ENZYMES
Tous les organismes sont le siège de certaines réactions chimiques communes connues sous le nom d’activité métabolique. Il existe de nombreuses différences de détail dans le métabolisme des divers organismes actuellement connus. Cependant, ils sont tous contraints de synthétiser les constituants universels de la matière vivante à partir des matériaux que leur fournit l’univers qui les entoure et de produire, à partir de sources extérieures, l’énergie nécessaire à ces synthèses sous la forme de « liaisons riches en énergie».
Dans les cellules, ces réactions chimiques ne se produisent à une vitesse appréciable, dans leur immense majorité, que parce qu’elles sont réalisées en présence de catalyseurs biologiques très spécifiques, de nature protéique: les enzymes (anciennement diastases). Ce fait très caractéristique distingue les réactions biochimiques de la plupart des réactions de la chimie organique (et, dans certains cas, de la chimie minérale). En d’autres termes, la vitesse d’une réaction donnée dépend non seulement des concentrations du substrat et du produit final, mais aussi de l’existence d’une molécule de protéine spécifique, que l’on retrouve intacte en fin de réaction. Au cours de la réaction, la concentration du produit s’élève, celle du substrat diminue suivant une relation stœchiométrique, mais la concentration de l’enzyme reste constante. Ainsi, l’étude de la cinétique de telles réactions est très utile non seulement pour l’analyse de ces réactions, mais pour celle des propriétés et des modes d’action possibles de l’enzyme appropriée. Sur le plan moléculaire, il reste en revanche beaucoup de points à élucider dans les interrelations entre la structure et la fonction de ces substances.
D’une façon générale, il existe autant d’enzymes qu’il y a de réactions chimiques dans la cellule (plusieurs milliers); ces dernières ne se produisent pas indépendamment ni sans contrôle. Les enzymes sont en effet des catalyseurs hautement spécifiques, généralement d’une seule réaction chimique. La faculté que possède une enzyme particulière de catalyser la réaction de la déshydrogénase lactique plutôt que la réaction de l’hexokinase est déterminée par sa structure primaire, c’est-à-dire la séquence des acides aminés dans ses chaînes polypeptidiques. Or l’information nécessaire à la synthèse protéique, donc à celle des enzymes, est intégrée sous forme codée dans l’ADN des chromosomes. Les réactions biochimiques sont en conséquence sous contrôle génétique. Inversement, par un phénomène de rétroaction, les métabolites formés par ces enzymes peuvent réprimer leur synthèse en agissant soit au niveau du support de l’information génétique (répression), soit au niveau enzymatique (rétro-inhibition).
L’étude de ces mécanismes régulateurs constitue la biologie et la génétique moléculaires. Les progrès réalisés dans ces domaines, parallèlement à ceux de la biochimie, permettent de penser que la vie n’est pas une propriété, subtile et insaisissable, de la matière: les processus fondamentaux de la vie sous toutes ses formes, des mécanismes de l’autoreproduction aux manifestations de la pensée humaine, sont déterminés par des propriétés moléculaires simples.
«Toutefois, si une grande partie des études sur les régulations ne peuvent être menées que par le biais de l’analyse des enzymes, en soi, et dans leurs propriétés, une analyse du même ordre peut être faite pour tous les domaines de la biologie, dont le dénominateur commun est placé à l’échelon moléculaire et constitue précisément l’enzymologie. Ainsi, une substance utilisée en médecine n’a de propriétés pharmacologiques que parce que, directement ou indirectement, elle modifie le fonctionnement d’une enzyme ou d’un système d’enzymes. L’enzymologie est donc en réalité moins une science autonome qu’un instrument essentiel de la compréhension et de l’intégration des différentes disciplines composantes de la biologie contemporaine» (G. Gachelin).
Quant à l’enzymologie pathologique, elle a certes un intérêt pratique; elle est un auxiliaire du diagnostic précieux pour le médecin. Mais son intérêt théorique est encore plus grand: elle a pris son essor parallèlement à la génétique et à la biochimie. En effet, son but est de comprendre les processus pathologiques au niveau moléculaire.
1. Généralités et classification
Historique
Dans les organismes, les réactions biochimiques ne peuvent s’accomplir à des températures très élevées, et la plupart d’entre elles s’effectuent grâce à la présence des catalyseurs organiques, les enzymes, lesquelles ont donc pour fonction, à l’échelle moléculaire, d’accélérer les réactions thermodynamiquement possibles en abaissant l’énergie d’activation des molécules participantes. Cette définition actuelle est passée par différentes étapes, dont il est intéressant de suivre la genèse. D’autre part, depuis le début des recherches sur la structure primaire des protéines, un nouveau domaine a été ouvert: il consiste à étudier la variation des séquences des acides aminés au cours de l’évolution biologique.
La première réaction catalytique fut décrite par Vogel en 1812: il s’agit de la combinaison à basse température d’hydrogène et d’oxygène en présence de charbon. Pour rendre compte de cette observation et d’une série d’autres, Berzelius a introduit le concept de catalyse en 1834. Non sans audace, il a aussitôt suggéré que de très nombreuses réactions catalysées devaient se dérouler au sein des organismes. À cette époque, on avait déjà montré que certaines réactions étaient activées par des extraits de fragments d’organismes ou par des organismes. Ainsi, Planche avait, en 1810, démontré l’oxydation du gaïac par des racines de végétaux. Kirchhoff (1816) avait observé la formation de sucre dans des infusions de farine de grains germés, puis Dubrunfaut (1830) avait mis en évidence une transformation de l’amidon en sucre sous l’influence d’un extrait de malt. Payen et Persoz, en 1833, traitant ce dernier produit par l’alcool, y déterminèrent l’apparition d’un précipité amorphe, soluble dans l’eau; redissous, puis de nouveau précipité par l’alcool et mis en solution, il liquéfiait rapidement l’amidon. À cette substance active, sommairement purifiée, Payen et Persoz donnèrent le nom de diastase .
Au cours des années suivantes, une série de catalyseurs biochimiques furent isolés: la pepsine, à partir d’estomacs de porcs, par Schwann (1836); l’émulsine des amandes amères, par Wöhler et Liebig (1837); la lipase du pancréas, par Claude Bernard (1840); l’invertase de la levure, par Berthelot (1860); la trypsine du pancréas par Kühne (1877), etc.
L’opinion qui dominait généralement à la suite de ces découvertes limitait la fonction des diastases à l’action des sucs digestifs.
Après la longue controverse qui aboutit à la reconnaissance d’une levure (Saccharomyces cerevisiae ) comme agent de la fermentation alcoolique et à la localisation par Schwann, en 1839, dans les cellules de ces microbes, des processus du métabolisme, beaucoup d’auteurs adoptèrent la théorie de la nature diastasique du métabolisme des cellules en général. Cette notion reçut un appui considérable du fait de la démonstration par Büchner, en 1897, de la fermentation sous l’influence d’un jus de levure. Toutefois, il fallut longtemps pour établir la théorie enzymatique du métabolisme cellulaire (Kühne introduisit le terme «enzyme» en 1878). Adoptée par Berthelot, Traube et Hoppe-Seyler, elle resta longtemps contestée par un grand nombre de biochimistes qui refusaient d’admettre l’existence d’enzymes intracellulaires, sauf quand leur extraction avait été réalisée, ce qui n’était pas toujours le cas. La théorie enzymologique du métabolisme intracellulaire bénéficia alors des études sur l’autolyse, qui révélèrent la richesse de l’arsenal enzymatique libéré par destruction des parenchymes cellulaires.
D’autre part, l’idée selon laquelle les enzymes sont des substances définies fut longtemps un sujet de controverse. Certains opposèrent à la notion d’enzyme-substance celle d’enzyme-propriété . Ce fut le cas pour Jager, Naegeli, J. Duclaux, Arthus, qui attribuaient les actions enzymatiques à des vibrations moléculaires capables de produire des décompositions chimiques. Ces auteurs considéraient les enzymes non comme des substances matérielles, mais comme des «propriétés» de la matière. La déviation introduite dans la biochimie par la théorie colloïdale de la matière vivante contribua à faire persister cette notion d’enzyme-propriété. En 1922, Fodor, adepte de la chimie colloïdale, soutenait que les enzymes seraient bien des substances, mais non définies, qui dans certaines circonstances se comporteraient comme des biocatalyseurs: une peptidase serait ainsi une forme «colloïdale» particulière de certaines protéines.
En 1926, Sumner donna le coup de grâce à la théorie des enzymes-propriétés en cristallisant l’uréase. Beaucoup d’autres enzymes ont été isolées depuis, et toutes ces enzymes purifiées sont de nature protéique.
Finalement, au cours des études relatives à la structure primaire des chaînes polypeptidiques constituant les protéines, la structure d’un grand nombre d’enzymes a pu être complètement élucidée. C’est le cas, par exemple, pour la ribonucléase.
Enzymes et phylogénie
Les comparaisons des séquences des acides aminés constituant les protéines (donc les enzymes) mettent en lumière les variations de ces séquences au cours de la phylogenèse. De telles variations apparaissent comme des mutations ponctuelles d’acides aminés; cela permet de comprendre le déroulement de l’évolution à l’échelle des molécules constituant un organisme. Les enzymes étant les constituants les plus essentiels de la matière vivante, il est du plus haut intérêt de comparer leur structure primaire le long d’un rameau de l’arbre phylogénique pour que les comparaisons puissent s’accomplir dans les conditions les plus favorables: la séquence de l’extrémité N-terminale du trypsinogène a été étudiée chez les Artiodactyles (mammifères ongulés à doigts en nombre pair) dans les laboratoires de Neurath (bœuf), de Desnuelle (porc) et de Florkin (mouton, chèvre) [fig.1].
Le porc étant plus ancien que le mouton et le bœuf, la séquence la plus ancienne est celle de l’octapeptide. Au moins deux mutations ponctuelles ont abouti au remplacement d’un résidu thréonine par un résidu valine. Chez le mouton, il existe deux iso-enzymes du trypsinogène, l’une très voisine (à part une mutation ponctuelle) de l’octapeptide du porc, l’autre identique à l’hexapeptide de la chèvre. De tels faits amènent à concevoir le changement au cours de la descendance, c’est-à-dire l’évolution, comme le reflet de l’ensemble des mutations ponctuelles survenant au niveau des nombreuses protéines qui entrent dans la constitution d’un organisme. Cette évolution non darwinienne a l’avantage de reposer sur des bases biochimiques objectives.
Nomenclature des enzymes
Le développement rapide de l’enzymologie et l’accroissement continuel du nombre des enzymes connues ont créé de nombreux problèmes de terminologie et de classification. Au début, l’attribution d’un nom à une enzyme nouvelle se faisait en ajoutant au nom du substrat le suffixe -ase; des dénominations anciennes, telles que trypsine, pepsine, etc., subsistaient également. La situation devint rapidement confuse, et il est arrivé qu’une même enzyme ait été connue sous une série de noms différents et que le même nom ait été appliqué à différents biocatalyseurs.
L’Enzyme Commission (E.C.) fut chargée d’établir la classification et la nomenclature des enzymes. Une enzyme porte un numéro d’ordre, un nom systématique et un nom commun recommandé. Chaque auteur reste néanmoins libre d’user des noms communs de son choix, mais il est suggéré qu’au début de chaque publication soit mentionné le nom systématique de l’enzyme dont il est question.
Le numéro d’ordre de chaque enzyme comprend quatre chiffres séparés par des points, le premier chiffre se rapportant à l’un des six groupes dans lesquels les enzymes sont réparties (tabl. 1).
Le deuxième chiffre désigne la sous-classe (tabl. 2). Il correspond: pour les oxydo-réductases, à la nature du groupe donneur objet de l’oxydation; pour les transférases, au groupe transféré; pour les hydrolases, à la catégorie de liaison hydrolysée; pour les lyases, au type de liaison brisée; pour les isomérases, à la catégorie de l’isomérisation; pour les ligases (synthétases), à la nature de la liaison formée.
Le troisième chiffre désigne la sous-sous-classe. Il indique: dans le cas des oxydo-réductases, les accepteurs qui correspondent à chaque type de donneur; dans le cas des transférases, les subdivisions des groupes transférés; dans le cas des hydrolases, la nature de la liaison hydrolysée; dans le cas des lyases, la nature de la liaison brisée. En ce qui concerne les isomérases, le troisième chiffre représente la nature de la transformation. Dans le cas des ligases (synthétases), il précise la nature de la substance formée.
Le quatrième chiffre correspond au numéro d’ordre dans la sous-sous-classe.
Exemple: l’enzyme dont le nom systématique est ATP D-hexose 6-phosphotransférase et dont le nom commun recommandé est hexokinase porte le numéro d’ordre 2.7.1.1. Il s’agit d’une transférase (2), catalysant le transfert d’un groupe contenant du phosphore (7) sur une fonction alcoolique (1). Il porte le numéro 1 de la sous-sous-classe 1.
Cette formalisation, pour séduisante qu’elle soit, ne doit pas faire illusion. Comme on le constatera au long de ce chapitre, les biochimistes utilisent de manière quasi exclusive les dénominations courantes recommandées, qui constituent une nomenclature plus parlante. Ainsi, aucun biologiste moléculaire n’appellera une endonucléase de restriction (qui appartient formellement au groupe 3) autrement que par son sigle (Ava II, Pst 1, etc.), sigle qui ne dit pas grand-chose sur les fonctions ou la spécificité de l’enzyme en question. Cela vaut pour des enzymes plus ordinaires, hexokinase, phosphorylase et autres trypsines.
2. Les réactions enzymatiques
Catalyse enzymatique et catalyse chimique
Les enzymes ont les caractéristiques d’action des catalyseurs chimiques ordinaires. Leur nature protéique rend compte de l’extraordinaire spécificité avec laquelle les enzymes transforment des substances «substrat» en substances «produit», ce qui particularise radicalement la catalyse enzymatique. Ainsi, chaque étape du métabolisme, illustrée par certaines réactions chimiques, est réalisée en présence d’une certaine enzyme spécifique et doit être analysée sur le plan de l’enzymologie sous deux aspects conceptuels différents qui se recouvrent partiellememt:
– en tant que cette réaction est liée à l’existence d’une catalyse obéissant aux caractères et propriétés de la catalyse chimique ordinaire;
– en tant que le support de cette catalyse est constitué par des protéines, ce qui lui confère des propriétés remarquables directement issues de celles de ces substances.
Toutes ces différentes réactions métaboliques ne se réalisent pas de manière anarchique: en d’autres termes, le fonctionnement intracellulaire des différentes enzymes qui assurent les différentes étapes du métabolisme est coordonné. En outre, l’activité des chaînes métaboliques (c’est-à-dire la vitesse d’apparition du produit final de cette chaîne) n’est pas constante en général; sa régulation s’effectue soit par un ajustement de la quantité de catalyseur effectivement présente, soit par un ajustement de l’activité individuelle de certaines enzymes impliquées.
Rappel de la cinétique d’une réaction chimique catalysée
Soit la réaction chimique AP, réalisée en présence d’un catalyseur C. Pour une concentration donnée et fixe de C, la vitesse (v ) d’apparition de P augmente avec la concentration de A et tend vers une valeur maximale V, vitesse maximale qui, en outre, est proportionnelle à la concentration en catalyseur. Ces données s’interprètent en supposant que le catalyseur C se combine à A en donnant naissance à un composé intermédiaire X, qui se décompose en P (produit de la réaction) et C (catalyseur régénéré):
La vitesse maximale de réaction serait alors la vitesse observée avec C totalement impliqué dans le composé X. Dans cette hypothèse, la vitesse de la réaction pour une concentration donnée en catalyseur, pour une concentration quelconque et constante a de A, est totalement décrite par l’équation: v = Va /(K a + a ), où V est la vitesse maximale d’apparition du produit P, et K a est égal au rapport des constantes de vitesses individuelles (k 2 + k 3)/k 1. Cette équation fondamentale est appelée équation de Michaelis-Menten (1911).
Application de l’équation de Michaelis à la cinétique enzymatique
L’équation de Michaelis est applicable sous réserve de la réalisation des conditions expérimentales suivantes:
– la réaction étudiée a un seul substrat (ou, si elle en possède plusieurs, les substrats autres que celui qui est étudié sont maintenus par l’expérimentateur à une concentration constante et optimale);
– les vitesses initiales d’apparition du produit P sont mesurées;
– la concentration en enzyme (catalyseur) est constante (à l’inverse des catalyseurs minéraux, les enzymes sont le plus souvent instables et peuvent disparaître, en partie, pendant la durée de la mesure);
– l’environnement physico-chimique (milieu réactionnel de pH défini, effecteurs divers, etc.) est maintenu inchangé pendant la durée de l’expérience.
Dans ces conditions, la vitesse d’une réaction catalysée par une enzyme, pour la plupart des systèmes connus, est décrite par l’équation de Michaelis, dont les paramètres (V , K a ) deviennent caractéristiques d’une enzyme placée dans les conditions décrites plus haut. Ce fait est attribué au passage progressif et statistique de l’enzyme libre sous la forme d’un certain composé intermédiaire, de concentration croissante avec celle du substrat. La vitesse limite traduit la transformation complète de l’enzyme en composé intermédiaire: c’est la saturation (fig. 2).
Détermination et signification des paramètres de l’équation de Michaelis
Les premières données expérimentales de l’étude d’une activité enzymatique sont une série de mesures de vitesses de réactions, réalisées pour différentes concentrations de substrat. De la courbe expérimentale, on ne peut extrapoler avec certitude ni V (qui est une valeur limite) ni, par conséquent, K a . Pour obtenir ces valeurs, en général, on transforme l’équation primitive en:
où K M (constante de Michaelis) et V max correspondent, en enzymologie, à K a et V . La courbe représentative de 1/v = f (1/a ) est une droite qui coupe l’axe des ordonnées en 1/V max et celui des abscisses en 漣 1/K M, valeurs qui peuvent être déterminées avec précision (fig. 3). Cette présentation, la plus utilisée en enzymologie, porte le nom de représentation de Lineweaver et Burk (1932).
Signification de Vmax
V max est par définition la vitesse de réaction qui serait observée pour une concentration saturante de substrat, la totalité du catalyseur se trouvant alors associée aux molécules de substrat. En effet, pour le mécanisme formel proposé, V max = k 3 (E ), avec (E ) = concentration d’enzyme. C’est ainsi qu’est définie l’activité moléculaire spécifique d’une enzyme, c’est-à-dire le nombre de moles de produit qu’une mole d’enzyme (ou une unité arbitraire d’enzyme) est susceptible de faire apparaître par unité de temps. Les valeurs de ces activités spécifiques peuvent être considérables. Ainsi, la catalase, qui favorise la dégradation de H22 en H2O + 1/22, possède une activité spécifique de 106 moles de 2 par minute et par mole d’enzyme à 37 0C, en tampon phosphate de Na (pH 7,2). En d’autres termes, cette enzyme, placée dans ces conditions (dont la précision est nécessaire), peut réduire environ cent fois son poids en eau oxygénée par minute (le poids moléculaire de la catalase est 250 000).
Signification de KM
K M est une constante caractéristique essentielle d’une enzyme, puisque avec V max elle détermine rigoureusement la vitesse de la réaction; elle représente la concentration en substrat pour laquelle l’enzyme est à demi saturée, et donc pour laquelle on observe une vitesse de réaction V = V max/2. Sa signification physique n’est cependant pas évidente. En effet, elle représente un rapport de constantes cinétiques, dont on ignore en général les contributions respectives. Cependant, si k 3 est négligeable devant k 2 pour une réaction donnée, K M doit représenter alors la constante de dissociation du complexe postulé enzyme-substrat. De fait, il est très remarquable que la valeur de K M coïncide avec la constante de dissociation pour un certain nombre d’enzymes. Parfois, et c’est précisément le cas de la catalase, k 3 est au contraire non négligeable devant k 2: le K M de ces sortes d’enzymes est dit alors constante de dissociation apparente du complexe enzyme-substrat. Dans tous les cas, et malgré l’incertitude introduite par l’ignorance des contributions respectives à K M de k 2 et k 3, l’inverse du K M d’une enzyme pour un substrat est une approximation de l’affinité de l’enzyme pour ce substrat.
La notion de complexe enzyme-substrat
Analyser la vitesse d’une réaction enzymatique en terme de catalyse chimique classique signifie que l’on postule l’existence d’un complexe intermédiaire réversible, issu de la rencontre aléatoire de l’enzyme avec son substrat. L’existence d’une interaction temporaire et réversible entre l’enzyme et son substrat ainsi que la détermination du nombre de sites réactionnels d’une enzyme sont établies simultanément par des expériences d’équilibre de dialyse (fig. 4).
Un appareil à dialyse consiste en deux compartiments A et B séparés par une membrane semi-perméable. Dans le compartiment A est placée une solution de concentration connue d’enzyme, en B une solution connue de substrat. Le substrat seul peut diffuser à travers la membrane de dialyse et tendre ainsi vers un équilibre des activités chimiques de part et d’autre de la membrane. Les conditions étant telles que le substrat n’est pas modifié par l’enzyme, on conçoit que la concentration en substrat, à l’équilibre, sera plus forte en A qu’en B, l’excès étant dû à la fixation d’une fraction du substrat sur l’enzyme. En d’autres termes, on observe seulement l’interaction de l’enzyme avec le substrat telle qu’elle est simplement définie par les molarités des réactifs et la constante d’association de cet équilibre. Lorsque la différence de concentration est mesurable, et si cette fixation est réversible et effectuée sur les sites réactionnels (ce dont on s’assure d’ailleurs), une expérience de ce type permet de calculer la constante de dissociation K D de l’équilibre, la constante d’association K ass et le nombre de sites existant par molécule d’enzyme. Si l’on appelle E la concentration molaire en enzyme, n le nombre total de sites d’affinité pour le substrat par molécule d’enzyme, a la molarité de substrat, S la molarité en sites affines de l’enzyme non liée au substrat, et AS la concentration molaire en sites affines de l’enzyme associée au substrat, la courbe représentative de AS en fonction de AS /a est une droite; elle coupe l’axe des abscisses (AS ) en nE (et permet de déterminer n si E est connu), et sa pente est égale à 漣K ass. Ce type d’expérience permet de vérifier qu’il y a bien association réversible de l’enzyme avec son substrat, sous forme d’un équilibre, dont on peut calculer K ass et K D, et qu’il n’y a qu’un petit nombre de sites d’affinité par molécule d’enzyme (1, 2, 4, en général); il permet aussi de constater que, pour certaines enzymes (dont la 廓-galactosidase), K M est égal à K D.
Cas de réactions à plusieurs substrats
La majorité des réactions enzymatiques n’ont pas un seul, mais plusieurs substrats. C’est ainsi qu’une simple réaction d’hydrolyse implique la participation de molécules d’eau, en plus des substrats à hydrolyser. En général, le second substrat n’est pas disponible en quantité illimitée; c’est au contraire un produit biologique issu lui-même du métabolisme. Certaines enzymes peuvent exiger la présence simultanée de nombreux substrats, comme par exemple les enzymes responsables de la synthèse des acides nucléiques.
Dans ce cas, on peut en général identifier autant de K M qu’il y a précisément de substrats; par contre, si les concentrations des différents substrats sont maintenues saturantes, il n’y a qu’un seul V max, correspondant à l’apparition du produit majeur de la réaction. En d’autres termes, il y a autant de sites d’affinité qu’il y a de substrats, mais on ne mesure que la vitesse optimale de la réaction limitante pour l’apparition du produit.
De très nombreux modèles réactionnels sont possibles. Deux exemples sont cités ici, qui sont particulièrement importants, car leurs expressions mathématiques et graphiques permettent l’interprétation d’un grand nombre de résultats expérimentaux.
Les produits de la première réaction doivent apparaître avant que la seconde n’ait lieu (mécanisme «ping-pong»). Ainsi, pour la réaction A + B 曆 P + Q (P et Q étant les produits essentiels de la réaction), on interprète la production de P et de Q par la séquence d’événements suivante:
E représente une forme de conversion de l’enzyme E, P et Q étant les produits respectifs des substrats A et B. Les deux substrats peuvent s’associer à l’enzyme dans un ordre déterminé, association suivie de la libération ordonnée des deux produits de la réaction. La même réaction que précédemment, dans cette hypothèse, s’écrirait:
On remarquera que, très souvent, les réactions à plusieurs substrats peuvent s’étudier en termes de plusieurs réactions séquentielles coordonnées.
Réversibilité de la réaction enzymatique
L’action des enzymes est réversible. Toute enzyme capable de favoriser une réaction dans un certain sens est capable de favoriser la réaction inverse. Soit la réaction AP, réalisée en présence de l’enzyme E, en supposant applicable le mécanisme suivant:
où V 1 est la vitesse d’apparition de P et V 2 celle de A, K P = k 3/k 4 et K A = k 2/k 1. On démontre que la constante d’équilibre K eq de la réaction A 燎 P est:
L’affinité de l’enzyme pour son produit P ne saurait être nulle: la réaction enzymatique, qui s’exerce toujours sur des équilibres chimiques ordinaires, ne crée pas une irréversibilité de ces réactions. Cette propriété de réversibilité tend évidemment à limiter l’action des enzymes et peut être considérée comme régulatrice, par exemple en évitant l’accumulation d’un produit de réaction. En outre, il peut être intéressant, dans la logique des mécanismes cellulaires, de favoriser une réaction pratiquement dans un seul sens. Cela est d’ordinaire réalisé par une dépense énergétique importante intervenant au cours de la réaction et rendant le processus inverse pratiquement impossible dans les conditions biologiques. Dans de nombreux cas, cependant, on peut mettre en évidence cette réaction inverse expérimentalement.
Effets de la température
D’après la relation de Haldane, on doit s’attendre à ce que la vitesse de la réaction enzymatique soit influencée par la température au même titre que les réactions chimiques ordinaires. De fait, la vitesse des réactions enzymatiques varie avec la température dans le même sens que la constante d’équilibre, dans les limites imposées par la dénaturation thermique des enzymes.
Cet effet de la température a au moins deux causes. Pour qu’une réaction se produise, il faut, d’une part, que les molécules impliquées se rencontrent (et la température intervient au niveau de l’intensité de l’agitation moléculaire) et, d’autre part, qu’elles possèdent à l’instant de la réaction par rapport à leur état antérieur (dit de repos ou stable) un excès d’énergie, appelé énergie d’activation de la réaction. Empiriquement, cette énergie (E ac) s’exprime en enzymologie par l’équation d’Arrhenius:
où K est la constante de vitesse de la réaction globale AP, T la température absolue et R la constante universelle des gaz parfaits. La plupart des enzymes obéissent à cette loi, dont la représentation, lgK = f (1/T ), est une droite de pente 漣E ac/2,303 R .
Si l’on connaît la vitesse de réaction à deux températures différentes, on peut déterminer K , donc lgK , et déterminer E ac à partir de la droite expérimentale. La connaissance de E ac et surtout sa signification sont d’une importance essentielle: l’interprétation la plus vraisemblable de cet effet de la température est que la vitesse de la réaction est proportionnelle à la concentration en un certain complexe de transition (dit complexe activé), distinct du complexe «enzyme-substrat», et auquel il succède dans le temps (théorie des vitesses absolues des réactions).
Dans une séquence réactionnelle menant de A (substrat) à P (produit), on pose que l’événement de rencontre E avec A (composante agitation) entraîne la formation de EA. Ce complexe de rencontre est en équilibre avec un complexe de transition activé, symbolisé EA++. Ce dernier est une entité chimique distincte de EA et correspond à un niveau énergétique supérieur à celui de l’état initial (EA). Cette entité EA++ est instable et tend spontanément à redonner EA ou, au contraire, à donner EP, mais alors avec une perte d’énergie telle que la réaction apparaît orientée dans le sens EAEP. L’énergie qui doit être fournie à EA pour donner EA++ est précisément l’énergie d’activation de la réaction.
Les variations de niveau énergétique des participants à la séquence réactionnelle:
sont représentées dans la figure 5.
Il est important de constater que, si l’on compare les énergies d’activation d’une réaction moléculaire identique, mais réalisée par voie de la catalyse chimique et par voie de la catalyse enzymatique, on s’aperçoit que l’énergie d’activation est toujours beaucoup plus faible pour la réaction enzymatique. L’action de l’enzyme se traduit apparemment par une facilitation du passage de EA à EP, soit que l’enzyme augmente la probabilité d’apparition de l’état EA++, soit qu’elle diminue réellement l’énergie d’activation de la réaction. Cela permet de comprendre globalement pourquoi certaines réactions, de réalisation très difficile par voie chimique, sont au contraire aisément accomplies par voie enzymatique.
Mais, surtout, on a pu constater que les réactions enzymatiques passaient en général par plusieurs états transitionnels successifs pour la réalisation d’une opération globale donnée; la barrière énergétique pour chaque étape étant très basse, il s’ensuit qu’une énergie d’activation globale faible (par rapport à celle qui est exigée par la voie chimique) permet la réalisation de réactions qui exigent d’ordinaire un apport énergétique considérable. Inversement, le même mécanisme autorise l’existence de réactions violemment exothermiques sans libération exagérée d’énergie. Il en est ainsi, par exemple, de la récupération de l’énergie de formation de l’eau à partir d’hydrogène et d’oxygène par Pseudomonas , bactérie chez qui cette réaction peut être une source essentielle d’énergie pour son métabolisme. Cette énergie, libérée progressivement au cours d’un certain nombre d’états transitionnels successifs, apparaît sous forme de liaisons chimiques riches en énergie directement utilisable par la bactérie. Rappelons que cette même réaction, réalisée chimiquement (par exemple dans un chalumeau), s’accompagne de températures de l’ordre de 2 000 0C.
Catalyse enzymatique et nature protéique des enzymes
Effets de la température sur la structure des enzymes
Exposées à certaines températures, les enzymes répondent par une diminution de l’activité catalytique liée à la dénaturation (perte de la structure quaternaire de la protéine). Cette diminution de l’activité, généralement irréversible, obéit à la loi d’Arrhenius, mais n’est mesurable qu’au-delà de certaines températures, lors de l’exposition à durée constante. La perte d’activité (inactivation thermique) est logarithmique en fonction de la durée d’exposition à la température d’inactivation. La représentation du logarithme du rapport de l’activité résiduelle à l’activité initiale (témoin) en fonction du temps d’exposition à la température considérée est donc une droite (fig. 6). L’énergie nécessaire pour faire apparaître l’inactivation est très élevée, ce qui est interprété par la nécessité de rompre simultanément plusieurs liaisons pour déterminer une inactivation irréversible. La courbe d’activité de l’enzyme en fonction de la température est donc composite (en forme de cloche): le sommet expérimental de cette courbe représente en fait un domaine d’instabilité entre dénaturation réversible et dénaturation irréversible, si bien qu’il n’y a pas de température optimale pour une réaction enzymatique. Dans le cas d’un mélange d’enzymes, de même type d’action mais possédant une thermostabilité différente, la cinétique d’inactivation à une température donnée est biphasique. La première phase correspond à l’inactivation rapide de l’enzyme thermo-sensible, et la seconde à celle de l’enzyme thermostable. Cette propriété est fréquemment utilisée en enzymologie pour faire la différence entre les enzymes présentes dans un mélange (fig. 6).
Effets des réactifs des aminoacides
Tous les agents chimiques capables de s’associer aux différentes fonctions chimiques présentes dans les protéines peuvent être soit des activateurs (fait assez rare), soit des inhibiteurs (fait plus général) des réactions enzymatiques. Lorsqu’ils entrent en combinaison avec une fonction nécessaire à la réalisation de la catalyse, ces agents inactivent la protéine sans en modifier les propriétés physiques. Cela permet d’obtenir des inactivations sélectives. Ainsi, pour doser commodément l’enzyme E1 d’une chaîne A E1B E2P, dont E2 est sensible aux réactifs des groupements SH alors que E1 y est insensible, il suffit d’ajouter dans le milieu réactionnel un agent, réactif des groupements sulfhydriles.
Spécificité de la réaction enzymatique
Le problème de la spécificité de l’enzyme pour son substrat est au centre de l’enzymologie. C’est en effet la particularité la plus fondamentale et la plus remarquable de cette catalyse. Les enzymes sont étroitement spécifiques d’une réaction chimique donnée, réalisée sur un type de substrat défini.
Elle est illustrée par l’exemple suivant: la 廓-galactosidase d’Escherichia coli hydrolyse les 廓-galactosides en glucose et galactose; elle est spécifique de cette réaction sur ce type de substrat. Cependant, cette spécificité s’exerce à plusieurs niveaux (fig. 7):
– L’hydrolyse est, dans ce cas, un transfert du radical galactosyl sur un groupement hydroxyl. C’est de cette réaction de transfert que l’enzyme est spécifique, car elle peut transférer ce radical sur l’hydroxyl d’un alcool, mais avec un faible rendement. Quoi qu’il en soit, cette réaction s’effectue sur un 廓-galactose; les 見-galactosides ne sont pas substrats de la 廓-galactosidase.
– L’enzyme est spécifique de la nature de la liaison sur le plan chimique: la substitution d’un S au O de la liaison bloque la réaction tout en maintenant l’affinité.
– L’enzyme n’est spécifique que de la partie galactose. L’autre fraction liée à cet -ose est de nature relativement indifférente bien qu’elle influence notablement la vitesse d’hydrolyse.
La configuration spatiale du substrat est donc en quelque sorte reconnue par l’enzyme. Ce fait est particulièrement bien mis en évidence par la spécificité d’action vis-à-vis des isomères optiques. Très généralement, les enzymes sont capables de métaboliser l’un et non pas l’autre. La bactérie Pseudomonas fluorescens , capable de dégrader aussi bien l’acide D que l’acide L tartriques, possède deux enzymes différentes, chacune spécifique de l’un des isomères. Cette propriété est à la base des dégradations et synthèses asymétriques, de règle dans les cellules, à l’inverse des synthèses chimiques ordinaires.
Une hypothèse simple regroupe ces données: le site réactionnel d’une enzyme possède, au moins formellement, une conformation spatiale complémentaire de celle du substrat.
L’inhibition compétitive
En conséquence de la spécificité, on doit s’attendre à trouver des substances stériquement assez proches du substrat pour s’associer en ses lieu et place à l’enzyme, sans toutefois être transformées. Si cette association est réversible, de tels analogues de substrats entrent en compétition avec le substrat vrai pour sa fixation: il y a inhibition compétitive de la réaction. Dans ce cas, la vitesse maximale de réaction n’est pas affectée, mais l’affinité apparente de l’enzyme pour son substrat est diminuée. Le K M de l’enzyme est déplacé vers des concentrations plus élevées (K M), ce qui permet de calculer la constante de dissociation relative à l’association réversible enzyme-inhibiteur (fig. 8).
La notion d’analogue de structure
La plupart des effecteurs de l’action enzymatique agissant par inhibition compétitive présentent une analogie de structure extrême avec le substrat normal, n’en différant que par des modifications apparemment minimes. Ils peuvent soit inhiber la première enzyme du métabolisme normal du substrat qu’ils imitent en s’attachant sur le site enzymatique sans être modifiés, soit être métabolisés sur ce site et donner des métabolites anormaux, qui vont alors bloquer le fonctionnement du métabolisme ou modifier les propriétés des substances fabriquées à partir d’eux. C’est ainsi que la parafluorophénylalanine est un analogue de structure de la phénylalanine. Les enzymes ayant incorporé la première au lieu de la deuxième sont inactives.
Il existe un très grand nombre de telles substances, analogues de structure et inhibiteurs compétitifs.
– L’acide malonique (HOOC 漣CH2 漣 COOH). Il entre en compétition avec l’acide succinique (HOOC 漣CH2 漣CH2 漣 COOH), en particulier au niveau de la déshydrogénase succinique, empêchant ainsi le cycle des acides tricarboxyliques (cycle de Krebs), et modifie l’ensemble du métabolisme cellulaire. Il est essentiellement utilisé dans les études sur cette chaîne métabolique.
– L’azasérine . Cette substance entre en compétition avec la glutamine pour le transfert des radicaux NH2 au cours de la synthèse des purines, substances essentielles de la synthèse des acides nucléiques. Elle est utilisée comme agent antitumoral, car elle bloque la synthèse des acides nucléiques.
– Les sulfonamides :
Les substances de ce groupe entrent en compétition avec l’acide para-aminobenzoïque NH2 漣 C6H4 漣 COOH pour la synthèse de l’acide folique et de ses dérivés chez de nombreux micro-organismes. Ces substances sont largement utilisées en thérapeutique antibactérienne, car elles sont sans grande nocivité pour l’homme, qui ne synthétise pas l’acide folique.
Dans la pratique, la recherche et la mise au point d’analogues de substrats , capables de se fixer au site actif de telle ou telle enzyme et de bloquer son fonctionnement, est une démarche importante en recherche pharmaceutique. C’est ainsi qu’ont été mises au point de nombreuses drogues antitumorales ou antibactériennes. Mais, également, c’est sur ce principe que repose l’action d’agents antagonistes d’hormones, de l’adrénaline en particulier, et des hormones stéroïdes (la fixation d’une hormone sur son récepteur n’étant qu’un cas particulier de l’interaction enzyme-substrat), ou bien encore celle des inhibiteurs de la dégradation des hormones polypeptidiques du cerveau... Ainsi, lorsque l’action de blocage est spécifique et sélective, les analogues de structure de substrats (de ligands d’une manière plus générale) peuvent-ils être utilisés à des fins thérapeutiques.
La notion de site actif
La réaction enzymatique n’est possible que si le ou les substrats entrent en association avec le ou les sites stéréospécifiques de l’enzyme, ou sites actifs. Il est presque évident que la spécificité remarquable des enzymes suppose l’implication de plus d’un groupement fonctionnel dans la réaction elle-même, et surtout dans la définition rigoureuse de la conformation du site. Cette multiplicité, associée au fait que les enzymes sont des protéines, c’est-à-dire des macromolécules de très grande complexité structurale, fait que l’identification de ces groupements nécessaires est peu avancée. A fortiori, il en est de même pour la connaissance des mécanismes réactionnels. À défaut donc d’une étude exhaustive de cette question, il est possible de mettre en place les principaux points d’analyse du mécanisme de l’action enzymatique.
Identification des aminoacides du site actif
Il n’est guère de règle générale pour identifier les aminoacides impliqués tant dans la fixation que dans la réaction. Tout dépend en effet de la nature du site, comme de celle des substrats disponibles. Dans certains cas favorables, le substrat forme avec l’enzyme un complexe intermédiaire suffisamment stable pour pouvoir être isolé et identifié. Il en est ainsi, par exemple, de la phosphoglucomutase, qui isomérise le glucose -1-P en glucose -6-P par le mécanisme global suivant:
Le composé phosphoenzyme, qui n’est pas une association enzyme-substrat, existe en quantité notable; il est suffisamment stable pour qu’on puisse l’analyser et montrer que le phosphate est fixé sur un résidu séryl, à proximité d’un résidu histidyl.
Mais ces conditions favorables demeurent exceptionnelles. Aussi a-t-on recours le plus souvent à des pseudo-substrats, qui subissent une partie des événements menant à la réaction complète mais restent associés à l’enzyme par une liaison covalente qui serait détruite au cours du mécanisme normal. De tels pseudo-substrats sont produits en général de toutes pièces à des fins expérimentales. De ce point de vue, une percée remarquable a été la mise au point des marqueurs d’ affinité : il s’agit là d’analogues de substrats qui, se combinant au site actif, pourraient y subir un métabolisme normal, mais qui, au moment voulu choisi par l’expérimentateur, se combinent irréversiblement avec un acide aminé du site. Une telle situation est illustrée par les réactifs photosensibles, qui se comportent comme des substrats normaux à l’obscurité, mais qui possèdent un groupement photo-activable, mis en marche par un flash lumineux. À la même catégorie de réactifs appartiennent certaines toxines, comme les neurotoxines, qui se fixent sur l’acétylcholinestérase, le récepteur à l’acétylcholine, les canaux ioniques... et qui se sont révélées être des outils irremplaçables dans l’étude de la biologie moléculaire des cellules nerveuses.
Un autre moyen consiste à profiter de ce que l’altération du site, par un agent chimique d’action non réversible, peut parfois être prévenue par l’addition préalable du substrat. À la première méthode appartiennent la plupart des analyses réalisées sur les estérases, avec comme pseudo-substrat le diisopropyl-fluorophosphate; à la seconde, l’extraction de certaines protéines des systèmes de transport bactériens. Enfin, les chimistes des protéines ont mis au point de nombreux réactifs chimiques qui, dans des conditions précises de milieu, inactivent tel ou tel aminoacide. Il va de soi que ces réactifs permettent une approche directe des groupements réactifs clefs dans une action enzymatique.
De plus, des méthodes indirectes diverses peuvent être utilisées (par exemple, effets du pH sur l’activité d’une enzyme). La plupart des activités enzymatiques sont extrêmement sensibles aux variations de pH. La représentation des valeurs prises par la vitesse de réaction enzymatique pour différents pH (toutes les autres conditions physico-chimiques étant constantes par ailleurs) est d’ordinaire une courbe en cloche, comportant une phase d’activité croissante, une phase d’activité décroissante et une phase d’activité maximale, autour d’un point appelé pH optimal. Les pH optimaux peuvent être très différents d’une enzyme à une autre, bien que, pour la plupart d’entre eux, ils soient compris entre 7 et 8. Théoriquement, une telle courbe peut résulter de la combinaison de trois facteurs distincts:
– effets irréversibles des pH extrêmes (dénaturation des enzymes);
– effet sur l’ionisation éventuelle du substrat;
– effet sur l’ionisation de l’enzyme et donc sur l’attachement du substrat à l’enzyme et sur la réactivité de l’enzyme.
Ce troisième facteur est le seul notable ici. Étant une protéine, l’enzyme est un polyélectrolyte; les courbes d’activité enzymatique en fonction du pH peuvent donc être interprétées en termes de courbes de titration des fonctions ionisables engagées d’une manière ou d’une autre dans la réaction enzymatique et, comme telles, peuvent permettre l’identification de ces fonctions. Cependant, si l’ionisation d’un seul groupe était en cause, l’activité en fonction du pH évoluerait non pas vers un optimum, mais vers une asymptote. Le caractère des courbes expérimentales suggère donc qu’en fait l’ionisation d’au moins deux groupes antagonistes est nécessaire pour que la réaction ait lieu. Cela a pour conséquence de rendre délicate l’identification des radicaux impliqués.
Beaucoup d’autres techniques existent. Cependant, la somme des résultats acquis est petite. Quelques généralisations sont néanmoins possibles. Ainsi on a pu montrer que toutes les protéases et estérases possèdent un résidu séryl dans leur site actif, associé par son amine à un résidu acide et par son carboxyle à un résidu neutre.
Disposition des aminoacides dans le site actif
Même si, dans un petit nombre de cas, on connaît certains des aminoacides qui participent à la fixation ou à la réaction, leur disposition spatiale est encore inconnue. Théoriquement, cette donnée pourrait être déduite de l’étude systématique des analogues de structure en supposant que la géométrie du site actif de l’enzyme est complémentaire de la stéréostructure du substrat. La configuration spatiale de certains sites a pu ainsi être calculée, mais, jusqu’à présent, sans vérification expérimentale.
D’autre part, il est acquis que les aminoacides du site actif ne sont pas nécessairement rassemblés sur une même séquence polypeptidique brève. Au contraire, ils peuvent appartenir à des points très distants de la chaîne protéique, rapprochés par la structure quaternaire de la protéine (fig. 9). Cela explique que, sauf exceptions remarquables, comme la papaïne, on ne puisse pas conserver l’activité enzymatique lorsqu’on a enlevé à une enzyme des aminoacides réputés non actifs. Cela explique aussi que les substrats puissent protéger les enzymes vis-à-vis de la thermodénaturation. En effet, le substrat, en association au niveau du site actif avec des segments distants de la protéine, contribue à stabiliser la structure macromoléculaire face à l’agitation thermique.
En fin de compte, seule la description complète de la protéine enzyme, associée ou non associée à son substrat, permet d’appréhender la nature exacte du site actif. Aussi bien, les seuls résultats décisifs sont-ils ceux relatifs aux enzymes dont la structure tridimensionnelle a été déterminée par diffraction des rayons X. Dans ce cas, en effet, la position relative dans l’espace de chaque acide aminé peut être définie. De même, la comparaison des diagrammes obtenus en présence ou absence de substrats permet de définir les mouvements qui se produisent au niveau même du site, et dont on peut attendre qu’ils soient liés à l’activité enzymatique. Parmi de nombreux exemples, le mieux connu (fig. 9) est celui du lyzozyme du blanc d’œuf. Enfin, la mise au point de techniques de cinétique rapides se servant de la diffraction des rayons X et utilisant pour ce faire le synchrotron a révolutionné ce genre d’étude, en permettant l’observation en temps réel de ce qui se passe dans le site actif de l’enzyme au cours du processus catalytique.
Les mécanismes de l’action enzymatique
En enzymologie, on entend par «mécanismes de l’action enzymatique» le mécanisme réactionnel stricto sensu, c’est-à-dire les modalités d’attaque des liaisons et leur affaiblissement, la réalisation des substitutions de radicaux, au sens de la chimie organique. Dans cette optique particulière, on distingue:
– une mise en évidence des étapes essentielles de la réaction, ainsi que l’origine des radicaux impliqués, par exemple la détermination de l’origine de l’oxygène, qui reste associé à l’hydroxyle au cours de l’hydrolyse du glucose-phosphate par la phosphatase alcaline, en milieu enrichi en H218O (fig. 10). Le 18O apparaît dans le phosphate libéré, ce qui prouve le mécanisme B. Cet exemple est caractéristique de la méthode d’échanges isotopiques, qui est largement utilisée dans l’analyse des mécanismes réactionnels enzymatiques;
– les mécanismes «organiques» de l’action catalytique: cette étape logique vise à regrouper l’ensemble des données précédentes dans un schéma réactionnel cohérent précisant la nature des états de transition, les rôles simultanés et séquentiels des différents aminoacides du site actif identifiés ou postulés;
– enfin devrait prendre place la vérification, rarement possible, du mécanisme proposé.
Types de mécanismes réactionnels
Effets de proximité et d’orientation . Dans la mesure où l’action enzymatique exige l’attachement du substrat sur un site de structure définie, cette association détermine une certaine orientation définie du substrat par rapport aux groupements réactionnels de l’enzyme et par rapport aux éventuels autres substrats. La réaction doit logiquement s’en trouver facilitée. Cependant, ces effets, qui sont importants, voire essentiels, ne rendent pas compte par eux-mêmes de la vitesse des réactions observées.
Catalyse acide-base . Elle pourrait être, tout comme en chimie organique, postulée pour nombre de mécanismes enzymatiques: certains effets du pH, certains échanges de deutérium au cours des réactions suggèrent ce type de catalyse pour les additions de carbonyles, les hydrolyses d’esters, les isomérisations; mais les démonstrations expérimentales complètes sont rares et ce mécanisme, lorsqu’il existe, se trouve en général associé à d’autres types de catalyse.
Catalyse concertée acide-base, impliquant la mise en jeu simultanée de deux fonctions antagonistes de l’enzyme . Elle rendrait compte théoriquement du mécanisme de nombreuses réactions enzymatiques. Cependant, aucune catalyse de ce type n’a été démontrée. En outre, ce mode de catalyse n’est connu qu’en milieu non aqueux. Mais certains sites actifs semblent suffisamment hydrophobes pour le permettre.
Catalyse covalente . La plupart des réactions de l’enzymologie sont nucléophiles et les groupements réactifs les plus souvent impliqués sont le SH de la cystéine, l’OH de la sérine et l’imidazole de l’histidine. La catalyse covalente est de règle dans les réactions auxquelles participent les coenzymes: ainsi, le pyridoxal-phosphate participe à la décarboxylation oxydative des acides aminés par l’intermédiaire d’une base de Schiff, aisément mise en évidence par son spectre optique caractéristique. La plupart des transferts de phosphoryls à partir de l’ATP exigent une phosphorylation intermédiaire de l’enzyme, en général sur un résidu histidine, etc. D’ores et déjà, il est acquis que la majorité des réactions enzymatiques comprennent au moins une étape de catalyse covalente.
Le mécanisme d’action de la chymotrypsine
La chymotrypsine est une enzyme qui hydrolyse les protéines en coupant la liaison peptidique entre le carboxyle d’un amino-acide aromatique et l’amide de n’importe quel autre résidu. Son mécanisme d’action est particulièrement bien connu et le schéma élémentaire proposé repose sur les constatations suivantes:
– Aminoacides du site actif : le site actif peut être marqué de façon spécifique par des pseudo-substrats sur une sérine. L’étude de l’activité enzymatique en fonction du pH suggère la participation d’un imidazole (donc de l’histidine).
– Mécanismes réactionnels impliqués : la sérine est marquée de façon covalente par des pseudo-substrats; l’intermédiaire isolé est un acyl-sérine. De plus, la désacylation de la protéine est l’étape déterminante de la vitesse de réaction: une étape intermédiaire essentielle est donc l’acylation de la sérine en cours de réaction par le carboxyle du peptide. L’hydrolyse de substrats modèles par la chymotrypsine suggère une catalyse acide-base par un imidazole. En outre cette réaction d’hydrolyse est significativement ralentie par D2O, ce qui suggère qu’il existe un transfert de protons au cours d’une des étapes de la réaction (D+ est beaucoup plus lentement incorporé que H+). Le mécanisme – encore théorique – représenté sur la figure 11 est une coordination de ces données.
D’autres modèles existent. Celui-ci, qui est le plus probable, devra sans doute connaître quelques modifications après l’étude des propriétés cinétiques de la chymotrypsine insolubilisée sur un support solide.
Structure des enzymes et activité enzymatique
La possibilité d’une activité enzymatique est liée à l’existence d’un certain état moléculaire conformationnel des protéines enzymatiques. Il est dit «actif» par opposition à «état dénaturé». En effet, l’activité n’est pas assurée par la seule structure linéaire de l’enzyme (enchaînement rigoureux des acides aminés), mais par sa conformation dans l’espace.
Effets ioniques
Effets activateurs. De nombreuses enzymes exigent, pour être actives, la présence de cations métalliques (généralement divalents). La spécificité de cette activation est variable, mais souvent assez grande. Il est plus fréquent de rencontrer des enzymes comme la pyrophosphatase, laquelle exige spécifiquement un ion Mg++, que des enzymes comme la décarboxylase oxaloacétique qui est indifféremment activée par Mn++, Cd++, Co++, Mg++, Ni++, Zn++, Fe++, Ca++. Ces effets activateurs ne sont pas, en général, clairement expliqués. On doit cependant remarquer:
– la stabilisation de la structure du complexe enzyme-substrat par certains ions; c’est le cas des « kinases » qui, pour être actives, exigent impérativement Mg++ en équimolarité avec l’ATP (substrat), l’association ATPMg++E étant seule stable;
– dans certains cas, l’ion ne participe pas à la réaction en elle-même, mais au maintien strict de la structure tertiaire de l’enzyme (ainsi Zn++ pour la phosphatase alcaline, dont la forme dimérique, seule active, avec deux sous-unités identiques, n’existe qu’en présence de cet ion) ou quaternaire (comme Mg++ et K++ pour la 廓-galactosidase);
– enfin, certains ions peuvent être substrats de la réaction enzymatique et l’activer en tant que tels. Ainsi, c’est le cas de Na+, K+, Ca++ pour leurs translocases spécifiques.
Ces diverses activations ou participations ioniques expliquent l’effet inhibiteur des agents complexants des ions, comme l’EGTA et le cyanure pour tous les cations divalents, l’ion fluorure en présence de phosphate pour le Mg++, etc. Ils privent en effet l’enzyme de ses effecteurs ioniques. Très peu d’enzymes sont sensibles aux anions.
Effets inhibiteurs . Il y a peu d’effets réversibles (Ca++). En général, les cations de métaux lourds sont inactivants car dénaturants. Il en est ainsi des sels de plomb, de mercure, etc.
L’inhibition non compétitive
On appelle inhibiteurs non compétitifs des effecteurs agissant sur l’activité enzymatique par une diminution du V max sans altération du K M. L’inhibition est liée à une interaction entre l’enzyme et l’inhibiteur, indépendamment de la fixation du substrat, c’est-à-dire que l’inhibiteur se fixe sur un site autre que le site catalytique. En présence simultanée de substrats et d’inhibiteurs apparaît un complexe ternaire inactif (EAI), dont le pourcentage par rapport à la forme associée au substrat seul (EA) fixe le taux d’inhibition (fig. 12).
Les régulations allostériques
Jusqu’à présent, nous n’avons retenu que des systèmes linéaires, c’est-à-dire des enzymes qui ont une vitesse initiale évoluant de façon hyperbolique avec l’augmentation de la concentration en substrat. Beaucoup d’enzymes participent d’un tel mode de traitement. Cependant, beaucoup d’autres dévient clairement de la linéarité; de plus, ces variations non linéaires peuvent être interprétées en termes d’effets régulateurs sur une chaîne métabolique. En fait, la fonction catalytique de nombreuses enzymes peut être physiologiquement réglée par l’intermédiaire de changements de conformation de la protéine, provoqués par l’interaction avec elle des molécules de substrats, d’une part, et de molécules dites allostériques, d’autre part, stériquement différentes du substrat. Ces dernières s’associent à un site dit allostérique, et on a prouvé l’importance de ces interactions. L’intérêt de l’étude de ces systèmes dépasse largement le cadre physiologique, notamment dans la mesure où les particularités de l’allostérie permettent des études détaillées de la relation qui existe entre la structure quaternaire de l’enzyme et son activité.
Identification des systèmes allostériques
Comportement vis-à-vis du substrat. La courbe de saturation de l’enzyme par des concentrations croissantes de substrat n’est pas michaélienne. Elle est au contraire sigmoïde. Il n’y a pas saturation progressive et indépendante des différents sites, mais au contraire facilitation de la fixation des molécules de substrats sur les molécules d’enzyme par la fixation antérieure d’autres molécules de substrat. Il y a coopérativité dans la fixation des molécules de substrat (fig. 13, courbe a). Enfin, les coopérativités peuvent être soit positives, soit négatives.
Comportement vis-à-vis d’autres substances. Certains agents, dits agents allostériques et dont la nature est le plus souvent sans rapport avec celle des substrats, modifient l’activité catalytique. Ces effets peuvent être activateurs ou inhibiteurs. Les interactions de l’agent allostérique avec le site allostérique sont associées à des modifications de la conformation de l’enzyme (variation de la constante de sédimentation ou de la constante d’équilibre entre forme associée et forme dissociée de l’enzyme, les protéines allostériques étant toujours oligomériques).
Le fait que l’action d’un effecteur allostérique soit prévenue par la destruction partielle ou totale du site récepteur de cet agent sur l’enzyme prouve, l’activité catalytique étant par ailleurs intacte, qu’il existe un site catalytique et un site d’action allostérique topographiquement distincts à la surface de l’enzyme.
Si l’on se réfère aux courbes représentées sur la figure 13, on constate qu’un effecteur allostérique activateur déplace le K M de l’enzyme pour son substrat vers des concentrations plus basses et donc, pour une même concentration de substrat, augmente l’activité enzymatique (courbe b). La situation est exactement inverse pour un effecteur allostérique inhibiteur (courbe c). En d’autres termes, une variation de la concentration en un effecteur allostérique donné entraîne des modifications très amplifiées de l’intensité de l’activité enzymatique. Il en est de même pour la dépendance vis-à-vis du substrat.
Interprétation des effets allostériques
Ces données ont été rassemblées, en 1965, en France par J. Monod, J. Wyman et J. P. Changeux en un modèle dit «allostérique», ainsi qu’aux États-Unis par Koshland en un modèle antagoniste dit de l’«adaptation au substrat» (Induced Fit ). On ne retiendra que les principes qui sous-tendent l’un comme l’autre des modèles, les divergences entre eux portant sur la nature des transitions entre états différents. Pour qu’une régulation allostérique puisse intervenir, il semble qu’il soit nécessaire:
– que les protéines allostériques soient des oligomères, c’est-à-dire constituées de plusieurs sous-unités identiques occupant des positions équivalentes dans la macromolécule active;
– que chaque agent ayant de l’affinité pour l’enzyme (allostérique et substrat) puisse former un complexe stéréospécifique avec un site, et un seulement, par sous-unité;
– que la conformation de chaque sous-unité soit contrainte par son association avec les autres sous-unités;
– que les sous-unités puissent prendre au moins deux conformations différentes et réversibles, définies par les contraintes précédentes;
– que la symétrie de la molécule soit conservée dans tous les cas.
Dans ces conditions, l’interaction d’un agent avec son site modifiera la structure conformationnelle de la sous-unité réceptrice. La modification sera transmise aux autres du fait des contraintes, de façon coordonnée et symétrique du fait de l’observance du principe de symétrie, et exprimée au niveau des caractéristiques cinétiques du site catalytique. On conçoit donc l’importance de ce modèle dans les études sur la relation entre la structure conformationnelle de l’enzyme et son activité catalytique. Ces modèles ne sont en tout état de cause que des points de départ. Les études sur les propriétés des enzymes allostériques ont vivifié la biophysique des protéines (quelque peu languissante au milieu des années soixante), grâce à l’utilisation de techniques physiques raffinées, comme la cinétique rapide et, plus actuelle, la cinétique de diffraction des rayons X. Pour le biologiste peu féru de modèles mathématiques, on retiendra que – allostériques ou non d’ailleurs – les protéines bougent, et la notion de changement de conformation , qui rend compte de la différence d’activité de la même enzyme placée dans deux états différents, est certainement l’une des plus utiles dans l’interprétation des phénomènes biologiques.
Intégration et régulation du fonctionnement des enzymes
Le fonctionnement des différentes enzymes cellulaires se traduit par la fabrication d’un nombre de substances élémentaires (acides aminés, bases nucléiques, coenzymes, vecteurs d’énergie utilisable, etc.), relativement faible devant le nombre total de réactions enzymatiques existantes; ces dernières sont organisées en cycle de fabrication et de dégradation des métabolites, ou tout au moins en chaîne de réactions dévolues à la réalisation d’une certaine fonction, où chaque enzyme réalise une étape bien précise.
Par ailleurs, une cellule (placée dans un environnement particulier), ou bien un organisme pluricellulaire au cours de sa différenciation, peut n’avoir plus besoin de la présence d’une certaine chaîne métabolique ou, au contraire, l’exiger. Ainsi, Escherichia coli exige pour croître le système de synthèse du tryptophane en absence de cet acide aminé, mais pas en sa présence. De fait, le colibacille réagit à chaque situation particulière en adaptant l’activité de la chaîne de synthèse du tryptophane à la concentration intérieure de ce métabolite. Or l’activité de cette chaîne métabolique peut théoriquement être réglée à deux niveaux: celui de la quantité de catalyseur présente et celui de l’activité intrinsèque de chaque molécule de catalyseur (ou de sa population). Ces deux aspects logiques de la régulation constituent les deux niveaux fondamentaux du contrôle de l’intensité des métabolismes chez tous les organismes connus, encore que l’on ne sache essentiellement rien de ce qui se passe à ces deux niveaux dans les cellules des organismes supérieurs. La tentation est cependant grande d’étendre à ces derniers les principes des régulations découverts chez les micro-organismes.
Contrôle de l’activité d’une voie métabolique par l’ajustement de la quantité d’enzymes disponible
On ne retiendra ici que les principes d’un tel contrôle, tels qu’ils ont été formalisés pour la première fois par les groupes pastoriens de Monod et Jacob, en 1961. Considérons, pour reprendre l’exemple le plus célèbre, la manière dont un colibacille utilise ses sources de carbone. En présence de glycérol, il se multiplie normalement. Si on remplace le glycérol par un autre sucre métabolisable, comme le lactose, la bactérie cesse temporairement de se multiplier, puis reprend sa croissance après environ vingt minutes. Pendant ce laps de temps, elle aura synthétisé les enzymes dont elle a besoin pour utiliser le lactose: une perméase qui sert à son transport, une 廓-galactosidase et une transacétylase qui permettent son catabolisme. On dit que ces enzymes sont induites par le lactose. Les gènes qui codent leur formation sont regroupés en une entité génétique sur le chromosome bactérien, ce qui constitue un avantage sur le plan de la régulation. On appelle opéron un ensemble de gènes concourant à une même fonction et soumis à la même expression coordonnée: c’est donc ici l’opéron lactose. Cette identification n’a été rendue possible que grâce à la caractérisation d’un très grand nombre de mutants affectant l’expression de cet opéron. La première conclusion est qu’à côté des gènes codant pour les enzymes, encore appelés gènes de structure, il existe une série de gènes, dits de régulation, qui constituent autant de signaux d’expression. En résumé, un de ces gènes régulateurs, situé assez loin des gènes de structure, produit une protéine, appelée répresseur, qui se fixe sur l’ADN chromosomique au voisinage immédiat de l’opéron lactose, sur un site spécifique appelé opérateur. La présence de cette protéine sur l’ADN interdit l’expression des gènes de structure et bloque ainsi la formation des enzymes permettant l’utilisation du lactose. Lorsque des molécules de lactose (l’inducteur) pénètrent dans la cellule bactérienne, certaines viennent se combiner au répresseur. Il est alors inactivé et se détache de l’opérateur. L’expression des gènes commence alors sur le promoteur démasqué. L’enzyme de transcription (ARN polymérase) s’y fixe, ce qui permet la formation d’ARN messager, copié sur l’ADN. Ce messager est lui-même traduit en protéines actives. Le répresseur, qui est synthétisé constamment, est constamment inactivé, tant qu’il y a assez de lactose dans le milieu. Dès que sa concentration baisse, les sites opérateurs sont de nouveau occupés par le répresseur, et la transcription s’arrête. Ainsi la régulation est-elle ici le produit de deux événements de rencontre aléatoires: l’interaction du répresseur avec l’ADN et l’interaction de l’inducteur avec le répresseur. La réalité n’est pas si simple, et ceci ne constitue qu’un schéma de base. Dans d’autres circonstances, le répresseur est produit sous une forme inactive, qui n’est activée que lors de sa rencontre avec un ligand activateur. C’est ce complexe qui va aller bloquer le fonctionnement de l’ADN polymérase. Il semble que tous les cas de figure logiques existent. De nos jours, on est en droit d’estimer que pour tout système possédant effectivement un répresseur, on a vu ce dernier isolé biochimiquement, et que ce mode de contrôle est largement vérifié expérimentalement.
Le chercheur n’est cependant pas à l’abri de grandes surprises. Ainsi les voies de biosynthèse des acides aminés ont-elles des propriétés physiologiques assez voisines de celles de l’opéron lactose, du point de vue de l’économie, et nous avons d’ailleurs pris l’exemple de la synthèse du tryptophane en tête de ce chapitre. Les enzymes de chaque voie de biosynthèse des acides aminés sont bien groupées sur le chromosome: on les a donc longtemps considérées comme constituantes des opérons conventionnels. En fait, dans la plupart des cas, le répresseur n’existe pas, pas plus qu’un corépresseur qui serait activé par un excès d’aminoacide (ou plutôt, dans ce cas, d’amino-acyl-tRNA). La régulation s’effectue, en fonction du taux intracellulaire d’amino-acyl-tRNA, par le biais d’une structure du DNA appelée atténuateur et dont le principe de fonctionnement est tout différent du système opérateur-répresseur, puisqu’il repose sur un changement de conformation du DNA, ainsi que sur un couplage étroit entre copie de l’atténuateur en mRNA et traduction en protéines.
Contrôle direct de l’activité des enzymes
Ce type de contrôle est bien connu dans le cas des organismes supérieurs, pour la simple raison qu’il suffit de savoir mesurer une activité enzymatique pour étudier les effets de ligands régulateurs sur cette même activité. Ainsi, la régulation par le pH de la fixation de l’oxygène par l’hémoglobine (effet Bohr) était-elle parfaitement décrite plusieurs dizaines d’années avant son interprétation en termes allostériques [cf. HÉMOGLOBINE]. Il existe en fait plusieurs familles de contrôle de l’activité. D’une manière très simplificatrice, on peut distinguer:
a ) Le contrôle par rétro-inhibition de l’activité des voies de biosynthèse: cas des acides aminés et des nucléotides chez les bactéries.
Ce contrôle est l’aspect principal des régulations allostériques, dont la cohérence comme la précision sont remarquables. Le principe en est le suivant: l’activité de la première enzyme d’une voie métabolique autonome est réglée par la concentration du produit ultime de cette voie métabolique. Ainsi, pour prendre le premier exemple décrit vers 1960, la thréonine désaminase est la première enzyme de la synthèse de l’isoleucine: tous les produits de cette voie contribuent seulement à la production de cet acide aminé. En cas d’excès d’isoleucine, le moyen de contrôle le plus économique est donc de bloquer l’activité de la première enzyme, ce qui n’aura aucun effet sur les autres voies métaboliques. L’isoleucine, et elle seulement, inhibe l’activité de la thréonine désaminase, et ceci de façon allostérique. C’est d’ailleurs cet exemple classique qui a permis l’élaboration de la théorie des changements concertés de conformation. Les enzymes qui font l’objet d’une régulation de ce type appartiennent aux cas particuliers suivants:
– première enzyme d’une chaîne métabolique simple ne conduisant qu’à un seul produit et dont l’activité est rétro-inhibée par elle;
– première enzyme d’un métabolisme ramifié, inhibée par les produits finaux des différentes branches (et, dans ce cas, en général, chacun des produits n’exerce qu’une inhibition partielle sur l’enzyme considérée, ou bien encore il existe plusieurs enzymes assurant cette réaction initiale, chacune inhibable par un métabolite particulier);
– soit enfin les enzymes des systèmes assurant la production d’énergie; dans ce cas, les enzymes régulées sont souvent inhibées par l’ATP et, au contraire, activées par le phosphate, ADP, AMP.
Ces enzymes sont donc toujours des enzymes clés commandant le fonctionnement d’une voie ou l’aiguillage entre plusieurs métabolismes. Les signaux de cette régulation, de très grande rapidité d’intervention et d’ajustement, sont précisément les métabolites essentiels, qui apparaissent donc, en plus de leur rôle strictement fonctionnel, chargés d’une signification régulatrice.
b ) L’activation des proenzymes par une protéolyse ménagée.
Il existe une classe d’enzymes (mais aussi d’hormones) dont les exemples classiques sont les enzymes protéolytiques du tube digestif (pepsine, trypsine, chymotrypsine), qui sont produites par les cellules glandulaires sous forme de précurseurs inactifs, les zymogènes. Ces précurseurs sont transformés en enzymes actives grâce à des coupures spécifiques de leur chaîne polypeptidique par des enzymes protéolytiques. Chaque zymogène est activé par le clivage d’une seule liaison peptidique. Dans le cas le mieux connu, celui de la conversion du chymotrypsinogène en chymotrypsine, l’enlèvement de quelques acides aminés ne change pas grand-chose à la structure du site actif décrit dans un paragraphe précédent. Simplement, quatre déplacements de segments de la chaîne polypeptidique s’opèrent, qui intéressent d’ailleurs des zones assez distantes du site actif. Ces changements sont sans nul doute les conditions de l’activation de l’enzyme. Il s’agit là d’une des premières régulations d’activité jamais observée, vers les années trente. De savoir comment elle est elle-même réglée, et en particulier quel est le rôle des hormones du système digestif dans cette mécanique, reste un problème.
Cette activation par clivage protéolytique est d’ailleurs au cœur du contrôle d’activités biologiques essentielles: c’est sur une cascade de protéolyses que repose la coagulation du sang, ainsi que l’activation du complément, un système d’enzymes circulant dans le sang, qui est activé par des anticorps fixés sur une cellule étrangère et qui contribue in fine à la destruction de cette dernière. Enfin, un certain nombre d’hormones polypeptidiques, et en particulier celles du complexe hypothalamo-hypophysaire, sont produites à l’état de précurseurs, dont les hormones actives sont libérées par le jeu de clivages spécifiques. Ces modifications sont des activations qui ne sont en aucun cas réversibles.
c ) Le contrôle de l’activité enzymatique par des modifications covalentes.
Enfin, un très grand nombre d’enzymes (parmi de plus nombreuses protéines) voient leur activité modulée de façon réversible par la fixation covalente et transitoire de certains composés chimiques. L’exemple historique est celui des enzymes qui contrôlent le métabolisme du glycogène. En fait, il s’agit ici du type de contrôle que peuvent exercer certaines hormones, dont la noradrénaline, sur des activités enzymatiques. Quant à la phosphorylation de certains acides aminés (histidine et surtout tyrosine) de la chaîne polypeptidique dont les protéines sont constituées, elle est considérée maintenant comme un phénomène capital aussi bien dans le métabolisme général d’une cellule que dans sa transformation en cellule cancéreuse. Dans le cas du glycogène, par exemple, une série de phosphorylations (et de déphosphorylations) assure un métabolisme réglé. Les modifications par phosphorylation de l’enzyme des paramètres cinétiques des enzymes sont réversibles: l’effet est aboli par la déphosphorylation de l’enzyme... [cf. RÉGULATIONS BIOCHIMIQUES]. Ces phosphorylations et déphosphorylations répondent, chez les Vertébrés, à la présence des hormones, dont le rôle sur le métabolisme est ainsi expliqué de façon très fine.
De nombreuses protéines sont d’ailleurs phosphorylées: ainsi les antigènes responsables des rejets de greffe. Les données brièvement apportées plus haut font penser que ces phosphorylations contribuent aux fonctions de ces antigènes.
Il n’y a pas que le phosphate à pouvoir être transféré sur des protéines et à exercer une fonction. Les séquences polysaccharidiques des glycoprotéines modifient les propriétés des protéines, soit en les stabilisant vis-à-vis d’agents protéolytiques, soit en contribuant, par exemple, à leurs propriétés immunologiques. Mais il ne s’agit pas là, à proprement parler, de régulation. En fait un nombre croissant d’activités enzymatiques voient leur activité modulée par la fixation covalente de certaines substances. Ainsi, la glutamine synthétase d’Escherichia coli , une enzyme qui tire son importance de la place centrale que joue la glutamine dans le métabolisme, voit son activité réglée par rétro-inhibition, sous l’effet de huit produits dérivés de la glutamine! Mais, surtout, l’enzyme est inhibée par une autre enzyme qui fixe sur elle de façon covalente un groupement adénosyl. Cette inactivation est réversible, et, dans la pratique, une cascade d’adénylation-uridylation (et des actions inverses) règle l’activité de l’enzyme. La glutamine synthétase est certainement un monstre du point de vue de la régulation, mais des exemples de ce genre existent ailleurs, aussi divers que l’activation de la toxine diphtérique par la fixation d’ADP, ou l’attachement d’acides gras aux protéines capsidaires de certains virus.
Il est à peu près clair que la liste des types de contrôle n’est pas close. L’important est sans doute de se souvenir que les cellules sont programmées pour fonctionner au niveau de la plus faible dépense énergétique compatible avec telle ou telle situation. C’est clairement le cas pour les micro-organismes. La présence d’un milieu intérieur riche en composés organiques chez les organismes supérieurs pousse à penser que la situation y est sans doute plus complexe. Quoi qu’il en soit, toutes les voies métaboliques sont réglées: la cellule n’est pas un chaos biochimique, parce qu’un certain nombre d’enzymes clefs subissent un contrôle d’une grande finesse.
L’enzymologie appliquée
L’homme connaît depuis des millénaires l’utilisation de micro-organismes, levures ou bactéries, à des fins industrielles, la fermentation par exemple. Il s’agit en fait de l’utilisation d’une voie métabolique particulière de ces organismes, et l’emploi de micro-organismes, donc, in fine , d’enzymes pour produire de nombreuses substances du méthane ou de l’hydrogène pour des produits alimentaires, connaît un essor remarquable, encore stimulé par la crise de l’énergie [cf. FERMENTATIONS]. Il pourrait cependant être intéressant d’utiliser non pas des cellules entières, mais des enzymes isolées, et de leur faire réaliser la ou les opérations désirées, et celle(s)-là seulement. Cela est à l’origine de l’enzymologie industrielle, qui repose en grande partie sur l’utilisation d’enzymes attachées à un support insoluble. Un autre secteur de la biotechnologie dépend très largement des enzymes et de l’enzymologie: il s’agit de l’ingénierie génétique. Rien de l’expansion actuelle de la biologie moléculaire n’aurait été possible sans l’utilisation systématique des enzymes qui agissent sur l’ADN [cf. GÉNIE GÉNÉTIQUE]. Il n’existe d’ailleurs sans doute pas de meilleure illustration de la spécificité des enzymes que les enzymes des acides nucléiques. Jusqu’en 1974, le biochimiste ne disposait pour couper les longues chaînes d’acides nucléiques que de moyens physiques ou chimiques, opérant des coupures au hasard. Depuis cette date, les biologistes moléculaires disposent d’un nombre croissant d’enzymes, encore appelées endonucléases de restriction , qui reconnaissent des séquences de bases nucléiques sur l’ADN et opèrent une coupure de sa chaîne, en général au niveau de ce site de reconnaissance. Ces enzymes, dont la découverte a valu trois prix Nobel, ont pour fonction physiologique d’inactiver par coupure un ADN étranger (par exemple, celui de virus) qui pénétrerait dans la cellule. Au biochimiste, ces enzymes offrent la possibilité de fragmenter un ADN de manière précise et reproductible, de produire des fragments qui contiennent les gènes, et de les séparer en fonction de leur taille. La connaissance d’autres enzymes, dont la fonction physiologique est soit la réplication du matériel génétique (comme la DNA polymérase, ou la réverse transcriptase des virus à RNA), soit la réparation de chaînes nucléiques coupées ou modifiées, permet de manipuler ces fragments et de les attacher à d’autres fragments d’ADN, donc de fabriquer des molécules de mémoire génétique hybride, par exemple des gènes de souris dans l’ADN de colibacille, tout ce sur quoi reposent les manipulations génétiques. Il s’agit là d’un exemple d’une «retombée» des recherches fondamentales sur les enzymes de l’ADN dont la portée industrielle ou médicale est devenue capitale [cf. GÉNIE GÉNÉTIQUE].
3. Les coenzymes
La notion de coenzyme
Une des premières généralisations de la chimie biologique débutante fut que l’existence des réactions enzymatiques était liée à la présence simultanée de deux éléments distincts: le premier (appelé apoenzyme) était défini comme une macromolécule de structure instable; la fraction complémentaire (coenzyme) était, suivant les mêmes critères, une molécule de faible poids moléculaire (puisque dialysable), de structure relativement plus stable. Le terme «enzyme» décrivait alors le résultat de l’association de ces deux éléments. Cette systématisation n’est plus utilisée depuis qu’on a découvert qu’un nombre croissant de réactions enzymatiques n’exigeaient nullement pour se produire la présence de coenzymes dialysables, et du fait que certaines enzymes, possédant une fraction non polypeptidique essentielle à leur activité, ne pouvaient en être séparées par simple dialyse. Le terme de coenzyme a cependant persisté; il continue à désigner un groupe très hétérogène d’espèces moléculaires distinctes, différentes des effecteurs ordinaires, dont la présence est requise pour la réalisation de certaines fonctions enzymatiques.
Les deux propriétés physico-chimiques essentielles de la définition originelle sont trop générales pour permettre de délimiter un groupe précis. Par contre, le problème peut être abordé facilement par le biais de l’analyse des fonctions attribuées aux coenzymes. En examinant les différentes réactions du métabolisme, on remarque la participation répétitive des mêmes molécules à des réactions chimiques de bilans très différents. C’est ainsi que les phosphorylations biologiques, quelles que soient les substances qui en sont l’objet, ne s’observent très généralement que si une molécule particulière, l’adénosine triphosphate (ATP), est présente. Ailleurs, toutes les opérations intéressant le NH2 des acides aminés sont opérées par des enzymes contenant du pyridoxal-phosphate, etc. Ces corps (ATP, pyridoxal-phosphate, etc.), impliqués non dans la spécification globale d’une réaction enzymatique mais dans la réalisation d’une certaine étape de cette même réaction (qui peut être commune à un grand nombre de conversions enzymatiques différentes), sont appelés coenzymes. Avec cette méthode d’approche, les coenzymes apparaissent soit comme des vecteurs de groupements chimiques fréquents (méthyl, phosphoryl), soit comme des agents d’exécution d’un type d’opération strictement défini (déshydrogénation, phosphorylation, dépense ou fourniture d’énergie), soit encore comme des agents permettant des réactions de types multiples sur un corps ou un groupe de corps (opérations sur les sucres -1phosphate, sur le NH2 des aminoacides). Ces différentes fonctions ne sont pas exclusives les unes des autres. Vues sous cet angle, un petit nombre de molécules se définissent comme coenzymes, non sans certaines ambiguïtés d’ailleurs.
Les principales coenzymes et leurs fonctions
Il est essentiel de discuter à la lumière d’exemples les équivoques de cette notion de coenzymes. On s’est habitué à considérer comme coenzymes certaines molécules et non pas d’autres, soit parce qu’elles interviennent dans des réactions jugées trop particulières (acide ascorbique, vitamine A), soit parce que leur fonction majeure, qui n’a pas de relation avec la définition des coenzymes, est seule considérée. C’est le cas du phospho-énolpyruvate (PEP), produit de la glycolyse, ordinairement dévolu à la fabrication d’ATP; cette molécule présente cependant les caractéristiques d’une coenzyme vis-à-vis d’une fonction essentielle pour les bactéries: le transport des sucres à travers la paroi bactérienne; dans ce cas particulier, le PEP est donneur d’énergie, tout comme l’ATP.
Une fonction très particulière de certaines coenzymes est d’être des «signaux» pour l’adaptation du niveau d’activité des grandes fonctions cellulaires. Par exemple, la concentration en ATP d’une cellule, dans certaines conditions d’utilisation de cette coenzyme, est un indice relatif du niveau d’activité des systèmes générateurs d’énergie métaboliquement utilisable. Inversement, l’amplitude d’une variation de cette concentration doit être considérée logiquement comme un signal permettant d’adapter le niveau de production aux besoins exprimés par cette variation. Il est très remarquable que les variations de concentration de cette coenzyme soient précisément interprétées en ce sens par les cellules. Cette fonction de signal est associée à la plupart des «grandes» coenzymes (CTP, GTP, NADH, UDP-sucre, etc.).
Les propriétés physico-chimiques
Pour souligner notamment le caractère imprécis de la notion de coenzyme, certaines propriétés générales méritent d’être considérées.
Poids moléculaire. Le poids moléculaire des coenzymes est faible: ATP (500), biotine (185). Cela rend effectivement toutes les coenzymes capables de traverser une membrane dialysante, lorsqu’elles sont en solution.
Stabilité . La stabilité des coenzymes, dans les conditions usuelles, est extrêmement variable et ne peut faire l’objet d’une généralisation.
Association des coenzymes avec les enzymes . Ce deuxième aspect de la définition originelle ne peut pas non plus faire l’objet d’une généralisation. Cependant, une coenzyme donnée a toujours le même comportement vis-à-vis des enzymes auxquelles elle est fonctionnellement associée. Ainsi, l’ATP n’est jamais lié de façon covalente et peut donc être enlevé par simple dialyse: par contre, le pyridoxal-phosphate est lié à l’enzyme et ne peut en être séparé qu’au prix de la dénaturation de la protéine. La différence de solidité de la liaison a servi de base à la distinction entre coenzymes (libres) et groupements prosthétiques (associés de façon stable). Cette distinction prend surtout de l’intérêt au cours des études sur la structure moléculaire des enzymes.
Relation avec la notion de substrat . Certaines coenzymes, que l’on s’est habitué à regarder uniquement comme telles, peuvent avoir une fonction de substrats. C’est le cas des triphosphonucléotides qui, en plus de leur rôle de coenzymes, sont des substrats essentiels pour la RNA-polymérase, au cours de la synthèse du RNA. Par ailleurs, lorsque la fonction d’une coenzyme est de transférer un certain groupement ou une certaine quantité d’énergie, la molécule de coenzyme est libérée après accomplissement de la réaction impliquée sous une forme différente de son état initial. En d’autres termes, la coenzyme est ici analogue à tout substrat normal; et, de fait, il est possible d’appliquer à la relation enzyme-coenzyme les méthodes d’analyse de la relation enzyme-substrat, de définir un site d’interaction, un K M, une V max, éventuellement des effecteurs de la fixation ou de l’utilisation de la coenzyme, etc. Cependant, la coenzyme pourra toujours être distinguée du substrat, par le fait que la première est constamment régénérée; au contraire, les produits de la réaction poursuivent une vie métabolique différente. Cette propriété de régénération explique d’ailleurs pourquoi le niveau intracellulaire (en termes de concentration) des coenzymes est en général faible. Cette ambiguïté par rapport à la notion de substrat n’existe pas en général lorsque la coenzyme participe au mécanisme de la réaction au niveau des groupements du site actif de l’enzyme. La coenzyme est rétablie dans son état initial par l’accomplissement même de la réaction (pyridoxal-phosphate, vitamine B12).
Il convient cependant de mentionner l’utilisation spectaculaire qui est faite depuis plusieurs années de la biotine, la coenzyme responsable des réactions de transfert des groupements carboxyliques. Cette coenzyme est reconnue par une protéine du blanc d’œuf, l’avidine, et s’y conjugue d’une manière très efficace, quasi irréversible. Une des approches classiques en biologie cellulaire est de chercher à repérer la localisation d’une telle protéine dans une cellule, sur une membrane... La biotine peut être facilement greffée, de façon stable, à n’importe quelle protéine. Dès lors, cette protéine ainsi «marquée» sera reconnue par... l’avidine. Si l’avidine a été au préalable marquée par une molécule bien repérable (la ferritine, des marqueurs fluorescents, etc.), alors le repérage de la protéine devient facile. Cette technique, due à l’Israélien M. Wilchek, permet en particulier le repérage des glycoprotéines de la membrane cellulaire.
Système d’approvisionnement à l’échelle moléculaire, site de réaction, substrat tout autant que signal de régulation... Cette énumération de propriétés, jointe à l’hétérogénéité chimique de ces molécules, montre bien que le terme de coenzyme ne recouvre pas un groupe homogène clairement délimité. Il apparaît plutôt comme une simplification de langage, exprimant la parenté fonctionnelle que l’on s’accorde à retrouver entre ces différentes molécules. Il ne serait pas raisonnable d’en faire en particulier une base d’études générales.
Encyclopédie Universelle. 2012.