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SOPHISTIQUE
SOPHISTIQUE

La sophistique est d’abord ce mouvement de pensée qui, à l’aube présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce entière. Hegel qualifie les premiers sophistes, dans l’Athènes de Périclès, de «maîtres de la Grèce»: au lieu de méditer sur l’être comme les Éléates, ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leurs compétences, comme les hétaïres de leurs charmes. Mais ce sont aussi des hommes de pouvoir, qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref, faire œuvre politique. Cette double maîtrise a sa source unique dans la maîtrise du langage, sous toutes ses formes, de la linguistique (morphologie, grammaire, synonymique) à la rhétorique (étude des tropes, des sonorités, de l’à-propos du discours et de ses parties). Mais les avatars de la transmission n’ont laissé subsister jusqu’à nous que fort peu de fragments originaux, d’ailleurs enchâssés dans des témoignages ou des interprétations visant à les disqualifier. Reconstituer les thèses et les doctrines relève d’une paléontologie de la perversion, puisque les mêmes textes sont source de notre connaissance et de notre méconnaissance de la sophistique.

C’est ici que la structure vient relayer l’histoire: la sophistique est un produit de la philosophie. La tradition dominante, platonico-aristotélicienne, construit en effet avec la sophistique un double d’autant plus inquiétant qu’il est plus difficile à distinguer d’elle-même, comme le loup du chien et la mauvaise intention de la bonne. La philosophie institue ainsi ses propres limites et tente de forclore, comme «sophisme» par exemple, tout autre discours que le sien: «Ceux qui se posent la question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche ou non n’ont qu’à regarder» (Aristote, Topiques , I, 105 a 5-7).

Dans cette perspective, on comprend l’intérêt qu’il y a à étudier les retours de la chose sophistique, la manière dont elle ne cesse de déjouer la censure philosophique, particulièrement avec le mouvement qui se désigne lui-même, en pleine période impériale, soit cinq siècles après Protagoras et Gorgias, comme «seconde sophistique». Autre chose que la philosophie, que la métaphysique de Platon et d’Aristote jusqu’à Hegel, et pourtant rien de purement et simplement irrationnel: voilà pourquoi la sophistique est un enjeu toujours actuel. Bien entendu, on ne cesse de la tirer d’un côté ou de l’autre: première ébauche de l’Aufklärung , premier existentialisme tragique. Mais, à travers les contradictions de la critique, l’hétérodoxie sophistique fait encore percevoir le caractère d’artefact de la frontière entre rationnel et irrationnel.

La constitution de l’objet sophistique

H. Diels et W. Kranz (D. K.), puis M. Untersteiner ont rassemblé les fragments des sophistes. De ces grands ensembles ressort la minceur du corpus authentique, c’est-à-dire attribuable expressis verbis à l’un des sophistes. Il comporte deux lignes de force bien visibles: l’œuvre de Gorgias, avec l’ontologie, ou la méontologie, du Traité du non-être , la rhétorique de l’Éloge d’Hélène et de l’Apologie de Palamède , et celle d’Antiphon, avec les préoccupations éthiques et politiques du papyrus Sur la vérité . Cependant, les fragments conservés ne sont rien face à l’ampleur des témoignages qu’ils ont suscités. De Protagoras, qui fut, dit-on, le premier des sophistes, on ne possède somme toute que deux phrases. Mais la plus célèbre d’entre elles, qu’on a l’habitude de rendre par: «L’homme est la mesure de toutes choses: de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas» (B 1 D. K.), a, de façon paradigmatique, pour contexte de transmission ou d’interprétation, rien moins, entre autres, que le Théétète de Platon et le livre 臨 de la Métaphysique d’Aristote.

Ainsi le dialogue entre Socrate et Théétète accrédite sans doute à jamais le sens relativiste et subjectiviste de la proposition de Protagoras: si la vérité se réduit pour chacun à l’opinion qui traduit sa sensation, Protagoras aurait à ce compte aussi bien fait de dire que «la mesure de toutes choses, c’est le cochon, ou le cynocéphale» (161 c 4-5). De l’ensemble des dialogues de Platon se dégage alors la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est déconsidérée sur tous les plans – ontologique: le sophiste ne s’occupe pas de l’être, mais se réfugie dans le non-être et l’accident; logique: il ne recherche pas la vérité ni la rigueur dialectique, mais seulement l’opinion, la cohérence apparente, la persuasion, et la victoire dans la joute oratoire; éthique pédagogique et politique: il n’a pas en vue la sagesse et la vertu, pas plus pour l’individu que pour la cité, mais il vise le pouvoir personnel et l’argent; littéraire même, puisque les figures de son style ne sont que les boursouflures d’un vide encyclopédique. À mesurer la sophistique à l’aune de l’être et de la vérité, il faut la condamner comme pseudo-philosophie: philosophie des apparences et apparences de la philosophie.

À son tour, Aristote réfute ceux qui prétendent avec Protagoras que «tous les phénomènes sont vrais» et qui croient pouvoir ainsi refuser de se soumettre au principe de non-contradiction: c’est tout simplement qu’ils confondent, comme Héraclite, la pensée avec la sensation et la sensation avec l’altération (5, 1009 b 12-13). Or se fier exclusivement au sensible et à la sensation, et chercher à traduire en mots fidèles ce devenir incessant, ne saurait mener qu’à la contradiction, aux paradoxes, au silence même, comme celui de Cratyle, qui se contente de bouger simplement le doigt. Du coup, Aristote ne se satisfait pas de réduire la sophistique à l’ombre, nuisible, portée par la philosophie: il élabore une véritable stratégie d’exclusion. Car le sophiste, s’il persévère dans sa prétendue phénoménologie, se condamne au mutisme; et, s’il prétend encore parler, il parle alors pour ne rien dire, «pour le plaisir de parler», en faisant tout simplement du bruit avec sa bouche. S’il est possible en effet de déjouer la plupart des sophismes en distinguant les significations, grâce aux catégories par exemple, ou en dissipant les homonymies et les amphibolies, il faut renoncer à réfuter ceux qui se placent seulement sur le plan de «ce qui est dit dans les sons de la voix et dans les mots» (5, 1009 a 21-22), sur le plan du signifiant: ceux-là, on ne peut que les réduire à l’insignifiance. Aristote, en faisant équivaloir exigence de non-contradiction et exigence de signification, parvient à marginaliser les réfractaires et à les reléguer, «plantes qui parlent», aux confins non seulement de la philosophie, mais de l’humanité.

L’effet sophistique

De l’ontologie à la logologie

Si la philosophie veut réduire la sophistique au silence, c’est sans doute parce que, à l’inverse, la sophistique produit la philosophie comme un fait de langage. Sur la nature ou sur le non-étant : le titre conservé par Sextus Empiricus (Adv. Math. , VII, 65) au traité de Gorgias est provocant. C’est le titre même donné aux écrits de presque tous les philosophes présocratiques, qui composèrent un traité Sur la nature ; mais c’en est aussi l’exact renversement puisque tous ces physiciens désignent par «nature» ce qui croît et vient ainsi à la présence: l’étant.

«Rien n’est; si c’est, c’est inconnaissable; si c’est et si c’est connaissable, c’est incommunicable.» Les trois thèses du traité se présentent à leur tour comme un renversement du Poème de Parménide, dont on a retenu, de Platon jusqu’à nos jours, d’abord qu’il y a de l’être, puisque «l’être est» et que «le non-être n’est pas», ensuite que cet être est par essence connaissable puisque «être et penser sont une seule et même chose»; moyennant quoi la philosophie a pu s’engager sur le bon chemin: connaître l’être en tant qu’être, et se monnayer en doctrines, groupes de disciples et écoles. Mais cette série de renversements n’est pas un petit jeu: c’est une critique radicale de l’ontologie. Elle rend manifeste, comme le reconnaîtra Platon dans le Sophiste (237 b), que l’énoncé parménidéen lui-même fait être le non-être rien qu’en en parlant: comme le note Hegel, «ceux qui insistent sur la différence entre l’être et le néant feraient bien de nous dire en quoi elle consiste» (Science de la logique , Theorie Werkausgabe , Francfort-sur-le-Main, t. V, vol. 1, p. 95). Et s’il est impossible de dire ce qui n’est pas, alors tout ce qu’on dit est vrai: il suffit de dire que «des chars courent sur la mer» pour que des chars courent sur la mer. L’effet de limite ou de catastrophe produit par la sophistique consiste à montrer que, si le texte de l’ontologie est rigoureux, c’est-à-dire s’il ne constitue pas un objet d’exception par rapport à la législation qu’il instaure, alors c’est lui qui se contredit.

Au lieu de l’ontologie, qui n’est plus qu’une possibilité discursive parmi d’autres, purement et simplement autolégitimée, le sophiste propose dans ses «performances» (epideixeis ) quelque chose comme une «logologie», pour reprendre un terme de Novalis, où l’être, pour autant qu’il est, n’est jamais qu’un effet de dire. On le vérifiera sur l’Éloge d’Hélène , qui, loin de nous présenter adéquatement Hélène de Troie, la «face de chienne» deux fois traîtresse qui mit la Grèce à feu et à sang dans le réel de la guerre et des poèmes homériques, lâche dans le devenir (Euripide, Isocrate, Dion Chrysostome, jusqu’à Offenbach, Claudel et Giraudoux) une Hélène innocente, contrainte, en particulier, par ce «grand tyran qui, au moyen du plus minuscule et du plus imperceptible des corps, parachève les œuvres les plus divines» (B 11 D. K., paragr. 8): le logos .

La sophistique, si c’est un jeu, est un jeu producteur de monde comme celui de l’enfant héraclitéen.

De la physique à la politique

Le monde ainsi produit, c’est d’abord ce que Jacob Burckhardt nommait «le système le plus bavard de tous»: la cité grecque. La sophistique a déconstruit l’identité de l’être et de la nature, l’immédiateté de leur présence et, avec elles, l’évidence d’une parole qui aurait à charge de les dire adéquatement. Dès lors, l’identité ne peut plus apparaître que comme le résultat d’une procédure, qu’il s’agisse de la quadrature du cercle ou de ce substitut du kosmos qu’est la cité: au physique que la parole découvre se substitue le politique que le discours crée. Cette nouvelle identité ne constitue pas une unité d’unicité, sur le modèle de la sphère de Parménide; elle ne hiérarchise pas les différences, comme dans la république platonicienne, qui est structurée comme un organisme, ni ne les réduit à l’indistinction d’une sympathie entre amis, comme dans l’éthique aristotélicienne; c’est au contraire le résultat toujours précaire d’une opération rhétorique de persuasion, qui produit pour l’occasion une unité faite tout entière de différences.

Le discours sophistique, en effet, est à l’âme ce que le pharmakon , remède/poison, est au corps: il induit un changement d’état, pour le meilleur ou pour le pire. Mais le sophiste, comme le médecin, sait utiliser le pharmakon et peut transmettre ce savoir; il sait et enseigne comment faire passer non pas, selon la bivalence du principe de non-contradiction, de l’erreur à la vérité ou de l’ignorance à la sagesse, mais, selon la pluralité inhérente au comparatif, d’un état moins bon à un état meilleur. Protagoras, qui professe la vertu, le dit par la bouche de Socrate, qui, alors, le défend: «C’est d’une disposition à la disposition qui vaut mieux que doit se faire le passage, mais le médecin produit ce passage par les drogues, le sophiste par des discours» (Théétète , 167 a).

Ainsi peut-on à chaque fois discursivement atteindre ce que Gorgias et, surtout, Antiphon nomment homologia , ou homonoia , à la fois accord, consensus et concorde. C’est tout d’abord la loi elle-même qui, par différence d’avec la nature, est par essence un tel accord (Antiphon, B 44 D. K.); et la Grèce, quant à elle, se distingue par la loi qui prescrit aux citoyens de prêter le serment d’accord, c’est-à-dire le serment d’obéissance aux lois (B 44 a). Cette ré-union, qui contracte les dissensus, non seulement constitue explicitement le modèle des relations entre cités et du rapport entre citoyens d’une même cité, mais aussi elle sert à penser jusqu’à l’harmonie, conflictuelle et temporalisée, qui est constitutive de chaque individu.

Devant le calcul du meilleur, du plus utile, «la frontière entre bien et mal s’efface: c’est là le sophiste» (Nietzsche, Fragments posthumes , 87-88, 343-345, 11 [375]). C’est ainsi qu’on peut expliquer le paradoxe d’une sophistique tantôt tyrannique et tantôt démocrate, tantôt cynique, sadienne, révolutionnaire et tantôt conformiste et conservatrice. Le personnage d’Antiphon peut servir à bon droit de paradigme, au point d’avoir été morcelé par la tradition en plusieurs individus distincts: l’obéissance à la nature, dont il démontre la nécessité, doit théoriquement conduire au déchaînement des instincts et à l’anarchie sociale, or il ne cesse de proposer en exemple des conduites gnomiques conventionnelles et stéréotypées. Mais c’est justement que, dans le Sur la vérité , nature et loi sont distinguées seulement par leur «usage» ou leur «utilité»: par les conséquences qu’entraîne leur transgression. La transgression de la nécessité naturelle produit un dommage selon la «vérité», indépendant des circonstances, tandis que la transgression d’une règle conventionnelle ne produit d’effet que dans l’«opinion», donc des effets radicalement différents selon qu’il s’agit d’une conduite privée ou d’une conduite publique; dans le secret du privé s’opère ainsi un retour au naturel, mais la nature n’est plus alors qu’une échappée par rapport à l’impérialisme de cette légalité qui prétend contraindre jusqu’à la sensibilité et prescrire aux yeux «ce qu’ils doivent et ce qu’ils ne doivent pas voir» (B 44 A, col. 2 et 3 D. K.).

L’identité des individus et des conduites se trouvant ainsi diffractée, on conçoit que le même Antiphon puisse proposer comme modèle de rhétorique judiciaire des Tétralogies , c’est-à-dire des séries de quatre discours: une accusation, une défense, une nouvelle accusation qui tient compte de la première défense, puis une ultime défense, chacune proposant son récit et sa version d’une même action, selon les exigences instantanées de la tactique.

À la destitution de l’identité ontologique succède, avec la pratique rhétorique, la construction d’une identité politique qui tient compte de la diversité des opinions. Simultanément, la morale fondée sur une vertu ou un bien unique comme la vérité est relayée par la considération des conduites effectives et le souci du meilleur, empreint d’un vécu de la finitude.

De la philosophie à la littérature

La première sophistique a perdu la guerre philosophique: Platon et Aristote l’ont réduite au pseudos (non-être, faux, falsification) et reléguée au statut de mauvaise rhétorique, vide de sens. Expulsion réussie: la seconde sophistique appartiendra donc non pas au corpus des philosophes, mais à celui des orateurs; si on ne lui marchande plus guère une existence réelle, isolable, force est de constater que l’importance qu’on lui accorde n’est jamais qu’historique ou littéraire. Mais la seconde sophistique retourne, avec Philostrate qui en signe l’acte de naissance, l’accusation de pseudos contre la philosophie elle-même. Pour Philostrate, répondant au Phèdre de Platon, l’ancienne sophistique est une «rhétorique philosophante» (Vies des sophistes , I, 480) et seuls les meilleurs philosophes peuvent accéder au nom et au statut de sophiste: alors que la sophistique se définissait au 臨 de la Métaphysique de «paraître philosophie, sans l’être», ce sont maintenant les philosophes «qui ne sont pas sophistes, mais le paraissent seulement» (ibid. , 484).

Il est vrai que, à Rome, sous l’Empire, la sophistique triomphe: si Hippocrate rougissait de honte au début du Protagoras à la simple possibilité de passer pour un sophiste, l’empereur Trajan sur son char de triomphe se penche au contraire vers Dion de Pruse pour lui murmurer: «Je ne sais pas ce que tu dis, mais je t’aime comme moi-même» (ibid. , 488), tandis que dans la chapelle d’Alexandre Sévère se trouvaient, paraît-il, quatre portraits: le Christ, Orphée, Abraham et Apollonios de Tyane, le héros du roman biographique de Philostrate. Ce triomphe s’appuie sur l’hégémonie de la paideia , de l’éducation sophistique, et sur le développement d’une culture littéraire: dans des écoles où le directeur était sophiste, l’«imitation rhétorique» propose l’appropriation, tout au long du cursus scolaire, de toutes les œuvres de l’Antiquité classique. Mais ce qui caractérise cette rhétorique généralisée, c’est qu’elle est créatrice. À côté d’une efflorescence des genres anciens, s’autonomisent des genres nouveaux, en particulier celui qui deviendra littérature par excellence: le roman. Or, à le bien considérer, le roman constitue une réponse tout à fait originale à l’interdit philosophique. Car le roman est un pseudos qui se sait et se revendique pseudos , un discours qui renonce à toute adéquation ontologique pour suivre sa démiurgie propre: il s’agit de parler non pour signifier quelque chose, mais pour le plaisir de parler et de produire ainsi un effet-monde, une «fiction» romanesque. Et la popularité des romans, renouant avec la tradition fondatrice des poèmes homériques, finit par constituer l’avatar culturel d’un consensus politique, étendu grâce à la pax romana jusqu’aux confins du monde habité: Tout le monde ne voit pas le même ciel, dit Dion en substance (Discours , 53, «Sur Homère», 7-8), mais même les Indiens connaissent Homère.

Aussi bien le paradigme de la vérité s’en trouve-t-il transformé. La sophistique ne se mesure plus avec l’authenticité philosophique, mais bien plutôt désormais avec l’exactitude du fait historique. C’est maintenant le regard historien qui porte sur la sophistique, et sur sa parentèle philosophique et littéraire, l’accusation de pseudos . De ce nouveau conflit témoigne par exemple le texte de Lucien intitulé Comment écrire l’histoire : l’historien, dont le jugement doit être un «miroir brillant, sans tache et bien centré» (50), s’oppose point par point au poète qui, lui, à la différence de Thucydide, a le droit de «renverser d’un trait de plume la forteresse des Épipoles» (38). L’historien se définit de n’être pas romancier. Cependant, Lucien fait de la sophistique sur la sophistique elle-même; son ironie, dans l’Histoire véritable , parvient à mettre en abîme sa propre pratique: «Je décidais de mentir, mais avec plus d’honnêteté que les autres, car il est un point sur lequel je dirai la vérité, c’est que je raconte des mensonges.» Jouant ainsi du paradoxe du menteur, l’histoire «véritable» oppose à l’histoire des chroniqueurs et au récit fidèle des événements la force inégalable de l’invention.

La première sophistique, face à la philosophie, préfère au discours conforme à l’étant, ou à l’être de l’étant, un discours créateur de consensus. C’est ce déplacement même, de l’adéquation au consensus politique et culturel, qui se répercute dans le déplacement de l’opposition pertinente: histoire, et non plus philosophie, face à la seconde sophistique. On passe ainsi de l’ontologie aux sciences humaines et de la sophistique à la littérature.

La postérité de la sophistique

L’histoire de la philosophie, métaphysique de l’être et du sens, est d’abord platonico-aristotélicienne. C’est dire qu’elle a dû contribuer à mésentendre, circonvenir ou reléguer l’hétérodoxie sophistique.

En premier lieu, on peut facilement montrer que les réévaluations successives qu’a connues la sophistique ne sont, somme toute, que des mises en éloge des dévalorisations primitives: elles consistent à affecter d’un signe positif ce que Platon stigmatise. Ainsi s’explique, par exemple, le caractère paradoxal de quelques positions modernes, qui continuent d’utiliser le terme «sophisme» au sens usuel depuis Platon, tout en proposant une «réhabilitation des sophistes». Le tour est vite fait. Sur le plan théorique, les sophistes traitent du non-être et des phénomènes ou des accidents: Hegel, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie , montre combien Gorgias a logiquement raison d’insister sur le non-être de l’être et comment Protagoras inaugure «la réflexion dans la conscience». Sur le plan pratique, les sophistes platoniciens sont immoraux, préférant la puissance et l’argent: Nietzsche, renversant les valeurs, fait l’éloge de Calliclès, non sans proposer, cette fois à la suite d’un certain Platon, de revenir sur «le cas Socrate» dans toute son ambivalence. Enfin, leur savoir-faire rhétorique si pernicieux est valorisé comme politiquement nécessaire au bon fonctionnement des assemblées de la démocratie, ainsi que le souligne George Grote, et, selon l’analyse de Heinrich Gomperz, comme porteur de normes esthétiques et pédagogiques. Les interprétations plus récentes ne font nullement exception. G. B. Kerferd par exemple, dans The Sophistic Movement , s’étonne que, dans un monde aussi peu platonicien que le nôtre, le rejet de la sophistique demeure si mal questionné. Mais, dans sa propre réinterprétation, il brosse l’image d’une sophistique hyperrationaliste, appliquant «la raison pour poursuivre la compréhension des processus tant rationnels qu’irrationnels»: les sophistes ont finalement toujours, pour Kerferd comme pour Platon et Aristote, le défaut ou le mérite de vouloir dire adéquatement l’indicible réalité phénoménale.

C’est de façon plus insidieuse encore que les jugements portés sur la sophistique restent transis d’aristotélisme. Ainsi, lorsque Heidegger repense l’ensemble de la philosophie présocratique à la lumière de l’histoire de l’être et à partir de la différence ontologique, il critique une interprétation du subjectivisme de Protagoras qui ferait de lui «le Descartes de la métaphysique grecque» (Nietzsche , II, trad. P. Klossowski, p. 114): il s’agit bien plutôt, avec la proposition de Protagoras lue par Heidegger, d’une restriction, d’une modération, voire d’une juste mesure de la non-occultation; si bien que la sophistique, qui ne se laisse penser que «sur fond et comme forme dérivée» de l’interprétation hellénique de l’être, est en somme un sous-produit, plus ou moins capable d’authenticité, du présocratisme parménidéen. Mais le logos sophistique ne fait pas pour autant l’objet d’une véritable reconsidération: c’est encore et toujours à l’aune de l’aletheia , quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, qu’il est évalué. Heidegger, commentant le principe de non-contradiction comme principe de l’être, souligne que l’homme qui se contredit ne manque pas seulement l’étant, mais se manque lui-même, sans autre symptôme, dans «cette nuit faite de croissante inconscience», qu’un bavardage qu’on a grand tort de croire inoffensif (ibid. , I, p. 468).

Ce rejet du «parler pour parler», d’abord créé par Aristote pour stigmatiser la résistance sophistique, est structurellement nécessaire aux modernes théories du consensus. Pour K. O. Apel, celui qui refuse de se plier aux «règles du jeu de langage transcendantal» (Aristote disait: «de signifier quelque chose pour soi-même et pour autrui») doit le payer «par la perte de l’identité de soi comme agent sensé, dans le suicide» ou la «paranoïa autistique» («La Question d’une fondation ultime de la raison», in Critique , p. 926, oct. 1981): les plantes qui parlent s’en vont à la morgue ou à l’asile. De son côté, J. Habermas souligne que «la robinsonnade muette» du sceptique conséquent est pratiquement intenable (Morale et communication , trad. Bouchindhomme, p. 117, Paris, 1987): de même, pour Aristote, on ne voit pas celui qui refuse le principe de non-contradiction conformer sa pratique à sa théorie, pour marcher «droit au puits ou au précipice» comme s’il croyait pareillement qu’il soit «bon ou non bon» d’y tomber (Métaphysique , 臨, 4, 1008 b 15-17).

Le logos sophistique est ainsi d’une manière ou d’une autre toujours rapporté à cela même qu’il cherche à circonvenir ou à catastropher: l’être et la parole de l’être, identique ou adéquate. Pour tenter de rendre justice à la sophistique, il faudrait au moins accepter de considérer, par-delà les oppositions entre philosophie et rhétorique, sens et non-sens, ses prestations logiques comme autant de prises de position sagaces contre l’ontologie: la sophistique comme esquive du métaphysique et alternative, dès les présocratiques, à la lignée classique, parménido-hégélienne, de la philosophie.

La sophistique, refoulée comme non-sens, oblige à reconsidérer les limites du concept de sens: aussi ne s’étonnera-t-on pas de trouver l’un des points de retour les plus marquants du logos sophistique dans la psychanalyse. Freud, comme toute la tradition philosophique, s’est engouffré dans l’exigence aristotélicienne du sens. Il n’est pas un trait de la théorie et de la pratique analytiques qui n’en puisse témoigner: symptôme, mais aussi bien rêve, lapsus, acte manqué, mot d’esprit ne deviennent qu’à ce prix objets de la psychanalyse. L’inconscient lui-même, dont ils sont les formations plus ou moins directes, ne doit son statut d’«hypothèse nécessaire et légitime» qu’à un «gain de sens et de cohérence» (Métapsychologie , trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, p. 66-67, Paris, 1968). Le projet freudien consiste à étendre de façon virtuellement infinie le domaine du sens de sorte qu’y puisse rentrer ce qui fut toujours considéré comme insensé: dans cette perspective, la définition récurrente du mot d’esprit comme «sens dans le non-sens» pourrait servir à définir le projet freudien tout entier.

Dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient , l’une des catégories les plus importantes mises en place à travers les tentatives de taxinomie se trouve être, justement, celle de «sophisme». La position freudienne à l’égard du sophisme apparaît alors, d’un terme que seule la réflexion de Freud sur la non-contradiction permet d’introduire, ambivalente. Le sophisme ou mot d’esprit sophistique est simultanément dévalorisé sans appel comme faute de raisonnement, non-sens, relevant d’une activité régressive, infantile, toxicomaniaque, névrotique, voire psychotique, et valorisé sans cesse et malgré tout comme plaisir: plaisir pensé non sans mal en termes économiques comme «épargne», mais aussi plaisir de jouer avec les mots et avec les sons (de «gorgianiser» comme disait Aristophane), et surtout plaisir, au plus proche de l’essentiel de la sophistique, que l’esprit sait prendre en lui-même, «à sa propre activité» (Le Mot d’esprit , trad. M. Bonaparte et M. Nathan, p. 155, Paris, 1930). Le sophisme dit ainsi la vérité du désir et délivre du joug de «la raison critique»: c’est un exercice de liberté. Si le sophisme devient finalement «le truchement de la vérité», c’est qu’il prône au moyen de la levée de l’inhibition, au lieu de la «vérité philosophique», cette vérité plus vraie qu’est, aux yeux de Freud, l’expression de l’inconscient.

Lorsque Jacques Lacan réfléchit à son tour sur la pratique psychanalytique du langage, pharmaceutique s’il en est, et coûteuse ou payante, il retrouve l’opposition entre ontologie et logologie: «Je me distingue du langage de l’être. Cela implique qu’il puisse y avoir fiction de mot. Je veux dire à partir du mot» (Le Séminaire. Livre XX. Encore , p. 107, Paris, 1975). Davantage, si l’être est un «effet de dire», un «fait de dit» (ibid. , p. 107), alors il faut distinguer la dimension du signifiant ; de même que la logologie ne procède pas de l’être au dire, mais du dire à l’être, on n’ira pas du signifié au signifiant, mais à l’inverse: «Ce qu’on entend, c’est le signifiant. Le signifié, c’est l’effet du signifiant» (ibid. , p. 34). Car la grande ressource du signifiant, c’est de brouiller la certitude du sens, qui se définit de son unicité, en jouant sur l’équivoque, l’homonymie, l’amphibolie, armes recensées depuis Aristote comme perversions sophistiques. Ainsi, de Gorgias à Lacan, sommes-nous transportés dans un monde où «il n’y a que de l’entendre» (Traité du non-être , 980 b 9). Aristote définissait le sophiste par son art de «parler pour (le plaisir de) parler». Lacan définit la psychanalyse comme Aristote la sophistique, mais avec une inversion révélatrice des siècles aristotéliciens: «La psychanalyse, à savoir l’objectivation de ce que l’être parlant passe encore du temps à parler en pure perte» (Encore , p. 79).

La perte et le profit constitutifs d’une autonomie discursive, c’est-à-dire d’un logos alternatif par rapport à la logique platonico-aristotélicienne qui n’a cessé d’être la nôtre, voilà ce que la sophistique, en philosophie, en politique, en littérature, pourrait, à sa manière, contribuer à faire percevoir.

sophistique [ sɔfistik ] adj. et n. f.
• v. 1265; lat. sophisticus, gr. sophistikos
1Didact. Qui est de la nature du sophisme, qui constitue un sophisme. Argument, raisonnement sophistique. « Que cette interprétation de la loi parût sophistique » (Romains). captieux, 1. faux.
Qui est porté au sophisme, qui use volontiers de sophismes. Esprit sophistique.
2 N. f. Philos. Art des sophistes grecs; le mouvement, la tendance philosophique qu'ils représentaient (aussi dialectique).
Littér. Péj. La sophistique du barreau : les subtilités de la chicane.

sophistique adjectif (bas latin sophisticus, du grec sophistikos) De la nature du sophisme. ● sophistique nom féminin Selon Aristote, sagesse apparente mais sans réalité, qui propose comme règle de vie l'obtention du succès oratoire et du gain pécuniaire. Mouvement d'idées constitué par les sophistes. (C'est une pratique des rhéteurs du Ve s. avant J.-C., principalement, et non une école philosophique proprement dite.) Emploi de sophismes dans l'argumentation.

sophistique
adj. et n. f.
d1./d adj. Didac. Qui est de la nature du sophisme; captieux, spécieux. Des arguments sophistiques.
d2./d n. f. PHILO Mouvement de pensée représenté par les sophistes grecs; art des sophistes.

⇒SOPHISTIQUE, adj. et subst. fém.
I. — Adjectif
A. — Relatif aux sophistes grecs, à la sophistique (infra II A). École, philosophie sophistique. Ce n'est pas (...) uniquement par des différences entre les consciences qu'il faut expliquer les remarquables divergences d'attitude que manifestent, à l'égard de la moralité, les expressions, plus ou moins directes, de l'enseignement ou de l'éducation sophistiques. Elles sont dues peut-être pour une grande part à ce que nous envisageons tantôt l'un, tantôt l'autre, des termes d'une antilogie (L. ROBIN, La Pensée gr. et les orig. de l'esprit sc., 1963, p. 171).
B. — 1. Qui est de la nature du sophisme; qui relève du sophisme. Synon. captieux. Raisonnement sophistique. La frivole et débile argumentation sophistique qui caractérise presque tous les écrits philosophiques du siècle dernier (COMTE, Philos. posit., t. 4, 1893 [1839], p. 159). On a dit que la petite morale tuait la grande; antithèse sophistique d'une mauvaise conscience (CHATEAUBR., Mém., t. 1, 1848, p. 632).
2. Qui use de sophismes. Il semble qu'on a toujours pensé ce qu'ils ont pensé [les hommes du XVIIe s.], et les esprits sophistiques se plaignent qu'on ne trouve rien de nouveau dans leurs ouvrages (J. DE MAISTRE, Souveraineté, 1821, p. 412). Toutes les fois que Robespierre a besoin d'un rapporteur impassible, sophistique, aux lèvres d'airain et au front de marbre, pour épurer la Convention (...) il met en avant Saint-Just, qui s'acquitte de cette tâche comme d'un sacerdoce (SAINTE-BEUVE, Caus. lundi, t. 5, 1852, p. 350).
II. — Subst. fém.
A. — Attitude intellectuelle, mouvement philosophique représenté par les sophistes grecs. On a mal jugé Montaigne; et de là vient sans doute qu'on ne le lit pas assez. Et sur quoi le juge-t-on? sur son « que sais-je? » qui n'est nullement son dernier mot, mais qu'il propose seulement à ceux qui voudraient douter de tout par jeu de sophistique, comme la formule la moins affirmative qui soit (ALAIN, Propos, 1912, p. 135). Née en Sicile au début du Ve siècle, la sophistique était proprement la science du raisonnement, orientée vers des fins utilitaires: elle devint vite la pratique du raisonnement spécieux, fortifié de toutes les ressources verbales propres à entraîner la persuasion (Fr. CHAMOUX, La Civilisation gr., 1963, p. 324).
B. — LOG. ,,Partie de la logique qui traite de la réfutation des sophismes`` (MORF. Philos. 1980).
C. — Argumentation, raisonnement fondés sur des sophismes, des subtilités; emploi de sophismes. Les propagateurs de réformes sociales, les utopistes et les démocrates avaient fait un tel abus de la justice qu'on était en droit de regarder toute dissertation sur un tel sujet comme un exercice de rhétorique ou comme une sophistique destinée à égarer les personnes qui s'occupaient du mouvement ouvrier (SOREL, Réflex. violence, 1908, p. 339). Bloch (...) n'avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m'efforçais aujourd'hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l'absurde sophistique, ouvrages sans originalité mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes du monde l'impression d'une hauteur intellectuelle peu commune, d'une sorte de génie (PROUST, Temps retr., 1922, p. 958). V. farder1 B ex. de Joubert.
REM. Sophistiquement, adv. De manière sophistique. Ce fut lui-même [Spinoza] qui (...) introduisit (logiquement, sophistiquement) l'idée d'effort dans l'idée de substance (MICHELET, Journal, 1846, p. 642).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. A. Adj. 1. ca 1265 « qui est de la nature du sophisme » (BRUNET LATIN, Trésor, II, 63, éd. F.-J. Carmody, p. 239); 2. 1756 « qui fait usage de sophismes » (VOLTAIRE, Mœurs, 54 ds LITTRÉ). B. Subst. 1. ca 1265 « art des sophistes » (BRUNET LATIN, op. cit., I, 5, p. 22); 2. 1842 « partie de la logique » (Ac. Compl.); 3. 1846 « emploi de sophismes » (PROUDHON, Syst. contrad. écon., t. 1, p. 38). Empr. au lat. sophisticus « captieux », empr. au gr. « propre aux sophistes », « fallacieux ». Fréq. abs. littér.:76.

sophistique [sɔfistik] adj. et n. f.
ÉTYM. V. 1265, adj. et n.; lat. sophisticus, grec sophistikos. → Sophiste.
Didactique.
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I Adj.
1 Qui est de la nature du sophisme, qui constitue un sophisme. || Argument, raisonnement sophistique. Captieux, faux.
2 Qui est porté au sophisme, qui use volontiers de sophismes (→ Rapporteur, cit. 2). || Esprit sophistique.
0 Il y avait deux risques : d'abord que cette interprétation de la loi parût sophistique, et que les gauches du Parlement, plus sensibles aux formes qu'aux nécessités, criassent au coup d'État, à la dictature.
J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. IX, II, p. 16.
3 Relatif aux sophistes grecs. || L'école, le mouvement sophistique.
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II N. f.
1 (V. 1265). Philos. Art des sophistes grecs; le mouvement, la tendance philosophique qu'ils représentaient (→ aussi Dialectique, cit. 4).
2 (1842). Partie de la logique (aristotélicienne) qui traite des sophismes.
3 (1847, Michelet). Emploi de sophismes. Littér. péj. || La sophistique du barreau : les subtilités de la chicane. || Sa dialectique n'est que de la sophistique.
DÉR. Sophistiquement.

Encyclopédie Universelle. 2012.