GRAMMAIRE
Dans son acception la plus usuelle, le terme grammaire désigne une activité de discours portant sur une langue, qu’on peut appeler la langue-objet. La nature la plus générale de cette activité peut se résumer ainsi: décrire les propriétés de cette langue-objet. Le but est variable: il peut être pratique, faire connaître les propriétés d’une langue donnée à ceux qui les ignorent, soit qu’ils ne parlent pas cette langue, soit que, la parlant, ils ne la parlent pas correctement (étant donné certains critères du correct, reçus dans la communauté pertinente); l’illustration la plus évidente de cette situation est fournie par l’enseignement: aussi l’activité grammaticale se trouve-t-elle largement associée à l’instruction et à l’institution de l’école. L’information peut également être destinée, hors institution scolaire, à des sujets cultivés, qui veulent connaître, dans ses détails les plus subtils, la répartition du correct et de l’incorrect. Dans les deux cas, il s’agit de donner des informations.
Mais le but peut aussi être plus désintéressé: décrire à des fins de pure connaissance les propriétés d’une langue, comme on décrirait les propriétés d’un objet quelconque; dans ce cas, la grammaire est pensée sur le modèle de la science et devra en respecter les contraintes. Elle rencontre alors un autre discours, beaucoup plus récent qu’elle: la linguistique.
La description proposée par la grammaire est elle-même exprimée en langue; il peut arriver que la langue-objet et la langue de la grammaire soient différentes (ainsi, une grammaire allemande rédigée en français); il peut se faire que la langue-objet et la langue de la grammaire soient la même (ainsi une grammaire française rédigée en français).
Cette activité est certainement fort ancienne. Il est facile de démontrer que l’invention d’un système d’écriture quelconque, aussi primitif qu’il soit, la suppose sous une forme très poussée. Même en l’absence de documents écrits proprement grammaticaux, on peut donc conclure que l’activité grammaticale est plus ancienne que la plus ancienne des écritures attestées. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe que dans les langues écrites.
Il peut en effet exister une activité grammaticale dans des langues à tradition purement orale. Au reste, l’activité grammaticale n’est pas seulement ancienne, elle est aussi fort répandue: s’il est vrai que toutes les cultures ne la connaissent pas, il est vrai aussi que beaucoup l’ont pratiquée indépendamment les unes des autres. Ainsi, il existe une tradition grammaticale chinoise, une tradition grammaticale arabe, sanskrite, grecque, gréco-latine, etc. Ce n’est donc pas une invention strictement européenne, même s’il est vrai que, notamment par les activités missionnaires, la terminologie, les concepts fondamentaux et les méthodes mêmes de la tradition européenne se sont largement répandus, aux dépens parfois des traditions grammaticales autochtones. Malgré cette diversité, il semble qu’on puisse définir un concept général de grammaire qui s’applique à toutes les traditions.
1. L’idée de grammaire
À supposer même qu’on s’en tienne à la seule tradition grammaticale européenne, il convient de prendre en compte une grande diversité historique. Cette tradition, qui forme le fond de ce qu’on pourrait appeler l’opinion grammaticale courante et qu’on retrouve, plus ou moins semblable à elle-même, dans les grammaires usuelles (scolaires ou non), remonte pour l’essentiel à la grammaire grecque, réinterprétée par les grammairiens latins, puis sans cesse remaniée au fil des siècles. C’est dire que le terme grammaire appartient à des configurations intellectuelles fort différentes et même absolument hétérogènes: il y a peu de rapports entre la philosophie stoïcienne où s’est constituée, dans ses grandes lignes, l’usuelle liste des parties du discours et la philosophie, consciente ou inconsciente, des grammairiens modernes qui recourent à une telle liste; il y a peu de rapports entre la philosophie des maîtres de Port-Royal qui ont fixé l’opposition entre relatives déterminatives et non déterminatives et la philosophie avouée des grammairiens modernes qui reprennent cette opposition, etc. Aussi la notion de grammaire peut-elle être considérée d’un point de vue essentiellement historique. Néanmoins, à travers ces variations, un noyau dur subsiste; même dans des configurations différentes, on peut le reconnaître. En bref, il n’est pas dépourvu de sens de considérer que la grammaire, comme activité réglée, a aussi des caractères transhistoriques; après tout, elle a pour objet les langues naturelles, qui, elles aussi, traversent, sans toujours en être affectées, les ruptures de l’histoire.
L’activité grammaticale
Dire que l’activité grammaticale est ancienne, c’est la distinguer nettement d’un autre discours portant sur les langues naturelles: la linguistique. Ce nom même est récent et l’entreprise à laquelle elle correspond l’est également. L’objet des deux discours est matériellement semblable: il s’agit des propriétés des langues naturelles. Néanmoins, le point de vue est différent: la linguistique se réclame exclusivement de la science, en tant que la science se distingue par nature de ses applications. La linguistique est donc saisie dans la différence qui sépare la science fondamentale et la science appliquée. Il n’en va pas de même pour la grammaire. Celle-ci peut, il est vrai, adopter deux points de vue différents, l’un plus pratique (informations sur une langue donnée), l’autre plus théorique (description désintéressée d’une langue); il peut même arriver que, dans les faits, les deux points de vue se trouvent séparés. Mais l’hypothèse caractéristique de la grammaire est qu’il n’y a pas de différence de nature entre les deux modes de description, mais seulement une différence de degré de théorisation: le même terme grammaire convient aux deux types d’activité; la grammaire la plus scolaire se présente toujours comme une théorisation minimale de la langue traitée et la grammaire la plus théorique conserve généralement un mode de présentation, une terminologie, une conceptualisation qui se ressentent des grammaires pratiques.
La linguistique, au contraire, ne connaît les finalités pratiques que sous la forme de l’application; pris en eux-mêmes, ses concepts et ses démonstrations ignorent tout de celles-ci. Aussi, malgré l’identité des objets traités, ne peut-on confondre les deux discours. Au reste, à ne s’en tenir qu’aux faits, on peut constater que l’existence de la linguistique n’a pas marqué la fin de l’activité grammaticale autonome. Bien des ouvrages paraissent encore qui se réclament de la grammaire plus que de la linguistique, et l’intérêt de l’opinion pour les questions strictement grammaticales demeure vivant, surtout en France, alors même que la linguistique est peu pratiquée. Et cela est vrai non seulement de la grammaire pratique, mais même de la grammaire théorique: on tente encore de construire des doctrines grammaticales générales, qui demeurent autonomes à l’égard de la linguistique. C’est là une situation paradoxale, puisqu’elle suppose la coexistence de deux discours sur la langue, connexes, apparentés même, mais distincts.
Conditions d’effectuation
Pour que le terme grammaire soit employé avec un minimum de signification, il faut que soient réunies les hypothèses suivantes:
– Tout ne peut pas se dire – ou il y a un différentiel dans les données de langue. Ce différentiel est généralement présenté sous la forme d’une opposition correct/incorrect. Autrement dit, la proposition de grammaire, dans sa forme générale, consiste en un jugement de la forme: «cette donnée est correcte» / «cette donnée est incorrecte». Le sujet de ce jugement est une production de langue; le prédicat est constitué par le différentiel choisi. On peut imaginer d’autres oppositions: acceptable/inacceptable, grammatical/agrammatical, etc. Elles ont généralement ceci de commun: a ) qu’elles sont bipolaires (qu’elles soient à deux degrés ou à plusieurs degrés, la classification se fait entre deux pôles); b ) qu’elles sont évaluatives (des deux pôles entre lesquels se situe la différenciation, l’un est positif, l’autre est négatif); c ) qu’elles ont la forme logique de la norme (autrement dit, les données affectées d’un signe négatif peuvent parfaitement être réalisées). Cela veut dire que le jugement «ceci ne se dit pas» est un jugement modal: «ceci se dit, mais ne doit pas se dire». Voilà ce qu’on décrit quand on dit que le jugement grammatical est normatif .
– Le prédicat différentiel (correct/incorrect) peut être attribué, dans la généralité des cas, de manière entièrement interne à la langue. Autrement dit, il est possible d’étudier les données de langue en les déconnectant des situations particulières et toujours changeantes des actes d’énonciation. Ainsi, l’on peut évaluer une phrase en elle-même, sans rien savoir de celui qui l’énonce, sans même supposer qu’elle soit énoncée par un sujet particulier, adressée à un sujet particulier, dans des circonstances particulières. Ce n’est pas que parfois cette information ne se révèle nécessaire, mais elle ne l’est pas communément. Cette hypothèse ne va pas du tout de soi, et elle est contredite par l’apparence. Pourtant, toutes les grammaires la supposent: c’est pourquoi elles se permettent de raisonner sur des exemples qui, par définition, sont constitués d’énoncés séparés de l’acte d’énonciation qui éventuellement les aurait produits. Ce trait est évident lorsque la grammaire raisonne sur des exemples inventés; il ne l’est pas moins quand elle raisonne sur des exemples réels: ceux-ci ne requièrent pas en effet que le grammairien ou le lecteur de la grammaire reproduisent dans leur intégralité les circonstances (s’il s’agit d’un exemple emprunté à la vie courante) ou le contexte (s’il s’agit d’un exemple tiré d’un texte) d’origine.
– Le prédicat différentiel peut être attribué par types de données et non pas donnée par donnée. On comprend aisément qu’il serait impossible d’étudier chaque production de langue, chaque énoncé ou fragment d’énoncé singulier, le nombre en étant potentiellement ou actuellement infini. Mais cette étude infinie, qui est impossible, n’est pas non plus nécessaire: on peut arriver à des thèses grammaticales valides à partir d’un nombre fini de données. Là encore, on retrouve l’usage des exemples: la phrase proposée en exemple fonctionne comme un type et doit permettre de comprendre ce qui se passe dans la classe (éventuellement infinie) des phrases semblables à l’exemple. On notera que cette similitude ne tient évidemment pas à la matière des mots, ni à la signification; elle tient à la structure grammaticale qui est le véritable principe de définition du type. Ainsi l’on peut parler de phrases passives, de phrases actives, de phrases relatives, etc. Et c’est pour des types de ce genre que la grammaire présentera des différenciations correct/incorrect.
En ce sens, toute grammaire, explicitement ou implicitement, traite la relation entre l’infinité (actuelle ou potentielle) des données de langue et la finitude des informations accessibles.
– Le prédicat différentiel est attribué à une donnée de langue sur la base de la disposition interne de ses parties. Autrement dit, on suppose que les données de langue sont crucialement analysables en parties et sous-parties et c’est l’agencement de ces parties et sous-parties qui permet de justifier que le prédicat correct/incorrect soit attribué à chacune. Puisque, par ailleurs, on raisonne en termes de types, ces parties et sous-parties doivent être définies, elles aussi, en termes de types et leurs agencements également sont des types d’agencement.
En tant que les parties forment des types, elles permettent de ranger en classes les éléments constitutifs des données. On retrouve ici la notion de parties du discours: les grammaires peuvent varier quant à la liste des parties du discours; elles peuvent même renoncer à dresser une liste a priori. Il n’en reste pas moins qu’elles supposent toutes la pertinence de telles parties et de leur agencement. Quelle que soit la liste choisie, elle aura les caractères suivants: a ) la liste devra être finie, en sorte que l’on retrouve la logique qui permet de traiter en termes finis des données infinies; b ) elle doit être complète: tous les éléments d’une langue donnée doivent pouvoir trouver dans la liste une catégorie qui leur corresponde; c ) elle doit être univoque: étant donné un élément de la langue, il ne peut trouver qu’une seule partie du discours à la fois qui lui corresponde; d ) elle doit être certaine: on doit toujours savoir quelle partie du discours lui est attribuée et justifier cette attribution.
Ces parties doivent être considérées comme des éléments; autrement dit, leur combinaison obéit à des lois, mais, pour peu qu’ils respectent ces lois, ils sont librement combinables. Par conséquent, on retrouve les mêmes éléments, différemment disposés, dans des données différentes. On comprend alors que l’activité grammaticale se présente comme une analyse : le terme est pris dans son acception usuelle, et il n’y a pas d’incompatibilité entre la signification qu’il prend en grammaire et la signification qu’il prend par exemple en chimie. Dans les deux cas, il s’agit de résoudre une donnée en ses parties constitutives et d’expliquer les propriétés de cette donnée par les propriétés de ces parties et de leur disposition. On comprend aussi que cette analyse se présente comme une série de jugements d’attribution: le sujet de ce jugement est l’élément de langue donné (disons le mot ou le groupe de mots), le prédicat est la partie du discours appropriée, pourvue des caractères appropriés. Soit «le est un article défini, masculin, singulier», «livre est un nom commun, masculin, singulier», etc. La technique scolaire de l’analyse grammaticale illustre bien ce type de jugements.
Puisque la proposition d’analyse grammaticale prend la forme d’un jugement d’attribution, et puisque la théorie reçue de ce type de jugement a été formulée par Aristote en termes de catégories, on comprend que l’on retrouve dans la grammaire la notion de catégorie ; tout de même qu’Aristote pensait que tout jugement d’attribution, quel qu’il soit, met en jeu une ou plusieurs catégories appartenant à une liste finie (être, quantité, qualité, etc.), de même la tradition grammaticale pense que l’on obtiendra tous les jugements grammaticaux nécessaires en combinant une ou plusieurs catégories appartenant à une liste finie: phrase, nom, verbe, etc. Au reste, on a supposé souvent que les catégories de langue et les catégories de pensée devaient se correspondre, en sorte que les deux listes n’étaient pas seulement structuralement analogues, mais aussi substantiellement reliées. Mais cette supposition n’est nullement nécessaire à la notion même de catégorie grammaticale. En revanche, il est caractéristique de l’activité grammaticale que la liste des catégories se trouve recouper la liste des parties du discours. De la sorte, cette dernière notion se révèle être une notion double. D’une part, elle permet de diviser quelque donnée de langue que ce soit en composants constitutifs, d’autre part, elle permet de caractériser ces composants en leur attribuant, par un jugement d’attribution, le prédicat catégoriel correspondant.
Qu’est-ce qu’une règle?
Ces hypothèses se combinent entre elles et, prises ensemble, imposent une physionomie générale à ce qu’on peut appeler une grammaire. L’activité grammaticale, réduite à sa forme essentielle, consiste donc à combiner deux jugements d’attribution: le premier situe une donnée de langue relativement au différentiel, en lui attribuant le prédicat correct ou incorrect (si tels sont les pôles de l’évaluation choisie); le second donne la justification du premier: en effet, pour juger correcte ou incorrecte une donnée, la grammaire s’appuiera exclusivement sur la nature et l’agencement des parties de cette donnée, nature et agencement qui ont été établis par une analyse, laquelle consiste à attribuer à chaque partie la catégorie qui lui convient. Très souvent, il est vrai, la grammaire dissimulera cette structure logique, en adoptant un style de présentation prescriptif. Ses propositions prendront alors la forme d’une règle , l’attribution du prédicat incorrect étant conçue comme l’effet d’une violation de cette règle. On dira ainsi: «en français, le verbe s’accorde avec son sujet», de telle sorte que toute donnée globale (en l’occurrence toute phrase) où cette règle ne serait pas respectée sera jugée incorrecte, de ce point de vue . Corrélativement, toute donnée où cette règle serait respectée sera correcte, de ce point de vue (ce qui n’empêche évidemment pas qu’elle puisse être incorrecte d’un autre point de vue). Il est facile de montrer que cette présentation revient en fait à combiner les deux jugements: attribution du prédicat différentiel à une donnée et attribution d’une nature catégorielle (en l’occurrence: sujet, verbe, traits d’accord) aux diverses parties de cette donnée. Plus exactement, la règle consiste à relier l’un à l’autre les deux jugements: le contenu de la règle isole l’analyse qui se révèle pertinente pour déterminer l’attribution du prédicat différentiel; le caractère prescriptif de la règle revient à poser une limite entre respect et violation de la règle, limite oppositive qui coïncide avec les deux valeurs du prédicat différentiel. Il s’agit donc là essentiellement d’une technique de présentation des propositions de la grammaire. Cette technique n’est au reste pas propre à la tradition européenne; on la retrouve très largement dans les diverses traditions grammaticales. Elle a certainement des défauts, dont le plus grave est qu’elle dissimule la véritable nature logique de l’activité grammaticale, mais le fait qu’elle ait été constituée de manière indépendante dans la plupart des traditions ne peut être dû au hasard; il faut supposer que la notion de règle et le caractère prescriptif qui lui est associé rencontrent bien quelque chose de l’activité de grammaire et, peut-être, à travers cette activité, quelque propriété des langues naturelles.
Pour s’en tenir à la grammaire, le défaut de la présentation par règle prescriptive est en effet balancé par un grand avantage: il permet de mettre en lumière le fait que l’attribution du prédicat différentiel n’est globale qu’en apparence. Sans doute, en fin de compte, c’est une donnée entière, par exemple une phrase entière, qui est jugée correcte ou incorrecte, mais les raisons de ce jugement ou, si l’on préfère, les causes de la correction ou de l’incorrection sont toujours supportées par une ou plusieurs parties spécifiables de ce tout. Or, ces parties sont des éléments librement combinables que l’on peut retrouver identiques à eux-mêmes dans des touts très différents les uns des autres; autrement dit, deux phrases, très différentes entre elles, peuvent cependant se ressembler sur un point et un seulement, et il peut arriver que ce point à lui seul détermine une incorrection. Une phrase n’est donc correcte ou incorrecte que point par point et le jugement grammatical final résulte d’une addition des jugements portant sur chacun des points pertinents. Il apparaît alors qu’il n’y a pas de symétrie parfaite entre les deux valeurs du prédicat différentiel: pour qu’elle soit jugée globalement incorrecte, il suffit qu’une donnée soit incorrecte d’un seul point de vue; pour qu’elle soit jugée globalement correcte, il faut qu’elle soit correcte de tous les points de vue. On comprend alors que la tradition grammaticale se concentre sur la détermination des incorrections; le jugement grammatical s’en trouve accompli de manière plus directe. La notion de règle combine donc deux avantages: d’une part, elle détermine l’incorrection plutôt que la correction; d’autre part, elle isole les uns des autres les facteurs déterminants de l’incorrection – dans l’idéal, il y a une règle par facteur isolable.
De la classification des parties du discours à l’hypothèse d’une grammaire universelle
Cela étant dit, la présentation par règle et l’adoption d’un style prescriptif ne sont que des commodités techniques; d’autres choix sont possibles qui préservent plus clairement l’articulation logique des deux types de jugements grammaticaux, tout en continuant d’isoler aussi soigneusement les facteurs de différenciation entre les données. À cet égard, l’évolution de la théorie linguistique, à partir du moment où celle-ci s’est autonomisée, n’est pas demeurée sans influence sur l’activité grammaticale en général, et en particulier sur la présentation qu’elle doit adopter. En particulier, le développement de la linguistique structurale a conduit à préférer, pour les grammaires qui s’en inspirent, un style plus descriptif, fondé non sur la règle, mais sur le système de l’opposition fonctionnelle. Au contraire, la linguistique d’inspiration générative a remis en honneur le style prescriptif et la notion de règle. Bien qu’ils puissent répondre à des décisions importantes dans le champ de la théorie linguistique stricto sensu, ces choix ne touchent pas l’essentiel de l’activité grammaticale: ce qui est essentiel à cette dernière, ce sont bien les hypothèses qui ont été résumées plus haut et les deux types de jugements d’attribution qui en découlent. Il ne faut donc pas confondre le caractère normatif du jugement grammatical, qui lui est inhérent et tient à son principe, avec le style prescriptif ou non prescriptif d’une grammaire; de fait, même les grammaires qui ont préféré le style descriptif et non prescriptif recourent implicitement à un différentiel de structure normative. Il va de soi que l’activité grammaticale, étant essentiellement empirique, se trouvera contrainte également par des propriétés inhérentes aux langues naturelles. En particulier, il apparaît que les facteurs de différenciation des données au regard du différentiel pertinent relèvent de plusieurs paramètres: ainsi, une donnée peut être incorrecte du point de vue de sa forme phonétique sans l’être du point de vue de sa fonction grammaticale, ou inversement, etc. Ainsi les grammairiens grecs avaient-ils distingué le solécisme, qui est une violation de la syntaxe, et le barbarisme, qui est une violation de la morphologie. En bonne logique, la grammaire doit traiter de manière séparée ou tout au moins spécifique ces divers paramètres de l’opposition correct/incorrect. La conséquence est que la grammaire sera constituée de plusieurs parties: syntaxe, morphologie, phonétique (ou phonologie), lexique. Ces parties de la grammaire définissent chacune un système de différenciation spécifique entre correct et incorrect. Dès lors, une grammaire se présente comme un ensemble d’ensembles de règles permettant de décrire la manière dont se distribue sur les données de langue la différenciation retenue. Elle sera d’autant plus complète que moins de données de langue échapperont à sa description; elle sera d’autant plus adéquate qu’elle attribuera le prédicat différentiel pour des raisons plus claires.
Les hypothèses rassemblées ci-dessus n’ont rien d’évident par elles-mêmes, le fait que les grammaires dans leur généralité les admettent est donc en soi remarquable. Cette base générale étant énoncée, il faut ajouter que les discours grammaticaux peuvent, malgré tout, se révéler très divers. C’est qu’il est possible d’interpréter différemment des hypothèses pourtant communes.
Ainsi, toutes les grammaires raisonnent, explicitement ou non, en termes de catégories et de parties du discours, mais cela ne signifie pas que la liste particulière qu’elles définissent sera toujours identique. Autrement dit, il n’existe pas nécessairement de grammaire universelle et les diverses théories se sont opposées sur ce point. L’hypothèse de la grammaire universelle a été très répandue au XVIIIe siècle; elle allait souvent de pair avec l’hypothèse que la liste classique des catégories entretenait un rapport étroit avec les catégories logiques; or, celles-ci étaient censées tenir à la nature même de l’entendement, lequel était supposé identique à lui-même au travers des diversités historiques et géographiques. L’hypothèse de la grammaire universelle a été abandonnée progressivement au cours du XIXe siècle; d’une part, on a renoncé à corréler étroitement les catégories grammaticales et les catégories logiques; d’autre part, les catégories logiques ont été soumises à une critique sévère – notamment, leur caractère universel a été remis en cause; enfin, les catégories grammaticales traditionnelles sont apparues trop marquées par les langues classiques pour pouvoir décrire l’ensemble des langues naturelles (de ce point de vue, l’étude des langues amérindiennes – par exemple, le kalispel du Washington – a été décisive). On notera cependant que cette dernière critique prouve seulement que la liste traditionnelle des catégories ou des parties du discours est inadéquate, elle ne prouve pas que le projet d’une grammaire universelle soit en lui-même vain. De fait, ce projet a été repris par le programme génératif.
De même, toutes les grammaires raisonnent en supposant un différentiel et une norme. Mais la manière dont ceux-ci sont déterminés peut varier. Ce point, cependant, réclame des explications plus détaillées parce qu’il occasionne bien des confusions.
2. Norme et grammaire
La grammaire recherche l’adéquation empirique. Dès lors, il faut que la division qu’elle opère en fonction de son différentiel ait un corrélat objectif et observable. Autrement dit, il lui faut un solide de référence. La question se pose: d’où lui viendra le solide de référence? Il ne peut venir que des pratiques langagières effectives. Mais ces pratiques elles-mêmes ne peuvent être analysées que par la grammaire. En sorte que le cercle paraît inévitable. À moins que la différenciation que suppose la grammaire ne soit opérée, indépendamment d’elle, par la communauté parlante. Il semble qu’il en soit ainsi. Sans doute, on ne peut nier que certaines différenciations ne soient des artefacts venus de la grammaire apprise – l’influence de l’instruction et de l’école sur les langues est certaine –, en sorte qu’on retrouve la circularité; mais ce n’est pas vrai de toutes les différenciations: certaines sont spontanément reconnues par un grand nombre de sujets parlants. Mais, justement parce qu’elles sont spontanées, elles sont saisies par des sujets qui ne raisonnent pas en observateurs désintéressés; du même coup, elles se trouvent investies de significations étrangères à la langue, le plus souvent de significations sociales. D’où le caractère très «socialisé» de la terminologie grammaticale courante: correction, contraintes, interdictions, fautes, etc.
Jugement grammatical et jugement de valeur
De la même manière, il apparaît que le jugement grammatical a la forme d’un jugement de valeur. Cela est lié au fait que l’impossible de langue n’est nullement un impossible matériel: une phrase reconnue comme tératologique par tous les locuteurs d’une langue donnée peut toujours, malgré cela, être produite, ne serait-ce que par jeu. Parallèlement, les sujets parlants peuvent produire toute espèce de forme, y compris des formes dites fautives, sans courir aucun risque physique; la seule sanction consiste dans l’attribution d’une appréciation négative à telle ou telle production. Là encore, il faut un solide de référence: celui-ci prend la forme d’une norme. Or, la norme de langue se confond souvent avec une norme sociale. Qui plus est, les sujets parlants, pour parvenir à donner un contenu de représentation à la valeur purement grammaticale d’une donnée, ont volontiers recours à d’autres valeurs: morales, esthétiques, etc. D’où le vocabulaire de la faute qui revient souvent dans la terminologie grammaticale. De façon générale, l’activité grammaticale est confrontée à la superposition constante entre ses principes et ses données propres et des principes et des données, souvent homonymes, qu’elle rencontre, hors de la langue et hors de la grammaire, dans l’opinion courante des sujets parlants, c’est-à-dire dans la société. Mais ce n’est là, soulignons-le, qu’une homonymie. Il est vrai que, dans les faits, on peut souvent et peut-être toujours mettre en correspondance le différentiel, interne à la langue, dont la grammaire a besoin par principe, et les différenciations sociales, externes à la langue. De là conclut-on souvent que la grammaire n’est rien d’autre qu’une expression de la hiérarchie sociale, que son différentiel n’est rien d’autre qu’un effet artificiel de cette hiérarchie. La déduction est aisée, mais n’est pas logiquement prouvée: de ce que deux systèmes de différenciation se correspondent, de ce qu’un système de différenciation puisse même passer pour une expression de l’autre ne suit pas qu’il soit l’effet de l’autre. L’activité grammaticale, comme toute autre, est socialisée; cela ne prouve pas qu’elle n’ait pas des principes et des données spécifiques et indépendants.
Système de la norme
Les diverses grammaires traiteront de manière variable ces homonymies. Au niveau des principes, elles pourront accepter ou ne pas accepter que la norme grammaticale soit une norme sociale; elles pourront utiliser ou ne pas utiliser le vocabulaire de la faute, le style prescriptif de la règle, etc. Au niveau des données, elles pourront proposer des réponses différentes aux questions suivantes:
– Quelle est la réalisation du solide de référence? La tradition grammaticale française, à la suite du reste de certains modèles latins (notamment Cicéron), attribue à cette réalisation des caractères matériels précis: la ville plutôt que la campagne, la capitale plutôt que les villes secondaires, les classes oisives plutôt que les classes laborieuses, les classes socialement élevées plutôt que les classes inférieures, les groupes restreints plutôt que les groupes nombreux. Certains de ces choix paraissent avoir partie liée avec le caractère politique du régime dominant dans la société parlant le français: un État centralisé (monarchie absolue ou république), où les villes dominent les campagnes, où la capitale domine les autres villes, où il existe une classe de loisir quantitativement minoritaire, mais qualitativement prestigieuse.
On notera que, dans d’autres formations culturelles, on trouvera d’autres dispositifs. Ainsi, en Italie, on trouve la même prééminence des villes sur les campagnes, on trouve la même prééminence de la classe de loisir sur les classes laborieuses; mais, par ailleurs, il n’est pas vrai qu’une ville l’emporte sur les autres et la classe de loisir se trouve représentée, avec un égal prestige, dans plusieurs centres. L’activité grammaticale y prend dès lors un tout autre caractère, plus «régional» qu’en France, étant admis cependant que les régions pertinentes se confondent avec des villes.
– Quelle est la meilleure source d’information, concernant la différenciation? Suffit-il d’enregistrer ce qui se dit effectivement dans la vie quotidienne (thème de l’usage)? Ou faut-il préférer les sources littéraires (à supposer qu’elles existent)? Dans l’un et l’autre cas, toutes les sources se valent-elles? La tradition grammaticale française suppose ici un accord fondamental entre deux sources d’information. D’une part, les membres de la classe de loisir, éventuellement ignorants, mais porteurs d’une connaissance spontanée de la norme (ce qu’on peut appeler un «sens de la langue»): l’illustration la plus explicite de cette référence se trouve chez Vaugelas. Mais aussi, d’autre part, les meilleurs écrivains, lesquels généralement n’appartiennent pas à la classe de loisir: ici encore Vaugelas donne une bonne illustration, puisqu’il confirme les décisions des «honnêtes gens» par celles des meilleurs auteurs. La supposition est qu’un accord harmonieux subsiste entre ces deux sources, en sorte que, spontanément, les membres de la classe de loisir parlent comme écrivent les meilleurs écrivains et que les meilleurs écrivains écrivent comme on parle dans la classe de loisir. Cette supposition demeure toujours vivante aujourd’hui, compte tenu du fait que tel ou tel sujet peut choisir de reconnaître la classe de loisir dans des couches sociales dites marginales: non plus seulement la bonne société des salons, mais tout autant les bandes de jeunes ou la pègre. À cet égard, bien des écrivains réputés populaires ne font, en réalité, que s’inscrire, en la transposant, dans la tradition grammaticale française. Celle-ci, sur ce point encore, se distingue d’autres traditions. Ainsi, il ne semble pas que dans le domaine allemand la norme de la classe de loisir tende aussi fortement à coïncider avec la norme des grands auteurs. De plus, la norme des grands auteurs est elle-même divisée: l’influence de la traduction de la Bible par Luther n’a marqué, bien évidemment, que l’Allemagne protestante; l’Allemagne catholique (c’est-à-dire également l’Autriche) a d’autres modèles et cela fait deux langues littéraires bien distinctes.
– La norme choisie doit-elle être restrictive ou non? Est-ce que l’on va multiplier les jugements d’incorrection ou, au contraire, les réduire en nombre et en diversité, en sorte que, à la limite, ne subsisteront plus que des incorrections massives?
Le choix d’une norme restrictive, dans sa forme extrême, constitue ce qu’on appelle le purisme; seront réputées incorrectes toutes les données qui ne tomberont pas dans un ensemble constitué par l’accord de quelques écrivains et de quelques usages, appartenant souvent à un passé révolu, sinon lointain. La grammaire puriste existe dans toutes les traditions où existe l’activité grammaticale. Elle existe notamment dans la tradition française. On notera cependant qu’elle n’y est nullement dominante dans les faits. Elle est surtout représentée par ce qu’on peut appeler les amateurs éclairés (ce sont souvent des écrivains: Abel Hermant, André Thérive...) plutôt que par les spécialistes de grammaire.
– La différenciation est-elle absolue ou relative? Une donnée de langue est-elle correcte ou incorrecte selon une échelle à deux valeurs ou faut-il supposer plusieurs degrés?
– Quel statut accorder aux données réputées incorrectes? Traditionnellement, l’activité grammaticale se borne à tracer le partage, sans caractériser de manière positive les données exclues. On peut imaginer cependant que certaines données réputées incorrectes relativement à un certain solide de référence possèdent en elles-mêmes leur propre système; dans ce cas, elles sont susceptibles de recevoir leur propre grammaire, il suffit de changer le solide de référence. C’est le thème de la «grammaire des fautes», selon quoi les données jugées fautives par la grammaire usuelle sont en réalité conformes à un autre type de grammaire, qu’il s’agit seulement de reconstruire. Dans ce cas, il faut admettre qu’au sein de la même communauté coexistent plusieurs systèmes de norme, dont chacun opère un partage différentiel spécifique. Ce point de vue n’est pas répandu dans la tradition grammaticale, où un seul différentiel et une seule norme sont reconnus à la fois. Il est devenu classique cependant chez les linguistes.
Grammaire normative et grammaire descriptive
Les discussions accordent une grande importance à la différence entre grammaire normative et grammaire descriptive. On soutient souvent qu’une différence de nature sépare les deux points de vue: le premier consisterait à prescrire des règles, sans avoir égard à ce qui est effectivement attesté par l’usage le plus répandu; le second au contraire s’attacherait à décrire ce qui se dit, sans se laisser détourner par des notions telles que la faute, la violation, etc. On affirme aussi que le point de vue normatif a régné longtemps et n’a été remplacé par un point de vue descriptif que récemment. En particulier, le rôle de la linguistique scientifique aurait été de démonter l’inanité du point de vue normatif. Il y a des éléments exacts dans cette présentation; elle demeure néanmoins superficielle. Ce qu’on appelle la grammaire normative n’est pas moins lié à l’usage que la grammaire dite descriptive; elle a seulement pour particularité de choisir, parmi les usages possibles, un usage entre tous, généralement ancien et littéraire.
Ce qu’on appelle la grammaire descriptive n’est pas moins liée à un différentiel (et donc à une norme) que la grammaire normative; comme cette dernière, elle introduit entre les données de langue une inégalité. En ce sens, si l’on convient de tenir pour une norme tout différentiel, toute grammaire est normative. Simplement, elle n’appellera pas nécessairement cette norme correct/incorrect, mais elle emploiera des termes plus neutres. Le plus souvent, également, elle admettra des sources d’information plus étendues et plus modernes: les auteurs cités seront plus récents et plus nombreux. Enfin, la norme choisie sera moins restrictive. En bref, les divers types de grammaires peuvent être séparés par des différences réelles. Mais celles-ci ne mettent pas en cause la supposition d’un différentiel, incarné dans un solide de référence.
Grammaire et linguistique
La grammaire a très tôt affronté la question de son statut de science. En effet, même quand elle entend se borner à des fins essentiellement pratiques, elle souhaite présenter des règles claires et efficaces; c’est ce qu’elle appelle traditionnellement la doctrine . Pour ce faire, il lui est toujours apparu qu’elle avait intérêt à se présenter comme une théorie, la plus rigoureuse et la plus exhaustive qui soit. C’est pourquoi il n’y a pas de séparation de nature, dans la tradition grammaticale, entre la grammaire pratique et la grammaire théorique: chacune éclaire et appuie l’autre, même s’il est vrai que les ouvrages qui illustrent l’une ou l’autre peuvent être très différents de style et de présentation. Aussi la tradition grammaticale a-t-elle toujours dû se référer à un modèle théorique. Or ce modèle pouvait être de deux types: d’une part, la grammaire peut se penser comme une discipline essentiellement empirique, comparable par exemple à la botanique; son but consiste alors à proposer des classifications aussi complètes et précises que possible; dans la tradition française, ce point de vue a été illustré par Vaugelas et continue d’être illustré par des ouvrages nombreux et très usuels; d’autre part, la grammaire peut se penser comme une science déductive, comparable à la logique, et notamment à la logique aristotélicienne; dans la tradition française, ce point de vue a été illustré par Port-Royal et le mouvement de la Grammaire générale qui en est issu. Cette dichotomie ne recouvre pas du tout la dichotomie entre le descriptif et le normatif: ainsi la tradition issue de Port-Royal pouvait à la fois combiner un point de vue normatif restrictif et une présentation déductive des règles. Cette combinaison constitue même une caractéristique remarquable du projet de la Grammaire générale au XVIIIe siècle, lequel a dominé la pratique de l’enseignement français jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans tous les cas, à la pratique, essentiellement enseignante, la grammaire associe la théorie, présentée idéalement comme une science grammaticale (qu’elle soit de type botanique ou de type déductif). D’un point de vue historique, cette disposition a été affectée par la constitution de la linguistique: à partir du moment où la linguistique s’est présentée comme la science du langage et des langues, la grammaire ne pouvait plus revendiquer ce titre et ne pouvait subsister que sous la forme d’une technique; dans le meilleur des cas, une application des propositions scientifiques établies par la linguistique. En toute hypothèse, grammaire et linguistique désignent alors des discours entièrement séparés, relevant de principes et de méthodes hétérogènes. Cette position a été largement développée à la fin du XIXe siècle et demeurait encore régnante, dans les années soixante, au moment où la linguistique revêtait essentiellement la forme structuraliste.
Seule la linguistique structurale pouvait alors se présenter comme une science; quant au terme grammaire , il désignait un discours à la fois trop marqué par les nécessités matérielles de l’enseignement (lesquelles entraînent notamment le style prescriptif, incompatible avec la neutralité d’une science d’observation) et encombré de préjugés issus de modèles théoriques dépassés (notamment, la logique aristotélicienne ou pseudo-aristotélicienne). Dès lors, il n’avait plus qu’à disparaître. Le fait qu’une activité grammaticale autonome subsistait malgré tout ne pouvait être attribué qu’au conservatisme des sujets parlants et à des lourdeurs institutionnelles. Cette doctrine a été contredite par les faits: d’une part, l’activité grammaticale autonome a continué (et elle continue encore); d’autre part et surtout, il est apparu que, par rapport à cette activité autonome, la linguistique structurale était loin de se révéler toujours supérieure, notamment en syntaxe où les constructions théoriques ont été incapables de saisir, sans perte d’information, la masse de propositions empiriques construite par les grammaires autonomes; même d’un point de vue théorique, certaines notions appartenant aux grammaires autonomes se sont montrées plus adéquates, quoique informelles et imprécises, que les concepts, plus rigoureux, de la linguistique structurale.
L’intervention de la grammaire générative a profondément modifié cet état de choses. Celle-ci peut, en effet, s’interpréter dans son ensemble comme une réévaluation de l’activité grammaticale autonome: a ) d’un point de vue empirique, elle soutient que les grammaires autonomes – dénommées «grammaires traditionnelles» – l’emportent sur les présentations structuralistes; b ) d’un point de vue terminologique, elle s’autorise à recourir à nouveau au terme grammaire : la linguistique et la grammaire ne désignent plus des disciplines séparées, la seconde étant tout au plus l’application pratique de la première, mais la linguistique est supposée, par définition, produire des grammaires (universelles ou particulières); c ) d’un point de vue théorique, le programme génératif tient qu’une analogie profonde relie la grammaire, au sens traditionnel, qui décrit les propriétés d’une langue naturelle, et la grammaire d’un système formel – la seconde fonctionne à l’égard de ses productions, comme la première fonctionne à l’égard de sa langue-objet et, dès que la première est formalisée avec la rigueur mathématique nécessaire, elle devient une grammaire formelle parmi d’autres. De cette manière, la linguistique acquiert un statut épistémologique précis: son objet consistant à décrire et à expliquer les propriétés formelles caractéristiques des grammaires des langues naturelles, elle devient une science empirique mathématisée – au même titre que la physique, par exemple. À cette définition, la notion de grammaire est, comme on voit, essentielle.
Or, ce qui apparaît dans cette entreprise, c’est que, pour parvenir à la rigueur formelle, la linguistique n’a pas à inventer de nouvelles procédures de traitement empirique des données: là serait l’erreur de la linguistique structurale. Il convient seulement de rendre rigoureuses et d’expliciter les procédures qui étaient mises en œuvre de manière informelle et implicite par l’activité grammaticale autonome. Une telle relation entre la linguistique et la grammaire pourrait paraître un artifice né de la manière particulière dont le programme génératif a été construit. En fait, l’hypothèse de fond est plus importante. Si l’on se souvient que l’activité grammaticale est fort ancienne, il est remarquable que, tout bien pesé, elle ait été couronnée de succès; à l’aide des hypothèses résumées à l’instant, on est parvenu à décrire les langues naturelles, à émettre des propositions raisonnables sur leur fonctionnement, à construire des systèmes d’écriture, à les améliorer, à traduire les langues entre elles, etc. Et cela très tôt; les hommes ont su traiter les langues et les manier de façon réglée, alors que leur maîtrise des processus naturels demeurait extrêmement limitée. Il faut donc que les hypothèses formées par la généralité des grammaires rencontrent des propriétés objectives des langues naturelles.
Dans la plupart des cas, cependant, ces hypothèses sont demeurées implicites. Il convient de souligner le contraste: l’activité grammaticale, en tant qu’activité pragmati que, est ancienne et très tôt efficace; la théorisation satisfaisante de cette activité est récente. En fait, on pourrait considérer que la linguistique moderne a eu pour l’une de ses tâches la détermination des propriétés des langues naturelles qui expliquent les succès pratiques considérables de l’activité grammaticale. Ainsi est-il remarquable que, dans les grammaires, les catégories soient en même temps des parties constitutives et que, par conséquent, le jugement grammatical soit aussi une analyse (résolution d’un tout en ses éléments); cela ne peut s’expliquer que par une propriété remarquable des langues naturelles: c’est ce qu’on a pu appeler leur caractère articulé . Réciproquement, ce qu’on entend quand on dit que le langage est articulé, c’est seulement cette double nature des parties du discours. De même, la contradiction apparente entre le caractère fini des parties du discours ou des types de phrase et le fait que les données concrètes sont potentiellement ou actuellement infinies n’a pas, pendant longtemps, reçu de traitement théorique satisfaisant: ce n’est qu’en raisonnant en termes de récursivité qu’on a pu donner un commencement de statut formel à cette propriété, pourtant supposée implicitement par la notion même de grammaire, si informelle qu’elle puisse être. Le fait que toute grammaire raisonne sur des exemples, c’est-à-dire se donne le droit d’émettre des jugements – qu’il s’agisse de l’attribution d’une catégorie à un segment de langue donné ou qu’il s’agisse de l’attribution du prédicat différentiel (correct/incorrect) – sur une donnée disjointe de toute circonstance réelle d’énonciation, cela n’a été véritablement problématisé qu’avec la distinction langue/parole, compétence/performance, etc. Réciproquement, ces distinctions, souvent mal comprises et parfois mal expliquées, n’ont pour fonction que de donner un fondement objectif à l’existence, pourtant fort ancienne, du raisonnement en termes d’exemples. De façon générale, cette relation entre linguistique et grammaire se vérifie dans toutes les théories linguistiques importantes. Peut-être la grammaire générative a-t-elle été la première à l’expliciter; mais il n’est nullement nécessaire d’adhérer à son programme caractéristique pour reconnaître signification et importance aux questions suivantes: l’activité grammaticale étant un fait constatable, est-elle un artifice né, par exemple, des besoins d’un ordre social, éventuellement oppressif, ou peut-elle être mise en corrélation avec des propriétés objectives des langues naturelles? Dans cette seconde hypothèse: que faut-il que soient les langues naturelles pour que l’activité grammaticale y soit, comme on constate, possible?
grammaire [ gra(m)mɛr ] n. f.
• gramaire v. 1120; dér. irrég. du lat. grammatica, gr. grammatikê, proprt « art de lire et d'écrire » → grimoire
1 ♦ Vx ou cour. Ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue. Règle, faute de grammaire. Orthographe et grammaire. Livre, exercice de grammaire. — Ling. Ensemble des structures et des règles qui permettent de produire tous les énoncés appartenant à une langue et seulement eux (⇒ grammaticalité). La grammaire du français, de l'allemand, du chinois (par oppos. à lexique) . ⇒ morphologie, syntaxe.
2 ♦ Ling. Étude systématique des éléments constitutifs d'une langue. ⇒ phonétique, phonologie; morphologie, syntaxe. La grammaire et la lexicologie, et la sémantique. — Spécialt Étude des formes et des fonctions (morphologie et syntaxe). Grammaire descriptive ou synchronique. Grammaires structurales. Grammaire distributionnelle, par constituants immédiats. Grammaire transformationnelle, générative-transformationnelle. Grammaire historique ou diachronique. Grammaire normative (cf. Le bon usage). Vx Grammaire générale. ⇒ linguistique. — Grammaire et philologie. Agrégation de grammaire. La grammaire latine, anglaise, du latin, de l'anglais.
♢ Inform. Ensemble de règles permettant de générer, à partir d'un ensemble de symboles (⇒ vocabulaire), des chaînes constituant les phrases autorisées d'un langage. Grammaires formelles (⇒ algorithme) .
3 ♦ Par ext. Livre, traité, manuel de grammaire. Grammaire scolaire. « Ces phrases que j'ai apprises là-bas, à coups de lexique et de grammaire » (Loti). Acheter une grammaire russe.
4 ♦ Par anal. (1867) Ensemble des règles d'un art. Grammaire de la peinture.
● grammaire nom féminin (latin grammatica, du grec grammatikê, de grammatikos, qui concerne l'art de lire ou d'écrire) Ensemble des règles qui président à la correction, à la norme de la langue écrite ou parlée : Exercice de grammaire. Livre, manuel enseignant ces règles : Acheter une grammaire. Ensemble des structures linguistiques propres à telle ou telle langue ; description de ces structures et du fonctionnement de cette langue. Ensemble des règles d'un art : La grammaire du cinéma. En informatique, description d'un ensemble de règles permettant de générer, à partir d'un ensemble de symboles, les suites ordonnées de ces symboles (chaînes) constituant les phrases autorisées dans le langage correspondant. ● grammaire (citations) nom féminin (latin grammatica, du grec grammatikê, de grammatikos, qui concerne l'art de lire ou d'écrire) Étienne Bonnot de Condillac Grenoble 1714-abbaye de Flux 1780 Je regarde la grammaire comme la première partie de l'art de penser. Cours d'étude pour l'instruction du prince de Parme Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière Paris 1622-Paris 1673 La grammaire qui sait régenter jusqu'aux rois. Les Femmes savantes, II, 6, Philaminte Michel Eyquem de Montaigne château de Montaigne, aujourd'hui commune de Saint-Michel-de-Montaigne, Dordogne, 1533-château de Montaigne, aujourd'hui commune de Saint-Michel-de-Montaigne, Dordogne, 1592 La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Essais, II, 12 Antoine Rivaroli, dit le Comte de Rivarol Bagnols-sur-Cèze 1753-Berlin 1801 La grammaire est l'art de lever les difficultés d'une langue ; mais il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau. Discours sur l'universalité de la langue française
grammaire
n. f.
d1./d Ensemble des règles d'usage qu'il faut suivre pour parler et écrire correctement une langue. Respecter la grammaire.
d2./d étude descriptive de la morphologie d'une langue et de sa syntaxe. Grammaire du lingala. Grammaire historique, comparée.
d3./d Livre qui traite de la grammaire.
⇒GRAMMAIRE, subst. fém.
A. — [La notion de grammaire évoque l'exercice d'une langue et est associée à celle de normes caractérisant diverses manières de parler et d'écrire] ,,Art de parler et d'écrire correctement`` (Ac. 1932); ensemble de règles conventionnelles (variables suivant les époques) qui déterminent un emploi correct (ou bon usage) de la langue parlée et de la langue écrite. Grammaire normative, traditionnelle; discuter un point de grammaire; faute, leçon, règle de grammaire; apprendre, faire de la grammaire. Il n'y avait dans ces lettres ni commencement, ni fin, ni milieu, ni grammaire, ni rien de ce qu'on entend ordinairement par style (LAMART., Raphaël, 1849, p. 239). Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ç'a été de donner à ma femme un professeur de français. Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je l'ai chérie (MAUPASS., Contes et nouv., t. 1, Découverte, 1884, p. 960) :
• 1. Grâce aux leçons de ton institutrice (...) tu sais assez de grammaire française pour être mis tout de suite au latin. Je suis bien reconnaissante à cette charmante demoiselle de t'avoir appris les règles des participes...
A. FRANCE, Pt Pierre, 1918, p. 234.
♦ Classes de grammaire. Dans l'enseignement secondaire, autrefois, classes (de 6e, 5e, 4e) dont l'apprentissage de la grammaire des langues classiques ou modernes était la matière principale. Les élèves de l'université de France, mis en demeure, au sortir des classes de grammaire, d'opter (...) pour les lettres ou les sciences (A. FRANCE, Vie fleur, 1922, p. 346).
♦ Savoir sa grammaire. Posséder les règles de l'art de parler et d'écrire correctement. C'est assez singulier qu'aucun de nous ne sache sa grammaire et, pour être écrivain, ne veuille apprendre à écrire (RENARD, Journal, 1897, p. 429).
Rem. Au Moy. Âge, l'un des sept arts libéraux enseignés dans les facultés. Les sept arts libéraux étaient : la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, l'Arithmétique, la Géométrie, l'Astronomie et la Musique. Dans les écoles du moyen âge, les trois premiers arts libéraux formaient le Trivium, les quatre derniers, le Quadrivium (Ac. 1878, 1932, s.v. art).
B. — [La notion de grammaire évoque une langue considérée en tant qu'objet d'une étude sc.].
1. LING. DESCRIPTIVE CLASS. Étude objective et systématique des éléments (phonèmes, morphèmes, mots) et des procédés (de formation, de construction, d'expression) qui constituent et caractérisent le système d'une langue naturelle; en partic., étude de la morphologie et de la syntaxe d'une langue (à l'exclusion de la phonologie, de la lexicologie et de la stylistique). En théorie, il faudrait faire la part égale à la phonologie, au vocabulaire et à la grammaire (BALLY, Lang. et vie, 1952, p. 62). Indépendamment du dictionnaire et de la grammaire, on peut faire des conventions plus ou moins libérales sur la structure de la phrase par laquelle on définit un nombre au moyen de dix mots (E. BOREL, Paradoxes infini, 1946, p. 155) :
• 2. D'autre part, est-il logique d'exclure la lexicologie de la grammaire? À première vue les mots, tels qu'ils sont enregistrés dans le dictionnaire, ne semblent pas donner prise à l'étude grammaticale, qu'on limite généralement aux rapports existants entre les unités.
SAUSSURE, Ling. gén., 1916, p. 186.
♦ Grammaire comparée. Comparaison des systèmes grammaticaux de deux ou de plusieurs langues en vue de faire ressortir la parenté ou les affinités de celles-ci. Pour nous faire connaître, pour étudier cette langue [le grec], l'auteur va-t-il s'appuyer sur la grammaire comparée des langues indo-européennes? (L. FEBVRE, Combats pour hist., Grèce, 1913, p. 166) :
• 3. Enfin ce qu'il me reste c'est un peu d'allemand, avec lequel je dois à Pâques commencer l'étude d'une grammaire comparée (non traduite) des langues indo-germaniques, je veux dire du sanscrit, du grec et du latin...
MALLARMÉ, Corresp., 1870, p. 318.
♦ Grammaire générale. Étude d'inspiration philosophique, logique en particulier, qui s'est développée en France au XVIIe siècle sous l'influence de Port-Royal, et qui vise à dégager les éléments et les procédés communs à toutes les langues. Les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes (RENAN, Avenir sc., 1890, p. 142).
♦ Grammaire historique. Étude des variations successives du système grammatical d'une langue au cours de son histoire. Grammaire historique de la langue française. La grammaire traditionnelle du français moderne enseigne que, dans certains cas, le participe présent est variable (...) et que dans d'autres il est invariable (...). Mais la grammaire historique nous montre qu'il ne s'agit pas d'une seule et même forme (SAUSSURE, Ling. gén., 1916p. 136).
♦ Agrégation de grammaire. Dans l'enseignement secondaire, concours de recrutement qui requiert une connaissance approfondie des grammaires grecque, latine et française. Les élèves de la section des lettres [de l'École Normale Supérieure] se préparent aux agrégations des lettres, d'histoire (...), de grammaire et de langues vivantes (Encyclop. éduc., 1960, p. 378).
2. LING. MOD.
a) Grammaire générative, transformationnelle. Mécanisme, constitué par un ensemble de règles, qui permet de produire et de décrire toutes et rien que les phrases grammaticales d'une langue. De même qu'on peut écrire plusieurs grammaires traditionnelles pour une même langue, de même il est facile de voir que les grammaires transformationnelles sont elles aussi probabilistes (COYAUD, Introd. ét. lang. docum., 1966, p. 76). Le mérite essentiel de la grammaire générative a été, au contraire, de montrer les insuffisances de la linguistique distributionnelle et d'offrir une méthode où il fût beaucoup plus facile de détecter les erreurs (J. STÉFANINI, Sur la grammaire historique du français ds Lang. fr., n° 10, 1971, p. 24).
♦ Grammaire formelle. Le but que se propose la linguistique moderne est de construire des grammaires pour des langues naturelles, qui soient entièrement explicitées sous forme d'automate, ou de construction algébrique (M. GROSS, A. LENTIN, Notions sur les gramm. formelles, Paris, Gauthier-Villars, 1967, p. 185).
♦ Grammaire en chaîne. ,,Une grammaire en chaîne est un exemple de programme d'analyse de toutes les phrases d'une langue donnée; elle fournit une analyse exprimée dans une métalangue abstraite par rapport à la langue objet`` (M. SALKOFF, Mathématiques et Sciences humaines, 1971 ds Terminol. ling.).
b) Grammaire des fautes. ,,Méthode dont le but est de décrire sur un corpus, pour une population déterminée, les anomalies de fonctionnement d'un système linguistique`` (MOUNIN 1974, p. 158).
C. — P. méton. Ouvrage didactique qui décrit les éléments, les procédés d'une langue et qui formule les règles d'un usage correct de celle-ci. Grammaire scolaire. Peux-tu m'écrire le titre de la meilleure grammaire italienne que tu connaisses, dont le texte soit en français? (VALÉRY, Corresp. [avec Gide], 1893, p. 187). Le dentiste de Salt Lake City, celui qui fit rayer des grammaires américaines l'ignoble expression française : menteur comme un arracheur de dents (GIRAUDOUX, Siegfried et Lim., 1922, p. 189) :
• 4. Je tiens pour un malheur public qu'il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux...
A. FRANCE, P. Nozière, 1899, p. 146.
D. — P. anal. Ensemble des principes et des règles qui président à l'exercice d'un art. Grammaire des sons, de la musique. Comme à la tragédie formelle du XVIIe siècle, il faudra (...) assigner au film de l'avenir des règles strictes, une grammaire internationale (A. GANCE, La Beauté à travers le cinéma, 1926, p. 5 ds GIRAUD 1956). L'art du tapissier a influencé le décor du meuble Louis XVI : des draperies simulées (...), des franges concurrencent curieusement la grammaire ornementale de l'Antiquité (VIAUX, Meuble Fr., 1962, p. 108). V. coupe ex. 4 :
• 5. Les couleurs, le peintre le sait bien, obéissent à une grammaire : elles s'appellent ou se repoussent; leur équilibre exige que les dominantes ne restent pas isolées et trouvent des rappels...
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 208.
REM. 1. Grammairerie, subst. fém. Endroit où l'on fait de la grammaire, où l'on s'occupe de grammaire. Maintenant, chère Madame, je puis à peine répondre, du milieu de cette grammairerie, à tout ce que votre dernière contient d'aimable et de vivant (SAINTE-BEUVE, Corresp., 1818-69, p. 91). 2. Grammatique, adj. Grammatical. Entre la musique du musicien vivant en train de jouer pour nous et la musique enregistrée (...) il n'y a aucune différence grammatique ou morphologique — si on n'est pas trop exigeant en matière de je-ne-sais-quoi (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 150). Emploi subst. Ce qui est grammatical. Il n'y a que l'expression musicale qui ne soit pas tenue de choisir entre la littéralité du verbe et l'esprit du verbe (...) entre la grammatique et le pneumatique (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957p. 159). 3. Grammatiquement, adv. Grammaticalement. Ceux qui nient ont pneumatiquement tort d'avoir grammatiquement raison (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 67). 4. Grammatiser, verbe intrans. a) Faire de la grammaire. Notez que si je fusse entré dans le bar où grammatisaient mes confrères, et si j'eusse dit : « Ah! voilà un clubmen! » (...) Denis n'eût évité l'évanouissement qu'au prix d'un nouveau Martini (THIBAUDET, Réfl. crit., 1936, p. 166). b) Rendre grammatical. Grammatiser un mot, une phrase (BESCH. 1845).
Prononc. et Orth. : [(m)]; [mm] ds LAND. 1834, NOD. 1844, DG, PASSY 1914, DUB. et Lar. Lang. fr.;
ds FÉR. 1768, FÉR. Crit. t. 2 1787, GATTEL 1841, LITTRÉ;
ou [mm] ds BARBEAU-RODHE 1930, Pt ROB. et WARN. 1968. Si l'on rencontre souvent la gémination dans des mots sav., elle paraît prétentieuse dans grammaire (cf. GRAMMONT Prononc. 1958, p. 90 et MART. Comment prononce 1913, p. 131 qui note qu'on prononce plus volontiers avec [mm] les dérivés grammairien et surtout grammatical). LITTRÉ et DG rappellent la prononc. [] et invoquent le calembour involontaire de Martine dans Les Femmes savantes (II, 6 vers 489 à 492) de MOLIÈRE : Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire? Qui parle d'offenser grand-père ni grand-mère. Le redoublement graph. de la consonne est en effet le signe d'une anc. nasalisation de l'initiale, dénasalisée à partir du XVIIe s. L'anc. prononc. est encore conservée dans le Midi. Le calembour de Martine est aussi fondé sur la mauvaise prononc. de -aire dans lequel elle prononce [e] (prononc. paysanne conservatrice) au lieu de [] et confond avec grand-mère qui avait [e] à la finale (cf. BUBEN 1935, § 136). Le mot est admis ds Ac. 1694-1932. Étymol. et Hist. 1. 1121-34 « premier des arts libéraux qui au Moyen Âge comprenait l'étude du langage correct et de la littérature » ici livre de grammaire « livre destiné à l'enseignement scolaire » (PH. THAON, Bestiaire, 4 ds T.-L.); 2. ca 1200 « science des règles du langage » (Aiol, 274 ds T.-L.); 3. 1550 « livre contenant les règles d'une langue » (L. MEIGRET, Le Tretté de la grammère francoeze); 4. 1823 « livre qui contient les règles d'un art » grammaire musicale (STENDHAL, Rossini, p. 165). Du lat. class. grammatica (gr. ) « grammaire, science grammaticale » (pour l'évolution phonét. d'-atica > -aire, cf. FOUCHÉ, p. 460, POPE, § 645 et Z. rom. Philol. t. 55, p. 126 sqq.). Fréq. abs. littér. : 546. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 1 026, b) 516; XXe s. : a) 706, b) 744. Bbg. ANTOINE (G.) La Gramm. et la ling. vues à travers les dict. all., angl. et fr. du XIXe s. In : [Wandruszka (M.)]. Tübingen, 1971, pp. 371-383. - NIQUE (Ch.). Notes et déf. pour une approche des ouvrages de ling. Fr. auj. 1972, n° 19, p. 59, 61. - THOMAS (A.). Nouv. Essais 1904, p. 230.
grammaire [gʀa(m)mɛʀ] n. f.
ÉTYM. V. 1120, gramaire; dér. irrégulier du lat. grammatica, grec grammatikê, proprt « art de lire et d'écrire les lettres » (→ le doublet Grimoire), subst. de l'adj. grammatikos, de gramma, -atos « lettre, caractère d'écriture », de graphein « écrire ».
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1 (Jusqu'au XIXe et de nos jours dans le langage courant). Ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue (→ ci-dessous, 2., grammaire normative). || De la grammaire. ⇒ Grammatical. || Règle de grammaire (→ Avec, cit. 18, écrire, cit. 56). || Faute de grammaire. || Étude (cit. 10 et 11) de la grammaire française, latine, anglaise. || La grammaire française est tissue de règles et d'exceptions (cit. 15) à la règle. || Orthographe et grammaire. || Vocabulaire, rhétorique et grammaire (anciennes disciplines didactiques). → Éloquence, cit. 5. || Livre de grammaire (→ ci-dessous, 3.). — Objet de la grammaire traditionnelle : étude des signes du langage (⇒ Lettre, mot, ponctuation), des éléments sonores du mot (⇒ Phonème, son, syllabe; diérèse, diphtongue, euphonie, hiatus, liaison; accent, contraction, élision, enclitique, proclitique; homonyme), de la formation des mots (⇒ Composition, dérivation, formation; affixe, crément, infixe, préfixe, racine, radical, suffixe, terminaison; étymologie, famille), des différentes sortes de mots, ou parties du discours (⇒ Adjectif, adverbe, article, conjonction, interjection, locution, nom, préposition, pronom, verbe), de leur forme (⇒ Genre [féminin, masculin, neutre], nombre [duel, pluriel, singulier]; cas, déclinaison, désinence, flexion, inflexion; comparatif, superlatif; conjugaison [mode, temps, personne], forme, sens, voix), de leur fonction (⇒ Analyse [grammaticale], fonction; antécédent, apostrophe, apposition, attribut, complément, épithète, sujet…), des conséquences de ces formes et de ces fonctions quant à l'orthographe (⇒ Orthographe; accord, invariable, variable), de la structure de la phrase. ⇒ Analyse (logique), construction, locution, phrase, proposition; affirmation, interrogation, négation; comparaison, coordination, inversion, juxtaposition, subordination; figure, idiotisme, tour, tournure.
1 — Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?
— Qui parle d'offenser grand'père ni grand'mère ?
Molière, les Femmes savantes, II, 6.
2 Grammaire. Art qui enseigne à bien décliner et conjuguer, à construire et à bien orthographier les noms, les verbes, et les autres parties de l'oraison.
Furetière, Dict. art. Grammaire.
3 La grammaire étant l'art de lever les difficultés d'une langue, il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau.
Rivarol, Fragments et pensées littéraires, Notes.
4 Nous avons compliqué notre grammaire parce que nous l'avons voulu faire d'après les grammaires latines.
Condillac, Principes de la grammaire franç., p. 327.
5 Sans qu'un dictionnaire puisse jamais devenir un traité de grammaire, il se rencontre de temps en temps des mots qui, par leur nature et par leur emploi, invitent à quelques recherches et à quelques décisions grammaticales.
Littré, Dict., Préface, p. XVIII.
6 La grammaire, quand elle est autre chose que la constatation et recommandation prudente de l'usage le plus général et le musée de formes délicates de l'idiome qui ont besoin d'être préservées, a été fabriquée par des gens de cabinet qui avaient perdu le sens de la langue parlée et qui avaient en vue l'expression logique de la pensée et non pas son expression vivante et délectable.
Claudel, Positions et Propositions, p. 82.
2 (V. 1200). Étude systématique des éléments constitutifs d'une langue, sons, formes, mots, procédés (Marouzeau). ⇒ Phonétique, phonologie; morphologie, syntaxe; lexicologie, sémantique, stylistique. Spécialt. Étude des formes et des fonctions (morphologie et syntaxe). || Grammaire descriptive ou synchronique, qui enregistre un état de langue donné (grammaire de l'ancien français, du français populaire moderne), un ensemble de discours (la grammaire d'un écrivain…). || Grammaires structurales. || Grammaire distributionnelle, par constituants immédiats. || Grammaire transformationnelle, générative-transformationnelle. || Grammaire applicative. || Grammaire « tagmémique ». || Grammaires formelles. || Grammaire en chaîne. || Grammaire historique ou diachronique, qui étudie l'histoire, l'évolution d'une langue, le passage d'un état de langue à un autre. || Grammaire normative ou (vx) grammaire dogmatique, qui donne les règles permettant de ne pas s'écarter d'un état de langue dit « correct », ou « bon usage ». → Ci-dessus, le sens 1. — Grammaire comparée, qui compare des langues apparentées. || Grammaire des langues romanes. — Vx. || Grammaire générale. ⇒ Linguistique. — La grammaire d'une langue. || Grammaire latine, japonaise.
6.1 Deux courants pour la grammaire française : l'un issu de Vaugelas qui avec raison met au-dessus de tout l'usage. L'autre issu de Lancelot, de Port-Royal et de la Grammaire générale qui met avant tout la logique. De cette dernière Joseph de Maistre écrit : « La Grammaire générale, quoiqu'elle contienne de fort bonnes choses, est cependant le premier livre qui a tourné l'esprit des Français vers la métaphysique du langage et celle-ci a tué le grand style. »
Claudel, Journal, avr. 1929.
7 Il y a quelque trente ans, on a tout espéré de la grammaire historique, pour réveiller la curiosité… (Elle a) commencé à faire pénétrer dans quelques cerveaux une conception nouvelle de la règle grammaticale; elle y a introduit l'idée du mouvement, elle en a ainsi ruiné l'absolutisme, car, en faisant connaître l'âge et les origines des dogmes, elle a permis d'en mesurer la valeur véritable. Elle a, de la sorte, commencé à substituer à la foi naïve de jadis une confiance raisonnée et limitée, plus digne d'hommes qui pensent.
F. Brunot, la Pensée et la Langue, Introd., p. XII.
8 La grammaire des pédagogues n'était pas une science, mais une sorte de discipline normative (l'expression est de Saussure) donnant des règles à observer. La philologie envisageait l'étude de telle langue particulière du point de vue étroit de la critique des textes. La grammaire comparée, très féconde comme moyen, se croyait un but, et raisonnait artificiellement sur les langues comme sur des entités abstraites et fixes.
Damourette et Pichon, Essai de grammaire de la langue franç., t. I, p. 9.
9 L'introduction qui ouvre ce livre montrera comment a évolué la notion de grammaire au cours de ces derniers siècles, comment le grammairien, tout d'abord simple « greffier de l'usage », est devenu un philosophe qui prétendait imposer une logique inflexible aux faits du langage, puis un historien qui suivait dans leur enchaînement les transformations d'un idiome, enfin une sorte de naturaliste qui observe et décrit dans son ensemble l'état d'une langue à une époque donnée, sans en négliger les origines ni les tendances, mais sans vouloir juger celles-ci ni se targuer de les modifier.
F. Gaiffe, Grammaire Larousse du XXe s., Préface, p. 5.
♦ Ling. mod. Ensemble des structures et des règles qui permettent de produire tous les énoncés d'une langue, et seulement ceux-ci (⇒ Grammaticalité). || La grammaire d'une langue. ⇒ Morphologie, morphosyntaxe, syntaxe.
3 (1550). Cour. Livre, traité, manuel… de grammaire (→ Épurer, cit. 10; érudit, cit. 6). || Grammaire scolaire. || Grammaire complète. || Leçons, exercices, tableaux de conjugaisons d'une grammaire; grammaire qui condamne les tournures erronées (cit. 3). || Écrire, faire un thème en s'aidant d'un dictionnaire et d'une grammaire. — Grammaires françaises. || Grammaire générale et raisonnée, de Port-Royal (1660); la Grammaire, de Condillac (1755); Grammaire des grammaires, de Gérault-Duvivier (1811); Grammaire historique de la langue française, de F. Brunot (1886); Grammaire historique de la langue française, de Nyrop (1908-1930); Grammaire des langues romanes, de Diez (1836-1844); de Meyer Lübke (1890-1900); Essai de grammaire de la langue française, de Damourette et Pichon (1938); Observations sur la grammaire de l'Académie, de F. Brunot (1932).
10 Les langues existaient depuis une longue suite de siècles, quand on est parvenu à rédiger les grammaires qui nous en rendent aujourd'hui l'étude plus facile.
Chamfort, Lettres, Mirabeau à Chamfort, I.
11 (…) ces phrases que j'ai apprises là-bas, pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et de grammaire (…)
Loti, Mme Chrysanthème, III.
4 (1823, Stendhal, Rossini). Ensemble des règles (d'un art). || La grammaire de la musique, de la peinture.
12 Les couleurs, le peintre le sait bien, obéissent à une grammaire : elles s'appellent ou se repoussent; leur équilibre exige que les dominantes ne restent pas isolées et trouvent des rappels; elles aussi atteignent leur effet optimum lorsque le délassement de leur diversité ne sert qu'à mieux faire goûter l'unité de leur ensemble. Nous reconnaissons là les règles de la plastique, telles qu'elles régissent aussi les rapports des lignes et des volumes.
René Huyghe, Dialogue avec le visible, p. 208.
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DÉR. Grammairien. — V. Grimoire.
Encyclopédie Universelle. 2012.