PARTIS POLITIQUES
Apparus sous leur forme moderne au cours des cent cinquante dernières années, les partis politiques ont connu un succès remarquable. Ils constituent, aujourd’hui, une catégorie presque universelle: là même où ils ne correspondent à aucune réalité politique, ils existent au moins formellement, comme si tout système devait se donner ce brevet de modernité. Mais, si le phénomène partisan est pratiquement présent en toute société, il est aussi très divers. Ce serait une grave erreur de perspective de le ramener à un archétype inspiré, par exemple, des partis ouvriers européens. Dans les années cinquante le succès de cette formule partisane paraissait certes irrésistible: l’ensemble de la politique semblait se réduire au jeu des grands partis de militants et l’essence de la science politique se limiter à leur analyse dans les sociétés développées.
Aujourd’hui, l’empire de cette formule – pour ne pas dire son impérialisme – est quelque peu contesté dans la vie politique comme dans la discipline consacrée à son examen. Cela ne signifie pas que le phénomène partisan soit nécessairement en déclin ni que l’intérêt pour son étude se soit affaibli. Mais il en résulte que les synthèses provisoires, présentées jadis avec brio et pénétration, doivent être élargies pour tenir compte à la fois du mouvement récent des sociétés développées et de l’originalité de la vie politique dans les sociétés en voie de développement. Cette mise à jour doit porter sur les principaux éléments de la théorie des partis, à savoir: la définition du parti politique, l’analyse du parti en tant que système et l’analyse du jeu des partis dans le système politique.
1. Un groupe social spécifique
De façon générale, un parti politique peut être défini comme un groupe social sollicitant le soutien de la population en vue de l’exercice direct du pouvoir, et organisé dans le temps et l’espace de sorte qu’il dépasse l’influence personnelle de ses dirigeants. Cette définition met en jeu trois éléments – le fondement du parti, son organisation et sa mission – que l’on envisagera avant de considérer comment les partis ainsi définis se sont constitués historiquement.
Fondement des partis
Quelle est la nature de l’appel qui rassemble les partisans et maintient leur unité? Une première réponse à cette question peut être trouvée au niveau des idées politiques. C’est ce que pense Benjamin Constant qui définit le parti politique comme «une réunion d’hommes qui professent la même doctrine politique» (De la doctrine politique qui peut réunir les partis en France , 1816). On préférerait sans doute aujourd’hui parler d’idéologie. Si les partis n’ont pas tous une doctrine bien définie et n’accordent pas tous la même importance aux débats théoriques, ils sont tous susceptibles, en revanche, d’une analyse idéologique cherchant à dégager les conceptions, les valeurs, voire la sensibilité, communes à leurs membres respectifs. Mais le critère de l’idéologie ne permet pas toujours de distinguer entre les partis. Ne faut-il pas chercher ailleurs le fondement du rassemblement? Une tradition aussi ancienne que celle de la science politique invite à se tourner vers les réalités sociales. Aristote distinguait déjà dans la République athénienne entre le parti de la plaine, celui de la montagne et celui de la côte dont les intérêts sociaux étaient divergents. Par la suite, ce courant a été nourri par la pensée marxiste pour laquelle les idées sont des superstructures relativement aux rapports économiques et sociaux. Pour ceux qui partagent cette conception, le parti politique est avant tout l’instrument qu’une classe se donne pour prolonger la lutte sociale sur le plan politique. Cela ne fait pas de doute pour certains partis (ouvriers, paysans ou bourgeois). Toutefois, ce serait une erreur de limiter aux classes les réalités sociales. Les partis ethniques, les partis de minorité nationale, les partis confessionnels constituent autant d’exemples de partis fondés sur des critères sociaux extra-économiques. Que l’on voie le fondement des partis dans les idées politiques ou dans les réalités sociales, ou dans la combinaison de ces deux critères, on ne peut s’en tenir là pour élucider ce qui fait l’originalité du phénomène partisan. Des individus peuvent se rassembler autour d’idées communes ou d’intérêts communs, sans fonder pour autant un parti politique. On peut se demander alors si la spécificité de l’organisation ne constitue pas un élément essentiel de la définition des partis.
Originalité de l’organisation
L’originalité de l’organisation des partis est le critère retenu par Maurice Duverger: «Les partis actuels se définissent beaucoup moins par leur programme ou la classe de leurs adhérents que par la nature de leur organisation: un parti est une communauté d’une structure particulière. Les partis modernes se caractérisent avant tout par leur anatomie...» (Les Partis politiques , 1951). Avant même de dégager les traits les plus importants de cette «anatomie», on doit signaler que l’accent mis sur l’organisation trouve une de ses justifications dans la pratique partisane elle-même. Au sein des partis, en effet, les problèmes d’organisation et de discipline l’emportent parfois sur les questions de doctrine. C’est ainsi que le Parti communiste français (P.C.F.) déclare par exemple, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qu’il entend «ouvrir ses rangs à tous ceux qui, même s’ils ne partagent pas ses conceptions philosophiques, respectent la discipline du parti, et ne développent pas à l’intérieur du parti des conceptions philosophiques autres que celles du parti». Le vocabulaire lui-même est significatif à cet égard: on dit volontiers «le Parti» pour le Parti communiste et l’«appareil» pour ses cadres dirigeants, comme on dit la «machine» aux États-Unis. La tendance à identifier parti et organisation culmine quand on ne nomme plus le parti que par le siège de son appareil: Tammany Hall pour les démocrates new-yorkais, la place du Colonel-Fabien pour les communistes français. Sous la IVe République combien de gens qui savaient que la cité Malesherbes était le siège de la S.F.I.O. (Section française de l’Internationale ouvrière) auraient été incapables de développer ce sigle pour nommer correctement le parti socialiste! Des traits de l’organisation partisane, deux surtout semblent à retenir pour une définition: la permanence dans le temps , d’une part, sans laquelle le parti ne serait qu’une clique éphémère, exclusivement liée au destin personnel de ses dirigeants; la présence d’un échelon local , d’autre part, qui permet de distinguer le parti d’une faction parlementaire et pose toute une série de problèmes de distribution du pouvoir entre les différents niveaux. Mais ces traits n’appartiennent pas en propre aux partis; ils caractérisent également d’autres organisations, comme les syndicats par exemple. Le problème des conditions d’exercice du pouvoir dans les partis revêt cependant une importance particulière du fait que ceux-ci ont pour finalité d’exercer le pouvoir dans la société. L’organisation renvoie de la sorte à la mission des partis.
Rôle des partis
Un parti politique se distingue des autres groupements qui agissent dans la vie politique en ce qu’il a pour vocation d’exercer directement le pouvoir, seul ou en coalition, dans le cadre du système politique en place ou dans celui d’un contre-système. Il diffère par là des groupes de pression et des sociétés de pensée qui se bornent à influencer le pouvoir sans en revendiquer la responsabilité. Mais, si le but d’un parti est d’orienter de l’intérieur le fonctionnement de la machine gouvernementale, il n’est pas d’assurer matériellement ce fonctionnement. Le parti se distingue par là de l’administration ou de l’armée. Cette vocation à l’exercice du pouvoir se combine avec les caractéristiques de l’organisation décrites plus haut (rassemblement autour d’idées ou d’intérêts communs, implantation à la base) pour constituer la mission fondamentale des partis qu’exprime bien l’article 21 de la Constitution de la République fédérale d’Allemagne: «Les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple.» Cette définition pose le parti comme un intermédiaire actif entre la population et le pouvoir politique. Elle le pose comme un instrument de participation qui cherche, à la différence du club ou de la société de pensée, à mobiliser des forces populaires, le plus souvent en présentant des candidats aux élections.
Une origine récente
Les partis ainsi définis sont assez récents. Ils ont fait leur apparition dans quelques pays aux environs de 1830 et ne se sont vraiment généralisés qu’au cours des dernières années du XIXe siècle et des premières années du XXe. La formation des partis traduit partout la prise en considération des masses dans la vie politique. En Europe, cette formation a été très étroitement liée à l’élargissement du suffrage.
On peut distinguer, avec Duverger, les partis créés à partir du Parlement et les partis créés en dehors de lui. La genèse parlementaire des partis s’analyse en trois étapes: formation de groupes parlementaires au sein de l’Assemblée; recherche d’une implantation locale, souvent à l’occasion de l’enregistrement des nouveaux électeurs; généralisation et fédération des comités électoraux. Le mécanisme de formation extra-parlementaire est lié au développement des associations de tous ordres dans la société. Créées pour représenter une catégorie sociale ou pour promouvoir une cause, ces associations ne peuvent éviter le monde politique. On conçoit que, pour garantir leur accès au pouvoir, elles cherchent à établir des relations avec celui-ci par l’intermédiaire d’un parti. Certaines se sont purement et simplement transformées en parti: c’est ainsi que les anciens combattants «Croix de feu» ont créé le Parti social français en 1936 ou que l’«Union de défense des commerçants et artisans» de Pierre Poujade s’est transformée en parti pour les élections de 1956. D’autres associations ont fondé des partis pour agir dans la vie politique tout en gardant leur organisation et leur finalité propres dans la vie sociale: c’est le cas des syndicats ouvriers qui ont créé des partis socialistes, tel le Parti travailliste britannique, des organisations professionnelles agricoles qui sont à l’origine de nombreux partis agrariens, voire de coopératives comme, en Suisse, la «Migros» qui a donné naissance à l’Alliance des indépendants. Dans certains cas, enfin, l’association peut susciter la création d’un parti sans avoir avec lui de liens apparents: les grandes affaires ont joué parfois ce rôle dans la fondation des partis conservateurs, la franc-maçonnerie dans celle des partis radicaux ou libéraux.
Dans les pays du Tiers Monde, les partis proprement dits sont encore plus récents. Selon Joseph La Palombara, leur création est à la fois la conséquence et la condition du développement économique, social et culturel. D’une part, en effet, des partis ne peuvent s’organiser sans qu’un minimum de conditions favorables aux communications ne soient réunies, lesquelles dépendent, sur le plan économique, du développement des voies et des moyens de transport et, sur le plan social, d’un début d’urbanisation. D’autre part, les partis constituent souvent des instruments de modernisation particulièrement efficaces en favorisant l’unification de la nation et la sécularisation de la société et en organisant la mobilisation des énergies. Dans ces pays, fréquemment issus d’un processus plus ou moins violent de décolonisation, les partis ne procèdent pratiquement jamais de l’institution parlementaire: la plupart d’entre eux ont été fondés dans la clandestinité par les «chefs historiques» de la résistance nationale. La décolonisation achevée, ces partis conservent plus ou moins les caractéristiques acquises dans leurs premières années: importance du guide charismatique, structures autoritaires, faible tendance au compromis. Ces traits les opposent aux partis issus de la démocratisation des institutions représentatives, également marqués par les conditions dans lesquelles ils ont été fondés.
2. Le parti politique comme système
L’une des voies d’approche les plus riches du phénomène partisan consiste à tenir le parti politique pour un système constitué d’éléments interdépendants . Quels sont ces éléments? La réponse est différente suivant que l’on considère le parti du point de vue des structures ou du point de vue des comportements.
Les structures partisanes
Dans tous les pays, le parti politique possède une organisation particulière au sein de laquelle on peut généralement distinguer trois niveaux: celui des éléments de base, celui des échelons intermédiaires et celui des organes centraux. Les éléments de base sont les petits groupes locaux qui composent le tissu social du parti. Ils ont été remarquablement étudiés de façon comparative par Duverger qui distingue le comité, la section, la cellule et la milice. Le dernier élément ne sera pas retenu ici, car il ne paraît pas constituer à proprement parler un élément de base – les partis fascistes qui ont institué la milice sont organisés en cellules ou sections – mais plutôt une organisation extérieure. Les trois autres éléments permettent, en revanche, de caractériser sans ambiguïté l’échelon local d’un parti. Le comité a été inventé par les partis libéraux ou conservateurs de tradition parlementaire, la section par les partis socialistes, la cellule par les partis communistes, mais chaque formule s’est étendue en dehors de sa famille d’origine. Le comité est un groupe restreint (de quelques dizaines à une centaine de membres) et un groupe fermé, réservé à des personnalités notables; la section un groupe nombreux (à Paris, la 15e section de la S.F.I.O. comptait 1 600 membres en 1937) et ouvert à un recrutement de masse; la cellule un groupe très restreint (l’optimum semble être de 15 à 20 membres) ouvert aux adhésions mais les contrôlant strictement. Les trois types d’éléments ont généralement un fondement géographique, large pour le comité, limité pour la section, très restreint pour la cellule. Mais, pour cette dernière, la base géographique est souvent considérée comme un pis-aller: l’idéal est plutôt la base professionnelle, qui reste difficile à atteindre. Ainsi, en 1979, le Parti communiste français comptait 36 p. 100 de cellules d’entreprises pour 64 p. 100 de cellules locales. Le comité est organisé de façon souvent informelle et sommaire; la section a une hiérarchie formalisée, la cellule une division de tâches très stricte entre ses membres. L’activité du comité est irrégulière et centrée sur les élections et la gestion parlementaire ou locale; celle de la section est régulière et centrée sur l’éducation politique; celle de la cellule est permanente et consacrée à l’agitation et à la propagande. Dans la pratique, les formes d’encadrement les moins exigeantes constituent toujours une déviation tentante. Les sections tendent souvent à se comporter en comités, les cellules en sections. Au-dessus de ces éléments, les échelons intermédiaires entre la base et le centre correspondent généralement au découpage politico-administratif. Les partis comportent, par exemple, un échelon au niveau du département ou de la province, un autre au niveau de la région ou de l’état fédéré, etc. Mais certains échelons peuvent être propres à un parti, comme la section communiste, intermédiaire entre la cellule (de quartier, voire de rue ou d’immeuble) et la fédération (départementale en règle générale). Au temps de la «bolchévisation», le P.C.F. était organisé en régions ad hoc, rayons et sous-rayons. En 1934, il comptait 46 régions et 300 rayons. Le fait de calquer son organisation propre sur l’organisation administrative s’explique par des raisons de commodité: c’est également un signe d’intégration dans le système politique en place. Les organes centraux des partis politiques sont aussi différents que leurs éléments de base. Mais on y trouve généralement un pouvoir délibératif, un pouvoir exécutif et un pouvoir juridictionnel. Les organes délibératifs se réunissent périodiquement en congrès ou conférences nationales. Ils sont souvent flanqués d’un organe semi-permanent (conseil national, comité central, etc.). Le pouvoir de mettre en œuvre les orientations définies par l’organe délibératif est confié à un organe d’exécution permanent (comité directeur, commission administrative...) qui désigne habituellement en son sein un bureau restreint animé par le leader du parti. Les organes juridictionnels sont moins importants, parfois même purement fictifs: commission des conflits, commission des comptes, etc.
Les structures que l’on vient de décrire se retrouvent dans tous les partis. Mais elles n’épuisent pas la réalité de l’organisation partisane. Dans de très nombreux cas, il convient de distinguer, en effet, à côté de l’organisation proprement dite, ce que Frank J. Sorauf appelle «le parti en fonctions» et qui correspond à la branche du parti présente dans les institutions politiques, pour l’essentiel le Parlement et le gouvernement. Cette branche est généralement organisée de façon particulière pour tenir compte des spécificités de sa mission. Au gouvernement, les ministres appartenant à un même parti peuvent se réunir périodiquement pour coordonner leur action; il en va de même des représentants du parti dans chaque assemblée, voire dans chaque commission parlementaire. Le groupe parlementaire peut être organisé de façon si complète qu’il devient un véritable parti dans le parti, avec ses réunions plénières, ses groupes spécialisés – rassemblant les élus d’une région donnée ou les parlementaires intéressés par un problème déterminé –, son bureau politique, son leader. Dans la mesure où le «parti parlementaire» peut avoir plus de pouvoir que l’appareil proprement dit, il est dommage que l’étude de son organisation ait été longtemps négligée.
Comportements et systèmes de relations
Le parti politique peut s’analyser comme un système de relations dans lequel chaque individu est caractérisé par son degré de participation et d’autorité.
L’adhésion et la participation
Toute étude de la participation dans les partis politiques se heurte au problème de la nature de l’adhésion . Le fait d’être membre d’un parti revêt en effet une signification très différente suivant le parti auquel on adhère. Dans certains cas, on tient pour membres d’un parti ceux qui s’identifient à ce parti et se considèrent eux-mêmes comme adhérents, qu’il s’agisse de notables dans le cas des partis parlementaires traditionnels ou des électeurs dans celui des partis américains. D’autres partis organisent au contraire une procédure formelle d’adhésion pour percevoir une cotisation et faciliter le contrôle politique des adhérents. Le cas le plus complexe est celui des partis «indirects», constitués à partir de syndicats ou d’associations. L’individu adhère alors au parti par l’intermédiaire de son organisation représentative. Trois formules sont possibles: ou bien l’adhésion au syndicat comporte automatiquement l’adhésion au parti (Parti travailliste, jusqu’en 1908), ou bien elle est la règle mais chaque syndicaliste peut la refuser individuellement (contracting out , Parti travailliste depuis 1946), ou encore elle requiert une démarche spéciale du syndicaliste lorsqu’il adhère au syndicat (contracting in , Parti travailliste de 1927 à 1946). On voit, à partir de cet exemple, combien la procédure de l’adhésion peut influencer la nature de la participation partisane. Seule la formule du contracting in demande le même engagement personnel que l’adhésion formelle prévue dans la plupart des partis «directs». Mais la procédure de l’adhésion n’est pas seule en cause. La participation n’a pas le même sens dans un parti qui (suivant la distinction de Sigmund Neumann) borne ses ambitions à la «représentation individuelle» de ses adhérents et dans un parti voué à l’«intégration sociale» d’une classe de la population. Limitée pratiquement aux débats d’idées et aux activités électorales dans le premier cas, la participation retentira, dans le second, sur tous les secteurs de l’activité sociale de l’adhérent (engagement spécialisé ou totalitaire selon le vocabulaire de Duverger). Mais quelle que soit la nature de l’engagement qu’un parti attend de ses adhérents, il ne peut échapper à la diversité des degrés de participation . Ces degrés constituent, dans chaque parti, une échelle dont la base est formée par les électeurs; on trouve ensuite les sympathisants, qui s’affirment tels, participent occasionnellement aux campagnes du parti, lisent sa presse et adhèrent souvent à une «organisation parallèle»; puis les cotisants, parmi lesquels on range les adhérents des partis à adhésion formalisée; puis les militants qui accomplissent les diverses tâches (de propagande, d’encadrement, etc.) sur lesquelles reposent l’activité et la vie du parti; enfin, les permanents, véritables professionnels de l’organisation et de l’action partisanes.
Les effectifs décroissent généralement très vite en raison inverse de la participation. À chaque niveau, ils varient d’un pays à l’autre: c’est ainsi qu’en France les membres de tous les partis pris ensemble sont moins d’un million en 1981, soit un peu moins que ce que compte à lui seul le Parti socialiste suédois, alors que la Suède est six fois moins peuplée que la France. Ces effectifs varient également d’un parti à l’autre. Les partis socialistes ont généralement plus de membres que les partis conservateurs: près de trois fois plus en Grande-Bretagne, près de deux fois plus en Allemagne. Pour un parti donné, les effectifs peuvent varier beaucoup d’une période à l’autre. Annie Kriegel a montré que le Parti communiste français a connu dans son existence des phases de brusque poussée des effectifs suivies de phases de déclin régulier. En outre, les partis peuvent se renouveler très vite. Sur les quelque 300 000 membres que comptait le P.C.F. en 1966, 42 p. 100 étaient entrés dans le parti après 1958; sur les 15 500 membres du P.S.U. (Parti socialiste unifié) en 1968, 43 p. 100 avaient adhéré dans l’année, moins d’un quart avaient adhéré lors de la fondation du parti qui ne remontait pourtant qu’à 1960. L’importance respective des diverses catégories de participants (électeurs, sympathisants, etc.) au sein d’un parti est révélatrice de la nature de celui-ci. Duverger nomme taux d’adhésion le rapport du nombre des adhérents à celui des électeurs. Ce taux est de 48 p. 100 pour le Parti travailliste britannique en 1966 (de 6 p. 100 si on ne tient compte que des adhérents «directs», c’est-à-dire affiliés au parti sans passer par l’intermédiaire des syndicats), de 36 p. 100 pour le Parti socialiste autrichien en 1966, de 7 p. 100 pour le Parti communiste français en 1968 et de 1,6 p. 100 pour le mouvement gaulliste U.D.R. (Union des démocrates pour la République) à la même date. Le taux de militantisme (rapport des militants aux adhérents) est plus difficile à connaître. Il varie sans doute également beaucoup; mais la pratique militante est faible au sein de tous les partis (en 1969, par exemple, 22 p. 100 seulement des membres de la S.F.I.O. de l’Isère assistaient régulièrement aux réunions de leurs sections).
La distribution du pouvoir
De la faiblesse de la pratique militante résulte pour une part la tendance à l’oligarchie qu’on dénonce souvent dans la distribution du pouvoir au sein des partis. La hiérarchie du pouvoir dans un parti dépend certes des règles posées par les statuts quant à la nomination et au contrôle des dirigeants et à la centralisation ou à la décentralisation des décisions. Mais si la démocratie est généralement proclamée dans les principes des partis – le Führerprinzip nazi est une exception – la pratique est souvent de nature oligarchique . Tantôt l’élection ne tient qu’une place limitée dans la désignation des dirigeants: en 1963, le comité central de l’U.N.R. (Union pour la nouvelle République) était composé à raison de 22 p. 100 de membres de droit, de 25 p. 100 de membres cooptés et de 53 p. 100 de membres élus tandis que la commission politique comprenait 75 p. 100 de membres de droit et 25 p. 100 seulement de membres élus. Tantôt l’élection est détournée dans un sens peu démocratique soit par la pratique du suffrage indirect à plusieurs degrés, soit par la présentation de candidats pré-sélectionnés, soit par la manipulation des opérations de vote. Dès lors, le parti devient une organisation bureaucratique, une oligarchie dans laquelle Roberto Michels voit «la forme préétablie de la vie en commun des grands agrégats sociaux». Cette oligarchie consacre généralement la professionnalisation de l’activité politique. Le personnel des partis – des «bosses » américains aux «permanents» français – constitue souvent une part appréciable de la classe politique. En Italie, par exemple, les politiciens professionnels comptaient pour 23 p. 100 au sein de la Constituante de 1946 et, respectivement, pour 26, 34 et 38 p. 100 au sein des Chambres élues en 1948, 1953 et 1958. La proportion était particulièrement forte chez les députés communistes (63 p. 100), ce qui correspond à l’enseignement de Lénine suivant lequel le parti doit «s’appuyer sur des gens qui consacrent à la révolution, non leurs soirées libres, mais toute leur vie», «des gens dont la profession est l’action révolutionnaire». La composition sociale du cercle intérieur qui régit chaque parti diffère fréquemment de celle de l’ensemble des adhérents. Certaines catégories – socio-professionnelles, ethniques, géographiques, etc. – peuvent être sur-représentées, soit en raison des «ressources politiques» (temps, argent, formation intellectuelle, relations, prestige, etc.) dont elles disposent, soit par l’effet d’un processus volontaire: dans le Parti communiste français, la «représentativité» par rapport aux masses prime souvent la capacité individuelle, le fait d’être ouvrier constituant par exemple un solide marchepied, au moins pour les premiers pas dans l’ascension partisane. Parmi les traits qui ouvrent l’accès au cercle dirigeant, l’âge est un facteur essentiel. La tendance à la bureaucratisation s’accompagne, dans l’ensemble, d’une tendance au vieillissement, que peuvent renforcer certaines clauses statutaires comme celle qui exigeait cinq ans de présence dans le parti pour briguer un mandat électif à la S.F.I.O. (trois ans dans le nouveau Parti socialiste). Plus que de l’âge «biologique», il faudrait d’ailleurs tenir compte de l’âge «historique». J. Charlot pour l’U.N.R. et A. Kriegel pour le P.C.F. ont en effet montré l’importance des générations politiques dans la stratification des partis.
Cette stratification est-elle nécessairement hiérarchique? Certains auteurs l’ont contesté, tel S. J. Eldersveld qui applique un modèle d’esprit polyarchique au parti, décrit par lui comme une «stratarchie» de groupes socio-économiques en perpétuelle interaction, un agrégat de sous-ensembles associés et rivaux (Political Parties . A Behavioral Analysis ). Cette formule correspond assez bien à la situation américaine. Elle pourrait éclairer également la réalité de certains partis d’Europe ou des pays du Tiers Monde. À côté de la compétition des divers groupes sociaux pour le pouvoir dans le parti, on doit faire une place particulière aux relations des parlementaires et des cadres de l’appareil . L’analyse classique en la matière est celle de M. Duverger qui distingue deux types de domination, celle des parlementaires et celle de l’appareil, suivant le rôle du parti dans l’élection des parlementaires, la place de ceux-ci dans les organes dirigeants du parti, et leur rôle dans la politique du parti. Entre ces deux cas, on trouve une série de situations intermédiaires, le partage du pouvoir n’étant d’ailleurs jamais fixé ne varietur mais reflétant fidèlement l’évolution idéologique et sociologique du parti.
En réalité, l’analyse de Duverger privilégie l’appareil. À se préoccuper avant tout de la démocratie et de la représentativité dans le parti, on en oublie un peu le problème de la représentativité du parti. Est-il légitime, par exemple, de fonder la responsabilité du parlementaire devant un petit nombre de militants irresponsables plutôt que devant l’ensemble de ses électeurs? À la compétition de l’appareil et du parti parlementaire s’ajoute parfois celle du parti et des organisations ou des autorités qui pèsent de l’extérieur sur son orientation. On ne comprendrait rien aux relations de pouvoir au sein des partis communistes sans référence à l’autorité extérieure de l’Internationale puis du Parti communiste de l’Union soviétique. Mais l’Église, la franc-maçonnerie, l’armée, etc. peuvent constituer des hiérarchies parallèles aussi influentes que celle-ci. On peut en rapprocher l’autorité de certaines personnalités, comme celle du général de Gaulle sur l’U.N.R., dont le secrétaire général déclarait en 1959: «Nous sommes dans une situation telle que nous devons constamment le servir sans être commandés directement par lui. Voilà la difficulté.» Par-delà la spécificité du cas gaulliste, cette remarque nous renvoie à une constante psychologique, responsable de la tendance oligarchique autant que le «machiavélisme» des dirigeants, et qui est la tendance de la base de se laisser gouverner. Au sein des partis, la volonté de servir est au moins aussi forte que l’ambition de commander, le désir d’unité au moins aussi puissant que l’instinct de compétition. Ces traits sont d’ailleurs renforcés par la personnalisation fréquente de la vie partisane qui développe l’attachement affectif aux leaders. Si les partis communistes, les partis fascistes et les partis nationalistes des pays en voie de développement ont souvent poussé très loin le «culte de la personnalité», ils sont loin d’en avoir l’exclusivité.
Typologie
L’analyse des partis comme systèmes permet de les classer en quelques types principaux. C’est ainsi que Duverger propose, en 1951, de distinguer les partis de cadres et les partis de masses. «La distinction des partis de cadres et des partis de masses, écrit-il, ne repose pas sur leur dimension, sur le nombre de leurs membres: il ne s’agit pas d’une différence de taille mais de structure.» La nature des liens qui unissent le partisan au parti importe plus que le nombre des partisans. Pour le parti de masses, il s’agit de faire appel au public: «au public payant, qui permet à la campagne électorale d’échapper aux servitudes capitalistes; au public écoutant et agissant, qui reçoit une éducation politique et apprend le moyen d’intervenir dans la vie de l’État. Le parti de cadres répond à une notion différente. Il s’agit de réunir des notables, pour préparer des élections, les conduire et garder le contact avec les candidats [...]. Ici la qualité importe avant tout: ampleur du prestige, habileté de la technique, importance de la fortune. Ce que les partis de masses obtiennent par le nombre, les partis de cadres l’obtiennent par le choix [...]. La distinction des partis de cadres et des partis de masses repose sur une infrastructure sociale et politique. Elle a tout d’abord coïncidé, dans ses grandes lignes, avec la substitution du suffrage universel au suffrage restreint [...], l’évolution sociale explique qu’elle corresponde également, à peu près, à celle de la droite et de la gauche, des partis «bourgeois» et des partis «prolétariens» [...]. Enfin, la distinction des partis de cadres et des partis de masses coïncide avec celles qui reposent sur les divers types d’armature partisane. Les partis de cadres correspondent aux partis de comités, décentralisés et faiblement articulés; les partis de masses correspondent aux partis basés sur les sections, plus centralisés et plus fortement articulés. Les différences dans la technique d’encadrement se recouvrent avec les différences dans la nature des communautés encadrées» (Les Partis politiques ).
Cette typologie très séduisante continue de marquer la réflexion sur les partis, même si on s’efforce de la dépasser aujourd’hui. Qu’elle corresponde à une réalité, il suffit pour s’en convaincre d’opposer les textes réglant l’adhésion au Parti communiste français (parti de masses) à l’Action républicaine et sociale (A.R.S., parti de cadres issu de la scission du Rassemblement du peuple français en 1952). Les statuts du P.C.F. disposent: «Peut être membre du parti quiconque accepte son programme et ses statuts, adhère à l’une des organisations de base du parti, s’engage à y militer activement et acquitte régulièrement ses cotisations.» Le règlement intérieur de l’A.R.S. déclare au contraire: «Les parlementaires, fondateurs du mouvement A.R.S. se refusent par avance à instituer une organisation démagogique tendant à tromper les masses en leur laissant croire notamment qu’on sollicite leur avis sur des sujets dont la compétence peut pour partie leur échapper alors qu’on n’a d’autre propos que de s’appuyer sur leurs suffrages pour obtenir les postes que l’on convoite, ou encore s’y maintenir. Aussi le mouvement d’A.R.S. fera-t-il avant tout appel aux notables de toutes conditions dont il constatera que les propres convictions sont les siennes.»
La distinction proposée par Duverger, en 1951, n’en pose pas moins plusieurs problèmes. En premier lieu, chacune des catégories retenues est loin d’être homogène: Duverger l’a reconnu lui-même en distinguant parmi les partis de cadres entre partis souples et partis rigides, et parmi les partis de masses entre partis totalitaires et partis spécialisés. D’autre part, les deux catégories retenues n’épuisent pas la réalité: dès 1951, certains partis échappent à la classification comme les partis démocrates-chrétiens, voire les partis indirects. Enfin, l’évolution politique depuis 1951 a quelque peu brouillé la distinction: les partis mixtes se sont multipliés; rappelant par certains traits les partis de cadres et par d’autres les partis de masses. C’est ainsi qu’on a vu se développer dans les démocraties occidentales un type de parti que O. Kirchheimer appelle catch-all party (parti de rassemblement). Contrairement aux partis de masses, il s’agit de partis tournés davantage vers les électeurs que vers les militants et représentant des classes très diverses, qu’ils appartiennent à la tradition socialiste (tel le S.P.D., Sozialdemokratische Partei Deutschlands, en Allemagne) ou libérale (R.P.R. en France), mais qui se révèlent, à la différence des partis de cadres traditionnels, disciplinés dans les élections, au Parlement et au gouvernement. Cette évolution contredit manifestement le postulat implicite de Duverger suivant lequel l’histoire des partis est l’histoire de la formation progressive et de l’extension du parti de masses. Pour en tenir compte, les classifications actuelles distinguent généralement trois types correspondant grosso modo aux partis de cadres, de masses et de rassemblement. Giovanni Sartori oppose, par exemple, le parti électoral-parlementaire, le parti de masses à appareil et le parti de masses électoral. J. Charlot privilégie la base des partis, le fondement de leur légitimité, en distinguant le parti de notables, le parti de militants et le parti d’électeurs (Le Phénomène gaulliste ). Même élargie de la sorte, la typologie des partis paraît encore trop imprécise. Il semble difficile de ranger dans la même catégorie un parti de militants spécialisés et un parti totalitaire.
Aussi préférons-nous distinguer quatre types de partis, suivant leur fonction par rapport aux individus: le parti d’intégration sociale (tel le P.C.F.) qui fournit à ses adhérents une communauté intégrée, une société particulière, voire une sorte d’«Église civile» régissant tous les aspects de leur vie; le parti de mobilisation militante (dont le P.S.U. fut l’exemple) offrant idéologie politique et pratique militante à des adhérents dont une part de l’existence échappe aux normes de parti; le parti de décision électorale (comme le R.P.R. ou les partis britanniques par exemple), parti à vocation majoritaire, tourné vers les électeurs et soumis à leur verdict; le parti de représentation parlementaire , enfin (comme l’A.R.S., cf. supra ), donnant aux notables la possibilité d’accéder à la politique. En 1981, le Parti socialiste est peut-être passé de la deuxième à la troisième catégorie.
3. Les partis dans le système politique
La typologie qu’on vient d’esquisser repose autant sur la mission des partis que sur leur organisation. Elle introduit ainsi à l’étude des fonctions partisanes qui renvoie elle-même à l’étude des systèmes de partis: un parti ne joue naturellement pas le même rôle dans le système politique s’il est en situation de parti unique ou s’il est un des éléments d’un système de partis multiples.
Fonction des partis
Dans le langage courant, la notion de fonction recouvre souvent celle d’activité: étudier les fonctions des partis de ce point de vue, c’est d’abord recenser et classer leurs activités. F. J. Sorauf propose de distinguer l’activité électorale, l’activité de propagande et l’activité gouvernante des partis. Cette distinction nous paraît un peu générale et nous lui substituerions volontiers une liste de cinq «activités»: définition d’un programme politique; propagande; mobilisation électorale; formation du personnel politique; action sur les gouvernants.
Cette approche a l’avantage de partir des réalités et les activités qu’elle inclut peuvent être constatées sans difficulté. Mais la sociologie moderne prête au terme de fonction un sens bien spécifique. Les fonctions n’ont de sens que par rapport à un système de référence: rechercher les fonctions des partis, c’est, au-delà de l’étude de leurs activités, s’interroger sur les contributions que ces partis apportent ou non au fonctionnement du système dans lequel ils s’insèrent. Ces contributions peuvent être conscientes, volontaires, manifestes; ou inconscientes, involontaires, latentes. Aussi, plutôt que de les étudier à partir des fins avouées et de l’activité ouverte des partis, préfère-t-on généralement les définir à partir des exigences fonctionnelles du système.
Défini en termes très généraux, le système politique est l’ensemble des processus par lesquels les volontés de la population sont transmises aux autorités qui les convertissent en décisions destinées à satisfaire en retour les attentes populaires. Pour fonctionner, un tel système demande que soient assurées l’expression des volontés populaires, leur conversion en décisions d’autorité et l’influence de ces décisions sur les attentes de la population. On devrait donc chercher dans quelle mesure les partis exercent des fonctions correspondant à ces trois exigences fondamentales. Mais, en pratique, il est très difficile de séparer l’expression des volontés populaires et l’action sur ces volontés; toute expression est déjà un choix et comporte une certaine part de répression. Inversement, il est sans doute utile de distinguer parmi les volontés populaires les demandes et les soutiens qui mettent souvent en jeu des activités différentes. Remodelées pour tenir compte de cette double correction, trois grandes fonctions peuvent être définies pour les partis politiques: une fonction d’«expression-répression» des demandes, une fonction d’«expression-répression» des soutiens et une fonction d’«incarnation» ou de conversion en décisions d’autorité.
La fonction d’expression-répression des demandes comporte, d’une part, le recensement et la définition des besoins de la population: c’est partiellement l’objet de l’activité idéologique des partis dans laquelle l’aspect répressif est aussi présent que l’aspect expressif; suivant qu’il définit l’homme auquel il s’adresse comme un citoyen, un travailleur ou le membre de telle confession, le parti privilégie une appartenance et réprime les besoins concurrents. Cette fonction comprend, d’autre part, la traduction et l’organisation des demandes: c’est l’objet de l’activité programmatique des partis qui articule et hiérarchise les intérêts des diverses couches de la population et propose des priorités; enfin, elle comporte la diffusion et la canalisation des demandes: c’est l’objet de l’activité d’information et de proposition des partis, mise en œuvre par la presse, les manifestations ou l’action parlementaire.
La fonction d’expression-répression des soutiens comporte, d’une part, la reconnaissance et la définition de la légitimité au niveau de la communauté (nationale, ethnique, régionale, confessionnelle, etc.), du régime (principes et valeurs, normes et institutions) et des autorités (titulaires des rôles politiques). Comme la définition des besoins, celle de la légitimité relève de l’activité idéologique des partis. Elle constitue une part importante de la contribution des partis au processus d’«apprentissage» du système politique qu’on désigne sous le terme de socialisation politique. Cette fonction comporte, d’autre part, la traduction et l’organisation de soutiens (ou loyautés) spécifiques. C’est l’objet de l’activité de mobilisation des partis qui s’exprime dans le recrutement des adhérents et dans le rassemblement des électeurs.
La fonction d’incarnation politique consiste dans la conversion des demandes et des soutiens en décisions d’autorité. Elle suppose que les partis contribuent en premier lieu au recrutement des autorités, qui est l’objet des mécanismes de sélection des candidats et de formation mis en œuvre par les partis; en second lieu à la prise de décision qui est l’objet de l’activité gouvernante, voire dans certains cas administrative des partis.
Tous les partis ne remplissent ni de la même manière ni dans la même mesure ces trois grandes fonctions: certains font plus de place à l’expression qu’à la répression, d’autres mettent davantage l’accent sur les demandes que sur les soutiens, d’autres enfin parviennent mal à s’incarner en vue d’assurer la relève de leurs concurrents. Loin de conduire à rejeter le cadre proposé, cette constatation induit plutôt à en souligner le caractère heuristique. Mais ce type d’analyse n’est pas à l’abri de toute objection.
La critique la plus grave nous paraît celle de Georges Lavau qui note que l’analyse fonctionnelle classique n’envisage que les exigences fonctionnelles du seul système politique. Or les partis politiques «ne sont pas seulement reliés au système politique mais aussi aux groupes (c’est-à-dire aux sous-systèmes sociaux) qu’ils expriment». Que ces sous-systèmes aient des exigences fonctionnelles propres, et les partis peuvent être pris entre elles et celles du système politique. S’ils trahissent les exigences de leur groupe de référence, ils se condamnent à disparaître; s’ils trahissent celles du système politique, ils se condamnent à rester sans influence. Cela conduit à relativiser l’analyse fonctionnelle: aucun parti n’est totalement fonctionnel dans une société pluraliste car le système politique d’une telle société ne correspond jamais parfaitement au système social; mais, à l’inverse, aucun parti n’est totalement dysfonctionnel, voire a-fonctionnel, par rapport au système politique dans lequel il doit vivre. Lavau s’est attaché à démontrer ce dernier point en étudiant les fonctions que peuvent remplir les partis anti-système . Ces partis se développent d’ordinaire dans les systèmes menacés d’éclatement par un clivage socioéconomique ou socioculturel profond prédisposant aux conflits. En apparence, ils sont en dehors du système; en réalité, ils remplissent vis-à-vis de lui une fonction particulière – Lavau l’appelle fonction tribunitienne – qui permet au système de survivre malgré ses clivages. Le parti tribunitien offre aux minorités menacées la possibilité de se protéger contre les exigences du système. En retour, il abandonne en fait sa vocation révolutionnaire et intègre partiellement ses mandants au système en place. Le Parti communiste français est, pour Lavau, un bon exemple de ce type de parti: il semble assez marginal par rapport au système pour conserver la confiance de ses mandants et assez intégré pour ne pas constituer une menace sérieuse pour l’existence du système.
Systèmes de partis
Jusqu’à ce point de l’analyse, chaque parti a été considéré isolément. Cette façon de faire, qui a son utilité, doit être complétée par l’étude des relations que les divers partis d’un État entretiennent entre eux. La nature du «système de partis» conditionne en effet largement la nature et la portée de l’action d’un parti donné au sein du système politique.
Catégories de systèmes
Les systèmes de partis peuvent être rangés dans quelques grandes catégories, le critère le plus souvent retenu étant le nombre des partis qui conduit à distinguer le système de parti unique , le système bipartite et le système multipartite . Cette distinction fondamentale – sur laquelle la science des partis a vécu pendant une cinquantaine d’années – n’a pas perdu sa valeur. Mais elle peut être précisée en tenant compte d’abord de l’importance respective des divers partis. C’est ainsi que Jean Blondel propose de réserver l’appellation de bipartisme aux systèmes dans lesquels deux partis à peu près égaux se partagent au moins 90 p. 100 des voix (cas de la Grande-Bretagne d’après-guerre). À ce bipartisme pur il oppose le système «à deux partis et demi» dans lequel un petit tiers parti trouble le jeu des deux grands (Allemagne fédérale). De la même façon, J. Blondel distingue dans la catégorie du multipartisme entre les systèmes multipartites à parti dominant et les systèmes multipartites purs suivant qu’on y trouve ou non un parti atteignant 40 p. 100 des voix (Suède dans le premier cas, Pays-Bas dans le second). Cette typologie peut être corrigée en introduisant les caractéristiques idéologiques du système de partis: G. Sartori distingue ainsi les systèmes de partis suivant le nombre et la distance des pôles autour desquels chacun est ordonné. Le «pluralisme simple» correspond aux systèmes à deux pôles faiblement éloignés; le «pluralisme modéré», aux systèmes à deux pôles moyennement éloignés; le «pluralisme extrême» aux systèmes multipolaires où la distance est maximale entre les pôles opposés et où l’existence d’un «centre» introduit la confusion du «jeu de bascule».
La transformation des systèmes
Les systèmes de partis sont assez stables pour qu’on puisse valablement parler de «systèmes». Mais ils peuvent se transformer, soit par évolution, soit par mutation. Parmi les facteurs de transformation, qui sont aussi souvent ceux de la formation des partis, une place à part doit être faite aux modes de scrutin dont l’influence a été schématisée en ces termes par Duverger: «1o La représentation proportionnelle tend à un système de partis multiples, rigides et indépendants; 2o le scrutin majoritaire à deux tours, à un système de partis multiples, souples et dépendants; 3o le scrutin majoritaire à un seul tour, au dualisme des partis.»
Dans les années cinquante, ces affirmations ont fait l’objet de critiques vigoureuses. Aujourd’hui, le débat s’est apaisé. Personne ne remet plus en cause l’influence des modes de scrutin. On cherche seulement à en étudier plus précisément le mécanisme et à en apprécier plus exactement la portée. Sur le premier point, il faut signaler les recherches de Douglas W. Rae, qui met l’accent sur la dimension de la circonscription, et de G. Sartori, qui souligne l’importance des séquences temporelles (la représentation proportionnelle n’a pas du tout le même effet si elle est adoptée avant ou après la cristallisation d’un système de partis puissants). Sur le deuxième point, on peut remarquer que le mode de scrutin n’est pas le seul facteur institutionnel à influencer le système de partis. L’évolution du système de partis français depuis 1958, par exemple, tient sans doute davantage au changement dans les pouvoirs et le mode d’élection du président de la République qu’au mode de scrutin adopté pour les élections législatives. Il est vrai que, sans le relais ou même l’accélérateur du mode de scrutin, les incitations provoquées par la réforme des institutions seraient peut-être restées sans effet.
Le système de partis et le système politique
Quel que soit son mode de formation, le système de partis est un élément essentiel du système politique, affectant la valeur de la représentation comme la stabilité et l’efficacité du gouvernement. Le système de partis conditionne également la façon dont les divers partis qui le composent agissent dans le système politique.
Le cas le plus caractéristique est celui du parti unique. Dans ce système, le parti, débarrassé de ses concurrents tend à mettre davantage l’accent sur la répression que sur l’expression et sur les soutiens que sur les demandes. Il joue pour l’essentiel un rôle de mobilisation, de sélection et d’animation. Encore faut-il distinguer plusieurs types. Dans le type soviétique, le parti unique joue un rôle important d’encadrement de la population et de direction de la société; dans le type fasciste, il ne joue pas de rôle moteur: c’est l’instrument tenu en réserve par les dictateurs pour obliger les diverses forces sociales à se plier à leur volonté; dans les pays en voie de développement, le parti unique combine souvent, dans un milieu socio-culturel différent, certaines fonctions du parti de type fasciste et certaines fonctions du parti de type soviétique. Comme le premier, il ne joue pas un rôle d’initiative ou de direction: le régime est d’abord un régime personnel et le parti est un instrument aux mains du leader. Mais, comme le parti de type soviétique, le parti unique de ces pays joue un rôle d’encadrement et remplit une fonction d’information dans les deux sens entre autorités et population. Aussi est-il très difficile d’apprécier exactement la signification du parti unique dans les pays en voie de développement. Est-ce le résultat d’une perversion de l’appareil d’État qui cherche à se consolider sans se soucier de ses tâches vis-à-vis de la population ou est-ce la seule formule concevable à ce stade de l’économie? Les arguments ne manquent pas à l’appui de la première thèse: les partis uniques des pays en voie de développement sont souvent des oligarchies qui, sous couvert d’assurer l’unité nationale, imposent la domination de sous-groupes ethniques, régionaux ou confessionnels, et la vie politique de ces pays est généralement peu démocratique. Mais on comprend pourquoi ces pays échappent difficilement au parti unique. L’intégration nationale est une nécessité impérieuse dans des territoires où l’État a précédé la Nation; en outre, les premières phases du développement supposent une très forte autorité pour faire accepter les privations et assurer la mobilisation; les élites, enfin, sont trop peu nombreuses pour que des luttes politiques n’apparaissent pas comme un gaspillage inutile. Il reste que l’unicité pourrait être assortie, sans danger, de souplesse et de décentralisation.
Dans le système bipartite, le jeu des partis est fort différent. On peut le caractériser par deux traits apparemment contradictoires. Le premier est la séparation fonctionnelle stricte qui s’établit entre les deux grands partis qui exercent alternativement la fonction gouvernante et la fonction d’opposition. Le second est le rapprochement constant de l’image et de la politique de ces partis qui cherchent à conquérir les mêmes électeurs centristes qui font la décision lors des élections. À terme, ce rapprochement risque de priver la politique partisane de toute signification et de détourner les électeurs vers des mouvements de protestation contre le système lui-même. Le risque est sans doute assez faible dans les pays à forte tradition civique comme la Grande-Bretagne, mais il peut être plus grand ailleurs (aux États-Unis par exemple). Il en va d’ailleurs de même dans les systèmes multipartites où la politique électorale et parlementaire se réduit de plus en plus au jeu de grands «partis de rassemblement» (catch all ), soit dans le cadre d’un système «à deux partis et demi» (contesté par l’opposition extra-parlementaire en Allemagne), soit dans le cadre d’un système à parti dominant (contesté en France chaque fois que la logique présidentielle a conduit à marginaliser l’opposition institutionnelle).
Ces mouvements de protestation contribuent à dégager de nouveaux enjeux dans la vie politique; ils peuvent susciter la création de nouveaux partis ou prendre le contrôle d’anciens partis. L’essor du mouvement écologiste au cours des années soixante-dix est très significatif de ce point de vue. Mais, même si la lutte politique n’est plus circonscrite au conflit de grands partis de masse comme on le prévoyait vers 1950, les partis n’en gardent pas moins un rôle d’animation irremplaçable. Les formes nouvelles qu’ils ont prises témoignent de leur faculté d’adaptation et donc de leurs chances de survie.
Encyclopédie Universelle. 2012.