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NOVALIS
NOVALIS

De Novalis, on croit tout connaître lorsqu’on sait le portrait de l’adolescent rêveur, les poésies mystiques, et cette Fleur bleue tant raillée par Heine.

Cependant, celui qui allait devenir un intercesseur pour les surréalistes, ce frère cadet tout ensemble de Hegel, de Hölderlin, de Beethoven, qui partageait avec les romantiques d’Iéna un enthousiasme profond pour les religions nouvelles et les mythes anciens, une même foi en l’idéal encyclopédique de son époque et les théories philosophiques de Schlegel, de Schleiermacher et de Schelling, ne se réduit pas à l’aimable image d’un poète du songe, ou d’une nouvelle Renaissance.

La clef se trouve bien plutôt en l’homme Novalis qui, entre 1796 et 1801, écrit toute son œuvre. Trois années d’un journal écrit au jour le jour, de fragments, d’aphorismes, il n’en faut pas plus pour que ce pollen, selon le titre même donné par Novalis à l’un de ses recueils, féconde l’imagination de ses contemporains, et, surtout, donne naissance à un roman inachevé, Heinrich von Ofterdingen , écrit au seuil de la mort. De la formule brève du Journal intime aux vers exaltés des Hymnes , des invocations des Hymnes à la nuit à la quête merveilleuse de la Fleur bleue, tel est l’itinéraire qu’il faut découvrir.

Un singulier mystique

La Thuringe, pays où manquent les fleuves, «ces yeux du paysage», comme le regrettera Heinrich von Ofterdingen, et un esprit profondément religieux, ce sont là deux héritages que lèguent à Novalis son enfance et son éducation. Dans la famille où naît Friedrich von Hardenberg, à Wiederstedt, les lectures bibliques, le culte quotidien de cette petite communauté piétiste dessinent déjà la voie de contemplation qui sera la sienne. Ce sont ensuite les études de droit à Iéna, puis à Leipzig. Mais rien de plus classique que l’admiration qu’il porte à Goethe et à Schiller, rien qui annonce les Hymnes ou le roman dans le drame que le jeune homme esquisse dès 1790, Kunz von Stauffungen. Quelques années passeront avant que Novalis voie dans Iéna la ville des cénacles romantiques – comme Weimar avait été celle du classicisme. En 1795, il se fiance avec Sophie von Kühn, âgée de treize ans, et son existence semble devoir être celle d’un fonctionnaire plutôt que d’un poète romantique, puisqu’il se consacre à l’administration des Salines. Une vie tranquille, sans histoire ni vécue ni racontée. Mais, après l’heureux été de 1795 – n’avons-nous pas dans les premières effusions de Heinrich et de Mathilde un souvenir de cette félicité fugitive? – Sophie tombe gravement malade, et meurt, âgée de quinze ans à peine. «Un quart d’heure m’a déterminé», dira plus tard Novalis à son frère.

«Christ et Sophie»: ces trois mots notés dans le Journal intime que tiendra Novalis très précisément du trentième au cent-dixième jour après la mort de Sophie soulignent la résolution qu’il avait prise. Décidé tout d’abord à ne pas survivre à sa bien-aimée, il entend faire de sa vie une préparation à ces épousailles que sera la mort et une lente métamorphose de l’amour en religion, de la religion en mythe. «Mon amour s’est transformé en flamme, et cette flamme consume peu à peu ce qui est terrestre en moi.» «Je le sens, écrit-il à Schlegel, elle était à mon insu la pierre angulaire de mon repos, de mon activité, de ma vie entière, l’âme de ma vie.» Mais il est pour le moins étonnant que l’on ait seulement retenu de Novalis ces paroles exaltées, car ce qui frappe le lecteur de ce Journal dont on ne cite que quelques pages, toujours les mêmes, affirmant la religion de Sophie et du Christ triomphateur de la mort, c’est ce mot constant de «résolution» qui ne parvient pas à masquer tous les doutes et les incertitudes.

Là où l’on a voulu voir seulement ferveur, élan spontané, on trouve le plus souvent pénibles ressassements et atermoiements. Est-ce bien le même Novalis qui énumère le menu de ses repas, qui écrit: «Je pense bien fort à Sophie, mais je suis rarement ému»? ou encore: «Oh, comme j’ai de peine à demeurer sur les sommets!» Doute et remords de ces serments non ou mal tenus, de ces promesses que cet homme à la foi scrupuleuse se reprochait de n’observer qu’imparfaitement, c’est là un côté du poète que négligent trop souvent les commentateurs. Est-ce vraiment faire injure à la parfaite figure de Novalis que d’affirmer que sa poésie n’aurait pas été sans ce lent et difficile cheminement? Car ce poète vit bel et bien sur terre. Il se fiance avec Julie von Charpentier, travaille aux salines saxonnes de Weissenfels, puise dans les sciences ses images, soutient que «les mathématiciens seuls sont des heureux». Il arrive aussi que ce Novalis devienne inquiétant. Est-ce encore le même rêveur qui remarque, dans La Chrétienté ou l’Europe (Die Christenheit oder Europa ), ouvrage qu’Albert Béguin conseillait de lire à celui qui veut connaître le vrai Novalis: «Une grande erreur politique, c’est que chez nous, l’État ne se montre pas assez. L’État devrait être visible partout. Chaque homme devrait porter une marque de sa qualité de citoyen. Ne pourrait-on introduire partout des insignes et des uniformes?» Est-ce enfin l’amant d’une Sophie divinisée qui écrit que «les maîtresses de maison méritantes devraient recevoir des décorations», que «toute femme cultivée devrait avoir dans sa chambre le portrait de la reine»? On suit mieux en vérité Novalis lorsqu’il décrit les univers de ses rêves que lorsqu’il lui vient sous la plume ces étranges et sinistres prophéties pour les générations futures.

Du fragment au roman

Du roman aux fragments, diront les esprits chagrins, qui voudront voir dans l’œuvre de Novalis la marque de l’inachevé, de l’ébauche. Mais si l’on s’en tient à l’ordre chronologique, les aphorismes sont la trame de ces trois années de création poétique, une trame constamment parallèle aux Hymnes (Geistliche Lieder ) et à Heinrich von Ofterdingen .

Les aphorismes

Ces quatre années qui lui restent à vivre, Novalis les passe dans les salons d’Iéna, s’abreuvant à une source gigantesque d’informations aussi diverses que l’alchimie, la philosophie de la nature, la physique, la chimie. Les fragments qui naissent de cette réflexion sont souvent plus achevés que le roman, destinés qu’ils sont à être cette «nouvelle bible» dont rêvait l’auteur. L’homme est le centre de cette somme romantique de toutes les connaissances, conçue selon le principe suivant: «Tout doit être encyclopédisé.» On y note déjà les jalons du futur roman, des pensées auxquelles manque encore la perfection du vers ou l’élaboration du roman. Ainsi, cette conviction maintes fois reprise par Novalis: «Nous ne nous comprendrons jamais tout à fait, mais nous pouvons et pourrons faire beaucoup mieux que de nous comprendre.» Ou encore ce fragment qui fait mieux saisir chez le poète cet étrange épanchement de la vie dans la mort, du jour dans la nuit: «La vie est le début de la mort. La vie n’existe qu’en fonction de la mort. La mort est achèvement et commencement à la fois, séparation et union plus étroite avec soi-même.» Plus rarement, Novalis fait une allusion, souvent voilée, à Sophie: «Tout objet aimé est le centre d’un paradis.» Formules lapidaires sans lien aucun? Certes non, si l’on se réfère aux éditions dûment annotées et dont le classement restitue la logique profonde. Plutôt prélude d’une œuvre dont Novalis connaissait l’extrême dispersion: ne note-t-il pas dans le Journal : «Il faut que j’apprenne à achever, à parfaire, à mettre une œuvre au net»?

Hymnes et Cantiques

Rien apparemment ne distingue les Hymnes à la nuit (Hymnen an die Nacht ), dans leur inspiration, des Nuits de Young ou de la poésie élégiaque allemande du XVIIIe siècle. Mais cette invocation à la mort-renaissance et à cette nuit transfigurée rappellent plutôt Jacob Boehme et la Lucinde de Schlegel. Continuation et approfondissement des thèmes de certains fragments, la figure centrale en est Sophie, médiatrice de toute religion dans cette nuit des révélations, des «Offenbarungen ». Après la concision des fragments, c’est une prose rythmique et fluide, des vers rigoureusement agencés, car, comme le dira le poète Klingsohr à Heinrich, «dans toute poésie le chaos doit transparaître sous le voile uni de l’ordre», mais où, suprême exigence, la musique n’est pas exclue, «puisqu’il se peut bien malgré tout que musique et poésie ne fassent qu’un et s’épousent comme bouche et oreille».

Le thème incessant de ces invocations est «une foi éternelle et immuable au ciel de la nuit; et à celle qui en est la lumière, la bien-aimée». Sophie devient dès lors un archétype religieux, comme la Sophie de Boehme, celle qu’il nomme aussi «la Vierge très chère de l’éternelle sagesse du Paradis». Cette synthèse de la Religion de l’Aimée et de celle du Christ trouve son expression la plus achevée dans cet exemple d’un syncrétisme audacieux: « L’étreinte n’est-elle pas analogue à la communion? Seul comprend le mystère du pain et du vin celui qui a bu sur des lèvres chaudes et aimées l’haleine de la vie.» Les cantiques sont, pour leur part, plus traditionnels, et sont à présent entrés dans la liturgie. Lorsqu’on songe à cette poésie, comment ne pas tenter de détruire l’image d’un Novalis transcrivant les exaltations de quelque inspiration géniale? Ne fait-il pas dire à son maître Klingsohr ce qui resta toujours sa profonde conviction en matière de poésie: «Le jeune poète ne saurait être assez froid, assez réfléchi. L’usage authentique et mélodieux du langage exige toute l’attention d’un esprit vaste et calme.»

Le roman inachevé

«Le roman doit être poésie de part en part», écrit Novalis. Poésie, par le héros, Heinrich von Ofterdingen, qui ne conserve de son homonyme troubadour que peu de chose, hors les récits de guerres saintes et de chevaliers. Poésie, de par cette volonté de l’auteur d’en faire un «Anti-Meister», un antiroman de formation à la manière de Goethe. Car si Wilhelm Meister «devenait» quelqu’un, Heinrich n’aspire qu’à rester un poète, n’aspire qu’à la métamorphose finale, que nous ne connaissons que grâce au canevas de Ludwig Tieck, fort sujet à caution. Car cette recherche de la Fleur bleue rêvée au commencement de la partie terrestre du roman devait s’achever sur la transfiguration de Mathilde, qui est la Fleur bleue, et de l’Univers tout entier. Auparavant ont été traversés les mondes divers de la révélation romantique. «Le pays de la poésie, l’Orient romantique, vous a salué de sa douce mélancolie; la guerre vous a dit sa sauvage splendeur et vous avez rencontré la nature et l’histoire sous les traits d’un vieillard et d’un mineur.» «Vous oubliez le meilleur, répond Heinrich à ces paroles de son maître Klingsohr, l’apparition de l’amour.» Si certaines clefs nous sont dévoilées, si le livre feuilleté par Heinrich se trouve réalisé dans ses moindres détails, il reste que, malgré un dernier mouvement à cette symphonie inachevée, de la main de Tieck, le lecteur cherche irrésistiblement dans le Journal , dans les fragments quelques lueurs que Novalis lui-même livre sur ce dernier roman qui est une manière de testament.

L’âge d’or

Une des constantes de l’œuvre de Novalis est la certitude qu’après une longue quête dont le symbole peut être la Fleur bleue ou la déesse voilée de Saïs, l’homme atteint une félicité que lui accorde un intermédiaire, qu’il ait nom Mathilde ou Sophie, ou bien encore Bouton de Rose. Cet âge d’or est rendu possible par la fusion étrange des contraires, de la veille et du sommeil, du songe et de la réalité, de la vie et de la mort.

La quête

«Nous sommes le secret», énonce un fragment. La quête est la recherche de ce secret. Ainsi, dans une note précédant les Disciples à Saïs (Die Lehrlinge zu Sais , 1802), «un homme réussit à soulever le voile de la déesse de Saïs. Mais que vit-il? miracle des miracles, soi-même.» Cette recherche, véritable quête d’Orphée, exige un départ, ou une disparition, et seule cette séparation des deux amants – Heinrich et Mathilde, Hyacinthe et Bouton de Rose – permet leur réunion finale. L’un découvre que la Fleur bleue et Mathilde ne font qu’un, l’autre, en soulevant le voile de la déesse – et en cela, la note qui précède le conte avait un dénouement différent – découvre sa bien-aimée. Mais la clef de la nature ou de l’amour ne peut être donnée que si cet intermédiaire, le maître, un sage vieillard ou l’amant, est présent. Au commencement du roman, coupant court à de doctes entretiens, le poète dit: «Dans la nature, l’homme trouvera sûrement d’indicibles trésors [...] et qui sait les célestes secrets auxquels l’initiera une habitante merveilleuse des royaumes souterrains.»

La fusion des contraires

Cet autre thème, énoncé de manière laconique dans les fragments, devenu symbole dans le roman, est le fruit de l’expérience même de Novalis. Après la mort de Sophie, en effet, la mort lui semble devoir être la vraie vie, la vie une mort lente, et Tieck remarquera qu’il «lui était devenu naturel de considérer comme miraculeuses les choses habituelles et proches, et comme habituelles les réalités lointaines et surnaturelles; il se mouvait dans la vie quotidienne comme au cœur d’un conte merveilleux, et le domaine lointain et inconcevable que la plupart des hommes pressentent seulement ou révoquent en doute était pour lui une patrie aimée».

Les héros eux-mêmes vivent dans un univers où l’opposition entre nuit et jour, vie et mort, rêve et réalité a moins de sens encore. Heinrich, se réveillant après son rêve, dit à sa mère qu’«il lui semblait que cela était plus qu’un simple rêve». Et ne trouve-t-on pas dans cette formule une invite pour le lecteur à faire sienne cette fusion de l’imaginaire et du réel: «Le monde supérieur est plus proche de nous que nous ne le pensons ordinairement. Ici-bas déjà nous vivons en lui et nous l’apercevons, étroitement mêlé à la trame de la nature terrestre.» Nous apercevons le même lien indissociable pour Novalis entre amour et religion: «Ce que j’éprouve pour Sophie n’est pas de l’amour, mais de la religion... Ma bien-aimée est l’abréviation de l’univers, l’univers est l’élongation de ma bien-aimée.» Enfin, littérature et histoire, science et poésie pour le poète ne font qu’un, dans cette aube d’un temps rêvé où, écrit Novalis, «les contes et les poèmes prendront rang d’histoire universelle».

Novalis
(Friedrich, baron von Hardenberg, dit) (1772 - 1801) poète allemand: Hymnes à la nuit (1800) et Cantiques spirituels, poèmes en forme de prières qui mêlent symbolisme et mysticisme. L'essai les Disciples à Saïs (1798) et le roman inachevé Henri d'Ofterdingen (posth., 1802) expriment les principes du romantisme allemand ("la poésie est le réel absolu").

Encyclopédie Universelle. 2012.