sozialistische Partei Österreichs: S.P.Ö.), dont l’origine remonte au XIXe siècle, possède de solides traditions de lutte en faveur des classes populaires et notamment des travailleurs. Cette tradition fait que, malgré les vicissitudes de l’austrofascisme, du règne nazi et de la Seconde Guerre mondiale, il est un parti fortement organisé qui se situe sinon à gauche, du moins au centre-gauche de l’Internationale socialiste, maintenant explicitement certaines références marxistes. Disposant d’un noyau électoral fidèle d’environ 40 p. 100 des électeurs, le Parti socialiste est parvenu à dépasser le seuil des 50 p. 100 en exerçant, grâce à des programmes successifs, une forte attraction sur des groupes périphériques de catholiques, d’employés, d’artisans et de membres des professions libérales. Ainsi, le Parti socialiste est devenu le parti gouvernemental par excellence dans lequel se reconnaît la majorité des Autrichiens. Dans son électorat, les ouvriers occupent de loin la première place, mais on y trouve aussi bon nombre d’employés et de fonctionnaires alors que les autres catégories socio-professionnelles (paysans, commerçants, artisans, industriels et professions libérales) sont toujours sous-représentées.
On relève également une distorsion en ce qui concerne la répartition géographique, et, malgré des progrès chez les petits paysans et dans les couches moyennes, le gros des électeurs socialistes est toujours fourni par les villes. Avec ses 700 000 adhérents, son organisation centraliste, ses hommes de confiance dévoués et son équipe dirigeante fortement soudée, le Parti socialiste autrichien pouvait, jusqu’en 1983, envisager l’avenir avec optimisme.
Le Parti populiste (Österreichische Volkspartei: Ö.V.P.), successeur du Parti chrétien-social de la monarchie et de la Ire République, est proche de la « démocratie chrétienne » en Italie ou de la C.D.U.-C.S.U. en république fédérale d’Allemagne. Par conséquent, son électorat se recrute essentiellement parmi les catholiques pratiquants, les paysans et les classes bourgeoises. Bien qu’ayant connu un certain déclin depuis 1966, le Parti populiste réunit toujours plus de 40 p. 100 des suffrages à chaque élection générale. De 1945 à 1970, il fut constamment au gouvernement et le chancelier fédéral fut toujours l’un de ses membres, de Figl à Klaus en passant par Raab et Gorbach.
Le déclin du Parti populiste ne s’explique pas seulement par des facteurs politiques, mais aussi par des phénomènes sociologiques: en effet, les catégories d’électeurs qui votent traditionnellement pour ce parti sont également en diminution par rapport à l’ensemble de la population; depuis plusieurs décennies, le nombre des personnes vivant de l’agriculture, celui des commerçants, des artisans et des industriels sont en baisse. Dans un autre ordre d’idée, le nombre des catholiques pratiquants diminue également, aussi assiste-t-on à un rétrécissement des bases sociales et idéologiques du parti qui s’efforce de compenser ces pertes par une plus large ouverture sur le monde actuel.
Le caractère bourgeois et paysan du Parti populiste se reflète également dans ses cadres dirigeants, souvent fonctionnaires de l’État ou universitaires; la répartition géographique de son influence électorale est presque symétrique de celle du Parti socialiste: ses places fortes sont le Vorarlberg, le Tyrol et la Styrie à l’ouest, et, dans une moindre mesure, la Haute-Autriche et la Basse-Autriche, pays à prépondérance agricole. À l’opposé du Parti socialiste, les structures des populistes sont fédérales, de sorte que l’adhésion se fait par l’intermédiaire des fédérations (six, organisées dans chaque Land) et qu’il y a très peu d’adhérents directs. Ces fédérations sont: l’Union des ouvriers et employés autrichiens (Ö.A.A.B.: Österreichischer Arbeiter- und Angestelltenbund), l’Union des paysans autrichiens (Österreichischer Bauernbund), l’Union économique autrichienne (Ö.W.B.: Österreichischer Wirtschaftsbund), le mouvement de la jeunesse autrichienne-jeune parti populiste (Österreichische Jugendbewegung-Junge Volkspartei), le mouvement des femmes autrichiennes (Österreichische Frauenbewegung) et l’Union des retraités autrichiens (Österreichischer Seniorenbund).
On estime à plus de 800 000 le nombre des personnes appartenant à l’une ou à l’autre des fédérations populistes; pour deux millions d’électeurs environ, c’est là un taux d’encadrement exceptionnel (41 p. 100).
Le Parti libéral autrichien (F.P.Ö.) garde toujours les stigmates de son origine néo-nazie et son attachement au mouvement national-allemand. Il s’efforce de se donner une apparence libérale pour former éventuellement une « petite coalition » avec l’un des deux grands partis. Ayant une idéologie conservatrice, le F.P.Ö. recrute dans le même électorat que le Parti populiste (essentiellement bourgeois et paysan). Seule différence, mais de poids: l’absence de lien avec le catholicisme.
Régionalement, le F.P.Ö. a ses places fortes en Carinthie, au Salzbourg et en Haute-Autriche. Bien que le processus biologique ait déjà éliminé beaucoup des dirigeants fortement compromis avec le régime nazi, un grand nombre des cadres actuels a appartenu jadis à des organisations nazies et, parmi la jeune génération, on trouve des adeptes du néo-nazisme.
Le Parti communiste autrichien (K.P.Ö.), tout en ayant joué un rôle important dans la résistance antinazie et ayant fait partie du gouvernement de 1945 à 1947, n’a pas pu s’assurer une position assez forte, soit dans les syndicats, soit dans les entreprises ou à la ville, pour sauvegarder une représentation parlementaire. Depuis 1959, il n’a plus de députés au Conseil national. Après un épisode « eurocommuniste » de 1965 à 1969 (le P.C.A. condamna l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968), cette position « révisionniste » fut abandonnée en faveur d’une stricte orthodoxie « marxiste-léniniste », et l’influence du P.C.A. s’amenuisa encore, si bien que dans la décennie 1970-1980 il ne recueillit qu’environ 1,8 p. 100 des suffrages. Mentionnons toutefois qu’au début de 1982 les communistes autrichiens se sont donné un nouveau programme visant « un socialisme aux couleurs de l’Autriche ».
Système « caméral » et associations sociales
La vie publique autrichienne est marquée par l’existence d’un système « caméral » fortement développé. Diverses Chambres ont été légalement instituées par l’État, auxquelles l’adhésion de tout travailleur est automatique et obligatoire: Chambres des ouvriers et des employés, Chambres de commerce et Chambres d’agriculture. Ces Chambres sont à la fois les représentantes de certains intérêts économiques de leurs ressortissants et des organes auxiliaires de l’administration.
Par contre, les plus grandes associations sociales sont fondées sur l’adhésion tout à fait volontaire: ce sont, d’une part la Confédération des syndicats autrichiens (Österreichischer Gewerkschaftsbund: Ö.G.B.) qui représente les intérêts des salariés et, d’autre part, l’Association des industriels autrichiens (Vereinigung Österreichischer Industrieller). Chambres et associations ont des structures fédérales, c’est-à-dire par Land; elles sont coiffées par des organismes centraux.
À côté de ces associations à caractère économique, les Églises jouent un rôle important dans la vie publique, l’Église catholique occupant le premier rang, puisque 89 p. 100 environ des Autrichiens sont de religion catholique.
L’influence officielle qu’exercent ces associations repose sur l’institution typiquement autrichienne du partenariat social (Sozialpartnerschaft ), mécanisme de consultation leur donnant la possibilité d’influencer les décisions économiques et politiques du gouvernement. Il faut dire que d’une part l’Ö.G.B. a des relations privilégiées avec le Parti socialiste (ses adhérents étant, dans leur majorité, proches de cette tendance) et que, d’autre part, l’Association des industriels a des liens particuliers avec le Parti populiste dans lequel ses membres se reconnaissent.
En outre, les dirigeants et militants des associations sont actifs dans les partis politiques et sont souvent des élus parlementaires de l’un ou l’autre des trois partis représentés au Parlement.
Mais le système du Sozialpartnerschaft a eu pour effet de déplacer les centres de décision; avant le Parlement, ce sont les instances des partenaires sociaux qui se mettent d’accord sur les grandes options, notamment au sein de la commission paritaire des salaires et des prix qui, avec le temps, s’est entourée d’un certain nombre de sous-commissions où siègent des experts de différents domaines.
Ce système a grandement contribué à maintenir la stabilité politique et économique de l’Autriche, notamment après la fin de la grande coalition, en 1966, alors que depuis cette date gouvernement et opposition s’affrontent au Parlement sur des problèmes particuliers. Ces affrontements sont souvent tempérés par l’action modératrice des « partenaires sociaux » au sein de la commission paritaire.
À côté des aspects nettement positifs de ce système (stabilité politique, mesures de progrès social favorisant l’intégration dans l’État sans faire éclater le système lui-même) qui, en fin de compte, exercent un effet conservateur, d’autres sont ressentis comme des facteurs d’inhibition, développant un certain antagonisme aussi bien entre les partis qu’entre les divers groupes sociaux. Ces antagonismes peuvent, en temps de crise, provoquer sinon l’éclatement total du système, du moins de fortes secousses mettant à rude épreuve l’intégration et la participation déjà réalisées.
Il reste que l’Autriche actuelle dispose d’un facteur d’intégration inconnu sous la Ire République: celui d’une conscience nationale autrichienne qui se confirme d’année en année. Outre la situation économique, c’est finalement en cela que consiste la différence essentielle entre la première et la seconde République d’Autriche.
Population et urbanisation
La véritable originalité de ce pays si montagneux est une densité démographique non négligeable: 91,8 habitants au km2 en 1991. Il possède une montagne qui sait retenir les hommes. Seulement 10 p. 100 des terres sont inexploitables. Aussi les Alpes autrichiennes, outre leur rôle traditionnel de refuge, ont-elles été très tôt pénétrées et humanisées. La montagne est largement occupée jusqu’à 1 800 m. En 1961, plus de 70 p. 100 de la population étaient établis à moins de 500 m d’altitude, dans le bassin de Vienne principalement, mais aussi dans le couloir danubien et la plaine orientale: plus de 25 p. 100 étaient fixés entre 500 et 1 000 m dans les grandes vallées abritées et les bassins d’effondrement, et 2,3 p. 100 dans la zone de cultures proprement alpines, s’étageant entre 1 000 et 1 200 m, le plus souvent sur les replats des versants au soleil. L’habitat ne montait pas aussi haut qu’en Suisse, pourtant moins alpine; ainsi 2 personnes sur 10 000 résidaient à plus de 1 600 m alors qu’on en comptait 234 en Suisse. Cela n’a guère changé. En 1961, les quatre Länder les moins alpins, ceux du Nord (Haute- et Basse-Autriche, Vienne) et de l’Est (Burgenland), rassemblaient 62,5 p. 100 des Autrichiens, et 58,8 p. 100 en 1990, car la capitale se dépeuple. Si le Land de Vienne (415 km2 et 1,5 million d’habitants en 1990) a perdu 7,6 p. 100 de sa population depuis 1961, c’est que la capitale, héritée en 1919 de l’Empire austro-hongrois, était trop développée pour le nouvel État créé: elle regroupait alors 28 p. 100 des Autrichiens, 22 p. 100 en 1961 et 19,5 p. 100 en 1990, ce qui signifie encore 3 614 habitants au km2...
Entre 1869 et 1910, la population de l’Empire s’était accrue de 47 p. 100. Entre 1910 et 1951, elle n’a progressé que de 4 p. 100. Le malthusianisme européen de la première moitié du XXe siècle n’y est pas étranger. Mais une comparaison avec la Suisse, plus féconde alors, fait ressortir l’impact des deux guerres mondiales, du marasme économique des années 1930, de l’annexion par les nazis. Après 1945, la progression démographique a repris sans offrir des taux de croissance naturelle comparables à ceux d’avant 1914. Plus que la natalité – la plus basse d’Europe puisque déjà inférieure à 16 p. 1 000 –, l’enracinement en terre autrichienne de 250 000 personnes déplacées explique l’essor de 5 p. 100 de la population entre 1951 et 1966. De 2,1 p. 1 000, le taux annuel d’accroissement naturel est passé à 1,5 p. 1 000 en 1971 puis, comme en R.F.A., est devenu négatif au milieu des années 1980 pour revenir à 1,5 p. 1 000 en 1991, taux supérieur à celui de l’Allemagne grâce à un taux de mortalité plus faible (10,7 p. 1 000). Entre 1960 et 1991, le gain démographique a été de 10 p. 100. Actuellement, le peuplement marque le pas.
Il est remarquable que les disparités de densité entre les régions (Vienne exceptée) ne soient pas plus fortes. Certes, les Länder les plus montagneux ne comptent pas 70 habitants au km2 (Tyrol, 50; Salzbourg, 66; Carinthie, 57). Mais c’est aussi le cas du Burgenland (67) bien moins accidenté. Et la Basse-Autriche (74), la Styrie (72) ne font guère mieux. Inversement, le Vorarlberg en recense 126, plus que la Haute-Autriche (110); il est vrai que la majorité de sa population réside dans le Rheintal. La croissance s’est répartie assez harmonieusement. Seules deux provinces ont perdu un peu de leurs résidents depuis 1971: l’agricole Burgenland et la vieille région industrielle de Styrie, en mal de reconversion. Plus que le reste du monde alpin qui parfois se dépeuple encore, la montagne autrichienne prospère. Sensible avant 1910, l’exode rural au profit de Vienne a été enrayé par les guerres et la grande crise économique: la montagne-refuge nourrissait plus sûrement les hommes que la capitale; plus récemment, le tourisme l’a rendue attractive.
La croissance des villes de 5 000 à 250 000 habitants (19 p. 100 de la population en 1910, 27 p. 100 en 1961) s’est aussi faite aux dépens de Vienne qui a perdu plus de 400 000 habitants depuis 1919. Elle se poursuit encore, sauf dans les plus grandes villes, dont le cœur se déleste tandis que s’élargissent les auréoles de banlieues modernes, et elle est surtout sensible dans les bourgades de 5 000 à 10 000 habitants. Mais les cinq villes de plus de 100 000 habitants, Vienne, Graz (243 000 hab.), Linz (197 000 hab.), Salzbourg (138 000 hab.) et Innsbruck (116 000 hab.) rassemblent 30 p. 100 des Autrichiens.
Toutefois, le degré d’urbanisation des régions diffère. Ainsi la moitié des habitants du Vorarlberg vivent dans des villes de plus de 5 000 habitants; or c’est aussi le Land où le réseau urbain est le moins hiérarchisé, puisque Dornbirn (38 000 hab.), centre textile, Bregenz (24 000 hab.), la capitale, et Feldkirch (23 000 hab.), centre commercial établi à un carrefour de communications, ne sont que de petites cités. À l’opposé, dans le Land le plus rural, à l’est, plus des neuf dixièmes des gens vivent dans des communes de moins de 5 000 âmes, et la capitale Eisenstadt, malgré un gain de 3 000 résidents depuis 1960, ne compte que 10 000 habitants. Partout ailleurs, si l’on rend à la Basse-Autriche sa métropole officieuse, Vienne, les centres de plus de 5 000 habitants regroupent au moins le tiers de la population régionale, et les capitales des Länder dominent et contrôlent toute l’activité régionale. La plupart des dix-huit villes de plus de 20 000 habitants doivent leur essor à leur situation sur les grandes voies de passage (Danube: Linz, Krems, Vienne; principales vallées alpines, au pied des cols: Innsbruck, Leoben, Villach, ou au contact avec l’avant-pays: Salzbourg, Wels, Steyr, Sankt Pölten, Baden, Graz). Quelques-uns de ces carrefours commerciaux ont su se développer en diversifiant leurs activités.
Le redressement économique
État à économie libérale mais sociale, l’Autriche a choisi d’être un pays industriel dont le développement ne s’accomplisse pas au détriment de la vie rurale. Son P.I.B., qui dépasse 20 000 dollars par tête, la situe en 1990 parmi les pays les plus riches du monde (14e rang), certes loin derrière sa voisine la Suisse (1er rang avec plus de 34 000 dollars), car elle n’a pas joué la carte financière internationale, mais à égalité avec la France et avant la plupart des autres pays européens, alors qu’en 1970 encore elle ne devançait que l’Europe méditerranéenne.
L’évolution des activités économiques, le recul de la part de l’agriculture et de l’industrie et la tertiairisation croissante traduisent l’avancée progressive de l’Autriche dans le monde post-industriel (tabl. 1).
La vitalité rurale
Les Autrichiens ont su compenser le handicap qu’un territoire accidenté, au climat rude et au sol pauvre, constituait pour la vie rurale. En 1990, la superficie agricole utilisée occupe 41 p. 100 du territoire national (47 p. 100 en 1965); les terres cultivées (18 p. 100) comme les pâturages et alpages (23 p. 100) régressent lentement, au profit des forêts (43 p. 100 contre 37 p. 100 en 1965). Mais ils ont développé, surtout en montagne, des activités complémentaires industrielles et touristiques.
Alors que, sous la monarchie austro-hongroise, l’économie forestière et agricole était médiocre, après 1919, la République a mobilisé toutes les ressources pour accéder à l’autosuffisance alimentaire: en 1939, elle n’était encore que de 72 p. 100. En 1945, la destruction de plus de 12 000 fermes, le manque de main-d’œuvre, de capitaux, de machines, de semences, de bétail avaient ramené la production agricole au tiers du volume d’avant guerre. Dès 1949, le niveau de 1937 était retrouvé. En 1990, malgré l’essor démographique, la superficie utilisée, pourtant réduite, couvre 99 p. 100 des besoins agricoles essentiels car la production, déjà en hausse d’un tiers en 1965 par rapport à 1937, s’est beaucoup intensifiée depuis lors. Favorisée dès 1960 par le « plan vert », la modernisation de l’agriculture a permis l’élimination de nombreuses exploitations non rentables, surtout en plaine. De 1970 à 1986, le nombre des exploitations agricoles a encore baissé de près de 35 p. 100. Toutes les classes de taille en ont été affectées et la structure globale n’a pas changé depuis 1970: 53 p. 100 des exploitations ont moins de 10 ha et 2,1 p. 100 plus de 100. La superficie moyenne exploitée est passée de 22 à 25 ha. Parmi les entreprises travaillant moins de 10 ha, beaucoup (maraîchères, horticoles, vinicoles, fruitières, arboricoles) sont viables ou ne requièrent qu’une activité à temps partiel, mais d’autres, polyvalentes, ne le sont pas et constituent un archaïsme. Les plus grandes exploitations qui disposent de plus de 40 p. 100 du territoire utilisé sont souvent sylvicoles et appartiennent à l’État, aux collectivités territoriales, aux coopératives ou à l’Église, alors que la quasi-totalité des autres sont familiales. En 1989, il n’y avait plus que 268 000 actifs dans le secteur « agriculture, forêts, pêche, chasse ». Mécanisation et motorisation ont compensé la perte de main-d’œuvre. Malgré les lenteurs du remembrement, le nombre des tracteurs est passé de 1 800 en 1939 à 200 000 en 1966 et 350 000 en 1990: 10 pour 100 ha de S.A.U.; les deux tiers sont utilisés en plaine.
En 1986, on dénombrait 106 000 exploitations de montagne (37 p. 100 des exploitations; 21 p. 100 de moins qu’en 1970); cela signifiait qu’en théorie toutes les exploitations de montagne pourraient être motorisées. Malgré le handicap des terroirs très morcelés et les surcoûts générés par les pentes de plus de 20 p. 100, la pénurie de main-d’œuvre porte l’agriculture alpine à une forte mécanisation. L’économie montagnarde était polyvalente. En se modernisant, elle s’est spécialisée; les cultures sont descendues sur les terres les moins pentues où la mécanisation est plus facile; les fermes de haute montagne, abandonnant l’économie de subsistance, ont opté pour l’élevage, d’abord dans les Alpes occidentales, plus laitières et fromagères (dans ce cas, en partie pour l’exportation), puis à l’Est, où l’on s’adonne plus à l’élevage pour la boucherie (en visant aussi un peu l’exportation) et à l’exploitation forestière. Les grands travaux entrepris pour parer aux dangers d’avalanches et d’éboulements ont aidé au maintien des fermes d’altitude. En plaine, la spécialisation a aussi progressé, mais moins systématiquement. L’élevage en étable reste souvent associé aux cultures dans les fermes quadrangulaires massives de Haute- et de Basse-Autriche.
Partout, on a intensifié l’utilisation des produits chimiques et des semences hautement sélectionnées, l’aménagement de systèmes d’irrigation, la construction de digues lorsque la rentabilité des terres pouvait en être accrue. Les rendements ont progressé rapidement, davantage dans les grandes exploitations. En 1990, par exemple, on est parvenu à des moyennes de 50 q/ha (28 en 1965) pour le blé, 81 pour le maïs (50 en 1965), dont les surfaces cultivées ont augmenté respectivement de 100 et de 65 p. 100. La production céréalière globale a augmenté de plus de 70 p. 100 en vingt ans. La grande perdante de l’élévation du niveau de vie et des mutations de consommation est la pomme de terre, dont la culture est dix fois moins importante qu’en 1970. Les fourrages verts ne cessent de gagner du terrain (+ 20 p. 100 depuis 1970), surtout dans les régions d’élevage, alors que les différents pâturages libres ont régressé de 13 p. 100. Si les techniques d’élevage changent, le cheptel (2,5 millions de bovins et 3,7 millions de porcins) est très stable, malgré une légère contraction du troupeau de vaches laitières (1,1 million en 1965; 0,9 en 1990), compensée par une élévation du rendement laitier moyen de plus de 20 p. 100 en vingt ans: 3 800 kg par an. Les animaux fournissent 53 p. 100 des recettes des exploitations, les cultures 27 p. 100, la sylviculture 20 p. 100 (22 p. 100 en 1980). En valeur, le déficit du commerce extérieur agricole atteint 50 p. 100. Les points faibles de la balance concernent les fruits et légumes, les huiles végétales, les fourrages, la viande de volaille, les œufs, le vin.
Très morcelés autrefois, les vignobles, quelque peu remembrés pour permettre la motorisation, n’ont guère cessé de s’étendre: 40 000 ha en 1965, 58 200 en 1990 avec un rendement moyen dans la décennie 1980 de 58 hl/ha (21 hl en 1985 et 88 en 1982, tant ce vignoble souffre des aléas climatiques). Le quart de la production est commercialisé par des coopératives. Les exportations fluctuent beaucoup: elles ont atteint 170 000 hl en 1990 et 200 000 en 1991, pour une production de 3 millions d’hectolitres. Une famille sur cinq travaille à la vigne, le plus souvent dans le cadre d’exploitations agro-viticoles où celle-ci n’occupe que le quart des terres. La Basse-Autriche détient 58 p. 100 du vignoble autrichien (Weinviertel, au nord-est du Land; Donauland); le Burgenland, 38 p. 100; la Styrie, 5 p. 100. Les cépages de blancs, souvent légers et pétillants, sont les plus répandus; 17 p. 100 des surfaces sont consacrées au vin rouge, spécialité de la Basse-Autriche et du Burgenland, où il fait l’orgueil des gros villages à maisons blanches alignées.
L’Autriche est, après la Finlande et la Suède, le pays le plus boisé d’Europe. La forêt, qui appartient pour plus de la moitié à de petits propriétaires paysans, joue un rôle considérable dans l’économie. Ce rôle est difficile à apprécier s’agissant du tourisme, mais il est chiffrable en ce qui concerne l’exploitation forestière: 15,7 millions de mètres cubes de bois coupés en 1990 (+ 42 p. 100 depuis 1965), dont 85 p. 100 de résineux – les deux tiers, bruts ou transformés, sont exportés mais ne constituent que 5 p. 100 des devises. Le quart de la population autrichienne, directement ou indirectement, vit peu ou prou d’exploitation forestière.
Bien que sa part diminue dans l’activité économique nationale, l’agriculture n’en est pas moins en transformation et en expansion continues. Le miracle autrichien est que cette évolution inachevée n’ait pas l’exode rural pour corollaire, tout au moins dans les vastes zones de montagnes qui ont remarquablement promu la pluriactivité. L’accueil des vacanciers, le travail des textiles, du bois et du cuir, l’hydroélectricité ont sauvé les ruraux alpins; le ski a plus spécialement enrichi les Länder de l’ouest tandis que la petite exploitation minière associée à la petite métallurgie ont fait prospérer ceux du sud-est.
L’atout touristique
Une bonne moitié du territoire a su tirer parti d’un remarquable patrimoine naturel et artistique. Même si le tourisme n’est pas l’activité qui se développe le plus, la structure du secteur tertiaire national avec, en 1990, 38,8 p. 100 d’emplois dans le commerce, l’hôtellerie, la restauration (France, 26,6 p. 100) et 11,6 p. 100 dans les transports, montre bien, même si l’administration et les services dominent, à quel point il est l’un des moteurs de l’économie. En 1990, 19 millions de visiteurs étrangers ont été accueillis, en majorité ressortissants de pays voisins (56 p. 100 venaient de R.F.A., 9 p. 100 des Pays-Bas, 5 p. 100 du Royaume-Uni, 3 p. 100 de France et 3 p. 100 de Suisse). Ces hôtes ont apporté près de 1 250 dollars de devises par habitant (8 p. 100 du P.I.B.), plaçant l’Autriche au premier rang européen pour le rôle économique joué par l’activité touristique. Ces recettes comblent aux trois quarts le déficit du commerce extérieur. Quatre cent mille Autrichiens vivent du tourisme, qui continue à se développer, quoique plus lentement (79 millions de nuitées en 1970, 119 en 1980, 123 en 1990), grâce à l’afflux étranger, car le tourisme domestique plafonne depuis plus de dix ans. Avec la vogue du ski dans les pays industriels de la C.E.E., la saison d’hiver (25 p. 100 des nuitées en 1970) a pris une grande importance (40 p. 100 en 1990) mais, depuis lors, le tourisme d’été connaît un regain d’activité. Les trois Länder occidentaux les mieux équipés pour le ski et les plus proches des pays d’où proviennent les étrangers ont la faveur de ceux-ci (69 p. 100 de leurs nuitées dont 42 p. 100 pour le seul Tyrol), mais ils n’ignorent pour autant ni la Carinthie (12 p. 100), ni Vienne (7 p. 100). Tous touristes confondus (nationaux et étrangers), Tyrol et Salzbourg captaient 42 p. 100 des nuitées en 1960, 51 p. 100 en 1980, 53 p. 100 en 1990; la Carinthie, respectivement 20, 16 et 13 p. 100. En 1950, l’Autriche offrait 200 000 lits et plus d’un million en 1990, dont 25 p. 100 chez l’habitant, mode d’hébergement plus fréquent en montagne et à la campagne qu’en ville, et qui, dans les années 1970, a représenté jusqu’à 40 p. 100 du potentiel d’accueil. Depuis, l’hôtellerie s’est rapidement développée, de nombreux hôtels trois et quatre étoiles ont été construits; ils forment plus du tiers de l’offre, soit un peu plus que les hôtels une et deux étoiles. Bien que l’hébergement reste encore largement une affaire familiale, on s’est un peu rapproché du mode de gestion et du standing suisses. L’éparpillement des centres de séjour et des lieux de loisirs a considérablement accru la circulation et provoque une surcharge des infrastructures en haute saison. Pourtant, pour faciliter les trafics routiers, les pouvoirs publics ont connecté au grand axe est-ouest, quasi continu, des autoroutes (Brenner, Salzbourg-Tauern, Villach), malheureusement de plus en plus investies par le transit international des camions, et ont construit de grandes routes de montagne (Grossglockner dès 1935, Silvretta) ou en bordure du Danube (Wachau). Ces ouvrages, comme les infrastructures sportives, sont souvent accusés par les écologistes de dénaturer les paysages. La politique fédérale vise à la protection de l’environnement et à la promotion des identités régionales. Les professionnels du tourisme cherchent à développer le séjour de repos, mais aussi les possibilités de divertissement; ils dénoncent par ailleurs des législations trop pesantes: droit du travail, réglementation de protection et d’ouvertures, taxes.
L’essor industriel et tertiaire
En 1920, le tiers seulement des usines de l’Empire se trouvait sur le sol de la République (secteurs textile, alimentaire et métallurgique). La nécessité d’équiper le pays et l’incorporation à l’économie allemande ont porté l’industrie lourde au premier rang. Dès 1935, la main-d’œuvre industrielle égalait celle de l’agriculture. Les destructions puis le démontage des industries réduisirent en 1945 la production au tiers de son volume en 1938. En 1955, grâce à l’aide occidentale, la production avait sextuplé; son indice est passé de 39 en 1938 à 100 en 1958, à 212 en 1970, à 312 en 1980 et à 415 en 1990. Mais il y a eu des mini-régressions: en 1975, après la crise pétrolière, et de 1980 à 1983. En 1990, l’industrie occupe 27,3 p. 100 des 3,5 millions d’actifs (contre 49 p. 100 des 3,3 millions en 1966) mais 36,7 si l’on inclut mine, énergie et bâtiment.
L’industrie s’appuie sur d’importantes ressources naturelles. Exploitée depuis l’Antiquité, la mine à ciel ouvert d’Eisenerz (Styrie) a tiré (1990) de l’Erzberg 0,7 million de tonnes de fer, près de moitié moins qu’en 1973. Les productions de graphite (Styrie, Basse-Autriche) et de magnésite (Salzbourg) sont parmi les plus fortes du monde; les sauneries (monopole de l’État), très anciennes, procurent 386 000 t de sel à l’industrie chimique. On extrait aussi talc, gypse, kaolin (travaillé par l’artisanat de la porcelaine, très réputé), et de moins en moins de métaux: 17 900 t de zinc, 2 600 t de plomb, de l’antimoine, du tungstène... Les quatre cent cinquante entreprises minières (lignite comprise) et leurs 11 000 salariés n’ont fourni, en 1990, que 1,3 p. 100 de la production industrielle. Depuis la perte des bassins houillers, aujourd’hui tchèques et polonais, on exploite le lignite (2,5 millions de t en 1990, soit une baisse de 50 p. 100 depuis 1970, tirées d’une réserve de 200 millions de t). La production pétrolière décline (1,2 million de t en 1990; 3,6 en 1955), comme celle de gaz naturel (1,4 milliard de mètres cubes, près de moitié moins qu’au maximum des années 1970). La raffinerie de Vienne-Schwechat (9,7 millions de t raffinées en 1990, mais dont la capacité est de 12,5 millions de t) est reliée par oléoduc à Trieste pour les importations; celles de gaz naturel (5,2 milliards de mètres cubes en 1990; 0,9 en 1970), prélevées sur les gazoducs TAG et WAG par lesquels la Communauté des États indépendants (ex-U.R.S.S.) approvisionne l’Italie et l’Allemagne, ne cessent de croître. Pour toutes ses fournitures en minerais et combustibles, l’Autriche est de plus en plus dépendante de l’extérieur. Par contre, amorcé en 1918, soutenu par les nazis, par les crédits du plan Marshall et de la Banque mondiale, puis par l’État, l’équipement hydraulique est en essor constant. La production d’hydroélectricité est passée de 2,4 milliards de kWh en 1938, à 21 en 1970 et à 36 en 1990 (soit 72 p. 100 de l’électricité nationale, comme en 1970). Les centrales de haute montagne, Glockner-Kaprun (Salzbourg), Zemmwerke (Tyrol), Illwerke (Vorarlberg) ou Malta (Carinthie) sont des modèles du genre. Le potentiel national exploitable étant estimé à 54 milliards de kWh, on poursuit les aménagements. Sur le Danube, huit des douze centrales prévues (15 milliards de kWh) sont achevées: la plus puissante, Altenwörth, livre 2,26 milliards de kWh/an. Pour éviter un coûteux transport en haute tension à l’intérieur d’un territoire trop étiré, l’Autriche exporte 16 p. 100 de sa production vers les États voisins et importe l’équivalent de 12 p. 100 pour couvrir ses besoins, surtout en hiver lors de l’étiage des cours d’eau. En 1978, l’Autriche a renoncé à l’exploitation de l’énergie nucléaire, en décidant par référendum d’abandonner la centrale en construction. Au total, 15 p. 100 de la consommation énergétique du pays dépendent du charbon, 42 p. 100 du pétrole, 18 p. 100 du gaz naturel et 16 p. 100 de la force hydraulique; l’auto-approvisionnement n’est que de 35 p. 100.
L’expansion d’après guerre s’est accompagnée de changements notables dans la structure industrielle. Dès 1946, vingt-cinq entreprises (énergie, productions de base, la moitié des industries électriques), soit le cinquième du potentiel autrichien, ont été nationalisées; en holding après 1970, l’Österreichische Industrieverwaltungs Aktien-Gesellschaft (Ö.I.A.G.) est devenue, depuis 1986, après une grave crise de la sidérurgie (Vöst-Alpine), un consortium partiellement privatisé, dépolitisé, décentralisé, restructuré en quatre firmes indépendantes. L’Ö.I.A.G. (16 p. 100 des salariés de l’industrie nationale), trente-sixième entreprise d’Europe occidentale en 1990 avec un chiffre d’affaires de 154 milliards de schillings autrichiens, a réalisé 27 p. 100 de la production industrielle, 18 p. 100 du total des exportations et 20 p. 100 des investissements (les deux tiers dans les secteurs de pointe).
En 1990, le tiers de la valeur de la production non agricole nette (tertiaire inclus) et plus des deux tiers des exportations provenaient de près de quatre cent mille entreprises industrielles (mines, énergie, bâtiment exclus). La sidérurgie (21 000 salariés), qui a importé 3,9 millions de t de minerai de fer, a produit 3,4 millions de t de fonte et 4,3 millions de t d’acier; elle n’a cessé de régresser depuis 1979 (5,4 millions de t) et ne représente plus que 4 p. 100 de la production industrielle. Le tiers des 90 000 t d’aluminium usinées à Ranshofen, Lend..., à partir de bauxites importées, est vendu à l’étranger. L’usine de Plansee, près de Reutte (Tyrol), est à la pointe de la métallurgie des poudres (pour le traitement des métaux rares). La métallurgie et deux branches en expansion encore plus rapide, l’automobile (Steyr) et surtout la mécanique employaient 164 000 salariés en 1990, dont la moitié dans la mécanique (premier employeur de l’industrie) et réalisaient 27 p. 100 de la production industrielle, contre 11 p. 100 pour l’industrie électrique et électronique (77 000 salariés), un des secteurs les plus dynamiques (chiffre d’affaires en hausse de 16 p. 100 en 1990). L’industrie chimique (engrais à Linz ; une des rares usines mondiales produisant plus de 100 000 t de fibranne à Lensing; des caoutchoucs manufacturés à Wimpassing et Traiskirchen...), employant 56 500 personnes, est passée au deuxième rang derrière les industries mécaniques pour la valeur produite. Tout comme les industries alimentaires, celles du bois et du papier représentent 11 p. 100 des revenus industriels et offrent plus de 40 000 emplois. Le textile (4,5 p. 100 des revenus) a beaucoup régressé; il reste 420 usines (32 000 emplois): dans le Vorarlberg (cotonnades, dentelles), la vallée de l’Inn (loden), à Vienne (tissus, confection). Sont réputés également les industries du verre (grâce aux exilés de Bohême), de l’optique, de nombreux articles spécialisés de haute qualité dont l’Autriche est exportatrice (les skis, par exemple, qui alimentent 50 p. 100 du marché mondial). L’artisanat reste très développé: celui d’art et des « souvenirs » est répandu dans les secteurs montagneux.
Si de nombreuses usines sont éparses dans les zones rurales, il n’existe guère qu’une ville, groupant plus de 10 000 actifs, exclusivement industrielle: Kapfenberg. Il y a des foyers industriels le long des grands axes Vienne-Judenburg, voire Klagenfurt et, plus sporadiquement, Vienne-Innsbruck, mais pas de concentration massive d’usines. L’économie urbaine repose davantage sur les fonctions tertiaires. Les grandes villes fortement industrialisées, la capitale industrielle Linz (industrie lourde, machines, textiles, grande industrie chimique), Graz (machines, automobiles, mécanique, chaussures, produits alimentaires) jouent surtout un rôle de commandement régional. Et les autres villes ne sont guère que des foyers secondaires d’industrie: Salzbourg, centre résidentiel et touristique au passé glorieux où se sont multipliées des industries de transformation variées, Innsbruck, plus commerçante, aux industries plus traditionnelles, Klagenfurt, centre d’affaires (foire du bois) et d’administration devenue spécialiste de la construction électrique, Villach, qui vit plus du transit international que de l’usinage du bois et de la construction électronique, Wels, célèbre par sa foire agricole. À Vienne enfin, qui occupe le quart des actifs non agricoles du pays, on trouve les principales entreprises industrielles pour l’usinage des métaux, la mécanique de précision, l’électrotechnique, la mode, l’artisanat d’art. Mais, au-delà des nombreux emplois tertiaires générés par son rôle de capitale (organismes administratifs, financiers, culturels, sièges sociaux, commerces rares et raffinés) et des services touristiques suscités par ses trésors artistiques, la métropole, exploitant sa neutralité et sa situation au centre des Europes, a su développer son rôle international. En 1990, 5,7 millions de passagers sont passés par son aéroport, à Schwechat. Elle abrite les sièges de l’Agence internationale de l’énergie atomique (1957), de l’O.N.U. pour le développement industriel (1967), de l’O.P.E.P. (1967), et elle est devenue ville de conférences internationales et de congrès. L’expansion économique depuis 1945 lui est restée très favorable mais a avantagé aussi les provinces occidentales, limitrophes de la Suisse et de la R.F.A., et plus dynamiques (tabl. 2).
À la fin des années 1980, la croissance économique de l’Autriche avait été supérieure aux prévisions, et supérieure de 1,5 p. 100 à la moyenne européenne, mais a un peu ralenti en 1991, poussant le taux de chômage au-delà de 5 p. 100. Son activité s’internationalise: ses exportations de biens ont formé 25 p. 100 du P.I.B. en 1990, mais, au sens large, celui-ci dépend à 41 p. 100 de l’étranger (37 p. 100 en 1980, 31 p. 100 en 1970). La demande extérieure a été stimulée par la compétitivité de ses machines et véhicules (34 p. 100 des exportations) et des produits manufacturés (33 p. 100), fournis par des P.M.E. dynamiques. La prospérité est liée aussi à de nouvelles privatisations (visant à réduire le déficit budgétaire fédéral), à la réforme fiscale de 1989 favorable aux investissements et à la consommation, à la coopération des interlocuteurs sociaux (peu de grèves), à l’arrivée de multinationales visant le marché d’Europe centrale (I.B.M., Hewlett Packard à Vienne...). En 1990, 10 p. 100 des exportations sont allés vers les pays de l’Est (+ 15 p.100), 10 p. 100 vers l’A.E.L.E. dont elle est membre (+ 4 p. 100), et 67 p. 100 vers la C.E.E. (échanges déficitaires) qui, depuis 1984, s’est ouverte à l’A.E.L.E. En 1989, Vienne a demandé un rattachement à la C.E.E. qui, bien accueilli, sera discuté après 1992: la neutralité à laquelle tiennent 92 p. 100 des Autrichiens serait moins un obstacle que ses affinités avec l’Allemagne (37 p. 100 de ses exportations et 44 p. 100 de ses importations). Parmi les autres problèmes: l’afflux des travailleurs de l’Est (alors qu’elle souhaite limiter à 8 p. 100 des actifs son taux d’immigrés, celui-ci a dépassé 8,9 p. 100 en 1991); les charges engendrées par une population vieillissante; la progression du transit routier, menace écologique pour un environnement essentiel à la prospérité et pourtant déjà fragilisé.
À 98 p. 100 de langue allemande, à 80 p. 100 catholique, ce pays continental mise sur sa position de carrefour enfin totalement ouvert entre les principaux centres économiques et culturels d’une « grande Europe », mais craint déjà la concurrence de Berlin, voire Prague ou Budapest.
L’économie à l’épreuve: 1970-1980
La lutte contre la crise
Si l’économie autrichienne a poursuivi régulièrement son expansion au rythme de 4,5 à 6 p. 100 par an – exception faite de l’année catastrophique de 1975 – entre 1968 et 1979, la croissance (3,1 p. 100) a nettement diminué en 1980, bien que se maintenant au-dessus de la moyenne des pays de l’O.C.D.E. (1,3 p. 100). On prévoyait toutefois une nouvelle diminution pour les années suivante (pour 1982, un taux de croissance de 2 p. 100 avait été prévu, la moyenne pour l’O.C.D.E. s’élevant à 1,25 p. 100). Dans le même temps, le taux d’inflation a dépassé 5,5 p. 100 pour atteindre 6,8 p. 100, chiffre lui aussi, et de loin, meilleur que la moyenne de l’O.C.D.E. (autour de 13,5 p. 100 en 1981). Ces chiffres donnent à penser aux experts qu’il y aura une légère augmentation du taux de chômage, le nombre des travailleurs étrangers restant pratiquement inchangé depuis 1976 (170 000 environ).
Le produit intérieur brut (P.I.B.) a cependant atteint, en 1980, 996 milliards de schillings, la part la plus grande revenant au secteur tertiaire (commerce, transports, banques, services) avec 55,7 p. 100, la production minière, énergétique et industrielle, bâtiment compris, représentant 39,9 p. 100, l’agriculture et la sylviculture ne contribuant plus que pour 4,4 p. 100.
De 1960 à 1980, la quote-part du secteur tertiaire dans le P.I.B. ne cesse d’augmenter, alors que celle de la production (industrielle et agricole) baisse régulièrement. Cependant, en chiffres absolus, la production a considérablement augmenté; dans la décennie 1970-1980, la production minière, industrielle et énergétique a pratiquement doublé, celle de l’agriculture et de la sylviculture s’est accrue de 60 p. 100. Partant de l’indice 100 en 1970, la production industrielle, à elle seule (sans l’électricité), a dépassé 140 en 1980.
Sur les 229 182 entreprises que compte l’Autriche (en 1980), plus de 98,5 p. 100 sont de petites et moyennes entreprises, comptant moins de 100 salariés. Si l’on classe comme « grandes entreprises » celles qui occupent entre 100 et 1 000 salariés et plus, cette catégorie compte 3 213 unités (soit 1,41 p. 100 des entreprises), mais occupe 1 232 221 personnes, soit 48,78 p. 100 des salariés. En affinant cette analyse, on constate que le nombre des entreprises comptant plus de 1 000 salariés est infime: 170 (0,08 p. 100), néanmoins elles occupent à elles seules 487 309 salariés (soit 19,29 p. 100).
Parmi ces grandes entreprises, le groupe des entreprises nationalisées de l’Ö.I.A.G. (Österreichische Industrieverwaltungs Aktien-Gesellschaft) est le plus important avec 114 729 salariés (en 1980), dont 80 000 dans le trust Vöst-Alpine qui produit essentiellement de l’acier. Ce groupe de l’Ö.I.A.G. s’est trouvé en mauvaise posture en 1980 et 1981, mais avait annoncé une remontée spectaculaire des commandes pour 1982, si bien qu’il continue à jouer un rôle moteur dans toute l’industrie autrichienne.
Malgré les progrès de la production industrielle et agricole, la balance commerciale de l’Autriche reste largement déficitaire. En 1980, les exportations ont atteint la somme de 226,2 milliards de schillings, alors que les importations se sont élevées à 315,8 milliards de schillings, entraînant un déficit de 89,6 milliards. Ce déficit fut en partie comblé grâce au tourisme qui continue à être une source appréciable de rentrées de devises; en 1980, en effet, les Autrichiens ont dépensé, pour leurs voyages à l’étranger, 41 milliards de schillings, alors que les touristes étrangers ont rapporté à l’Autriche 83 milliards; l’excédent de 42 milliards a donc réduit d’autant le déficit de la balance commerciale.
L’orientation des échanges extérieurs ne cesse d’inquiéter les dirigeants ainsi que la population; en effet, la république fédérale d’Allemagne continue, et de loin, à être le principal fournisseur et client de l’Autriche. Les importations autrichiennes en provenance de la R.F.A. ont représenté, en 1980, 40,8 p. 100 du total des importations, alors que la part des exportations autrichiennes vers la R.F.A. a été de 30,8 p. 100. Ces échanges restent donc grandement déficitaires, de même que les échanges avec la C.E.E. dans son ensemble: celle-là fournissait encore, en 1980, 62,2 p. 100 du total des importations (1979: 64,8 p. 100) et recevait 54,48 p. 100 des exportations autrichiennes (1979: 53,3 p. 100). Cette légère amélioration par rapport aux années précédentes est la conséquence des efforts entrepris par l’économie autrichienne en vue de diversifier ses relations extérieures. Il faut remarquer la faible part de la France dans ces échanges (en 1980, 3,9 p. 100 des importations et 3,5 p. 100 des exportations). La part toujours croissante des investissements étrangers constitue également un sujet de préoccupation pour les Autrichiens. Les holdings à prépondérance américaine, allemande et suisse y occupent une place prédominante; on trouve aussi bien Siemens, A.E.G., Hoechst, B.A.S.F. et Brown-Boveri que Nestlé-Unilever, I.B.M., Ford, General Motors, I.T.T., et quelques firmes d’origine française comme B.S.N., Gervais-Danone, Carrefour, etc.
Alors que le référendum de 1978 avait obligé le gouvernement à abandonner la mise en route de la centrale nucléaire de Zwentendorf, on parla à la fin de 1981 d’un nouveau référendum qui pourrait annuler le premier et faire bénéficier le pays, malgré tout, de l’énergie nucléaire... Cependant, tirant la leçon du premier échec, le gouvernement s’est employé, de 1978 à 1981, à diversifier ses sources d’énergie en intensifiant les échanges, en achetant du courant suisse, tchécoslovaque, et du gaz soviétique, en participant notamment à la construction du gazoduc Sibérie-Europe de l’Ouest. L’aménagement hydro-électrique du pays a également été intensifié.
Malgré ces problèmes et ces difficultés, les pronostics des instituts autrichiens de recherches économiques pour 1982 avaient été optimistes. Optimisme fondé sur le budget d’État pour 1982 qui prévoyait des dépenses de 368,3 milliards de schillings, contre des recettes d’un montant de 309,1 milliards. Grâce à ce déficit de 59,2 milliards, dont la plus grande partie était destinée à des investissements créant des emplois, le gouvernement estimait pouvoir maintenir l’inflation au-dessous de 7 p. 100.
Vienne et les Länder
Le rééquilibrage industriel au bénéfice des Länder occidentaux (Tyrol, Salzbourg, Vorarlberg, Haute-Autriche) se poursuit, entraînant un rééquilibrage démographique. Celui-ci apparaît dans la diminution de la part de Vienne dans la population totale de l’Autriche qui, en 1918, était encore d’un tiers, soit près de 2 millions, pour 6,5 millions d’habitants. Les résultats du recensement du 12 mai 1981 sont à cet égard particulièrement éloquents: l’Autriche comptait 7 555 348 habitants. À Vienne ne vivent plus que 1 300 000 Autrichiens (à l’exclusion des étrangers), alors que la Basse-Autriche compte déjà 1 400 000 habitants. Le seul Land qui, comme Vienne, a subi une diminution de sa population est la Styrie, tandis que tous les autres Länder enregistrent des augmentations allant de 0,1 p. 100 (Burgenland) à 21,6 p. 100 (Vorarlberg), en passant par 1,8 p. 100 pour la Basse-Autriche, 2,1 p. 100 pour la Carinthie, 3,8 p. 100 pour la Haute-Autriche, 8,4 p. 100 pour le Tyrol et 10 p. 100 pour Salzbourg. Ces mouvements démographiques entraînent une nouvelle répartition des sièges au Conseil national: Vienne perd quatre sièges, qui sont attribués respectivement à la Haute-Autriche, à Salzbourg, au Tyrol et au Vorarlberg. Le nombre des sièges au Bundesrat passera de 58 à 65, le surplus allant aux Länder occidentaux.
Mais, si le poids spécifique de la capitale, en Autriche même, diminue légèrement, Vienne acquiert une place de plus en plus importante comme lieu de rencontre international et comme siège d’organisations de l’O.N.U.: A.I.E.A. (Agence internationale de l’énergie atomique), O.N.U.D.I. (U.N.I.D.O., United Nations Industrial Development Organization), conversations S.A.L.T., signature des accords S.A.L.T. II par Jimmy Carter et Leonid Brejnev en 1979.
Le gouvernement a construit la cité O.N.U. à l’intention de ces organisations internationales. À la fin de 1981, le chancelier Kreisky lança le projet de la construction d’un grand centre de conférences des Nations unies dans le voisinage immédiat de la cité O.N.U., projet violemment combattu par l’oppositon qui le trouva trop coûteux.
Mais le gouvernement tint bon, et la construction du centre fut décidée: ce projet de 7,5 milliards de schillings devait créer 4 000 emplois pendant la durée de sa construction et donner à Vienne une importance accrue dans l’arène internationale; le nouveau secrétaire général de l’O.N.U., Javier Pérez de Cuéllar, successeur de Kurt Waldheim, avait annoncé la nomination d’un directeur général de l’O.N.U. pour Vienne qui ainsi aurait le même statut que New York et Genève.
L’« ère Kreisky »
Un gouvernement socialiste
Depuis 1970, la vie politique autrichienne a subi des mutations profondes. En effet, après avoir gouverné seul pendant quatre ans, le Parti populiste (Ö.V.P.) subit une sévère défaite aux élections du 1er mars 1970. Pour la première fois sous la IIe République, les socialistes parvinrent à devancer les populistes: ils obtinrent 81 sièges (contre 74 précédemment), les populistes, perdant 7 sièges, n’en conservèrent que 78, le Parti libéral (F.P.Ö.) gardant ses 6 députés. Le chancelier Klaus, après un début de gouvernement prometteur en 1966, s’était enlisé dans un immobilisme politique et social que ses électeurs n’avaient pas apprécié.
En formant un gouvernement minoritaire, le président du Parti socialiste (S.P.Ö.), Bruno Kreisky, qui en 1967 avait remplacé dans cette fonction B. Pittermann, inaugura en fait ce que l’on a appelé depuis l’« ère Kreisky »; immédiatement, il entreprit des réformes intéressant de larges couches de la population: réduction de la durée du service militaire de neuf à six mois, réforme électorale (circonscriptions plus grandes et augmentation du nombre des députés, porté de 165 à 183) et accord avec l’Italie sur la question du Tyrol du Sud auquel cette dernière conféra une plus grande autonomie. En politique étrangère, le nouveau gouvernement socialiste prit également des initiatives en faveur de la détente et de la coexistence pacifique, se prononçant notamment pour la tenue d’une conférence sur la sécurité européenne.
Ayant réussi à faire voter le budget, le chancelier Kreisky prononça la dissolution du Parlement et, pour la première fois dans l’histoire de la République autrichienne, le Parti socialiste (S.P.Ö.) obtint la majorité absolue des voix et des sièges aux élections anticipées du 10 octobre 1971 (93 pour le S.P.Ö., 80 pour le Ö.V.P., 10 pour le F.P.Ö.). Disposant désormais de la majorité absolue, le gouvernement Kreisky, tout en continuant la politique dite de Sozialpartnerschaft, c’est-à-dire de concertation entre partenaires sociaux, mit sur pied une série de réformes pour moderniser et démocratiser la société autrichienne, réformes qui suscitèrent souvent de vifs débats, portant sur l’interruption de grossesse, sur la radio-télévision, ou sur la réforme judiciaire en matière d’exécution des peines ou du droit familial.
Dans le domaine économique et social, le gouvernement socialiste, tout en ne portant pas atteinte à « l’initiative privée des entrepreneurs », utilisa les possibilités que lui offrait l’existence d’un important secteur nationalisé: en 1972, toute la sidérurgie autrichienne fut réunie en un seul groupe dont les dimensions et les possibilités techniques permirent à l’Autriche de faire bonne figure dans la compétition internationale. Une politique suivie d’investissements et d’orientation du commerce extérieur, de soutien au tourisme et à l’agriculture, de promotion de la recherche scientifique eut pour résultat non seulement de préserver l’Autriche du chômage, dont le taux se maintint en moyenne entre 1,5 et 2,5 p. 100, mais également d’éviter l’inflation qui ne dépassa pas 3,5 à 4 p. 100 par an. Des réformes universitaires et scolaires entraînèrent un accroissement considérable du nombre des élèves et des étudiants, auxquels furent consentis des avantages sociaux importants (gratuité des livres scolaires, des transports, des inscriptions). Cependant, la législature de 1971 à 1975 ne se passa pas sans à-coups: en 1972, l’affaire dite des panneaux topographiques bilingues en Carinthie (dans les arrondissements à population mixte germanophone et slovène) souleva des passions qu’on peut qualifier de néo-nazies, et dont les remous empoisonnèrent la vie politique en Autriche; en 1973, une prise d’otages par des Palestiniens eut pour conséquence une limitation des facilités offertes jusqu’alors au transit des émigrants juifs d’U.R.S.S. vers Israël et compromit les relations entre le chancelier et ses amis politiques israéliens, notamment Golda Meir.
Les élections de 1975 apportèrent une nouvelle fois la majorité absolue aux socialistes qui, augmentant légèrement leur score en voix, obtinrent de nouveau 93 sièges au Conseil national, 80 sièges revenant au Ö.V.P. et 10 au F.P.Ö. Kreisky pouvait donc continuer sa politique de réformes. Auparavant, le candidat socialiste à la présidence de la République – après le décès de Franz Jonas en avril 1974 –, Rudolf Kirchschläger, avait été élu avec une majorité confortable devant son concurrent populiste.
Sur le plan international, le chancelier mena avec persévérance sa politique de neutralité active et de coopération internationale pacifique. Un Autrichien, Kurt Waldheim, fut élu secrétaire général des Nations unies en 1972 et réélu en 1976; en 1979, Franz Karasek, autrichien également, fut élu secrétaire général du Conseil de l’Europe pour cinq ans.
Kreisky profita de cette législature pour réaliser une réforme intérieure de son parti, le S.P.Ö. Celui-ci se donna également, en 1978, un nouveau programme qui, tout en maintenant les objectifs finals d’une société socialiste démocratique, mit l’accent sur la poursuite de réformes sociales. Cette politique sociale se traduisit par une augmentation modérée mais constante des salaires, une augmentation plus substantielle des retraites, la subvention des petits entrepreneurs, notamment des paysans montagnards, ce qui entraîna un déficit croissant du Trésor public, considéré comme catastrophique par l’opposition populiste. En 1978, l’opposition semblait avoir réussi à ébranler la confiance populaire, et plusieurs élections régionales se soldèrent par un sérieux tassement des socialistes qui, à Vienne notamment, perdirent plus de 100 000 voix le 9 octobre 1978. Le 5 novembre 1978, un référendum sur la mise en marche d’une centrale nucléaire (Zwentendorf) recueillit une majorité de « non ». Le chancelier, s’inclinant devant le vote populaire, renonça immédiatement à ce projet mais, une fois adopté le budget pour 1979, il prononça la dissolution du Parlement et fixa les nouvelles élections au 6 mai 1979. Le S.P.Ö. mena sa campagne avec pour mot d’ordre « poursuite de la voie autrichienne » (neutralité, pas d’inflation, chômage réduit), alors que les deux partis conservateurs d’opposition continuèrent à dénoncer « la faillite de l’État, de l’économie et de la morale ». Les élections du 6 mai 1979 furent un nouveau succès pour Kreisky: les électeurs envoyèrent au Conseil national 95 députés socialistes, les populistes obtinrent 77 sièges (moins 3), le F.P.Ö. 11 sièges (plus 1).
Difficultés et tensions
Depuis ces élections, l’« île des bienheureux », comme on appelle souvent l’Autriche, n’a pas échappé à certaines tendances internationales dont les répercussions ont quelque peu troublé l’harmonie de la société de providence, incarnée par le système du partenariat social (Sozialpartnerschaft).
Ainsi, malgré ses ressources énergétiques propres (houille blanche, pétrole, lignite, gaz naturel), l’Autriche a ressenti les divers chocs pétroliers dans une proportion moindre, il est vrai, que le reste de l’Europe; la crise économique mondiale qui se prolonge a fini également par imposer ses effets en Autriche: le taux de chômage qui, au cours de la dernière décennie 1970-1980, oscillait autour de 2 p. 100 de la population active s’est accru jusqu’à dépasser passagèrement les 3 p. 100 en 1981, chiffre qui n’est toujours pas catastrophique (ce taux représente environ 90 000 chômeurs) étant donné que la moyenne de 1981 ne dépasse pas 2,4 p. 100, mais certains prévoyaient, dès le début de 1982, un accroissement du nombre des chômeurs pouvant atteindre des pointes de 4 p. 100 (100 000 personnes environ), chiffre record depuis 1958. L’inflation, elle aussi, a augmenté, son taux atteignant 6,8 p. 100 en 1981, ce qui peut paraître enviable à un Français, mais a déclenché les cris de Cassandre de certains experts autrichiens.
La hausse des taux d’intérêt internationaux, en 1979, a provoqué des sorties de capitaux qui contraignirent les autorités à prendre des mesures restrictives. Enfin, le nombre des faillites s’est accru de 25 p. 100 en 1981.
À côté de ces signes annonciateurs d’une crise frappant le pays, l’Autriche a connu d’autres problèmes révélant l’existence de tensions à l’intérieur de la société et de phénomènes de désagrégation qui ont provoqué un malaise. On relève entre autres une série d’affaires de corruption qui ont échauffé les esprits, la plus grave étant celle du A.K.H. (Allgemeines Krankenhaus, Polyclinique générale). Dans cette affaire furent impliqués de hauts fonctionnaires qui exerçaient les principales responsabilités dans la construction de cet établissement hospitalier géant et moderne, et qui furent convaincus non pas d’avoir accepté des pots-de-vin, mais de les avoir imposés à leurs fournisseurs et d’avoir exporté illégalement à l’étranger les sommes ainsi amassées. L’opposition ne parvint pas à en faire un brûlot contre le Parti socialiste car des fonctionnaires et des hommes d’affaires des deux camps trempèrent dans le scandale. La justice, du moins, tira son épingle du jeu: après une instruction de plusieurs années, les douze accusés se virent condamnés à de lourdes peines et, fait inouï dans les annales judiciaires, l’ancien président de l’Union des industriels (équivalent du C.N.P.F.) fut frappé lui-même de trois ans de prison ferme.
L’opposition centralisme-fédéralisme se manifesta également de manière significative lorsqu’en 1979 fut lancée une « initiative de citoyens », Pro Vorarlberg, demandant un référendum pour l’attribution de davantage de droits au Vorarlberg et, pourquoi pas, aux autres Länder de l’État fédéral qu’est, constitutionnellement, l’Autriche. Cette démarche fut considérée par beaucoup comme une offensive quasi séparatiste, puisque l’action Pro Vorarlberg exigeait un statut particulier pour le Land le plus occidental de l’Autriche. L’opinion publique se souvint alors du référendum de 1919, lorsque la majorité des Vorarlbergeois demandèrent leur rattachement à la Suisse! Aussi le référendum ne fut-il guère populaire dans les autres Länder autrichiens. Au Vorarlberg même, le clivage entre les « oui » et les « non » suivit celui entre la droite et la gauche: Ö.V.P. (populistes) et F.P.Ö. (libéraux) étaient pour, S.P.Ö. (socialistes) et K.P.Ö. (communistes) contre. Vu le rapport de forces traditionnel dans ce Land, le résultat ne fut pas surprenant: près de 69,30 p. 100 des voix exprimées se prononcèrent pour le « oui » tandis que 30,70 p. 100 étaient pour le « non ».
Bien que les conséquences concrètes de ce vote se fassent encore attendre, il a cependant contribué à relancer le débat sur le fédéralisme, la décentralisation et l’accroissement des droits des collectivités locales, et, si les initiateurs de l’action Pro Vorarlberg ne peuvent escompter un succès total de leurs revendications – celles-ci étant incompatibles avec la Constitution qui garantit l’égalité de tous les citoyens devant la loi –, ils ont eu cependant la satisfaction d’avoir accéléré un processus de décentralisation prévu de longue date.
D’autres controverses publiques se développèrent autour de la réforme scolaire, notamment à propos de l’école intégrée (tronc commun) et de l’organisation de l’enseignement supérieur; à la fin de 1981, l’université de Graz fut occupée pendant plusieurs semaines par des étudiants mécontents. Cette même année, le terrorisme international fit irruption en Autriche: un sénateur de la ville de Vienne, Heinz Nittel, fut assassiné, l’attentat contre une synagogue causa deux morts, et on parla même d’un enlèvement possible du chancelier Kreisky...
Celui-ci n’en continua pas moins une intense activité diplomatique, notamment en ce qui concerne la recherche de la paix au Moyen-Orient; à l’intérieur, il fit établir un budget destiné à maintenir le plein emploi qui pouvait être considéré comme sauvegardé, malgré la légère augmentation du taux de chômage; en effet, la population active a atteint en 1980 le chiffre record de 3 105 300 personnes.
En 1980, le président fédéral Rudolf Kirchschläger s’est porté candidat pour la seconde fois et a été réélu avec 80 p. 100 des voix exprimées. Le grand parti d’opposition, le Parti populiste, avait renoncé à présenter un candidat. Le candidat libéral réunit à peine 17 p. 100 des suffrages sur son nom, tandis que le candidat de l’extrême droite néo-nazie, obtint plus de 3 p. 100 des voix, ce qui fut généralement considéré comme un symptôme inquiétant.
Le gouvernement socialiste a continué à mettre en chantier des réformes démocratiques qui ont trouvé, globalement, un écho favorable dans la population. Ainsi, lors d’élections anticipées à la Diète (Landtag) de l’important Land de Styrie, le 4 octobre 1981, les socialistes purent-ils, seuls, améliorer leurs positions en gagnant un siège aux dépens des libéraux, F.P.Ö. Le budget d’État pour 1982 (voir chiffres économiques) prévoyant des investissements particuliers pour créer des emplois fut considéré comme un budget électoral.
La fin de l’ère Kreisky
Il semble bien que ces investissements, effectués en 1982, aient atteint, du moins en partie, leurs objectifs, puisque les principaux paramètres économiques se maintinrent en 1982 à des taux tout à fait honorables: le chômage ne dépassa guère 3,5 p. 100, l’inflation resta à 5,4 p. 100 et le taux de la croissance ne fut pas zéro, comme d’aucuns le prédisaient, mais atteignit malgré la crise environnante entre 0,5 et 0,7 p. 100. Cependant, il y eut des remous autour de l’endettement croissant de l’État; certains scandales financiers traînaient en longueur. Les mouvements écologistes enregistrèrent des succès spectaculaires dans plusieurs élections locales (notamment à Salzbourg et à Graz). Face à l’agitation, Bruno Kreisky fit du renouvellement de la majorité absolue du Parti socialiste la condition de son maintien en fonction, refusant à l’avance d’être le chancelier d’une éventuelle coalition.
Au soir du 24 avril 1983, jour des élections générales, il fallut se rendre à l’évidence: pour la première fois depuis treize ans le Parti socialiste autrichien subissait un revers, perdant plus de 3 p. 100 des voix et 5 sièges (90 contre 95 auparavant), alors que les populistes, faisant une remontée de 1,6 p. 100, obtenaient, avec 43,21 p. 100 des voix, 81 sièges (gain de 4 sièges). Le F.P.Ö., avec 4,97 p. 100 des voix (perte de 1 p. 100), gagnait un mandat et disposait, dans la nouvelle législature (1983-1986), de 12 sièges au Conseil national. Ni les écologistes ni les communistes ne parvenaient à entrer au Parlement. Ainsi, tout en gardant une majorité relative et en restant, avec 47,80 p. 100 des voix, le parti le plus fort, les socialistes perdaient la majorité absolue dont ils disposaient jusque-là.
Bruno Kreisky, considérant le résultat comme une « défaite personnelle », en tira immédiatement les conséquences et démissionna le lendemain, mettant fin lui-même, non sans une certaine grandeur, à l’ère Kreisky; il proposa son ami politique, Fred Sinowatz, jusqu’alors vice-chancelier, comme futur chancelier d’une coalition appelée à englober le parti socialiste et le F.P.Ö.
L’Autriche après Kreisky
Au cours du quinquennat 1983-1988, l’Autriche a connu une évolution rapide menant de l’État-providence à une sorte de « libéralisme de cohabitation à l’autrichienne ». Bien qu’un certain nombre d’acquis sociaux fussent battus en brèche, le rapport de forces entre les partenaires sociaux permit de sauvegarder l’ossature du système de protection sociale, ce qui évita les déboires que connurent à cette époque d’autres pays qui s’adonnèrent à un libéralisme sans frein: taux de chômage bien au-dessus de 10 p. 100, apparition d’une nouvelle pauvreté, démantèlement des industries classiques, désarroi de la jeunesse, avec, à leur suite, un essor inquiétant de courants extrémistes.
Dès 1988, cependant, on pouvait se demander ce qu’il restait des réformes kreiskyennes et de l’« île des bienheureux ». Ayant perdu la majorité absolue lors des élections de 1983, le Parti socialiste fut contraint de chercher un partenaire pour rester au pouvoir. Kreisky lui-même l’avait aiguillé sur la voie de la « petite coalition » avec le F.P.Ö. national-allemand, dont le chef du moment, Norbert Steger, semblait être sincèrement libéral. L’ex-chancelier avait préconisé ce mariage de raison, pensant que l’alliance avec un petit parti, qu’on pourrait réduire à la portion congrue dans le partage des ministères, laisserait la part du lion du pouvoir au P.S. et lui donnerait des chances de reconquérir la majorité absolue. Ce fut cependant une erreur stratégique du « grand vieil homme », erreur qui conduisit son parti à une impasse historique.
Le cap de la « voie autrichienne » ne put être longtemps maintenu par le chancelier Fred Sinowatz, sous la triple pression d’un partenaire national-allemand, d’une opposition populiste et de la crise internationale qui frappa aux portes de l’Autriche. Pourtant, au début, tout sembla aller convenablement: Sinowatz succéda à Kreisky également dans la fonction de président du P.S. et jouit d’une autorité appréciable, d’autant plus que les paramètres économiques restèrent favorables: le chômage ne dépassa pas 4,5 p. 100, l’inflation se maintint aux environs de 3 p. 100 et la croissance, avec 2 p. 100, resta au-dessus de la moyenne européenne.
Mais, dès les années suivantes, l’horizon s’assombrit: tels des serpents de mer, plusieurs scandales de corruption resurgirent périodiquement et éclaboussèrent des hommes politiques aussi bien populistes que socialistes. L’affaire la plus importante fut celle de l’ancien dauphin de Kreisky, Hannes Androsch, qui accompagna les gouvernements successifs et aboutit, seulement en 1988, à la condamnation d’Androsch, ancien ministre des Finances, pour fraude fiscale.
À l’automne de 1984, Sinowatz procéda à un important remaniement ministériel dont on se rappellera surtout la nomination, comme ministre des Finances, du directeur de la Länderbank, Franz Vranitzky.
Un scandale allait bientôt ébranler la renommée internationale de l’Autriche: condamné à la détention à vie, le criminel de guerre et commandant SS Walter Reder (le bourreau de Marzobotto) bénéficia en janvier 1985 d’une mesure de grâce; sa solennelle réception par le ministre de la Défense, le « libéral » Frischenschlager, fit un effet déplorable et un esclandre international, puisqu’elle révéla la persistance d’une grave nostalgie pangermaniste, voire nazie, dans beaucoup de consciences autrichiennes, et démontra la fragilité des valeurs démocratiques auxquelles l’Autriche officielle se proclamait attachée. Cela détonna sur les festivités entourant le trentième anniversaire du traité d’État et de la neutralité permanente érigée en principe constitutionnel du pays.
D’autres événements ne tardèrent pas à troubler la quiétude autrichienne: en 1985 encore, et sous la pression du mouvement écologiste des Verts, le gouvernement renonça définitivement à la mise en route de la centrale nucléaire de Zwentendorf, donc au recours à l’énergie nucléaire. En cette même année éclatèrent publiquement les énormes difficultés de l’industrie nationalisée autrichienne – un tiers de l’économie du pays était à cette époque géré par l’État –, qui dut avouer un déficit désastreux. À partir de ce moment, se développa une campagne pour la reprivatisation aussi bien des grandes banques (Creditanstalt et Länderbank) que des grandes entreprises de l’État (Vöst, V.E.W. et autres), dont les arguments furent singulièrement nourris par la persistance et la répétition de scandales financiers ou liés à la corruption de hauts fonctionnaires, voire de juges. Celui du vin frelaté par l’addition de l’antigel glycol défraya la chronique internationale, de même que celui du Lucona , bateau rempli de ferraille que son propriétaire avait fait sauter pour prétendre ensuite qu’il s’était agi d’une installation de traitement d’uranium valant 33 millions de francs suisses.
Le 27 décembre 1985, le terrorisme international sévit à l’aéroport de Vienne (comme à celui de Rome) et fit de nombreux morts et blessés.
L’affaire Waldheim et le cinquantenaire de l’Anschluss
Rudolf Kirchschläger finissant son second mandat, 1986 fut l’année de l’élection d’un nouveau président fédéral. Le candidat du Parti populiste fut Kurt Waldheim, ancien secrétaire général de l’O.N.U. La campagne électorale et son issue allaient s’amplifier, jusqu’à devenir un scandale international. En effet, au début de mars 1986, le New York Times révéla que Waldheim avait appartenu à une unité de la Wehrmacht ayant commis des atrocités à l’encontre des populations civiles yougoslaves et participé à la déportation des juifs grecs. Le magazine autrichien profil compléta ces informations: le candidat populiste avait en son temps appartenu aux SA et à l’organisation estudiantine nazie. La polémique s’enflamma et, malgré tous les démentis de Kurt Waldheim, il s’avéra que celui-ci avait bel et bien occulté – » oublié », disait-il – certains détails de sa vie susceptibles de ternir son image. On apprit donc successivement que Kurt Waldheim avait bien été stationné en Grèce et dans les Balkans et qu’il n’avait pas pu ignorer ce qui s’y passait. De surcroît, au cours de la campagne, le candidat s’était laissé aller à dire que, en servant dans la Wehrmacht hitlérienne, il n’avait fait qu’accomplir son devoir, faisant ainsi appel à la solidarité de toute la « génération de la guerre » qui, de gré ou de force, avait été enrôlée dans cette même Wehrmacht.
Cette thèse était contraire à celle sur laquelle reposait en fait l’existence de la IIe République d’Autriche, à savoir qu’elle fut la première victime de l’impérialisme hitlérien (Déclaration de Moscou des Alliés, le 1er novembre 1943).
Or le 8 juin 1986 Kurt Waldheim fut élu président fédéral. Son élection fit rebondir le débat international et actualisa la question, cruciale pour la position internationale de l’Autriche, de savoir si elle et une grande partie de sa population avaient été réellement victimes ou complices de l’hitlérisme. En Autriche et à l’étranger, l’affaire remua profondément l’opinion publique, dont une grande partie ne voulut pas accepter le pharisaïsme de Waldheim et de ses amis politiques qui, loin de reconnaître les faits, ramenèrent tout à une conjuration de la « juiverie internationale », ce qui eut comme conséquence une résurgence dangereuse de l’antisémitisme en Autriche.
L’affaire connut de nombreux rebondissements: en avril 1987, Kurt Waldheim fut mis sur une « liste d’observation » (watch-list ) par le gouvernement américain, ce qui lui interdisait l’entrée aux États-Unis en tant que personne privée. Cette mesure déclencha un véritable psychodrame chez les conservateurs autrichiens qui, jusque-là, s’étaient flattés d’avoir des relations excellentes avec les milieux dirigeants américains, dont ils avaient épousé les doctrines économiques.
En vue de disculper Kurt Waldheim, ses amis publièrent ensuite un Livre blanc qui n’apporta rien de nouveau. Sur les instances de Kurt Waldheim fut encore constituée une commission internationale d’historiens, chargée de faire la lumière sur le passé controversé du lieutenant Waldheim. Mais, lorsque cette commission présenta son rapport, au début de 1988, tout en tenant pour acquis que le président n’avait pas participé personnellement à des crimes de guerre, elle conclut à une responsabilité morale du fait de son degré d’information qui rend non crédible sa prétendue ignorance des atrocités hitlériennes dans les Balkans.
De toute façon, l’affaire Waldheim a profondément divisé l’Autriche et a fortement nui à son prestige international acquis naguère grâce à l’action de Bruno Kreisky. Mais elle a eu au moins un aspect positif: elle fut « accoucheur » involontaire d’une prise de conscience historique. Pour la première fois depuis un demi-siècle, les Autrichiens se virent confrontés à leur propre passé. Lors du cinquantenaire de l’Anschluss, en mars 1988, les nombreuses manifestations, les colloques scientifiques d’historiens et de politologues furent autant de leçons d’histoire et d’appels contre le refoulement et contre l’oubli courants en Autriche à l’égard de l’époque nazie et des crimes commis en ce temps. Cependant, Waldheim, du fait de son refus de démissionner, continua à défrayer la chronique.
De Sinowatz à Vranitzky
L’affaire Waldheim, qui a soumis à rude épreuve aussi bien la cohésion nationale que celle des structures politiques traditionnelles, a marqué un tournant dans la vie politique autrichienne. Ne fut-il pas le premier président d’après guerre qui n’avait pas été proposé par le Parti socialiste! Dès le lendemain de son élection, le 9 juin 1986, le chancelier Sinowatz tira les conséquences de l’échec socialiste et, tout en restant encore président du P.S., démissionna de son poste de chancelier. Son successeur fut Franz Vranitzky, désormais figure de proue d’un socialisme moderne et rajeuni.
Si, pour un moment, la coalition socialo-libérale continua, l’effet Waldheim n’allait pas tarder à se manifester. La résurgence de l’antisémitisme et du chauvinisme national-allemand provoqua à l’automne de 1986 un renversement à l’intérieur du F.P.Ö., où le « libéral » vice-chancelier Steger fut brutalement chassé et remplacé par le très droitier Jörg Haider qui imprima un tournant national-allemand à son parti. Immédiatement, le chancelier Vranitzky dénonça la coalition et de nouvelles élections furent fixées au 23 novembre 1986. Leur résultat fut une sérieuse redistribution politique. Les espoirs du leader de l’Ö.V.P., Alois Mock, d’obtenir la majorité relative, sinon absolue, furent cruellement déçus; au contraire, son parti recula, n’obtenant plus que 41,3 p. 100 des voix et 77 sièges. Encore plus importantes furent les pertes du Parti socialiste, qui tomba à 43,12 p. 100 et à 80 députés (au lieu de 90), mais qui, restant malgré tout le premier parti, continua à prétendre au poste de chancelier. Le véritable vainqueur du scrutin fut le F.P.Ö. de Haider qui, en doublant presque ses voix, atteignit 9,72 p. 100 des voix et 18 députés. Autre fait nouveau: les Verts entrèrent au Conseil national avec 8 députés; le tripartisme parlementaire qui avait régné depuis l’élimination des communistes du Parlement en 1959 fut remplacé par un quadripartisme nouveau.
Refusant une nouvelle petite coalition avec le F.P.Ö., les socialistes furent bien obligés de se tourner vers les populistes en vue d’une grande coalition. Étant donné la force à peu près égale des deux partis, la mise sur pied de la coalition fut laborieuse, et les socialistes furent contraints de faire des concessions politiques et personnelles à leurs partenaires, qui réclamèrent non seulement une libéralisation permettant le libre jeu de la concurrence, mais aussi la parité des postes ministériels, donc du pouvoir. L’abandon du ministère des Affaires étrangères aux populistes en la personne du vice-chancelier Mock suscita la colère de l’ancien chancelier Kreisky qui se démit de toutes ses fonctions au sein du P.S., et notamment de celle de président d’honneur à vie. Il ne lui resta plus alors qu’à exprimer à maintes reprises sa grande amertume à propos de la voie prise par un parti qu’il avait conduit aux sommets grâce à ses talents d’homme politique.
Enjeux et défis des années quatre-vingt
L’Autriche prit ainsi un tournant vers la fin des années quatre-vingt, et on pouvait se demander ce qui allait rester de l’État-providence dont les socialistes s’efforcèrent pourtant de préserver l’essentiel en matière de protection sociale. La question se posa également sur le plan extérieur: que resterait-il du prestige international acquis grâce à la politique de neutralité active qui lui avait permis de faire entendre sa voix sur la scène internationale? Dans ce domaine, précisément, l’Autriche fut alors, selon une expression du journal Le Monde , l’otage de Kurt Waldheim.
À l’intérieur, le Parti populiste marqua systématiquement des points, sachant pertinemment que les socialistes n’avaient pas de solution de rechange à la grande coalition. Dès 1987, certaines entreprises nationalisées – surtout celles qui faisaient des bénéfices – furent mises sur le marché financier autrichien et international, d’autres devaient suivre. Les socialistes réussirent cependant à faire voter une loi constitutionnelle stipulant que 51 p. 100 du capital de ces sociétés devaient rester à l’État. Nonobstant ce fait, les « restructurations » des plus grandes entreprises publiques eurent comme conséquences des licenciements massifs, justifiés par la nécessité de la compétitivité.
Les privatisations ne permirent de réduire que partiellement le déficit budgétaire, tâche que s’était imposée la grande coalition. Il fallait donc d’autres mesures de rigueur: réduction de certaines prestations sociales, ce qui n’alla pas sans provoquer des mouvements de protestation, voire des grèves, inconnues depuis de longues années. L’appareil d’État dut également subir une réduction du nombre des fonctionnaires, et une réforme fiscale libéra les entreprises de certains prélèvements obligatoires, mais priva les salariés, notamment les cadres, d’abattements et d’exonérations fiscales dont ils bénéficiaient jusque-là.
En outre, le vice-chancelier Mock prôna sans relâche l’« entrée totale » (Volleintritt ) de l’Autriche dans l’Europe des Douze, entrée qu’il envisageait au plus tard pour 1993. Cette orientation risquait de remettre en question la neutralité de l’Autriche et son rôle de courtier honnête entre l’Ouest et l’Est. À l’ère de Kreisky, on avait en effet estimé que la neutralité excluait l’intégration totale de l’Autriche dans la C.E.E. Alois Mock pensa cependant qu’on pourrait se borner à compléter l’acte de l’adhésion par une sorte de clause de sauvegarde concernant la neutralité. Du côté socialiste, on mit en garde contre cette politique d’intégration, préconisant plutôt un « rapprochement » (Annäherung ) étroit avec la C.E.E. qui devait permettre à l’Autriche de bénéficier du marché unique européen, sans abandonner ses relations originales avec les pays de l’Est.
Les milieux économiques, pour leur part, exprimèrent leurs craintes devant les perspectives du marché européen; d’un côté, ils redoutaient un accroissement du chômage du fait qu’un nombre important de petites et moyennes entreprises ne pourraient pas relever le défi des grandes sociétés qui ne manqueraient pas de se fixer en Autriche sitôt l’adhésion totale entrée dans les faits, de l’autre côté, face à l’amenuisement permanent de l’agriculture, ils craignaient la disparition quasi totale de celle-ci face aux producteurs de lait et de blé de l’Europe occidentale. Le fait est qu’à la fin des années quatre-vingt l’économie autrichienne, malgré la crise, ne se portait pas trop mal: l’inflation était au-dessous de 2 p. 100, le chômage au-dessous de 8. p. 100 et la croissance oscillait entre 1 et 1,5 p. 100. Aussi bien du côté du patronat que du côté des syndicats, on se demanda avec quelque appréhension si, en devenant la province la plus orientale d’un grand empire économique, l’Autriche n’allait pas être marginalisée.
Vers la fin des années quatre-vingt, le rapport des forces politiques sembla quelque peu renversé. Tout en restant la force prédominante, sinon majoritaire, en Autriche, la social-démocratie se vit contrainte de jouer les pompiers, c’est-à-dire de limiter les avancées du libéralisme sauvage dans les trois secteurs clés: le social, l’économique et la politique extérieure. On parvint donc à cette situation quelque peu paradoxale: le parti conservateur Ö.V.P. s’efforçait d’apparaître comme le parti du mouvement et accusait les socialistes d’immobilisme du fait qu’ils étaient occupés à sauvegarder au moins l’essentiel des réformes réalisées sous Kreisky et, en partie, sous Sinowatz.
La résignation de Sinowatz
Ainsi, depuis le départ de Kreisky, le paysage social, politique et économique a radicalement changé en Autriche. Homme politique grandi dans la tradition social-démocrate, Fred Sinowatz, se sentant débordé, abandonna au printemps de 1988 sa fonction de président du Parti socialiste. La brève ère Sinowatz, ère de transition par excellence, était terminée; elle n’avait été heureuse ni pour l’ex-chancelier, ni pour son parti, ni pour l’Autriche.
En réunissant de nouveau en sa personne les fonctions de chancelier et de président du P.S., Franz Vranitzky apparaît comme l’homme fort de son parti, et de l’Autriche tout entière. Il a acquis rapidement une grande popularité dans son pays, mais aussi sur la scène internationale où lui sont reconnues des qualités d’homme d’État, de sorte qu’il éclipse son partenaire et rival, le vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères populiste Alois Mock. Celui-ci, cependant, ne s’avoue pas battu, conscient du fait qu’il n’y aurait pas de sitôt de solution de rechange crédible et efficace à la grande coalition. Ainsi, les deux grands partis, tout en étant réunis dans une coalition gouvernementale, s’opposent néanmoins sur les solutions à apporter à d’importants problèmes.
Un quinquennat mouvementé
Au cours de la période allant de 1986 à 1991, l’Autriche aussi subit le contrecoup des événements survenus en Europe de l’Est et en Union soviétique dont la dislocation arriva à son terme en décembre 1991. Le renversement de toutes les valeurs (die Umwertung aller Werte ) se manifesta dans maints domaines de la politique extérieure et intérieure. Durant cette période, l’adhésion à la C.E.E. constitua la principale préoccupation de la politique étrangère autrichienne. Le 17 juillet 1989, l’Autriche remit officiellement sa demande d’adhésion. Après l’envoi de la « lettre à Bruxelles » se développa dans le pays une discussion sur les éventuels avantages ou désavantages de l’adhésion, notamment en ce qui concerne la neutralité, pilier essentiel de l’identité autrichienne, mais aussi à propos de l’avenir de la paysannerie, du système de sécurité sociale, du transit à travers les Alpes et du fédéralisme dont les tenants n’étaient pas prêts à renoncer aux droits qu’il reconnaît aux Länder autrichiens. En outre, les juristes s’aperçurent que l’adhésion devait être sanctionnée par un référendum populaire. Mais, sans s’embarrasser des problèmes et tensions faisant surface à l’intérieur même de la Communauté européenne, le gouvernement dans son ensemble continua sa marche vers la C.E.E., tout en considérant que la signature éventuelle du traité sur l’espace économique européen (E.E.E.) serait une étape intermédiaire utile. La crise yougoslave, par contre, suscita des clivages à l’intérieur du gouvernement: certains ultras adoptèrent la thèse allemande de la reconnaissance immédiate des États slovène et croate, sans tenir compte du fait qu’une telle attitude pouvait attiser des réticences à l’égard de l’adhésion autrichienne. En effet, certains milieux occidentaux craignaient, après l’unification allemande, que l’Autriche ne constituât une force d’appoint à la position déjà dominante de l’Allemagne au sein de la C.E.E. En outre, après la disparition des blocs antagonistes en Europe, une campagne de presse fut menée pour déclarer désormais sans objet le statut de la neutralité permanente.
Les voix révisionnistes se renforcèrent après la disparition de l’U.R.S.S. Alors que, dès 1990, le gouvernement avait déclaré obsolètes certains articles du traité d’État de 1955, les médias n’hésitaient pas à soulever la question de l’obsolescence du traité en son entier. On pouvait donc se demander si la remise en question de la neutralité et du traité d’État n’allait pas donner le coup de grâce à l’identité autrichienne, si chèrement acquise à travers de nombreuses vicissitudes tout au long du XXe siècle.
La montée du populisme pangermaniste
Cette question est d’autant plus pertinente que, sur le plan intérieur, les bouleversements ne manquaient pas. Et, pourtant, la grande coalition S.P.Ö.-Ö.V.P., dont les partenaires tiraient souvent à hue et à dia, avait tenu bon pendant toute la législature et se maintint après les élections d’octobre 1990, dont les résultats firent apparaître quatre phénomènes: la montée intempestive du F.P.Ö. pangermaniste qui, avec près de 17 p. 100 des voix, obtint 33 sièges (sur 183); le déclin significatif du parti conservateur Ö.V.P. qui, chutant de 41 à 32 p. 100, dut se contenter de 60 sièges (contre 77 auparavant); la consolidation des Verts avec 10 sièges (contre 8); et la remarquable stabilité du S.P.Ö. qui conserva aussi bien son pourcentage (43 p. 100) que le nombre de ses sièges (80). L’Autriche s’installa ainsi dans un système quadripartite.
Le F.P.Ö. devait ses succès électoraux à la démagogie tous azimuts de son leader Jörg Haider, qui dénonçait avec virulence les « vieux partis » et menait campagne contre les « immigrés » et tous les « étrangers » en utilisant un langage proche de celui du IIIe Reich dont il vantait d’ailleurs sans vergogne certains « mérites ». Les élections de 1991, à la Diète (conseil municipal) de Vienne, marquèrent une nouvelle avancée du F.P.Ö.: avec 23 p. 100 des voix et 23 sièges (sur 100), ce parti devança l’Ö.V.P. qui, avec 18 p. 100 des voix et 18 sièges, passa à la troisième place dans la capitale autrichienne. Sans doute, ce déclin était-il dû aussi à la politique du « grand écart » menée par l’Ö.V.P.: tout en étant au gouvernement, il faisait souvent opposition aux mesures gouvernementales, bien que l’Autriche eût réussi, malgré la crise mondiale, à maintenir une remarquable stabilité économique.
Un climat d’anxiété régnait cependant, dû aux bouleversements se produisant dans le voisinage immédiat du pays. Tout cela favorisa l’émergence d’un climat de violence et de manifestations antisémites. Tout en contestant leurs droits aux minorités ethniques de Carinthie, le F.P.Ö. se fit le champion de la reconnaissance immédiate de la Slovénie et de la Croatie, se porta à la tête de la campagne contre la neutralité et se prononça pour l’abandon total des obligations découlant du traité d’État (notamment l’interdiction de l’Anschluss). Les deux partis de la coalition n’opposaient pas toujours une résistance déterminée aux slogans du populisme pangermaniste.
Cependant, au début de 1992, le chancelier Vranitzky envisageait l’avenir avec optimisme, continuait à croire au maintien de la coalition avec l’Ö.V.P. et donc de la stabilité politique (les deux partis rassemblaient 75 p. 100 des voix des électeurs), et promettait aux Autrichiens le maintien de leur niveau de vie élevé. Le président Waldheim s’était assuré une sortie honorable en renonçant à un second mandat, et la campagne présidentielle de 1992 débuta sous des auspices plus favorables que celle de 1986, permettant d’espérer la « réhabilitation » internationale de l’Autriche. Ainsi, 1992 vit la fin de la « parenthèse » Waldheim, avec l’élection, le 24 mai, de Thomas Klestil à la présidence de la République, populiste lui aussi, mais dont le passé et le renom international ne posent pas de problèmes. Le pays abordait donc l’horizon 2000 avec l’espoir que les grandes tempêtes qui secouaient ses voisins continueraient à l’épargner.
4. La littérature autrichienne
Les structures politiques et sociales qui ont marqué d’une façon indélébile la littérature autrichienne se sont cristallisées à l’époque de la guerre de Trente Ans. Ces structures (absolutisme monarchique, prédominance d’une aristocratie cosmopolite, recatholicisation systématique) rendent compte de certaines constantes de la civilisation autrichienne, entre autres de la primauté des arts ostentatoires, c’est-à-dire, pour ce qui est des lettres, des genres parlés et en particulier du théâtre. L’importance, en Autriche, du drame musical, de l’oratorio et du lied s’explique ainsi. La permanence de schémas catholiques est également frappante: ordre providentiel reconnaissable dans l’univers, et jusque dans la hiérarchie politique et sociale, d’où dérive une morale foncièrement antisubjectiviste. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’une nouvelle conjoncture rend possible la naissance d’une littérature d’un type nouveau.
La littérature de l’âge baroque
Rares sont les « Autrichiens » qui, au XVIIe siècle, s’illustrent dans les lettres « allemandes », et pourtant cette époque voit l’apogée de l’école silésienne – en un pays sous suzeraineté habsbourgeoise, mais resté en grande partie protestant. Deux noms sont à citer: celui de Johann Beer (1655-1700), le plus grand des romanciers « baroques » allemands après Grimmelshausen (originaire de Haute-Autriche, il fit carrière dans le Nord protestant), et celui du moine augustin Abraham a Sancta Clara (de son nom véritable Ulrich Megerle, 1646-1709), originaire de l’Autriche « antérieure » alémanique, prédicateur de la cour mais qui sut également toucher le public populaire par sa verve extraordinaire.
Sous l’empereur Léopold Ier, l’opéra italien prend racine à Vienne, et pour longtemps. Mozart mettra encore en musique des textes italiens; des poeti cesarei italiens, dont Métastase, fourniront à la cour, jusqu’au début du XIXe siècle, des libretti et des poèmes de circonstance. De leur côté, les Jésuites organisent leurs ludi caesarei , à l’occasion desquels on représente devant l’empereur de somptueuses tragédies en latin.
À la fin du siècle, Joseph Anton Stranitzky (1676 env.-1725) commence à démarquer en allemand des livrets d’opéra et des drames héroïques; il y insère des scènes grotesques, où il paraît lui-même sous le masque de Hanswurst pour ironiser sur les grands sentiments et les discours des personnages de haut rang. Grâce à Stranitzky et à la tradition du théâtre populaire dont il est le fondateur, certains schémas dramatiques baroques sont transmis aux générations futures.
La littérature du siècle joséphiste
Le renouveau de la littérature de langue allemande, vers le milieu du XVIIIe siècle, est intimement lié aux réformes destinées à moderniser l’État des Habsbourg. La politique de centralisation augmente le rôle et le prestige des fonctionnaires germanophones, c’est-à-dire de la classe qui, dans ce pays, tient lieu de bourgeoisie. Pendant plus d’un siècle encore, c’est cette classe qui fournit à la littérature son public, ses auteurs et son idéologie, dont l’aboutissement est une idolâtrie de l’État et du prince. Proches du pouvoir, ces fonctionnaires héritent des goûts de la haute noblesse, en particulier de sa prédilection pour le théâtre et la musique. En même temps, ils se mettent à l’école des auteurs du nord de l’Allemagne et harmonisent leurs enseignements avec les traditions locales.
En dehors du théâtre, cette littérature n’a le plus souvent qu’un intérêt anecdotique et documentaire. Restent cependant lisibles la Travestie de l’Énéide de l’ex-jésuite, franc-maçon et « jacobin » Alois Blumauer (1755-1798), le Melchior Striegel de Joseph Franz Ratschky (1756-1810), une épopée burlesque qui transfère, pour s’en moquer sans méchanceté, les événements révolutionnaires parisiens dans une petite bourgade de la province autrichienne, les épopées romanesques de Johann Baptist von Alxinger (1755-1797), qui s’inspire de l’Oberon de Wieland, mais remplace l’ironie et la fantaisie poétique de celui-ci par la gravité d’un philanthrope militant.
Le théâtre populaire jusqu’à Nestroy
Le théâtre populaire baroque continue à prospérer; jusqu’au début du XIXe siècle, la technique de l’improvisation est toujours pratiquée. Le dernier Kasperle , Johann La Roche, ne meurt qu’en 1806. Une évolution est à noter cependant: Philipp Haffner (1731-1764) combine l’ancienne farce et la féerie avec la comédie littéraire, française ou italienne. Karl Friedrich Hensler (1759-1825) amalgame le drame bourgeois sentimental et le drame de chevalerie. Emanuel Schikaneder (1751-1812), auteur du livret de La Flûte enchantée , Joachim Perinet (17631816), Ferdinand Kringsteiner surtout (17751810) inventent le tableau de mœurs « local », vériste et grotesque à la fois. Dans cette Lokalposse , cette « farce viennoise » enrichie d’éléments fantastiques et parodiques, s’illustrent les trois grands devanciers de Raimund: Joseph Alois Gleich (1778-1841), Karl Meisl (1773-1852) et Adolf Bäuerle (1786-1859).
L’acteur Ferdinand Raimund (1790-1836) commence sa carrière d’écrivain en imitant Gleich et Meisl. Mais ses pièces sont mieux écrites et mieux composées et elles sont empreintes d’une poésie très personnelle. C’est grâce à la vertu et à la bonté naturelles des personnages, et non plus par l’intervention d’une fée ou d’un « esprit », que l’ordre est rétabli dans ce monde comme dans celui d’en haut.
Johann Nepomuk Nestroy (1801-1862) ne croit plus aux miracles de la bonté. Ses féeries sont en fait des antiféeries; elles réfutent l’idée d’harmonie universelle à laquelle Raimund s’accrochait encore. Pour les gredins endurcis de Nestroy, il n’y a plus d’amendement ni de rédemption: au mieux, ils se muent en philosophes sceptiques et plus souvent cyniques. Nestroy reste sans illusions, même quand la férocité de la satire le cède à l’ironie du sage. Ses innombrables pièces (féeries, farces, vaudevilles, mélodrames) abondent en maximes, en apophtegmes, d’une vigueur et parfois d’une poésie inimitables.
Le théâtre noble
Sur la scène du Burgtheater, que Joseph II fonda en 1776 pour promouvoir la littérature dramatique « nationale », c’est-à-dire de langue allemande, ne furent donnés d’abord, à côté des opéras, que de médiocres comédies, des drames bourgeois ou des drames de chevalerie.
Les drames de Heinrich Joseph von Collin (1771-1811), de facture classique, marqués à la fois par l’influence de Métastase et par celle des Weimariens, illustrent l’idéologie joséphiste du strict dévouement à l’État, comme il se doit chez un haut fonctionnaire. Matthäus von Collin (1772-1823), son frère, fonctionnaire lui aussi, invente une théorie du drame historique: l’histoire, c’est l’ordre en train de naître. Il illustre cette théorie par un cycle de drames sur l’époque des Babenberg, d’où ont disparu les héros individuels traditionnels.
La comédie, de son côté, devient plus raffinée. August von Steigentesch (1774-1826), colonel et diplomate, se spécialise dans la comédie de salon ou de « conversation », genre où s’illustrera après lui Eduard von Bauernfeld (1802-1890), le « Scribe » viennois.
Un seul écrivain de génie s’affirme sur le Burgtheater, Franz Grillparzer (1791-1872). Parmi ses nombreux émules, il n’en est que deux dignes d’être nommés: Joseph Christian von Zedlitz (1790-1862), officier, diplomate et dilettante lettré, et Friedrich Halm, de son nom véritable Eligius von Münch-Bellinghausen (1806-1871), un grand seigneur dont l’aisance, le goût pour le sentimental et parfois même le scabreux flattèrent un moment le public.
La poésie lyrique et épique
Dans la première moitié du siècle, tranchent seules sur la médiocrité d’une laborieuse poésie d’almanach et même de la poésie politique du comte Auersperg (1806-1876) – alias Anastasius Grün – les œuvres de Nicolaus Lenau (1802-1850), que son origine hongroise, ses longues absences en Souabe ou en Amérique ne permettent pas de considérer comme un pur représentant de la littérature autrichienne.
La prose
Tout comme la quasi-totalité de la poésie lyrique, la nouvelle et le roman autrichiens relèvent essentiellement, à cette époque, de la littérature d’agrément et de consommation. C’est dans des périodiques et dans des almanachs que Joseph Schreyvogel (1762-1832) – réformateur du Burgtheater entre 1814 et 1832 – publie ses nouvelles « morales ». Pareillement, c’est dans des périodiques et autres recueils de textes édifiants que paraissent les premières Studien d’Adalbert Stifter (1805-1868), bientôt suivies des romans de la maturité.
On peut enfin se demander s’il faut compter parmi les écrivains autrichiens ce Karl Postl (1783-1864) qui, après avoir, en 1823, fui son couvent pragois, écrivit au loin, en Amérique, et sous un pseudonyme bientôt célèbre – Charles Sealsfield –, ses romans exotiques, évocateurs de la plantureuse nature et de l’énergique humanité de sa nouvelle patrie.
Décadence politique et grandeur littéraire
La fin d’un monde
Une formule de Hermann Broch: « La joyeuse apocalypse viennoise », rend bien compte de l’atmosphère de fin du monde qui s’installe en Autriche après Solferino, Sadowa et le krach de 1873. C’est le règne, dans tous les domaines, de la belle apparence et du décor. C’est l’époque d’une architecture sans style, l’époque des grands cortèges historiques imaginés par Hans Makart, le peintre à la mode, l’époque des opérettes de Johann Strauss. C’est l’époque aussi où quelques romanciers de talent commencent à transfigurer nostalgiquement le passé: Ferdinand von Saar (1833-1906), Marie von Ebner-Eschenbach (1830-1916), tandis qu’un humble villageois styrien, Peter Rosegger (1843-1918), glorifie la vie simple et intacte, loin de la ville.
Le théâtre perd son ancien rang. La comédie des faubourgs ne survit pas à Nestroy. Ludwig Anzengruber (1839-1889) essaye en vain de sauver le mélodrame populaire – le Volksstück – en choisissant ses héros dans le monde paysan. Ses pièces, bientôt oubliées, ont du moins le mérite de la conviction. Datent encore davantage les drames paysans, appuyés et prétentieux, de Karl Schönherr (1867-1943).
Le Burgtheater s’installe en 1885 dans sa somptueuse maison du Ring où l’on représente avec piété et dans un style pathétique des chefs-d’œuvre du passé et les rares nouveautés qu’autorise la censure. Quelques écrivains, dont Siegfried Lipiner (1856-1911) et Richard Kralik (1852-1934), rêvent de faire revivre le drame poétique et mythique qu’ils imaginent à l’origine de l’histoire du théâtre. Cette tentative a du moins l’avantage d’éveiller l’intérêt pour le drame religieux où s’illustrent par la suite Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) et Max Mell (1882-1971), auteur de quelques mystères devenus populaires. Ce mouvement favorise en outre la redécouverte du baroque. On y voit le style proprement autrichien. Bientôt Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann (1866-1945), Hermann Bahr (1863-1934), la romancière Enrica von Handel-Mazzetti (1871-1955) et bien d’autres s’en sentiront les héritiers légitimes.
L’apogée littéraire de la fin du siècle
Le néo-baroque littéraire ne représente cependant que l’un des aspects du renouvellement de la littérature autrichienne. Ce renouvellement est l’œuvre d’une génération de solitaires: des bourgeois, presque tous, qui ont perdu la confiance en eux-mêmes, souvent des juifs, tenus assez à l’écart de la société où ils vivent pour pouvoir la juger du dehors (c’est le moment où se développe l’antisémitisme agressif de Schönerer et de Lueger).
À Prague, la situation est plus complexe et plus tendue encore: les Allemands se sentent étrangers parmi les Tchèques, et les juifs – germanophones – doublement étrangers. Rainer Maria Rilke (1875-1926), puis Franz Werfel (1890-1945) fuient cette ville qui leur est une prison. Franz Kafka (1883-1924) tente une autre fuite, dans les labyrinthes de l’âme.
À Vienne, cependant, on se contente d’abord d’une fuite simulée. Au café Griensteidl, où Hermann Bahr donne le ton, on découvre le jeune Barrès, on se délecte des vers de Rossetti, de Swinburne, de Verlaine. Sous l’influence de la psychologie impressionniste de Ernst Mach, Arthur Schnitzler (1862-1931) et le jeune Hofmannsthal se laissent tenter par les grâces de l’esthétisme, au moment où Sigmund Freud (1856-1938) entreprend le déchiffrement des profondeurs de la psyché. Dans ses esquisses ou poèmes en prose, Peter Altenberg, de son véritable nom Richard Engländer (1859-1919), donne forme à ses impressions évanescentes devant un univers beau et menacé.
Bientôt, cependant, reconnaissant les dangers de la « belle » solitude, Schnitzler et surtout Hofmannsthal se mettent en quête de liens nouveaux. La solution qu’ils proposent dans des drames de moins en moins lyriques, c’est celle de la sympathie humaine, du don de soi libérateur. Ce sera également, malgré la différence de tonalité, la réponse des expressionnistes qui, comme Franz Werfel, projettent d’étendre leur « amitié à toute la terre ». Mais d’autres, comme Georg Trakl (1887-1914), meurent prisonniers de leur désespoir.
Les lettres en Autriche sous la première et la deuxième République
Le naufrage de l’Empire des Habsbourg n’entraîne point de rupture sur le plan littéraire. Chez certains, l’événement suscite un renouveau de ferveur patriotique: chez Hofmannsthal, l’un des inspirateurs du festival de Salzbourg; chez Anton Wildgans: ex-impressionniste et ex-expressionniste, promu, dans les années vingt et trente, au rang de poète officiel (1881-1932). Parfois, la quête de l’ordre aboutit à sa mythisation, avec tous les dangers que cela comporte: ainsi, chez Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962), auteur de grandiloquents romans historico-philosophiques, chez Karl Heinrich Waggerl (1897-1973), spécialiste de l’idylle rurale et sentimentale, chez Joseph Weinheber (1892-1945), ex-expressionniste que son grand talent lyrique n’abandonna jamais et qui essaya de réparer par le suicide ses compromissions avec les puissants du jour, et même chez Josef Leitgeb (1897-1952), poète dont le lyrisme fin et discret peut nous réconcilier avec le genre.
C’est l’ordre encore, mais un ordre fondamental, essentiel, que veulent retrouver, en remontant aux sources du langage et de la conscience et en stigmatisant tous les désordres et tous les mensonges, Karl Kraus (1874-1936) et Robert Musil (1880-1942). La satire d’une « Cacanie » mourante comporte, chez l’un et chez l’autre, une part de tendresse nostalgique.
Plus graves pour certains, forcés à l’exil, furent les suites de la guerre civile des années vingt et trente et surtout de l’Anschluss de 1938. Stefan Zweig – né en 1881, romancier et surtout essayiste de réputation internationale – se suicide de désespoir dans son exil brésilien (1942). Réfugié en France puis aux États-Unis, où il mourut, Franz Werfel y écrivit ses derniers romans, bientôt traduits dans toutes les langues.
Parmi les auteurs qui n’ont commencé à produire – pour le grand public – qu’entre les deux guerres, émergent nettement Hermann Broch (1886-1951), romancier et essayiste parvenu tardivement à une renommée universelle (lui aussi mourut en exil), Joseph Roth (1894-1939), journaliste puis romancier, chez qui la nostalgie de l’Empire aboli prend, dans l’exil parisien, une forme particulièrement poignante, et Ödön von Horváth (1901-1939), qui réinventa le Volksstück satirique et s’en servit pour démasquer la veulerie d’une petite-bourgeoisie devenue la classe dominante.
Des différentes littératures de langue allemande, la littérature autrichienne fut certainement la moins gravement affectée par la défaite de 1944-1945. Dans l’Autriche occupée, mais reconnue comme État indépendant, il ne fut point question de « point zéro » de l’histoire ni d’un passé à exorciser, comme dans les futures B.R.D. et D.D.R. Ici, l’on croit pouvoir renouer comme si de rien n’était avec la tradition nationale, du coup réhabilitée et glorifiée, ainsi qu’avec l’avant-garde littéraire internationale. Vienne et Gratz conjointement comptent alors parmi les hauts-lieux des lettres allemandes.
La tradition du grand roman d’analyse culturelle fut maintenue par George Saiko (1892-1962) et surtout, compte tenu de sa fécondité, par Heimito von Doderer (1897-1967) ainsi que par Elias Canetti (né en 1905). Moins ambitieux et plus faciles d’accès sont les romans, drames, récits, essais de Friedrich Theodor Csokor (1885-1969), d’Alexander von Lernet-Holenia (1897-1972), de Friedrich Torberg (1908-1979). Au théâtre triomphèrent les drames historico-philosophiques, et du même coup satiriques, de Fritz Hochwälder (1911-1986). Toutefois, l’immédiat après-guerre fut marqué essentiellement par le prodigieux essor d’un lyrisme méditatif et d’inspiration plus ou moins religieuse. S’illustrèrent entre autres dans le genre: Christine Lavant (1915-1973), Paul Celan (né à Czernowitz, en Bukovine, en 1920, passé à l’« Ouest » par Vienne en 1947 et mort à Paris en 1970), Ingeborg Bachmann (1926-1973), Ernst Schönwiese (1905-1990). Un autre genre caractéristique de l’époque fut la prose poétique où, à côté d’Ingeborg Bachmann, s’illustra Ilse Aichinger (née en 1921).
Un sens profond des possibilités et des limites du langage – héritage peut-être de l’époque précédente, de Hofmannsthal, de Kraus et de Wittgenstein – caractérise ces auteurs ainsi que ceux qui, bientôt, vont prendre leur relève, et qui se rattachent d’une façon ou de l’autre à la Wiener Gruppe et à sa filiale gratzoise, le Forum Stadtpark Graz. Firent partie de ces cénacles de peintres et d’écrivains, où se perpétua l’héritage du « réalisme fantastique » autrichien et d’un surréalisme austrianisé, de Dada et de la poésie « concrète », l’ancêtre et prédécesseur que fut Albert Paris Gütersloh (1887-1973); le « poète » – en vers et en prose, en dialecte, en allemand « baroque » comme en allemand d’aujourd’hui – Hans Carl Artmann (né en 1921); Friederike Mayröcker (née en 1924), Ernst Jandl (né en 1925), Gerhard Rühm, le chroniqueur du groupe (né en 1930), Friedrich Achleitner, architecte et poète en dialecte de Haute-Autriche (né en 1930); Konrad Bayer (1932-1964), Oswald Wiener (né en 1935), Julian Schütting (né en 1937) et Christoph Ransmayr (né en 1954), très vite reconnu comme un maître. D’autres encore seraient à citer...
Peter Handke (né en 1942), l’un des auteurs de langue allemande les plus réputés de notre temps, fit également ses premières armes dans les manuskripte de Gratz (la revue parallèle du groupe viennois s’intitule Protokolle ). Suivirent bientôt des études expérimentales mettant en cause les conventions du langage, plus spécialement celles du langage théâtral, et traitant littérairement des dangers contenus dans les mots, c’est-à-dire dans la littérature... Plus tard, Handke retrouve la voie du récit signifiant, où le vrai (la réalité profonde) et sa traduction verbale peuvent à nouveau coïncider.
Thomas Bernhard (1931-1989), dont le prestige ne le cède en rien à celui de Handke, est, lui, un solitaire vivant retiré loin des villes et des cénacles, un angoissé obsédé par l’idée de la mort et du dépérissement de l’univers, mais dont l’expression, sincère et parfaitement maîtrisée, est capable de communiquer de tels sentiments à ses lecteurs. Ses dernières œuvres, romanesques et dramatiques, sont de féroces diatribes contre la société autrichienne, restée sous l’emprise de ses démons de naguère.
Relève également de la littérature expérimentale le nouveau théâtre autrichien, celui de Handke, de Thomas Bernhard, de H. C. Artmann (auteur de pièces et saynètes fantastico-poétiques, faites davantage pour la lecture que pour la représentation) ainsi que de Wolfgang Bauer (né en 1941), un Gratzois qui débuta avec des « microdrames » de quelques lignes, avant de conquérir les grandes scènes autrichiennes puis allemandes.
Autriche
(Republik österreich), état fédéral d'Europe centrale, limité par l'Allemagne, la Suisse, le Liechtenstein, la Hongrie, l'Italie et la Slovénie; 83 853 km²; 7 790 000 hab.; cap. Vienne. Nature de l'état: rép. fédérale. Langue off.: allemand. Monnaie: schilling. Religion: catholicisme. Géogr. phys. et hum. - Les Alpes orientales, humides, boisées et herbagères, couvrent les trois quarts du pays (le Grossglockner culmine à 3 797 m). Les grandes vallées des montagnes, les plaines et collines de l'Autriche danubienne (au N.) et du S.-E., au climat continental plus sec et ensoleillé, concentrent peuplement et activités. écon. - L'Autriche a développé une écon. dynamique et diversifiée. L'agric. et la sylviculture sont actives. Le tissu industriel varié s'appuie sur un excellent réseau de communications et une hydroélectricité abondante (40 % de l'énergie). Le tourisme montagnard et culturel est important. Hist. - Rome fit du pays trois prov. que, plus tard, les Barbares saccagèrent. En 796, Charlemagne constitua le territoire en marche de l'Est (Ostwark) après sa victoire sur les Avares. En 976, la marche fut attribuée à la famille de Babenberg, qui s'éteignit en 1246. Ses possessions (Autriche, Styrie, Carinthie) revinrent au roi de Bohême, Ottokar II, puis à Rodolphe de Habsbourg, empereur en 1273. Les Habsbourg affermirent leur pouvoir sur l'Autriche; empereurs du Saint Empire de 1438 à 1806, ils furent également rois de Bohême et de Hongrie (1526-1918). Par mariage, ils se trouvèrent à la tête d'immenses territ. enserrant la France des Pays-Bas à l'Espagne. Ils affrontèrent l'Empire ottoman (Vienne fut assiégée par les Turcs, pour la dernière fois, en 1683), s'opposa à la Réforme et fut l'adversaire de la France pendant trois siècles. Les guerres napoléoniennes contraignirent François II à renoncer au titre d'empereur romain germanique (1806). Ses états avaient pris, dès 1804, le nom d'empire d'Autriche. Les territ. enlevés par Napoléon furent rétrocédés (Congrès de Vienne 1814-1815) à l'Autriche, qui gagna la Bohême, la Hongrie, la Galicie, le N. de l'Italie, la Croatie, la Slavonie; l'empereur devenait le président de la Confédération germanique. Après 1848, l'Empire dut combattre les mouvements libéraux et nationaux; il perdit la Lombardie (1859); la défaite de Sadowa (1866) contre la Prusse marqua la fin de la présence autrich. en Allemagne et en Italie. Les négociations avec la Hongrie aboutirent en 1867 à une monarchie dualiste (Autriche-Hongrie) sous un seul souverain: François-Joseph (1848-1916), qui en 1908, annexa la Bosnie et l'Herzégovine. L'attentat de Sarajevo (28 juin 1914) l'amena à déclarer la guerre à la Serbie, ce qui déclencha la Première Guerre mondiale (1914-1918), à l'issue de laquelle Charles Ier (1916-1918) dut abdiquer; disloquée, l'Autriche devenait une petite république (proclamée le 12 nov. 1918). Déchirée par des luttes sociales et politiques aiguës (écrasement des socialistes par la force en 1927), l'Autriche fut menacée par l'Allemagne nazie (assassinat du chancelier Dollfuss en juill. 1934), qui l'annexa (Anschluss, mars 1938). Occupée par les quatre puissances alliées jusqu' en 1955, elle devint alors un pays neutre. Les socialistes, au pouvoir de 1971 à 1983, firent de l'Autriche un modèle d'équité sociale. à partir de 1983, ils formèrent avec les libéraux une coalition qui ne remit pas en question les acquis sociaux. L'audience des deux partis s'amenuisa, au profit d'une montée de l'extrême-droite qui inquiète l'Europe (22,6 % des voix en 1995). Le 1er janv. 1995, l'Autriche est entrée dans l'Union européenne.
Encyclopédie Universelle. 2012.