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SOUFFRANCE
SOUFFRANCE

S’il faut se garder de nier la souffrance dans le terre-à-terre de ses manifestations, encore doit-on garder à l’esprit l’inévitable transformation en «conduite» des pénibles sensations qui accaparent l’être humain avec une brutalité dont la durée serait incompatible avec la vie. Sans doute peut-on distinguer trois grands types d’attitude face à la souffrance: révolte contre le scandale, l’absurdité ou l’injustice qu’elle constitue; résignation devant les nouveaux chemins qu’elle obstrue ou dessine comme à l’insu du sujet; mais aussi exaltation de la valeur salutaire d’une épreuve devenue désirable. «Je suis le froment de Dieu, déclarait Ignace d’Antioche. Puissé-je être moulu par les dents des bêtes, pour devenir un pain digne d’être offert à Jésus-Christ!»

Mais, qu’elle soit supportée, affrontée ou voulue, tel un sacrifice, toute souffrance ne participe-t-elle pas en dernier ressort d’une souffrance originaire et commune: la simple souffrance d’exister? Et désir ou devoir ne semblent-ils pas, sous cette incidence, de simples alibis venus dans l’après-coup donner un sens toujours vulnérable à une vie qui s’épuise à chercher sa raison: pauvres métonymies du chaos que chacun d’entre nous tente de «subjectiver».

Quel est le peu de réel de la souffrance pour la conscience souffrante? Tel est le problème que nous voudrions cerner en faisant appel des voies d’une phénoménologie labyrinthique à une métaphysique du dénivellement ontologique. Problème qui débouche sur un mystère; car qui pourra jamais s’y retrouver dans les raisons et les absences de raisons d’une souffrance qui en vient à être d’autant moins tolérable qu’elle échappe davantage à la nomination de ses motifs?

Certitude de la souffrance physique

Seule la souffrance physique – la «douleur» – semblerait devoir faire l’objet d’une certitude: mieux localisée, plus sporadique et dotée de seuils d’intensité éventuellement déterminables, elle échapperait à cette suspicion qui caractérise la souffrance, dont la causalité, étant d’ordre suprasensible aussi bien que sensible, fait intervenir des éléments réputés imaginaires. Bref, la douleur, ne se développant point encore en doléance, se confondrait avec le degré de sensibilité qui caractérise le vivant dans sa manifestation existentielle la plus élémentaire.

L’on sait pourtant que, lors des lésions de la substance réticulée, l’aire de diffusion spatio-temporelle propre à la douleur s’étend au point d’imprégner chaque sensation et semble alors se confondre avec la simple douleur d’exister. En outre, les progrès de la neurobiologie ont beau nous faire connaître l’influence des médiateurs chimiques sur les délais de reconstitution de la molécule, bien des faits énigmatiques subsistent. Citons deux exemples: le cas de modificateurs de l’humeur dont l’influence s’exerce bien au-delà d’une simple coloration du monde, puisque leur absorption, en agissant sur les neurorécepteurs, modifie les seuils de réceptivité à la douleur; et, par ailleurs, le cas bien repéré des algoneurodistrophies, ces lésions profondes des tissus musculaires et osseux dont on attribue la cause à une souffrance d’origine physique aussi bien que morale. Comme si un infarctus du myocarde ou la simple ingestion de barbituriques pouvaient avoir le même effet qu’un deuil ou un chagrin d’amour! Autant dire la difficulté d’accorder à la douleur un statut spécifique dans le champ d’une morbidité qui semble affecter tous les secteurs de l’existence depuis les lésions les plus objectives jusqu’aux moins perceptibles sautes d’humeur.

Veut-on retracer l’hodologie des différents déplacements dont la souffrance fait preuve à la frontière du somatique et du psychique, deux types de problèmes se posent alors. D’une part, les voies qu’emprunte la douleur se distinguent-elles des chemins de l’indifférence et du plaisir? Et, dans cette perspective, quel est le rapport entre la réception d’une douleur au niveau local et son enregistrement dans un système global? D’autre part, y a-t-il un sens spécifique de la réaction affective douloureuse par rapport à une réaction motrice, laquelle s’affirmerait au niveau du réflexe comme à celui de la perception? Bref, peut-on parler d’une activité affective primitive, en liaison éventuelle avec des récepteurs spécialisés, les nocicepteurs? Si les progrès de la neurophysiologie permettent de mieux comprendre la nature des messages afférents, les raisons de leurs modulations restent encore mystérieuses.

Aussi bien rappellerons-nous les deux types de justification biologique de la douleur qui se sont présentés naturellement aux esprits. Puisque toute «irritation» entraîne à se retourner contre sa cause ou à tenter de se l’approprier, ou bien la douleur devrait engendrer un dynamisme spécifique, ou bien elle devrait conférer à la représentation du stimulus dangereux pour l’organisme une clarté que celui-ci ne saurait atteindre sans elle. Pourtant, le caractère dynamogène de la douleur est loin d’être évident; et sa fonction signalétique du mal se montre contestable, surtout dans le domaine de la sensibilité viscérale. Ainsi sommes-nous obligés de renoncer à toute croyance en une finalité de la douleur pour constater le scandale que constitue cette lésion de notre propre réalité qui rend notre organisme incapable de la réaction adéquate.

Mais le rejet d’une Providence organique n’implique point pour autant celui d’une possibilité pour le système nerveux d’être «instruit» par l’expérience biologique de la souffrance: que la sensation dérive ou non d’une activité affective primaire, c’est l’origine de celle-ci qu’il nous faut expliquer. Nous sommes alors renvoyés d’une conception téléologique «naïve» de la souffrance à une phénoménologie transcendentale: ne cherchant plus de «sens» à la douleur, nous nous interrogeons sur les conditions qui rendent possible son surgissement au sein de l’expérience en général.

Comment une promotion continuelle de la vie serait-elle possible sans ce «sentiment d’entrave à la vie» que constitue la douleur? Tout se passe comme si, pour échapper à la fascination d’une mort immédiate et rapide, l’organisme devait subir ces morts partielles, dont la souffrance constituerait l’écho. Ainsi reviendrait-il à la douleur, bien plus qu’au plaisir, de jouer le rôle indispensable d’aiguillon, dont Hölderlin se plaignait qu’il fût à ce point agissant dans sa poitrine. Encore faut-il, au niveau même de l’expérience biologique, distinguer deux types de rapport à l’existence, causes éventuelles d’une «bifidité» de l’expérience douloureuse: si l’attention au temps se transforme, comme le veut Kant, en «attention à la douleur», l’on peut considérer la souffrance soit comme symbole de la cessation de la vie, soit comme instrument de sa prolongation; mais l’on peut aussi considérer telle souffrance déterminée comme un rempart contre une souffrance plus générale et flottante que nous qualifierons d’angoisse réelle ou d’angoisse névrotique, suivant la plus ou moins grande tolérance du sujet à ses manifestations.

De fait, aux extrêmes limites de la souffrance, l’effet pathique se trouve aboli tant par l’extrême violence du mouvement que par l’absence radicale de celui-ci. La souffrance semble disparaître, que la vie soit portée au paroxysme de sa puissance ou à l’acmé de sa négation: plus, en quelque sorte, la mort se réalise, moins aussi la souffrance paraît sensible, comme si la pensée de la mort et la mort réelle étaient dépourvues de point commun.

Qu’est-ce alors que la certitude de la souffrance physique, sinon celle de sa nécessité chez un vivant qui ne veut point mourir? Tandis que le principe de la vie et le principe dolorifère viennent à se recouvrir, le moi accomplit, dans l’expérience biologique de la souffrance, l’apprentissage du dessaisissement réitéré de son pouvoir d’autodétermination: c’est à un élément vivant étranger au sujet qu’il appartient de faire principe. Comment alors caractériser la souffrance par rapport à la simple expérience du déplaisir ?

Niveaux de profondeur de la souffrance

À la différence du déplaisir, qui consiste dans la simple conscience d’une augmentation de tension, la souffrance ne se réduit jamais à l’affect. Conjointement à la décharge motrice et à la conscience de sa valeur pathique, celle-ci suppose, en effet, l’investissement d’une représentation. L’attention se concentre sur la zone du corps douloureuse ou bien prend pour pôle l’objet d’une nostalgie naguère investi par le besoin.

Mais, si la souffrance ajoute au déplaisir la visée d’un motif, l’on peut, inversement, s’étonner de cette attribution spontanée à la souffrance d’un noyau de déplaisir. «Il est remarquable, notait Freud, que ce déplaisir de la souffrance nous semble aller de soi» – autrement dit, qu’un sentiment soit nécessairement accompagné de sensations physiques et de sensations pénibles! D’une part, en effet, ne saurait-il y avoir une spécificité de la souffrance morale, intraduisible dans le domaine somatique? De l’autre, pourquoi la souffrance ne résulterait-elle pas de sensations agréables puisqu’aussi bien il existe des effets érogènes de la douleur physique?

On est ainsi contraint de rechercher non seulement les différentes instances au sein desquelles la douleur est susceptible d’apparaître, mais les types de conflits engendrés par la juxtaposition de niveaux d’expérience fonctionnant, chacun, avec un ordre indépendant de cohésion. Et la «profondeur» de la souffrance apparaîtra alors étroitement solidaire des positions plus ou moins vulnérables qu’elle occupe au sein du système psychique, le problème se posant toujours de savoir dans quelle mesure elle ne constitue pas la répercussion, dans des systèmes psychiques évolués, d’un malaise ou d’un excès de bien-être antérieur. De fait, la souffrance de chaque sujet doit bien trouver dans l’histoire individuelle et collective les raisons de ses avatars expressionnels.

Forgeons un instant la fiction suivante: supposons que les neurophysiologistes parviennent non seulement à faire reculer les limites de la douleur, mais à la faire disparaître totalement. Que deviendrait alors la souffrance morale? S’accroîtrait-elle démesurément ou bien s’évanouirait-elle, faute d’un modèle initial sur lequel se conformer?

Deux remarques s’imposent ici. D’une part, les remèdes qui supprimeraient la douleur agiraient en même temps sur le système psychique, dont ils modifieraient la structure et les tendances. D’autre part, la souffrance morale tend toujours à se convertir en expression somatique, ne serait-ce qu’au niveau d’une simple constriction des fibres musculaires.

Revenons donc sur notre analyse de la douleur, que nous avons caractérisée non seulement par son «pouvoir absorbant» mais par sa tendance à l’exclusion. C’est un «effort de l’élément lésé pour remettre les choses en place», écrivait Bergson, ou encore «une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible». La douleur agit à la manière d’une pulsion. Car, premièrement, le moi, ne pouvant se concevoir comme cause des perturbations qu’il ressent, projette celle-ci au niveau cutané, c’est-à-dire en cette zone frontière entre le dedans et le dehors, par où toute irritation est susceptible de lui advenir. Et, deuxièmement, il concentre tous ses efforts pour repousser l’excitation même qu’il vient d’accueillir.

Or, ce double procédé d’intériorisation et d’«extranéation» du stimulus, nous l’observons pareillement dans la souffrance morale. Celle-ci s’accompagne toujours d’un désinvestissement du monde extérieur; mais ce désinvestissement s’opère soit par une projection, quand il s’exerce à la faveur d’un objet privilégié qui constitue le pôle d’une «fixation», soit par une «intimisation», quand il profite au moi, sur lequel le flux libidinal fait massivement retour. L’on pourrait dire alors que le paradigme de toute souffrance se trouve dans cette mélancolie dont Freud montre la parenté avec le processus du deuil: l’ombre de l’objet se profile sur le moi, si bien que l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’objet d’amour. Ainsi se trouve reconstitué ce premier clivage qui permettait à Narcisse de s’aimer à travers la douleur de ne pouvoir s’étreindre. «Inopem me copia fecit », se lamente-t-il, pleurant de ne pouvoir atteindre sa richesse que dans la mesure où il s’en trouve séparé. Comment serait-il vu autrement que par un regard étranger: la nymphe Écho ou le miroir aquatique?

L’intérêt se concentre alors sur le sentiment pénible, de même qu’il s’absorbait dans la sensation douloureuse. Aussi bien ne semble-t-il pas exister de souffrance sans embryon de narcissisme, de même qu’il n’est point d’objet pénible sans constat d’une altérité irréductible. L’on peut nier la valeur de la souffrance et mépriser simplement celui ou ceux qui vous l’imposent. Mais faire de la souffrance son miel suppose toujours une certaine duplicité. La souffrance rend «intéressant» au sens kierkegaardien du terme; elle rend digne de la «grâce». «Je m’envole de joie, je bondis, car j’ai là en réserve un grand trésor», s’écriait Jean Chrysostome.

De fait, la souffrance semble s’accompagner d’une étrange volupté: que celle-ci soit due à l’orgueil du sage stoïcien, dont la science domine les orages; que le découragement ( 見羽猪晴見) où elle s’approfondit parvienne à être vaincu par ce «bouclier de la foi» dont parle saint Paul; ou que – plus élémentairement encore – elle engendre une sorte de fascination, comme c’est le cas chez l’idiot qui semble écouter la répercussion sur sa voûte corticale des coups qu’il se donne à lui-même. «Son acharnement, commente Henri Wallon, tient sans doute à la nature de l’écho, mais aussi à l’éréthisme de la représentation dans sa première nouveauté.»

Mais, si le paradoxe de la souffrance est parfois de se dissoudre en s’approfondissant, il arrive pourtant que les illusions dont elle découvre la vanité prennent, grâce à elle, un regain de vigueur dans la nécessité recomprise de leur assomption, comme il arrive aussi que le sentiment du mirage s’estompe devant l’espérance de la fortification par l’épreuve: la souffrance enseigne à mépriser les pièges. Encore ce mépris doit-il s’entendre différemment, selon qu’il s’agit de cet amoindrissement ou de cette dissolution de la souffrance niées par l’ataraxie et l’apathie stoïciennes ou, au contraire, de cette exaspération de la sensibilité qui fait trouver aux mystiques leur pire souffrance dans cet état d’absence de souffrance où réside pour eux la «sécheresse du cœur». Car, si nous réalisons, aussi bien en nous-mêmes qu’au dehors, l’expérience d’une transcendance irréductible à toute saisie, reste peut-être la passion qui caractérise l’expérience mystique. Récusons celle-ci: le vide du renoncement se montre aussi peu supportable que la déficience de l’opération; et l’indifférence risque de peser sur le sujet d’un poids aussi lourd que l’emportement passionnel, tandis que l’absence de douleur vient à l’oppresser presque autant que la douleur même.

Nous ne pourrons jamais jouer qu’avec des échantillons plus ou moins importants de la «souffrance mère», à l’école de laquelle nous apprenons à donner à nos illusions un prix qui les mette à l’abri d’une contestation trop violente. «Et maintenant fait honte à l’esprit toute pensée», telle est la formule que Hölderlin ne peut prononcer en toute vérité qu’une fois basculé dans la folie.

Car, si la vraie parole ne fusait qu’au-delà du trépas, comment pourrait-on secouer la chape de silence qui recouvre un cadavre? La souffrance se trouve sans doute dans l’entre-deux, donnant à l’homme une parole déjà tout ébranlée par les griffures de la mort.

S’imposant au sujet comme le plus sensible et le plus provocant des spectacles, elle ouvre en lui la brèche par où s’échappe la parole qui flatte et irrite les plaies, les approfondissant et les élargissant, alors même qu’elle voudrait les abolir ou tout du moins les celer. «La douleur qui se lamente s’enchâsse dans une forme, sort comme une chose ou meurt pour devenir chose – puis au-delà s’échappe avec la félicité du violon.» Ainsi chante le poète des Élégies de Duino . Car, tel le verbe, la souffrance semble dotée de la propriété d’ubiquité. Et tel le verbe, elle aspire paradoxalement à se faire chair, pour échapper à l’incertitude de ses déterminations.

Statut métaphysique de la souffrance

Si la souffrance se développe d’abord dans la direction d’une compréhension des indices qu’elle dégage et dans celle d’une recherche de sa causalité ultime, on pourrait la définir comme l’expression du mouvement d’individuation en tant qu’il a pour corollaire un processus d’exclusion. De fait, tout se passe comme si l’irruption de l’autre dans notre vie psychique – ou l’absence de cette irruption – devait être ressentie comme pénible pour parvenir à se transformer en force de stimulation effective. «Les maux de ce monde, écrivait Bossuet, sont toujours plus réels que ses biens.» Car, à travers la forme originaire de la douleur et dans l’hostilité qu’elle suscite, se constitue la première «réalité» sous la pression d’une exigence visant à l’identification – toujours problématique – d’une cause objective de nos souffrances.

Pourtant, reste à savoir s’il n’existe pas en chacun de nous un être qui «joue» seulement «sur des ruines», comme l’écrit Proust, et qui n’a plus «besoin d’aucune nourriture», lorsque, couvrant sa souffrance dans un îlot de solitude, il se repaît moins d’elle que de la nature des métamorphoses dont elle fait preuve et de l’originalité des échos qu’elle suscite.

Mais toute solitude perpétuée montre l’impossibilité de la solitude, de même que toute mort réelle montre l’impossibilité de la conscience à joindre la mort. Ainsi se trouve révélée la cause dernière de la souffrance: à quoi celle-ci pourrait-elle tenir, si ce n’est à la nature du réel, dont la mort constitue le paradigme? Ce qu’il est impossible à la pensée de traverser, tel est le «mal venu» contre lequel le désir achoppe, brisé de ne «pouvoir» son plaisir.

On comprend dès lors comment, dans cet horizon létal, s’interroger sur le statut métaphysique de la souffrance revient à élucider conjointement le problème de la fonction humanisante de la souffrance et celui de la constitution du réel. Mais, pour ce faire, encore faudrait-il déterminer en quoi la souffrance possède un statut spécifique, distinct du sentiment de besoin, de l’état d’attente angoissée et de l’expérience du deuil.

L’homme est devenu pour lui-même une «cause de souffrance, écrivait Nietzsche, dans l’exacte mesure où il n’inspire plus la crainte». Pourtant, est-ce vraiment du renoncement de la volonté à incarner le terrible que naît la souffrance?

Le héros affirme sans doute son humanité par le mépris dont il fait preuve à l’égard de l’existence biologique. Et le combat sans merci qu’il livre à l’adversaire atteste l’exigence d’une trouvaille dont la valeur s’impose au-delà des contingences phénoménales. Mais la victoire mémorisée n’égale jamais la victoire réelle: nul ne gouverne l’éphémère! Aussi la fuite initiale et la tenue à distance du réel mortifère doivent-elles se perpétuer dans cette descente aux enfers qu’exige la soumission à une puissance étrangère. Mémoire et joie se montrent alors incompatibles, la première fixant des représentations tandis que la deuxième supprime les médiations. Aussi bien Nietzsche le note-t-il, tout se fait «tragédie» autour du héros qui, inspirant la crainte, croit vaincre la souffrance. Mais, «autour du demi-dieu, continue-t-il, tout se fait jeu satyrique; autour du Dieu tout se fait – comment dire? – peut-être monde».

Trois types de comportement face à la souffrance nous semblent par là indiqués. Le héros, victime potentielle, éprouve une révolte qui s’organise en lutte. Le demi-dieu adopte une attitude qui double tout contentement d’une mélancolie de fond. Mais le dieu, seul, ose produire la souffrance qui, expression d’une incompossibilité primordiale, organise la diversité des êtres, à travers les échos et le reflet perpétuels d’un vinculum substantiale . Alors que le héros lutte contre un ennemi et que celui qui aspire à la divinité lutte contre lui-même, le dieu seul s’affirme dans sa plénitude. Ainsi le désir héroïque qui s’était révélé comme exigence de revanche sur le destin se transforme d’abord en affirmation tragi-comique d’un moi qui parvient à vouloir la reproduction éternelle de ses propres mirages. Mais, si le demi-dieu parvient à se situer à la limite de l’expérience, au point extrême de la désindividuation, s’il arrive à draîner à lui le monde, c’est-à-dire la série intégrale des causes de gêne et de perturbation, alors il devient dieu et échappe par là au ridicule, dont le trait unaire frappe, au dire de Hegel, tous les vivants.

Cependant, la conscience, en tant qu’elle renonce à l’héroïsme et qu’elle ignore tout aussi bien comment s’élever à la divinité, ne saurait s’éprouver qu’à travers la douleur, la défaite, la déroute et l’effritement de toute conviction. La pulsion, elle-même, ne doit-elle pas sa forme et sa vigueur à l’intériorisation d’excitations que le moi n’a pu parvenir à décharger immédiatement au dehors?

Comprendre alors la nécessité de la souffrance équivaut à goûter le vide final de tout contenu. Et l’horizon général où s’opère ce délestement est éventuellement le lieu d’émergence du sujet mais surtout de son évanescence; aussi l’inconscient possède-t-il un statut moins ontologique qu’éthique, comme Lacan l’a souligné. Il traduit l’exigence du dépouillement de tout bien conçu comme propriété du moi. L’inconscient ordonne, et le moi ne cesse de mobiliser ses forces contre l’appel de cette voix, de même qu’il tente toujours de colmater cette «béance» de la cause qu’il lui est si difficile de reconnaître.

«Nu, je suis sorti du sein de ma mère, c’est nu qu’au Schéol je dois retourner», sans trouver de fondement à mon bonheur, ni même de marque de mon mouvement vers l’autre; car de l’impératif du réel à mon endroit je ne saurais me prévaloir.

La souffrance accompagne ainsi tous les degrés de la crainte et de l’angoisse; mais à s’approfondir elle tend à prémunir également contre l’une et l’autre: elle dénie les affects et cherche le fondement des représentations conçues comme dangereuses. Les besoins une fois relativisés, une hiérarchie des privations peut s’établir, tandis que la reconnaissance du deuil se montre une exigence du développement. Quand l’oubli est exclu, l’on peut seulement vouloir la souffrance, surestimer chaque souvenir et chaque espoir pour parvenir à s’en détacher. «Plus nous craignons de souffrir, se lamentait Fénelon, plus nous en avons besoin.» Et, certes, il importe de redouter l’oubli que nous aimons, pour attacher notre attention à l’objet de nos craintes. Mais la vraie croix, celle «sans laquelle toutes les autres ne sont rien», est alors celle du découragement; à cet égard, la souffrance possède pourtant une vertu purificatrice, car elle porte la vigilance à son plus haut point d’acuité. Sans elle, ni imagination, ni mémoire.

Par elle, exercice et méditation confèrent à l’homme une certaine forme d’invulnérabilité. Le sentiment d’abandon s’avère, en effet, reposer sur l’illusion d’un moi qui en serait l’objet; mais la souffrance opère ce renversement grâce auquel le sujet sait tenir d’ailleurs ses lumières et ses armes, que ce soit de Dieu, de l’inconscient ou du réel. Le poids le plus lourd est ainsi le plus léger: et chaque souffrance particulière a quelque chose de risible, confrontée à la souffrance universelle; mais chaque souffrance particulière a quelque chose de sublime, parce qu’elle participe de la souffrance universelle.

Dire alors que la seule justification de la souffrance consiste à être contemplée, c’est indiquer la nécessité d’oublier le moi, au moment où il s’éprouve accablé par les souffrances de l’individuation. Encore ne suffit-il point de penser à l’horrible: l’identification à la souffrance générale est requise, pour que puisse s’opérer la conversion non à un objet transcendant, mais à ce sans quoi l’expérience ne serait possible, au transcendantal constitutif. L’expérience de la souffrance devient ainsi ratio cognoscendi des conditions d’avènement au monde d’un sujet qui échappe, par essence, à la définition.

souffrance [ sufrɑ̃s ] n. f.
• v. 1175; soffrance XIIe; de souffrir, p.-ê. par le lat. sufferentia « résignation, tolérance »
1Vx Endurance, patience; tolérance ( souffrir, I, 1o ).
Mod. EN SOUFFRANCE : en suspens, qui attend sa conclusion. « Affaires en souffrance. Ce sont les articles faits d'avance [...] et qu'on garde » (Goncourt). Marchandises en souffrance, qui n'ont pas été retirées par le destinataire.
2Cour. Le fait de souffrir (II). douleur, peine. « La souffrance ! [...] Nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous » (France). « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés » (Baudelaire). Douleur, accès de douleur physique ou morale. malaise. D'atroces, de terribles souffrances. « Des souffrances qu'il n'a jamais ressenties mais qu'il suppose les plus cruelles, les plus sournoises, comme le coup de poignard » (Romains). « Je trouvais dans une tendresse infinie [...] l'apaisement de mes souffrances » (Proust).
⊗ CONTR. Bonheur, indolence, joie, 1. plaisir.

souffrance nom féminin (ancien français sofrance, du bas latin sufferentia) Fait de souffrir, état prolongé de douleur physique ou morale : Avoir sa part de souffrance dans l'existence.souffrance (citations) nom féminin (ancien français sofrance, du bas latin sufferentia) Charles Baudelaire Paris 1821-Paris 1867 Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés. Les Fleurs du Mal, Bénédiction Paul Bourget Amiens 1852-Paris 1935 Académie française, 1894 Les souffrances extrêmes ont les intuitions infaillibles de l'instinct. Le Disciple Plon Albert Camus Mondovi, aujourd'hui Deraan, Algérie, 1913-Villeblevin, Yonne, 1960 Faire souffrir est la seule façon de se tromper. Caligula Gallimard Albert Camus Mondovi, aujourd'hui Deraan, Algérie, 1913-Villeblevin, Yonne, 1960 Ce n'est pas la souffrance de l'enfant qui est révoltante en elle-même, mais le fait que cette souffrance ne soit pas justifiée. L'Homme révolté Gallimard Henri Petiot, dit Daniel-Rops Épinal 1901-Chambéry 1965 Académie française, 1955 L'homme est un animal qui sécrète de la souffrance, pour lui-même et pour les autres. Mort, où est ta victoire ? Plon Léon-Paul Fargue Paris 1876-Paris 1947 Sache souffrir. Mais ne dis rien qui puisse troubler la souffrance des autres. Poèmes Gallimard Félicité de La Mennais Saint-Malo 1782-Paris 1854 Le travail est partout et la souffrance partout : seulement il y a des travaux stériles et des travaux féconds, des souffrances infâmes et des souffrances glorieuses. Paroles d'un croyant Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval Paris 1808-Paris 1855 Nous sommes tous parents de Dieu, et la terre a besoin qu'aucun de nous ne souffre ; car ce sont les imprécations des malheureux qui s'amassent et causent des désastres. Sur un carnet Charles Nodier Besançon 1780-Paris 1844 Académie française, 1833 Il y a dans le cœur d'une femme qui commence à aimer un immense besoin de souffrir. Smarra Marcel Proust Paris 1871-Paris 1922 C'est souvent seulement par manque d'esprit créateur qu'on ne va pas assez loin dans la souffrance. À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe Gallimard Raymond Queneau Le Havre 1903-Paris 1976 Les plaintes de la souffrance sont à l'origine du langage. Une histoire modèle Gallimard Armand Salacrou Rouen 1899-Le Havre 1989 Lorsqu'on souffre d'une vraie souffrance, comme on regrette même un faux bonheur ! Histoire de rire Gallimard Alfred, comte de Vigny Loches 1797-Paris 1863 J'aime la majesté des souffrances humaines […]. Les Destinées, la Maison du berger Eschyle Éleusis vers 525-Gela, Sicile, 456 avant J.-C. Les malheurs humains ont des teintes multiples : jamais ne se retrouve même nuance de douleur. Les Suppliantes, 327 (traduction P. Mazon) Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski Moscou 1821-Saint-Pétersbourg 1881 La purification par la souffrance est, croyez-moi, moins douloureuse que la situation que vous faites à un coupable par des acquittements inconsidérés. Journal d'un écrivain, 1873, le Milieu souffrance (expressions) nom féminin (ancien français sofrance, du bas latin sufferentia) En souffrance, se dit d'une affaire qui attend d'être réglée ou d'un colis, d'une marchandise qui n'ont pas été réclamés ou délivrés. ● souffrance (synonymes) nom féminin (ancien français sofrance, du bas latin sufferentia) Fait de souffrir, état prolongé de douleur physique ou morale
Synonymes :
- douleur
- peine
- supplice
- tourment

souffrance
n. f.
d1./d Fait de souffrir, physiquement ou moralement. Supporter courageusement ses souffrances.
d2./d Loc. En souffrance: en attente, en suspens.

⇒SOUFFRANCE, subst. fém.
I. — Fait de souffrir, d'éprouver une douleur physique ou morale; état d'une personne qui souffre.
A. — Souvent au plur. Fait d'éprouver une douleur physique. Synon. douleur(s). La souffrance du corps est souvent utile à l'âme (MÉRIMÉE, A. Guillot, 1847, p. 138):
1. ... s'il y a refoulement prolongé des émotions, la tension psychique s'élève peu à peu, l'anxiété apparaît et le conflit trouve son issue dans des souffrances somatiques. Quand les signes corporels apparaissent, le sujet fixe son attention sur eux et obtient ainsi un certain soulagement de la tension mentale.
RAVAULT, VIGNON, Rhumatol., 1956, p. 588.
MÉD. Maladie de telle partie du corps; le siège de la douleur ainsi localisée. Chaque étage des voies sensitives depuis les racines postérieures jusqu'au cortex cérébral, traduit sa souffrance par un ensemble de signes propres qui se groupent en syndromes caractéristiques de la lésion des voies sensitives à tel niveau (Ce que la Fr. a apporté à la méd., 1946 [1943], p. 244). Ces troubles attirent d'emblée l'attention du médecin vers une souffrance des voies biliaires (QUILLET Méd. 1965, p. 146).
B. — 1. État d'une personne qui souffre. Oh! Pleurer au pied de la croix! Mêler ses larmes à celles de Jésus! Rencontrer dans sa souffrance son regard plein de douleur et d'amour et se dire: non seulement mon Sauveur souffre pour moi, mais Il souffre avec moi (MONOD, Sermons, 1911, p. 281). Il n'y a guère autre chose dans ce que nous connaissons de ce génie mystérieux. La fragilité palpitante de la toute première enfance (...) ces visages de femmes inclinés sur la souffrance ou la faiblesse, ces mains qui implorent ou qui s'étonnent ou qui soutiennent et protègent (FAURE, Hist. art, 1921, p. 92).
MÉD., MÉD. VÉTÉR. Souffrance fœtale. État caractérisé par l'altération progressive ou brutale des principales fonctions du fœtus et en particulier de sa circulation cérébrale. La souffrance fœtale qui peut exister au cours de la grossesse et se traduit souvent par la mort fœtale in utero, est plus fréquemment perçue au cours du travail (Méd. Flamm. 1975).
Notamment dans le domaine affectif, moral, soc. Synon. peine. La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfants: les forcer à voir de près ou à toucher l'objet qui les effraye est un moyen de guérison que je n'approuve pas (SAND, Hist. vie, t. 2, 1855, p. 164):
2. « J'aime la majesté des souffrances humaines » (Vigny) Ce vers n'est pas pour la réflexion. Les souffrances humaines n'ont pas de majesté. Il faut donc que ce vers ne soit pas réfléchi. Et il est un beau vers, car « majesté » et « souffrances » forment un bel accord de deux mots importants.
VALÉRY, Litt., 1930, p. 61.
P. méton. [À propos des marques, des rides laissées par la souffrance] [Cet] homme de cinquante ans, qui avait dans le visage beaucoup de creux, beaucoup de souffrance sculptée, et cette transparence d'âme qui embellit la ruine et l'explique (R. BAZIN, Blé, 1907, p. 322).
Souffrance de + subst. (désignant la cause de cette souffrance). La souffrance de l'amour. On l'enferma aux bains roubaisiens. Dans cette journée, malgré les souffrances d'une cellule exiguë et d'une grouillante vermine, il eut une grande joie (VAN DER MEERSCH, Invas. 14, 1935, p. 251). La fréquentation de cette chère maison m'adoucit la souffrance de l'exil, plus lancinante qu'on ne le suppose (L. DAUDET, Brév. journ., 1936, p. 64).
Empl. adj. Subst. + de souffrance. Je connais bien les deux cœurs qui saignaient, ce jour-là, auprès de mon lit de souffrance (COPPÉE, Bonne souffr., 1898, p. 115). Méhoul lui posa les mains sur les épaules et, les lèvres tremblantes, prononça d'une voix de souffrance: — Il faut t'en aller tout de suite, aujourd'hui... Va-t-en, il faut t'en aller (AYMÉ, Rue sans nom, 1930, p. 225).
Rare, en compos. [Par jeu de mots sur le modèle de porte-parole] Porte-souffrance. Être le porte-parole et le porte-souffrance d'un million de pieds-noirs égarés à travers le monde et, soudain, de folklorique se faire populaire, c'est risquer de perdre un public qui vous a toujours suivi (Le Point, 18 déc. 1978, p. 111, col. 2).
2. P. exagér. C'est pour lui une souffrance de parler. Geneviève la moitié des êtres humains peut changer sans souffrance de nom et de nation, la moitié au moins: toutes les femmes (GIRAUDOUX, Siegfried, 1928, III, 4, p. 134).
3. P. anal. [À propos d'une plante] Une vieille identifiait sa fatigue aux souffrances de la vigne: — J'ai le mildiou aux pieds (HAMP, Champagne, 1909, p. 137).
SYNT. Souffrance affreuse, atroce, continue, extrême, insupportable, légère, longue, morale, physique; d'horribles, de mortelles souffrances; des souffrances collectives, imaginaires, incalculables, individuelles; être dur à la souffrance; vivre dans la souffrance; on ne peut mourir sans souffrance; faire face à la souffrance; physionomie décomposée par la souffrance; être flétri par la souffrance; avoir le visage altéré, les traits creusés par la souffrance; souffrance par la maladie (physique); alléger, apaiser, atténuer la souffrance de qqn; compatir aux souffrances d'autrui; endurer des souffrances; être en proie aux souffrances les plus aiguës; coûter bien des souffrances; problème, sens, conception, mystère de la souffrance; souffrance du Christ; souffrance du chrétien; souffrance des Justes.
II. — [Corresp. à souffrir I A 3 b]
A. — DR., JURISPR. Fait d'accepter certaines choses qu'on pourrait empêcher; permission, tolérance. Chemin de souffrance; des vues de souffrance (ou de tolérance); souffrance du propriétaire. Nous n'avions pas de fenêtre sur le jardin Lamouroux, seulement un jour de souffrance (les villes de parlement remplies de mots de droit) (STENDHAL, H. Brulard, t. 1, 1836, p. 98).
B. — 1. COMMUN. Tout retard préjudiciable dans le retrait d'une marchandise. Lorsque la souffrance des marchandises (...) est étrangère au transporteur, celui-ci intervient pour faire procéder à la vente si la souffrance se prolonge et risque de grever la marchandise de frais importants (Lar. comm. 1930).
2. En souffrance. [En parlant d'un envoi, d'une expédition] En attente de parvenir à son destinataire ou d'être retiré(e) par lui. Colis, lettre en souffrance. Dans une longue énumération de marchandises hétéroclites, avariées ou en souffrance, l'affiche mentionnait dix caisses de livres (CENDRARS, Bourlinguer, 1948, p. 74).
FIN., POSTES ET TÉLÉCOMM. Effet, créance en souffrance. Impayé, en retard de paiement. Des emprunts effectués et dont courent les charges d'intérêt restent en souffrance d'utilisation avant que les projets puissent entrer en chantier et alourdissent les fonds de roulement (BELORGEY, Gouvern. et admin. Fr., 1967, p. 281). Objet en souffrance. Objet qui n'a pu être acheminé à son destinataire.
P. anal. En parlant de tout retard généralement préjudiciable dans la conclusion de quelque chose. Synon. en suspens. Laisser un problème, un règlement, une affaire en souffrance. Avez-vous dû laisser en souffrance des offres d'emploi relatives à la géographie appliquée? (Colloque géogr. appl., 1962, p. 135):
3. Les hostilités retardèrent, puis interrompirent, les deux dernières opérations. Un nouveau chantier fut cependant ouvert en 1942, pour la reconstruction interne du département des cartes et plans dans le corps central de l'hôtel Tubeuf, mais fut presque aussitôt interrompu. Trois chantiers se trouvaient donc en souffrance au moment de la libération.
CAIN, Transform. B.N., 1959, p. 11.
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) Ca 1170 « délai, attente, répit » (MARIE DE FRANCE, Lais, Les deus amanz, éd. J. Rychner, 75); 1174-76 metre en souffrance « différer » (GUERNES DE PONT-STE-MAXENCE, St Thomas, éd. E. Walberg, 5850); b) 1606 (articles) en souffrance « dont l'allocation est remise faute de pièces à l'appui » (NICOT); c) 1770 un soupçon tient un honneur en souffrance (BEAUMARCHAIS, Les Deux amis, IV, 7 ds GOHIN, p. 374); d) 1904 effets, quittance en souffrance (Nouv. Lar. ill.); e) 1930 marchandises en souffrance (Lar. comm.); 2. a) ca 1175 « douleur physique ou morale » (Chronique ducs de Normandie, éd. C. Fahlin, 16060); b) id. « endurance, patience » (ibid., 23149); 3. a) ca 1210 par sofrance « avec la permission de » (HENRI DE VALENCIENNES, Continuation conquête Constantinople, éd. N. de Wailly, 632); b) 1694 dr. « action de tolérer ce que l'on pourrait empêcher » (Ac.); 4. 1792 jour de souffrance (BEAUMARCHAIS, Corresp., éd. L. Collin, II, 92). Dér. de souffrir; suff. -ance; cf. le lat. chrét. sufferentia « action de supporter; résignation; attente patiente » (BLAISE Lat. chrét.), de sufferre « supporter » (v. souffrir). Fréq. abs. littér.:6 246. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 7 435, b) 8 224; XXe s.: a) 10 234, b) 9 657.

souffrance [sufʀɑ̃s] n. f.
ÉTYM. V. 1260; sofrance, v. 1175; de souffrir, p.-ê. par l'interm. des lat. impér. et médiéval sufferentia « résignation, tolérance ».
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I Vx ou dr.
1 Fait de souffrir (I., 1. et 2.), de supporter. Endurance, patience. || « Je porte en moi mes préservatifs, qui sont résolution et souffrance » (Montaigne, III, XII).
2 (V. 1360). Permission, tolérance. || « Par la permission ou souffrance de Dieu » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, 225).Dr. || Jour (cit. 21) de souffrance.Chemin de souffrance, où l'on accorde le passage.Mod. Action d'admettre un délai, un sursis.
3 (V. 1220). Loc. cour. En souffrance. || Affaire en souffrance, en suspens, qui attend sa conclusion (→ par métaphore Désordre, cit. 5). || Effets, quittances en souffrance, impayés, qui sont encore à recouvrer. Retard (en). || Marchandises en souffrance, qui n'ont pas été retirées à l'arrivée (et qui restent donc à la consigne, à la douane, etc.).
1 On parlait, ce soir, des cartons du Figaro portant : affaires en souffrance. Ce sont les articles faits d'avance sur les gens qui sont en train de mourir, et qu'on garde, même quand ils réchappent, pour éviter de payer un autre article dans l'avenir.
Ed. et J. de Goncourt, Journal, 1er mars 1888, t. VII, p. 185.
2 Comme les bagages laissés en souffrance dans une gare (…)
Aragon, le Roman inachevé, p. 174.
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II (V. 1462). Mod., cour.
1 Une, des souffrances (souvent au plur.). Douleur, physique ou morale. Douleur. || Souffrance physique, morale ( Peine). || Des souffrances atroces (cit. 7), insupportables (→ Ahurir, cit. 1), horribles (→ Lamentable, cit. 5), affreuses… (→ Peler, cit. 2). Supplice. || Une souffrance légère, indéfinissable. Malaise. || Les souffrances qu'il endure (cit. 3 et 6). || Avoir sa part de souffrances. Croix (porter sa). || Éviter (cit. 41) au patient toute souffrance inutile. || L'apaisement (cit. 2) de mes souffrances (→ aussi Accalmie, cit. 2). || « Le pauvre par l'espoir (cit. 7) allège sa souffrance ». || Joindre ses souffrances à celles du Christ. Passion (→ Abandonner, cit. 35; conformer, cit. 3). || Coûter bien des souffrances. Larme. || Leurs souffrances ont été la matière de leurs œuvres (→ Distance, cit. 4). || « J'aime la majesté (cit. 22) des souffrances humaines ».
3 (…) ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps; il fallait la faire cesser immédiatement; tendre pour moi-même comme ma mère pour ma grand-mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté qu'on a de ne pas laisser souffrir ce qu'on aime : « Aie une seconde de patience, on va te trouver un remède, sois tranquille on ne va pas te laisser souffrir comme cela ».
Proust, la Fugitive, Pl., t. III, p. 419.
4 Il a eu ces jours-ci de grandes douleurs dans la tête; des élancements dans tout le corps : de ces coups brusques et profonds qui atteignent l'os à travers la chair, et que l'homme compare naïvement à des souffrances qu'il n'a jamais ressenties mais qu'il suppose les plus cruelles, les plus sournoises, comme le coup de poignard.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. IV, XXII, p. 245.
2 (La souffrance). Fait de souffrir. || Culte, exaltation de la souffrance (→ Ascétisme, cit. 5). || Souffrance rédemptrice (cit. 2). || « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède (cit. 10) à nos impuretés » (→ aussi Pureté, cit. 2). || Amélioration (cit. 4) par la souffrance. || Le cœur n'apprend (cit. 57) que par la souffrance. || La pitié (cit. 9) et la souffrance.
5 La souffrance, non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j'y ai grandi; l'hiver, j'y ai grelotté; la famine, j'en ai goûté; le mépris, je l'ai subi; la peste, je l'ai eue; la honte, je l'ai bue.
Hugo, l'Homme qui rit, II, VIII, VII.
6 La souffrance ! quelle divine méconnue ! Nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix à la vie; nous lui devons la pitié, nous lui devons le courage, nous lui devons toutes les vertus.
France, le Jardin d'Épicure, p. 55.
3 Littér. Ce qui cause de la souffrance, de la peine. || Son départ, sa mort fut une souffrance.
Par exagér. || C'était pour lui une souffrance de parler (→ Exhiber, cit. 3). Calvaire, épreuve.
CONTR. Bonheur, indolence, joie, plaisir.

Encyclopédie Universelle. 2012.