AUTONOMIE
La notion d’autonomie ne peut être adéquatement saisie que si ses différents sens sont précisés à la fois dans leurs contextes historiques, dans leurs valeurs synonymiques et antithétiques, enfin dans les domaines et les activités auxquels ils s’appliquent.
Au sens littéral, autonomie signifie le droit pour un État ou pour une personne de se régir d’après ses propres lois. C’est le sens qu’on relève chez les historiens grecs: ainsi, Thucydide (III, XLVI) parle d’un peuple qui se soulève pour obtenir son indépendance, et Xénophon (Helléniques , V, I, 36), des Béotiens qui cherchaient à se rendre autonomes par rapport aux Thébains.
Cette notion doit être distinguée de celle d’autarchie , et rapprochée de celle d’autarcie. Littéralement, l’autarchie est le pouvoir absolu. Mais il faut noter qu’une façon de se donner ses propres lois (autonomie), c’est d’exercer sur les autres un pouvoir absolu (autarchie). Ainsi se trouve évoquée une première série de difficultés: à quelles conditions une collectivité peut-elle être la source des lois qui la régissent? L’autonomie implique-t-elle la souveraineté? S’accommode-t-elle, au contraire, de certains arrangements de dépendance mutuelle (comme dans des organisations de type confédéral), ou même de subordination (comme c’est le cas des États fédérés par rapport aux organes fédéraux)? Caractérise-t-elle seulement les relations extérieures des unités politiques, ou convient-elle aussi pour qualifier les groupements constitutifs (familles, professions, unités de résidence) dont sont composées les cités? Il ne semble pas que la pensée grecque soit allée très avant dans l’exploration de ces difficultés. Elle s’en tient à l’idée de l’autodétermination des unités politiques, plus précisément des cités, sans en chercher les limites ni les conditions.
Si l’autonomie ne se confond pas avec la souveraineté, elle doit être rapprochée de la suffisance , notion très courante chez les historiens, en particulier chez Thucydide (I, XXVII) lorsqu’il parle des gens de Corcyre qui «n’ont besoin de personne». C’est dans une acception beaucoup plus élaborée que la prend Platon (Politique , I, 2, 8) lorsque, définissant la communauté parfaite, il la qualifie d’autarcique, c’est-à-dire ayant atteint la limite de l’indépendance économique. La même idée est précisée par le contraste classique qu’établit la République entre les cités qui se suffisent à elles-mêmes et «celles qui dépendent en toutes choses des autres» (369 b).
1. Autonomie ambiguë
Autonomie et bonheur aristotélicien
La notion d’autarcie reçoit une dimension proprement morale dans la réflexion d’Aristote. Jusqu’ici, le terme ne s’applique qu’à des relations politiques. Il concerne maintenant l’individu humain, et l’objet qu’il vise dans la recherche du Bonheur. Ce qui distingue les biens particuliers et relatifs, c’est qu’ils ne valent point par eux-mêmes, et absolument, mais en vue d’autre chose. Le Bien se suffit à lui-même et est sa propre fin (Aristote, Éthique à Nicomaque , I, 7, 5). Par voie de conséquence, il «est ce qui par soi seul rend la vie digne d’être vécue, et délivre de tout besoin». Corrélativement, l’agent qui a atteint la possession d’un tel Bien a tout ce qu’il peut avoir, et se trouve parfaitement heureux.
Autonomie et liberté stoïcienne
Indépendance de toute régulation et de toute contrainte venant de l’extérieur, suffisance de besoins satisfaits sans que la cité ou l’individu ait à se constituer dans la dépendance de qui que ce soit, achèvement et perfection, tels sont les sens principaux attachés à la notion d’autonomie par la réflexion classique. Mais c’est sans doute chez les stoïciens – bien que le terme d’autonomie ne figure pas dans leur vocabulaire – qu’elle prend son expression la plus achevée. La pensée stoïcienne est construite sur la fameuse distinction entre les choses qui sont «en notre pouvoir», et celles «qui n’en dépendent pas». La détermination de ce qui relève de nous est d’autant plus malaisée que les stoïciens se placent dans la perspective d’une dépendance rigoureuse de toutes les parties de l’Universalité. Reste pourtant que l’individu humain peut prendre une conscience adéquate de ces liaisons, qu’il peut en prévoir les développements, qu’il peut choisir entre deux attitudes, l’une de passivité et d’ignorance, l’autre de consentement réfléchi (ou refuser). L’autonomie du sujet se situe au niveau du jugement , si l’on entend ainsi la capacité de prévoir et la capacité de choisir.
À partir de cette double capacité, chacun peut construire sa propre personnalité, qui constitue le dernier et le plus solide retranchement, le for intérieur. Ayant ainsi conquis la libre disposition de soi, le sujet, selon Épictète, ne prend ses consignes et ne rend de comptes qu’à lui-même: il est donc, au sens littéral, autonome .
Cette indépendance, que nous pouvons atteindre par l’usage que nous pouvons faire de notre capacité de juger, ne doit pas être confondue avec l’absence de toute détermination: contrepartie de la sagesse, elle n’est accessible qu’à celui qui a reconnu à la fois la liaison rigoureuse de toutes les parties de l’univers, l’enchaînement nécessaire des événements qui le concernent personnellement et la valeur irréductible du jugement individuel. C’est pourquoi, selon un paradoxe où les stoïciens récupèrent un des enseignements de la pensée classique, la souveraineté, c’est-à-dire la capacité de décider et de commander sans avoir à rendre compte à une instance supérieure, ne réside pas dans la domination, c’est-à-dire dans la contrainte efficace exercée par les autorités constituées, mais dans la sagesse, c’est-à-dire dans la distinction du Bien (la liberté du sage) et du Mal (l’esclavage des passions). De là deux conséquences: d’abord, la connaissance du Bien et du Mal est la condition de l’exercice légitime du pouvoir (en termes quasi platoniciens, il n’y a de rois que les sages), et, quant à ceux qui sont dépourvus de cette connaissance – qu’ils soient puissants ou misérables – ils se trouvent également dépourvus de tout droit.
La pensée stoïcienne s’est enrichie d’apports très nombreux, et, au cours d’une longue histoire qui la transporte de la Grèce à Rome, elle a élaboré plusieurs notions morales de la plus haute importance. Si nous savons distinguer ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous, nous pouvons accéder à une vertu que les Latins, Sénèque par exemple, appellent «constance», capacité de l’homme qui «toujours veut les mêmes choses, et toujours ne veut pas les mêmes choses». (Cette «constance», Épictète l’appelle aussi «homologie».)
La vertu ou la sagesse selon les stoïciens prennent leur forme la plus haute lorsque l’individu est libre. «Je suis libre, écrit Épictète, et ami de Dieu, afin de lui obéir volontairement et de bon gré: et il me faut ne m’incliner devant personne ni ne céder à aucun événement.» Cette liberté se caractérise donc par l’antithèse de l’indépendance vis-à-vis des autres hommes et des contraintes qu’ils prétendent exercer sur moi – tel est le fond de l’attitude du stoïcien vis-à-vis du tyran, ou plus généralement des autorités – et l’obéissance vis-à-vis de Dieu. Quant à ce Dieu, il est très important de remarquer qu’il est souvent pris comme synonyme de la «loi naturelle», c’est-à-dire, par opposition aux conventions et à l’arbitraire des lois de la société, «la raison souveraine et innée, qui nous commande ce que nous avons à faire» (Cicéron, De legibus , I, VI, 18), ou encore «la véritable loi [...] conforme à l’ordre, et qui est diffuse et la même chez tous les hommes».
Obéir à cette loi, c’est être libre, puisqu’elle ne nous commande que ce qui est conforme à la nature et à notre nature d’homme. L’obéissance est donc à la fois la condition de notre affranchissement et la réalisation de notre spontanéité. Elle nous permet d’accéder au Bien suprême, qui est appelé par Marc Aurèle ataraxie , c’est-à-dire insensibilité ou peut-être même sérénité.
La liberté stoïcienne enrichit considérablement la notion classique d’autonomie. Nous y retrouvons plusieurs composantes communes. D’abord, l’idée de suffisance; en second lieu, l’identité établie entre le Bien souverain de l’homme et cette indépendance qu’il conquiert en se soustrayant aux contraintes de l’extérieur (contraintes de l’étranger lorsqu’il s’agit de l’autonomie des cités, ou celles des passions qui asservissent l’individu). Ce que les stoïciens apportent de plus original (et cette vue sera explicitée dans le conflit qui opposera les «païens» et leur tradition au message chrétien), c’est l’identité qu’ils proposent entre la liberté et l’obéissance à la Raison (ou à la Nature).
Du blasphème pascalien au «respect» kantien
Cette obéissance a quelque chose d’ambigu, puisqu’elle nous constitue en individus parfaitement suffisants. C’est ce thème que Pascal développe avec éclat dans l’Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne. Après avoir fait crédit à Épictète, pris comme symbole de la sagesse «païenne», d’être «un des philosophes du monde qui a le mieux connu les devoirs de l’homme», il lui reproche d’avoir enseigné que nous pouvons par nos propres forces atteindre au Souverain Bien, nous dispenser de toute aide surnaturelle, en d’autres termes nous rendre absolument libres et nous passer de Dieu pour notre salut, à cause de l’autonomie de notre jugement («l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse»). Avec «ces principes d’une superbe diabolique» s’affirme une orgueilleuse suffisance qui est au fond un blasphème.
Par cette réflexion sur la philosophie des «païens», l’autonomie s’enrichit d’un apport qui sera repris et précisé par le mouvement des «lumières»: le sage se rendait autonome dans la mesure où il parvenait à se soustraire aux contraintes extérieures, pour se placer lui-même, et par une décision de son propre jugement, sous l’autorité de la loi naturelle. Quant au statut de cette loi, il restait passablement équivoque: ou bien elle était confondue avec Dieu lui-même, ou bien elle était présentée comme un ensemble de dispositions psychologiques à peu près permanentes et universelles. Mais, dans la variante psychologiste comme dans la variante théologique, la loi est un donné devant lequel doit s’incliner la volonté individuelle.
Un pas décisif est accompli quand la réflexion, au lieu de considérer seulement la loi, s’attache au processus dont la loi est issue. Il est vrai que la conception kantienne du Devoir insiste sur la soumission du sujet empirique (tel individu particulier) vis-à-vis d’une loi qui lui est extérieure et transcendante. L’attitude de «respect» exprime la transcendance de la règle, et l’indignité du sujet. Dans la mesure où le sujet n’accède à l’autonomie qu’à la condition d’être premièrement respectueux de la loi, l’autonomie kantienne est d’abord obéissance. Mais la réflexion sur cette loi qui nous prescrit d’être libres, qui nous ordonne de nous affranchir de toutes les déterminations «pathologiques» (la vieille équivalence entre les passions et la servitude est reprise par Kant), nous enseigne que la loi et la liberté sont une seule et même chose. La pensée rationaliste en tire une conséquence d’une portée considérable: elle nous enseigne à distinguer bonnes et mauvaises lois, les premières étant voulues par et pour des sujets libres, tandis que les secondes sont des moyens d’oppression, par lesquels les forts cherchent à abuser des faibles.
Le contrat social
L’autonomie apparaît alors non plus seulement comme la capacité d’agir selon la loi, ou par le respect pour la loi, mais de se donner à soi-même sa propre loi: ne retrouvons-nous pas ici l’idée classique relevée plus haut chez les historiens grecs? En fait, la conception moderne de l’autonomie est beaucoup plus radicale: elle ne touche pas seulement le niveau des constitutions politiques, elle s’attaque à la loi morale entendue comme idéal de la volonté qu’elle a pour fonction de gouverner. Pourtant, c’est au plan politique, et dans la théorie de la volonté générale, que le double sens de l’autonomie apparaît le plus clairement. Rousseau en donne dans le Contrat social l’exposé le plus saisissant: la volonté générale apparaît comme contraignante, et elle est en mesure et en droit d’obliger la volonté particulière qui entreprendrait de se soustraire à ses arrêts; d’autre part, elle n’est rien de plus que le Bien de chacun voulu à la fois par lui-même et par tous les autres. La contrainte, éventuellement la terreur qui «nous force à être libres», n’est pour ainsi dire que l’envers de la liberté; cela ne vaut que si la contrainte n’est pas la violence d’un homme sur quelques autres, mais la pression exercée d’une manière impersonnelle par le Tout sur quelques parties récalcitrantes.
L’autonomie ne doit pas être confondue avec l’anomie des passions; l’indépendance de l’ensemble ne signifie pas que latitude soit laissée aux éléments de faire sécession ou même de se soustraire à l’action régulatrice de l’ensemble. La pensée politique est alors placée devant une difficulté peut-être insurmontable: comment subordonner à une loi commune des individus qui conservent leur indépendance? Comment assurer à cette loi une autorité qui la rende efficace, tout en faisant d’elle autre chose qu’une pure contrainte? Pour sortir d’embarras, la pensée rationaliste postule une identité substantielle entre les individus (qui s’exprime par l’affirmation que l’unanimité est la situation normale dans une cité régie par la vertu), et fait de cette identité un idéal à réaliser par la volonté de chacun, qui reconnaît dans la liberté d’autrui la condition de sa propre liberté. L’autonomie n’est plus un état de suffisance que le sage tout seul serait capable d’atteindre, en obéissant à la loi de la nature; c’est un idéal qui doit être la règle de tous, dans la mesure où elle est voulue solidairement, et reconnue par chacun comme l’expression de notre liberté la plus intime et la plus essentielle.
2. La «solution autonomiste»
L’histoire de cette notion en fait apparaître l’extrême instabilité: être autonome, est-ce la même chose qu’être indépendant? Et quelle est la nature de cette loi qui assure à la fois notre obéissance et notre liberté? À ces deux questions, l’histoire politique contemporaine permet d’apporter quelques éléments de réponse. D’abord, c’est par rapport à l’État unitaire que la revendication d’autonomie est posée. Elle procède en général de groupes allogènes minoritaires à la fois du point de vue ethnique, linguistique et religieux. C’est le cas des Irlandais dans leur lutte contre le Royaume-Uni à partir de 1801, date à laquelle William Pitt décide de fermer le Parlement de Dublin et d’envoyer les députés irlandais siéger à Westminster, jusqu’à 1921, date à laquelle est proclamée l’indépendance de l’Eire. C’est aussi le cas des Hongrois dans l’Empire des Habsbourg, et vis-à-vis de la double monarchie à partir de 1867, celui des divers peuples slaves qui s’y trouvent inclus.
La revendication d’autonomie
La revendication pour l’autonomie peut prendre des formes très diverses, qui subissent au cours du temps une évolution très sensible, et en général dans le sens de la radicalisation. Elle peut commencer par la demande d’une tolérance pleine et entière à l’égard de la religion pratiquée par les allogènes: les Irlandais demandent à Londres la «désofficialisation» chez eux de l’Église d’Angleterre. Elle s’accompagne d’une revendication de l’égalité des droits vis-à-vis des ressortissants de l’ethnie dominante. Ces droits touchent la propriété (surtout en matière agraire, lorsque les grands propriétaires sont des étrangers), l’accès à la fonction publique, l’instruction et la formation universitaire (où se trouvent impliqués le problème de la langue officielle et celui de la religion établie), les droits civiques et électoraux, l’utilisation des ressources fiscales.
Ces diverses revendications peuvent d’abord conduire les allogènes à demander à être traités comme des membres «à part entière» de l’État unitaire; elles peuvent aussi leur inspirer le désir de se constituer «à part». C’est à partir de là que se développent les mouvements autonomistes. Il y a lieu de les distinguer des solutions fédéralistes et des divers types de décentralisation avec lesquels ils risquent d’être confondus.
Autonomie, fédéralisme et décentralisation
Le système fédéral suppose: une représentation des organes constitutifs (les États envoient au Sénat de l’Union nord-américaine deux délégués pour chacun des États); un exécutif commun (le président dans le cas américain); une instance judiciaire d’arbitrage (la Cour suprême).
Deux traits caractérisent les systèmes fédéraux: ils reposent sur la distinction entre un domaine commun et un domaine propre aux unités constitutives; mais, en ce qui concerne la politique commune, les unités constitutives ont voix au chapitre selon les modalités fixées par la Constitution.
C’est ce second point qui distingue le mieux fédéralisme et autonomie. Tandis que dans le premier cas, les affaires d’intérêt commun sont réglées solidairement par toutes les parties de l’ensemble, l’autonomie peut s’analyser comme un compromis par lequel les allogènes abandonnent, sans prétendre s’en mêler, un certain nombre de domaines (par exemple, diplomatie et défense) à l’État unitaire, à charge pour celui-ci de leur laisser les mains libres dans des secteurs où l’État unitaire juge que ses intérêts vitaux ne sont pas immédiatement en jeu. Aussi la pratique de l’autonomie est-elle extrêmement délicate. Elle dépend de la souplesse avec laquelle les frontières peuvent être maintenues sans accidents majeurs entre les parties du contrat qu’elle institue. L’histoire des rapports entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, la position des peuples dans l’ancienne Autriche-Hongrie sont à cet égard dignes d’une étude attentive.
La solution autonomiste se distingue aussi de la décentralisation administrative en ce que, dans ce second cas, l’État unitaire délègue un certain nombre de compétences sur lesquelles il continue à exercer son contrôle. Ces compétences sont plus ou moins nombreuses, le contrôle plus ou moins strict: c’est pourquoi la décentralisation n’est pas de l’ordre du tout ou rien, mais du plus ou moins. En tout cas le titre que l’autorité décentralisée invoque pour obtenir l’obéissance de ses ressortissants ne lui vient pas d’elle-même. Elle ne parle pas pour son propre compte (comme le fait l’État membre d’une fédération, dans la limite de ses compétences fiscales ou juridiques par exemple), mais dans des limites qui lui ont été assignées initialement par l’État unitaire, et sous la condition d’une supervision, dans une «liberté surveillée» – en particulier en matière financière. L’autonomie étant à mi-chemin entre le fédéralisme et la décentralisation, c’est dire le caractère instable d’une telle solution.
On peut encore le mettre en évidence en observant les demandes d’autonomie qui proviennent non plus de groupes ethniques allogènes, soumis à la souveraineté des États unitaires du XIXe siècle, mais des services publics de l’État moderne. Considérons une activité spécialisée s’exerçant dans un établissement public. La revendication d’autonomie s’exerce explicitement de la part des agents du service à l’encontre de l’État, «puissance commandante». Elle peut prendre la forme d’une demande de garanties statutaires, d’avantages et de protections diverses au profit du personnel. Mais elle peut aussi se prolonger dans la prétention des agents – ou de leurs représentants – à participer à la définition de la politique de l’établissement. Cette exigence peut aller jusqu’à l’exclusion de toute autre instance, soit celle de l’État, soit celle des «usagers», du service. Par l’autonomie parviendraient à se créer des unités subsistant en soi et par soi, soustraites à toute sanction de l’extérieur et à tout contrôle de l’État central: ainsi serait réalisée l’autogestion d’unités où les «producteurs» libres et égaux seraient souverains.
L’autonomie et la société industrielle
À la limite, cet idéal d’autonomie conduit à l’anarchie – pour autant qu’un contenu tant soit peu précis puisse être donné à cette notion. Il suffit, d’une part, de considérer chacune de ces unités comme contribuant également et de plein droit à la fonction gouvernementale (l’État devient alors une «coopération de services publics autonomes»), et, d’autre part, de reconnaître auxdites unités le droit de se donner chacune les règles qu’elle aura elle-même fixées sans avoir à solliciter l’approbation ou être soumise au recours d’une autorité hiérarchiquement supérieure. En fait, cette autonomie des services publics peut parfaitement conduire au démembrement de l’État, sans que la réalisation de l’idéal anarchiste de petites unités souveraines s’en trouve sensiblement avancée: la «puissance commandante» de l’État risque simplement d’être transférée aux syndicats.
La revendication d’autonomie dans les sociétés industrielles est particulièrement difficile: elle doit concilier la double exigence de spécialisation des tâches et de leur intégration dans un ensemble différencié. Si elle aboutissait à refermer sur elles-mêmes des unités trop petites pour bénéficier des avantages de l’«économie d’échelle», et trop isolées pour communiquer entre elles, elle risquerait de briser la société plus vaste qui les englobe, sans assurer aucune liberté réelle à ses membres; au contraire, elle pourrait placer les plus faibles et les moins actifs sous la tyrannie sans contrepoids des plus entreprenants. (Dans cette perspective pourrait être considérée la séquence chaos-terreur qui est si sensible dans l’histoire de la Révolution française.)
L’ambiguïté caractéristique de la notion d’autonomie est ainsi confirmée: ne se suffisent à eux-mêmes que les individus ou des collectivités libres, c’est-à-dire agissant selon des normes qu’eux-mêmes ont voulues, parce que la raison les reconnaît. La difficulté s’accroît lorsque les acteurs ne reconnaissent pas les mêmes valeurs, n’attachent pas le même sens aux mots de raison et de liberté.
La revendication d’autonomie vise alors à créer une situation dans laquelle chaque groupe différencié peut coexister avec les autres sous les conditions: qu’une certaine liberté de manœuvre lui soit réservée; qu’elle s’exerce pacifiquement; qu’elle ne le prive pas des avantages qu’il tirait d’une association plus étroite; que l’existence (sinon l’unité) de l’ensemble et les avantages qui en résultaient pour les parties ne soient pas remis en cause.
autonomie [ ɔtɔnɔmi; otonomi ] n. f.
• 1596, repris 1751; gr. autonomia, de autonomos → autonome
1 ♦ Droit de se gouverner par ses propres lois. ⇒ indépendance, liberté, self-government. Autonomie politique complète. ⇒ souveraineté. Réclamer l'autonomie (⇒ autonomisme) . Autonomie administrative, communale. ⇒ décentralisation, personnalité. — Autonomie financière : gestion financière indépendante.
2 ♦ (av. 1815) Philos. Droit pour l'individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet. ⇒ liberté. L'autonomie de la volonté (Kant).— Cour. Liberté, indépendance matérielle ou intellectuelle. Elle tient à son autonomie. — Dr. Principe de l'autonomie de la volonté, en vertu duquel les volontés individuelles déterminent librement les formes, les conditions et les effets des actes juridiques.
3 ♦ (XXe) Distance que peut franchir un véhicule, un avion, un navire sans être ravitaillé en carburant. Une autonomie de vol de six mille kilomètres. — L'autonomie d'un appareil électrique sans fil, son fonctionnement indépendant.
⊗ CONTR. Dépendance, soumission, subordination, tutelle.
● autonomie nom féminin (grec autonomia) Situation d'une collectivité, d'un organisme public dotés de pouvoirs et d'institutions leur permettant de gérer les affaires qui leur sont propres sans interférence du pouvoir central. Capacité de quelqu'un à être autonome, à ne pas être dépendant d'autrui ; caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d'autre chose : L'autonomie d'une discipline scientifique. Intervalle d'espace ou de temps pendant lequel un véhicule, un appareil peut fonctionner sans nouvel apport d'énergie, de carburant, sans intervention extérieure : Voiture qui a une autonomie de 300 km. ● autonomie (expressions) nom féminin (grec autonomia) Autonomie de la volonté, principe juridique en vertu duquel l'auteur d'un acte juridique a la faculté de le passer librement et d'en déterminer le contenu et les effets (sous réserve du respect des lois relatives à l'ordre public et aux bonnes mœurs). Autonomie financière, situation d'un service public qui, bénéficiant de ressources propres, administre librement ses dépenses. ● autonomie (synonymes) nom féminin (grec autonomia) Capacité de quelqu'un à être autonome, à ne pas être...
Synonymes :
- indépendance
- liberté
Contraires :
- dépendance
autonomie
n. f.
d1./d Indépendance dont jouissent les pays autonomes.
d2./d Liberté, indépendance morale ou intellectuelle.
d3./d Distance que peut parcourir (ou temps pendant lequel peut fonctionner) sans ravitaillement un véhicule terrestre, maritime, aérien ou spatial.
⇒AUTONOMIE, subst. fém.
A.— [En parlant d'un pays, d'une province, d'une commune, ou encore d'une nation, d'un peuple, gén. p. oppos. à une collectivité intégrante ou intégrée]
1. Fait de se gouverner par ses propres lois (p. anal. avec le droit dont jouissaient, sous les Romains, certaines villes grecques).
— P. ext. Fait, pour une collectivité, de s'administrer elle-même :
• 1. Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait ainsi un ensemble qui comprenait son culte, son droit, son gouvernement, toute son indépendance religieuse et politique.
FUSTEL DE COULANGES, La Cité antique, 1864, p. 259.
• 2. Les Alsaciens-Lorrains subissent un régime d'exception dans l'Empire allemand et ils demandent à être traités comme le sont les Bavarois, les Saxons, les Wurtembourgeois; voilà l'autonomie qu'ils réclament et que d'ailleurs on leur refuse. Mais il n'est nullement question de leur faire une situation autonome entre la France et l'Allemagne. Non, ce n'est pas d'une telle autonomie, d'une indépendance quelconque qu'il est question entre les Alsaciens-Lorrains et les Allemands.
BARRÈS, Mes cahiers, t. 8, 1909-10, p. 26.
SYNT. Autonomie administrative, douanière, économique, fiscale, politique; autonomie d'une commune, des colonies, des forces; les autonomies corporatives, locales; perdre, réclamer, refuser, retrouver l'autonomie; tenir à son autonomie; jouir de l'autonomie; être un champion de l'autonomie; être jaloux de son autonomie; besoin, volonté d'autonomie.
— Spéc. Autonomie des ports. ,,Régime administratif d'un port qui reçoit par décret la personnalité morale et s'administre lui-même. Ex. : Bordeaux, Le Havre. (L. 12 juin 1920)`` (CAP. 1936).
2. Fait, pour une collectivité, d'assumer et de vivre son particularisme, son individualité morale, culturelle :
• 3. Le secret, c'est que la Provence a ses dieux, qu'elle retrouvera son autonomie, sa personnalité, sa langue.
BARRÈS, Mes cahiers, t. 13, 1921, p. 113.
B.— P. anal.
1. [En parlant d'une pers.]
— Faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d'agir librement :
• 4. ... le désir d'autonomie est d'autant plus prononcé que la dépendance a été plus ressentie, mais il est aussi d'autant plus redouté par le sujet comme dangereux ou coupable que s'est formée en lui une secrète valorisation de sa soumission. Le révolutionnaire hésitant ou déchiré naît parfois de ce conflit...
MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 442.
— Liberté, indépendance morale ou intellectuelle :
• 5. C'est te déclarer libre, indépendant, sans maître, sans obligation; c'est par conséquent t'affranchir de la loi morale. Le principe de ton quiétisme, c'est donc un refus d'obéissance, c'est une sécession et en quelque sorte une révolte. Si dur, si triste, si pénible que soit l'isolement, il flatte néanmoins notre instinct d'antivasselage; il nous crée une autonomie altière et entière, il nous fait souverains, souverains sans sujets, sans puissance, sans grandeur, mais n'ayant à s'humilier devant rien ni devant personne.
AMIEL, Journal intime, 1866, p. 442.
SYNT. Autonomie intellectuelle, morale; l'autonomie de la conscience, de la pensée, de la raison, de la volonté; affirmer son autonomie.
— PÉDAG. ,,Organisation scolaire telle que les écoliers participent, dans une mesure plus ou moins grande, au choix des matières enseignées et à la discipline générale de l'école, de manière à apprendre à se gouverner eux-mêmes`` (PIÉRON 1963). L'autonomie des écoliers.
— PHILOSOPHIE :
• 6. Dans ce paradoxe d'une « détermination imprévisible » ne pourrait-on reconnaître la synthèse de nécessité et de contingence que les grands métaphysiciens identifièrent toujours à la liberté du sage, et qu'ils appellent « autonomie » parce qu'elle associe la spontanéité à la loi?
JANKÉLÉVITCH, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 211.
— PSYCHOLOGIE :
• 7. Quand la psychanalyse a remplacé un conflit inconscient et névrotique par un conflit conscient et humain, elle n'a pas, remarque Dalbiez, apporté une solution à ce dernier conflit, que seul le malade peut résoudre. Mais elle a haussé d'un plan les conditions de l'action et donné de meilleurs cartes à l'autonomie du moi contre les tyrannies du surmoi.
MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 730.
2. Spéc. [En parlant de la struct. ou du fonctionnement d'organismes naturels ou créés par l'industr. hum.]
a) ANAT. et PHYSIOL. L'autonomie biologique de la cellule :
• 8. Chacun de ces éléments possède son autonomie, c'est-à-dire sa vie propre. Ils ont chacun des propriétés spéciales (...) il y a aussi subordination et harmonie dans les mécanismes vitaux, sans quoi il ne pourrait pas y avoir d'unité ni d'ensemble dans la vie de l'organisme total.
C. BERNARD, Principes de méd. exp., 1878, p. 11.
— P. ext. Autonomie biologique de l'être :
• 9. Adieu, vous que j'aimais. Ce n'est point ma faute si le corps humain ne peut résister trois jours sans boire. Je ne me croyais pas prisonnier ainsi des fontaines. Je ne soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On croit que l'homme peut s'en aller droit devant soi. On croit que l'homme est libre... On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre. S'il fait un pas de plus, il meurt.
SAINT-EXUPÉRY, Terre des hommes, 1939, p. 237.
b) TECHNOL. (aéron., astronaut.). Autonomie cinétique; autonomie de manœuvre, de vol; autonomie d'un avion, d'un navire, d'un véhicule.
PRONONC. :[] ou [-]. Également [-] (PASSY 1914).
ÉTYMOL. ET HIST. — 1. 1596 « fait de se gouverner d'apr. ses propres lois » (HULSIUS, Dict. françois-alemand et alemand-françois d'apr. Behrens ds Z. fr. Spr. Lit. t. 23, 2e part., p. 12) attest. isolée; p. ext. av. 1815 « indépendance » contexte philos. (VILLERS, Kant, p. 138 ds LITTRÉ : Descartes effaça le honteux jurer sur la parole du maître, qui ôtait toute autonomie à la raison). 2. 1762 hist. anc. (Ac.).
Empr. au gr. « droit de se régir par ses propres lois, indépendance, autonomie (en parlant d'un État) » (THUCYDIDE 3, 46 ds BAILLY).
STAT. — Fréq. abs. littér. :303. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 19, b) 198; XXe s. : a) 240, b) 1 021.
BBG. — AQUIST. 1966. — BACH.-DEZ. 1882. — BARR. 1967. — BASTIN 1970. — BATTRO 1966. — CAP. 1936. — DUB. Pol. 1962, p. 68, 91, 105, 132, 134, 136, 187. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — FRANCK 1875. — GOBLOT 1920. — JULIA 1964. — LAFON 1969. — LAL. 1968. — Lar. comm. 1930. — LEMEUNIER 1969. — LITTRÉ-ROBIN 1865. — Méd. Biol. t. 1 1970. — MIQ. 1967. — PIÉRON 1963. — RÉAU-ROND. 1951. — ROMEUF t. 1 1956.
ÉTYM. 1596, repris 1751; grec autonomia, de autonomos. → Autonome.
❖
1 Droit, fait de se gouverner par ses propres lois. ⇒ Indépendance, liberté, self-government. || Autonomie politique complète. ⇒ Souveraineté. || Donner l'autonomie à des colonies. → Protectorat, cit. 3. || Personne qui réclame l'autonomie. ⇒ Autonomiste, nationaliste, particulariste, sécessionniste, séparatiste. || Autonomie administrative, communale. ⇒ Décentralisation, personnalité.
1 Chaque ville (de la Grèce antique) tenait fort à son autonomie, elle appelait ainsi un ensemble qui comprenait son culte, son droit, son gouvernement, toute son indépendance religieuse et politique.
Fustel de Coulanges, la Cité antique, III, 14, p. 240.
2 Les libertés locales (…) c'est-à-dire celles qui assurent aux habitants d'une circonscription l'autonomie administrative, en leur donnant droit de diriger eux-mêmes la gestion des intérêts locaux.
A. Esmein, Cours élémentaire d'histoire du droit franç., p. 2.
2.1 Autonomie ou intégration ? Eh bien les deux routes demeurent ouvertes. De Gaulle s'arrête au carrefour et il attend.
F. Mauriac, le Nouveau Bloc-notes 1958-1960, p. 111.
♦ Par ext. || Autonomie financière : gestion financière indépendante. || Autonomie économique. ⇒ Autarcie.
2 (Av. 1815). Philos. || Autonomie de la volonté : chez Kant, Caractère de la volonté pure qui ne se détermine qu'en vertu de sa propre essence. → 2. Anomie, cit. — Par ext. Cour. Droit pour l'individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet. ⇒ Liberté. || L'autonomie de la personne humaine.
3 Les doctrines néo-individualistes (…) prétendent que l'objet primordial de toute norme sociale est le respect de l'autonomie individuelle, puisque l'individu reste dans la société maître de lui-même, que la société n'existe et ne vit que par l'individu (…)
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. I, p. 84.
3.1 Mais, au fond, l'homme, qu'on dit animal social, n'est social que par surcroît. Le sentiment de son intimité, de son autonomie, est chez lui d'un ordre bien supérieur à celui de cette solidarité, dont la certitude ne joue qu'à la surface de l'être, tandis que l'autre se tient à son cœur.
Raymond Abellio, Ma dernière mémoire, t. I, p. 15.
♦ Cour. Liberté, indépendance matérielle ou intellectuelle. || Il tient à son autonomie.
♦ Dr. || Principe de l'autonomie de la volonté : principe en vertu duquel les volontés individuelles déterminent librement les formes, les conditions et les effets des actes juridiques sous réserve de respecter les lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs.
4 La volonté des particuliers n'est ni absolument libre, ni absolument assujettie par la loi; elle jouit d'une autonomie partielle (…) La liberté est la règle; la volonté privée est autonome, sauf les limites fixées par la loi.
M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. I, p. 119 (→ Intention).
♦ Polit. Attitude politique d'indépendance absolue par rapport aux structures politiques existantes et utilisation de méthodes d'action originales, parfois violentes.
3 (XXe). Distance que peut franchir un véhicule, un avion, un navire sans être ravitaillé en carburant. || Ce bateau a une autonomie de 500 milles. || Autonomie de vol.
5 Il ne savait pas exactement quelle était l'autonomie de vol du Pilatus (un avion), sans compter que Geoffrey l'avait certainement trafiqué.
Daniel Odier, l'Année du lièvre, p. 246.
❖
DÉR. Autonomisme, autonomiste.
Encyclopédie Universelle. 2012.