BRETAGNE
Sa position géographique, un certain isolement, des traditions encore vigoureuses font de la Bretagne une des régions les mieux individualisées et les plus originales de France. Péninsule de 27 200 km2, bordée par la mer sur les quatre cinquièmes de son pourtour, à l’écart des grands axes français de circulation, elle est éloignée des grands centres de production et de consommation. La Bretagne n’est pas une région naturelle; par ses caractères physiques, climatiques, économiques, elle appartient à la France de l’Ouest. Cependant, par ses caractères humains et par son histoire, elle fut toujours rattachée à la France de façon assez précaire par une zone de «marges» frontalières, pauvre et assez peu pénétrable (marais au nord, forêts au sud).
Les grands «celtisants» de l’époque romantique et du XIXe siècle ont fait du duc Nominoë (820?-851) le «père de la patrie bretonne». Il serait plus exact de dire qu’il a été l’un des maillons dans l’évolution qui, du Ve au Xe siècle, mène à la constitution du duché de Bretagne. On peut considérer la victoire remportée par Alain Barbetorte sur les dernières bandes normandes (Trans, 938) comme le symbole de la transformation de l’Armorique en Bretagne.
Réunie à la royauté française grâce aux deux mariages successifs d’Anne de Bretagne, la province connaît une longue ère de relative prospérité économique. La Révolution de 1789 et la «révolution industrielle» bouleversent ensuite les structures traditionnelles. En dépit de quelques brillantes mais fragiles réussites, la région «manque son industrialisation», d’où un déséquilibre économique, que traduit la crise bretonne actuelle.
Ainsi l’histoire de la Bretagne présente un grand mouvement d’alternance entre les périodes heureuses et les périodes de difficultés.
De larges secteurs de l’histoire bretonne demeurent cachés. Seule la vie politique est relativement bien connue grâce à la série quasi ininterrompue des travaux entrepris d’abord par de La Borderie et les Pocquet de Haut-Jussé, puis par Fréville exploitant les résultats obtenus par Rébillon. Mais ces œuvres, tout comme celles des équipes universitaires actuelles, n’ont pas encore détruit les images d’Épinal et les erreurs de perspective mises à la mode à l’époque romantique. Si notre connaissance de l’histoire économique et sociale de la Bretagne a singulièrement progressé depuis Henri Sée, les lacunes restent nombreuses. Sans doute, les contributions étrangères – anglaises, ibériques, néerlandaises et danoises – permettront-elles de combler certains vides.
L’inventaire monumental constitue déjà un extraordinaire instrument de travail au service d’un art infiniment plus complexe qu’on n’a l’habitude de le dire au touriste distrait.
La littérature bretonne n’est pas si jeune qu’on le croit souvent. Elle a eu son temps de prestige quand la «matière de Bretagne», contée par les Gallois et les Bretons, enchantait l’Europe du XIIe siècle. Mais, de quinze siècles de production littéraire en breton, les dix premiers ne nous ont rien laissé que ce reflet fascinant dans les grandes littératures de l’Europe de l’Ouest. Quelque chose de l’inspiration ancienne s’est malgré tout conservé dans les œuvres bretonnes du XVe siècle à nos jours. La prose y tient peu de place; le théâtre et la poésie y jouent un rôle essentiel. Il a passé aussi un peu de cette inspiration dans les grands écrivains que la Bretagne a donnés à la littérature française depuis l’époque romantique: Chateaubriand, Lamennais, Renan en particulier. La littérature bretonne moderne survit et se diversifie dans des conditions difficiles. L’étonnant est qu’elle manque de lecteurs plus que d’écrivains.
1. L’environnement breton
La région la plus maritime de France
Avec trois façades maritimes, la péninsule bretonne s’avance dans l’océan Atlantique et ses mers bordières, à la pointe de l’Europe occidentale. Bordée par la Manche au nord, le golfe de Gascogne au sud et par la mer Celtique à l’ouest, la Bretagne subit de plein fouet les influences de ces mers aux eaux tièdes, où les marées d’assez forte amplitude (de 5 à 14 m) provoquent parfois des courants rapides.
Malgré la massivité générale, la mer pénètre largement la péninsule par des golfes, anses et rias, et la terre se prolonge par des îles, des écueils, une plate-forme continentale où la marée basse découvre de vastes estrans sableux. Cette interpénétration constante de la terre et de la mer, la grande variété des formes littorales résultent d’émersions et d’immersions alternées au cours du Quaternaire: envahissant une côte jeune ou rajeunie, la mer n’a pas eu le temps d’égaliser le littoral qui reste très découpé. La côte septentrionale, la plus redressée, offre, au pied de falaises échancrées, de profondes rias encaissées ou, devant des cordons dunaires bien affaiblis par l’érosion anthropique, ces vastes estrans sableux où la mer se retire sur des centaines de mètres. À l’ouest, les baies se développent dans des roches tendres (rade de Brest, baie de Douarnenez), tandis que les caps prolongés d’îlots correspondent aux affleurements de roches dures (pointe Saint-Matthieu, presqu’île de Crozon, cap Sizun). Au sud, en bordure de bas plateaux, de vastes plages alternent avec des falaises adoucies, peu élevées, et les rias aux versants évasés s’épanouissent, remplacées parfois par de larges golfes comme le Morbihan, petite mer intérieure.
Cette avancée de la péninsule bretonne dans des mers dont la température est anormalement élevée à une telle latitude, de même que la situation face aux grands centres d’action atmosphérique, explique que la Bretagne soit constamment baignée dans un air doux et humide lors des passages répétés des perturbations atlantiques le long du front polaire. Le climat breton, type accompli du climat océanique, se caractérise par:
– la médiocrité des variations thermiques: les températures douces l’hiver (de 6 0C à 7 0C en moyenne), la rareté de la neige, le nombre peu élevé de jours de gel démontrent, ainsi que la modération des températures estivales (de 16 0C à 17 0C), une faible variabilité saisonnière;
– l’humidité atmosphérique: plus que le total des précipitations (moins de 700 mm à Rennes, 1 m à Brest), c’est leur fréquence qui fait de la Bretagne une région arrosée; la forte humidité relative entraîne les pluies fines, le crachin qui peut ennoyer la région en toutes saisons, même si la courbe pluviométrique montre un net maximum d’automne-hiver;
– des vents de secteur ouest souvent violents;
– une instabilité extrême du temps d’un jour à l’autre ou au cours d’une même journée, et une grande variabilité saisonnière interannuelle.
La massivité de la péninsule atténue quelque peu à l’est les influences maritimes, et l’altitude, à l’ouest, accentue la rudesse du climat des collines intérieures.
Un relief compartimenté
La Bretagne occupe la pointe extrême du Massif armoricain, vieille terre primaire plissée à l’époque hercynienne, aplanie ensuite par l’érosion, disloquée enfin à l’époque tertiaire. Le relief actuel résulte de l’action réciproque des mouvements tectoniques et de l’érosion jouant d’une mosaïque géologique où, dans l’ossature de massifs granitiques et gneissiques, se glissent des roches primaires de résistance variée, mises en relief comme les grès durs armoricains ou évidées comme les schistes tendres des bassins.
Sous une grande monotonie liée à la rigidité des surfaces sur l’horizon se cache la variété infinie d’un relief moutonné. Les plateaux (Trégorrois et Léon au nord, Cornouaille maritime, Vannetais au sud) constituent l’élément morphologique caractéristique. Surfaces doucement modelées, souvent étirées en lanières d’altitude constante, ces plateaux forment l’essentiel du paysage, surtout au nord, où, plus élevés et plus larges, ils sont recouverts, près du littoral, d’un lœss épais et fertile. Mais de nombreuses vallées, sinueuses et resserrées, de faible longueur, dissèquent cette table primitive. Partiellement envahies par la dernière transgression marine, elles offrent, à leur estuaire, le paysage si pittoresque des rias ou abers. Les hautes crêtes alignées (mont d’Arrée, Montagne Noire), qui dominent les plateaux en longues arêtes étroites, portent les points culminants (Roc’h Trédudon, Tuchenn Kador, 384 m). Ces lignes de hauteur encadrent des zones déprimées, les bassins, mais seul celui de Rennes, dépression ancienne comblée par des dépôts tertiaires, est une vraie cuvette; celui de Châteaulin, à l’ouest, offre, entre monts d’Arrée et Montagne Noire, un relief confus de collines où l’Aulne et ses affluents s’enfoncent profondément.
Des équilibres naturels fragiles
Les paysages «naturels» sont, en Bretagne, très émiettés et très menacés. Les forêts, médiocres chênaies et hêtraies, n’y occupent qu’une place réduite (moins de 5 p. 100 du territoire). La lande, formation végétale basse d’ajoncs nains, bruyères, fétuques et molinies, croît sur les sols pauvres, peu épais, des pentes des collines intérieures, mais recule devant les plantations récentes de conifères et le front de colonisation des terres à maïs. Sur le littoral, les massifs dunaires fossiles souffrent partout d’une érosion intense liée à la fréquentation touristique et à l’exploitation irrationnelle des carrières de sable, tandis que les petits marais maritimes sont remblayés pour les besoins de la construction ou du stationnement.
Mais, pour l’essentiel, les paysages bretons sont des paysages humanisés, transformés par l’homme au gré des conditions techniques, économiques ou sociales. Depuis longtemps, les terres agricoles, intensément mises en valeur, portaient, à l’exception des méjous (champs ouverts) littoraux, un bocage dense de petits champs clos de haies ou de talus où serpentaient des chemins creux, humides et boueux. Le bouleversement récent de la vie économique, l’essor prodigieux de l’agriculture ont accéléré l’évolution de ce cadre de vie et entraîné une «débocagisation» rapide de la région. Pour manœuvrer des engins de plus en plus puissants et répondre aux impératifs du productivisme, les agriculteurs ont, spontanément ou dans le cadre des opérations de remembrement, arasé des kilomètres de talus, supprimant le maillage traditionnel du bocage et ouvrant les horizons. Faut-il attribuer à cet arasement parfois systématique des talus une certaine érosion des sols qui accroît la charge alluviale des rivières? La culture généralisée du maïs qui laisse les terres à nu à l’automne quand tombent les plus fortes pluies n’a-t-elle pas aussi sa part de responsabilité?
Toutefois, la menace la plus grave pèse sur les eaux terrestres et marines. L’intensification de l’agriculture entraîne, avec l’abus des engrais azotés, notamment dans les zones légumières, et l’épandage du lisier de porc, une élévation dangereuse du taux de nitrate dans les nappes phréatiques, et les rivières charrient vers la mer ces excédents de nitrate, sans doute responsables du développement de ulva lactuta , la «marée verte»; elles transportent aussi vers les parcs à huîtres et à moules, déjà endommagés par les marées noires successives, des résidus de pesticides et herbicides variés.
Ainsi, apparaissent de plus en plus de situations conflictuelles entre les utilisateurs des richesses bretonnes.
2. De la préhistoire à nos jours
Mythes et réalités
Les limites de la province ont été tellement stables depuis le Xe siècle que l’on considère d’ordinaire la configuration de la province comme le résultat, quasi inévitable, d’une évidente nécessité géographique. C’est oublier le caractère artificiel des frontières orientales de la Bretagne. C’est, plus encore, sous-estimer l’hétérogénéité fondamentale du pays. Les liaisons terrestres ont été des plus précaires jusqu’au XVIIIe siècle. L’expression géographique «Bretagne» recouvre non seulement l’opposition classique de la Haute-Bretagne, de la Basse-Bretagne et du pays nantais, mais encore l’existence prolongée d’une multitude de petits «pays», tournés vers la mer beaucoup plus que vers le terroir voisin. La langue elle-même ne simplifie pas les relations humaines. Le breton a certes atteint au IXe siècle une limite jalonnée à l’est par les villes de Dol, Montfort, Donges et Pornic. La rapidité du recul de la langue bretonne dès le Xe siècle, qu’on ne peut imputer à la seule aristocratie locale, permet de supposer que son implantation en Haute-Bretagne n’a jamais été très solide. Au surplus, du Trégorrois au Vannetais, les dialectes locaux n’ont cessé de se différencier, constituant ainsi plutôt un facteur d’opposition que d’unité. La mythologie romantique a voulu expliquer cette fragmentation péninsulaire par l’existence d’une «forêt centrale», reste de la «forêt primitive», lieu d’élection de tous les enchantements et de tous les sortilèges de la forêt de Brocéliande. Mythe littéraire d’autant plus tentant qu’il serait la source du «cycle breton». Mais, dès l’époque romaine, il n’y a plus de forêt centrale, et même si elle a repris quelques terrains à la faveur des troubles et des invasions, il n’existe aucun moyen, pour l’heure, d’en vérifier, d’en mesurer l’ampleur réelle – qui a dû être faible. Quant au «cycle breton», il est, pour l’essentiel, gallois et d’outre-Manche. Les apports bretons ne semblent que très partiels et, en définitive, passablement hypothétiques.
À vrai dire, vocabulaire et aspect géographique se sont conjugués pour aider à la naissance de ces mythes. Sous l’Ancien Régime, on dénomme, en Bretagne, forêt ce qui n’est bien souvent que simple lande. Le bocage surtout donne l’illusion d’un pays boisé. L’infinie patience de l’école géographique rennaise a maintenant tiré au clair la question de l’origine du bocage breton. Il s’est constitué à des époques diverses, à partir d’un paysage «originel» qui a dû être, au point de départ, un openfield. Une partie de ce bocage existait dès l’époque romaine, peut-être dès la préhistoire. Mais, à bien interpréter les cartulaires, une grande partie du bocage semble s’être formée au haut Moyen Âge, entre la période carolingienne et le XIIe siècle. Il s’est étendu par la suite, souvent sous la pression des propriétaires et des seigneurs fonciers, pour atteindre son maximum d’extension avec le défrichement des landes au XIXe siècle. Ainsi le paysage breton, avec ses multiples enclavures de «campagnes», est l’un des plus historiques que l’on puisse imaginer, œuvre de longue haleine, étroitement liée aux conditions juridiques et économiques d’une histoire particulièrement complexe.
Des constructeurs de «dolmens» aux envahisseurs normands (Xe siècle)
Dolmens et menhirs: consacrés par l’usage, ces termes des «celtisants» du XVIIIe siècle évoquent une grande civilisation ouest-atlantique et méditerranéenne, qui a donné à la péninsule bretonne son premier grand rôle historique. Comme l’ère du bronze, comme plus tard encore l’époque de l’indépendance celte, c’est une période d’intenses relations commerciales: étain de Cornouaille et de Bretagne. Aux derniers siècles avant notre ère s’y ajoute l’exploitation des mines de plomb argentifère du Huelgoat et de Poullaouen, qui atteint une grande ampleur à l’époque romaine. Ainsi s’explique l’importance des monnaies bretonnes d’avant la conquête romaine, dont les figurines révèlent, on le sait, un caractère abstrait. Un réseau d’oppida surveille les mines, tandis que les Romains construisent leur réseau routier de Basse-Bretagne en fonction des exploitations minières, et même des carrières de terre de poterie.
La péninsule connaît donc une longue période de relative richesse, dont l’apogée se situe entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIIe siècle après J.-C. Les plus riches trésors préhistoriques français ont été trouvés en Bretagne.
D’où la nécessité pour César de vaincre les Vénètes (56 av. J.-C.). Après le célèbre combat naval du golfe du Morbihan, les trésors jalonnent la route de fuite vers le golfe du Mont-Saint-Michel, alors que d’autres fractions des peuples armoricains se réfugient dans les oppida du Finistère. D’où, probablement, la nécessité pour César d’intervenir préventivement en Grande-Bretagne (55-54).
Il est donc logique que les Romains se soient vivement intéressés à la péninsule bretonne; en réalité, celle-ci a été beaucoup plus romanisée qu’on ne l’a longtemps pensé. La quasi-totalité du pays a dû être mise en valeur et le réseau romain sera le seul digne de ce nom avant celui du duc d’Aiguillon. Les fouilles – dont celles de Corseul – révèlent un état technique correspondant à celui du reste de la Gaule. Ainsi le verre à vitre n’y est pas inconnu.
Face à l’abondante moisson de nouveautés que nous livrent les fouilles préhistoriques et gallo-romaines, l’étude du haut Moyen Âge semble décevante. Quelle a été l’ampleur réelle des invasions qui, du IIIe au IXe siècle, ont ravagé la Bretagne? Celles du IIIe siècle sont attestées à Rennes comme à Nantes par la construction d’étroites enceintes faites de matériaux de remploi. Mais la grande affaire reste les invasions des Ve et VIe siècles. Venues des îles Britanniques, elles donnent son nom à la péninsule armoricaine. Le terme «Bretagne» est employé pour la première fois par Grégoire de Tours et Fortunat (seconde partie du VIe s.). Plus que toute autre, l’histoire de cette invasion a été le domaine des affabulations ou des hypothèses plus ou moins gratuites. Reléguons donc les Conan Meriadec et ses émules au royaume des oripeaux des vanités «historisantes». On ne sait rien ou presque rien ni des débuts de l’immigration ni de sa fin, à plus forte raison de ses origines ou de son ampleur même approximative. Notre seule documentation – combien délicate à manier! – émane de la toponymie et de la linguistique. Falchun a soutenu que le dialecte vannetais s’expliquerait par la survie de la langue gauloise locale. Hypothèse séduisante. L’hagiographie offre sans doute une source supplémentaire, qui souligne, s’il en était besoin, l’importance du monachisme irlandais et son rôle dans la christianisation tardive de la Bretagne. Mais l’addition de nos connaissances ne peut masquer que l’époque du Ve au Xe siècle coïncide avec les «siècles obscurs» de cette histoire provinciale. Seuls les raids de représailles des Carolingiens permettent d’avancer quelques dates: expéditions de Pépin le Bref (753), de Charlemagne (786, 798, 801), de Louis le Pieux (818, 824, 837). C’est à ce moment que Nominoë devient le princeps Veneticae civitatis, pour se retourner ensuite contre Charles le Chauve. Ainsi la Bretagne commence à former une principauté héréditaire, dont le centre de gravité se situe en Haute-Bretagne. En dépit de leur politique religieuse – qui leur vaut l’inimitié des écrivains ecclésiastiques – Nominoë et ses successeurs sont constamment tournés vers le monde franc. Pour autant qu’on le sache, ils assurent – ou laissent s’opérer – la fusion entre éléments bretons et éléments autochtones.
Ce premier contact avec la civilisation continentale de l’Europe franque fut vite interrompu par les invasions normandes, qui débutent dès 835 par le pillage de Nantes, et prennent un tour dramatique à partir de 908 et jusqu’en 938. À en croire les plaintes du temps, toutes les villes auraient été détruites, tous les cadres de la société se seraient enfuis. L’exagération est probable, l’ampleur des changements a cependant dû être considérable. Toutefois lorsque la Bretagne entre dans l’histoire, le duché est pratiquement constitué, ses limites sont précisées, la langue bretonne est rejetée vers l’ouest. Il est donc évident que les invasions normandes n’ont pas réussi à empêcher l’évolution de se poursuivre. Le bocage s’étend, tout en conservant dans le tracé des chemins ruraux une partie des orientations préhistoriques (d’origine religieuse?) ou cadastrales romaines. Les péages de la Vilaine dénotent une certaine activité commerciale, facilitée par des ébauches d’écluses. On est, sans aucun doute, très loin de la prospérité romaine. Les mines semblent abandonnées – forges mises à part; la surface cultivée est en recul. Le domaine congéable est-il né pendant cette période d’invasions, de manière à faciliter la mise en valeur des terres abandonnées, ou est-il né vers la fin du Moyen Âge? Il est impossible d’en décider. Les diocèses, aux origines complexes (les cités gallo-romaines, comme les abbayes «irlandaises», ont joué leur rôle dans leur naissance), sont devenus les cadres institutionnels de la vie bretonne et vont le rester jusqu’en 1789; les plou se sont transformés en paroisses.
À l’époque féodale (Xe-XVe siècle)
Face à l’Europe romane et gothique, la Bretagne ducale fait longtemps figure de parent pauvre. Chancelleries royale et pontificale s’accordent pour ne concéder au duc que le simple titre de comte – ce jusqu’au XIIIe siècle. Les maisons de Nantes, de Rennes et de Cornouaille étendent cependant le domaine ducal sur l’ensemble de la péninsule. Depuis le IXe siècle, la Bretagne s’est couverte de châteaux, d’abord simples «mottes» dominées de palissades, dont l’exploration archéologique reste à entreprendre. Dans certains cas, l’apparition de murs maçonnés pourrait les faire dater du Xe siècle. La poterie témoigne de la pauvreté de la province: elle ne peut se comparer aux réalisations gallo-romaines. La civilisation vient de l’est. Elle doit beaucoup aux grandes abbayes normandes, angevines, poitevines, qui multiplient les fondations en Bretagne et affilient nombre d’églises à des couvents bretons, mais aussi aux grandes familles de l’aristocratie, qui joueront un rôle culturel important aux XIVe et XVe siècles. Ces influences diverses se retrouvent dans l’art roman breton.
La vie politique du XIIe siècle est marquée par la forte emprise de l’empire angevin qui, en particulier, contribue à la codification des fondements du système nobiliaire (assise du comte Geoffroy, 1185). La défaite des Plantagenêts aboutit cependant à l’implantation des Capétiens en Bretagne, grâce au mariage d’Alix de Bretagne avec Pierre de Dreux (1213). Le duché est donc dirigé du XIIIe au XVe siècle par une dynastie capétienne: c’est elle qui a apporté les hermines au blason de Bretagne. La civilisation gothique trouve un duché en expansion. La baie de Bourgneuf et la presqu’île de Guérande sont devenues le rendez-vous des marines du nord de l’Europe venues y chercher le sel. Il n’existe cependant pas encore de marine bretonne. L’axe du duché se situe au sud, de Nantes à Vannes, avec, comme l’indiquent les péages, un axe secondaire le long de la vallée de la Vilaine vers Rennes. La découverte fortuite de monnaies ducales du XIIe siècle dans une mine de Basse-Bretagne permet d’avancer l’hypothèse d’une reprise de l’activité minière, fondée sur le plomb argentifère; mais la politique monétaire ducale est à peu près inconnue.
Les premières manifestations de l’art gothique sont dominées par les influences du gothique de l’Ouest: la cathédrale d’Angers sert de modèle principal. L’évêque de Rennes Étienne évoque la vie paysanne: on y entrevoit la dureté du système seigneurial et la fréquence des «émotions populaires», qui, longtemps, restent l’un des traits majeurs de l’histoire régionale.
Aux XIVe et XVe siècles, la Bretagne entre dans la grande histoire. La guerre de Succession (1341-1365) est l’un des épisodes majeurs de la guerre de Cent Ans. Le conflit successoral, fondé sur l’attribution (discutable en droit féodal) du duché à Jeanne de Penthièvre au détriment de Jean de Montfort, ravage cruellement le pays. La question principale semble être celle de la croissance continue du pouvoir central. Le conflit franco-anglais permet aux ducs, surtout après le traité de Guérande (1365), de mener une politique de bascule assez fructueuse. Le XVe siècle apparaît donc aux yeux de nombre d’historiens comme le grand siècle breton. Le gothique breton est l’œuvre des deux derniers siècles du Moyen Âge. Autour de la cour ducale se crée un véritable art de cour, dont le château de Nantes est le symbole, profondément influencé par l’art ligérien. La découverte du granite de Kersanton favorise le développement de la sculpture, et le vitrail est travaillé dans de nombreux ateliers. La marine commerciale bretonne se développe, surtout en Basse-Bretagne, et devient l’un des éléments majeurs du commerce nord-sud de l’Europe de l’Ouest. Ne forçons cependant pas la note: la Bretagne reste une oasis – elle est relativement prospère – au milieu d’un monde devenu fou. Le rétablissement de la paix provoque paradoxalement une crise économique qui ne devait cesser que vers 1530. D’où, sans doute, la reconversion partielle vers la pêche, et, à l’extrême début du XVIe siècle, la mise en valeur des bancs de Terre-Neuve.
À ce moment, l’indépendance a déjà pris fin. François II meurt en 1488. La duchesse Anne a douze ans. Face au royaume de France, face à l’armée royale et à son artillerie, les tentatives de maintenir la situation antérieure se révèlent vaines. Nantes, Rennes se fortifient, font appel aux spécialistes allemands; Anne est mariée par procuration à Maximilien (1490); le peuple suit d’autant moins qu’il est la victime des troubles. Bloquée dans Rennes par les troupes royales, Anne épouse d’abord Charles VIII (traité du 15 déc. 1491), puis Louis XII (8 janv. 1499). Dans la mesure – limitée – où l’on peut parler de sentiment national, il est le fait d’une partie de la population urbaine, de la bourgeoisie et de la petite noblesse ; la haute noblesse a pris le parti du roi de France; le peuple s’est désintéressé, semble-t-il, des événements.
La province de Bretagne (XVIe-XVIIIe siècle)
La province et le royaume
L’histoire politique de la province est dominée par les états de Bretagne, c’est-à-dire par la noblesse. Sa situation est, en effet, très particulière. L’union, définitivement consacrée par l’Acte de 1532, fait du roi de France l’héritier des ducs. Le sommet de la pyramide sociale et politique reste donc vacant jusqu’à l’installation, tardive, de l’intendance (1688). Il est vrai qu’au XVIIe siècle le maréchal de La Meilleraye, favori de Richelieu, puis le duc de Chaulne ont joué un rôle de premier plan dans la province. Il reste que la noblesse des états et du parlement de Bretagne, créé en 1554, dirige le pays. La codification de la coutume de 1580 renforce encore son pouvoir. L’entente avec la royauté est d’ailleurs bonne jusque vers 1675. La Bretagne ne participe réellement ni aux troubles de la minorité de Louis XIII ni à la Fronde. C’est à Nantes, fief du maréchal de La Meilleraye, que sont arrêtés Chalais et Fouquet, qu’est enfermé le cardinal de Retz. Les guerres de la Ligue sont elles-mêmes d’effet plus limité qu’on ne l’a dit. Elles commencent au demeurant plus tard qu’ailleurs (1588), le protestantisme breton se limitant à quelques centaines de familles nobles et bourgeoises. L’ardeur des sentiments catholiques n’exclut même pas chez la plupart des ligueurs la fidélité à la royauté française. Le duc de Mercœur n’ose avouer qu’il brigue, à son profit, un duché indépendant. L’appui espagnol le dessert, et ses relations avec Philippe II sont loin d’être parfaites.
À partir de 1675, la noblesse bretonne se hisse cependant au premier rang de l’opposition politique française. Réformation de la noblesse (1668-1672) et réformation du domaine royal largement usurpé au siècle précédent, installation de l’intendance, puis création des premiers impôts égalitaires (capitation en 1694, dixième en 1710) en paraissent les causes majeures. Le conflit connaît deux épisodes principaux: celui de 1718, plus ou moins lié à l’affaire du duc de Maine; puis le grand conflit entre le duc d’Aiguillon et La Chalotais, la célèbre « affaire de Bretagne ». La virulence bretonne s’explique en partie par l’atmosphère très particulière des assemblées provinciales, dont la psychologie est «affective, émotive, facilement passionnée». La noblesse bretonne a, au surplus, été plus ou moins «manipulée» par certains clans parisiens, mais elle s’est passionnément défendue de vouloir mener une politique antinationale et elle l’a prouvé par sa participation aux guerres terrestres et maritimes. Elle rejette simplement l’appareil administratif et bureaucratique de l’État moderne, quitte à créer une administration jouant à son profit. Ces luttes politiques ne doivent pas masquer le problème paysan; celui-ci est permanent: dans les guerres de la Ligue comme lors de la révolte du papier timbré (1675), les masses paysannes bougent comme elles le feront lors de la Révolution. La vie économique bretonne comporte en effet deux volets très dissemblables.
Le commerce breton et, par conséquent, la vie urbaine connaissent incontestablement, du XVIe au XVIIIe siècle, la prospérité. La croissance démographique est manifeste, du million et demi d’habitants au XVe siècle (chiffre calculé en fonction des fouages) aux deux millions trois cent mille habitants de 1789 (chiffre calculé en fonction du nombre des naissances, relevé par l’enquête de l’abbé Terray). Cette croissance, qui pourrait s’être réalisée surtout dans la première moitié du XVIe et au cours du XVIIe siècle, précède celle de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle, limitée en raison des hécatombes qui ont lieu de 1690 à 1720 et de 1770 à 1790. Les registres paroissiaux – parmi les plus anciens de France – révèlent une démographie traditionnelle, qui évolue plus lentement qu’ailleurs, et se double d’un exode rural précoce.
L’économie rurale évolue très lentement: les nouveautés se situent au XVIe siècle. Continuant un mouvement amorcé dès la fin du Moyen Âge, la vigne recule rapidement vers le sud pour atteindre ses limites actuelles dès le début du XVIIe siècle. Le pays nantais est désormais spécialisé dans la production de vins de qualité moyenne et d’eau-de-vie, cette dernière étant «lancée» par les Hollandais. En revanche, le pommier à cidre, venu au XVe siècle de Normandie, conquiert lentement la Haute-Bretagne (XVIe-XVIIe s.), puis la Basse-Bretagne (XVIIe-XVIIIe s.), cela sous la pression des seigneurs-propriétaires fonciers. Le sarrasin, introduit sous François Ier, connaît un succès spectaculaire qui en fait la céréale populaire. Les cultures légumières, inaugurées au Moyen Âge par celle des oignons de Roscoff exportés en Angleterre, sont plus sporadiques, limitées à certaines régions proches des villes maritimes. Ces progrès ont un effet social limité. Le prélèvement nobiliaire est de l’ordre de 30 p. 100, celui de l’Église atteint 10 p. 100 (dîmes comprises): d’où la sensibilité de la masse paysanne à l’accroissement des impôts royaux, qui comptent cependant parmi les moins lourds du royaume. L’absence de gabelle est particulièrement bénéfique. Il reste que la paysannerie ne participe guère à la commercialisation des céréales nobles qui nourrissent l’exportation.
Vocation commerciale
Le blé, le vin et le sel, fondement du commerce médiéval, représentent le principal des transactions qui s’opèrent à Nantes, grand marché national, lieu d’attraction pour le négoce espagnol et hollandais. Mais le commerce nantais se développe entre 1640 et 1680 en direction des Antilles, bien plus tard que Saint-Malo. Pêche à la morue, découvertes canadiennes de Jacques Cartier provoquent au XVIe siècle l’essor de cette dernière ville. Son succès s’amplifie à partir de 1571, lorsque les navires malouins pénètrent en Méditerranée occidentale. Les Malouins sont, au cours de la première moitié du XVIIe siècle, les principaux transporteurs de l’alun pontifical; ils créent ainsi le premier trafic triangulaire (Terre-Neuve - Italie -Nord). Le fondement du commerce breton de l’époque moderne est cependant fourni par les toiles, fabriquées dans les campagnes des côtes nord de la péninsule à partir des matières premières locales: lin et chanvre. Les toiles de toutes catégories s’exportent surtout vers la péninsule Ibérique, et, au cours du XVIIe siècle, vers le nord. D’où un afflux considérable de métal précieux qui, venant du Portugal et d’Afrique, a fait son apparition dans la seconde moitié du XVe siècle. L’argent espagnol domine la vie de l’ouest de la France à partir de 1550, ruinant les mines argentifères bretonnes. De 1550 à 1610, les deux ateliers de frappe monétaires (Rennes et Nantes) fournissent le tiers de l’argent métal français. De 1610 à 1680, les chiffres triplent, mais le pourcentage tombe à 16 p. 100, du fait de l’importance prise, à partir de 1640, par l’hôtel de la Monnaie parisien. Enfin, de 1700 à 1715, le trafic des mers du Sud fait passer plus de 200 millions de livres de métal précieux par la province, surtout par Saint-Malo.
Le XVIIIe siècle connaît certaines difficultés. Le commerce des toiles plafonne, entraînant le recul de la population de certaines villes, telle Vitré. La démographie désastreuse des années 1770-1790 est l’indice de ces difficultés bretonnes, masquées par l’extraordinaire essor du commerce nantais, orienté vers les Antilles. Grâce aux ports de Nantes, de Lorient et de Saint-Malo – ce dernier reprend au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle – la province domine le commerce maritime français. Elle assure le tiers des constructions navales et, vers 1790, détient 27 p. 100 du nombre total des navires du pays. C’est donc la première province maritime, rang que la Normandie détenait au siècle précédent.
Mais jamais le contraste entre le centre de la péninsule, qui se vide, et les régions côtières n’a été plus accentué. Le dynamisme commercial joue, de même, au détriment de la Basse-Bretagne, où les ports végètent après l’euphorie du XVIe siècle, que traduit par exemple l’existence de l’école cartographique du Conquet. Guerres maritimes et commerce des Indes orientales aboutissent, en revanche, à la création et au développement de deux grandes villes nouvelles: Brest et Lorient, villes semi-militaires implantées un peu à la manière de villes coloniales dans un pays peu urbanisé.
3. La littérature bretonne
Le «vieux breton»
Aucune œuvre littéraire de la période du «vieux breton» (Ve-XIe s.) n’a été conservée. Pourtant on sait avec précision ce qu’était alors la langue: quantité de noms de lieux ou de personnes et surtout les «gloses» des manuscrits latins des IXe et Xe siècles nous fournissent quelques dizaines de phrases, des centaines d’expressions ou groupes de mots et de nombreux mots isolés.
Peu différent du cornique et du gallois parlé en ce temps, le breton de cette époque reculée était un outil plus adapté à la production littéraire que la langue des époques plus tardives, abandonnée peu à peu par les milieux cultivés.
On possède du reste des témoignages précis sur des auteurs et des œuvres dont nous n’avons plus que les noms. Le cartulaire de Quimperlé nous parle de Dunguallun («cantor»), de Cadiou («citharista»), de Riuallon («filius») an Bard (bard : «poète»). Marie de France, entre autres, nous fait connaître les noms et les thèmes de plusieurs œuvres bretonnes. Les lais bretons surtout étaient appréciés. Ces poèmes chantés accompagnés de musique (cf., en irlandais moderne, laoidh : «poème, chanson») étaient précédés d’un prologue en prose. Le lai, qui comprenait de 200 à 1 000 vers, était chanté avec accompagnement de harpe et de vielle ou, plus souvent, de harpe et de rote, petit violon à six cordes (gallois crwth , irlandais crott ). Poésie et musique formaient un tout indissoluble dans ces compositions. La compétence des anciens Bretons en matière musicale a été confirmée par les découvertes de M. Huglo (Acta musicologica , t. XXXV, 1963; compte rendu in Études celtiques , t. XI), qui montrent que la notation musicale bretonne, une des plus anciennes que l’on connaisse, a été en usage du IXe au milieu du XIIe siècle.
Les lais racontent en général des histoires d’amour agrémentées d’éléments merveilleux et dramatiques. S’il y a peu de morale, il y a beaucoup de poésie et de psychologie dans ces œuvres. Les personnages sont souvent rattachés à des familles régnantes bretonnes, du Léon, de Cornouaille, de Nantes par exemple.
De façon moins directe et concurremment avec la littérature galloise, la littérature bretonne ancienne a aussi inspiré de grandes œuvres du cycle arthurien, dont les plus connues sont: l’histoire de Tristan et Iseult , les œuvres de Chrétien de Troyes, Perceval , Yvain , Lancelot , et notamment Érec dont les liens avec la région de Vannes sont indiscutables. Le pays de Vannes s’appelait le Bro Weroc , «pays de Weroc», dont la forme était devenue Bro Erec dès le XIIe siècle.
On remarque dans la littérature arthurienne la rareté de la finale galloise ancienne auc et la fréquence des finales bretonnes anciennes oc , euc , uc , ec (ex.: Meriadeuc , Yonec , Érec ). Bien que ces finales soient souvent francisées en os , eux , us , elles indiquent avec d’autres faits que la «transmission de la matière de Bretagne» s’est en grande partie faite dans l’immense zone de contact entre mondes celtiques et romans qu’était la zone bilingue de Bretagne orientale.
Le «moyen breton»
On appelle «moyen breton» le breton du XIIe au XVIIe siècle. Nous ne possédons que des œuvres appartenant à la fin de cette période. Elles nous sont précieuses à deux titres: par leurs sujets, elles conservent parfois des restes de la tradition des époques antérieures; surtout elles ont le mérite de nous restituer la versification ancienne du breton dont la tradition s’était conservée sans interruption depuis l’époque de l’émigration.
Cette versification, très complexe, est fondée sur les mêmes principes que le cynghanedd lusg de la poésie galloise. Le principe essentiel (il y en a d’autres) est que l’avant-dernière syllabe du vers rime avec une ou plusieurs syllabes à l’intérieur du vers lui-même; en outre, les syllabes finales riment ensemble.
– Exemple gallois: haf a dd aw / ni bo gl awog («l’été viendra, qu’il ne soit pas pluvieux»).
– Exemple breton: an g uen heg uen am
lo uenas
an egar at an lac at
gl as.
La prononciation était: an wen he wen am lo wenas / an hegar ad an lag ad gl as («la blanche souriante m’a réjoui, l’aimable à l’œil bleu»). Il s’agit là des deux premiers vers d’une chanson bretonne du XIVe siècle, dont nous n’avons que quelques fragments. Les plus anciennes œuvres suivies qui nous soient parvenues ne datent que du XVe siècle, et il s’agit surtout d’œuvres théâtrales.
Le théâtre
Il nous reste sept pièces, dont cinq complètes, écrites dans cette ancienne versification. Deux pièces ont des sujets d’origine bretonne ou celtique et sont donc tout à fait originales: la Buhez santes Nonn (Vie de sainte Nonne ) et la Buhez sant Gwenole (Vie de saint Guénolé ) dont une des scènes, fort curieuse, relate la submersion de la ville d’Ys.
Les autres pièces conservées ne traitent pas de sujets spécifiquement bretons, mais le rapport entre la pièce et l’original latin ou français dont elle dérive est souvent plus lointain que celui qui existe par exemple entre Le Cid de Corneille et Las Mocedades del Cid de Guilhem de Castro. Citons: la Buhez santes Barba (Vie de sainte Barbe ); La Passion , imprimée pour la première fois en 1530 et qui contient d’assez beaux passages; La Destruction de Jérusalem , d’auteur inconnu dont les fragments ont été édités ainsi que ceux des Amourettes du vieillard , seul reste de l’ancien théâtre comique breton. Du milieu du XVIIe siècle date la Buez sante Genovefa (Vie de sainte Geneviève de Brabant), dernière pièce utilisant l’ancien système de rimes.
La poésie
Il existe aussi quelques poèmes anciens: le Dialogue entre Arthur et Guynglaff , du XVe siècle, a malheureusement été défiguré par les copistes successifs. Trois poèmes religieux ne sont pas sans mérite, notamment la Buhez mab den , à la versification très savante (ils ont été réédités en 1962). Le Mellezour an maru (Miroir de la mort ) est un long poème de 3 602 vers, composé en 1519 par Jehan An Archer Coz.
Plus vivants et parfois gracieux sont les anciens Noëls bretons An nouelou ancien ha devot .
La prose
Les œuvres en prose du moyen breton sont peu nombreuses et présentent peu d’intérêt. Il s’agit d’œuvres d’édification: Buhez an itron sanctes Cathell (Vie de Mme sainte Catherine ); un cathéchisme; les œuvres de Tanguy Gueguen et de Euzen Gueguen.
Il faut cependant faire une place à part au Sacré Collège de Jésus (1659) et au Templ consacret da Passion Jesus Christ (1671) de Julien Maunoir. Ce dernier a rapproché l’orthographe bretonne de la langue parlée qui semble avoir évolué assez considérablement du XVe au XVIIe siècle, avec la disparition de la classe des lettrés bretons qui écrivaient dans une sorte de koinê . Bien que pleine de mots français, cette langue littéraire palliait en partie les inconvénients dus à une fragmentation dialectale croissante. Outre des mots français, il faut reconnaître que les œuvres en moyen breton contiennent un important vocabulaire celtique tombé plus tard en désuétude. Les recherches de Gw. Le Menn ont permis d’élargir notre connaissance du «moyen breton».
Une période de transition: du XVIIIe siècle au milieu du XIXe
Après Maunoir commence une longue période de transition qui voit se perpétuer les tendances de l’ancienne littérature. À côté de ces courants traditionnels, les conditions d’un renouveau apparaissent, surtout vers la fin de cette période.
Les œuvres d’édification
L’immense majorité des livres imprimés en Bretagne de la fin du XVIIe au XIXe siècle sont des livres religieux.
Écrits dans une langue pleine de mots français, ils sont généralement sans grande originalité littéraire; ils connaissent une très grande diffusion, qui s’explique par leur caractère édifiant. Leur principal mérite est de maintenir dans le peuple breton une certaine connaissance de sa langue écrite. Parmi les plus répandus de ces livres, citons les Heuryou Brezonec ha latin , de Charles Briz, parues en 1712 et qui seront réimprimées jusqu’au XIXe siècle.
Le théâtre populaire
Bien que n’ayant eu que tard les honneurs de l’impression, c’est pourtant le théâtre qui maintient le plus fidèlement les traditions littéraires bretonnes.
Celle des mystères du Moyen Âge a été continuée jusqu’au XIXe siècle, surtout dans le pays de Tréguier. Le soir, des générations de paysans recopiaient patiemment ces pièces, les mettaient au goût et dans la langue du jour et apprenaient par cœur des milliers de vers. Puis, malgré les fréquentes interdictions des autorités religieuses et civiles, ils les représentaient devant les foules accourues.
La littérature moderne
Tandis que les anciennes modes littéraires se survivent encore, H. de La Villemarqué (1815-1895) introduit un souffle nouveau avec la première édition, en 1839, du Barzaz Breiz . Cette œuvre est de son temps par bien des côtés: le romantisme, l’image plus embellie qu’exacte de l’Antiquité celtique, le purisme et la recherche du vocabulaire. Si l’on a mis en doute l’authenticité de beaucoup de pièces et même la correction de la langue, on souligne leur valeur littéraire et la qualité des airs qui les accompagnent. Depuis sa parution, une controverse animée, ardente, porte sur la part de création qui caractérise le Barzaz Breiz . Il ne fait aucun doute que plusieurs des pièces recueillies par La Villemarqué ont été «embellies» par lui, mais, à cette époque, le fait ne choquait point; en outre on a retrouvé, depuis lors, des versions populaires de certains des chants que l’on croyait entièrement sortis de l’imagination de l’auteur. La thèse et les travaux de D. Laurent ont prouvé l’authenticité de nombreuses pièces.
La poésie
Depuis La Villemarqué, la vitalité de la poésie bretonne a continué à se manifester. Parmi les poètes du XIXe siècle, citons Brizeux qui a composé en breton Telenn Arvor (Harpe d’Arvor ) et Furnez Breiz (Sagesse de Bretagne ).
Après la Première Guerre mondiale, l’inspiration des poètes bretons gagne en profondeur et en étendue. J. P. Calloc’h (1888-1917), tué au front, fut le plus grand d’entre eux; ses poésies ont été publiées en 1921 et 1935 sous le titre de Ar en deulin (À genoux ). Il écrivait dans le dialecte de Vannes – ainsi que Roperh Er Mason (1900-1952).
De beaux poèmes sont dus à G. B. Kerverziou (dans la revue Gwalarn , Nord-Ouest ), à Loeiz Ar Floc’h (Maodez Glandour ), poète, philosophe, critique (citons Imram , 1941), à Fant Rozeg (Meavenn ), à Ronan Huon (dans la revue Al Liamm , Le Lien ).
Deux écrivains qui se sont illustrés dans d’autres genres littéraires ont également composé des poèmes de valeur: Roparz Hémon, Barzhonegou (Poésies ), recueil qui en 1967 rassemble des poésies antérieurement publiées à part: Pierre Hélias, Maner kuz (Manoir secret , 1964).
Rares sont les écrivains cités ci-après qui n’ont pas composé de poèmes.
La poésie populaire bretonne reste vivante jusqu’en plein XXe siècle avec des soniou , chants d’amour, chants de mariage, satires, des gwerziou , commentaires d’un événement d’actualité, chantés dans les foires et pardons, et vendus en feuilles volantes. Ces poésies sont les derniers échos de la tradition des lais médiévaux bretons.
Si le théâtre populaire s’éteignait vers la fin du XIXe siècle, certains auteurs lui rendaient en prestige et en qualité ce qu’il perdait en audience dans les foules.
L’abbé Le Bayon (1876-1935), auteur de Nikolazig et de Noluen , tente de renouveler le théâtre à sujets religieux; il écrit en dialecte vannetais.
Jakez Riou réussit avec autant de verve dans le théâtre (Nomenoe-oe ) que dans la nouvelle et le roman; c’est aussi le cas de Roparz Hémon (1900-1978): son œuvre de philologue, de romancier, de poète, ne fait pas oublier son œuvre théâtrale, Un den a netra (Un homme de rien , 1927), Meurlarjez (Mardi-Gras , 1938), Roperzh Emmet (1944). Tanguy Malmanche (1875-1953) a écrit entre autres Gurvan (1923), Buhez Salaün lesanvet ar Foll (La Vie de Salaun surnommé le Fou , 1926), An Antekrist paru en 1950, Ar Baganiz (Les Païens ) parus en 1931. Par leur poésie, leur force et leur simplicité, ces œuvres font de leur auteur un des plus grands écrivains bretons de théâtre.
Le théâtre breton contemporain est surtout marqué par la personnalité de Pierre Jakez Hélias, né en 1914, qui a donné plusieurs grandes pièces: Mevel ar Gosker (Le Valet du Cosquer , traduit sous le titre Le Grand Valet ), Le Roi Kado , La Femme de paille . Ces pièces ont une version bretonne et une version française. L’auteur a, en outre, écrit pour la radio environ 260 pièces plus brèves.
La grande majorité du million de personnes connaissant le breton ne sait ni le lire ni l’écrire. L’usage du breton déclinera donc encore dans les campagnes, mais il demeurera sans doute comme seconde langue d’un public cultivé, soutenue par l’enseignement universitaire, ce qui assure aux écrivains bretons un public restreint mais fidèle.
Le maintien d’une telle activité littéraire, alors que la langue recule, montre qu’il est toujours difficile de prévoir le destin d’une langue.
4. La Bretagne contemporaine
Remous de la grande histoire
Une conjonction de facteurs, les uns favorables et dynamiques, les autres hostiles, explique la violence des soubresauts de la période révolutionnaire. Le club breton est à l’origine du club des Jacobins, la jeunesse de Rennes et de Nantes participe largement aux événements prérévolutionnaires, les cahiers de doléances bretons comptent parmi les plus virulents de France. Mais tout le monde connaît aussi l’ampleur, non moins spectaculaire, des mouvements contre-révolutionnaires de Bretagne, provoqués par la levée, en 1793, de 300 000 hommes. La Révolution fait ainsi apparaître en pleine lumière une distorsion politique déjà ancienne, que manifestera plus ou moins la géographie électorale des XIXe et XXe siècles. L’on peut ainsi grossièrement opposer une Bretagne de «droite» et une Bretagne de «gauche». La première englobe le Morbihan, l’intérieur de la partie «galle» des Côtes-du-Nord, l’ouest et l’est de l’Ille-et-Vilaine, la quasi-totalité de la Loire-Atlantique. Seuls les centres urbains y constituent des îlots de résistance. En revanche, le Finistère, la région côtière des Côtes-du-Nord, la partie centrale de l’Ille-et-Vilaine sont orientés vers la République, mais une République modérée non antireligieuse. Certains de ces éléments se trouvent déjà dans la carte du recrutement sacerdotal du XVIIIe siècle. Dans le diocèse de Rennes, celui-ci est largement fourni par les régions de Vitré-Fougères. L’image classique des chouans ne doit pas faire oublier la figure du révolutionnaire breton; autant et plus que les fédérés marseillais, les fédérés brestois ont joué un rôle capital dans la journée du 10 août 1792.
L’Empire fait en Bretagne figure de régime de «gauche». Sans doute, la majeure partie de la noblesse se rallie-t-elle à Napoléon, et y a-t-il, tout au long du XIXe siècle, une «noblesse napoléonienne», mais la chouannerie morbihannaise produit Cadoudal et se révèle singulièrement dangereuse lors des Cent-Jours.
L’effet des destructions de l’époque révolutionnaire, qu’il ne convient ni de surestimer ni de sous-estimer, s’additionne à celui de l’interminable guerre maritime franco-anglaise pour briser l’élan économique breton. La première moitié du XIXe siècle est l’apogée d’une civilisation artisanale traditionnelle: moulins à eau et à vent; télégraphe Chappe; canaux de déblocage des ports en temps de guerre; agriculture qui s’améliore, surtout après 1840; prospérité commerciale et campagnarde suffisante pour donner son empreinte au costume paysan. Mais Saint-Malo s’étiole vite, le textile décline irrémédiablement. La population des villes ne retrouvera qu’en 1840 les chiffres d’avant 1789, alors qu’entre 1800 et 1851 la population bretonne augmente d’environ 600 000 âmes. Seule Nantes se maintient et développe même son trafic du Pacifique, sans pouvoir empêcher pourtant un déclin général de plus en plus marqué. Les cadres politiques sont dominés par les propriétaires fonciers. Cette prédominance du monde rural n’empêche nullement les crises de subsistances, durement ressenties dans les villes, surtout entre 1845 et 1848. L’activité minière, relancée vers 1750, se maintient jusqu’au milieu du XIXe siècle; pendant plus d’un siècle, les mines de Basse-Bretagne produisent en moyenne une tonne d’argent par an. Comme elles, les forges de l’intérieur se maintiennent sans progresser.
Comme partout, le second Empire est une période de réveil. À partir de 1858, le chemin de fer représente un réseau cohérent; Saint-Nazaire, ville-champignon, supplée aux insuffisances de l’estuaire ligérien. L’agriculture se transforme grâce au défrichement des landes, amorcé sous le régime précédent par l’Alsacien Jules Rieffel. La culture de la pomme de terre progresse, tout comme l’élevage des porcs. Le tourisme balnéaire s’amorce: le romantisme pictural et littéraire y est pour beaucoup. La construction navale moderne apparaît. L’envers de la médaille est la disparition progressive des forges et celle de l’industrie artisanale du textile rural. Aussi le régime impérial trouve-t-il une assise solide en Bretagne. Le Nantais Billault, ministre de l’Intérieur, puis porte-parole de l’empereur au Corps législatif, en est le symbole, mais meurt trop tôt en 1862.
Sous la IIIe République, les cartes électorales reflètent l’opposition des deux Bretagnes. À l’exception du Morbihan, le passage à la République s’opère aussi vite que dans le reste de la France lors des élections partielles de 1871 à 1875. Mais les luttes religieuses faussent les données du jeu politique. Le 14 mars 1906, le procureur général de Rennes écrit: «Les forces de l’ordre sont impuissantes dans toute la Bretagne.» C’est dire l’importance décisive des questions religieuses. De 1803 à 1967, le département du Finistère fournit à lui seul 4 600 prêtres séculiers, auxquels s’ajoutent de 2 000 à 3 000 réguliers. En Loire-Atlantique, comme dans le Finistère, la courbe des ordinations est à son apogée entre 1870 et 1910. Ces chiffres ne doivent pas cacher les contrastes locaux: près des trois quarts des vocations du Finistère sont produites par les villes et les villages situés au nord-ouest d’une ligne Douarnenez - Saint-Pol-de-Léon. Les régions où les vocations sacerdotales sont les plus rares sont celles qui ont participé à la révolte du papier timbré.
Peu touchée par les guerres du XIXe siècle, mis à part la courte occupation d’une partie de la Haute-Bretagne par les Prussiens en 1815, la province devient en revanche le pivot de la guerre maritime allemande de 1940 à 1944. Mais la libération de la Bretagne constitue un cas unique en France: celui d’une province où la Résistance est associée à tous les échelons aux opérations militaires. Les espérances fondées par les Allemands sur les mouvements «autonomistes» ont été vite déçues, et l’île de Sein est sans conteste la seule portion de la France à être restée sans interruption aux côtés des Alliés. Le prix payé par la province a été élevé en vies humaines comme sur le plan matériel: sièges et bombardements de Nantes, Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire.
Une formidable mutation
La Bretagne, réduite depuis les premières mesures de régionalisation des années 1950 à quatre départements (Côtes-d’Armor, Finistère, Ille-et-Vilaine, Morbihan) autour d’une capitale décentrée, Rennes, est engagée dans des transformations de grande envergure. Celles-ci l’ont fait passer d’une société rurale fondée sur l’agriculture familiale traditionnelle à une société plus urbanisée où les activités industrielles et administratives ont pris la part dominante. L’originalité de l’évolution tient à l’ampleur et à la rapidité des mutations, au passage accéléré d’un système autarcique fondé sur les relations économiques locales à une économie intégrée au système capitaliste français et même international.
La Bretagne des années 1950, partie intégrante d’un Ouest attardé et négligé, vivait repliée sur elle-même, excentrique et mal reliée à l’extérieur, sans pôle de développement urbain. L’agriculture y faisait vivre plus d’un Breton sur deux dans de petites exploitations de polyculture vivrière et, sur la côte ouest et sud, les pêches artisanales fournissaient des activités saisonnières à la population des pêcheurs et des ouvrières des conserveries. En dehors de quelques rares établissements d’État (arsenaux) et de quelques décentralisations stratégiques, les usines étaient rares et les activités traditionnelles déclinaient sans être relayées par de nouvelles activités. Quant au tourisme, apparu dans quelques stations, il souffrait de la faiblesse des infrastructures d’accueil. Sans emploi pour ses jeunes, la Bretagne constituait ainsi un réservoir de main-d’œuvre, une terre traditionnelle d’émigration.
Pour combattre l’hémorragie continue de ses forces vives, la Bretagne a entrepris, par un effort de volonté collective, le bouleversement et la modernisation de ses structures économiques. Réveillée par le dynamisme du Comité d’études et de liaison des intérêts bretons qui regroupait depuis 1949 des élus de toute tendance animés par le même désir de sortir la Bretagne de son marasme, elle a bénéficié, grâce à une politique volontariste d’aménagement du territoire et aux efforts patients des collectivités locales, d’un vaste programme de mise à niveau des équipements collectifs: électrification, remembrement, désenclavement routier et aérien, développement accéléré des télécommunications, etc. Appuyée par les lois agricoles de 1960-1962 et par des mesures incitatives de décentralisation d’unités industrielles et tertiaires, cette politique d’aménagement a mobilisé une grande partie des forces économiques régionales et entraîné, avec la prise de conscience des retards accumulés, un formidable mouvement de réveil dont les résultats sont spectaculaires puisque la Bretagne est devenue la première région agricole et la première région halieutique de France. Si les bouleversements dus à la crise mondiale ont ralenti les implantations d’établissements extérieurs, l’industrie a continué sa lente progression grâce aux créations autochtones. Au début des années quatre-vingt-dix, plus d’un actif sur deux vit du commerce et des services, le niveau de vie a augmenté dans tous les milieux et la tendance séculaire à l’émigration est enrayée. Partout les changements sont sensibles, dans les campagnes où les remembrements systématiques, les bâtiments agro-industriels des grandes fermes d’élevage, les coquets pavillons des agriculteurs ou les lotissements qui cernent les vieux noyaux des bourgs ont bouleversé le cadre du bocage, et dans les villes dont l’expansion spatiale est due à l’afflux de population jeune. Le changement, c’est aussi l’aménagement de la façade maritime, les réseaux autoroutier et routier à quatre voies, le T.G.V.-Atlantique ou le foisonnement des résidences secondaires sur le littoral.
Une nouvelle Bretagne est née, pourtant encore bien fragile face aux effets de la crise mondiale. «Bout du monde» dans une Europe fédérée, elle souffre toujours de sa position excentrée. Malgré la modernisation entamée, la mutation est inachevée, la structure économique reste déséquilibrée et la Bretagne a du mal à résister aux pressions résultant de l’environnement économique et politique; sa fragilité est d’autant plus grande qu’elle reste dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements et ses débouchés. Cependant, en dépit de ses faiblesses (excentricité, insuffisance des matières premières et des sources d’énergie, pauvreté du tissu industriel, indigence du tertiaire de haut niveau, importance des emplois peu productifs), la région doit pouvoir, en remettant en cause son modèle de développement et en tirant parti de ses atouts dans le domaine agricole et maritime notamment, poursuivre sa modernisation et son intégration dans les grands courants économiques européens.
Le redressement démographique
L’évolution économique depuis la fin des années 1950 a permis d’inverser le mouvement migratoire, et c’est là un fait capital dans l’histoire de la démographie bretonne. En effet, 1 100 000 personnes perdues entre 1851 et 1968 constituent le triste bilan de l’exode dans cette province en léthargie. Par suite de la restructuration agricole et du manque d’industries, plus de 10 000 personnes ont quitté chaque année la région de 1946 à 1962. Le solde migratoire s’améliora avec les premières décentralisations industrielles, mais, de 1962 à 1968, encore 25 000 actifs partent quand reviennent 10 000 inactifs. C’est à partir de 1968 que le mouvement s’inverse: le gain atteint 39 647 migrants de 1968 à 1975, 60 853 de 1975 à 1982 et encore 36 500 de 1982 à 1990; il représente pour la dernière période intercensitaire 43 p. 100 de la croissance globale de la population. Certes, le mouvement est toujours alimenté par le retour de retraités, mais les jeunes adultes chargés de famille se font plus nombreux; de plus, l’extension du chômage à l’ensemble des régions et une résistance relativement bonne de l’économie bretonne à la crise maintiennent plus de jeunes au pays, même s’ils y sont demandeurs d’emploi.
Ainsi, en 1990, la Bretagne approchait les 2 800 000 habitants, en croissance sur 1982 de 3,1 p. 100, et atteignait alors son maximum absolu de peuplement. Mais cette population a une tendance accrue au vieillissement. Si, pendant longtemps, la région a pu, grâce à ses taux remarquables de natalité et de fécondité, constituer un réservoir de population, elle s’aligne désormais sur les tendances nationales: la baisse continue du taux de natalité (12,4 p. 1 000 en 1990) et le maintien d’une mortalité assez forte (10,5 p. 1 000) restreignent chaque année le bilan naturel (2,2 p. 1 000 en moyenne annuelle de 1982 à 1990). Le dynamisme démographique semble un élément du passé et la pyramide des âges prend de plus en plus une allure de toupie: la part des jeunes n’atteint plus 30 p. 100 de cette population alors que celle des vieux frôle les 20 p. 100.
Ce vieillissement est certes inégal. Il frappe essentiellement les campagnes profondes dévitalisées, celles des collines intérieures, mais aussi des campagnes littorales que ne régénèrent pas des influences urbaines. La Bretagne jeune est aujourd’hui celle des villes et de leur couronne de périurbanisation. À l’exception de Rennes (203 533 hab. en 1990, 245 065 pour l’agglomération), ces villes, Brest (153 099 et 201 480), Lorient (61 630), Saint-Brieuc (47 370), Quimper (62 541), Vannes (48 454), Saint-Malo (49 274), sont situées à proximité de la mer; elles contribuent à renforcer l’inégalité du peuplement – la moitié de la population se concentre sur 8 p. 100 du territoire – et la traditionnelle opposition du littoral et de l’intérieur. Elles sont, en effet, le siège des emplois non agricoles, notamment des emplois de services. La différenciation croissante de l’espace breton est ainsi liée au passage accéléré d’une économie primaire à une économie tertiaire dominante, sans véritable stade intermédiaire d’industrialisation urbaine.
Les réalités économiques
La Bretagne agricole
La Bretagne est devenue, du fait de l’expansion continue dans les secteurs de la production animale et légumière, la première région agricole de France. Un effort de modernisation inouï de paysans attachés à la volonté de pallier les insuffisances structurelles de leurs exploitations par une intensification à base de travail et de capitalisation, l’appui constant des pouvoirs publics et l’engagement des firmes agro-alimentaires expliquent le remarquable essor.
Avec 49 millions d’hectolitres produits en 1990, le lait breton représente 21 p. 100 de la production nationale. Ce résultat est dû à la conjonction d’innovations fourragères, celle de l’herbe dans les années 1950, celle du maïs dans les années 1960, d’une sélection continue des meilleures races laitières et d’efforts de diversification des industries d’aval. Pour valoriser au mieux la petite taille de leurs exploitations, d’autres éleveurs, encadrés par de puissantes firmes agro-alimentaires qui leur fournissaient l’aliment composé à base de céréales, soja et manioc, ont choisi de produire porcs et volailles dans des ateliers hors-sol très modernes. Le succès de telles spéculations tient à la force des groupements de producteurs et au dynamisme des réseaux de commercialisation coopératifs ou privés. Ainsi, la Bretagne assure 50 p. 100 de la production française de carcasses de porc, 40 p. 100 de la production nationale de poulets et plus de la moitié de celle de dindes. Malgré le développement d’élevages spécialisés dans les taurillons, jeunes bovins élevés à l’auge, la viande bovine provient surtout de la vente de vaches laitières de réforme. Mais les veaux de boucherie sortent d’élevages en batterie impulsés par les industries laitières soucieuses d’écouler leurs excédents de poudre de lait. La mise en marché de 5 milliards d’œufs (50 p. 100 de la production nationale), en provenance d’élevages intensifs, complète ce palmarès des productions animales.
La Bretagne commercialisant près de 1,5 million de tonnes est aussi la première région légumière. Les légumes frais sont cultivés sur les riches terres de limons enrichis d’amendements marins de la côte nord. Les productions traditionnelles comportent les choux-fleurs (425 000 t en 1989), les artichauts (75 000 t), les pommes de terre primeurs. Les difficultés de commercialisation ont entraîné, depuis le milieu des années 1960, une diversification à base de carottes, tomates, échalotes et endives. La pomme de terre de conservation décline régulièrement alors que celle des légumes de conserve, soutenue par le réseau des usines du Sud-Finistère, résiste mieux; les cultures de haricots verts (52 000 t) et de petits pois (60 000 t) s’étendent dans le sud-ouest de la région, et de nouvelles spéculations sont lancées, épinards, choux de Bruxelles, à la demande des usines de surgélation des groupes coopératifs.
Ce formidable développement a cependant été le fait d’une minorité d’agriculteurs de pointe; il n’a pu empêcher la diminution incessante de la population agricole passée de 430 000 actifs en 1962 à 130 000 en 1990. La densité de population est pourtant encore relativement forte dans les quelque 90 000 exploitations qui subsistent et dont la taille moyenne est d’environ 19 hectares.
Le modèle de développement breton, mis en place par phases successives – ouverture au progrès et innovations techniques de 1950 à 1960, croissance généralisée et organisation économique de 1960 à 1970, capitalisation et intégration à la filière agro-alimentaire ensuite –, tire ses forces de la motivation des exploitants familiaux, de leurs compétences, de leurs capacités d’investissement, de leur acharnement à s’organiser, à compenser par la puissance de leurs coopératives l’emprise des firmes d’amont et d’aval. Ce modèle a toutefois ses fragilités: beaucoup d’investissements ont été réalisés par l’emprunt, et l’endettement des jeunes agriculteurs est inquiétant; le poids des consommations intermédiaires est de moins en moins supportable (70 p. 100 de la P.A.F.). Le monde agricole breton doit réfléchir à l’avenir de son modèle de production quand plusieurs de ses spéculations de base sont menacées par la concurrence mondiale impitoyable (chute des exportations de poulets) ou les décisions de la C.E.E. (quotas laitiers).
La Bretagne maritime
Si la Bretagne, trop excentrique et sans arrière-pays industrialisé, n’a pu développer de grands ports de commerce, elle tient, dans le domaine de la pêche et des cultures maritimes, une place de choix. Le long périmètre de côtes, les possibilités variées d’abris nautiques, la richesse biologique des eaux du plateau continental ont, depuis des siècles, favorisé le développement des pêches côtières. Les pêches saisonnières (sardine, maquereau, thon) avaient assuré depuis le XIXe siècle, avec l’installation des usines de conserves, l’avenir de ports comme Douarnenez ou Concarneau; leur reflux a été compensé par l’essor des activités chalutières tant industrielles qu’artisanales. La grande originalité des pêches bretonnes réside dans la variété des techniques pratiquées et dans la diversité des lieux fréquentés. Si les Malouins traquent au chalut la morue et la crevette dans les eaux froides de l’Atlantique du Nord-Ouest, les Concarnois capturent à la senne les mattes de thon dans le golfe de Guinée et l’océan Indien, tandis que Douarnenistes et Camaretois rapportent de la langouste de Mauritanie. Toutefois, la majorité des marins exercent leur activité dans les eaux de l’Atlantique du Nord-Est et ses mers bordières: les grands bateaux de Lorient, Concarneau et Douarnenez, propriétés de sociétés d’armement, chalutent au nord des îles Britanniques à la recherche d’espèces communes, lieu noir, lingue, tandis que les chalutiers artisanaux, essentiellement du pays bigouden, fréquentent la mer d’Irlande et la mer Celtique pour y pêcher lieu jaune, merlu, lotte, ou ramènent du golfe de Gascogne poisson frais et langoustines du jour. Mais la pêche bretonne, c’est aussi la capture des crustacés par les Conquétois et la drague des coquilles Saint-Jacques en baie de Saint-Brieuc. Avec 180 000 t de poisson commercialisées en 1989, 70 000 t de goémon, 25 000 t de moules et d’huîtres, avec de grands ports de pêche, Lorient (58 000 t), Concarneau (42 000 t), le complexe bigouden (41 000 t), la Bretagne fournit 43 p. 100 de la production française.
Le tourisme constitue le second atout du littoral armoricain. Les vacanciers (français à 75 p. 100) apprécient la beauté et la diversité des sites, l’étendue des plages de sable fin et les plans d’eau favorables à la pratique de la voile et de la planche à voile. Le camping, les locations de meublés, les résidences secondaires forment les infrastructures principales de ce tourisme familial qui a colonisé la totalité du littoral, même si certaines concentrations s’opèrent sur la Côte d’Émeraude, la Cornouaille méridionale de Bénodet à Fouesnant, ou le Morbihan autour des stations de Quiberon et Carnac.
La Bretagne des villes
Les efforts accomplis pour lutter contre la sous-industrialisation et la croissance continue du secteur tertiaire ont permis le développement de l’emploi non agricole et, depuis 1962, la prééminence de la population urbaine sur celle des campagnes.
L’industrie a bénéficié d’un essor indéniable favorisé par les effets de la décentralisation, la politique d’aménagement, le succès d’industries de main-d’œuvre détachées des gisements de matières premières et des sources d’énergie, mais suscité aussi par le dynamisme des agents économiques locaux. Si l’apport des firmes extérieures a été vital de 1958 à 1974, la croissance des petites entreprises régionales, dont il faut souligner la place prépondérante, a, depuis cette date, soutenu le mouvement de création d’emplois secondaires. Les industries agro-alimentaires, exploitant le gisement agricole régional, fournissent un quart de l’emploi industriel, tout comme celle des biens d’équipements. Anciennes comme la construction navale où récemment implantées comme l’automobile à Rennes ou l’électronique dans le Trégor, celles-ci risquent à terme une chute d’activité malgré des équipements modernes. Des crises sectorielles ont déjà frappé des entreprises traditionnelles fragiles – chaussure à Fougères, conserveries et faïenceries du Sud-Finistère –, des industries décentralisées comme l’habillement ou la téléphonie, et surtout le secteur du bâtiment qui avait auparavant bénéficié de l’urbanisation et des efforts divers d’équipement. Dans un environnement économique de plus en plus sélectif se révèlent la faiblesse de l’industrie régionale, ses fragilités structurelles (petite taille des entreprises familiales, sous-productivité, insuffisance des relations interbranches, absence des activités de recherche), ses dépendances vis-à-vis de l’extérieur. Ralenti par la crise, le décollage industriel n’a pas atteint les objectifs espérés et la Bretagne reste largement sous-industrialisée.
C’est donc avant tout la croissance du secteur tertiaire, et notamment les créations massives dans les activités des services (80 p. 100 du tertiaire en 1990) qui a compensé la perte des emplois agricoles. L’essor des services de santé et d’action sociale, les créations dans les administrations, l’enseignement, les télécommunications, le développement du secteur bancaire ont permis la création de très nombreux emplois nouveaux, essentiellement féminins. Dans des secteurs comme le commerce ou les transports, l’évolution, plus modérée, a surtout provoqué un changement structurel de l’emploi avec un progrès massif du salariat au détriment des entreprises individuelles. Ainsi, la Bretagne, notamment celle des villes, est aujourd’hui en majorité peuplée de «cols blancs», de fonctionnaires, employés de l’État ou des collectivités locales, et de militaires attachés aux bases stratégiques de l’Ouest.
Bretagne
anc. prov. franç., un peu plus étendue que la Rég. de Bretagne actuelle.
— D'imposants mégalithes attestent la présence d'une population préceltique. L'Armorique, conquise par Rome en 57 av. J.-C., reçut au Ve s. les Bretons (Celtes) de G.-B. (d'où son nom de Bretagne), qui fuyaient devant les Angles et les Saxons, et fut évangélisée (nombr. monastères). La suzeraineté franque resta nominale. Aux IXe et Xe s., l'arrivée des Normands provoqua des guerres. Après l'assassinat du Plantagenêt Arthur Ier (1203), le comté de Bretagne (duché en 1297) passa à Pierre Ier Mauclerc (1213), prince capétien, qui fit de Nantes sa capitale. Après une guerre de Succession (1341-1365), Jean IV de Montfort fut reconnu duc par le roi de France. Le mariage de la duchesse Anne avec les rois de France Charles VIII (1491), puis Louis XII (1498), prépara l'annexion du duché, effective en 1532.
————————
Bretagne
région admin. française et région de la C.E., formée des dép. des Côtes-d'Armor, du Finistère, de l'Ille-et-Vilaine et du Morbihan; 27 184 km²; 2 872 705 hab.; cap. Rennes. Géogr. et écon. - Extrémité péninsulaire du Massif armoricain, la région oppose une Bretagne maritime (Armor) à une Bretagne intérieure (Arcoat). L'Armor, doux et humide, groupe, sur 1 100 km de côtes, la majorité de la pop. et la plupart des villes. Jusqu'en 1960, l'économie reposait sur l'agriculture et la pêche. De grandes infrastructures et les initiatives locales ont métamorphosé la Région. Les productions agricoles, la pêche et l'aquaculture (1er rang national) ont créé une puissante filière agro-alimentaire. L'électronique, les télécommunications, l'automobile sont venues s'ajouter.
Encyclopédie Universelle. 2012.