FAIT DIVERS
Récit d’événements variés considérés comme peu importants, le fait divers n’appartient à aucune actualité: il n’est ni politique, ni social, ni économique, ni culturel et pourtant il occupe une surface importante des journaux et hebdomadaires. Alimenté par les accidents, les catastrophes naturelles, les curiosités de la nature, les actes héroïques, les crimes ou les suicides, il décrit ce qui semble hors du commun quotidien, que ce soit par l’action elle-même ou par la spécificité des personnes impliquées. Ses règles particulières d’écriture confirment sa place hors de l’actualité. Mais il reste néanmoins intelligible, hors de tout contexte, car les principes narratifs qui le fondent ramènent ses contenus, ses situations et ses personnages à des stéréotypes, dont le mythe est l’illustration noble, engendrés par des interrogations universelles sur la vie, la mort, la destinée ou la nature humaine.
Le fait divers pose aussi un certain nombre de problèmes. Du point de vue de la pratique journalistique, il révèle la contradiction entre la satisfaction des attentes des lecteurs, la préservation de la vie privée des personnes impliquées et la morale professionnelle elle-même. Du point de vue sociologique, on peut se poser la question de l’influence des récits de fait divers sur la délinquance, d’une part, et sur la propagation de certaines idéologies, d’autre part.
1. Définition et typologie
Le fait divers est le plus souvent défini aujourd’hui par la négative; il ne relève d’aucune actualité, ni politique, ni économique, ni sociale, ni culturelle... Il peut néanmoins illustrer à l’occasion un fait de société. Cette conception doit beaucoup à la définition que Roland Barthes en a donnée en 1966 dans ses Essais critiques : «Le fait divers procéderait d’un classement de l’inclassable, il serait le rebut inorganisé des nouvelles informes... désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l’homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs...» Cela explique sans doute la connotation péjorative prise par cette expression dans la seconde moitié du XXe siècle, distinguant ainsi une actualité noble d’une actualité méprisable, celle des «chiens écrasés», que les journalistes affectent de nommer parfois la «poubelle de l’information».
Pourtant, au siècle dernier, le Grand Larousse du XIXe siècle ne dédaigna pas d’en donner sinon une définition claire, du moins une description, alors même que l’expression n’avait que quelques années d’existence: «Pour cette rubrique, les journaux groupent avec art et publient régulièrement les nouvelles de toutes sortes qui courent le monde: petits scandales, accidents de voiture, crimes épouvantables, suicides d’amour, couvreur tombant d’un cinquième étage, vol à main armée, pluie de sauterelles ou de crapauds, naufrages, incendies, inondations, aventures cocasses, enlèvements mystérieux, exécutions à mort, cas d’hydrophobie, d’anthropophagie, de somnambulisme et de léthargie, les sauvetages y entrant pour une large part et les phénomènes de la nature tels que les veaux à deux têtes, crapauds âgés de quatre mille ans, jumeaux soudés par la peau du ventre, enfants à trois yeux, nains extraordinaires...»
En effet, c’est en 1863, dans Le Petit Journal fondé par M. Millaud, premier quotidien populaire (vendu 5 centimes) et qui devait atteindre un tirage supérieur au million d’exemplaires, qu’apparaît pour la première fois le terme fait divers . Jusque-là, le fait divers, nommé nouvelles curieuses ou singulières , alimentait plutôt les canards et les feuilles volantes, vendus à la criée. Il va acquérir progressivement une place importante dans la presse quotidienne, nationale ou régionale, et dans certains hebdomadaires qui vont se spécialiser dans cette catégorie d’information.
La définition donnée par le Larousse du XIXe siècle propose une typologie des thèmes du fait divers que l’on peut regrouper en catégories et qui est, aujourd’hui encore, utilisable.
La première catégorie, et la plus rare, est le trait d’humanité, la célébration de héros positifs, de héros de l’ordre (sauveteurs).
Les autres, les plus nombreuses, sont des célébrations de transgressions : à travers le culte de certains criminels, l’exotisme de la pègre entraîne le lecteur dans un monde marginal et interdit. Les monstruosités et curiosités de la nature sont également des transgressions de l’ordre; c’est la nature sauvage, inquiétante, qui se montre ici rebelle à sa domestication.
Enfin, la mort, qui est la transgression suprême, à la fois phénomène naturel en soi mais extraordinaire dans certaines de ses manifestations, est représentée sous des formes variées. Au XIXe siècle, les exécutions tenaient une large place. Les débats contemporains ayant entraîné la suppression de la peine de mort, le spectacle de la mise à mort expiatoire de la transgression criminelle n’existe plus. Mais il reste les accidents, les crimes, les suicides qui ne sont retenus que quand ils sont chargés d’une certaine irrationalité: infanticide, série criminelle... C’est en fonction de cette large place faite à la mort dans le fait divers qu’on l’a parfois qualifié de chronique du sang .
Cette brève thématique révèle le caractère universel des faits divers, toujours ressassés et toujours réinventés. Personnages et situations stéréotypés fondent les archétypes du fait divers, ce qui explique la permanence de la chronique à travers le temps, quels qu’en aient été les supports successifs depuis les récits oraux (qui fondent encore aujourd’hui les rumeurs) jusqu’aux récits détaillés de la presse spécialisée (Ici-Paris , Qui? Police ou France-Dimanche , voire France-Soir ou Le Parisien ). C’est cette universalité qui va permettre la réappropriation du fait divers par la littérature, qui, elle aussi, propose des archétypes. L’utilisation, dès le second Empire, à la suite de Gaboriaud, du fait divers comme aliment du romanesque va permettre au feuilleton de connaître son apogée, rubrique particulièrement appréciée par les lecteurs de la presse à bon marché des débuts de la IIIe République. Cette universalité du fait divers explique qu’il soit tout à la fois transhistorique et transculturel.
2. Structure et fonction du récit
Le récit de fait divers contient en lui-même toutes les informations nécessaires à sa compréhension: c’est en ce sens qu’il faut prendre la qualification d’«information totale» que lui accorde R. Barthes (op. cit. ). Sa structure le clôt sur lui-même. Il répond à toutes les questions que l’on se pose sur l’événement et ses acteurs «Quid? Quis? Ubi? Quibus auxiliis? Cur? Quomodo? Quando?» (G. Auclair, 1982). L’événement s’est produit, l’action est terminée, il ne s’agit plus que d’expliquer, d’où l’agencement fixe des éléments narratifs: retour en arrière pour les circonstances, description des personnages, position de l’énigme qui entretient le suspense, car sa résolution n’est pas toujours aisée. Ce récit est réglé par une logique, dont les éléments sont des procédés narratifs invariants: disproportion entre le motif et l’acte pouvant aller jusqu’à l’absence de motif, critère de la rareté soit du fait lui-même, soit de sa cause, soit de la qualité des personnes y participant qui, un jour, adoptent un comportement qui les fait «déraper» du banal quotidien. Ce récit paraît autosuffisant. Le fait divers à rebondissements, celui des grandes affaires criminelles dont la résolution prend du temps, est perçu comme un roman-feuilleton, dont les épisodes s’enchaînent pour préserver, jusqu’à la fin, le mystère. Cette structure fermée du récit de fait divers le fait appartenir de manière privilégiée à un numéro du journal. Le fait divers fait partie de ces catégories d’articles qui marquent l’autonomie d’un numéro par rapport à la collection, par rapport à l’écoulement du temps et donc par rapport au rythme de l’actualité...
Au-delà de la structure du récit, le fait divers bénéficie, au sein du journal, d’un traitement particulier pour sa mise en valeur. En particulier dans la presse populaire, il est généralement illustré: la photo accrédite sa réalité, l’authentifie. Le choix des titres vise à capter l’attention du public, mais, assez souvent, le titre en promet plus que la chronique n’en tient!
Défini comme le récit d’une transgression, soutenu par des structures stéréotypées qui lui confèrent son universalité, le fait divers remplit, vis-à-vis de ses lecteurs, une fonction psychosociale. Le fait divers sort le lecteur de la monotonie du quotidien, lui ouvre un espace de rêve où la transgression des contraintes normatives de la société devient possible, voire réelle. «La relation d’un fait divers met en jeu les affects inconscients de celui qui le lit. Cette implication rend le sens ambigu et son discours équivoque. Éminemment polysémique, elle ne livre pas un message clair et bien défini, mais se présente plutôt comme un champ ouvert où le lecteur serait invité à projeter ses propres fantasmes [...]. Le récit de fait divers entretient avec notre inconscient des relations qui reflètent notre propre ambivalence et jamais une seule lecture ne parvient à le cerner totalement. Il doit être lu entre les lignes, au-delà des mots. Il est un lieu d’exercice de l’imaginaire» (A. Monestier, 1982).
Le fait divers laisse donc entrevoir, à côté de la logique sociale, une «autre» réalité, «détraquée», illogique. L’ensemble des signes qui le constitue oscille entre une logique rationnelle et une logique subjective qui échappe au contrôle de la raison. Ce qu’il rapporte est le révélateur d’un arrière-monde, qui engendre l’angoisse. Ainsi perçu et répercuté, le fait divers peut être utilisé par l’individu comme exutoire à des réactions passionnelles. Confortablement installé dans son univers familier, il peut se laisser aller au plaisir de la transgression par procuration, se dépayser, sortir de sa grisaille quotidienne. Mais, en même temps, il se trouve confronté aux interrogations universelles de l’homme sur son destin.
3. Fait divers, journalisme et société
Le succès de la chronique du fait divers pose des problèmes à la fois aux journalistes et aux sociologues.
Ce goût pour le fait divers manifesté par le public ne contraint-il pas parfois la presse, pour des raisons purement économiques, à créer des pseudo-événements, à distordre la réalité pour faire passer l’anecdotique devant le social ou le politique? En effet, il est avéré que le tirage du journal augmente quand il titre sur un fait divers typique: infanticide ou cambriolage particulièrement osé. Ce grossissement de certains événements peut avoir des conséquences dramatiques sur les personnes impliquées: c’est l’objet de la nouvelle d’H. Böll, L’Honneur perdu de Katharina Blum , dans laquelle l’auteur dénonce les dangers des débordements mensongers de la presse à sensation. Il s’agit là d’un problème de déontologie professionnelle: jusqu’où le journaliste a-t-il le droit d’aller dans les hypothèses et les suppositions, au risque de nuire directement ou indirectement aux personnes impliquées? Le mécanisme de ces enquêtes très approfondies dans l’intimité de la vie privée menées par la presse à sensation a été décrit par G. Wallraff, dans Le Journaliste indésirable à partir de l’exemple du premier quotidien allemand Bild Zeitung , qui fonde son succès sur l’exploitation des faits divers. Il montre comment la satisfaction de la curiosité des lecteurs avides de toujours plus de détails, de toujours plus de précisions passe avant les considérations morales ou déontologiques auxquelles devraient souscrire les journalistes.
Par ailleurs, certains sociologues et professionnels de la justice jugent sévèrement cette rubrique du fait divers, en particulier quand il s’agit de faits divers sanglants. Ils pensent que, tout en satisfaisant les penchants refoulés par les contraintes sociales de la plupart des lecteurs, elle peut, dans certains cas, inciter des individus à s’identifier réellement aux acteurs des récits rapportés et, donc, à passer eux aussi à l’acte, criminel par exemple. La description de la violence quotidienne entraîne tout à la fois l’indifférence et la terreur: elle peut provoquer dans l’opinion publique un sentiment d’insécurité susceptible d’entraîner l’adhésion à des idéologies politiques autoritaires qui fondent leur argumentation sur la nécessité de renforcer la sécurité – ce qui conduit, à terme, à restreindre les libertés publiques et privées. Or, s’il ne semble pas que le spectacle de la violence ait une incidence directe sur les comportements délinquants, il peut en avoir sur les mentalités et les opinions d’un public que ces faits angoissent.
fait divers ou fait-divers
n. m. Information qui relate un événement (crime, vol, accident, etc.) touchant des particuliers; cet événement lui-même. Un étrange, un sanglant fait divers.
|| (Plur.) Rubrique concernant ces événements, dans un journal.
fait divers [fɛdivɛʀ] n. m.
❖
♦ Nouvelle ponctuelle, concernant des faits non caractérisés par leur appartenance à un genre; fait de ce genre, souvent dans le domaine délictueux ou criminel (dans le contexte journalistique). Syn. : informations générales. || Rubrique des faits divers. || Un fait divers spectaculaire, sanglant. || Entretien sur des faits divers, œuvre de J. Paulhan (1945).
0 À l'opposé des journalistes dont nous venons de parler — qui suivent des séries d'événements complexes — se trouvent les reporters d'informations générales qui, eux, traitent des événements presque toujours imprévus et sans lien entre eux : les faits divers. La diversité des faits en question exige du reporter une grande souplesse d'adaptation à des événements et à des environnements successifs complètement différents.
Philippe Gaillard, Technique du journalisme, p. 68-69.
❖
DÉR. Fait-diversier.
Encyclopédie Universelle. 2012.