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DANTE ALIGHIERI
DANTE ALIGHIERI

Le septième centenaire de la naissance de Dante a donné en 1965 la mesure de la diffusion de son œuvre dans le monde. En France seulement, trente-sept traductions totales ou partielles de La Divine Comédie ont été éditées ou rééditées depuis 1921. La question s’est une fois de plus posée de l’actualité véritable de Dante, de ce que son œuvre signifie pour les lecteurs de notre temps, de ce qu’elle leur propose et leur promet. Ce n’est pas affaire de distance chronologique: Dante a été beaucoup plus en faveur au XIXe siècle qu’au cours des trois siècles précédents. La première «actualisation» critique de la Comédie s’est faite dans le climat platonicien de la Florence du Quattrocento, la seconde dans le climat romantique de l’Europe libérale.

On hésite à affirmer, avec T. S. Eliot, que La Divine Comédie est le plus promptement offert de tous les grands poèmes, celui où il est le plus aisé d’entrer de prime abord. Mais disons que l’effort initial du lecteur, secondé dans la plupart des éditions par les notes indispensables, n’est pas plus considérable que pour d’autres grandes œuvres. On a tôt fait de découvrir que le grand poème de Dante n’est pas seulement un édifice « médiéval », une cathédrale imposante et dûment «classée»: c’est un poème de l’imminence au regard du destin du monde, des chances de l’homme dans cette vie, et non seulement dans une autre, des anxiétés aussi que fait peser sur la conscience collective l’appréhension d’une «fin des temps».

1. «La Vie nouvelle»

Entre guelfes et gibelins

Lorsque Dante y naquit, dans la seconde quinzaine du mois de mai 1265, Florence était en voie de devenir la plus puissante cité de l’Italie centrale et l’une des plus considérables de l’Occident chrétien. Dès 1250, un gouvernement communal, imposé par les forces associées de la bourgeoisie et de l’artisanat, avait mis fin à la suprématie des maisons nobles. Deux ans plus tard étaient frappés les premiers florins d’or, qui allaient devenir bientôt, et pour trois siècles, les «dollars» de l’Europe marchande. Les conflits entre les guelfes, acquis à l’autorité temporelle des papes, et les gibelins, défenseurs de la primauté politique des empereurs, tournaient de plus en plus à l’affrontement entre les bourgeois et les nobles ou aux guerres de prépondérance entre cités voisines et rivales. Dante vécut dans ce climat de luttes sociales et de guerres régionales, où l’empire et la papauté constituaient des pôles d’engagement ou des prétextes d’alliance plus que des causes embrassées pour elles-mêmes. Quand il naquit, sa ville était depuis cinq ans aux mains des gibelins, qui en avaient chassé les guelfes; en 1266, Florence repassait aux mains de ces derniers, et les gibelins en étaient expulsés à leur tour, perdant à jamais la partie. Les guelfes allaient se diviser un peu plus tard en Noirs et Blancs, et c’est comme Blanc que Dante devait être un jour proscrit, lui aussi à jamais.

Sous le signe de l’amour

Issu d’une famille noble mais sans fortune, orphelin de mère à treize ans, orphelin de père dans les cinq années qui suivirent, sa première jeunesse ne peut être entrevue qu’à travers de très rares documents d’archives et la narration romancée de la Vita nova. Il y a tout lieu de penser que ce «petit livre», comme Dante l’appelle lui-même, de La Vie nouvelle a été composé entre 1291 et 1293; il comprend 31 poésies (25 sonnets, 1 ballade et 5 chansons), écrites à partir de 1283 si l’on en croit un passage de la prose, tout ensemble explicative et narrative, qui forme autour des poèmes comme un tissu conjonctif. La «Vie nouvelle», c’est la jeunesse de Dante illuminée par son amour pour Béatrice, la révélation primordiale que cet amour lui apporte au début de son existence. Il n’a pas neuf ans lorsqu’il s’éprend de celle qu’il aimera pour l’éternité et qui est alors une enfant de huit ans. Mais ce ne sera pas un amour sans troubles, sans alarmes, ni sans tentations adverses.

Un très doux salut

De la Vita nova et de quelques poésies laissées hors du recueil, mais appartenant, de façon manifeste ou probable, à la même période que les pièces du livre, il découle que cet amour passa d’abord par deux phases bien distinctes. Dante se dit âgé de dix-huit ans lorsqu’il reçoit de Béatrice un «très doux salut» qui lui fait «voir les confins de la béatitude». À la suite de cette rencontre, il fait un songe mystérieux, décrit dans un sonnet de couleur surréaliste avant l’heure, et sa passion grandit au point d’émouvoir plusieurs de ses amis, mais aussi d’éveiller leur curiosité bavarde. Soucieux de cacher son amour aux indiscrets, Dante fait mine d’être successivement épris de deux autres femmes, appelées au rôle d’«écrans», jusqu’au jour où Béatrice, elle-même abusée par ce simulacre, lui refuse son salut. Or il découvre, après un accès de douleur et de larmes, que, le salut de la gentilissima ne lui étant plus accordé, «Amour a placé tout [son] bonheur dans ce qui ne peut [lui] être ôté», à savoir «dans les paroles [qu’il dit] à la louange de [sa] dame». Aussi prend-il le parti de se vouer à cette louange et inaugure-t-il, par la première chanson incluse dans la Vita nova (chap. XIX), ce «doux style nouveau» qu’il revendiquera un jour comme point de départ de la poésie lyrique de toute sa génération.

La dévotion amoureuse

Il ne s’agit pas d’un simple changement de style. Le passage de l’imploration insistante ou de la rhétorique impersonnelle du cœur à une poésie d’exaltation atteste la détermination de vivre un amour qui soit la preuve et le fruit d’une liberté vraie. La conversion à la «louange» ne marque pas seulement une nouvelle direction de nature thématique et stylistique: c’est l’indice d’une découverte psychologique qui seconde l’aspiration morale, et que celle-ci, à son tour, enrichit. Le sentiment intime de liberté, compris comme le refus d’une aliénation étroitement passionnelle et la justification de sa dignité intérieure, que Dante avait d’abord escompté de la «très noble vertu» émanant du salut de Béatrice, il l’attend désormais des paroles de gloire qu’il adresse à la gentilissima , c’est-à-dire de la célébration assidue des perfections que l’amour lui fait découvrir en elle; là réside l’essentiel, qui fait que cet amour est son amour, et qui ne peut lui être ôté. C’est, longtemps avant Stendhal, la «cristallisation» mise au cœur de l’authenticité amoureuse; c’est également l’esquisse d’un programme de libération hors des contingences qui avaient compromis le bonheur d’aimer dans l’affaire des «femmes-écrans», après la réaction de Béatrice offensée par des rumeurs cancanières. Se plaindre de cette réaction signifierait pour Dante laisser son amour à la merci des malentendus, l’exposer à des faits ou des propos indépendants de son libre vouloir, au lieu que l’exaltante accumulation en sa conscience des innombrables sujets d’aimer Béatrice que son amour lui dicte est l’acte probant de sa liberté souveraine. Toute problématique du sentiment cessant, la dévotion amoureuse est perçue comme un bonheur achevé, effet d’une passion qui se rend heureuse et se voit justifiée en se délivrant de tout ce qui ne dépend pas d’elle. Il n’est plus besoin de réciprocité certaine ni d’acquiescement courtois. Du coup s’évanouit le langage amoureux traditionnel de la victoire ou de la défaite, de la conquête ou de l’abandon.

Le poète explorait cette terre nouvelle de l’amour quand Béatrice mourut, à l’âge de vingt-quatre ans. Sa douleur lui révéla que les perfections dont se nourrissait son amour, loin de se muer en abstractions invulnérables, n’avaient pas cessé d’être pour lui des qualités de la vie sensible de la gentilissima. De cette douleur va naître une pitié de soi, qui conduira Dante à «trop se réjouir de voir» une dame jeune et belle, émue de compassion pour lui; mais une vision lui représentera bientôt Béatrice telle qu’elle lui était apparue dans son enfance, et il n’en faudra pas davantage, à en croire le récit de la Vita nova , pour le détourner de la tentation. Le petit livre prend fin sur un sonnet et un chapitre en prose, où il est permis de discerner la première idée de la grande œuvre où Dante dira un jour de Béatrice «ce qui jamais ne fut dit d’aucune femme».

2. Les consolations du savoir, et d’autres

Où cesse le témoignage de la Vita nova commence celui, encore moins documentaire, des Rime , c’est-à-dire de la somme, variable suivant les éditeurs, des poésies éparses qu’on peut attribuer à Dante (54 certaines, de 20 à 27 d’attribution douteuse). C’est dans une part de ce «corpus» qu’on cherche volontiers les traces de l’«égarement» avoué plus tard au début de l’Enfer et à la fin du Purgatoire : un égarement qui aurait entraîné Dante aussi bien vers de «fausses» conceptions philosophiques que vers les sollicitations de l’amour charnel et des plaisirs vulgaires.

Le plus assuré est qu’entre la mort de Béatrice et les premières années de l’exil Dante s’adonna intensément à l’étude de la «philosophie», terme qui désigne sous sa plume l’ensemble de la science profane; qu’il composa des poésies d’amour d’où le style de la «louange» est bien absent, et le souvenir de Béatrice plus encore; qu’il échangea des vers de nature diverse avec plusieurs poètes de son temps; enfin qu’il se mêla activement, à partir de 1295 au moins, à la vie politique de sa cité.

Parmi les pièces lyriques qui semblent appartenir à cette période, les «poésies de la pierre» (rime petrose ) méritent une mention particulière. Le premier motif qui s’y déploie est celui d’une passion née au cœur de l’hiver, à contre-saison, quasiment contre la loi de nature, d’une ardeur inquiétante et comme exaspérée au milieu d’un monde assombri et glacé. Cet appétit d’amour sert de support à une suite de descriptions systématiques du paysage hivernal, souvent rendues plus insistantes par la répétition à la rime d’un nombre limité de mots: extension thématique et virtuosité prosodique s’y conjuguent comme les signes avant-coureurs d’une entreprise poétique autrement vaste et difficile, vers laquelle Dante paraît s’acheminer alors par plusieurs voies.

Une de ces voies est la fréquentation des «écoles des religieux et des disputes des philosophes», pour reprendre ses propres termes, accompagnée de la lecture de plusieurs auteurs latins que laisse déjà deviner dans ses derniers chapitres la prose de la Vita nova. Dans le traité du Convivio (Le Banquet ), commencé vraisemblablement en 1303-1304 et interrompu à la fin du IVe livre (l’ouvrage devait en compter 15), Dante fera de ce noviciat «philosophique» un remède à la douleur où la mort de Béatrice l’avait plongé; mais, à son témoignage même, il se prit bientôt pour la science scolastique et la poésie des Anciens d’une passion dont la vertu consolatrice n’était plus la seule raison. Cette passion du savoir, d’un savoir total, ne le quittera plus: elle se retrouve aussi bien dans les chansons «doctrinales» du Convivio et les longs commentaires qui y font suite que dans plusieurs poésies allégoriques des Rime , dans l’essai linguistique en latin De vulgari eloquentia , entrepris et laissé en suspens au cours des premières années de l’exil, dans le traité politique De monarchia , vraisemblablement écrit, en latin également, autour de 1311, pour soutenir la cause de l’empereur contre les prétentions temporelles de la papauté, dans les épîtres latines, elles aussi d’objet politique, dans la dissertation de physique du globe Quaestio de aqua et terra (1320), dans les églogues latines (1319-1320) et enfin, il va sans dire, dans le «trésor» de science offert par la Comédie .

3. L’exil

Une autre sorte de préparation, non moins passionnée et plus déchirante, à la grande œuvre allait lui venir d’où il ne l’attendait sans doute guère en 1293, l’année où des ordonnances de justice, promulguées à Florence, retiraient aux nobles le droit de participer aux affaires publiques. Ce droit ne fut restitué, deux ans plus tard, qu’à ceux qui renieraient pratiquement leur rang en s’inscrivant dans une corporation professionnelle. C’est ce que fit Dante, admis dans l’«art» des médecins et apothicaires, qui était aussi celui de la librairie, avec la mention de «poète»... De la fin de 1295 à l’automne de 1301, on suit sa trace dans des procès-verbaux de commissions et de magistratures communales. Cependant, la lutte fait rage entre Blancs et Noirs. Dante est en 1300 du nombre des six prieurs, chargés de l’autorité exécutive, qui tentent vainement d’apaiser le conflit en proscrivant les chefs des deux partis. Comme le pape Boniface VIII intrigue avec acharnement en faveur des Noirs, trois émissaires lui sont dépêchés en 1301 par les Blancs au pouvoir. Dante est l’un d’eux. Il n’a pas regagné Florence que les Noirs, qui viennent de s’en rendre maîtres, le bannissent, le 27 janvier 1302, du chef de prévarication; six semaines plus tard, la condamnation est répétée et aggravée par une sentence qui le voue au bûcher s’il vient à être pris sur le territoire de la commune. Le sentiment d’avoir été indignement joué par Boniface VIII, qui l’avait retenu à Rome après avoir renvoyé les deux autres émissaires, ne l’abandonnera plus jusqu’à sa mort, survenue à Ravenne le 13 septembre 1321: d’où la véhémence qu’il ne cessera de manifester dans la Comédie contre le pape lui-même et la curie pontificale tout entière.

4. «La Divine Comédie»

Nul ne met plus en doute que la Comédie à laquelle l’admiration de la postérité ajouta l’épithète «divine», et dont le titre définit, suivant les catégories littéraires d’alors, un style moins noble et soutenu que celui de la tragédie, dont le modèle est l’Énéide de Virgile, ait été composée tout entière pendant l’exil de Dante. L’odyssée qu’elle conte est celle du poète lui-même, perdu «au milieu du chemin de la vie» dans la forêt obscure du péché, sauvé du péril par l’intercession de la bienheureuse Béatrice, et accomplissant un pèlerinage salvateur dans l’autre monde, sous la conduite de Virgile d’abord (Enfer et Purgatoire ), puis de Béatrice elle-même (Paradis ).

Commencée sous le trinôme dominant de la «philosophie», personnifiée par Virgile, de l’amour (dont les limites contraires, successivement expérimentées par Dante au temps de la «louange» et à l’époque des «poésies de la pierre», reparaissent, d’une part, avec l’intervention de Béatrice au chant II de l’Enfer et, d’autre part, avec le célèbre épisode de passion sans frein dont l’héroïne est, au chant V, Françoise de Rimini), enfin de l’ardeur politique en quête de justifications idéologiques et morales, la Comédie s’achève après l’intégration absolue du savoir philosophique dans la vérité de Dieu, l’élévation de l’amour, plus que jamais pierre de touche de la liberté, au rang de principe de tout bien et de tout mal, la résolution des problèmes politiques par la doctrine de la légitimité universelle et éternelle de l’Empire, assise à la fois sur les conclusions de la philosophie, les desseins révélés de Dieu et le terme que ces desseins laissent voir dans l’histoire du monde futur.

Cette structure démonstrative n’est pas la patiente application d’un programme arrêté d’avance point par point. La composition du poème, qui n’a pris fin que peu de temps avant la mort de Dante, s’est échelonnée sur quinze ans et plus. Sans vouloir réduire la Comédie à une œuvre en chronique, tributaire des événements survenus dans cet intervalle, il est clair, à de nombreux indices, que des circonstances biographiques et historiques toutes fraîches en ont alimenté l’inspiration. La netteté architecturale du poème ne doit pas donner le change: il ne s’agit pas d’un plan agrandi au pantographe, ni d’un édifice où tout est calculé au départ. La Comédie forme un récit vivant qui absorbe et renvoie à tout instant le dernier «vécu», ne se refusant pas les feintes prophéties quand l’urgence polémique ou lyrique veut qu’il soit parlé de faits survenus depuis 1300, date fictive du voyage dans l’au-delà. Dante y est continuellement présent, non comme un auteur qui parcourrait par la mémoire une époque révolue de sa vie, mais comme un poète instructeur qui vit à la fois sa création et les raisons permanentes d’où elle naît, toujours rallumées et pressantes dans «le monde qui vit mal».

Il est le sujet de son poème, il n’en est pas la matière. Cette matière, c’est, cas unique dans la littérature de tous les temps, l’univers saisi dans sa totalité, de l’infime à l’incommensurable, du naturel le plus commun, voire le plus trivial, au surnaturel le moins imaginable. Cette matière, en un mot, c’est le tout.

L’itinéraire que dessine le parcours peut n’être qu’une coupe verticale allant de la plus basse extrémité de l’univers à la plus haute, tout vient s’y rassembler. Entre le centre de la Terre, où Lucifer, dans sa ténébreuse prison de glace, occupe la pointe de l’immense excavation en cône renversé qui contient l’Enfer et l’Empyrée, où Dieu est perçu comme un océan de lumière, ce que Dante ne peut faire affluer sous son regard vient s’agréger massivement au récit directeur par l’inépuisable jeu du souvenir et de la métaphore. Où l’expérience fait défaut, l’imagination la plus prodigieuse prend la relève et crée tout à la juste mesure, dérisoire ou colossale, que requiert la dimension de l’épisode ou du décor. Où manque le mot, Dante le façonne, et il le léguera, pour longtemps parfois, à une langue dont il est à la fois le premier grand artiste et, pour une large part, le fondateur en fait d’expression littéraire.

5. Le monde du poème

Un ordre arithmétique

Donner une image, même schématique, du monde de la Comédie est ici chose impossible. À peine peut-on esquisser l’ordre qui préside à la description des trois royaumes de la damnation, de la pénitence et de la béatitude. Les damnés se distribuent d’abord suivant la nomenclature grégorienne des péchés capitaux, mais, signe peut-être d’une interruption suivie d’un changement de programme dans la composition du poème, les deux derniers péchés, à savoir l’envie et l’orgueil, cèdent la place à une répartition plus complexe qui occupe plus des deux tiers des chants de l’Enfer. Aux termes de ce classement, fondé sur la morale d’Aristote, les péchés passés précédemment en revue (après le cercle des Limbes, la luxure, la gourmandise, l’avarice et la prodigalité, la colère et la paresse) entrent dans la catégorie de l’incontinence, qui est la moins grave des trois dispositions vicieuses de l’âme, les deux autres étant la violence et la fraude. La violence est punie au 7e cercle, subdivisé en 3 zones renfermant 5 variétés, la fraude au 8e, subdivisé en 10 fosses dont certaines présentent également des distinctions; la trahison, enfin, fournit un 9e cercle, subdivisé en 4 zones. Aux 9 cercles de l’Enfer correspondent, sur la montagne du Purgatoire, qui s’élève à l’antipode de Jérusalem, au milieu de la mer inconnue, 9 régions: l’Antipurgatoire, lieu d’attente où s’expie la négligence tant politique que religieuse, 7 terrasses réservées aux péchés capitaux et le Paradis terrestre au sommet. De même, le Paradis offre 9 sphères concentriques étagées autour de la Terre, les âmes des bienheureux apparaissant dans l’une ou l’autre à Dante et à Béatrice suivant le mérite principal qui leur a ouvert le chemin des cieux.

On relèverait bien d’autres homologies et symétries entre les trois sections de la Comédie et à l’intérieur de chacune d’elles. Mais ce parti d’ordre arithmétique et rationnel n’est jamais contraignant, en ce qu’il ne détermine nulle part les limites d’une scène, d’un exposé ou d’un épisode: il en est de quelques vers alors que tel d’entre eux tient trois chants entiers (Paradis , XV à XVII), les uns s’achèvent avec le chant, d’autres se prolongent dans le suivant ou s’interrompent pour reprendre plus loin. Partout le mouvement inégal et inopiné de la vie se répand dans les harmonies d’une architecture aussi gigantesque que rigoureuse.

Un langage concret

Grandiose jusqu’à atteindre, surtout dans le Paradis , les extrêmes frontières, signifiées avec une extraordinaire force d’évidence poétique, de l’exprimable et du concevable, la vision de Dante se traduit dans un langage concret, intensément figuratif, par lequel le didactisme scientifique, moral, politique ou religieux se revêt d’un inoubliable relief. Cela n’est pas seulement vrai de l’Enfer , où défilent les épisodes, entre tous célèbres, de Françoise de Rimini (V), de Farinata (X), de Pierre des Vignes (XIII), de Brunet Latin (XV), des simoniaques (XIX), des prévaricateurs et de leurs diables (XXI-XXII), d’Ulysse (XXVI), de Guido da Montefeltro (XXVIII), de Bertrand de Born (XXVIII), d’Hugolin (XXXII); ce l’est également, et le pouvoir d’émotion n’y est pas moindre, des grands moments du Purgatoire avec Caton d’Utique (I), Manfred (III), les récits de mort violente du chant V, la grande invective politique du chant VI, la féroce description morale de la vallée de l’Arno (XIV), le réquisitoire d’Hugues Capet contre la monarchie française (XX), la réapparition de Béatrice au Paradis terrestre; ce l’est, enfin, des principaux épisodes du Paradis, ceux de Justinien et de Romieu de Villeneuve (VI), de Charles Martel (VIII), de Cunizza da Romano et de Folquet de Marseille (IX), suivis de l’éloge de saint François et de saint Dominique aboutissant à l’âpre dénonciation de leurs disciples dégénérés (XI-XII), de la rencontre du poète avec son trisaïeul Cacciaguida (XV-XVII), de la vision colossale de l’aigle céleste d’où part une accusation véhémente contre la corruption et le cynisme de la curie apostolique (XVIII-XX), accusation que feront retentir à nouveau dans le Ciel saint Pierre Damien (XXI), saint Benoît (XXII) et saint Pierre lui-même (XXVII).

Ces passages illustres sont en majeure part «engagés». Il en est peu qui soient dénués de rapport avec la réalité politique contemporaine, qu’il s’agisse de luttes communales, de conflits dynastiques, des faiblesses et compromissions de l’Église, dévoyée par ses ambitions temporelles, de l’infructueux essai de restauration du pouvoir impérial en Italie tenté par Henri VII de Luxembourg et soutenu par le poète avec la plus énergique ferveur. À mesure que la Comédie avance, l’horizon politique s’élargit de Florence à la Toscane, de la Toscane à l’Italie, de l’Italie à l’Europe, de l’Europe à la Terre entière.

La voie de l’universel

Même par cette amplification de la vision «historiale», chargée de passion et d’espoir et poétiquement transcendée par son inscription dans l’éternel divin, le poème tend de plus en plus à faire coïncider sa matière avec l’universel, la somme de l’advenu, du connaissable et du possible. Mais Dante ne s’efface jamais derrière l’inépuisable flux de ce qu’il évoque ou enseigne. Non qu’il parle de lui avec l’intérêt d’un mémorialiste: bien que tout le poème soit écrit à la première personne, Dante ne livre nulle part le nom de sa famille, de son père, de sa mère, de ses enfants. Tout ce qu’on peut apprendre de sa lignée est repoussé dans un temps lointain, quasiment mythique, celui de son trisaïeul mort en combattant les Infidèles dans la «milice» d’un empereur. La vanité de l’autobiographie lui reste étrangère. Il ne fait compter son personnage que pour ce qu’il offre d’exemplaire dans le sens de l’erreur ou de la vérité, de la faiblesse ou de la force, du péché ou du salut de tous. Les traits conférés à sa personne sont ceux, et non d’autres, qui la rendent hautement représentative de l’humanité entière en quête de bonheur terrestre – car une des fins assignées à l’homme, lit-on dans Il Convivio , est d’être heureux dès cette vie – et de salut dans l’autre monde.

Il se fait maître et prophète dans l’acte de sa création poétique, au milieu des morts ranimés par son verbe comme des vivants qu’il appelle autour de lui, tout en se livrant lui-même comme sa première «créature», un moment aveuglée par la débilité morale et l’ignorance. Là encore, une totalité se constitue, en ce que la leçon impartie aux autres est justement celle dont le poète a lui-même besoin pour se sauver. Dante reste ainsi, d’un bout à l’autre de son œuvre, l’image de la Chrétienté mise en péril mais rachetable: il est en somme, à tout instant, lui-même et chacun.

Le cours du grand poème, avec ses 100 chants et ses 14 229 vers, suit la conjonction de son destin personnel, élevé à un sens exemplaire qui le convertit en figure de la destinée de l’homme chrétien, et d’une représentation «historiale» qui intègre dans le sort présent de ce dernier le chemin précédemment accompli par toute la «famille humaine», de sorte qu’une perspective diachronique, remontant de l’actualité la plus brûlante jusqu’aux origines des sociétés, s’ouvre auprès du témoignage synchronique de l’immuable vouloir divin. L’histoire du monde est celle d’une liberté graduellement conquise, comme Dieu l’a voulu, par l’effet de la sagesse des premiers législateurs; par la connaissance rationnelle des lois morales dont l’honneur revient à la philosophie grecque; par l’instauration d’un ordre politique universel fondé sur la justice et la charité dont la Terre est redevable aux Romains; enfin par la Révélation chrétienne qui achève et rend manifeste le pouvoir – et le devoir – de liberté donné à l’homme par Dieu. Ainsi se conclut dans le poème, par des certitudes «historiales», la quête inaugurée jadis à travers les impulsions du sentiment amoureux.

6. La poésie de Dante

Mais plus sensible que toutes est l’amplification résolue qui, après la force pathétique et l’intensité expressionniste de l’Enfer , s’accentue avec l’émotion plus élégiaque et plus pénétrante du Purgatoire et aboutit au miraculeux triomphe de l’imaginaire dans le Paradis . Des trois «cantiques», c’est l’Enfer qui est le plus connu, le plus populaire peut-on dire: le goût du pittoresque, répandu par la critique romantique, y est pour beaucoup. Dante avait pourtant la conviction, maintes fois affirmée dans son poème, qu’en s’élevant d’un royaume à l’autre, il élevait chaque fois sa poésie par un dépassement de niveau qui la rendait digne d’une matière sans cesse plus «haute». À six siècles et demi de distance, rien n’oblige, certes, à partager cette vue, si assurée qu’elle soit pour le poète. Quiconque, cependant, veut pénétrer dans le monde de la Comédie doit refuser l’échelle, éliminatoire dans ses conséquences de fait, qui met telle section au-dessus de l’autre ou ramène la Comédie à un chapelet d’épisodes plus ou moins «beaux».

Ce monde apparaît peut-être comme un monde de jadis par son contenu historique et doctrinal, mais il s’avère étonnamment actuel par sa substance morale, son angoissante incertitude au bord du futur, porteur pour Dante d’une prochaine «fin des temps», par la dimension «planétaire» où il se déploie, par le jaillissement d’un langage poétique de compréhension illimitée, dont l’exacte discipline, celle des tercets enchaînés, n’entrave jamais le pouvoir d’invention. Mais la Comédie n’est vraiment d’aujourd’hui et de toujours que prise dans son ensemble. Rien ne l’archaïse autant que la glane des épisodes pour «morceaux choisis». On ne peut entrer que totalement dans le poème le plus total qui ait jamais été écrit. Ce n’est qu’en l’embrassant en son entier, par une lecture qui ne s’arrête pas aux moindres détails d’époque, qu’on peut y percevoir tout à fait la puissance et le prix de la poésie de l’ineffable auprès de celle du concret, saisi avec le plus violent réalisme, de la poésie aussi des désespoirs sans fin, des déchirements de l’âme, des attentes anxieuses, des grandes espérances, des allégresses surhumaines, de la poésie, enfin, qui se dégage d’une participation morale passionnée, fruit d’une bouleversante expérience vécue, et non simple estimation dogmatique des actes de la vie humaine.

C’est pourquoi le Paradis ne doit pas être considéré seulement comme la troisième section du poème, mais comme sa conclusion. Sans doute, les exposés théologiques ou scientifiques y sont fréquents, mais non au point d’en constituer la majeure part ou l’essentiel. Et la poésie n’y sombre pas, quoi qu’ait écrit Benedetto Croce, à moins qu’on ne refuse le titre de poésie à ce qui déserte l’évidence pour communiquer ce que nul autre moyen d’expression ne peut signifier pleinement. C’est où Dante affronte l’indicible qu’il atteint le sommet de son art, lorsque, se disant en présence de l’inexprimable, il convertit son aveu d’impuissance en un prodige de poésie, qui ouvre justement sur l’inexprimable les perspectives infinies que son imagination pressent. Et de tels «aveux» s’ordonnent eux-mêmes en une suite de dépassements multiplicateurs, de plongées de plus en plus profondes dans l’immensité des mystères célestes, jusqu’au moment où le don de vision et de langage du poète, si haut soit-il, s’abîme extatiquement en Dieu, au sein de cet «amour qui mène le soleil et toutes les étoiles».

Depuis six siècles et plus que la Comédie est lue, commentée, explorée, exploitée comme une mine inépuisable de controverses, la somme des études qui forment la «dantologie» est proprement colossale. On ne saurait faire le compte de toutes les interprétations, thèses, discussions et disputes auxquelles Dante a donné lieu. De nos jours, abstraction faite des travaux de pure érudition et, bien entendu, des hypothèses de caractère ésotérique, deux lignes principales d’interprétation se dessinent: celle qui, considérant avant tout Dante comme un poète catholique, tend à expliquer son œuvre par la cohérence absolue de sa foi, et celle qui, faisant leur part à des influences culturelles et à des mouvements passionnels relativement indépendants de la vision catholique du monde et de la vie, préfère entendre cette œuvre comme le témoignage d’un siècle sollicité par des appels hétérogènes, parfois hétérodoxes, et la création d’une conscience qui ne fut pas insensible à tous ces appels. On trouve de part et d’autre des arguments «historicistes» et des raisons d’ordre idéologique ou poétique.

Dante Alighieri
(1265 - 1321) poète italien. En 1295, il fut mêlé à la vie politique de la République florentine dont il devint, en 1300, l'un des six hauts magistrats. Guelfe "blanc" (c.-à-d. modéré: plus florentin que romain), il fut condamné par les "noirs" au bannissement perpétuel et mena, à partir de 1302, une existence de proscrit (à Bologne, Vérone et Lucques) avant de se retirer à Ravenne. Dante était encore un enfant lorsqu'il s'éprit de Béatrice Portinari. Après la mort de la jeune femme (1290), il lui voua un amour idéal, l'une des sources profondes de son inspiration, qu'il évoque dès les sonnets, ballades et canzoni de sa première grande oeuvre: la Vita nuova (achevée v. 1294). En 1304-1307, il rédigea un traité philosophique, Il Convivio ("le Banquet", inachevé), où il entrevoit la possibilité d'une langue commune à toute l'Italie (comme dans son De vulgari eloquentia, en lat., 1303-1304). Il écrivit également, en lat., un traité politique, De monarchia (1310-1313). Son chef-d'oeuvre est la Divine Comédie (entre 1306-1308 et 1321).

Encyclopédie Universelle. 2012.