POSITIVISME
Le rapport du positivisme aux sciences positives est fondamentalement affirmé par Littré et confirmé par Auguste Comte. Littré écrit dans son Dictionnaire de la langue française (1863-1870): «Philosophie positive : se dit d’un système philosophique émané de l’ensemble des sciences positives; Auguste Comte en est le fondateur; ce philosophe emploie particulièrement cette expression par opposition à philosophie théologique et à philosophie métaphysique.» Pour Comte, la méthode commune aux sciences positives détermine la doctrine positiviste, compte tenu de cette science nouvelle venue qu’est la sociologie. Celle-ci renverse les perspectives de la classification des sciences jusque-là tenues sous l’empire des mathématiques. Parties de la mesure concrète, les mathématiques demeurent la science-modèle du passage du concret à l’abstrait, ce passage étant nécessaire à toute science dans ses données spécifiques. Ce qu’apporte la sociologie, c’est le point de vue social, qui désormais, pour Comte, est incontournable, tout le réel appréhendé par l’esprit humain étant nécessairement social. Notre entendement, en effet, dépend simultanément de l’histoire naturelle et de l’histoire sociale. Ainsi, la philosophie positive obéit à l’ascendant social et, en dernier ressort, il n’y a plus qu’une seule science, humaine ou sociale, «dont notre existence constitue à la fois le principe et le but, et dans laquelle vient naturellement se fondre l’étude rationnelle du monde extérieur, au double titre d’élément nécessaire et de préambule fondamental, également indispensable quant à la méthode et quant à la doctrine» (Discours sur l’esprit positif ).
Le concept et la doctrine
D’une manière générale et en tant que concept, le positivisme caractérise une attitude épistémologique liée à la pratique des diverses méthodes scientifiques à la fois rationnelles et expérimentales. Le positivisme épistémologique exige, en premier lieu, que la science parte de faits observables et définis relativement à un observateur, puisque tout phénomène «consiste toujours en une relation déterminée entre un objet et un sujet» (Système de politique positive , I). Le positivisme trace la voie entre les deux écueils que sont l’objectivisme absolu, qui exagère l’indépendance de l’ordre naturel, et le subjectivisme absolu, qui rejette toute vie collective. Si l’ordre universel «était pleinement objectif ou purement subjectif, il serait, depuis longtemps, saisi par nos observations ou émané de nos conceptions» (op. cit. , t. II). Hypothèses confirmées par l’observation, les lois réelles ou «faits généraux» procèdent du sujet (social) et de l’objet appréhendé comme fait particulier ou comme fait général (sa loi) par ce même sujet. Comme Hume, Comte écarte la recherche de la causalité.
En tant que doctrine, le positivisme étudie le passage de l’abstrait au concret, l’application de cette philosophie tirée des sciences positives sous l’ascendant de la sociologie: c’est ici que les vues d’Auguste Comte subissent de légères dérivations selon qu’on les considère au temps des «programmes» que celui-ci élabore sous l’égide de Saint-Simon et des «opuscules», par lesquels il prend la voie de la théorisation, ou au temps du Cours de philosophie positive (dans lequel il table sur les cinq sciences positives connues fondamentalement pour chercher les liaisons des unes avec les autres et en déduire l’espace blanc que confère l’histoire logique des sciences à la dernière venue, la sociologie) ou encore selon qu’on envisage le Système de politique positive et enfin la Synthèse subjective . Au-delà de la «crise» révolutionnaire, Comte songe à une société de consensus ouverte à la «question sociale».
Mettant l’accent sur l’histoire sociale et sur son incidence dans la mentalité, Auguste Comte pense le positivisme comme la combinaison de la matière fournie par le monde et de la forme fournie par l’homme: toute notion positive ou réelle est le résultat de cette combinaison, dans laquelle «il est donc aussi impossible qu’inutile de déterminer exactement les participations respectives du dehors et du dedans à chaque notion réelle». Par là, Comte supprime les questions de droit a priori pour ne considérer que des questions de droit et de fait a posteriori : en particulier, le fait de l’histoire de la société et du savoir de la société dans cette histoire confirme le droit de ce savoir. Dans le fait de l’histoire des sciences fondamentales et dans celui de leur accès à la positivité selon l’ordre de l’histoire, s’impose le droit à la sociologie pour la suite des Temps modernes. Le parti pris social et historique évite donc à Comte non seulement les questions de droit a priori , mais encore l’enquête purement formelle à laquelle se livrent les logicistes contemporains qui, tel Carnap, se posent le problème de la construction logique de la science à partir d’éléments fondamentaux, matériels et sensoriels, et qui visent à faire la «science de la science».
Les principales affirmations du positivisme épistémologique se résument dans la nécessité de s’en tenir aux faits uniquement en tant qu’ils sont énoncés: «Toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple énonciation d’un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible. Les principes qu’elle emploie ne sont plus eux-mêmes que de véritables faits, seulement plus généraux et plus abstraits que ceux dont ils doivent former le lien» (Discours sur l’esprit positif ). Cela entraîne la renonciation à tout a priori en dehors des conditions sociales et historiques, ainsi que la reconnaissance d’un type de certitude dans les sciences expérimentales, enfin la conviction que la pensée ne peut atteindre que des relations et des «lois réelles construites par nous avec des matériaux extérieurs», si bien que «leur exactitude ne peut jamais être qu’approximative» (Système de politique positive , II). Mais ces approximations sont suffisantes, «quand elles sont bien instituées d’après les exigences pratiques, qui fixent habituellement la précision convenable».
À partir du positivisme primitif, on peut étendre le terme de positivisme aux doctrines de John Stuart Mill, Littré, Goblot, Spencer, Claude Bernard, Marcelin Berthelot, et même Renan et Taine. Son extension au physicalisme et au positivisme logique s’explique de la même façon, puisque, pour le Cercle de Vienne, n’a de sens et n’est intelligible que ce qui est vérifiable ou susceptible de vérification scientifique. La philosophie analytique est aussi un positivisme, puisqu’elle refuse à la philosophie toute prétention à des connaissances qui lui soient propres et distinctes des connaissances scientifiques ou de l’analyse du langage courant; elle veut, en effet, démontrer par une telle analyse l’absurdité des propositions métaphysiques: les questions elles-mêmes ou les problèmes philosophiques disparaissent comme n’étant plus que l’effet de la méconnaissance de la grammaire de notre langage. Dans ce domaine, si l’on fait état des travaux d’un précurseur, Alexander Bryan Johnson (1786-1827), dont Auguste Comte lut le principal ouvrage (The Meaning of Words , New York, 1854; réédition de A Treatise on Language , 1836, livre qui était lui-même une réédition augmentée de The Philosophy of Human Knowledge , 1828), on peut comprendre la parenté du positivisme de Comte avec les théories du langage de Hobbes, de Locke, d’Adam Smith, de ce même A. B. Johnson, ainsi qu’avec la sémiologie de C. S. Peirce.
Le positivisme et l’évolution de la science positive
C’est à Descartes, auquel il associe Francis Bacon et Galilée, que Comte fait remonter les principes de la philosophie positive: «L’époque où [les sciences] ont commencé à devenir vraiment positives doit être rapportée à Bacon, qui a donné le premier signal de cette grande révolution; à Galilée, son contemporain, qui en a donné le premier exemple, et enfin à Descartes, qui a irrévocablement détruit dans les esprits le joug de l’autorité en matière scientifique. C’est alors que la philosophie naturelle a pris naissance et que la capacité scientifique a eu son véritable caractère, celui d’élément spirituel d’un nouveau système social» (Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne ). Les prédécesseurs du positivisme comme épistémologie et comme philosophie sont à identifier aux prédécesseurs et formateurs de la science positive, produit de ce que Comte désigne par l’esprit positif, qui est lui-même la seule attitude véritablement apte à la combinaison de la statique (les lois naturelles de notre organisation physiologique et sociale) et de la dynamique (les lois historiques de notre évolution sociale). Aussi, contre une fausse interprétation du positivisme, faut-il insister sur la condition sine qua non du positivisme épistémologique, à savoir le concept de progrès. En 1584, Giordano Bruno, dans Le Banquet des cendres , met en lumière que la vérité est en progrès, le progrès lui-même impliquant le dialogue avec la nature, un dialogue fondé sur l’expérience et formulé grâce aux mathématiques: ainsi se présente le De motu de Galilée en 1590.
À la permanence de la nature s’affronte le mouvement de l’expérience humaine faisant intervenir le facteur temps au sein de la méthode apparue nécessaire, comme le montrent Galilée dans ses Discours sur le flux et le reflux (1618) et Francis Bacon dans son Novum organum (1620). Le temps de la méthode pour découvrir, méthode instaurée par Descartes dans son Discours (1637), et le temps des découvertes qui s’est écoulé depuis Copernic et qu’illustrera Fontenelle, se trouvent impliqués dans la réalité du temps d’éveil de la connaissance dans les sensations, auquel s’intéresseront Gassendi, puis La Mettrie et Locke. L’esprit positif est ainsi indissociable de l’histoire; celle-ci suit un cours nécessaire qui permet à notre intelligence l’accès à la «positivité rationnelle» formulée par Auguste Comte dans le Discours sur l’esprit positif en 1844 et définie par l’établissement des lois naturelles dans la constante subordination de l’imagination à l’observation.
La révolution scientifique commence au Moyen Âge par une première phase de réévaluation des arts qui s’étend jusqu’aux XVe et XVIe siècles, alors que ni la manipulation ni l’analyse de la nature ne sont encore permises, mais que s’instaure déjà le dialogue: Comte évoque cette période qui, grosse de la «capacité scientifique» et de la «capacité industrielle» (Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne ), est celle de Roger Bacon (1214-1294), le pionnier de la méthode expérimentale. La deuxième phase est celle de la trinité honorée par Comte et que forment Francis Bacon, Galilée et Descartes; c’est l’époque de «la mémorable crise où l’ensemble du régime ontologique a commencé à succomber, dans tout l’Occident européen» (Discours sur l’esprit positif ). Francis Bacon s’impose aux yeux de Comte par ses préceptes et par son vœu de voir construire une scala intellectus «permettant à nos pensées habituelles de passer sans effort des moindres sujets aux plus éminents, ou en sens inverse, avec un sentiment continu de leur intime solidarité naturelle» (Système de politique positive , I). Galilée est pour Comte le fondateur de la mécanique rationnelle; quant à Descartes, il a confirmé la relation du concret à l’abstrait et donné le schéma explicatif du monde par la géométrie analytique, qui réciproquement «caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer pour organiser les relations de l’abstrait au concret en mathématiques, par la représentation analytique des phénomènes naturels» (Cours de philosophie positive , 12e leçon). La troisième phase de la révolution scientifique, commencée avant la fin du XVIIe siècle, sera l’époque des Lumières et de l’Encyclopédie , qui mettra au jour le concept de science positive, avant le syntagme lui-même, celui-ci n’apparaissant que de manière très lacunaire à cette époque pour s’imposer avec Saint-Simon en 1813 et avec Auguste Comte en 1819.
Né en 1740 sous la plume de Juvenel de Carlencas (Essais sur l’histoire des belles-lettres, des sciences et des arts , 1re éd., 2 vol., 1740-1744; 2e éd., 3 vol., 1749), le syntagme de «science positive» est chez lui explicitement lié à l’histoire naturelle définie comme l’ensemble des sciences positives. La même expression réapparaît dans l’ouvrage de Joseph Philippe François Deleuze, intitulé Eudoxe. Entretiens sur l’étude des sciences, des lettres et de la philosophie (2 vol.), en 1810, c’est-à-dire cinquante ans plus tard. Sans doute le terme et la notion prendront-ils place, en 1813, dans le Mémoire sur la science de l’homme où Saint-Simon se réfère aux théories du docteur Burdin, qui, auteur d’un Cours d’études médicales , les lui aurait enseignées lors d’un entretien. Le principe de Burdin est que toute science évolue de l’état conjectural à l’état positif.
Pour Auguste Comte, il n’y a de science que positive. L’adoption du terme et de la notion est cependant liée à un double problème épistémologique et social, celui de la nécessité de rendre positive la politique, de la compter à la fois dans les sciences de théorie et dans celles d’application, que Comte à cette époque veut relier les unes aux autres (voir le «Programme d’un travail sur les rapports des sciences théoriques avec les sciences d’application», 1819, in Écrits de jeunesse , Mouton, Paris, 1970). C’est dans une note de la Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne , en 1820, que Comte définit ainsi la science positive: «S’il est vrai qu’une science ne devient positive qu’en se fondant exclusivement sur des faits observés et dont l’exactitude est généralement reconnue, il est également incontestable (d’après l’histoire de l’esprit humain dans toutes les directions positives) qu’une branche quelconque de nos connaissances ne devient science qu’à l’époque où, au moyen d’une hypothèse, on a lié tous les faits qui lui servent de base.» L’observation sur la base d’une hypothèse qui coordonne les divers éléments que sont les faits spécifiques définit donc la science positive: on aura noté des faits de base, une hypothèse les reliant entre eux, l’observation vérifiée. Dans sa Logique de l’hypothèse , Adrien Naville récapitule ainsi, en 1880, les trois actes de la pensée dans la méthode scientifique: observer, supposer, vérifier.
En qualifiant sa philosophie de positive, Auguste Comte corrige l’équivoque qu’entraîne le terme de philosophie pour ses contemporains: «J’emploie le mot philosophie dans l’acception que lui donnaient les Anciens, et particulièrement Aristote, comme désignant le système général des conceptions humaines; et, en ajoutant le mot positive , j’annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d’idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordination des faits observés» (Cours de philosophie positive , «Avertissement de l’auteur», 1829). Enfin, continue Comte, «par Philosophie positive , comparée à sciences positives , j’entends seulement l’étude propre des généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une méthode unique, et comme formant les différentes parties d’un plan général de recherches.» Cela équivaut à faire de la philosophie la scientia scientiarum dont Robert Flint en 1904 (Philosophy as scientia scientiarum and a History of Classifications of the Sciences , Édimbourg et Londres) justifiera le projet: relier une science à une autre, désigner le lieu épistémique de ce lien, articuler précisément ce lien et recomposer l’ensemble de l’édifice du savoir élaboré par les ouvriers du passé et offert à l’élaboration des ouvriers du futur. On notera ici la métaphore du bâtiment, qui est fréquente chez Comte et les positivistes et qui se trouve déjà chez Juvenel de Carlencas lorsqu’il évoque le grand Ouvrier du monde: les «sciences positives» concernent la construction de l’univers, comme l’indiquent les termes techniques relatifs au bâtiment – «poser» (mettre une pierre en place et à demeure), «poseur» (expert de la pose), «pose» (travail qui consiste à poser une pierre), «posage», etc. – qu’on rencontre dans le Supplément de Trévoux (1752) et dans l’Encyclopédie (1780). Celle-ci déclare qu’un fait est positif «lorsqu’il est articulé très nettement et bien précisément ».
La science positive d’où est parti le positivisme est, en fait, elle-même produite par une anthropologie positive antérieure au positivisme d’Auguste Comte, qui en est l’explicitation systématique, comme il est la prise de conscience philosophique de la science positive. Étendue à l’homme comme objet d’étude, la science positive n’est autre que l’anthropologie, «histoire naturelle de l’homme», selon le titre utilisé par Buffon en 1749, spécialisation de l’histoire naturelle, qui, au sens large, comprend la cosmographie, l’anatomie et les arts, selon J. de Carlencas en 1740. Mais ces deux histoires naturelles elles-mêmes ne sont rendues possibles que par ce que J. P. F. Deleuze met en relief, à savoir la caractéristique de l’observation , opposée à la tradition . On peut noter les progrès parallèles accomplis par la science positive et par le positivisme, qui en est la philosophie, quand en 1825 Auguste Comte, étudiant l’usage courant, remarque que «le mot sciences , qui d’abord n’avait été appliqué qu’aux spéculations théologiques et métaphysiques, et, plus tard, aux recherches de pure érudition qu’elles ont engendrées, ne désigne plus aujourd’hui, quand il est isolé, même dans l’acception vulgaire, que les connaissances positives» (Considérations philosophiques sur les sciences et les savants ).
Le positivisme scientifique et les problèmes qu’il pose
Deux éléments irréductibles se sont imposés à l’analyse d’Auguste Comte, le signe et l’histoire . Comte a d’abord été sensible à l’histoire des états du savoir, des mentalités, et à leur logique propre: la logique des sentiments avec le fétichisme, la logique des images avec le polythéisme et la logique des signes avec le monothéisme. Il a ainsi contribué à définir la notion de science positive tout en l’élargissant; car cette notion historique a sa genèse dans le non-scientifique des mentalités qui sont permises par d’autres sociétés que la société occidentale et qui ont leur propre rationalité ajustée à la nature de leur société. Ainsi, le fétichisme spontané est porteur de positivité. Comte a considéré que la science digne de ce nom a toujours un référent social et historique; aussi la socialité est-elle pour lui une condition supplémentaire de positivité à laquelle n’atteignent pas les spiritualistes, qui la nient, ni les matérialistes, qui la réduisent au biologique. Auguste Comte remonte à un commencement fondamental de l’humanité, qui est la première «révolution», donc un état métaphysique de rupture dans le fétichisme. Ce fut la révolution astrolâtrique, instauratrice du «fétiche commun» – le dieu-fétiche mobilisant une communauté par l’organisation d’un culte et d’un sacerdoce intermédiaire entre la communauté et la divinité, et réalisant ainsi la première unité sociale et mentale d’une histoire faite de continuité et de sauts brusques ou de ruptures. Le «fétiche commun» est une première apparition du «signe», élément commun au langage et à l’art. Aussi Comte réunit-il en une même théorie les théories du signe, de l’art et du langage. Cette genèse reconstitue, dans ses racines anthropologiques préscientifiques, l’histoire de l’esprit scientifique selon ses deux composantes, l’analyse et la synthèse. L’esprit théologique le plus ancien et apparemment le plus hétérogène à la méthode scientifique – le fétichisme ou l’animisme – participe des mêmes données analytiques et synthétiques. La notion de fétiche est donc le point de départ de cette sémiogenèse reconstituée: surtout, le «fétiche commun», collectif, met en jeu une société et son savoir, la société ayant partie liée avec le langage, qui est son institution fondamentale. De même que, pour Kant, il existe un fonds commun permanent hors duquel la raison jamais ne peut s’évader – les sciences seraient-elles abolies –, de même, pour Comte, il existe un fonds commun dans le fétichisme spontané auquel son positivisme final fait, d’ailleurs, retour, mais comme à un fétichisme systématisé: principe même de la condition de tout signe quel qu’il soit, le fétichisme est la topique de ce que nous appelons aujourd’hui la fonction symbolique.
Pour Comte, la philosophie doit passer par le système entier des sciences. En suivant chaque science positive, elle se donne pour tâche d’apprécier l’entier accomplissement du préambule cartésien et de déterminer «la constitution finale de la saine philosophie, en harmonie nécessaire avec une haute destination sociale» (Cours de philosophie positive , 58e leçon). Aussi explicite-t-il son discours de la méthode: en lieu et place de l’a priori de la raison, ce que Comte instaure, c’est la prépondérance du discours sociologique sur les instances scientifiques; alors s’accomplit la méthode positive totale, la méthode objective des sciences de la nature trouvant son complément dans la méthode subjective des sciences sociales, desquelles dépendent, finalement, les sciences de la nature. À chaque état de la société, en effet, correspond un savoir du monde. Son ambition étant d’atteindre à la «régénération systématique de toutes les conceptions humaines» dans l’unité mentale permise par le positivisme érigé en religion, Comte fait de la prise de possession philosophique du monde par l’homme une entreprise théorique et pratique, puisque, pour lui comme pour Kant, l’«opération extrême» demeure sur le terrain pratique. Dans ce renversement, la scientificité pure et simple n’est plus la fin en soi; celle-ci se révèle «politique» dans le sens le plus large. La 60e leçon du Cours annonce le grand commencement de la révolution anthropologique. Après la naturalisation de la morale, qui fait l’objet de la 50e, cette leçon en présente la dramatisation, l’histoire profonde se faisant jour à travers une contradiction efficiente. Ce qui n’est pas encore systématisé est sur le point d’engendrer d’«inévitables collisions».
Ce qui s’impose à la fin du Cours de philosophie positive , c’est la certitude de la prééminence philosophique de la sociologie sur la mathématique, la logique des mathématiciens s’étant montrée, par ailleurs, impuissante à résoudre les problèmes humains, car elle ignore la filiation historique. L’esprit humain n’est pas complètement développé tant qu’il n’a pas abouti au faisceau dont la sociologie est le nœud. Cette généralité d’un autre ordre que l’ordre cartésien, et qui est celle de la sociologie, permet à l’homme d’atteindre à la conscience de la science, laquelle s’achève et se dépasse dans la morale et l’esthétique (59e leçon). L’exposé de la classification des sciences que Comte désigne alors comme sa «philosophie première», va, avec le Système de politique positive ,permettre d’appliquer théoriquement le renversement épistémologique et de procéder à une «philosophie première» qui sera d’un degré supérieur de réduction, celui des quinze lois universelles auxquelles finalement parvient la réduction positiviste: à ce niveau, la totalité ouverte que constitue l’anthropologie positiviste demeure encore volontairement inachevée, la science totale reculant encore ses limites. Atteignant au discours universel sur la base d’un principe d’homologie, Auguste Comte parachève ce que l’on pourrait appeler le statut épistémologique du positivisme. Avec la Synthèse subjective , dernière phase de son évolution, se trouve confirmé tout ce que le Cours de philosophie positive notait quant à l’unité du langage humain total, tout ce que le Système de politique positive proposait quant à la formation d’une logique positive faisant coopérer les trois logiques, celle des sentiments, celle des images et celle des signes. Toutefois, le travail de réduction se poursuit dans le sens d’une synthèse subjective de la culture abstraite et de la culture esthétique, le sentiment finissant par prendre le pas sur l’intelligence «perturbatrice» et la raison tendant de plus en plus à faire concorder son régime théorique avec son régime esthétique. L’abstraction demeure cependant réservée aux travaux du «sacerdoce», mais elle ne prévaut plus que dans la période d’initiation théorique de l’éducation positiviste.
Il reste que le positivisme n’a jusque-là été interprété que de façon ponctuelle ou lacunaire. Les néo-positivistes s’acharnent sur des problèmes que le positivisme a indiqués sans les juger dignes d’être traités. Dans la combinaison de la matière fournie par le monde et de la forme fournie par l’homme, dont toute notion positive est le résultat, Comte refuse d’examiner les participations respectives de l’homme et du monde, tout en suggérant, selon les lois statiques de l’entendement, que nous avons une organisation mentale spécifique et, selon les lois dynamiques de l’entendement, que cette organisation subit l’influence de l’histoire des sociétés humaines. Aussi le «réel» appréhendé est-il nécessairement soumis à cette double influence, humaine et sociale. Cela suffit à Comte pour reculer le problème au niveau de ce qu’il appelle la morale, qui est la septième science et qui permet d’étudier dans l’individu les effets de variation qu’y introduit la réalité sociale: cette «morale» est une forme de «psychanalyse» fondée sur le «tableau cérébral» et ouvrant comme possible, finalement, l’étude de cette combinaison de la matière et de la forme que nous venons d’évoquer. Le point de vue de Comte se veut purement descriptif et explicatif: jamais, celui-ci ne cherche le «fondement» des sciences (sauf pour la sociologie, fondée sur la liaison entre elles des cinq sciences précédentes); aussi écarte-t-il toute «science de la science», mais en s’orientant vers une «science des sciences». Si toute science s’appuie sur la formulation, le problème que pose cette dernière n’est pas affronté a priori (cette attitude est taxée par Comte de spiritualiste ou d’idéaliste): cela n’empêche pas néanmoins d’entrer dans le discours scientifique et de l’«empoigner» a posteriori à travers ses systèmes de signes. Le point de vue de l’observation auquel Comte se tient se trouve confirmé aujourd’hui comme étant le point de vue éminemment scientifique: en définissant le phénomène comme une relation déterminée entre un sujet et un objet, ne devance-t-il pas les dernières positions de la physique contemporaine, qui renonce à connaître une réalité jusque-là supposée accessible (attitude que Comte taxait de matérialiste) et qui se contente d’admettre, avec la mécanique quantique, que la connaissance se réduit à l’observation, c’est-à-dire à l’observable, et que le phénomène se définit, comme le voulait Comte, par rapport au sujet et à l’objet en tant que «tout indivisible formé par le système et les instruments d’observation» (L. Rosenfels)?
La perspective des sciences humaines et sociales qu’ouvre Auguste Comte (est-elle pour nous tout à fait évidente?) souligne la relation du sujet de la science à son propre savoir. En effet, si le projet anthropologique de Comte nous permet de découvrir les grandes homologies de nos structures organiques et de nos structures psychiques dans la relation à un milieu qui les alimente, les stimule et les règle, il n’en reste pas moins qu’à travers la brèche ouverte par les sciences humaines Auguste Comte pose implicitement la réalité d’un gouffre qui fait problème: cette science humaine totale, dont Comte propose dans le Catéchisme positiviste qu’on la nomme anthropologie et par laquelle disparaît l’illusion scientiste, n’est pas l’effet d’une fantaisie singulière; il faut pressentir en elle le problème incontournable qui nous attend encore au détour du chemin. Auguste Comte nous fait deviner cette alternative: ou bien la fausse garantie de l’objectivité, ou bien la périlleuse mise en question du sujet de la science. Le règne des sciences cosmologiques menace de toucher à sa fin, au risque pour les sciences du monde de n’être plus que la province de l’empire des sciences humaines et sociales, devenues capables d’exhumer les principes qui président à la construction symbolique de la représentation. Sur les traces d’Aristote, Auguste Comte a étudié l’homme en tant qu’animal politique; et ce qu’il a mis en évidence dans son analyse réductrice, c’est avant tout un animal symbolique. À travers nos trois logiques des sentiments, des images et des signes, se constituent nos symbolisations individuelles et collectives dans la double perspective historique et sémiologique d’une anthropologie totale.
positivisme [ pozitivism ] n. m.
• 1830 « caractère de rigueur scientifique »; de positif
♦ Philos. Ensemble des doctrines positives (I, 2o) d'Auguste Comte.
♢ Par ext. Doctrine qui se réclame de la seule connaissance des faits, de l'expérience scientifique. ⇒ agnosticisme, relativisme. Le positivisme de Stuart Mill, de Spencer, de Renan. « Le Positivisme anglais », œuvre de Taine
♢ Positivisme logique. ⇒ logicopositivisme (appelé aussi néopositivisme).
● positivisme nom masculin Système d'Auguste Comte, qui considère que toutes les activités philosophiques et scientifiques ne doivent s'effectuer que dans le seul cadre de l'analyse des faits réels vérifiés par l'expérience et que l'esprit humain peut formuler les lois et les rapports qui s'établissent entre les phénomènes et ne peut aller au-delà. ● positivisme (citations) nom masculin Auguste Comte Montpellier 1798-Paris 1857 Il n'y a qu'une maxime absolue, c'est qu'il n'y a rien d'absolu. Cours de philosophie positive Auguste Comte Montpellier 1798-Paris 1857 [Les trois états successifs de toute pensée et de toute connaissance] : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. Cours de philosophie positive Auguste Comte Montpellier 1798-Paris 1857 Si la célèbre table rase de Bacon et de Descartes était jamais pleinement réalisable, ce serait assurément chez les prolétaires actuels, qui, principalement en France, sont bien plus rapprochés qu'aucune classe quelconque du type idéal de cette disposition préparatoire à la positivité rationnelle. Discours sur l'esprit positif Auguste Comte Montpellier 1798-Paris 1857 [La formule sacrée du positivisme] : L'Amour pour principe, l'Ordre pour base, et le Progrès pour but. Système de politique positive ● positivisme (expressions) nom masculin Positivisme logique, mouvement philosophique de l'entre-deux-guerres qui préconise comme objet d'étude l'analyse du rapport entre les faits objectifs et le langage qui cherche à en rendre compte. ● positivisme (synonymes) nom masculin Positivisme logique
Synonymes :
- néopositivisme
positivisme
n. m. PHILO
d1./d Système philosophique d'Auguste Comte (1798-1857).
d2./d Par ext. Toute doctrine pour laquelle la vérification des connaissances par l'expérience est l'unique critère de vérité.
Encycl. Le positivisme d'Auguste Comte repose sur deux affirmations essentielles: nous ne pouvons pas atteindre les choses en elles-mêmes; c'est sur les phénomènes que nous pouvons porter des jugements certains ayant une valeur universelle.
⇒POSITIVISME, subst. masc.
A. —PHILOSOPHIE
1. Système philosophique d'Auguste Comte qui, à partir d'une théorie de la connaissance reposant sur la loi des trois états (v. positif I B 3 b), propose une classification des sciences consacrant l'avènement de la sociologie aboutissant elle-même à une morale et à une politique. Le positivisme qui, au nom de la science, repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d'être un système (Cl. BERNARD, Introd. méd. exp., 1865, p.351). Dans la philosophie, avec le positivisme d'Auguste Comte, les préoccupations sociales passaient au premier plan (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.422):
• ♦ L'Orient et l'Occident doivent donc chercher, hors de toute théologie ou métaphysique, les bases systématiques de leur communion intellectuelle et morale. Cette fusion tant attendue, qui doit ensuite s'étendre graduellement à l'ensemble de notre espèce, ne peut évidemment émaner que du positivisme, c'est-à-dire d'une doctrine toujours caractérisée par la combinaison de la réalité avec l'utilité.
COMTE, Catéch. posit., 1852, p.7.
2. P. anal. Système, mouvement philosophique qui se rattache ou peut être rattaché à celui d'Auguste Comte, et qui se caractérise par le refus de toute spéculation métaphysique et l'idée que seuls les faits d'expérience et leurs relations peuvent être objets de connaissance certaine. Le positivisme de Taine; le positivisme anglais. Mais l'univers n'est-il qu'un fait? N'a-t-il point de pourquoi? comme l'affirme le matérialisme. L'homme qui cherche ce pourquoi, n'est-il qu'un niais, comme l'affirme le positivisme? (AMIEL, Journal, 1866, p.148). Par opposition à l'objectivisme strict du vieux positivisme, qui eût aimé pouvoir réduire le comportement de l'historien à un regard glacé et comme indifférent jeté sur un passé mort, l'histoire nous est apparue comme le fruit d'une action, d'un effort en un sens créateur, qui met en jeu les forces vives de l'esprit (MARROU, Connaiss. hist. 1954, p.204).
♦Positivisme logique. Synon. de néo-positivisme.
— [P. réf. également à positif I A 1] Positivisme juridique. ,,Doctrine qui rejette l'existence d'un droit naturel et n'admet que le droit positif`` (FOULQ.-ST-JEAN 1962). Leur résistance [à la sociologie du droit, chez certains juristes] se renforçait de la vieille habitude de rattacher tout droit positif non seulement à des organisations, mais à l'état et à ses organes, comme le firent «l'école analytique» d'Austin en Angleterre (...), «le positivisme juridique» de Laband et Bergbohm en Allemagne, enfin le «normativisme» logiciste de Kelsen (Traité sociol., 1968, p.175).
B. —Dans la lang. cour. [P. ext. de A et souvent aussi en relation avec positif]
1. [En relation avec positif I B 4] Attitude qui manifeste un attachement, parfois excessif, aux faits, aux réalités. Il me fallait de la poésie: non pas de cette poésie arrangée et faite après mûre réflexion, comme on essayait d'en faire alors pour réagir contre le positivisme du dix-huitième siècle (SAND, Hist. vie, t.2, 1855, p.365). Byron, Shelley fuient l'Angleterre par haine de son positivisme mercantile et cagot (FAURE, Hist. art, 1921, p.149). En ces âmes paysannes et mystiques, comment le positivisme nuançait-il la mysticité? (MALÈGUE, Augustin, t.1, 1933, p.234).
2. P. méton. Caractère positif, scientifique, réaliste ou prosaïque (de quelque chose). Le positivisme d'une doctrine, d'une politique, d'une conduite (FOULQ.-ST-JEAN 1962). Tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras Monsieur de Canalis et Nathan des services qu'ils rendent à la France en déprosaïsant son langage (BALZAC, Illus. perdues, 1843, p.424). Nous voyons que malgré le positivisme de sa méthode, Lavoisier se refuse à faire de la cristallographie une science uniquement descriptive (METZGER, Genèse sc. cristaux, 1918, p.179).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. 1830 (L'Organisateur, 1re année, n° 28, p.2). Dér. de positif; suff. -isme; Ac. Compl. 1842, BESCH. 1845 et 1858 précisent que le mot s'est employé, p.dénigr., au sens de «égoïsme». Fréq. abs. littér.:208. Fréq. rel. littér.: XIXes.: a) 14, b) 984; XXes.: a) 197, b) 225. Bbg. DUB. Pol. 1962, p.382. — SCHALK (F.). Positivisme. Rom. Forsch. 1960, t.72, pp.441-442.
positivisme [pozitivism] n. m.
ÉTYM. 1830; dér. de positif. REM. Dans son premier emploi attesté (De la religion saint-simonienne, 1830), le mot a le sens étendu de « caractère de rigueur scientifique ». Cf. Lalande, Voc. philos.
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1 Philos. Ensemble des doctrines d'Auguste Comte, exposées dans le Cours de philosophie positive, le Catéchisme positiviste (1852), le Système de politique positive (→ Ordre, cit. 29, Comte), etc. ⇒ 1. Positif (I., 2.). || Condorcet, précurseur du positivisme comtien. || Littré diffusa le positivisme.
♦ Par ext. État social correspondant à la philosophie positive.
1 Je nomme positivisme tout ce qui se fait dans la société pour l'organiser suivant la conception positive du monde; la révolution s'étant chargée de la partie négative de cette tâche, c'est-à-dire d'éliminer les croyances et les institutions qui, après avoir joué un rôle utile dans le passé, sont impropres à être incorporées à l'ordre à venir.
É. Littré, Conservation, Révolution et Positivisme, p. 275.
♦ Par ext. Doctrine qui se réclame de la seule connaissance des faits, de l'expérience scientifique, qui affirme que la pensée ne peut atteindre que des relations et des lois (et non les choses en soi). ⇒ Agnosticisme, relativisme. || Le positivisme de Stuart Mill, de Spencer, de Renan. || Le Positivisme anglais, œuvre de Taine.
♦ Spécialt. || Le positivisme logique, de Russell, Carnap… ⇒ Logico-positivisme, néo-positivisme; empirisme (logique).
2 (…) l'un des aboutissements actuels (de la philosophie empiriste anglo-saxonne) est le mouvement appelé indifféremment « empirisme ou positivisme logiques ».
J. Piaget, Épistémologie des sciences de l'homme, p. 82.
REM. Certains philosophes (Ravaisson, Le Roy) ont employé le mot positivisme dans des sens assez vagues, impliquant seulement la présence d'« affirmations très positives » (Le Roy) ou d'un certain réalisme (cf. Lalande, Voc. philos.). « Les deux douzaines de positivismes » (→ Dogme, cit. 2).
2 Cour. Vieilli. Caractère d'un esprit positif (1. Positif, II.), rationaliste, et, le plus souvent, pratique. || Le positivisme des bourgeois de la Restauration. — Par ext. || « Le positivisme de notre style » (Balzac, Illusions perdues, Pl., t. IV, p. 790).
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CONTR. Mysticisme.
DÉR. Positiviste.
Encyclopédie Universelle. 2012.