TERTULLIEN
Tertullien est né et a vécu à Carthage, dans une période déterminante pour l’histoire de la civilisation occidentale, à l’articulation exacte de deux mentalités qui s’affrontent encore, mais dont il devait être le premier à tenter la synthèse. Né païen, d’éducation et de formation païennes, cultivé, curieux, inquiet de tempérament, il occupe une place particulièrement importante dans l’histoire du christianisme, mais aussi dans celle des lettres latines. Il est sans conteste le premier en date des grands moralistes et des grands théologiens d’Occident. Du fait des circonstances plus que par goût personnel, il fut amené à écrire une œuvre qui est presque entièrement polémique, caractère qui lui confère une certaine raideur, n’en facilite pas l’accès et, surtout, tend à donner de l’homme une image déformée. D’autre part, à une époque où, pour diverses raisons, la littérature latine paraît sur son déclin, il assure brillamment le relais, en lui communiquant une inspiration nouvelle. Ce converti, attiré sur le plan de l’éthique par l’ascétisme de l’hérésie montaniste, n’a jamais négligé l’esthétique, par souci d’efficacité autant que par attachement réfléchi aux valeurs anciennes.
Le premier Père de l’Église d’Occident
La vie de Quintus Septimius Florens Tertullianus est mal connue et donne lieu encore à des hypothèses divergentes. À cela il y a deux raisons principales: d’abord – et ceci est un trait de son caractère que l’on a insuffisamment souligné – l’extrême discrétion dont Tertullien fait preuve le plus souvent dans les domaines qui le touchent personnellement; ensuite, la défiance qu’inspira son passage à l’hérésie montaniste, et qui fit tendre un voile pudique d’anonymat sur sa vie, voire sur son œuvre. Dans ces conditions, les certitudes sont rares et il faut se contenter, dans bien des cas, de vraisemblances ou de suppositions. Si l’on a quelques raisons de croire que l’essentiel de son activité littéraire et théologique se situe entre 196 ou 197 et 222 environ, on ignore la date exacte de sa naissance, celle de sa mort et, ce qui serait plus intéressant, celle de sa conversion au christianisme. Ce fils de «centurion proconsulaire» (certains ont toutefois mis en doute cette précision biographique!) était marié, mais la question de savoir s’il exerça la prêtrise a soulevé de nombreuses polémiques. On aimerait pourtant connaître la position officielle de Tertullien à Carthage, puisque cette incertitude empêche de se prononcer nettement sur le public auquel il s’adresse dans ses traités, sur les conditions et les circonstances dans lesquelles il le fait: sont-ils destinés à des familiers ou à l’ensemble des chrétiens de Carthage? faut-il voir, du moins dans certains d’entre eux, des «sermons», des «conférences» (publiques ou privées) ou encore des «dialogues» dans le prolongement de ceux de Sénèque? Une autre énigme a stimulé la perspicacité des historiens: comment Tertullien a-t-il pu traverser quatre vagues de persécutions (180, 197, 203 et 211-213) sans être jamais inquiété, du moins à notre connaissance? De toutes les hypothèses qui ont été proposées pour répondre à cette question, aucune n’est vraiment satisfaisante et ne s’est imposée.
Sans doute, malgré l’absence de témoignages biographiques précis, devrait-il néanmoins se dégager de son œuvre une image de l’homme qu’il a été, de son caractère, de sa psychologie. En réalité, cette image est malaisée à dessiner. On présente généralement Tertullien comme un homme violent, agressif, excessif, sans nuances, qu’un idéal intransigeant de pureté, puis une foi ardente ont conduit successivement au christianisme, au montanisme et finalement au «tertullianisme». Tout dans ce portrait est vrai, mais le portrait est-il ressemblant? Il semble, en effet, que, pour le tracer, on se soit fié imprudemment à un certain nombre de ses formules à l’emporte-pièce, à des mouvements de mauvaise humeur, sans faire l’effort nécessaire pour les situer à leur juste place, au milieu des polémiques incessantes auxquelles Tertullien fut contraint et pour lesquelles il avait vraisemblablement moins de goût qu’on le dit, qu’il mena par devoir, avec talent sans doute, mais en surmontant sa lassitude, pour défendre et instruire la communauté chrétienne. La fin du IIe siècle n’est pas seulement une époque de persécutions. Le grand danger pour la foi chrétienne vient d’ailleurs: or l’on ne s’est pas toujours bien représenté le climat intellectuel et spirituel de cette époque de transition et de syncrétisme philosophico-religieux, à Carthage en particulier, qui est alors comme la seconde capitale de l’Empire, le foyer actif et cosmopolite de toutes les activités de l’esprit. Tertullien a vécu intensément les difficultés qui surgissaient, inhérentes à sa mission de théologien et de pasteur: formuler ou élaborer les articles essentiels du dogme, tout en prévenant les chrétiens contre les confusions toujours possibles entre les vérités chrétiennes et les doctrines religieuses ou philosophiques des païens, d’une part, les infléchissements ou les déviations des hérétiques, et surtout des gnostiques, d’autre part. Car s’il est vrai que païens et chrétiens ont alors conscience de la «nouveauté» du message évangélique, il est tout aussi certain que les frontières qui séparaient le christianisme de certaine spiritualité païenne ne sont pas aussi nettes qu’on serait enclin à l’imaginer; quant à celles qui séparent l’orthodoxie de l’hérésie, elles sont encore plus mal définies, en un temps où les sectes rivales se multiplient, où il n’y a pas de canon scripturaire fixe, où certains membres éminents de l’Église passent insensiblement à l’hérésie. C’est d’ailleurs cet itinéraire même que suivit Tertullien, dont la vie spirituelle se présente comme une série de conversions ou, plus justement, comme une «conversion continuée». Les conditions dans lesquelles il composa son œuvre expliquent donc quelques-uns de ses traits les plus apparents comme la raideur et la tendance à la simplification, car, sous peine de dégénérer en éristique, la polémique requiert des opinions tranchées et une certaine systématisation. De la même façon, les «contradictions» qu’on lui reproche s’expliquent en général par les circonstances, la personnalité des destinataires, ou encore par sa propre évolution. Mais, au-delà de l’expression, il est possible de retrouver une pensée plus souple, plus nuancée, plus cohérente et, sans doute, plus inquiète.
L’œuvre
Ouvrages apologétiques
En dépit de l’arbitraire inhérent à toute classification de l’œuvre de Tertullien, il est cependant commode de grouper ses traités selon les fonctions qu’il leur assignait ou selon le but principal qu’il leur fixait. À condition malgré tout de ne pas perdre de vue que la plupart d’entre eux sont circonstanciels et ambivalents: suscités ou provoqués par telle ou telle situation particulière, ils ont souvent pour fin de combattre l’adversaire (païen ou hérétique), tout en instruisant les chrétiens.
Tertullien commença sa carrière, en 197, par une sorte de triptyque destiné aux païens, d’où se détache son chef-d’œuvre littéraire, l’Apologétique (Apologeticum ). Reprenant certains thèmes abordés précédemment (Aux païens [Ad nationes ]), mais dans un esprit différent, en adoptant une perspective plus large, il montre l’absurdité des calomnies répandues par les païens sur les chrétiens; reprenant l’offensive, il stigmatise leurs propres croyances, l’impiété même de leurs rites religieux, les contradictions des philosophes, et, corrélativement, il prouve le bien-fondé de la foi chrétienne; il termine en demandant pour les chrétiens plus de justice au cours des procès qui leur sont intentés. Si dans l’Apologétique Tertullien recourt déjà à l’argument du «témoignage de l’âme», il lui consacre, sous ce titre (De testimonio animae ), un traité spécial qui constitue le troisième volet de son triptyque apologétique. Empruntant à la philosophie l’une de ses preuves de l’existence de Dieu (par connaissance naturelle et «instinctive» du divin), l’apologiste a eu le mérite de la présenter comme une véritable expérience métaphysique que chacun peut faire pour son compte. Plus tard, en 212, Tertullien devait encore prendre la défense des chrétiens persécutés et revendiquer en particulier la liberté de culte, dans une lettre adressée à Scapula, proconsul d’Afrique (Ad Scapulam ).
Traités concernant la «discipline»
Par «discipline» (disciplina fidei ), Tertullien entend les règles qui doivent guider la vie morale du chrétien, mais aussi la doctrine sacramentaire et ecclésiologique, tandis que la «règle de foi» (regula fidei ) récapitule l’essentiel de la Révélation. Les écrits sur la discipline tiennent une grande place dans l’ensemble de son œuvre, mais il convient de bien distinguer entre ceux qu’il composa étant encore catholique et ceux qu’il rédigea sous l’influence montaniste, voire après sa rupture avec l’Église.
Au premier groupe (197-206 env.) appartiennent: la consolation Aux martyrs (Ad martyras ), qui invite les chrétiens déjà emprisonnés à supporter les épreuves qui les attendent: le traité Sur les spectacles (De spectaculis ), dans lequel Tertullien dénonce le caractère idolâtrique et immoral des jeux du cirque, du stade, de l’amphithéâtre; la méditation Sur la prière (De oratione ), premier commentaire que nous possédions du Pater Noster ; le traité Sur le baptême (De baptismo ), particulièrement important pour l’histoire de la liturgie sacramentaire, écrit pour réfuter les arguments d’une secte gnostique qui rejetait le baptême; le traité Sur la patience (De patientia ), dont la conception reste profondément marquée par la philosophie stoïcienne; le traité Sur la pénitence (De paenitentia ), où sont distinguées, d’une part, la pénitence prébaptismale, à laquelle tout catéchumène doit se soumettre pour se présenter au baptême, d’autre part, la «seconde pénitence» qui consiste en une «confession publique» des fautes graves et ne peut être accordée qu’une fois; le «sermon» Sur la toilette des femmes (De cultu feminarum ), qui invite les chrétiennes à se vêtir simplement, à renoncer aux fards et aux bijoux, car la coquetterie est une véritable injure faite au Créateur, puisqu’elle est refus du naturel voulu par lui; enfin, la lettre À sa femme (Ad uxorem ), portant sur la question si souvent débattue dans la primitive Église des secondes noces et des mariages «mixtes» (entre païens et chrétiens), celles-là comme ceux-ci paraissant à Tertullien peu compatibles avec la discipline chrétienne. Dans tous ces ouvrages, le rigorisme du théologien est déjà manifeste; un tel état d’esprit toutefois n’est pas alors exceptionnel: la philosophie païenne et les religions orientales prêchaient volontiers l’ascétisme.
Mais à partir de 207 environ, sous l’influence montaniste, Tertullien professe une discipline plus rigoriste encore. Il revient tout d’abord sur le problème du mariage, dans l’Exhortation à la chasteté (De exhortatione castitatis ), puis à nouveau dans La Monogamie (De monogamia ), pour condamner, sans ambiguïté cette fois, les secondes noces et exalter les mérites de la virginité et de la continence; de même, une question naguère abordée incidemment fait l’objet d’un ouvrage entier, Le Voile des vierges (De virginibus velandis ), dans lequel Tertullien demande aux jeunes filles de porter le voile, hors de chez elles, comme les femmes mariées. Autre sujet qui le préoccupa beaucoup: l’attitude des chrétiens pendant les persécutions; après avoir admis, d’après Matthieu X, 23, la possibilité de fuir devant elles, Tertullien revint sur cette tolérance, dans le Scorpiace , adressé aux gnostiques (comparés à des scorpions, d’où le titre du traité: «remède contre la piqûre du scorpion») parce qu’ils ne jugeaient pas nécessaire l’épreuve du martyre, et surtout dans un ouvrage ouvertement montaniste, La Fuite en cas de persécutions (De fuga in persecutione , 213). Dans son traité Sur le jeûne (De jejunio ), dirigé contre ceux que désormais il appelle les «psychiques», c’est-à-dire les catholiques, il justifie avec passion les observances ascétiques de la discipline montaniste; enfin, examinant une nouvelle fois les questions pénitentielles (Sur la pudeur [De pudicitia ], écrit sans doute en 217), Tertullien est le premier à opposer aux péchés «rémissibles» les péchés «irrémissibles» (idolâtrie, meurtre, fornication). Parallèlement, le Carthaginois définissait la place des chrétiens dans la cité, en leur interdisant tous les métiers qui de près ou de loin touchent à l’idolâtrie, ainsi que le service militaire (Sur l’idolâtrie [De idololatria ], dont la date est discutée; Sur la couronne [De Corona ]).
Écrits de controverse doctrinale
Reste un troisième ensemble d’ouvrages portant essentiellement sur la «règle de foi»: Contre les juifs d’abord (Adversus Judaeos , env. 198), et surtout contre les gnostiques et les marcionites.
Au cours de ces polémiques antihérétiques, Tertullien fit l’expérience des longues discussions, souvent stériles, généralement sans vainqueur ni vaincu. Pour éviter précisément d’avoir à suivre l’adversaire dans le dédale des subtilités dialectiques, il recourut volontiers à un argument qui lui paraissait simple, direct, efficace: le célèbre argument de la «prescription», dont on a souvent prétendu (mais à tort) qu’il était emprunté à la procédure juridique. En réalité, il s’agit d’une démarche discursive, fondée en bien des cas sur un syllogisme implicite, en particulier sur l’idée que l’orthodoxie, antérieure à l’hérésie, possède le privilège d’être en possession de la vérité: un traité entier, Les «Prescriptions» contre toutes les hérésies (De praescriptionibus adversus haerese omnes , vers 200), est consacré à justifier ce type de raisonnement. Mais Tertullien ne pouvait s’en tenir là: s’il ne voulait pas donner l’impression de fuir l’affrontement, il lui fallait «descendre dans l’arène», combattre l’un après l’autre tous les arguments des hérétiques. Son traité Sur l’âme (nature, facultés, origine, immortalité de l’âme), écrit vers 210, est destiné à réfuter les doctrines philosophiques et celles des gnostiques qui souvent en dérivent. Mais la masse la plus imposante est celle de sa trilogie: Contre Marcion (Adversus Marcionem ), La Chair du Christ et La Résurrection des morts . Les cinq livres du Contre Marcion , dont la rédaction s’est échelonnée sur une dizaine d’années (200-210 env.), sont consacrés à dénoncer le dualisme de l’hérétique et à prouver le bien-fondé de la «règle de foi»: le Dieu de l’Ancien Testament est identique à celui du Nouveau (liv. I); le Créateur n’est autre que le Dieu de bonté du Nouveau Testament (liv. II); le Christ incarné est le Sauveur annoncé par les prophètes et envoyé par le Créateur (liv. III); il n’y a pas de contradictions entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et les tentatives de Marcion pour rejeter l’Ancien, ne conserver que le seul Évangile de Luc et faire son choix parmi les Épîtres pauliniennes sont absolument injustifiées (liv. IV-V). La Chair du Christ et La Résurrection des morts sont deux traités étroitement liés: le premier réfute le docétisme, le second vise tous ceux qui nient la résurrection eschatologique. À côté de l’importance matérielle et surtout dogmatique de cette trilogie, la satire Contre les valentiniens (Adversus valentinianos , env. 210) apparaît beaucoup plus légère: las des longues polémiques, Tertullien tentait de désacraliser le mythe gnostique en le présentant comme une fable mythologique, et il remettait à plus tard une réfutation plus sérieuse et plus approfondie du valentinianisme. En marge de ces polémiques antignostiques et antimarcionites, le docteur s’en prit aussi au peintre carthaginois Hermogène, qui professait l’éternité de la matière (Contre Hermogène , env. 200-206), et en 213 à Praxéas, qui identifiait le Père avec le Fils: ce fut l’occasion pour Tertullien d’écrire son grand traité Contre Praxéas , premier ouvrage consacré à la théologie trinitaire et dont un grand nombre de formules furent reprises par le Concile de Nicée (325). Tertullien affirme la distinction réelle et numérique, dans l’unité, du Père, du Fils et de l’Esprit, définition qu’il n’a pas «inventée», mais dont l’expression et l’explication rationnelle n’avaient jamais été tentées de manière aussi précise avant lui.
L’opuscule «Sur le manteau»
Même sommaire, une revue des œuvres de Tertullien doit mentionner cet obscur «éloge» Du manteau (De pallio ), dont ni la date ni l’interprétation ne sont sûres. Nettement en marge des autres traités de Tertullien par le sujet (l’auteur s’y justifie d’avoir abandonné la toge pour le manteau), cet opuscule cache vraisemblablement une intention sérieuse et n’est pas l’exercice de virtuosité rhétorique que l’on a prétendu.
Certains y ont vu la dernière œuvre conservée de Tertullien, écrite à une époque tardive (vers 222), alors que peut-être il avait abandonné la communauté montaniste pour fonder la secte «tertullianiste»; replié sur lui-même, il chercherait à expliquer et à justifier sa propre évolution. Cette interprétation rend compte à la fois de la forme affectée, voire baroque, que revêt cet «éloge», et des thèmes qui y sont développés; par là, elle cesse d’en faire un «accident» dans la carrière du Carthaginois.
Le théologien et l’écrivain
Les trente et un traités qu’on possède n’épuisent pas toute l’activité de Tertullien: on en connaît, par leurs titres, une dizaine d’autres, ainsi qu’un ouvrage important en sept livres, Sur l’extase (De ecstasi ), sans doute écrit en grec (Tertullien était bilingue).
La place qu’occupe Tertullien dans l’histoire du christianisme est de premier ordre. S’il n’est pas à proprement parler le créateur du latin théologique, il est à coup sûr un artisan remarquable de sa création. Sa doctrine trinitaire et sa christologie (affirmation des deux natures dans l’unique personne du Christ) constituent un apport précieux à la théologie chrétienne naissante. Une génération plus tard, l’évêque de Carthage, saint Cyprien, reconnaîtra Tertullien pour son «maître» – sans toutefois le nommer! Bien entendu, la théologie de Tertullien reste marquée par les conditions contraignantes dans lesquelles il l’a élaborée: en particulier, elle ne constitue pas un véritable «système». Mais c’est au contact des hérétiques qu’il fut conduit à réfléchir sur le dogme, à l’approfondir, à le formuler. De ce point de vue, son passage à l’hérésie montaniste fut sans grandes conséquences, car celle-ci concernait uniquement la discipline. Lui-même, d’ailleurs, était convaincu que le «règne du Paraclet» exigeait un rigorisme plus strict, la règle de foi demeurant intangible.
Il est clair que Tertullien doit beaucoup à ses devanciers grecs: Tatien, Athénagore, Justin, Irénée entre autres. Mais, par rapport à eux, son originalité est indéniable. Il est le premier en Occident à avoir tenté, autant qu’il le pouvait, la synthèse entre la culture païenne et la foi chrétienne, même si cette synthèse est parfois difficile, incomplète ou imparfaite. De son débat avec la philosophie on ne retient généralement que l’aspect négatif: la critique ou la satire des systèmes philosophiques. En réalité, ce n’est pas la philosophie qu’il vise dans ces cas, mais l’usage, qu’il juge néfaste, qu’en font ses contemporains gnostiques. Le trop fameux Credo quia absurdum , qu’il n’a pas prononcé sous cette forme provocante, n’est pas la profession de foi d’un antirationaliste, mais tout simplement l’adaptation d’un type d’argument rhétorique déjà analysé par Aristote et couramment utilisé: le témoignage d’Origène dans le Contre Celse ne laisse aucun doute à ce sujet. D’autre part, sa connaissance des philosophies païennes est approfondie: elle repose souvent sur la lecture méditée des grandes œuvres – et au premier chef celles de Cicéron et de Sénèque. Tertullien avait enfin une solide formation de «rhéteur», au meilleur sens du terme. Beaucoup de ses traités se comprennent mieux si l’on veut bien se référer aux cadres de pensée des Anciens, à leurs structures mentales, à leurs critères de jugement, à leurs valeurs esthétiques. Converti au christianisme, Tertullien n’a pas renié sa culture. Au contraire, sa foi s’est greffée sur elle. Et la connaissance de sa culture païenne, qui est vaste et diverse, permet de mieux saisir le cheminement de sa réflexion chrétienne, voire celui de sa propre évolution religieuse.
Mais Tertullien appartient également de plein droit à l’histoire de la littérature latine. Il est en effet toujours demeuré «homme de lettres»; et si l’inspiration de son œuvre est «nouvelle», il n’y a pas de hiatus en ce qui concerne l’esthétique et la conception littéraire de ses traités. L’enseignement de Cicéron et de Quintilien est, le plus souvent, respecté: c’est dire que les liens tissés depuis longtemps entre la rhétorique, le droit et la philosophie apparaissent en filigrane dans ses ouvrages. Mais Tertullien surprend parfois par le maniérisme de son style, ses effets violents, son baroquisme, en contradiction, semble-t-il, avec l’idéal de simplicité qu’il professe en ce domaine. En réalité, le style d’un écrivain est toujours tributaire, d’une certaine manière, de la langue de son temps; d’autre part, un tel divorce entre la théorie et la pratique de style se rencontre chez d’autres auteurs, chez un Sénèque par exemple: car, pour persuader la vérité, l’expérience prouve que le dépouillement et la simplicité ne suffisent pas, et qu’il faut recourir aux artifices du langage.
Tertullien
(en lat. Quintus Septimius Florens Tertullianus) (Carthage, v. 155 - id., v. 220) apologiste chrétien, Père de l'église. Premier écrivain latin de religion chrÉtienne: Apologétique (197), Contre Marcion (v. 210).
Encyclopédie Universelle. 2012.