DON JUAN
Depuis qu’il a surgi, aux environs de 1630, le thème de don Juan s’est révélé l’un des plus stimulants dans la création littéraire et, accessoirement, dans l’art musical; enfin dans l’ordre de la recherche historique, sociologique et psycho-critique. À cet égard, il a même surpassé celui de Faust, avec lequel il a des rapports étroits – allant jusqu’à produire la synthèse, voire la confusion des deux thèmes. Cette fécondité s’explique, en partie, par une très singulière aptitude aux métamorphoses. Elle résulte surtout du fait que le personnage et les aventures de don Juan mettent fondamentalement en question nos idées modernes et occidentales de l’amour.
Non que les âges précédents aient ignoré ce type d’homme, plus jouisseur qu’amoureux à proprement parler, inspirant du goût aux femmes autant qu’il en éprouve pour elles, et révolté contre toutes les restrictions qui peuvent faire obstacle à sa passion dominante; mais c’est principalement la morale chrétienne qui, par les limites qu’elle imposait aux passions de l’amour et par ses strictes exigences de fidélité monogamique, a suscité la révolte dont ce personnage fictif est l’incarnation. Et ce n’est pas un hasard si l’inventeur de ce personnage, de son nom et de sa légende, fut un religieux mercenaire de la très catholique Espagne: le dramaturge Tirso de Molina.
Mais l’apologue dramatique du moine espagnol s’est profondément altéré à travers les innombrables œuvres, dramatiques et autres, qu’il a inspirées pendant plus de trois siècles, au point que le message de certaines d’entre elles apparaît diamétralement opposé à la leçon primitive. C’est ainsi que le romantisme, dans sa tendance à réhabiliter moralement don Juan, en est venu parfois à le béatifier, ou que notre temps, au contraire, a pu contester l’héroïsme de son défi. Dégradation du mythe? Peut-être. Mais qui n’exclurait aucunement la possibilité de nouvelles renaissances. Son prestige durable et sa vitalité ne demandent pas d’autre preuve que le succès qu’obtiennent encore dans le monde entier les représentations, au théâtre ou à l’opéra, des Don Juan traditionnels rajeunis par de nouvelles mises en scène.
1. Le «donjuanisme» avant la lettre
Dans la mesure où «donjuanisme» signifie libertinage des mœurs, on peut en voir déjà des préfigurations, bien avant le Siècle d’or espagnol, dans maintes formes d’insurrection contre la morale communément reçue et l’institution monogamique prévalente en nos sociétés d’Occident (le cas du Genji japonais pose évidemment des problèmes distincts). L’Antiquité gréco-latine en fournirait de très nombreux exemples: des dieux (Zeus), des héros mythiques (Thésée), des personnalités historiques (Alcibiade), des poètes théoriciens de l’amour libre (Ovide, dans son Art d’aimer ). En bref, chaque fois que, chez un homme, l’appétit hétérosexuel revêt un aspect de violation audacieuse des normes, de «péché» (notion très antérieure à l’ère chrétienne), de scandale et de fascination tout ensemble, il s’apparente, en quelque façon, au «donjuanisme».
Il n’en est pas moins vrai que le christianisme, par l’accent qu’il a mis sur le péché de la chair et les châtiments d’outre-tombe, a conféré au type toute son infernale grandeur. Quant au mythe , c’est-à-dire à l’histoire qui a durablement fixé dans l’imagination collective les grands traits de ce type humain, c’est à un moine de la Merci, Gabriel Téllez, qu’on le doit.
2. Tirso de Molina. Un drame édifiant
Cette histoire, le frère Gabriel (qui signait Tirso de Molina pour le théâtre) l’a-t-il inventée de toutes pièces? Il est certain (cf. l’ouvrage capital de Gendarme de Bevotte) qu’il a mis à profit, en les fusionnant, des traits puisés à diverses sources littéraires et folkloriques. Il est beaucoup moins sûr qu’il ait transposé, comme on l’a suggéré, le visage et les aventures de quelque libertin de son temps: don Juan de Villamediana (hypothèse de Gregorio Marañón), ou don Pedro Manuel Girón, fils du duc de Osuna (hypothèse de Mario Penna), ou tel autre. L’évident, c’est que la religieuse Espagne ne manquait pas de débauchés insignes avant 1630, date où fut publiée, dans un recueil de pièces divisées en trois «journées», celle de Tirso intitulée El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (Le Trompeur... , ou mieux Le – mauvais – farceur de Séville et l’Invité de pierre ).
Le joyeux trompeur, c’est Juan Tenorio, jeune seigneur qui se divertit à abuser des femmes en leur faisant croire qu’il les épousera, ainsi qu’à berner (burlar ) leurs maris, leurs fiancés, leurs amis, qui sont parfois les siens. Car le cœur n’a pas la moindre part à ces entreprises qu’il mène, avec un bonheur inégal, en déguisant son identité, secondé par Catalinón, son valet, pleutre et parfois récalcitrant. Ses aventures le contraignent à fuir incessamment: de Séville, il s’est rendu à Naples (épisode de la duchesse Isabelle); une tempête le fait échouer sur une côte d’Espagne (la pêcheuse Tisbea); puis il retourne à Séville (tentative de séduction d’Ana de Ulloa), d’où il s’enfuit, de nouveau, à travers champs (noces de la paysanne Aminta). La mobilité de don Juan est fortement marquée dès l’origine de sa légende; il est le chasseur pourchassé.
L’«invité de pierre», lui, c’est la statue funéraire du Commandeur, don Gonzalo de Ulloa, père d’Ana. Tué par le séducteur, auquel il avait tenté de couper la retraite, le Commandeur poursuit sa vengeance par-delà la mort. Toujours par jeu, don Juan a défié la statue de venir souper avec lui; mais celle-ci se rend à l’invitation, et, à son tour, l’invite à souper dans sa demeure funèbre. Et quand don Juan s’y présente, non sans courage, il apprend – trop tard – que sa dernière heure est venue, sans espoir de miséricorde: l’homme de pierre le saisit par la main et le précipite dans les feux de l’Enfer.
Ainsi, don Juan Tenorio a la passion de jouer avec ce que les hommes tiennent communément pour sacré: l’amour, la mort, la religion. Non qu’il soit agnostique mais il se repose sur l’illusion qu’avant de mourir il lui sera laissé par Dieu le temps d’implorer son pardon. D’où son refrain, à ceux qui l’adjurent de régler ses comptes avec sa conscience: «J’ai bien le temps de m’acquitter!» Or le téméraire qui remet toujours à plus tard la résipiscence finit par lasser la patience de Dieu. Telle est la morale de cette «comédie» dont le dénouement spectaculaire grave dans l’esprit du public l’idée du danger qu’on encourt à jouer imprudemment à de tels jeux.
Et voilà posés, dans cette pièce en vers, indiscutablement poétique, tous les éléments impérissables du scénario: le couple du jeune seigneur pervers et du valet bouffon; les femmes et les fuites successives; le naufrage; le meurtre du père noble et l’insulte à son effigie mortuaire; la chute dans l’abîme infernal. Les effets spectaculaires auxquels prêtait ce dénouement, ainsi que le prodige de la statue mouvante et parlante ont contribué, plus que toute autre chose, à la survie de cette fable dans l’imagination populaire.
3. Les multiples adaptations
Premières adaptations étrangères
L’Italie s’est emparée de don Juan. Parallèlement, la comédie littéraire et la commedia dell’arte l’exploitèrent avec un bonheur inégal. Jacopo Cicognini, dans un Convitato di pietra en prose (1650?), tout en conservant le dénouement fatal, en a surtout exploité les ressources burlesques. On lui doit notamment l’invention du «catalogue» des innombrables femmes abusées par don Giovanni; l’échange de vêtements entre le valet (devenu Passarino) et son maître; enfin la dissonance finale entre le cri de don Giovanni saisi par l’Enfer et celui du valet réclamant ses gages.
Une autre pièce italienne – perdue, celle-là – d’O. Giliberto serait la source directe des deux premières adaptations littéraires en France, dues l’une et l’autre à des comédiens-auteurs, Dorimon, puis Villiers: comédies tragiques en vers, toutes deux intitulées Le Festin de pierre, ou le Fils criminel et représentées aux alentours de 1660. Fort médiocres, elles offraient pourtant deux importantes nouveautés: le séducteur, peu séduisant, est un fils virtuellement parricide; surtout, c’est un raisonneur qui ressent le besoin de justifier ses débordements par des professions d’incroyance empruntées aux libres-penseurs de l’époque. Toute une idéologie anti-chrétienne – réprouvée ici, mais qui pourra être exaltée par la suite – est en germe dans le piètre héros de ces deux auteurs.
Molière: un chef-d’œuvre ambigu
Grâce à ces auteurs, aux troupes italiennes, au théâtre forain, le mythe était déjà populaire en France quand Molière le reprit pour son compte en 1665, dans une pièce en prose qui, si elle n’est pas la plus belle de toutes ses comédies, en est la plus audacieuse et la plus troublante.
Audacieuse dans sa forme, mais davantage en son propos. Alors que la cabale dévote avait réussi à faire interdire son Tartufe l’année précédente, Molière contre-attaque en stigmatisant l’hypocrisie religieuse par un nouveau biais: il l’incarne dans un «grand seigneur méchant homme» et athée qui, à l’occasion, ne craint pas d’utiliser le masque de la dévotion pour couvrir ses frasques.
Mais cet impie, odieux certes par sa cautèle et par sa cruauté (envers les femmes, envers son père ou les petites gens), n’en apparaît pas moins comme un seigneur prestigieux. Il a de l’esprit, du panache, une vraie bravoure: il vole au secours d’un homme seul attaqué par plusieurs brigands; jusqu’au dernier instant, il s’obstine dans son orgueilleux refus de la religion. Il séduit vraiment et – cas unique – bien que protagoniste d’une comédie fort comique, il ne l’est lui-même aucunement: s’il fait rire, c’est aux dépens des autres. D’où l’ambiguïté du message moral, malgré le dénouement punitif pieusement conservé. L’auteur – dont les propres amours furent malheureuses – se serait-il lui-même laissé prendre à la séduction de son personnage? Il nous entraîne en tout cas bien loin de celui de Tirso et de la claire leçon du moine dramaturge!
Le valet, ici Sganarelle, reste plus conforme à la tradition: glouton, cupide et pleutre à souhait. Moralisateur et sermonneur, de surcroît; mais il est difficile d’imaginer personnage plus propre à discréditer ses sermons qu’un tel sermonnaire. Équivoque en ceci encore l’intention de Molière; car il s’y serait pris de tout autre sorte s’il avait eu pour principal dessein de flétrir le libertinage.
Aux données initiales du drame, qu’il simplifie pourtant, il ajoutait ici et là des hors-d’œuvre de haut goût: la scène du pauvre, que don Juan tente en vain, avec un louis d’or, de faire blasphémer; celle du créancier, M. Dimanche, qu’il éconduit avec de belles phrases (car ce seigneur, qui devra payer sa dette envers Dieu, ne paie pas ses dettes aux humains). Mais la nouveauté capitale est Elvire, que don Juan a enlevée du couvent pour l’épouser et l’abandonner aussitôt. Il la fuit, mais elle le rejoint; une première fois en épouse vindicative, puis, une seconde fois, en pénitente, résignée à son propre malheur mais non pas à celui de don Juan qu’elle supplie en vain de s’amender. Personnage essentiel parce qu’il motive les fuites et les déguisements de don Juan, assurant l’unité de la pièce; mais aussi parce qu’il fournit à don Juan l’occasion de manifester son athéisme de la façon la plus saisissante. Enfin la pathétique Elvire suggère une idée que le romantisme ne se lassera pas de magnifier: celle de la rédemption par l’amour vrai.
La pièce connut aussitôt une réussite éclatante. Pourtant après quinze séances fructueuses, Molière (cédant à des pressions occultes?) dut en suspendre les représentations. Pendant deux siècles, elle ne devait survivre en France que dans l’adaptation en vers, très édulcorée, de Thomas Corneille: Le Festin de pierre (1673). Elle n’en continua pas moins d’exercer, même en dehors de France, une action capitale. Son ambiguïté même lui a conféré un pouvoir de suggestion qu’elle garde encore. Si don Juan est devenu l’un des plus grands mythes des temps modernes, c’est en premier lieu à Molière qu’il le doit.
Diffusion du mythe en Europe
Vers 1675, l’Angleterre, à son tour, connaît un «Don John» très abject dans la «tragédie» de T. Shadwell: The Libertine. Bientôt après, l’Allemagne et les Pays-Bas multiplient les versions du thème, soit dans leur théâtre sérieux, soit en des farces improvisées à l’italienne (Hauptenspielen ) ou destinées aux petits théâtres de marionnettes (Puppenspielen ). En Espagne, la pièce de Tirso poursuit sa carrière tout en suscitant des imitateurs, tel Antonio de Zamora, qui fait représenter en 1714 un ouvrage surtout remarquable par sa complication et par la longueur de son titre, dont le libellé – No hay plazo que no se cumpla ni deuda que no se pague (Il n’y a dette qui ne se paie ni délai qui ne vienne à terme ) – prouve assez la vitalité au pays de Tirso de la morale suggérée par son Burlador .
En Italie, Carlo Goldoni dans son Don Giovanni Tenorio ou le Débauché (1736), modernise doublement le mythe, en le dépouillant de son imagerie fantastique et en l’infléchissant à des fins toutes personnelles. La mésaventure du berger Carino, victime d’un bellâtre et d’une rouée, transposait en effet un épisode vécu par le dramaturge vénitien.
Ainsi, peu à peu, la légende tendait à se prosaïser. Tout en accélérant sa diffusion au-delà des frontières linguistiques, rien ne devait contribuer à lui rendre sa charge d’émotion poétique autant que sa rencontre, par l’entremise d’un autre Vénitien, le librettiste Da Ponte, avec Mozart.
Mozart, ou la rencontre avec la musique
Le thème avait évidemment inspiré d’autres musiciens avant Mozart: l’Allemand C. W. Glück, pour un ballet-pantomime (1761), et le Véronais G. Gazzaniga, pour un opéra donné à Vienne en 1787. Mais le «dramma giocoso» de Mozart, Don Giovanni , représenté à Prague la même année 1787, surpasse de loin toutes les compositions musicales auxquelles don Juan a jamais donné lieu (y compris le beau poème symphonique de R. Strauss, écrit exactement un siècle plus tard).
Le livret de Lorenzo Da Ponte (auquel il n’est pas impossible qu’ait mis la main son compatriote très donjuanesque, le célèbre Casanova) rassemble habilement des éléments empruntés aux dramaturges antérieurs: Tirso, Cicognini et surtout Molière. On y retrouve le valet burlesque (ici, Leporello), les femmes successives (Anna de Ulloa, Elvira, la paysanne Zerlina), les rivaux (Ottavio et le campagnard Masetto), enfin le Commandeur, père d’Anna, et sa statue vengeresse. L’intrigue, simplifiée selon les lois du genre, exploite, à l’exception du naufrage, la plupart des péripéties consacrées par la tradition: le meurtre du Commandeur, la double invitation à souper et le dénouement justicier, ainsi que les fuites de don Giovanni toujours poursuivi par ses victimes. Parmi celles-ci, Elvire conserve le trait le plus touchant de son homonyme chez Molière: la tendresse qui survit à l’offense et fait que l’héroïne redoute in petto les effets d’une vengeance qu’elle poursuit comme malgré soi. En d’autres occasions encore, la musique semble contredire à dessein les paroles des personnages, dont elle exprime les vrais sentiments. Au drame humain, le Commandeur ajoute enfin la dimension du surnaturel: sa basse profonde et l’orchestration religieuse qui l’accompagne représentent la part du mystère prophétique.
Quant à don Giovanni, joyeux vivant que grise l’«odeur de la femme», il est certes plus sensuel et plus raffiné que le héros de Tirso, mais d’une perversité moins consciente que celui de Molière. Parfois même, si tendrement mélodieux qu’on en vient à se demander (par exemple dans l’exquis duetto avec Zerlina) s’il ne se prend pas lui-même à son jeu. Point odieux, et même capable de susciter quelque sympathie, le voilà déjà prêt aux transfigurations romantiques.
La plus directement issue de cet opéra est la «fantaisie» du même nom publiée en 1813 par le conteur allemand E.T.A. Hoffmann. Celui-ci, musicien lui-même, a prétendu recevoir de la seule musique le message intime de don Juan. Rêve éveillé d’un spectacteur remué en ses tréfonds par les accents sublimes qu’a fait entendre, juste avant de mourir mystérieusement, une interprète du rôle de donna Anna, cette affabulation tend surtout à exalter en don Juan un «demi-dieu», irresponsable des maux qu’il déchaîne en poursuivant à travers les femmes l’idéal inaccessible de la perfection. À cet effet, bien propre à émouvoir la sensibilité romantique, elle altère fort librement les données fondamentales du mythe. Désormais, celui-ci pourra signifier tout ce qu’on voudra lui faire dire – à commencer par le «mal du siècle».
Le romantisme
Rencontre avec Faust
Lord Byron en usera plus librement encore dans son Don Juan , satire épique (Don Juan, an Epic Satire , 1819-1824), dont le héros est plus proche du Candide de Voltaire ou du Chérubin de Beaumarchais que de n’importe lequel de ses homonymes. Ce très long poème rejette presque tous les éléments les plus traditionnels de la fable. Son jeune séducteur séduit les femmes presque malgré lui et, s’il les abandonne, c’est moins son tempérament que son destin qui l’y force. Pour son narrateur – plus donjuanesque assurément que lui-même – ses aventures ne sont qu’un prétexte à la satire désinvolte de l’histoire moderne et de l’omniprésente hypocrisie. En somme, la magnification romantique lui doit assez peu.
En revanche, elle doit beaucoup à la résurrection par Goethe du personnage semi-historique du docteur Faust. Certes, dans ce Faust (1797-1808), la quête de l’amour, succédant à celle du savoir, n’était qu’un élément de la grande aventure faustienne, mais elle invitait à situer celle de don Juan à ce niveau d’héroïsme où la présomption humaine, secondée par le Diable, défie Dieu. Ainsi, dès 1809, le poème d’un Allemand, N. Vogt (La Teinturerie , etc.) amalgamait les deux héros en un seul, successivement appelé des deux noms.
Plus mémorablement, la tragédie Don Juan et Faust (1829) de son compatriote C. Grabbe confronte les deux personnages, dont elle fait deux rivaux se disputant la possession d’Anna. Celle-ci meurt étranglée par Faust qui, malgré ses artifices démoniaques, n’a pas su se faire aimer d’elle; et l’Enfer engloutira pareillement Faust, puis don Juan. Mais, entre-temps, Grabbe aura donné le beau rôle à ce dernier, qui incarne la méditerranéenne joie de vivre, par opposition au sombre chercheur germanique, torturé autant que torturant.
On retrouve de semblables confrontations dans maint texte de la même époque, notamment dans le poème de Théophile Gautier, La Comédie de la mort (1838), qui fait dialoguer, «au pays des fantômes», ces deux héros de la démesure.
Nikolaus Lenau, lui, a présenté séparément son Faust (1836) et, plus tard, en 1844, son poème dialogué sur Don Juan . Pour le poète autrichien, don Juan, par la sensibilité qu’il témoigne à la beauté des choses comme à ses douces proies féminines, est mieux qu’un virtuose de l’amour léger, c’est un poète de l’amour au chant profond. Mais à ses enthousiasmes succède prématurément une lassitude infinie. Après tant de victoires, il connaît un premier échec auprès d’une femme très pure dont il se reconnaît indigne. Alors il saisit l’occasion d’un défi à l’épée, et ce duelliste invincible se laisse volontairement tuer par le fils du Commandeur, mort douce, car auparavant, ses maîtresses rassemblées auront confirmé en lui la conscience d’avoir animé leurs mornes vies d’un souffle divin.
Rencontre avec Mañara
Qu’il y eût en don Juan l’étoffe d’un saint, c’est ce qu’avait déjà suggéré le drame russe d’A. Pouchkine, L’Invité de pierre (1830), qui montrait don Juan éperdument amoureux et aimé de la veuve même du Commandeur, et mourant absous par la sincérité de cette passion réciproque.
De cette conversion à l’amour vrai à la conversion religieuse, il n’y avait qu’un faible intervalle; curieusement, c’est à l’agnostique Prosper Mérimée qu’il appartient de l’avoir franchi dans son conte Les Âmes du Purgatoire (1834). Il reprenait l’histoire à demi légendaire de don Miguel Mañara, lequel, au XVIIe siècle, avait scandalisé Séville par ses déportements criminels avant de l’émerveiller par sa repentance, comme religieux entièrement dévoué aux parias de la société. Suivant la légende, ce brusque revirement aurait été provoqué par une vision. Une nuit qu’il allait enlever une jeune religieuse, le sacrilège, sur le chemin du couvent, aurait cru assister à son propre enterrement escorté par des «âmes» que les prières de sa mère avait tirées du Purgatoire. Mérimée, forçant le contraste entre les deux vies successives du libertin repenti, accentuait le côté donjuanesque de la première et, de ce don Miguel, émule de don Juan Tenorio, il a fait un Don Juan de Mañara , dont le nouveau nom, diversement altéré par la suite, s’est rapidement imposé à la tradition littéraire.
On retrouve déjà ce nom, un peu déformé, dans le «mystère» à grand spectacle, en vers, Don Juan de Mañara ou la Chute d’un ange (1836) d’Alexandre Dumas père. L’«ange» est Marthe, la religieuse que le mécréant a séduite, mais qui finit par le racheter grâce au plus sublime sacrifice. Dans un dénouement qui n’est pas sans rappeler celui du Second Faust , des voix célestes annoncent le salut du grand pêcheur. Apologie romantique, en somme, de ces passions qui trouvent dans leur excès même une suprême justification. Paradoxalement, les deux ouvrages précédents sont la source la plus directe du très espagnol Don Juan Tenorio (1844), drame en vers de José Zorrilla. En rendant à don Juan son patronyme originel, l’auteur prétendait bien remonter à la source nationale, mais, dans le dénouement optimiste du drame, c’est le romantique Mañara qu’on retrouve plus que le classique Tenorio.
Ici, le criminel, joueur effréné, parie avec un ami de conquérir la fiancée de celui-ci en un seul jour, l’enjeu devant être la vie du perdant. Don Juan gagne, bien entendu; il ravit Inés au couvent où son père l’a mise pour la soustraire à la poursuite du libertin. Mais Inés accomplit le miracle de se faire aimer d’amour par lui. Cependant, don Gonzalo vient réclamer sa fille. Don Juan, déjà transfiguré, s’humilie devant le vieillard qui le menace; mais, pour se défendre, il se voit contraint de le tuer. Et le voilà précipité malgré lui dans une nouvelle série de forfaits. Inés meurt de douleur; mais son ombre veille sur le pécheur, de sorte qu’au moment suprême, quand la main de pierre le saisit, il implore la pitié de Dieu. Alors l’âme d’Inés exulte, et nous comprenons avec elle que «l’amour a sauvé don Juan». Suit une apothéose où l’on voit Inés au milieu des anges. Enfin, des bouches des deux amants «sortent leurs âmes figurées par deux flammes très claires qui s’élèvent et se dissipent au son de la musique».
Malgré cette imagerie discutable, le drame de Zorrilla ne manque pas d’intensité. De tous les Don Juan romantiques, c’est le plus authentiquement chrétien, et le plus populaire d’un bout à l’autre du monde hispanique: cette pièce y est représentée chaque année rituellement, en novembre, pour le jour des Morts.
Parmi les versions de l’âge romantique, on peut encore mentionner L’Étudiant de Salamanque (1840), poème narratif d’Espronceda, lequel a défini lui-même son protagoniste, don Félix de Montemar, comme un «second don Juan». Ici point de salut: c’est la dernière maîtresse, morte de douleur, qui joue le rôle justicier, entraînant derrière son spectre l’éternel suiveur jusqu’au cimetière, où, trop tard, il la reconnaît.
Derniers avatars. Dissonances et contradictions
En France, une histoire encore plus fantastique, inventée par Balzac, L’Élixir de longue vie , avait présenté, dès 1830, sous le nom de Don Juan Belvidero , un parricide non moins sacrilège et débauché que les pires «Tenorio», mais aussi, trait nouveau, d’une cupidité monstrueuse. Puis, de plus en plus, à partir de 1850 environ, les traits du héros légendaire, en se multipliant, tendent à se brouiller. En lui, non seulement un idéalisme héroïque peut succéder, voire se mêler, aux appétits sensuels, mais encore à ceux-ci peuvent s’ajouter toutes les concupiscences: du savoir, de la domination, de la destruction. Ainsi, don Juan, dans le meilleur et dans le pire, a fini par tout signifier. C’est la principale observation qu’on peut faire sur des ouvrages plus ambitieux que réussis, et de tendances aussi opposées que, par exemple, cette longue satire de l’anarchie moderne: A Morte de Dom João (La Mort de Don Juan ) du poète portugais Guerra Junqueiro et, d’autre part, cette exaltation du génie contempteur des lois, le drame allégorique, également versifié, du Français J. Aicard: Don Juan 1889.
Dans le foisonnement des variations qui ont continué de proliférer jusqu’à nos jours, on peut cependant distinguer quelques courants concomitants, selon le degré de sympathie ou d’antipathie que chaque auteur manifeste pour son héros. Un premier courant prolonge la tendance hagiographique du romantisme, révélant finalement un saint dans le libertin repenti. Tel il apparaît dans le poème dramatique d’Alexis Tolstoï (1860), encore attaché aux prestiges du fantastique, ou dans le drame en vers d’E. Haraucourt, Don Juan de Mañara (1898), dont le merveilleux prétend rester tout intérieur. Ou encore, mais de façon moins orthodoxe, dans la truculente «biographie» en prose poétique publiée en 1930 par Joseph Delteil. De toutes ces «conversions», inégalement convaincantes, la plus émouvante est sans doute celle qu’a illustrée en langue française le poète lituanien O. Milosz. Son effort pour cerner son héros dans sa vérité historique n’enlève rien à l’intense poésie de son drame Miguel Mañara (1912).
À l’extrême opposé se situent les don Juan purement négatifs. L’un des plus pitoyables, au double sens du mot, est celui de la pièce posthume d’E. Rostand, La Dernière Nuit de don Juan (1921), où don Juan ressuscité par le Diable se voit peu à peu dépouillé de tous ses prestiges et, finalement, condamné pour l’éternité à jouer «l’éternel Burlador» sur la petite scène d’un guignol. Encore plus dérisoire, à la fois auteur et victime d’illusions grotesques, apparaît le Don Juan du dramaturge belge M. de Ghelderode (1928). En 1958, Henry de Montherlant met en scène un Don Juan presque septuagénaire qui n’échappe à l’abjection totale que par l’insolence et le cynisme désabusé que lui a prêtés son auteur. En 1959, Roger Vailland publie un Monsieur Jean parodique, transposant les épisodes traditionnels dans un cadre contemporain, et dénonçant dans l’immoralité d’un riche industriel la cruauté complaisante d’un méchant homme qui n’est même plus grand seigneur.
Entre les deux extrêmes, on trouverait toute la gamme des don Juan: exemplaire, mais athée, comme le prince Baratine du long roman de Marcel Barrière, Le Nouveau Don Juan (1900-1909); sympathique, sinon exemplaire, comme le «Monsieur Don Juan», duc de Parisis, dont Arsène Houssaye a fait le divertissant héros de ses Grandes Dames (1869); vieilli, mais encore capable de séduire et de s’émouvoir, tel que l’a dépeint Barbey d’Aurevilly dans Le Plus Bel Amour de don Juan (1874); ou séducteur malgré soi, comme «John Tanner», dans la pièce à tiroirs de G. B. Shaw, Man and Superman (1901), où se mêlent confusément, à la faveur d’une systématique inversion des rôles, des idées nietzschéennes, spencériennes et socialistes. Autres exemples de don Juan pour qui les femmes sont loin de constituer la préoccupation essentielle: le don Juan du drame pacifiste de l’Anglais J. E. Flecker (1925), le don Juan géomètre de celui, suisse, de Max Frisch (1953). Cependant, l’écrivain belge Suzanne Lilar, dans sa comédie Burlador (1947), corroborait de son témoignage féminin la thèse indulgente de Lenau que Marie Noël transpose à sa manière dans Le Jugement de Don Juan .
4. Destin de don Juan
Au fur et à mesure que nos sociétés évoluent, il semblerait que le personnage classique de don Juan soit de plus en plus menacé de tomber dans l’anachronisme. Le relâchement du rigorisme chrétien quant à la morale sexuelle, la libéralisation des lois civiles en matière de divorce (légalisant en fait une polygamie successive), la promotion des femmes qui transforme les créatures désarmées de jadis en rivales redoutées des hommes, autant de raisons, parmi d’autres, pour priver le mythe séculaire de signification actuelle (archaïsation illustrée de façon amusante en dans La Fin de Satan , 1954, comédie en vers de l’Anglais Ronald Duncan). Et pourtant, le mythe est si ancré dans l’imagination collective qu’il survit, par mille avatars, à toutes ces atteintes. Non seulement le paradoxe et la parodie ne cessent de renouveler le thème, mais son archaïsme même lui confère un supplément de poésie dont notre époque positive semble avide par compensation.
En outre, alors même qu’il cesserait de féconder la littérature de fiction, les problèmes posés par don Juan ne laisseraient pas de solliciter la recherche des historiens et la réflexion des sociologues, psychologues, psychanalystes, etc., car si le «costume» du personnage est désuet, les tendances qu’il incarnait sont toujours présentes. Et les spéculations des doctes réagissent sur la façon dont les lecteurs, les metteurs en scène et les spectateurs interprètent les vieux chefs-d’œuvre.
Ainsi, chaque recréation du Burlador de Tirso, du Dom Juan de Molière ou du Don Giovanni de Mozart se flatte de donner à l’œuvre un sens et un impact différents. Tel accentue le côté farcesque; tel (plus fréquemment) le côté sombre et mystérieux du drame; tel (comme l’Allemand Bertolt Brecht qui, en 1954, «récrivit» fort librement la pièce de Molière) le charge d’un message social et révolutionnaire.
Et que dire des gloses que les érudits, les psychiatres, les essayistes ont prodiguées sur le sujet! L’un tient la figure de don Juan pour l’«un des plus hauts dons» que l’univers doit à l’Espagne (Ortega y Gasset); l’autre soutient, au contraire, que «l’amour donjuanesque est une importation exotique sans racines et sans tradition» (Marañon). Beaucoup voient en lui le surmâle par excellence (Gendarme de Bevotte); d’autres l’impuissant qui cherche à se donner le change, voire l’homosexuel qui s’ignore (Marañon). Pour Albert Camus, c’est un frère de Sisyphe (1942), profondément conscient de l’absurdité de la vie, à quoi il oppose sa «générosité», son «courage solitaire», en bref, l’héroïsme de son «existentialisme» lucide.
Mais, par-delà ces analyses, très inégalement convaincantes, don Juan demeure, pour l’opinion commune, le séducteur-né, scandaleux et fascinant tout ensemble, que caractérisent le nombre inhabituel de femmes qui se succèdent dans sa vie, la réciprocité du goût qu’il a pour elles et de celui qu’il leur inspire, le fait qu’il met la satisfaction de ce goût au-dessus de tous les plaisirs. C’est à cet invariant que se réfère toute recréation du personnage, alors que la révolte qu’il suscite ou semble incarner varie en fonction des temps et des lieux.
Don Juan
n. m. Grand séducteur. Des don(s) Juans.
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Don Juan
personnage légendaire d'orig. espagnole (le seigneur don Juan Tenorio, qui vécut à Séville au XVIe s., aurait servi de modèle), type du séducteur libertin, audacieux et cynique, que le Ciel punit. La prem. pièce qui narra cette histoire est la comédie attribuée à Tirso de Molina (le Trompeur de Séville et le Convive de pierre, v. 1625). Molière s'en inspira dans Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665.
⇒DON JUAN, subst. masc.
[P. réf. au personnage littér.] Séducteur, le plus souvent libertin et sans scrupules. À moins d'être un don Juan de carrière, (...) un homme, (...) qui se déplace souvent, ne trouve pas séance tenante, en n'importe quel endroit du monde, une femme à son goût, et qui soit prête à se donner à lui (ROMAINS, Hommes bonne vol., 1939, p. 215) :
• Tu t'imagines que j'ai envie d'aller parader à ton bras dans des endroits où il y aurait des maîtres d'hôtel et de la femme en peau? Merde, alors! Si tu tiens à jouer au Don Juan, loue un mannequin pour t'accompagner.
BEAUVOIR, Les Mandarins, 1954, p. 348.
Rem. 1. On rencontre ds la docum. le plur. don Juan. Les vulgaires don Juan au manège bavard (DIERX, Lèvres cl., 1867, p. 135). 2. Lar. 19e-Lar. Lang. fr., GUÉRIN 1892, QUILLET 1965, ROB. Suppl. 1970 enregistrent le verbe intrans. donjuaniser, don(-)juaniser « faire le don Juan » ou pronom. réfl. se donjuaniser, se don(-)juaniser « devenir un don Juan ». Certains de ces dict. l'illustrent par l'ex. suiv., unique ds la docum. Les âmes grandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes (...). C'est quelque chose de la majesté de l'Olympe. Il y a le rire amer d'une divinité opposé à la surprise d'un trouvère qui se donjuanise (BALZAC, Gambara, 1837, p. 95).
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1822 (STENDHAL, Amour, p. 231 : Les vrais don juan finissent même par regarder les femmes comme le parti ennemi); 1822 (ID., ibid., p. 236 : L'amour à la don juan est un sentiment dans le genre du goût pour la chasse). Du nom de don Juan, héros de théâtre d'orig. esp. (don Juan Tenorio, héros de Tirso de Molina, El burlador de Sevilla, 1630) devenu le type du séducteur, introduit dans le théâtre fr. par Dorimond en 1659 (Le Festin de pierre ou le fils criminel) et popularisé par Molière en 1665 (Dom Juan ou le festin de pierre).
DÉR. 1. Donjuanesque, don(-)juanesque, (don juanesque, don-juanesque)adj. Propre à un don Juan. Je n'oserais te dire que ma carrière don-juanesque se soit poursuivie toujours avec le même bonheur (NERVAL, Voyage en Orient, t. 1, 1851, p. 51). Puisqu'il était convenu que je ne l'aimais pas (...) ce partage devenait simplement une des mille petites gredineries donjuanesques que l'usage permet aux honnêtes gens (ARÈNE, J. des Figues, 1870, p. 121). On n'en finirait pas d'énumérer les ravages de l'affectation ou de l'insincérité dans la littérature du XIXe siècle, soit du côté crevard (...) soit du côté truculent, fendant, épateur, don juanesque (L. DAUDET, Idées esthét., 1939, p. 18). — []. Donjuanesque ou don-juanesque (Lar. Lang. fr.). — 1re attest. 1851 don-juanesque (NERVAL, loc. cit.); de don Juan, suff. -esque. 2. Donjuanisme, don(-) juanisme, (don juanisme, don- juanisme)subst. masc. Attitude de don Juan. Son Don Juanisme est de moitié dans ses gains et les succès de vanité dont il est si friand (L. DAUDET, Morticoles, 1894, p. 314). Swann ayant pris à l'aristocratie cet éternel donjuanisme qui, entre deux femmes de rien, fait croire à chacune que ce n'est qu'elle qu'on aime sérieusement (PROUST, J. filles en fleurs, 1918, p. 522). Je me demande souvent à quoi peuvent penser des gens [les Espagnols] qui parlent si longtemps et si fort. (...) Peut-être, après tout, dans ce pays du don-juanisme bruyant, parlent-ils de leurs amours (T'SERSTEVENS, Itinér. esp., 1963, p. 259). — []. Donjuanisme, don juanisme (ROB. Suppl. 1970) ou don-juanisme (Lar. Lang. fr.). — 1re attest. 1864 don juanisme (SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, 2 mai, Paris, t. 7, 1867, p. 403) [en it. dans le texte]; de don Juan, suff. -isme. — Fréq. abs. littér. : 4.
BBG. — QUEM. 2e s. t. 2 1971 (s.v. donjuanesque); 2e s. t. 4 1972.
don Juan [dɔ̃ʒɥɑ̃] n. m.
ÉTYM. 1814; personnage du théâtre espagnol (Tirso de Molina, 1630) devenu le type du séducteur.
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♦ Séducteur sans scrupule qui se fait un jeu de conquérir les femmes qu'il approche. || Méfiez-vous, c'est un don Juan ! || Un vieux don Juan. — Au plur. || Des dons Juans ou des don Juans. || Jouer les dons Juans.
REM. Pour la graphie du nom propre, don ou dom Juan. → Dom, 2. don.
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DÉR. Donjuanerie, donjuanesque, donjuaniser, donjuanisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.