PERVERSIONS
La perversion se définit classiquement comme déviation de l’instinct sexuel. Aussi son étude systématique s’est-elle donné pour objet d’offrir une classification descriptive. C’est ainsi que doivent être comprises les œuvres considérables de Krafft-Ebing, de Henry Havelock Ellis et des divers auteurs qui se sont assigné pour tâche de dresser une nomenclature des perversions. On ne s’arrêtera pas à cette énumération, longue et au demeurant assez fastidieuse, des perversions sexuelles. On y note que la perversion concerne l’objet sexuel: le partenaire sexuel élu peut être un individu non point hétérosexuel, mais homosexuel [cf. HOMOSEXUALITÉ], très jeune (pédophilie, pédérastie), très âgé (gérontophilie), ou même le cadavre (nécrophilie)... L’objet sexuel peut également être l’animal (zoophilie, bestialité), un vêtement, une chaussure, un sous-vêtement (fétichisme), le pervers pouvant en outre se revêtir des vêtements de l’autre sexe (travestisme). C’est aussi la pratique sexuelle elle-même qui peut être pervertie : exhibitionnisme (des organes génitaux), voyeurisme, sadisme (recherche de la souffrance du partenaire), masochisme (le pervers érotisant sa propre souffrance), participation de tiers (un ou plusieurs) aux pratiques sexuelles, multiplication des actes sexuels (satyriasis, nymphomanie), ces diverses pratiques étant fréquemment associées les unes aux autres.
On remarquera qu’une telle énumération constitue en elle-même une interprétation implicite des perversions, car elle suppose un ordre naturel de l’instinct sexuel qui serait repérable soit par comparaison avec les pratiques de l’animal, soit par des recherches statistiques (Kinsey). Toute déviation serait donc liée à un substratum organique (Dupré), à une «dégénérescence» constitutionnelle (Magnan) dont il conviendrait de déceler par ailleurs les autres stigmates, morphologiques ou moraux, et pour laquelle il faudrait invoquer une transmission, ou pour le moins une prédisposition héréditaire.
Cette psychiatrisation de la perversion reste viciée par défaut de méthode en ce qui concerne l’observation de son objet. En effet, ce sont des médecins légistes qui ont fait une telle classification dans le souci de répondre aux problèmes médico-légaux résultant des actes délictueux et criminels commis par les pervers; en particulier, il s’agissait d’établir la «responsabilité» juridique du pervers criminel, et d’établir un pronostic en fonction d’une sanction légale éventuelle, celle-ci se trouvant ainsi élevée au rang d’auxiliaire thérapeutique.
L’apparente objectivité de telles études est fortement entachée par la pression judiciaire et sociale qui pèse sur l’observateur. Toute description, du reste, concourt à décrire comme «autre» (différent de l’observateur, du médecin, du juge) le pervers, c’est-à-dire à l’aliéner. Or, non seulement la référence implicite à un instinct sûr qui serait le fait de la majorité des hommes reste indémontrable, mais il est au contraire d’observation courante que toute vie sexuelle qualifiée de normale comporte des pratiques empruntant peu ou prou aux actes ou aux fantasmes pervers. On peut même dire qu’une sexualité qui prétendrait coïncider exactement avec la visée reproductrice ne pourrait être que le fait d’inhibitions majeures portant à méconnaître ce que la pulsion sexuelle comporte d’aveugle et de débordant.
Les écrits des pervers
L’étude des perversions est abordée avec plus de profit par la lecture des ouvrages écrits par les pervers eux-mêmes ou par ceux qui ont su reconnaître chez les pervers, selon le mot de Pierre Klossowski, leur «prochain», leur frère: Sade, Masoch, Jean Genet, ou Georges Bataille et Gilles Deleuze, parmi bien d’autres. La bibliographie concernant la perversion pourrait, sans grande perte, se limiter à celle des ouvrages censurés ! Car, ce que ne méconnaît pas une telle littérature, c’est que le lecteur (pas plus que l’auteur) d’un ouvrage traitant des différentes formes de l’érotisme et, par conséquent, de la perversion ne peut prétendre rester indifférent, «objectif» devant un tel sujet. Il est intéressé, séduit ou horrifié, «perverti» peut-être. Et ceux-là même qui s’érigent en censeurs des ouvrages dits pornographiques, magistrats, policiers, psychiatres ou prêtres, en condamnant le pervers, ne pratiquent rien d’autre qu’une rétorsion sadique à l’endroit de ce qui ne les laisse eux-mêmes nullement insensibles. Les raisons invoquées par l’appareil coercitif ne seraient ainsi que faux-semblants destinés à assurer la bonne conscience de ceux qui appliquent les sanctions. Il est de fait que les mesures de libéralisation (par exemple au Danemark) en ce qui concerne les publications et les pratiques érotiques et perverses n’ont entraîné aucune catastrophe, mais au contraire une régression importante des crimes sexuels, ainsi qu’une diminution non moins notable de l’intérêt plus ou moins morbide porté par le public à l’égard de ce qui était précédemment interdit.
On ne saurait donc parler des perversions aujourd’hui sans tenir compte de ce très important courant qui porte à la désaliénation des pervers, et qui s’accentue à mesure qu’on discerne qu’il n’est pas de sujet réputé normal qui serait inaccessible à l’attrait de la perversion. De même, il n’est pas possible de tenir pour négligeable le fait que nous sommes redevables à des «pervers» d’une part considérable des textes et poèmes parlant de l’amour (Socrate, Sapho, Shakespeare...), ainsi que des œuvres artistiques et philosophiques qui font partie du patrimoine commun.
Perversion et psychanalyse
La psychanalyse s’est intéressée très tôt aux perversions, au moins pour avoir retrouvé sous la forme de «fantasmes» pervers un équivalent imaginaire des pratiques perverses chez tous les sujets, normaux et névrosés. Une hypothèse génétique conduit ainsi à considérer l’enfant comme un «pervers polymorphe», c’est-à-dire capable de s’adonner à toutes les perversions, lesquelles existent donc sous forme de pulsions partielles. Seuls les processus du refoulement et de la sublimation concourent à lui faire adopter peu à peu une érotisation génitale privilégiée et même exclusive. La névrose est interprétée comme la conséquence d’un refoulement excessif des pulsions partielles, alors que les perversions seraient une mise en acte de ces mêmes pulsions partielles destinées normalement à rester inconscientes. La névrose serait ainsi le «négatif des perversions» (Freud). Certains auteurs ont été amenés à interpréter les perversions comme dues à une insuffisance d’intériorisation des instances inhibitrices, à une défaillance du Surmoi au regard de la pression des pulsions partielles constitutives du Ça.
On ne manquera pas de remarquer qu’en privilégiant ainsi une certaine conception génétique du développement libidinal, on réintroduit la notion d’un ordre naturel de l’instinct sexuel, lequel serait ordonnateur par rapport aux pulsions partielles. La référence à une instance normalisante s’y trouve explicitement réintroduite, et les perspectives thérapeutiques qui en découlent sont elles-mêmes normatives, pour ne pas dire moralisatrices, en préconisant nécessairement le renforcement du Moi et du Surmoi. Cela conduit le psychanalyste à adopter une position fort peu conforme à celle qui fut introduite par Freud et qui vise à desserrer les contraintes d’un Surmoi aveugle. Aussi les auteurs ayant défendu une telle interprétation des perversions sont-ils amenés à les classer parmi les contre-indications de la psychanalyse.
Désaveu de la différence des sexes (Verleugnung) et division du Moi (Spaltung)
C’est à l’une des toutes dernières publications de Freud (sur le fétichisme) que l’on doit une approche véritablement féconde de la perversion. On sait l’importance que la théorie psychanalytique accorde à la découverte, par l’enfant, de la différence des sexes. C’est en fonction de cette différence que s’organise le désir sexuel, l’enfant ayant à y prendre conscience de son identité sexuelle, et de ce que celle-ci lui commande dans son rapport aux autres et singulièrement dans son rapport à ses père et mère. C’est donc à partir de ce savoir nouvellement acquis que l’œdipe prend sa fonction normative en permettant à l’enfant de constituer les idéaux qui ordonneront sa vie sexuelle. Une telle acquisition prend les formes du complexe de castration chez le garçon, de l’envie du pénis (penis-neid ) chez la fille.
Freud a montré que, pour le fétichiste, la découverte de la différence des sexes n’était pas frappée de refoulement (comme pour le névrosé), mais que le jeune garçon répudiait la découverte qu’il venait de faire (l’absence de pénis chez sa mère), qu’il désavouait ce qu’il avait découvert et ce que cette découverte impliquait pour lui dans sa position subjective à l’égard du désir. C’est donc ce «désaveu» (Verleugnung ) qui constitue l’originalité de la position du fétichiste, amené à se satisfaire de l’érotisation du vêtement (ou sous-vêtement) féminin aperçu sur la route de la découverte rejetée.
La connaissance de la différence des sexes (et de la position subjective que cela implique pour celui qui a acquis une telle connaissance) n’est donc pas à proprement parler frappée de forclusion (Verwerfung ) comme dans la psychose. Freud nous dit que tout se passe comme si le fétichiste gardait pour une part l’ancienne croyance infantile concernant l’existence d’un pénis chez la mère, tandis que pour une autre part il se résigne aux conséquences de cette différence des sexes. Ainsi est-il partagé; son Moi se trouve divisé (Spaltung ) entre les deux croyances contradictoires.
Il n’est pas apparu aux successeurs de Freud que ce processus de division était le fait des seuls fétichistes, ni même des seuls pervers (Melanie Klein parle de splitting de l’Ego, notion à laquelle Freud se réfère explicitement; voir aussi l’article d’O. Mannoni : «Je sais bien, mais quand même»). Jacques Lacan surtout a repris et développé cette notion de Spaltung , autour de laquelle il articule la position du sujet au regard de son désir et l’objet du désir (objet dit a ). Ce n’est pas le lieu de montrer ici les développements considérables qui ont été rendus possibles à partir de ces notions, en particulier pour situer la place du fantasme dans l’organisation psychique et libidinale de l’homme. Remarquons seulement que cette interprétation extensive d’un concept introduit par Freud est du même ordre que celle qui avait été faite par Freud lui-même en ce qui concerne le processus de refoulement, dont l’existence est repérable chez le sujet normal comme chez le névrosé.
Il semble de la plus grande importance de noter que c’est en démontrant l’universalité des mécanismes qui déterminent névrose, psychose et perversion qu’on désaliène le plus sûrement les sujets qui en sont atteints. C’est en ne perdant pas de vue cette identité des processus qu’on peut désormais s’intéresser aux pervers autrement que pour les cataloguer et les écarter, puisque nous découvrons ainsi qu’ils ont à nous apprendre, sur l’organisation libidinale, des faits qui nous concernent tout autant qu’eux-mêmes.
La structure perverse
C’est à Lacan et à ses élèves qu’il revient d’avoir repris la notion de perversion en termes de structure. Cela signifie que, à la dimension génétique, donc diachronique, qu’on vient d’indiquer, il convient, pour décrire la perversion, d’ajouter une dimension synchronique, rendant compte de l’articulation entre elles des différentes instances psychiques. En effet, le pervers se caractérise moins par ses pratiques sexuelles (dont il est facile de montrer qu’elles sont généralement multiples et relativement contingentes) que par une organisation psychique qui déborde sa vie purement érotique.
Le rapport du pervers à la Loi est particulièrement significatif. Loin de l’ignorer, comme on l’a dit parfois, en alléguant un quelconque défaut de Surmoi, «le pervers provoque et défie la Loi». Par là, il s’assure de sa présence et de ce que quelqu’un se trouve toujours quelque part pour la lui rappeler (quitte à encourir des sanctions... aussitôt dénoncées comme abusives). C’est par là qu’il se fait soutien de l’existence d’une Loi dont il n’a pas réussi à éprouver la solidité, en la rattachant à son origine dans la différence des sexes et l’interdit de l’inceste. Mais le pervers, s’il provoque (et finalement interroge), au-delà de l’appareil législatif de la société, celui qui est le support familial de la Loi (c’est-à-dire le père), est également soucieux d’établir les fondements mêmes de toute Loi, et il devient volontiers moraliste: Sade est un prêcheur, et tout pervers se découvre volontiers une vocation d’éducateur ou d’initiateur. De même, la remise en cause des «valeurs» l’incline à refaçonner et réinterpréter la réalité communément observée dans une transfiguration poétique, artistique ou mystique. Aussi certaines activités de cet ordre sont-elles particulièrement recherchées par les pervers, qui souvent y excellent.
Bien qu’on ne puisse décrire ici les divers aspects de la structure perverse, il conviendrait tout particulièrement d’indiquer la place éminente qu’y occupe la jouissance , recherchée, et parfois de façon compulsionnelle, non seulement pour elle-même, mais surtout en tant qu’elle représente pour le pervers une expérience extrême (proche d’ailleurs de l’angoisse) qui serait à l’abri de la tromperie et constituerait ainsi la véritable épreuve de réalité. Le corps, la différence des sexes ayant été éludée (Verleugnung ), se trouve ainsi situé dans son double rapport à la jouissance et à la mort, ce qui pose le problème du masochisme.
La perversion tend, à la faveur de cette notion de structure perverse , à déborder largement le cadre étroit que lui assignait une nosographie descriptive pour désigner un ensemble structuré qui est loin de se traduire seulement sous des formes négatives et répréhensibles d’un point de vue médico-légal. D’autre part, sur le plan de la nosologie psychiatrique, on découvre qu’il est intéressant de situer le pervers moins par rapport à une pratique sexuelle (qui serait qualifiée de normale) que par rapport à d’autres organisations de la vie libidinale, celles en particulier qui sont repérables comme structures du névrosé et du psychotique.
Encyclopédie Universelle. 2012.