SOPHISTES
On désigne sous le nom de sophistes quelques intellectuels d’un type original qui vécurent dans le monde grec, au Ve siècle avant J.-C. Cette étiquette, qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes, n’avait primitivement rien de péjoratif. Par sophia , on entendait d’abord toute espèce de compétence, tout ce qui donne à certains hommes la capacité d’accomplir des actes et des performances hors de la portée des autres hommes; le mot tend ensuite à se spécialiser dans le domaine des compétences intellectuelles et morales; le sophos est un habile homme, un savant et un sage. Le sophistès , lui, est en quelque sorte un professionnel de la sophia , un maestro de la compétence.
Plus que par leurs doctrines, qui ne constituent pas un système philosophique unifié, les sophistes se ressemblent par leur genre de vie, par leur fonction idéologique et sociale. Une de leurs innovations marquantes est de se faire payer, et souvent fort cher, leurs exhibitions et leur enseignement: ce sont les premiers intellectuels de métier. Leur vie ressemble assez à celle de nos virtuoses itinérants, qui vont de ville en ville, donnant des récitals publics, des cours en petit comité, des leçons particulières. Méprisés par les traditionalistes, suspects aux conservateurs, ils soulèvent l’admiration des foules, et attirent de nombreux élèves, notamment parmi la jeunesse dorée, qui voient en eux les dispensateurs d’une technique de la parole dont la possession leur livrera, dans le milieu et les institutions de la cité, les clefs du prestige social et du pouvoir politique.
Discrédités par des disciples caricaturaux et dégénérés, les sophistes ont mis longtemps à se relever de la condamnation portée contre eux, avec des attendus d’ailleurs différents, par les deux fondateurs de la philosophie occidentale, Platon et Aristote. Depuis un siècle environ, on commence à voir en eux, non plus des rhéteurs vaniteux ou des jongleurs d’idées sans principes, mais des penseurs sérieux, parfois tragiques, militants d’un humanisme qu’on rapproche à bon droit de celui de l’époque des Lumières, lutteurs à mains nues aux prises avec des problèmes qui ressemblent étonnamment aux nôtres. Si les grands présocratiques nous fascinent comme des pères lointains et énigmatiques, les sophistes, eux, avec leurs petitesses et leurs grandeurs, sont nos frères.
Les hommes, les actes, les œuvres
Les sophistes nous sont assez mal connus: leurs écrits ont presque tous disparu; leurs témoins les plus proches et les plus autorisés sont leurs adversaires; nos informateurs les plus bavards sont des compilateurs tardifs. Dans le champ de ruines qu’est pour nous leur œuvre, quatre figures se dressent avec un relief qui reste saisissant, celles de Protagoras, de Gorgias, de Prodicos et d’Hippias.
Protagoras d’Abdère
À part une légende peu croyable, d’après laquelle il aurait été portefaix et se serait fait remarquer de Démocrite par son art pour nouer le fagot, on sait peu de chose sur la formation de Protagoras (env. 490-env. 420); ses origines sont probablement moins humbles. Il eut une immense réputation d’éducateur, savoureusement décrite par Platon dans le dialogue qui porte son nom. Il fut l’ami d’Euripide et celui de Périclès, qui le chargea d’établir les lois de la cité panhellénique de Thourioi, fondée en 444. Une tradition, dont pourtant Platon ne dit mot, veut que son traité sur les dieux, où il faisait profession d’agnosticisme, lui ait valu d’être exilé d’Athènes.
De ses écrits assez abondants, le plus important paraît avoir été celui qu’on désignait sous les titres de Vérité ou de Discours démolisseurs , et qui s’ouvrait sur la phrase fameuse, maître mot de la pensée sophistique: «De toutes choses, l’homme est la mesure: de celles qui sont, qu’elles sont; et de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas.» D’autres titres conservés (Sur les dieux , Sur l’être , Sur la république , Sur la condition primitive de l’homme , Sur les arts , Sur les mathématiques , etc.) étaient peut-être ceux de diverses sections des Antilogies (ou Arguments pour et contre ) où il illustrait le principe selon lequel, sur tout sujet, il existe deux arguments opposés. Platon, qui selon certains auteurs anciens aurait plus d’une fois plagié Protagoras, lui donne la parole dans le dialogue homonyme (mythe d’Épiméthée et de Prométhée) et dans le Théétète , où il interprète et critique à fond sa pensée.
Gorgias de Leontinoi
Né en Sicile, Gorgias (env. 483-env. 374) fut, dit-on, l’élève d’Empédocle; on lui attribue des théories physiques proches de celles de l’Agrigentin. Mais c’est comme technicien de la parole, orateur, improvisateur et styliste, qu’il devint célèbre et immensément riche. Il vint à Athènes en 427, comme ambassadeur de sa cité; son style insolite fit sensation. Ses discours d’apparat, prononcés dans les grandes festivités de la vie panhellénique, marquent, avec des excès baroques qu’un Isocrate tempérera, les débuts de la prose d’art en Grèce. Plus esthète que Protagoras, moins soucieux que lui de former des citoyens et des chefs politiques, Gorgias trouva aussi le temps, dans sa vie plus que centenaire, d’écrire un surprenant traité Du non-être, ou De la nature , dont il nous reste deux abrégés tardifs, et dans lequel, retournant contre les Éléates une dialectique proche de la leur, il démontrait successivement que rien n’est; que, même si quelque chose était, l’homme ne pourrait pas le connaître; et que, même si l’homme pouvait le connaître, le langage ne pourrait pas l’exprimer.
On possède aussi deux échantillons du savoir-faire oratoire de Gorgias: l’Éloge d’Hélène et la Défense de Palamède , où il exhibe sa technique de persuasion et illustre, en réhabilitant des personnages décriés par la légende, le pouvoir quasi magique qu’il attribue au langage. Mentionnons aussi quelques fragments de son Discours olympique et de son Oraison funèbre . Platon, qui lui a consacré un dialogue où il joue un rôle assez falot, paraît le prendre moins au sérieux que Protagoras.
Prodicos de Céos
Plus jeune que Protagoras, Prodicos, né entre 470 et 460, mort après 399, fut peut-être son disciple. Il exerça le métier de sophiste avec grand succès et semble s’être intéressé à la physique et à l’anthropologie. Mais sa spécialité fut la distinction des synonymes et la précision dans l’usage des mots, pratique dont Platon le raille souvent, mais qui influença la langue et la pensée de nombre de ses contemporains. Ce sémanticien pointilleux fut aussi un moraliste austère, comme le montre son apologue célèbre d’Héraclès au carrefour, choisissant entre le vice et la vertu, que l’on connaît par Xénophon, Prodicos exaltait la valeur civilisatrice et morale du travail, notamment de l’agriculture, à laquelle il attribuait un rôle essentiel dans le développement de la culture humaine et dans la genèse des religions. Son œuvre principale s’intitulait les Saisons .
Hippias d’Élis
Hippias, né peut-être vers 443, est l’homme-orchestre de la sophistique. Représentant accompli de la «polymathie» ou savoir encyclopédique, il savait tout faire et tout enseigner, depuis les mathématiques et l’astronomie jusqu’à la stylistique et la rhétorique, en passant par l’histoire et l’érudition; il y joignait les connaissances techniques les plus variées, fabriquant lui-même ses vêtements, ses chaussures, ses bijoux. Une mémoire fabuleuse couronnait le tout, servie par un art mnémotechnique qui constituait le clou de son enseignement. Il écrivit beaucoup, dans les genres et sur les sujets les plus divers; mais les fragments qui subsistent de lui sont des plus maigres, et l’on n’est parvenu à étoffer un peu son image qu’en lui prêtant par conjecture des textes anonymes ou des influences non avouées. Il semble, en tout cas, avoir eu plus d’envergure que le personnage incommensurablement vaniteux et borné que Platon lui fait jouer dans les deux dialogues qui portent son nom, l’Hippias majeur et l’Hippias mineur .
Autres sophistes et textes anonymes
Thrasymaque de Chalcédoine, né vers 459, fut surtout un rhéteur, mais aussi un penseur politique d’un réalisme fougueux et amer, dont Platon a laissé, au début de sa République , un inoubliable portrait. Antiphon le Sophiste, qui n’est sans doute pas le même homme que l’orateur Antiphon de Rhamnonte, fut l’auteur d’une sorte d’encyclopédie appelée la Vérité , d’un traité Sur la concorde et d’un livre sur l’interprétation des rêves qui, joint à sa pratique d’une véritable psychothérapie, fait de lui un précurseur de Freud. Quelques fragments sur papyrus nous font connaître ses idées sur le droit et la loi. Lycophron mérite d’être mentionné comme l’un des inventeurs de la notion de contrat social. On fera une place à part à Critias, aristocrate athénien, cousin de la mère de Platon, qui ne fut pas un sophiste de métier, mais un homme politique formé à leur école; violemment antidémocrate, il fut l’un des Trente Tyrans qui opprimèrent Athènes après la fin de la guerre du Péloponnèse et il périt dans les combats qui préparèrent le rétablissement de la démocratie. Il avait écrit des poèmes, des drames, des discours politiques et des notices en prose et en vers sur les constitutions des diverses cités.
Le sophiste, au sens devenu traditionnel de ce mot, spécialiste des raisonnements captieux et du jeu sur les équivoques, est surtout représenté par Euthydème et Dionysodore, personnages dont l’existence historique est discutée et qui figurent dans l’Euthydème de Platon. Ce sont les procédés favoris des disputeurs de ce genre (les «éristiques») qu’Aristote analyse dans ses Réfutations sophistiques .
On aura une image éblouissante des jeunes ambitieux qui, tout en méprisant les sophistes, gravitaient autour d’eux pour leur emprunter les instruments de la jouissance et de la puissance, en considérant Calliclès, l’un des interlocuteurs du Gorgias de Platon, personnage peut-être historique, peut-être fictif, figure de feu en qui s’annonce Nietzsche.
Quelques textes anonymes complètent les maigres vestiges de la sophistique, entre autres un morceau du Protreptique du néo-platonicien Jamblique, qui traite de l’éducation, du droit et de la loi, et un recueil de Doubles Arguments , qui, sur les problèmes fondamentaux de la pensée sophistique, oppose, à la façon de Protagoras, une thèse sceptique dans le style de Gorgias et une antithèse dogmatique qui rappelle Hippias.
Les grands thèmes de la pensée sophistique
Question préjudicielle: les sophistes ne sont-ils pas, comme on l’a parfois dit, de purs rhéteurs sans convictions, des virtuoses de la parole, indifférents à la pensée? On pourrait le croire au moins pour Gorgias, qui, déclare Platon, ne faisait jamais profession d’enseigner la vertu et se moquait de ses collègues qui faisaient cette promesse, ne prétendant, quant à lui, qu’à former d’habiles parleurs. Mais, pour être sûr que rien n’est plus important que la maîtrise des arts du langage, il faut déjà toute une conception du monde et de l’homme; et Gorgias, par le nihilisme de son Traité du non-être , par le relativisme pluraliste de sa théorie des vertus, par son sens quasi médical du kairos ou moment opportun, montre qu’il en a eu nettement conscience. À plus forte raison les autres sophistes paraissent-ils avoir un profil doctrinal bien dessiné.
Du même coup se pose une seconde question préalable: peut-on parler d’une pensée sophistique, alors que les sophistes, cultivant leur prestige personnel en concurrence les uns avec les autres, sont loin de constituer une école philosophique? Sur bien des problèmes, et d’importance majeure, leurs solutions sont nettement divergentes. On peut pourtant dégager une thématique qui leur est commune, au point que les textes anonymes dont on vient de parler ont pu être attribués successivement à plusieurs d’entre eux, et qui est peut-être l’idéologie dictée par la fonction d’éducateurs d’hommes qu’ils se sont assignée principalement. Avant Socrate, et autrement que lui, ils ont «fait descendre la philosophie du ciel sur la terre» et centré leur réflexion sur l’homme ; et ils ont conçu l’homme comme un être qui, par son rapport à l’être, à la nature et à autrui, requiert fondamentalement d’être éduqué.
L’homme démuni
Il n’y a sans doute pas d’image plus frappante de l’homme des sophistes que le mythe d’Épiméthée dans le Protagoras. Épiméthée, petit dieu étourdi, chargé de distribuer facultés et organes entre les espèces vivantes, a imprudemment épuisé sa réserve en faveur des animaux. L’homme, oublié dans le partage, reste «nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes»; la nature l’a laissé pour compte. Cette idée de l’abandon originel de l’homme, qui paraît refléter une crise profonde des fondements de l’existence individuelle et sociale, s’exprime sous de multiples aspects, qui sont autant de figures d’une même éclipse de l’absolu.
Les dieux n’existent peut-être pas, et, s’ils existent, ils se désintéressent des hommes. Les religions sont une projection des besoins humains, ou un opium du peuple, auxiliaire de la morale répressive et de la tyrannie. Aucun absolu de remplacement: l’Être parménidien est une chimère qui se dévore elle-même, la vérité se déchire dans la contradiction universelle, la justice change de visage selon les temps et les lieux, la raison ne trouve ni en elle-même les principes nécessaires, ni hors d’elle-même les réalités intelligibles, qui pourraient soutenir son exercice. Pour connaître comme pour agir, l’homme ne peut s’appuyer que sur lui-même; la sensation, changeante et contradictoire, indépassable et bornée, lui livre le seul être avec lequel il puisse avoir commerce, l’être du paraître. Pour guider l’action dans ce monde incertain, il n’est pas de norme universelle et intemporelle. L’ordre humain, s’il doit être, sera un ordre ténu, précaire, maintenu à bout de bras, auquel aucun ordre cosmique ou ontologique ne sert de modèle, ni de garant.
L’homme, œuvre de l’homme
C’est donc à l’homme d’éduquer l’homme; et, selon les sophistes, il ne les a pas attendus pour commencer. La culture humaine est la réponse de l’animal sans nature au défi que lui lance son propre dénuement.
La première assise de l’ordre humain est symbolisée, dans le mythe de Protagoras, par l’intervention de Prométhée qui, pour réparer la négligence d’Épiméthée, dérobe aux dieux le feu et l’habileté technique, et les donne aux hommes. Ainsi se développent les arts nécessaires à la vie, dont les sophistes, premiers penseurs de la technique, ont été d’attentifs observateurs, soucieux d’en parler et d’en réfléchir la pratique muette.
Mais, dans ses rapports à autrui, le technicien éprouve parfois l’impuissance de sa technique: si le malade refuse potion ou bistouri, l’art du médecin reste vain. Alors intervient une autre technique, celle de la persuasion par la parole: ainsi Gorgias se vantait-il de convaincre les patients récalcitrants de son frère médecin. Les sophistes ont vu dans le langage une pièce essentielle de l’équipement artificiel de l’homme, un outil d’une puissance multiforme et presque infinie, un instrument d’action sur le monde et de transformation des hommes, dont ils ont inventorié avec soin toutes les ressources; grammairiens, sémanticiens, stylisticiens, rhétoriciens, critiques littéraires, ils sont les premiers intellectuels à s’être faits linguistes, parce que les premiers à s’être conçus comme ingénieurs des âmes.
Mais l’ivresse technocratique ne l’emporte pas sur le sens communautaire. Reportons-nous une fois encore au mythe de Protagoras: les hommes, dotés des techniques, ne sont pas encore tirés d’affaire; ils ne parviennent pas à vivre ensemble, parce qu’il leur manque l’art politique. Aussi Zeus leur fait-il porter le respect et la justice, fondements de la vie en commun, en veillant à ce que tous en aient également leur part, à la différence des aptitudes techniques, inégalement distribuées. Le mythe souligne ainsi la spécificité de l’ordre éthico-politique, en même temps qu’il fonde les pratiques de la démocratie. D’une façon générale, les sophistes ont été les premiers des sociologues, installant au centre de leur réflexion l’opposition de la physis (nature) et du nomos (usage, croyance, convention, loi), et brodant sur ce thème toutes les variations dont il était capable: apologie de la nature, égalitaire ou inégalitaire selon le cas, face à l’artifice et à l’arbitraire des lois, ou, à l’inverse, apologie de la loi, ordre surimposé par l’homme à la sauvagerie et à la violence de la nature primitive.
Le sophiste se voit comme un homme en qui la tâche de production de l’homme par l’homme parvient à son point achevé de maîtrise et d’efficacité. Il ne cherche pas à former l’individu autrement que ne le fait le corps social, dans son action permanente sur ses membres, mais à en être la conscience agissante et éclairée. Platon pensait que l’apparente opposition de la foule et des sophistes, souvent impopulaires dans les milieux modestes à cause de leurs fréquentations aristocratiques et de leur subtilité subversive, reposait sur un malentendu; les sophistes lui auraient su gré de ce jugement, eux qui n’ont pas essayé de penser au-dessus ni en dehors de leur temps, mais qui ont exprimé fidèlement les déchirements d’une époque et d’une société contradictoires.
L’influence des sophistes
Dans les débats idéologiques comme dans le style littéraire de leur temps, les sophistes ont exercé une influence très perceptible, par exemple chez Euripide ou Thucydide. Mais l’anathème jeté sur eux par Platon et par Aristote les a vite exilés de la voie royale de la philosophie occidentale; celle-ci s’est constituée sur la base d’une opposition fondamentale entre Socrate et Protagoras, entre le philosophe et le sophiste. Homme de l’apparence et de la relativité, le sophiste est devenu ce que le philosophe doit écraser, s’il veut être. Leur patronage ne sera plus revendiqué que par des rhéteurs et des «littéraires», comme ces professeurs d’éloquence des premiers siècles de notre ère, un Aelius Aristide, un Thémistius, un Libanius d’Antioche, dont on désigne souvent la floraison sous le nom de «seconde sophistique». Dans l’histoire ultérieure de la pensée occidentale, leur inspiration ne paraît revivre que dans les marges des grands dogmatismes classiques, chez des hommes comme Hobbes, Diderot, Hume, Rousseau. Aujourd’hui que, de Marx à Freud et de Nietzsche à Lévi-Strauss, ce sont les philosophies du soupçon qui sont devenues nos classiques, on peut dire que l’heure des sophistes a de nouveau sonné.
Encyclopédie Universelle. 2012.