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THOMISME
THOMISME

Corps doctrinal à la fois philosophique et théologique que caractérisent une forte cohérence et des perspectives critiques, le thomisme s’est rapidement imposé à l’attention. Du vivant même de son auteur, l’accueil et les oppositions ne lui ont pas manqué. Le thomisme est pourtant une entreprise irénique par son double souci de rejeter le dogmatisme hors du domaine où règne la raison et de présenter sur les problèmes de la philosophie et de la théologie une vue austère peut-être, mais toujours faite de haute intelligence. La canonisation qui en 1323 inscrit Thomas d’Aquin au nombre des saints, la proclamation au XVIe siècle de son titre de docteur de l’Église, l’appel à son nom à la fin du XIXe siècle pour restaurer l’enseignement de la philosophie dans les institutions ecclésiastiques ont entretenu la persuasion que le thomisme est une doctrine bien élucidée et que les affirmations des théologiens ou de tel porte-parole dans l’Église romaine en représentent l’authentique traduction. Mais c’est là profonde illusion.

Par suite de ses nouveautés, le plus souvent minimisées par son auteur lui-même, du fait aussi de son élévation intellectuelle et de son accès difficile, la pensée thomiste a été d’emblée l’objet d’interprétations divergentes et même de méprises considérables. Faute de méthode historique – dont l’idée et les normes n’ont que récemment pu recevoir leur formulation –, les façons académiquement admises de lire ces textes que Thomas avait parés d’une limpidité qui a donné le change sont souvent restées partielles ou gauchies selon le goût de l’époque. Aujourd’hui mieux que jamais, on mesure l’écart qui sépare la pensée génuine de Thomas et une foule d’ouvrages placés sous son patronage. Il y a donc deux thomismes: celui de Thomas et celui de la tradition subséquente qui, si elle se réclame du premier et prétend le développer, est affecté d’altérations surprenantes.

1. Le thomisme de Thomas d’Aquin

Théologien avant d’être philosophe, Thomas d’Aquin propose de la révélation biblique s’épanouissant dans le Christ une conception contemplativement intellective, puisée surtout dans l’Évangile selon Jean, mais animée d’une tension et d’un dynamisme qui, comme dans les Évangiles synoptiques, plus dramatiques, s’arc-boutent sur un présent de recherche onéreuse pour passer vers la gloire du moment pascal. Dégagée en premier pour le Christ à l’aide de la notion dionysienne d’action «théandrique» (simultanément divine et humaine), amplifiée grâce à l’application à tout le créé du schéma «émanation-retour», cette synthèse de contemplation sereine et d’effort pathétique leste de densité dynamique le point de vue théologique de Thomas. Portant à l’achèvement la théologie du mystère révélé des trois Personnes divines que saint Augustin avait instaurée en y montrant la fécondité de la vie intellective et volitive en Dieu, le maître médiéval s’y réfère comme à un modèle pour éclairer le sens dynamique qu’il attribue à la structure d’image trinitaire définissant l’homme dans la tradition théologique. En rupture avec la part d’essentialisme platonicien aux références éternistes et statiques dont il dénonce la présence dans la tradition augustinienne, Thomas professe une vision neuve par la mise en valeur de l’activité de l’homme et de sa recherche intelligente du bonheur. Ainsi décantée du spiritualisme platonisant, cette nouvelle conception de la théologie est prête non seulement à s’accorder avec l’effort philosophique, mais encore à le favoriser. Avant d’en exposer quelques thèses typiques, on examinera en bref les points principaux de la philosophie qu’elle a suscitée.

La philosophie

Une métaphysique dynamique de l’être comme acte

Le vœu d’une philosophie réaliste proposé par Aristote est adopté par Thomas. Accordant au monde corporel une consistance ontologique que lui refusait Platon, le philosophe grec se fonde sur la réalité physique de l’homme. De son encyclopédie des sciences naturelles le maître médiéval fait, comme ses contemporains, grand cas, mais sans aucune prétention personnelle. C’est en philosophie première ou métaphysique (savoir des premiers principes et spécialement de l’être comme être) qu’il développe la réflexion du Stagirite. Bénéficiant des efforts déployés par les penseurs arabes, Avicenne surtout, qui ont instauré une recherche sur les thèmes solidaires de l’être et de la création, cultivant les indications de Denys l’Aréopagite sur les principes d’activité intellective et volitive (potentiae ) s’ajoutant au sujet créé pour la réalisation de son retour au Principe, la métaphysique thomiste de l’être en tant qu’être culmine dans la fameuse doctrine qui est assez approximativement dite distinction de l’essence et de l’existence et qui comprend deux moments corrélatifs: d’une part, chez l’Être premier, identité absolue de l’essence et de l’être; de l’autre, chez tout sujet créé, composition d’essence (manière d’être) et d’être au sens d’acte participé. En cette philosophie nouvelle l’héritage aristotélicien reste visible, mais il y est, sans syncrétisme, subordonné à une acception dynamique de l’acte d’être comme perfection participée, et, chez l’homme, comme perfection actuatrice obtenue grâce à une activité intellective et volitive, à l’instar de la «conversion» néo-platonicienne à laquelle cependant on ne peut la réduire.

L’homme

En premier lieu, pour saint Thomas, l’homme est essentiellement corps et intelligence . Procédant à une élucidation des thèmes traditionnels d’âme et de corps, le maître offre une conception nouvelle de leur unité essentielle. Contre la théorie généralisée de l’homme comme agrégat de deux substances, la corporelle et la spirituelle, il adopte la conception du De anima d’Aristote, que des auteurs anciens avaient jugée matérialiste. Il définit l’âme comme forme substantielle principe-cause, accomplissement (entéléchie), acte (selon sa philosophie de l’être comme acte) pour le principe corporel. Le débat de 1270 à Paris amène Thomas à alléger l’hylémorphisme de ses excroissances arabes. Au bénéfice du principe animateur, il montre que le co-principe matériel est non pas le corps mais la matière première, facteur de passivité par quoi s’explique la condition vulnérable du vivant corporel soumis aux agressions et à la mort. Parler du corps chez l’homme, c’est désigner le sujet humain en toute sa substance, mais par le biais de l’étendue tridimensionnelle.

Ainsi compris, le corps ne s’additionne pas avec l’âme. C’est l’âme qui contient le corps et non l’inverse. Loin d’être préjudiciable à l’âme, la condition incarnée lui est avantageuse. Chez l’homme, le principe intellectif, nativement dépourvu de toute connaissance, doit acquérir ses déterminations intelligibles par l’expérience sensible. Le corps, lui-même au contact du monde physique (humain, social), est objet premier d’intellection. L’union des niveaux corporel et intellectif s’opère au bénéfice non du corps mais de l’âme. Même valorisation de la nature corporelle de l’homme avec l’exigence d’une expérience sensible pour la réflexion intellective et avec le maintien de la doctrine de l’immortalité de l’âme en rapport étroit avec la promesse biblique de la résurrection corporelle.

Au sujet de l’âme, Thomas interprète l’intellect du De anima d’Aristote par recours au néo-platonisme grec. L’intellect réceptif («possible») est l’unique principe animateur chez l’homme. Ceci s’oppose à la conception averroïste de Siger de Brabant, qui, jugeant inconciliables la dimension corporelle de l’homme et le double privilège de la pensée d’être indépendante des conditions physiologiques et de se développer sous le signe du nécessaire (a priori), séparait de façon absolue l’homme et l’Intellect (compris comme réalité unique pour tous). Thomas établit la possession par l’homme d’un principe intellectif en identifiant âme et intellect. Cette solution du fameux problème du De anima repose sur une double prise de position. D’une part, face à l’homogénéité (univocité générique) averroïste concernant tous les principes animateurs – d’où découle cette antinomie qui exile l’intellect loin du niveau corporel –, Thomas met en évidence, entre l’animation chez la brute et chez l’homme, une hétérogénéité et une inégalité radicales; avec la métaphysique néo-planicienne des perfections hiérarchisées, où tout degré dérive, pour une imitation partielle, du degré supérieur immédiat, il montre que le principe intellectif récapitule en son essence toutes les perfections présentées par l’animation sensitive ou végétative. D’autre part, à l’augustinisme traditionnel qui soutient en 1270 la pluralité des formes substantielles chez l’homme, Thomas oppose sa doctrine de la forme substantielle unique; au titre de forme la plus noble, le principe intellectif contient en son unité essentielle, comme ses virtualités propres, les facultés sensitives et le pouvoir d’animation végétative; il est principe animateur unique, c’est-à-dire l’âme. À son tour, l’intellect de l’homme est situé au degré le plus modeste de la hiérarchie des intellects selon Denys, pour qui le degré suprême appartient à Dieu et le degré moyen à l’esprit pur. Cet humble statut rend raison des sujétions de la pensée humaine: mode discursif et péril d’erreur. Principe animateur unique, l’intellect est de nature «séparée», c’est-à-dire indépendante du statut corruptible ou mortel. La doctrine traditionnelle de l’immortalité de l’âme est expliquée à partir de la propriété positive de l’intellect de relever de l’ordre supra-corporel et supra-empirique du nécessaire objectif, ou, en langage kantien, de l’ordre de l’a priori, de la liberté et du noumène. Fondée sur la réflexivité dont l’intellect a le privilège – d’où conscience et liberté – ainsi que l’ont montré les philosophes depuis Plotin et Porphyre, cette façon de voir échappe à la critique par Kant de la théorie vulgaire de l’immortalité de l’âme.

En second lieu, la structure métaphysique de l’homme est , pour Thomas, d’ordre dynamique . Elle s’éclaire par recours à la distinction ternaire de Denys «essence-puissance-opération», elle-même interprétée avec le schéma également dionysien d’«émanation-retour». La nature (essence) du sujet humain, ou perfection première, vérifie le moment «émanation», et l’ensemble «puissance-opération» le moment «retour» (vers le Principe) ou perfection ultime. Par l’agir dûment orienté, l’homme acquiert le bonheur, épanouissement ou perfection ultime s’ajoutant à la nature. Cette conception dynamique manifeste, contre les thèses averroïstes, que l’intellect animateur se subordonne aux formes intelligibles qui viennent l’actuer. Face à l’augustinisme soutenant l’illumination directe de l’âme par les Idées divines, elle coordonne l’intellect agent avec les principes dynamiques extrinsèques, formes intelligibles, «puissances» (impulsions) volitives, qui, acquis par l’agir, assurent la progression de l’homme vers sa perfection ultime. Ceci vérifie la composition fondamentale essentia-esse qui caractérise tout sujet créé.

En troisième lieu, pour Thomas d’Aquin, la connaissance s’exerce sous le signe du réalisme critique . Ce réalisme est prudent: la formule technique d’«objet connu» signifie à la fois la conception intérieure au sujet et la réalité connue dans la mesure où elle est critère de la conception. Toute réalité (res : le terme s’étend jusqu’à Dieu) est en son essence objet propre, au sens de limite et de critère, de la visée intellective. Celle-ci procède par mise au point des notions génériques approximatives avec la notion spécifique, ou souvent avec un simple trait descriptif, l’essence de la res considérée restant hors d’atteinte.

L’accès au réel exige un effort critique: étant activité immanente au sujet, la connaissance s’accomplit sur le mode propre à celui-ci. Ce qui est connu, à titre premier, ce n’est pas la res sans plus, mais la res dans la conception. Élaborer la forme intelligible qui établit la mensuration du savoir par la res , tel est le sens de l’effort de critique rationnelle requis du sujet. La forme intelligible, pièce cardinale de la noétique thomiste, présente deux notes: un caractère a priori (Thomas dit prius re ipsa ), expliqué par la fonction causale supra-empirique de la res sur l’intellection; une propriété synthétique, universelle, conférant à l’intellection sa puissance de réduction des saisies multiples vers l’unité essentielle de la res , et des res multiples vers l’Un. La multiplicité des saisies rationnelles s’ordonne, par rapport à une même res , en raison de l’objet formel , notion qui relève du caractère synthétique de la forme intelligible et confère sa rigueur à la noétique thomiste. La connaissance humaine possède un objet privilégié: la nature des réalités corporelles. Les êtres spirituels et Dieu ne sont, pour l’homme en son pouvoir propre, objet de connaissance que selon une méthode négative.

Enfin, la volonté , principe d’appétit essentiel à l’âme intellective, intègre normalement l’affection sensible. Toutefois, c’est la régence de la volonté sur les émotions qui définit l’acte volontaire. Principe moteur par excellence, la volonté exerce un dynamisme qui comporte cependant passivité ou motion venue de l’objet voulu en tant que bon et dans la mesure où le sujet humain l’apprécie comme bon pour lui-même. À l’égard du bien suprême, le bonheur, cette passivité est même nécessitante. La liberté n’en est pas diminuée, car il y a deux sens de liberté: d’une part, de spécification; d’autre part, d’exercice ou de spontanéité. Le premier caractérise un choix entre biens partiels, le second concerne le bien suprême. Lorsque la volonté s’émeut sous la séduction nécessitante du bonheur à acquérir, elle reste libre et spontanée; elle développe alors, et alors seulement, son efficace propre. Cela éclaire la motion souveraine que Dieu exerce sur la volonté en la laissant libre.

La volonté est mue par la res objet d’opération en sa valeur aimable telle que l’intelligence la rend présente au sujet. Ici se dessine un cercle causal fondé sur le cycle émanation-retour: l’objet bon meut, par la forme intelligible, l’intellect; celui-ci ébranle la volonté, laquelle tend efficacement vers la res . Ainsi se comprend le titre de principe de toute vertu morale qui est attribué à l’appréciation intellective ou sagesse pratique (prudentia ). Celle-ci, livrant accès au sens profond de toute loi juste, permet à la conscience de dépasser le régime d’obligation pour, en dernier ressort, procéder d’elle-même à une droite estimation de la conduite à tenir. Elle détermine la norme selon laquelle sera juste tout acte affectant autrui. Cette norme, toutefois, peut être fixée par accord public, surtout pour l’usage et la possession des choses extérieures qui sont par destination communes à tous.

Dieu

Au niveau philosophique, deux grandes thèses sont énoncées au sujet de Dieu: l’existence de Dieu n’est pas une évidence ; la nature de Dieu reste inconnue .

La sentence «Dieu existe» suppose un raisonnement qui procède par des voies multiples mais convergentes. C’est la fameuse doctrine des «cinq voies», qui toutes partent de l’expérience: remontée vers le Premier Moteur (1); dans l’optique de l’efficience à l’œuvre dans l’univers humain, accès à la Cause Première dont dépend l’enchaînement des causes créées (2); dans la problématique de la création contingente, renvoi, par-delà les réalités contingentes, à un Premier inconditionnellement Nécessaire (3); ordre décelable dans l’univers des êtres inégaux que hiérarchise la richesse variée de leur nature et que préside l’Être parfait (4); dans l’ordre des fins (buts) vers lesquelles tendent les êtres actifs, discernement de l’intervention d’une intelligence directrice (Providence) soit dans les effets d’une cause infra-consciente ou au cours d’événements fortuits, soit surtout dans l’exercice humain de l’agir intelligent (5).

Mal interprétées, ces cinq démarches ont pu paraître inapes à fonder une conclusion certaine, telle la «première voie», qu’on a mutilée en la ramenant au niveau d’une physique aujourd’hui effectivement désuète. Or, le mouvement (motus ) ici considéré signifie accès à l’être soit pour les réalités corporelles (selon la philosophie des êtres «physiques» empruntée à Aristote, qui oppose ce mode d’être à la thèse platonicienne excluant le corporel loin de l’être proprement dit), soit pour l’opération en général, laquelle culmine dans l’agir intelligent et volontaire. Il est promotion à l’acte d’être (selon la métaphysique de l’être comme acte), donc tout autre chose qu’impulsion mécanique.

La «première voie» évoque sans doute la cosmologie qu’on tenait des Arabes et selon laquelle l’efficience de la sphère suprême contribue à assurer l’existence sous mode corporel, mais c’est en tant que cette influence résulte d’un désir suscité par une Intelligence supérieure. Elle renvoie, en conformité avec sa source (Aristote, Métaphysique , 炙: l’Être suprême, Acte pur, meut l’Univers en tant qu’objet d’amour), à l’action intelligente et désirante. Sa dimension «physique», visiblement anthropomorphique, se subordonne au niveau noétique, là où Thomas établit la causalité de l’objet intelligible à l’égard de l’intellect créé. Sur toute activité intelligente et volontaire, le Premier Moteur exerce une motion primordiale qui, créatrice, est autre que physique. C’est un attrait dynamogène de Dieu, qui crée l’homme actif en l’attirant au titre de Bien suprême et de source de bonheur. Une autre version de cet attrait se lit dans le désir de «voir» Dieu, qui naît de l’étonnent philosophique face aux multiples effets créés suggérant de façon énigmatique la sublimité de leur Cause. On voit combien irréductible au plan cosmologique est cette «première voie». Lue en son sens authentique, elle échappe aux critiques dirigées par Kant contre l’argument traditionnel de l’existence de Dieu (argument dit cosmologique, selon la vulgarisation académique de C. Wolff).

Saint Thomas déclare, d’autre part, que la nature de Dieu reste inconnue. A l’homme laissé à sa seule raison n’est possible qu’un discernement imparfait des perfections générales de la Cause Première. Il s’agit d’une conception élaborée à partir des créatures et fatalement grevée de négations critiques, mais qui reste tout de même fondée. Développant l’effort critique amorcé par l’apophatisme de Denys dans les Noms divins [cf. DIEU], Thomas instaure une doctrine méthodique comprenant trois moments: négation, éminence et causalité. L’élaboration se développe en deux étapes: aménagement d’un sens spécial (analogie) pour le langage, en tentant de lui faire exprimer une visée vraiment autre (aspect négatif); construction d’une doctrine des «attributs divins» relative aux perfections métaphysiques (être, un, vrai, bien) qui, présentes à leur mesure en toute réalité et surtout chez l’homme, suggèrent – au titre d’effets limités et en raison du principe assuré que la cause doit posséder en elle-même ce qu’elle communique (fût-ce sur un mode insoupçonnable) – quelque trait de la noblesse suréminente du Créateur. Les négations correctrices portent sur les limites et la multiplicité dispersive de ces perfections à l’état créé. Elles constituent l’aveu d’une non-connaissance de ce que Dieu est en lui-même. Mais elles tirent leur sens positif de la métaphysique thomiste de l’acte d’être, qui, appuyée sur une interprétation personnelle du Nom divin : «Je suis» (Exode, III, 14), propose une conception dynamique de la nature divine et transmue de l’intérieur la philosophie d’Aristote pour comprendre la création comme don de l’être participé. À l’exception du seul Maître Eckhart (prêcheur également, qui enseigne dans la chaire de Thomas à Paris trente ans après lui), la scolastique dite thomiste hypertrophiera l’analogie en en exténuant la négativité. Elle négligera la notion thomiste de participation, où le dynamisme causal (création sous mode de «reconduite» progressive vers le Bien suprême comme objet d’opération) détermine comme pierres d’attente pour une révélation ultérieure ces lacunes qui affectent la connaissance philosophique de Dieu.

La théologie

C’est Dieu qui, pour Thomas d’Aquin, est l’objet de la théologie, mais sous le point de vue divin exprimé par la Révélation (sub ratione Dei ). Si le champ objectif de la théologie est bien centré sur Dieu en son mystère, il enveloppe aussi ce que Dieu a fait, fait et fera faire (outre la création, la rédemption, qui débouche sur l’eschatologie). L’unité épistémologique de ce champ immense (le présent de l’homme en tant qu’affecté par le futur des prophéties et des promesses) dérive de la Pensée divine exprimée par la Bible. Comme la foi dont elle est l’expression rationnelle, la théologie communie, de loin sans doute mais de façon réelle, au regard que Dieu porte sur lui-même et sur l’homme. Les articles de foi (Credo ) expriment, en langage humain et sous un mode de non-évidence provisoire mais toujours sur le plan intellectif, la vérité du Dieu vivant et du dessein divin sur l’homme. Les deux articles principaux concernent la Trinité et l’Incarnation.

Dieu en sa nature, c’est le mystère trinitaire, circumincession des trois Personnes: Père, Fils et Esprit saint, mystère insoupçonnable pour la seule raison. La procession éternelle des Personnes divines représente le mode suprêmement fécond de la vie intellective et volitive. Le thème traditionnel des «missions» du Fils et de l’Esprit jusqu’au cœur du croyant est expliqué en prolongement direct, intellectif et volitif, avec leur émanation éternelle. Cette présence de grâce «comme le connu dans le connaissant et l’aimé dans l’aimant» constitue un moment important de la théologie de Thomas d’Aquin.

Quant à l’Incarnation, Thomas, s’appuyant sur la doctrine du Concile de Chalcédoine (le Christ, unique Personne du Fils en deux natures, l’humaine et la divine) engage son anthropologie dynamique et montre que le Christ est rédempteur par tout son agir volontaire, y compris sa résurrection, cause de celle qui est promise à tout homme. Cet élargissement en direction des Pères grecs culmine dans la doctrine délicate des trois niveaux (unifiés par leur subalternation) dont se compose le savoir propre au Christ-homme: connaissance directe de l’essence divine, connaissance inspirée des réalités relevant du règne de Dieu dans les cœurs, connaissance progressivement acquise par expérience.

Thomas d’Aquin enseigne, d’autre part, que la théologie est une science. Cette affirmation repose sur trois points: promotion au premier plan du sens littéral et historique de l’Écriture, élaboration d’une épistémologie, critique, unification des savoirs (y compris la théologie) par la subalternation. À l’instar d’Aristote faisant de l’optique une science subalternée à la géométrie (celle-ci lui procure la définition des angles, etc.), Thomas regarde la théologie comme un savoir subalterné à la connaissance que Dieu possède de Dieu et de l’homme. Comportant un contenu intelligible malgré l’inévidence provisoire, cette discipline rend raison, avec une cohérence rationnelle et selon une méthode scientifique, du sens que la Révélation revêt pour l’homme. Sans pouvoir suppléer au savoir humainement acquis, elle peut exercer une critique rationnelle de toute affirmation sur Dieu et la destinée de l’homme. La subalternation de la théologie (et de la foi) exprime sa référence à la scientia Dei et beatorum , à la vision que Dieu possède qu’il communique par grâce et qui, déjà pleinement acquise par le Christ-homme en gloire, s’inaugure chez le croyant avec la foi en la Parole incarnée.

2. Le thomisme traditionnel

Le thomisme traditionnel n’est qu’un courant minoritaire dans la tradition scolastique, à côté du scotisme et du nominalisme. En symbiose avec eux et avec leur conservatisme, il s’écarte souvent de la pensée de Thomas d’Aquin. On peut distinguer dans son histoire trois périodes: du XIIIe siècle à la Réforme; de la Réforme au XIXe siècle; à partir du XIXe siècle.

Du XIIIe siècle à la Réforme

L’enseignement de Thomas lui-même s’est heurté aux traditionalistes. Dominée par les théologiens conservateurs, l’Université de Paris prohibe, en 1277, une vingtaine (dix au sens obvie, autant à titre indirect) de thèses thomistes amalgamées à des propositions averroïstes. Les rares premiers thomistes sont entraînés dans des polémiques peu favorables à l’étude d’une pensée difficile, tels à Paris, aux XIIIe et XIVe siècles, Pierre d’Auvergne, Bernard de La Treille, Gilles de Lessines, Godefroid de Fontaines, Jean Quidort (de Paris), lequel, au temps de Philippe le Bel, met en œuvre la conception de Thomas sur les relations entre l’Église et l’État; à Oxford, Richard Knapwell, Robert Orford, Thomas Sutton, Nicolas Trevet; en Italie, Hannibald de Hannibaldis, Jean de Naples, Remi de Girolami (maître de Dante). Pour le XVe siècle, on mentionnera Jean Capréolus, Pierre de Bergame; l’édition princeps des œuvres de Thomas paraît en 1497. Cette première école thomiste néglige la philosophie de l’être comme acte enseignée par Thomas. En conformité avec son époque nominalisante, elle porte au nombre des œuvres thomistes l’apocryphe Summa totius logicae . Au XVIe siècle, les thomistes sont enveloppés avec tous les scolastiques dans le mépris que leur réservent les humanistes. C’est cependant l’époque d’une réelle fécondité pour plusieurs: en Italie, entre autres, le cardinal Cajétan (Thomas de Vio, 1468-1534), que le pape délègue auprès de Luther et qui compose un Commentaire de la Somme de théologie , Sylvestre de Ferrare (1476-1538), qui commente la Summa contra Gentiles ; en Espagne, où le thomisme connaît un grand essor: F. de Vitoria (1492-1546), D. Soto (1494-1560), qui s’engagent avec courage dans les problèmes d’ordre moral soulevés par la colonisation. Les noms de Melchior Cano (1509-1560) et de Dominique Bañez (1528-1604) sont à mentionner pour leur contribution à la vitalité du thomisme au Siècle d’or espagnol.

Les efforts théologiques de la Contre-Réforme se réclament du thomisme. L’organisation des études ecclésiastiques, dans les séminaires, suscite une vulgarisation souvent syncrétiste. Avec les théologiens jésuites, nouveaux venus dynamiques, les thomistes engagent d’interminables querelles sur la liberté et la grâce (De auxiliis ). Paraissent alors les grands commentaires académiques de Jean de Saint-Thomas (1589-1644), des Carmes de Salamanque, en Espagne, d’Antoine Goudin, de C. Billuart (1685-1757) en France.

Le XIXe et le XXe siècle

Au XIXe siècle, à part Johann Adam Moehler (1786-1838), il faut attendre le mouvement de recherche suscité par l’encyclique Aeterni Patris Unigenitum de Léon XIII en 1879. Alors se multiplient les manuels dits «thomistes», le plus souvent inspirés par les commentateurs de la scolastique tardive, par François Suarez (1548-1617) ou même le rationaliste C. Wolff (1679-1754). Face à la crise moderniste du début du XXe siècle, un académisme «thomiste» se constitue qui, tranchant sur l’attitude d’ouverture dont avait, en toute liberté critique, témoigné en son temps Thomas d’Aquin, prend parfois figure de conservatisme rigide.

Mais un double mouvement, tout à fait positif, se dessine. D’une part, à l’Université de Louvain avec le cardinal Mercier (1851-1926), en France à la suite de Bergson, qui met fin au positivisme scientiste, on redécouvre la philosophie. Jacques Maritain s’emploie en pionnier à restaurer un thomisme qui se montre présent aux philosophies actuelles. Aimé Forest, Yves Simon et bien d’autres y apportent leur contribution. Étienne Gilson, historien du Moyen Âge, offre une lecture remarquée de la pensée thomiste, surtout dès la quatrième édition de son ouvrage Le Thomisme . Dans le contexte des années cinquante marquées par un certain existentialisme, il découvre que la métaphysique de l’être, chez Thomas d’Aquin, a dépassé de façon positive, grâce à la notion d’être comme acte expressément dissociée de l’essence, cet essentialisme qui a si longtemps porté la philosophie occidentale à platoniser. Gilson souligne avec brio cette originalité séculairement méconnue du thomisme authentique.

D’autre part, on commence alors à appliquer la méthode historique à l’étude des textes de Thomas d’Aquin. Les efforts en ce domaine n’ont pas atteint leur achèvement. L’édition critique des œuvres du docteur médiéval est en cours. Incitée par les travaux de Gilson et par les critiques qu’ils ont rencontrées, la recherche actuelle pressent l’importance des différents néo-platonismes au XIIIe siècle, celui de Denys surtout, négligé par la scolastique augustinienne et par le thomisme traditionnel, lequel n’admet qu’une source philosophique pour Thomas, à savoir Aristote.

thomisme [ tɔmism ] n. m.
• 1689; de thomiste
Philos. Système théologique et philosophique de saint Thomas d'Aquin exposé dans la « Somme théologique ». scolastique.
Doctrine, mouvement philosophique qui s'en inspire à l'époque moderne. néothomisme.

thomisme nom masculin Doctrine philosophique et théologique de saint Thomas d'Aquin. Courant de pensée inspiré de saint Thomas d'Aquin.

thomisme
n. m. PHILO Doctrine théologique et philosophique de saint Thomas d'Aquin.

⇒THOMISME, subst. masc.
PHILOS., THÉOL.
A. — Doctrine de saint Thomas d'Aquin exposée dans la Somme théologique notamment, dont l'originalité est de concilier les acquis de la pensée aristotélicienne et les exigences de la foi chrétienne et qui repose sur l'affirmation fondamentale de l'Être comme réalité universelle. On lui avait enseigné [à Bossuet] au collège de Navarre le thomisme, c'est-à-dire un péripatétisme mitigé (COUSIN, Vrai, 1836, p. 87). Si le thomisme a précisé, complété, épuré l'aristotélisme, ce ne fut jamais en faisant appel à la foi, mais en déduisant plus correctement ou plus complètement que n'avait fait Aristote lui-même les conséquences impliquées dans ses propres principes (GILSON, Espr. philos. médiév., 1931, p. 8). V. augustinianisme ex. et moliniser rem. s.v. moliniste ex. de Bremond.
B. — Ensemble des systèmes de pensée issus de cette doctrine.
1. [Chez les philosophes scolast. du Moy. Âge, s'oppose notamment à averroïsme et à scotisme] Le début de réaction anti-nominaliste qui se produit au XVe s. est évidemment favorable au thomisme (...). Mais dans l'ensemble des Universités, en particulier dans celles d'Europe centrale, le courant d'idées réaliste s'attache moins à la pensée de saint Thomas qu'à une sorte « d'opinion commune » (...) un aristotélisme christianisé superficiellement (L. JERPHAGNON, Dict. des gdes philos., 1973, p. 373).
2. [À la fin du XIXe et au XXe s.] Synon. de néothomisme (v. néo- II C 1 c). Le thomisme, devenu la philosophie officielle de l'Église catholique depuis l'encyclique Aeterni patris de 1879, a attiré en général, par son réalisme et par la réaction qu'il marquait contre Descartes et Kant, la sympathie des phénoménologues dont beaucoup sont d'ailleurs d'origine catholique (E. BRÉHIER, Hist. de la philos., t. 2, fasc. 4, 1968 [1932], p. 979).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1725 (Mémoires de Trévoux, juin, p. 1042). Dér. de thomiste; suff. -isme. Fréq. abs. littér.:56. Bbg. QUEM. DDL t. 40.

thomisme [tɔmism] n. m.
ÉTYM. XVIIIe; de thom(iste).
Philosophie.
1 Système théologique et philosophique de saint Thomas (exposé notamment dans la Somme théologique). Scolastique.
2 Doctrine, mouvement philosophique qui s'en inspire à l'époque moderne (on dit aussi néo-thomisme) sous l'influence de l'Encyclique Æterni patris de Léon XIII (→ Écorcher, cit. 8).

Encyclopédie Universelle. 2012.