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SURRÉALISME
SURRÉALISME

Le surréalisme domine l’histoire de la sensibilité du XXe siècle. Rares sont les domaines de la vie culturelle qui aient échappé à son activisme passionné. Au point de nous faire oublier aujourd’hui le mouvement, historiquement déterminé, qu’il fut un demi-siècle durant. Pourtant, ce mouvement a peut-être moins inventé une sensibilité nouvelle – quelques-unes de ses aspirations essentielles caractérisent déjà le romantisme du XIXe siècle: affirmation de la nature essentiellement poétique de l’homme, appel aux puissances de la vie inconsciente, de l’imagination et du rêve, identification de la science avec la poésie, de la littérature avec la vie, espérance millénariste fondée sur une transformation de l’homme – qu’il n’a soumis à son ontologie inquiète les doctrines esthétiques, scientifiques et même politiques majeures de son époque. Inlassablement, il leur aura posé la question de leur sens, dans une conception globale de l’homme dont il représente sans doute – avec le marxisme et l’existentialisme – la dernière manifestation dans la pensée occidentale. Mais, en déplaçant leurs problématiques, en déjouant leur sens manifeste, le surréalisme reste peut-être avant tout pour nous un incomparable révélateur de revendications latentes: littérature soumise à l’urgence du désir, psychanalyse envisagée dans son pouvoir critique plus que thérapeutique, ésotérisme pratiqué sans transcendance, matérialisme contesté par le «hasard objectif», communisme affronté aux exigences irréductibles de la subjectivité. C’est l’ombre portée d’un demi-siècle décisif qui, d’une guerre à l’autre, ironiquement, gravement, se projette aussi bien dans la pensée que dans la chronologie de ce mouvement.

1. Le surréalisme dans son histoire

La conscience malheureuse (1919-1922)

Le surréalisme est né d’une guerre, la première à remettre non seulement en cause l’existence de frontières, de biens et d’organisations sociales, mais les fondements mêmes d’une civilisation dont vainqueurs et vaincus participaient à titre égal. L’absurdité d’une telle situation ne pouvait que frapper quelques esprits déjà sensibilisés aux mutations culturelles qui avaient précédé, comme son prodrome, le cataclysme où s’enfonça l’Europe en 1914. Acteurs d’une guerre qu’ils avaient faite contre leur gré, ils ont su mesurer l’ampleur d’une crise qu’aucune euphorie victorieuse, aucun rétablissement moral ne pouvaient à leurs yeux masquer. Hormis les figures tutélaires de Rimbaud et de Lautréamont, ils ne trouvaient guère dans le paysage littéraire français de l’époque beaucoup de ces «individus pour qui l’art avait cessé d’être une fin» (André Breton). À côté des symbolistes, de Saint-Pol-Roux et d’Apollinaire dont Breton avait médité le manifeste-programme intitulé L’Esprit nouveau (1917), de Pierre Reverdy dont la revue Nord-Sud accueillera ses textes, il n’y avait guère que Pierre-Albert Birot pour prendre position dès le premier numéro de Sic , en 1916, en faveur de l’art moderne, cubiste et futuriste. Rien dans tout cela qui fût en mesure d’exprimer la radicalité d’une révolte que Breton découvrira, en 1916, à l’hôpital de Nantes, incarnée à l’état pur dans la personnalité de Jacques Vaché. Mais c’est l’amitié de Breton avec Aragon et Philippe Soupault qui allait féconder cette révolte, avec la fondation en mars 1919 de la revue Littérature . Les Lettres de guerre de Jacques Vaché et les Poésies d’Isidore Ducasse, qui figurent au sommaire des premiers numéros à côté des signatures plus sages d’un Gide ou d’un Valéry, donnent d’emblée la mesure des ambitions de ses trois directeurs que rejoindra bientôt Paul Eluard ; former un groupe qui, par-delà la révision des formes de l’art, puisse efficacement intervenir sur la question de sa destination: «Pourquoi écrivez-vous?» L’enquête publiée dans la livraison de novembre 1919, si elle enregistre des réponses déroutantes ou absurdes, trahit déjà le désir de dépasser cette activité purement destructrice à quoi se livre hors de France le mouvement dada dont l’influence ne cesse de croître dans l’Europe de ces années.

C’est en effet à Zurich que, depuis février 1916, un petit groupe réuni autour de Tristan Tzara fait l’inventaire de l’arsenal mis au point par l’avant-garde internationale pour subvertir le replâtrage idéologique que la liquidation de la guerre commence à rendre possible. Fondamentalement nihiliste, Dada ignore les classifications esthétiques, les frontières culturelles autant que nationales. Il porte comme sa raison d’être cette inquiétude fondamentale qui avait déjà fasciné Breton dans le comportement de Vaché. Et c’est moins d’une doctrine constituée que du détonateur nécessaire à l’élan révolutionnaire du groupe de Littérature que Tzara est porteur à son arrivée à Paris, en janvier 1920. À travers une série de spectacles-provocations corrosifs et de bulletins où apparaissent désormais les noms d’Aragon, de Breton, d’Eluard aux côtés de ceux de Tzara, de Duchamp, de Picabia, de Ribemont-Dessaignes, un ton est donné qui bouscule les règles du jeu culturel, fût-il moderne. Un refus – plutôt qu’un défaut – d’organisation aussi («Les vrais dadas sont contre Dada. Tout le monde est directeur de Dada ») dont Breton, le premier, ressent et exprime le malaise avec les «Manifestes dada» qu’il signe dans le numéro 13 de Littérature , en mai 1920, ainsi qu’à l’occasion de l’instruction simulée du procès Barrès, en mai 1921, lorsqu’il s’oppose aux interventions anarchisantes de Tzara.

Le surréalisme intuitif (1922-1924)

On peut faire coïncider avec la naissance de la nouvelle série de Littérature née de la rupture dadaïste une période transitoire pendant laquelle les futurs surréalistes s’organisent progressivement en mouvement. Nul corps de doctrine en ces années où Breton reconnaîtra plus tard «l’époque intuitive du surréalisme», mais déjà l’ambition moins de fonder une nouvelle école artistique qu’un organe de connaissance de ces continents jusqu’ici refoulés que sont le rêve, la folie, les états hallucinatoires. Ce qu’on commence à identifier sous la notion d’inconscient. La première œuvre surréaliste que Breton et Soupault écrivent en collaboration dès 1920, Les Champs magnétiques , se présente en effet moins comme le produit d’une littérature d’avant-garde que comme une évaluation expérimentale des pouvoirs du langage exercé sans contrôle. Les textes «automatiques», dont cette œuvre inaugure l’abondante production, vont être le terrain d’essai du surréalisme naissant, la cristallisation du projet collectif qui trouvera en 1924, dans le Manifeste du surréalisme rédigé par Breton, sa définition canonique.

Il faut ici s’arrêter au mot qui donne enfin son nom au mouvement qui, sous l’autorité d’André Breton, voit en 1924 sa fondation officielle. Il est connu depuis qu’en 1917 Apollinaire avait qualifié ses Mamelles de Tirésias de «drame surréaliste». Mais il prend ici un sens qui dépasse largement le domaine esthétique pour qualifier l’exploration du «fonctionnement réel de la pensée». L’aspect littéraire du premier champ d’expérience de la recherche surréaliste ne doit donc pas ici égarer. Plus révélatrice est la collaboration qui présida à l’écriture des Champs magnétiques . La fulgurance des images qu’elle inspirait trahissait moins l’expression d’une sensibilité personnelle qu’elle n’était le résultat d’une technique , d’une pratique modulée de la vitesse d’écriture notamment. Cette «pensée non dirigée» était rien moins que subjective ou complaisamment poétique . Sommeils hypnotiques, récits de rêves, simulations de délires, paranoïa-critique allaient très vite enrichir l’équipement méthodologique des surréalistes. Vers la fin de 1922, le groupe (Crevel, Desnos et Péret notamment) se laissera envahir par cette «épidémie de sommeils» que décrira Aragon dans le bilan qu’il dressera, en 1924, de deux années d’activité surréaliste (Une vague de rêves ).

Mais cette activité onirique débordante ne se définit pas seulement comme une quête d’informations objectives. Son caractère volontairement impersonnel n’annule pas son pouvoir de transmutation poétique, n’interdit pas l’accès de cette région surréelle dont chacun possède la clé en soi. La poésie est l’autre nom de cette pratique qui ne nie le talent individuel que pour mieux rendre à chacun la disposition intégrale de son être. À la permanence du groupe, rue de Grenelle à Paris, un «Bureau de recherches surréalistes» ouvert à tous les anonymes porteurs de secrets, de révolte et de rêves va tenter de réaliser le vœu de Lautréamont que la poésie soit faite par tous. La «centrale surréaliste» s’alimente à la vie quotidienne et veut contribuer à en inventer le merveilleux. À partir du 1er décembre 1924, un nouvel organe de diffusion des travaux du groupe, La Révolution surréaliste , se substitue à Littérature . Pierre Naville et Benjamin Péret, ses codirecteurs, donnent le ton d’une publication à l’aspect aussi sévère que celui d’un bulletin scientifique, mais dont la charge d’expériences impose avec éclat l’orientation révolutionnaire du mouvement. L’époque intuitive du surréalisme a vécu. Son âge de raison peut commencer.

L’âge de raison (1925-1939)

Marqués par la crise des grands systèmes de représentation du monde, les surréalistes étaient en quête de nouveaux fondements. Comme leurs contemporains marxistes, comme déjà les romantiques du siècle précédent, ils recherchaient les lois sur lesquelles asseoir une nouvelle approche de l’homme. Ils ne pouvaient par conséquent se contenter d’entériner les recherches de leur temps sans les réévaluer à l’aune d’une préoccupation essentiellement ontologique . Les expérimentations auxquelles avait donné lieu chez eux la découverte du champ inconscient demeuraient bien des expériences , au sens initiatique du terme. Une seule connaissance pour eux importait, qui pût transformer le sujet autant que l’objet, une sorte de gnose qui devait les conduire à la réconciliation de l’action et du rêve. Et la poésie pouvait être cette «connaissance productive du réel» dont parlera plus tard René Char, qui explorait dans la dimension onirique un degré plus profond de réalité. Car il y a un réalisme consubstantiel à la démarche des surréalistes, et l’on en mesure les effets si l’on compare, avec leur propre définition, celle qu’un Yvan Goll donnait du surréalisme, dans le premier numéro d’une revue du même nom et publié en 1924 précisément: «La transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique).» De ce réel sublimé, idéalisé, à celui que recherche Breton dans le noyau dur (et pur) de ce monde, il y a le saut d’un symbolisme qui n’en finit pas de se moderniser pour survivre, à une décision proprement révolutionnaire. Car si «l’au-delà, tout l’au-delà est dans cette vie» la «libération totale de l’esprit» qu’un tract de janvier 1925 revendique, relève moins de l’invention d’un monde autre que de la transformation de celui-ci au terme d’un double constat: le surréel n’est pas donné spontanément. Il faut désirer l’imposer contre l’appareil répressif de la logique, de la morale et de la société. Étant ce monde, il a ses lois qu’il faut apprendre à reconnaître. Partagée entre désir et conscience, entre inspiration prophétique et réalisme critique, ainsi va se jouer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale l’histoire tourmentée du surréalisme.

Le désir, voilà le «seul acte de foi du surréalisme», ainsi que l’avoue Breton en 1934 dans Qu’est-ce que le surréalisme? Or, répondant en 1932 à l’«Enquête sur le désir» des surréalistes yougoslaves, Breton liait déjà, contre la tradition philosophique la mieux partagée, les destinées de la connaissance à celle du désir: «C’est par ses désirs et ses exigences les plus directes que tend à s’exercer chez l’homme la faculté de connaissance.» Et l’on retrouverait dans les déclarations surréalistes cette mise en lumière nietzschéenne des sources pulsionnelles de la connaissance sur quoi s’est édifiée l’ère, si durable, du soupçon. Mais les surréalistes, que le désir tourmente autant qu’il interroge, furent moins, il ne faut jamais l’oublier, des généalogistes du savoir que des artistes animés par le souci de la vérité pratique. La connaissance devait avant tout réaliser le désir, et leur position à l’égard de l’institution psychiatrique y puisa son caractère délibérément subversif. Toute l’histoire du surréalisme, de la Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous , de 1925, à la célébration du cinquantenaire de l’hystérie, en 1928, et à la mise en place de la «paranoïa-critique» de Dalí à partir de 1929, est engagée dans la défense de l’aliéné et l’exaltation des vertus cognitives du délire. De sorte que l’identification du désir et de la connaissance finit par se calquer sur celui de l’état normal et de la folie. C’est encore en 1928 que paraît Nadja , récit qui constitue le prolongement autobiographique et poétique des positions de Breton.

Cette irruption du désir dans le lieu même de la connaissance trouvera sans doute sa forme la plus accomplie dans L’Immaculée Conception que publient ensemble Breton et Eluard en 1930. Étonnante suite de poèmes en prose dont les auteurs se livrent à des «essais de simulation» d’états démentiels, de la débilité mentale à la démence précoce. Deux poètes s’y livrent sur eux-mêmes à une expérimentation de la fragilité des critères de normalité. Observations dont Dalí, à la même époque, fixera le protocole dans sa célèbre «paranoïa-critique» qui permet une interprétation de l’œuvre d’art (celle de l’Angelus de Millet par exemple) très éloignée de l’enquête freudienne.

C’est en effet sur un malentendu historique que s’est édifiée la célébration surréaliste des découvertes de Freud. L’intérêt distant dont fit montre Freud à l’égard des surréalistes (Breton lui avait rendu visite à Vienne en 1921) situe l’opposition des projets. L’un et l’autre reconnaissaient l’importance du désir, mais le premier visait sa sublimation, et les seconds sa réalisation. C’est par une confusion de la parole troublée et de la parole élucidante que Breton pouvait confondre Freud avec Sade dans une même aspiration libératrice.

Car le désir est par essence révolutionnaire. «La vraie révolution, pour les surréalistes, c’est la victoire du désir», constatait jadis Maurice Nadeau. Et son histoire est aussi celle de son errance, de ses difficultés à trouver son objet. Issus du projet de «changer la vie», les surréalistes ne pouvaient que rencontrer un jour la réalité politique. L’histoire du surréalisme trouve là son moment de haute turbulence. En retracer les épisodes marquants, c’est le débarrasser des positions dogmatiques qu’on est trop souvent tenté de lui prêter. 1930 est en effet l’année, paradoxale, de L’Immaculée Conception autant que du premier numéro d’une nouvelle revue succédant à la Révolution surréaliste : Le Surréalisme au service de la révolution , qui manifeste, par cette modification de l’ancien titre, l’évolution du groupe vers une position politique affirmée. Mais de quel groupe s’agit-il encore, qui réunit les explorateurs des terres vierges du surréalisme que sont Breton, Eluard, Crevel, Péret que sont venus rejoindre Dalí, Buñuel, Georges Hugnet, René Char, André Thirion, et un Pierre Naville acquis depuis 1926 à la cause communiste, ou un Aragon et un Georges Sadoul qui font en U.R.S.S. un voyage aux conséquences profondes? Pour saisir la force, mais aussi les limites de la capacité d’intégration du surréalisme, il faut revenir à cette année 1924 où La Révolution surréaliste , dès son premier numéro, commence par justifier ainsi son titre: «Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme.» Mais la révolution est encore une idée pour Breton qui réfléchit sur le «droit de grève» à accorder aux intellectuels, comme pour Eluard qui oppose la valeur transcendante de la révolution au pragmatisme révolutionnaire, ou pour Aragon qui avoue dans Un cadavre – pamphlet collectif contre Anatole France qui vient de mourir – son «peu de goût» pour le régime bolchevique. «Nous avons accolé le mot de surréalisme au mot de révolution uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché et même tout à fait désespéré de cette révolution», peut-on lire dans un tract de janvier 1925. S’ils ne peuvent se résoudre au choix, les surréalistes, que la question de l’engagement agite de plus en plus, se sentent unis par un «certain état de fureur». Celui qui les pousse à se livrer au scandale lors du banquet d’hommage à Saint-Pol-Roux en juillet 1925, ou dans la «Lettre ouverte à Paul Claudel, ambassadeur de France».

Ce désir erratique, le spectacle de plus en plus intolérable des injustices sociales et des menées impérialistes, va pourtant lui offrir un objet où fixer sa fureur. Un accord avec le groupe de la revue communiste Clarté – le seul à mener une action idéologiquement efficace contre la guerre du Maroc (1924-1926) – se réalisera en mars 1926, qui concrétisera le début de ce que Breton appela la «période raisonnante du surréalisme».

Mais l’adhésion aux principes du matérialisme dialectique, si elle pouvait répondre à l’ontologie historique des surréalistes, exigeait d’eux qu’ils donnent priorité à l’abolition des conditions bourgeoises de la vie matérielle sur cette liberté de l’esprit qu’ils allaient parfois chercher jusqu’en Orient, écrivant, à l’image d’Artaud, leur Adresse au Dalaï-Lama . Concrètement, le «service de la révolution», c’est celui du prolétariat. «Que peuvent faire les surréalistes?», demande dans La Révolution et les intellectuels Pierre Naville qui va devenir codirecteur de Clarté et qui est convaincu désormais de leur inefficacité pratique. Le consensus qui se reformait toujours autour de la critique de l’individualisme, de la vanité de l’activité littéraire et de la nécessité d’une action collective se brisait sur ce point. Les déclarations de Naville, en stigmatisant la «vanité des querelles de l’intelligence», vont agiter le groupe, au point d’inquiéter Breton qui, en septembre 1926, tentera dans Légitime Défense d’exorciser le risque de désunion. Il y réaffirme son adhésion de principe au programme communiste, mais en l’envisageant comme un «programme minimum». L’adhésion au Parti communiste de Breton, d’Aragon, d’Eluard, de Péret et d’Unik en administrera la preuve. Acte symbolique dont le Parti communiste ne sera pas dupe, même si les Cinq rendent publique l’exclusion d’Artaud et de Soupault, qui refusent la nouvelle orientation mais sont officiellement rejetés pour fait d’activité littéraire. Car une rigueur semblable à celle des partis révolutionnaires s’empare du groupe fidèle à Breton. Les procès d’individualités que celui-ci veut instruire (ceux de Baron, de Leiris, de Limbour, de Prévert, de Queneau, ainsi que de Desnos accusé d’activités journalistiques moralement suicidaires) finiront par susciter des réactions de révolte (Un cadavre par exemple, pamphlet publié en janvier 1930 sur le modèle de celui qui vise Anatole France, mais dirigé cette fois contre Breton par quelques-uns des exclus récents) et des prises de conscience que l’échec de la réunion de la «rue du Château» (provoquée par Breton, Aragon et Queneau pour enquêter sur les possibilités d’une action commune avec les groupes révolutionnaires) précipite. Des clivages nouveaux s’accusent, où s’expriment toutes les nuances de la sensibilité surréaliste, de l’idéalisme mystique du Grand Jeu de R. Daumal, de R. Gilbert-Lecomte et de R. Vailland (rupture des relations en 1929) au «bas matérialisme» de Georges Bataille qui, à travers la revue Documents , va prendre en 1929 l’offensive contre le «surréalisme idéaliste»; à ceux encore qui, comme Aragon et Sadoul, reviennent d’un voyage en U.R.S.S. (participation au IIe Congrès international des écrivains révolutionnaires de Karkhov, en octobre 1931) convertis au communisme. Pour preuve de son ralliement, Aragon compose le poème «Front rouge» qu’il publie dans Littérature de la révolution mondiale , revue éditée à Moscou. Malgré la défense que Breton décidera de lui apporter lors de son inculpation (pour appel à l’assassinat des dirigeants du régime), Aragon finira par rompre, en 1932, avec le groupe qu’il avait contribué à fonder, s’alignant sur les positions les plus étroites du Parti communiste (le rejet du freudisme et du trotskisme notamment). On est loin des positions d’un Naville proclamant sept ans plus tôt l’engagement communiste au nom même du surréalisme. Mais la situation historique a changé. L’U.R.S.S. n’est plus une précaire expérience révolutionnaire, et la répression du pouvoir se fait en France plus ouverte (interdiction de quitter la France pour Eluard, et même emprisonnement pour Sadoul, par exemple). Les conflits se durcissent, à droite comme à gauche. Breton, Eluard et Crevel seront exclus du Parti communiste en 1933. En 1935, Breton sera interdit de parole au Congrès des écrivains pour la défense de la culture.

En dénonçant les compromissions du Front populaire dont ils prophétisent la faillite, les surréalistes continueront cependant d’affirmer leur projet révolutionnaire en se ralliant, en 1935 encore, au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, en se rapprochant de Bataille et en fondant les cahiers de Contre-attaque qui prônent le recours à l’action immédiate. C’est avec Position politique du surréalisme , publié cette même année, que Breton confirme son opposition à Staline autant que sa capacité de «refus». La dénonciation des procès de Moscou en 1937, le resserrement des liens avec Trotski que Breton rencontrera, exilé, au Mexique pendant l’été de 1938 soulignent une indépendance que viendra appuyer la part prise dans la fondation de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant et dans la rédaction du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant , en collaboration avec Trotski et le peintre Ribera.

L’indépendance du surréalisme, c’est, malgré lui, dans des œuvres et des réalisations personnelles qu’elle se réalise en ces années troublées. Loin d’être le reflet idéologique de rapports de production, l’art reste le lieu d’élection des réalisations les plus immédiates du désir. Breton s’élèvera contre un art de propagande pour «défendre la culture», et cette «faculté individuelle qui fait passer une lueur dans la grande ignorance, dans la grande obscurité collective» (Position politique du surréalisme ). Breton, dont le rôle est plus que jamais – et c’est ce qui fit son autorité – de concilier les pôles antagonistes de son mouvement, cherche en fait à réaliser dans l’histoire même du surréalisme ce «point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement». Déclaration sur quoi se fondait le Second Manifeste surréaliste , et dont l’objet, en 1929, était déjà de reformer l’unité compromise du groupe. Dépassement dialectique des œuvres individuelles dans une universalisation de leur propos où il faut voir la réussite majeure du surréalisme comme mouvement artistique, certes, mais dont l’audience internationale va grandissant.

Car le surréalisme tend non seulement vers les formes les plus universelles, mais aussi vers les plus rigoureuses: vers ce Style dont Aragon écrivit le Traité en 1928. Qui s’interroge aujourd’hui sur l’exceptionnelle qualité des œuvres qu’il a fécondées doit en revenir à ce texte, l’un des classiques du mouvement, où Aragon assigne les plus strictes limites à l’expression anarchique: balisage de l’écriture automatique, condamnation de la gratuité de la pensée, de l’idolâtrie de Rimbaud, du goût du suicide et de la vaticination sans but ni raison. Ce n’est qu’à ce prix que le mouvement va imposer sa vision du monde, et jusqu’à son vocabulaire: c’est en 1938 que Breton et Eluard rédigeront un Dictionnaire abrégé du surréalisme pour servir de préface à l’Exposition internationale du surréalisme, la première qui s’ouvre à Paris, galerie des Beaux-Arts. Bientôt, les expositions fleuriront hors de France, dans les pays où le surréalisme a fait école: en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Suisse, en Angleterre et jusqu’au Japon.

Mais le surréalisme qui triomphe après 1930 est en même temps dépossédé de son organe. Aucune revue ne succède au dernier numéro du Surréalisme au service de la révolution , en mai 1933. Minotaure , édité par Skira et d’abord dirigé par Tériade, sera la dernière revue d’avant guerre où les surréalistes s’exprimeront régulièrement. Mais l’âge de la recherche ascétique est loin avec cette livraison d’art luxueusement illustrée où s’exprime, à travers des Enquêtes , un sens du merveilleux («Pourriez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie?») que l’approche de nouveaux troubles mondiaux va enrichir d’un surcroît d’inquiétude.

L’âge métaphysique (1939-1950)

L’inquiétude, c’est-à-dire la mise en question de ce monde, et le refus de chercher hors de lui le salut restent au cœur de l’aventure surréaliste, autant que la recherche d’un sens caché, d’une vision renouvelée de l’ordre du monde. Si l’exercice du langage n’a jamais cessé de préoccuper les surréalistes quelle que fût la nature de leurs engagements, c’est parce qu’ils ont tôt compris qu’il détenait autant le pouvoir de dénoncer l’absurdité du monde – ainsi l’utilisera Dada – que de redonner sens à ce qui est reçu comme contingent, notre monde le plus quotidien. Si l’écriture automatique offrit d’emblée l’espoir de découvrir une logique plus profonde – et poétique en cela – dans le désordre apparent du discours spontané, la notion plus tardive de «hasard objectif» allait jouer un rôle majeur dans la compréhension des signes que suscite notre présence au monde.

En 1937, lorsqu’il apparaît au creuset de L’Amour fou de Breton, ce souci de rendre objectif le hasard se présente comme la réponse – qu’il faut bien qualifier de métaphysique – à l’irrationalité des conduites humaines. L’échec des tentatives de transformation de l’homme (l’homme socialiste d’Union soviétique n’a pas changé), le retour de la sauvagerie sous ses formes totalitaires, la préparation d’une guerre que l’on pressent inévitable poussent les surréalistes vers des positions progressivement plus spéculatives. La Première Guerre mondiale avait libéré leur pouvoir critique; la Seconde va accuser en eux un désir de résoudre les contradictions de l’homme et du monde sur un plan bien plus archaïque que celui des conflits sociaux. Souci de renouer avec un fonds commun de l’humanité que rend plus aiguë la montée des nationalismes. «L’art n’a pas plus de patrie que les travailleurs», peut-on lire dans le premier numéro de Clé , en 1938, l’éphémère organe français de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant. Quand survient l’entrée en guerre, la mobilisation et la dispersion du groupe, Breton va mettre sous presse son Anthologie de l’humour noir que le régime de Vichy censurera parce qu’il incarne «la négation de l’esprit de révolution nationale». Situé entre «l’humour objectif» de Hegel et le «quelque chose de sublime et d’élevé» de Freud, l’humour noir n’était rien d’autre que la tentative de rendre sa souveraineté à l’homme dépossédé de son unité.

Les Prolégomènes à un troisième manifeste surréaliste ou non que Breton composera en 1942 à New York, où il a décidé de s’installer, sont traversés par cette inquiétude qui tranche avec la spéculation hardie du premier, autant qu’avec les mises au point résolues du second. Car, ce qui frappe ici, c’est l’appel à une prise de conscience, le retour à la condition d’homme sous la condition sociale, à son «extrême précarité». De plus, la dénonciation ne se limite pas à l’exploitation de l’homme par l’homme, mais s’étend à «l’exploitation de l’homme par le prétendu Dieu d’absurde et provocante mémoire». Tout l’espoir de Breton va désormais se fortifier d’un engagement décidé «sur les voies de la révolution intérieure» qu’il pense rencontrer chez un alchimiste comme Nicolas Flamel ou un mystique comme Eckhart.

Réconcilier l’homme avec la nature, le microcosme et le macrocosme, retrouver l’universelle analogie chère à Baudelaire, sans dédaigner le message de l’hermétisme et de l’ésotérisme, telle sera l’occupation majeure, dans l’immédiat après-guerre, de ceux qui dans le groupe reconstitué suivront l’orientation choisie par Breton dans l’Ode à Charles Fourier (1945), Signe ascendant (1947), et surtout Arcane 17 . Cette dernière œuvre, qui engage dès 1945 le mouvement sur le «chemin de la gnose», développe un hymne à la femme, figure unitive des deux mondes, matériel et spirituel, Nadja initiée aux échanges de la vie et du rêve que décrivaient déjà, en 1932, Les Vases communicants . Car il ne faut pas se laisser abuser par cette prédilection du surréalisme d’après guerre pour les sciences occultes (qui aboutira à la publication en 1957, par Breton et Gérard Legrand, d’une vaste enquête sur l’Art magique ). Le «surréalisme en ses œuvres vives» que défendra Breton en 1953 est bien là, qui n’a pas renoncé à son acte de foi immanentiste, même si certains le quittent, qui refusent de signer Rupture inaugurale , le manifeste qui consacre, en 1947, le renouveau du groupe et son éloignement de la politique communiste. Nulle fuite ici dans quelque transcendance suspecte, mais la tentative inlassablement reprise d’unifier la dialectique et l’analogie symbolique, de «légitimer» et d’«accomplir» l’une par l’autre (Gérard Legrand). «L’occultation profonde, véritable, du surréalisme» demandée par le Second Manifeste s’accomplissait ici, dans l’approche du message ésotérique et son intériorisation.

Mort et réalisation du surréalisme (1945-1969)

Déjà exposé avant guerre aux fruits suspects d’une semaison en tous lieux, le surréalisme ne risquait-il pas de s’éteindre dans la dispersion, autrement plus dramatique, de la guerre? Tandis qu’en France le groupe de La Main à plume (Maurice Blanchard, Noël Arnaud, Christian Dotremont, Gérard de Sède, Boris Rybak...) continue de faire entendre la voix libératrice de la poésie surréaliste, Breton, aux États-Unis, ne reste pas inactif. Il organise en 1942, avec son vieil ami Marcel Duchamp, une exposition internationale et fonde la même année la revue VVV autour de laquelle se maintient l’esprit du surréalisme. Aussi bien son retour en France, au printemps de 1946, est-il salué comme la chance d’un ressourcement. Peu de noms anciens pourtant autour de Breton pour faire face aux attaques dont le mouvement est à nouveau la cible de la part de Tzara, de Sartre surtout qui l’accuse d’inanité dans Situations II . Benjamin Péret pourtant reste fidèle à Breton et, depuis Mexico où il s’est réfugié, s’élève en février 1945, dans Le Déshonneur des poètes , contre les «litanies nationalistes et publicitaires» d’un Aragon et d’un Eluard dont l’absence au sein du mouvement ne sera d’ailleurs jamais compensée. Mais de nouveaux venus annoncent un renouvellement de ses forces: Julien Gracq, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Pierre Duprey, Malcolm de Chazal, Joyce Mansour, Yves Bonnefoy..., voyageurs d’un Troisième Convoi (titre d’une éphémère revue fondée en octobre 1945) qui, succédant à ceux de l’époque héroïque et raisonnante, suivent la voie d’une stylisation onirique. Mais la dimension historique et culturelle du surréalisme l’emporte désormais sur l’esprit militant. Signe des temps, l’activité du mouvement s’exprime moins par la voie féconde mais discrète des revues (elles se succèdent pourtant: La Révolution, la Nuit ; Médium ; Le Surréalisme, même ; Bief ; La Brèche ; L’Archibras ) que par des expositions conçues autour d’un thème et mises en scène comme un spectacle total (exposition internationale de 1947 à la galerie Maeght, de 1957 chez Daniel Cordier sur le thème de l’érotisme, de 1965 à la galerie L’Œil et sous l’invocation de Fourier). Prédominance des arts visuels qui se manifeste aussi bien dans la réédition, en 1965, du Surréalisme et la peinture de Breton augmenté de nombreuses découvertes que dans la participation de celui-ci à la fondation de la Compagnie de l’Art brut dirigée par Dubuffet, en 1951, ou par la création de la revue L’Âge du cinéma , la même année.

Autre signe des temps, l’évolution des positions politiques. Toujours aussi attentifs aux manifestations de l’oppression, d’où qu’elle vienne – protestation en 1956 contre l’intervention soviétique à Budapest, soutien par Breton de la Déclaration des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie en 1960 –, les surréalistes s’égareront un temps (en 1949) aux côtés de Garry Davis, fondateur d’un Mouvement des citoyens du monde, comme ils saisiront l’occasion d’une polémique avec les Chrétiens d’aujourd’hui pour réaffirmer, en 1948, leurs positions fondamentalement antireligieuses.

La mort d’André Breton, le 28 septembre 1966, précipite la fin d’un mouvement dont Jean Schuster signera dans Le Monde du 4 octobre 1969 l’acte de décès en ces termes: «Le numéro 7 de L’Archibras est la dernière manifestation du surréalisme, en tant que mouvement organisé en France.» Mort de s’être pleinement réalisé, comme la philosophie selon Marx, dans les transformations qu’il a permises; rêve à l’action aujourd’hui réconcilié moins dans les dimanches de l’histoire que dans la prose du quotidien. Une «philosophie» selon Ferdinand Alquié, un «fantôme partout présent» selon Maurice Blanchot, un «mythe nouveau» selon Breton lui-même, c’est-à-dire la fin d’une histoire .

2. Pour une philosophie du surréalisme

D’un bout à l’autre de son existence, le surréalisme fut inspiré et dominé par André Breton. C’est à partir de ses textes théoriques qu’a pu s’élaborer une doctrine dont les critères, il convient de le préciser, ne furent pas seulement esthétiques. En effet, le surréalisme a mis en jeu une conception générale de l’homme, considéré en lui-même et dans son rapport avec le monde et la société: il a débordé largement le plan de l’art, et s’est défini sans cesse par des prises de position politiques et morales. On peut même remarquer que presque toutes les exclusions prononcées ont été motivées non par des divergences esthétiques, ou, comme on l’a prétendu, par des questions de personnes, mais par des considérations relatives à la conduite et à l’éthique. Considérant les querelles passées, Breton a écrit, en 1946, dans son Avertissement pour la réédition du second manifeste : «Les questions de personnes n’ont été agitées par nous qu’a posteriori et n’ont été portées en public que dans les cas où pouvaient passer pour transgressés d’une manière flagrante et intéressant l’histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va encore du maintien d’une plate-forme assez mobile pour faire face aux aspects changeants du problème de la vie, en même temps qu’assez stable pour attester la non-rupture d’un certain nombre d’engagements mutuels – et publics – contractés à l’époque de notre jeunesse.» On ne peut que rendre hommage à la justesse de cette analyse.

La liberté de l’esprit

Phénomène collectif, le surréalisme est né d’un certain nombre de rencontres (en ses débuts, rencontre de Breton et d’Aragon, Soupault, Eluard, Ernst, Péret, Baron, Crevel, Desnos, Morise...). Mais elles n’ont eu de sens que parce qu’elles réunissaient des hommes qu’agitaient les mêmes problèmes, qu’animait une même fureur contre l’ordre établi, qu’habitait un même espoir. Il conviendrait aussi de parler de rencontre en ce qui concerne le rapport du groupe français et des groupes étrangers, qui ont spontanément retrouvé des préoccupations semblables; ainsi, en Belgique, celui qui comprenait Paul Nougé, Mesens, René Magritte.

Il est malaisé, en étudiant les premiers textes surréalistes, de dégager, des états essentiellement émotionnels qu’ils expriment, une doctrine précise. Pourtant, on peut remarquer qu’une préoccupation commune se traduit en tous ces écrits: celle d’assurer à l’esprit une totale liberté.

Cette liberté, la guerre de 1914-1918, en dehors même des malheurs qu’elle avait entraînés, semblait l’avoir gravement mise en péril. Il s’agissait donc, avant tout, de s’interroger sur les conditions de son exercice. Tel fut le premier souci des surréalistes, et il est particulièrement remarquable que leur réflexion, trouvant son origine dans une réaction contre la guerre, où Breton ne voulait voir qu’un «cloaque de sang, de sottise et de boue», n’ait cependant pas porté sur la guerre elle-même. Ce qui, dès le départ, a intéressé les surréalistes, c’est plutôt de savoir comment l’esprit peut ne pas se laisser contaminer par de tels événements. Et leurs premières admirations semblent avoir été déterminées par cette préoccupation. En Jacques Vaché, on apprécie avant tout l’homme qui, grâce à l’humour, a pu se maintenir indemne. Chez Apollinaire, qui, pourtant, a chanté la guerre, on s’émerveille de voir l’esprit échapper à l’horreur par la poésie. Lorsque, beaucoup plus tard, dans La Clé des champs , Breton écrira que la beauté demeure «le grand refuge», il retrouvera cette pensée, et cette inspiration.

Humour et poésie seront toujours considérés par les surréalistes comme les moyens par lesquels l’esprit affirme son indépendance, se libère du déterminisme dont, d’autre part, la vie quotidienne accepte le poids. La folie elle-même semble pouvoir être utilisée en ce sens, contribuer à assurer le triomphe du principe de plaisir sur le principe de réalité. Breton signale l’influence qu’eut sur le développement de sa pensée un malade mental, rencontré au centre psychiatrique de Saint-Dizier, et qui tenait la guerre pour un simulacre, estimant que les blessures étaient seulement apparentes, etc. Dans les propos de ce malade il puisa l’idée première de son Introduction au discours sur le peu de réalité . Plus généralement, on peut y voir la source de son goût pour la philosophie idéaliste, qu’elle soit berkeleyenne ou fichtéenne, et l’origine de la notion même de surréalité.

L’espoir, la révolte et la révolution

Libérer l’esprit, c’est, d’abord, s’opposer à ce qui le détermine. On trouve donc, dans le surréalisme, un aspect de révolte et de négation. On a parlé, en ce sens, de nihilisme, de satanisme. Et il faut convenir que les surréalistes ont souvent semblé s’opposer à tout ordre: ils injurient Dieu, rejettent l’idée de patrie, font parfois l’éloge du crime, d’où le scandale que, souvent, ils ont provoqué. «Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons, rappelle le Second Manifeste , pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion.» Il importe pourtant de ne pas oublier, devant les innombrables défis des surréalistes, l’espoir positif qui en est la source. Le surréalisme n’est pas un pessimisme. Il est tout entier dominé par l’attente de ce que Rimbaud appelait «la vraie vie». Celle-ci «est absente». Il faut la retrouver.

Le surréalisme est riche en éléments «noirs». Ici se fait sentir l’influence de Sade, de Lautréamont et de maint auteur romantique. D’autre part, des sentiments de haine, de culpabilité subconsciente et de peur (Michel Leiris a insisté sur la présence en lui de ce dernier sentiment) sont inhérents à toute révolte. Mais les désirs qui inspirent le surréalisme demeurent positifs: ils engendrent l’espérance d’exister et d’aimer, l’émotion devant la bouleversante beauté, l’attente de signes donnant un sens à notre existence. Il est tout à fait caractéristique de voir, dès 1913, un poème mallarméen de Breton, dédié à Paul Valéry, interrompu par l’interrogation: «De qui tiens-tu l’espoir? D’où ta foi dans la vie?» Cette question ne cessera d’être la sienne et celle de tous les surréalistes demandant, par exemple, en une enquête fameuse: «Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour?»

La volonté de négation explique l’adhésion momentanée, en 1919, de plusieurs futurs surréalistes au mouvement dada, où ils rejoignirent Tristan Tzara. La positivité de l’inspiration et du projet explique leur rupture, deux ans plus tard, avec ce mouvement. Et, en 1924, le Manifeste du surréalisme s’ouvre par un appel à l’enfance; oppose, à la décevante vie réelle, la «croyance», c’est-à-dire la confiance, vitale et innée, qui ne saurait mourir; voit en l’homme un «rêveur définitif», dont, par la suite, l’imagination sera tenue pour force de réalisation et moyen de salut. Les textes de Poisson soluble , où domine une sorte de ravissement érotique, nous introduisent eux-mêmes en un climat fort différent de celui du négativisme dada.

Mais rêver n’est pas faire, et l’on ne peut, si l’on veut changer la vie, se contenter d’imaginer. Le premier mouvement des surréalistes fut de se désengager, d’abandonner un réel dont la guerre avait, en une expérience particulièrement significative, manifesté le scandale. Le second mouvement fut, au contraire, d’engagement. À l’idée de pure révolte se substitua alors le souci de la révolution.

Les rapports des surréalistes avec le Parti communiste furent un instant d’adhésion, puis de farouche hostilité. Mais les oscillations, les hésitations apparentes ne sont alors que le signe d’une tension intérieure, et irréductible. «Transformer le monde, a dit Marx, changer la vie, a dit Rimbaud, ces deux mots d’ordre pour nous n’en sont qu’un.» Cette phrase de Breton résume le débat: il s’agissait pour les surréalistes d’affirmer, envers et contre tous, l’unité de deux impératifs fort différents. Il était impossible de le faire sans donner le pas à l’un ou à l’autre.

Adhérer au Parti communiste, travailler à la transformation de la société, c’était, les surréalistes s’en aperçurent vite, renoncer aux recherches proprement intérieures et au progrès individuel de l’esprit. Se consacrer à ces recherches, à ces progrès, c’était, au contraire, négliger l’activité proprement révolutionnaire. Entre ces deux tâches, les surréalistes ne parvinrent pas toujours à choisir nettement. Jamais, en tout cas, ils ne consentirent à abandonner leurs valeurs propres, à justifier les moyens par la fin, à louer, en peinture, le «réalisme socialiste», à accepter, sur le plan moral, les verdicts de Moscou. Ce fut, pour eux, l’occasion de nouveaux et douloureux déchirements. Mais ce fut l’occasion d’affirmer qu’ils entendaient ne renoncer à rien de ce qui constitue l’espoir des hommes.

En réalité, le marxisme semble peu compatible avec le surréalisme. Aux yeux de Marx, le rapport fondamental de l’homme et de la nature est le travail. Pour Breton, ce rapport est fait de ravissement et d’amour. Selon Marx, l’esprit ne pourra se libérer que lorsque sera réalisée la société sans classes. Dès le Manifeste de 1924, Breton prend acte de la liberté intellectuelle qui nous est laissée: il estime que, dès maintenant, l’esprit peut, grâce à l’imagination, briser la plupart de ses chaînes, et entrevoir ce point sublime où toutes les contradictions seraient résolues. Il est donc permis de considérer, sans pour cela mettre en doute la sincérité et la volonté révolutionnaire des surréalistes, que les principes de la pensée marxiste et ceux de la pensée surréaliste diffèrent et s’opposent. Cette divergence a conduit Breton à se référer, plus encore qu’à Marx, à des penseurs soucieux de ne rien sacrifier de l’homme: son Ode à Charles Fourier en témoigne.

Automatisme et hasard

«La médiocrité de notre univers, se demande Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité , ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?» Une telle question manifeste l’intérêt porté par le surréalisme aux problèmes du langage. Cet intérêt n’est cependant pas littéraire, au sens habituel de ce mot. Il est fort proche, au contraire, du souci qui anime les recherches d’ordre scientifique. Les «expériences» surréalistes sont nombreuses. Ainsi, dans la période dite des «sommeils», les surréalistes veulent explorer l’inconscient, la folie, les états hallucinatoires. Ils se penchent sur la boule de cristal des voyantes, ne méprisent pas le spiritisme, étudient les dessins médiumniques. Et le Manifeste de 1924 définit ainsi le surréalisme: «Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée» [...] «le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’association négligées jusqu’à lui.» Réel, réalité, ces mots relèvent bien d’une préoccupation scientifique.

Comment, cependant, «certaines formes d’association» posséderaient-elles une «réalité supérieure» à celle de la logique propre à l’entendement? Et pourquoi le fonctionnement inconscient de la pensée serait-il considéré comme plus réel que son fonctionnement rationnel? Une telle hiérarchie ne peut se comprendre qu’à partir de l’influence, voire de la fascination, que la psychanalyse exerce alors sur les surréalistes: on estime que la réalité profonde du psychisme humain se trouve dans l’inconscient, et l’on accorde à cet inconscient une réalité ontologique que la conscience claire posséderait à un moindre degré. Ce que veulent les surréalistes, c’est un dévoilement de tout ce qui, en l’homme, paraît caché. Leur admiration pour Sade et pour Lautréamont vient essentiellement de ce que ces auteurs ont osé projeter un faisceau de lumière sur des zones où, avant eux, régnait la nuit.

Que donc, avant toute chose, on tente d’échapper aux contraintes de la «pensée surveillée». Écrivons sans sujet préconçu, sans contrôle logique, esthétique ou moral. Laissons s’extérioriser ce qui, en nous, tend à devenir langage, et s’en trouve empêché par notre censure consciente. Telle est l’écriture automatique par laquelle le surréalisme prétend libérer et manifester le discours caché qui nous habite et nous constitue. Les premiers numéros de La Révolution surréaliste firent une grande place à de telles productions. Pourtant, la technique de l’écriture automatique fut, dans le surréalisme, assez vite abandonnée.

Il ne faut pas confondre avec l’écriture automatique la mise en jeu du hasard, également employée par le surréalisme. Les deux méthodes ont en commun l’élimination de toute élaboration proprement rationnelle. Mais elles diffèrent profondément: dans la première, il s’agit de laisser s’exprimer ce qu’il y a de plus spontané en nous, dans la seconde on attend la révélation, ou l’illumination, d’une rencontre purement extérieure, et que nous n’avons pas intellectuellement organisée. Ici, la liberté de l’esprit se manifeste de tout autre manière, et au sein de notre pouvoir de conférer un sens à n’importe quel rapprochement. Le point de départ est donc objectif et arbitraire. Il est permis, dit en ce sens le Manifeste , «d’intituler poème ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible... de titres ou de fragments de titres découpés dans les journaux».

Les jeux, fort à la mode dans le groupe surréaliste, reposent sur le même principe. Dans la Petite Anthologie poétique du surréalisme , Georges Hugnet décrit ainsi celui qui porte le nom de «cadavre exquis»: «Vous vous asseyez à cinq autour d’une table. Chacun de vous note, en se cachant des autres, sur une feuille, le substantif devant servir de sujet à une phrase. Vous passez cette feuille pliée de manière à dissimuler l’écriture à votre voisin de gauche en même temps que vous recevez de votre voisin de droite la feuille qu’il a préparée de la même manière... Vous appliquez au substantif que vous ignorez un adjectif... Vous procédez ensuite de même manière, pour le verbe, puis pour le substantif devant lui servir de complément direct, etc.» L’exemple, devenu classique, et qui a donné son nom au jeu, tient dans la première phrase obtenue de cette manière: «Le cadavre exquis boira le vin nouveau.»

Accouplant des demandes et des réponses formulées séparément, le dialogue surréaliste est fondé sur de semblables principes: «Qu’est-ce que la volupté de vivre? C’est une bille dans la main d’un écolier.» Et, en peinture, le procédé des collages est analogue aux précédents. Dans La Peinture au défi , Aragon nous apprend que, lors de son exposition de 1920, Max Ernst employait déjà «l’élément photographique collé dans un dessin ou une peinture; l’élément dessiné ou peint surajouté à une photographie, l’image découpée et incorporée à un tableau ou à une autre image...». Il voit alors dans le collage un véritable «procès de la personnalité», et déclare qu’au terme d’une évolution comprenant Marcel Duchamp, Arthur Cravan, Francis Picabia, «l’art a véritablement cessé d’être individuel».

Rencontre et révélation

Ces recherches s’inscrivent sans doute en un projet de destruction systématique de l’art classique et de la littérature, «un des plus tristes chemins qui mènent à tout», dit le premier Manifeste . Mais on commettrait le contresens le plus formel en pensant que la mise en jeu du hasard a, pour les surréalistes, un sens uniquement négatif et dépréciatif. Procès du moi, de la personnalité, recherche du chef-d’œuvre sans auteur, assurément! Mais aussi, à l’issue de ce procès et de cette recherche, découverte et illumination. N’oublions pas que, dans son Enquête sur l’amour , Breton déclare que la «poursuite de la vérité» est «à la base de toute activité valable», et que, d’autre part, il écrit, dans le Manifeste , que «la valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue». Les rencontres sont recherchées pour leur sens de révélation. Or toute révélation est belle et vraie. Elle porte la marque du merveilleux. Le surréalisme n’est pas négation des valeurs. Il est recherche de valeurs nouvelles. Il est, une fois encore, quête de cette «vraie vie» dont a parlé Rimbaud.

Cette vraie vie, il la conçoit comme située au-delà des oppositions qu’il dénonce sans cesse, «oppositions présentées à tort comme insurmontables, creusées déplorablement au cours des âges et qui sont les vrais alambics de la souffrance: opposition de la folie et de la prétendue raison [...] du rêve et de l’action [...] de la représentation mentale et de la perception physique» (La Clé des champs ). Or «tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement» (Second Manifeste ). Ce point, assimilé au point sublime, Breton sait bien, du reste, qu’on ne saurait s’y établir. «Il eût d’ailleurs, à partir de là, cessé d’être sublime, et j’eusse, moi, cessé d’être un homme», écrit-il dans L’Amour fou . Le surréalisme se propose donc, seulement, de «le montrer», de le «voir» et de le «faire voir». Tel est son «grand espoir» (ibid. ). Et «c’est l’espoir ou le désespoir, écrit Eluard dans Donner à voir , qui déterminera pour le rêveur éveillé – pour le poète – l’action de son imagination».

Dans la conception surréaliste de l’imagination on peut ainsi distinguer deux aspects. Les surréalistes tiennent l’imagination pour une faculté de réalisation («L’imaginaire, lit-on dans Le Revolver à cheveux blancs , est ce qui tend à devenir réel»): elle incline à retrouver la perception, dont seules les nécessités de la vie quotidienne l’ont séparée. Car perception et imagination paraissent aux surréalistes les produits de dissociation d’une faculté primitive unique, qu’ils veulent retrouver. D’autre part, l’imagination est le pouvoir de donner, ou de découvrir, un sens à n’importe quelle rencontre. Ici, l’image illumine et révèle. Elle manifeste le pouvoir et la liberté de l’esprit.

Cette théorie de l’image comme rapprochement révélateur de deux réalités sans rapport logique est empruntée à Pierre Reverdy. Mais elle puise aussi sa force dans l’idée romantique des correspondances, dans le symbolisme freudien, dans l’occultisme et sa conception des analogies, dans le néo-platonisme, dans la tradition védique, etc. C’est pourquoi les jeux surréalistes, s’ils sont divertissement, libération de l’esprit, fuite hors du réel, facteur d’unité du groupe, sont aussi, tout comme les poèmes, sources de révélation. Si on les rapproche de l’activité expérimentale qui fut d’abord celle des surréalistes, on aperçoit que le surréalisme est essentiellement recherche de tous les signes que nous recevons, en dehors d’une vision purement mécaniste du monde, de la mystérieuse surréalité. Et c’est à partir de là que l’on peut comprendre les conceptions surréalistes de la beauté, de l’amour et du hasard objectif.

La beauté et l’amour

Les textes surréalistes concernant la beauté pourraient sembler contradictoires. Tantôt la beauté et l’art y semblent méprisés, tantôt ils sont donnés comme valeurs suprêmes. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Ce que le surréalisme condamne, c’est la beauté spectacle, séparée de la vie, la beauté qui ne nous transforme pas. Ce qu’il recherche, c’est la beauté bouleversante, et, comme le dit Breton, «convulsive». Breton parle alors de «frissons», d’«appels irrésistibles», d’états qui le «clouent sur place». «Tout se passe aujourd’hui, écrit-il, comme si telles œuvres poétiques et plastiques [...] disposaient sur les esprits d’un pouvoir qui excède en tous sens celui de l’œuvre d’art [...] comme si ces œuvres étaient marquées du sceau de la révélation» (La Clé des champs ). Aussi a-t-on remarqué que, par le surréalisme, la poésie a glissé de la littérature «en plein cœur de la vie».

On peut en dire autant de la peinture surréaliste. Ses préoccupations ne sont pas spécifiquement plastiques, ou esthétiques, et l’on découvre, chez Dalí, Tanguy ou Magritte, une technique fort voisine de celle des peintres les plus classiques. En revanche, les sujets traités émeuvent et bouleversent, par le rapprochement inattendu de leurs éléments, par l’apparition d’objets insolites. Le Manifeste dit de la poésie: «Nature, elle nie tes règnes; choses, que lui importent vos propriétés.» La formule peut s’appliquer à la peinture surréaliste: elle veut, avant tout, nous délivrer de la tyrannie des objets extérieurs dont nous subissons douloureusement la contrainte.

Les films surréalistes de Buñuel dérivent de préoccupations semblables. Et les «objets surréalistes» (ready-made , objets oniriques, objets à fonctionnement symbolique, etc.) sont également destinés, en troublant le monde que construit notre raison, à rendre manifeste l’insuffisance de l’activité intellectuelle par laquelle se constitue l’objectivité. Il s’agit de laisser s’exprimer nos tendances profondes, de tout subordonner au désir. Le fer à repasser hérissé de pointes de Man Ray est la négation de toute intention technique, aussi bien que les montres molles de Dalí, pour lequel la beauté doit être «comestible», c’est-à-dire répondre aux désirs vitaux les plus immédiats.

Par tous ces caractères, l’émotion poétique, telle que la conçoivent les surréalistes, se sépare de l’émotion littéraire pour rejoindre l’émotion érotique. Et celle-ci, se voulant totale, engageant la matière et l’esprit, et ne pouvant se réduire ni à l’attachement sentimental ni à la sensualité corporelle, est elle-même placée sous le signe du ravissement et du merveilleux. Dès Poisson soluble , les femmes évoquées diffèrent aussi bien des pudiques amantes que des faciles maîtresses chères aux romans libertins. Elles sont les messagères de l’Ève nouvelle, elles semblent promettre la réconciliation de la veille et du rêve, et donc l’accès à la vraie vie. Par la suite, la femme aimée (car l’amour surréaliste semble toujours lié à quelque culte de la femme) apparaîtra comme toujours bouleversante et quasi sacrée. Elle présentera, comme le dit Breton dans L’Amour fou , «l’intrication en un seul objet du naturel et du surnatutel». Elle inspirera ce que Péret nomme «l’amour sublime».

Ainsi, l’amour apporte la suprême révélation, et le souci moral des surréalistes semble souvent se réduire à n’en pas démériter. Comme l’écrit René Char dans Le Marteau sans maître : «Dans le domaine [...] de la surréalité, l’homme» ne peut être que la proie «de sa dévorante raison de vivre: l’amour». Sarane Alexandrian veut trouver l’extase dans l’abandon charnel. Dans Le Paysan de Paris , Aragon voit dans la femme le résumé du monde: «Montagnes, vous ne serez jamais que le lointain de cette femme [...] voici que je ne suis plus qu’une goutte de pluie sur sa peau.» Et, dit Eluard:
DIR
\
Ses rêves en pleine lumière Font s’évaporer les soleils./DIR

Ou encore:
DIR
\
Tu es l’eau détournée de ses abîmes Tu es la Terre qui prend racine Et sur laquelle tout s’établit./DIR

Il est clair qu’en tout ceci la femme prend la place que, traditionnellement, occupait Dieu. L’émotion éprouvée devant elle, totale et révélatrice, devient l’équivalent et le substitut de l’expérience mystique.

Le hasard objectif

L’amour, la poésie signifient et annoncent. Mais l’émotion révélatrice qu’engendrent les rencontres ne se limite pas à eux. Elle pénètre notre vie tout entière, et les œuvres de Breton abondent en exemples de ces «signes», venus on ne sait d’où, de ce que, dans Nadja , il appelle les «pétrifiantes coïncidences». Ainsi, Breton est assis, avec Nadja, place Dauphine. Le regard de Nadja fait «le tour des maisons – Vois-tu, là-bas, cette fenêtre? Elle est noire, comme toutes les autres, Regarde bien, dans une minute, elle va s’éclairer. Elle sera rouge. La minute se passe. La fenêtre s’éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges». Ailleurs, aux Tuileries, Nadja, devant un jet d’eau, retrouve l’analogie exprimée dans une vignette des Dialogues entre Hylas et Philonoüs de Berkeley, ouvrage qu’elle ignore et que Breton vient précisément de lire. Ces rencontres sont mal expliquées par le simple recours à la coïncidence: elles paraissent le signe d’une finalité mystérieuse, la marque d’un rapport dont nous ne sommes pas les créateurs.

Tel est le hasard objectif. Il est le propre d’une rencontre réelle, faite dans le monde objectif, mais qui paraît porteuse d’un sens inexplicable par des raisons naturelles. Il semble s’agir d’un signal. Mais de quel signal? Quel accord entre le désir et l’ordre des choses, le mental et le matériel nous est ici révélé? Multipliant les exemples de hasard objectif, où il tend à voir «l’amorce d’un contact, entre tous éblouissant, de l’homme avec le monde des choses», Breton déclare cependant n’avoir été, de tels faits, que le «témoin hagard». Et il se contente d’interroger: «Qui vive? Est-ce vous Nadja? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie? Je ne vous entends pas. Qui vive? Est-ce moi seul? Est-ce moi-même?»

En ceci se manifeste la lucidité surréaliste. Voulant ne renoncer à rien du désir humain, soucieux de récupérer, en dehors de toute foi en Dieu, ce que l’expérience religieuse elle-même a de positif, espérant la totale réconciliation de l’esprit et du monde, de l’exigence humaine et de la réalité, le surréalisme ne se berce, pourtant, d’aucune illusion. Il est interrogation, plutôt que découverte. Il refuse de répondre, de façon dogmatique, à la question de savoir si les phénomènes qu’il relate, et devant lesquels il s’émerveille, témoignent d’une finalité objective ou du seul pouvoir qu’a notre désir de s’emparer, «au petit bonheur, de ce qui peut être utile à sa satisfaction» (Arcane 17 ). Il est porté vers l’occultisme, mais fait toutes réserves sur le principe même de l’ésotérisme. Il demande des lumières à la folie, mais refuse d’y succomber. Montrant la fragilité du positivisme, et la radicale pauvreté d’une vision physicienne du monde, il ne prétend pas, pour cela, livrer toutes les clés, ouvrir toutes les portes. Il essaie de déchiffrer la vie «comme un cryptogramme» (Nadja ). Il est attente, espoir, et réflexion sur l’attente et sur l’espoir.

Le souci philosophique

Peut-on, en ces conditions, parler d’une philosophie du surréalisme? Il est certain qu’à l’exception peut-être de Gérard Legrand les surréalistes n’ont pas été des philosophes au sens classique de ce mot. Il faut également reconnaître que l’on peut, en appliquant à son étude des critères logiques, découvrir dans la pensée des surréalistes de nombreuses contradictions: la nécessité de l’action politique est affirmée en même temps que la valeur de l’expérience intérieure, l’amour oblatif et fidèle se joint au sadisme possessif et libertin, la magie est cultivée au moment même où est nié son principe, la folie n’exclut pas la lucidité qui contient sa critique, le merveilleux est à la fois vécu et contemplé, le désespoir est source d’espérance, etc. Et l’on pourrait reprocher aux surréalistes d’avoir accepté ces contradictions sans essayer assez de les résoudre sur le plan conceptuel. Ils les vivent dans la tension, portant ainsi témoignage de toutes les exigences, en effet contradictoires, de l’homme. Ils ne les expliquent pas, ils ne les comprennent pas au sens philosophique de ces mots.

Les surréalistes ont pourtant fait effort pour découvrir une conception de la raison susceptible de rendre compte de leur expérience. Et ils ont souvent cru la trouver dans Hegel. Peut-être y aurait-il, en effet, une explication hégélienne à proposer des oppositions intérieures au surréalisme. Aucun surréaliste n’a pourtant tenté de formuler une telle explication. Car le surréalisme, s’exprimant essentiellement par la poésie et la peinture, n’a pas résolu dialectiquement les contradictions apparentes inhérentes à sa conception du monde, ne leur a pas donné un sens relatif à un discours logique les surmontant par voie de synthèse.

Alors que Hegel dénonce la pauvreté radicale de l’immédiat, et de ce dont l’évidence est seulement sentie, le surréalisme procède à un perpétuel retour à l’en-deçà, à l’expérience immédiate. Comparées à cette expérience informulable, toutes les réponses, toutes les solutions rationnelles lui paraissent limitatives et insuffisantes. C’est donc une vérité d’ordre poétique qu’en fin de compte le surréalisme a dévoilée.

Mais toute métaphysique et toute poésie authentiques, même quand elles diffèrent dans leurs formules et leurs déclarations explicites, expriment une même vérité, celle de l’homme, et de son désir fondamental. L’expérience surréaliste, où se manifeste la non-suffisance du monde, où se déréalise le quotidien, où se fait jour le pressentiment de l’Être, où l’exigence humaine, considérée dans sa totalité, refuse de se voir limitée ou trahie, est très proche de celle qui fut la source de toutes les grandes philosophies. C’est par la fidélité rigoureuse et exemplaire à cette expérience que le surréalisme s’est révélé comme un des mouvements de pensée les plus importants du XXe siècle, et qu’il a si profondément marqué sa façon de sentir et de vivre.

surréalisme [ syrrealism ] n. m.
• 1917; de surréaliste
Ensemble de procédés de création et d'expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues; mouvement intellectuel révolutionnaire affirmant la supériorité de ces procédés. Le surréalisme, suite du mouvement dada. « Manifeste du surréalisme », d'André Breton. ⊗ CONTR. Naturalisme, réalisme; rationalisme.

surréalisme nom masculin Mouvement poétique, littéraire, philosophique et artistique, né en France, qui a connu son apogée dans l'entre-deux-guerres sous l'impulsion d'André Breton. ● surréalisme (citations) nom masculin André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Second manifeste du surréalisme Pauvert André Breton Tinchebray, Orne, 1896-Paris 1966 Tout doit pouvoir être libéré de sa coque […] Ne vous croyez pas à l'intérieur d'une caverne, mais à la surface d'un œuf. Le Surréalisme et la Peinture Gallimard René Crevel Paris 1900-Paris 1935 Le surréalisme a mis les pieds dans le plat de l'opportunisme contemporain, lequel plat n'était, d'ailleurs, comme chacun sait, qu'une vulgaire assiette au beurre. Le Clavecin de Diderot Pauvert

surréalisme
n. m. Mouvement littéraire et artistique qui se constitua v. 1922-1923 sur la base d'un rejet systématique de toutes les constructions logiques de l'esprit et visant à soustraire au contrôle de la raison les différentes forces psychiques dont l'expression peut contribuer à un renversement libérateur des valeurs sociales, intellectuelles et morales.
Encycl. Le surréalisme, qui dérive du mouvement dada (V. ce mot), naquit en 1919 (premier numéro de la revue Littérature, fondée et dirigée par A. Breton, L. Aragon et Ph. Soupault), mais la rupture avec Dada ne se produisit officiellement qu'en 1922. En 1924, le Manifeste du surréalisme de Breton affirma l'existence du mouvement, défini par référence à l'écriture automatique et à la "toute-puissance du désir". Le surréalisme réunira de nombreux poètes (P. éluard, B. Péret, R. Crevel, R. Desnos, A. Artaud), prosateurs (R. Queneau, M. Leiris), peintres (M. Ernst, S. Dali, Y. Tanguy), photographes (Man Ray), cinéastes (L. Buñuel), etc., mais brouilles et scissions se multiplieront; la revue la Révolution surréaliste cessa de paraître en 1929. En 1930, dans un deuxième Manifeste, Breton flétrit les transfuges et décrivit l'échec du rapprochement avec le parti communiste. De nombreux groupes surréalistes naquirent hors de France, notam. en Belgique, où le groupe bruxellois se constitua dès 1925 (V. Nougé, Magritte, Scutenaire) et le groupe du Hainaut en 1934, et en égypte (V. Henein). En 1938, à Paris, une exposition internationale rassembla des oeuvres venues de quatorze pays. La guerre, en 1939, dispersa les surréalistes français mais, cette année 1939, Césaire publia à Fort-de-France Cahier d'un retour au pays natal et, dans les années 40, au Québec, le peintre Borduas et les Automatistes adoptèrent des positions proches de celles de Breton. En 1946, en Haïti, une conférence de ce dernier suscita la création d'une revue, la Ruche, dont le premier numéro entraîna des troubles politiques. (V. dossier Haïti, p. 1455). En France, après 1945, le surréalisme apparut comme une survivance.

⇒SURRÉALISME, subst. masc.
A. — LITT. [Chez Apollinaire] Attitude d'esprit, art en réaction contre le ,,naturalisme en trompe-l'œil``, qui ,,ouvre carrière à l'imagination du dramaturge``, en donnant ,,un libre cours à cette fantaisie qui est (une) façon d'interpréter la nature``, et qui mêle les genres, recourant aux ,,changements de ton du pathétique au burlesque``, à ,,l'usage raisonnable des invraisemblances (...) pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité``, en élevant ,,l'humanité au-dessus des pauvres apparences`` (d'apr. APOLL., Tirésias, 1918, préf. et prol.). L'idéalisme vulgaire des dramaturges (...) a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l'œil (...), j'ai pensé qu'il fallait revenir à la nature même, mais sans l'imiter à la manière des photographes. Quand l'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir (APOLL., Tirésias, 1918, préf., p. 866). V. apollinarien ex. 1.
B. — HIST. DE L'ART, LITT. Mouvement intellectuel, littéraire et artistique, ébauché vers 1919 à la suite du romantisme et du dadaïsme, défini par A. Breton en 1924, et principalement caractérisé par le refus de toute considération logique, esthétique ou morale, et des oppositions traditionnelles entre réel et imaginaire, art et vie, par la prépondérance accordée au hasard, aux forces de l'instinct, de l'inconscient libérées du contrôle de la raison, et qui veut surprendre, provoquer, qui cherche à dégager une réalité supérieure, en recourant à des moyens nouveaux: sommeil hypnotique, exploration du rêve, écriture automatique, associations de mots spontanées, rapprochements inattendus d'images, etc. Cannibale, puis Littérature, où le trio André BretonPhilippe SoupaultLouis Aragon, poussant à l'extrême les recherches d'Apollinaire et ressuscitant Lautréamont, jetait les fondements du surréalisme, sont de l'année 1919 (Civilis. écr., 1939, p. 34-4). Révolte absolue, insoumission totale, sabotage en règle, humour et culte de l'absurde, le surréalisme, dans son intention première, se définit comme le procès de tout (...). Machine à chavirer l'esprit, selon Aragon, le surréalisme s'est forgé d'abord dans le mouvement « dada » dont il faut noter les origines romantiques (CAMUS, Homme rév., 1951, p. 118):
1. C'est de très mauvaise foi qu'on nous contesterait le droit d'employer le mot surréalisme [it. ds le texte] dans le sens très particulier où nous l'entendons (...): Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer (...) le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale (...). Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve (...). Ont fait acte de surréalisme absolu MM. Aragon (...), Breton (...), Crevel, Delteil, Desnos, Éluard (...), Péret, Picon, Soupault...
BRETON, Manif. Surréal., 1er Manif., 1924, pp. 45-46.
PEINT., CIN. Tendance visant à représenter un monde étrange par d'insolites regroupements d'objets, par des collages, frottages, taches, trompe-l'œil, etc. et illustrée notamment par M. Ernst, A. Masson, S. Dali, R. Magritte, L. Buñuel. Une école s'est même constituée pour exploiter cette possibilité qui s'offre (...) au peintre d'entrer en contact direct avec l'inconscient: ce fut le surréalisme (HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p. 372):
2. Beau comme la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection, cette phrase de Lautréamont était alors devenue pour le surréalisme un véritable mot d'ordre, et il faut la considérer comme la clef d'Un chien andalou. La poésie d'un Benjamin Péret ou la peinture d'un Max Ernst se fondaient alors sur le « montage » paradoxal et disparate des formes ou des mots.
SADOUL, Cin., 1949, p. 189.
C. — P. anal. Ce qui évoque l'art, les méthodes du surréalisme (supra B). La spéculation (...), c'est le surréalisme dans les affaires (AYMÉ, Vaurien, 1931, p. 168). [P. Corneille] fait surgir la poésie des vases de poison (...), des solfatares de la fable ancienne (...). C'est du théâtre (...) qu'il crée avec ces soigneuses machines infernales (...). Mais c'est surtout (...) le surréalisme de l'histoire qui s'empare (...) de la scène (BRASILLACH, Corneille, 1938, p. 257).
D. — Par affaiblissement, mod., fam. Ce qui dépasse l'imagination, ce qui paraît complètement insensé. — Ton déménagement?Je suis en plein. À la maison, c'est le surréalisme absolu.Déménager c'est rien. C'est ranger (A. SCHIFRES, Les Parisiens, Paris, J.-Cl. Lattès, 1990, p. 229).
Prononc.:[syRR]. Étymol. et Hist. 1918 « surnaturalisme » (APOLL., loc. cit.); 1924 « mouvement intellectuel, poétique, littéraire, artistique » (BRETON, loc. cit.). Dér. de réalisme; préf. sur. Fréq. abs. littér.: 188. Bbg. GUYARD (M.-R.). Autoportrait des surréalistes dans les années 30... Trav. Lexicom. Lexicol. pol. 1978, n° 3, pp. 10-11. — ILIE (P.). The Term « surrealism » and its philological imperative. Rom. R. 1978, t. 69, pp. 90-102.

surréalisme [syʀʀealism] n. m.
ÉTYM. 1917, Apollinaire (le mot lui aurait été suggéré par Chagall ou, selon d'autres sources, par P. Albert-Birot), puis dans un sens général non technique v. 1920; d'après surréaliste.
Ensemble de procédés de création et d'expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient…) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues; mouvement intellectuel révolutionnaire affirmant la supériorité de ces procédés, qui se développa surtout en littérature et dans les arts plastiques, peinture, cinéma… (→ Insoumission, cit.; non-conformisme, cit.). || La négativité (cit. 1) du surréalisme. || Le surréalisme, suite du mouvement dada. || Écriture automatique prônée par le surréalisme.
1 Quand l'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir.
Apollinaire, les Mamelles de Tirésias, Préface, Pl., p. 865-866.
2 C'est de très mauvaise foi qu'on nous contesterait le droit d'employer le mot surréalisme dans le sens très particulier où nous l'entendons car il est clair qu'avant nous ce mot n'avait pas fait fortune. Je le définis donc une fois pour toutes :
surréalisme. n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer (…) le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.
A. Breton, Manifeste du surréalisme, p. 41-42 (1924).
3 Le premier film des Marx Brothers que nous ayons vu ici : Animal Crackers, m'est apparu, et il a été regardé par tout le monde comme une chose extraordinaire, comme la libération par le moyen de l'écran d'une magie particulière que les rapports coutumiers des mots et des images ne révèlent d'habitude pas, et s'il est un état caractérisé, un degré poétique distinct de l'esprit qui se puisse appeler surréalisme, Animal Crackers y participait entièrement.
A. Artaud, le Théâtre et son double, Deux notes, in Œ. compl., t. IV, p. 165.
CONTR. Naturalisme, réalisme; rationalisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.