COURTOISIE
Aux XIIe et XIIIe siècles, le mot «courtoisie» s’entend en deux acceptions: l’une sociale, exprimant ce qui concerne une cour, l’autre morale, désignant la qualité d’un individu. Ces significations sont liées à un style de vie qui se constitue dans la civilisation occidentale au XIIe siècle. Des rapports sociaux nouveaux s’établissent au sein des collectivités matériellement liées à la cour de riches seigneurs. Simultanément s’amorce un processus d’émancipation de la jeunesse noble, les frontières du monde s’élargissent tant vers l’Islam que vers l’Extrême-Occident, et on assiste enfin à un développement des traditions populaires. Aussi, dans la civilisation du Nord (française) comme dans celle du Midi (occitane), un affinement des mœurs et de la sensibilité se manifeste-t-il, que traduit le terme de courtoisie.
1. La morale courtoise
Réduite à ses traits fondamentaux, la morale courtoise comporte l’adhésion à un certain nombre de valeurs qui, selon les traditions locales ou même selon les individus, s’orientent soit vers la création ou la reproduction de formes belles (dans l’ordre des pensées, des sentiments, des conduites, du choix ou de la fabrication des objets), soit vers la rectitude d’une action (rectitude appropriée au mode de vie particulier de la cour). Ces deux tendances ne peuvent du reste être tout à fait dissociées: il s’établit entre elles une sorte de dosage variable.
Sous cette réserve, on peut définir la courtoisie comme un art de vivre et une élégance morale; une politesse de conduite et d’esprit fondée sur la générosité, la loyauté, la fidélité, la discrétion, et qui se manifeste par la bonté, la douceur, l’humilité envers les dames, mais aussi par un souci de renommée, par la libéralité, par le refus du mensonge, de l’envie, de toute lâcheté. Deux termes complémentaires, sans cesse associés, en expriment la notion: corteisie (cortezia ), qui désigne plutôt les aspects intérieurs, modestie et contrôle de soi, équilibre entre le sentiment et la raison, volonté de conformation aux idéaux reconnus d’un milieu déterminé: la cour; et mesure (mezura ), marquant plutôt les aspects extérieurs, modération du geste, domination des mouvements passionnels, soumission spontanée à un code qui, au XIIe siècle, requiert un élan du cœur plutôt que l’obéissance à une étiquette (d’où l’importance de signes empruntés aux rites juridiques de la haute féodalité, et non encore banalisés: le salut, le baiser de paix, le congé). Autour de ces mots clés s’organise un vocabulaire typique: droiture , qui est équilibre entre les exigences de l’esprit et l’action du corps; sens , qui est raison pondératrice; et les termes dénommant la possession parfaite des qualités courtoises, relativement à celui même qui les possède (valor ) ou à la cour qui les reconnaît en lui (pris , en provençal: pretz ). L’adjectif courtois prend, dans cette perspective, une nuance impliquant l’appartenance à une élite. Il est couramment associé à riche et gentil , qui tous deux signifient à peu près «noble».
En provençal s’ajoute à cette terminologie un mot auquel rien ne correspond en français, et dont l’interprétation n’est pas absolument assurée: joven. Le mot, d’usage surtout fréquent durant la première phase de la courtoisie, jusque vers 1150, provient du latin juventus ; mais il ne désigne, sauf exception, ni la jeunesse d’âge ni la tournure d’esprit attribuée aux jeunes gens. Il semble bien qu’il ait été détourné de son sens primitif sous l’influence de l’arabe futuwwa qui, signifiant proprement «jeunesse», en était venu à désigner par métaphore des confréries d’hommes pratiquant la générosité et l’amour du beau. La valeur du mot est plus morale que lyrique: elle renvoie à quelque état de perfection qui est comme la réalisation totale (souhaitée, admirée) de l’idéal courtois, une disponibilité sans arrière-pensée ni calcul, une propension naturelle au don comme à l’amour.
2. L’amour courtois
Un nouvel art d’aimer
La courtoisie concerne en effet, de façon particulière, les rapports entre les sexes. Elle s’oppose à une situation de fait que nous entrevoyons à travers les «chansons de geste», poèmes dont la thématique remonte, pour l’essentiel, au milieu du XIe siècle, sinon plus haut encore: mépris des attachements féminins, indignes d’un chevalier, indifférence à la volonté de la femme et complète impudeur de parole. Les mœurs, pendant longtemps encore, consacrent la dépendance totale de la femme, attribuant au mari un droit de correction à peine limité, livrent la fille à la volonté de son père, puis à l’époux qu’il lui choisit. Quoique, depuis la fin du XIe siècle, les exceptions à cette règle deviennent de plus en plus nombreuses, l’idéal courtois représente sur ce point une insurrection contre la réalité dominante. Une fiction harmonieuse se substitue à celle-ci, dans le jeu de la cour. Une place d’honneur y est faite à la libre entente amoureuse et au don sexuel réciproque. En d’autres termes, la courtoisie comporte une prédisposition générale à l’amour. Toutefois, ici aussi, une opposition se marque entre le Nord et le Midi. Dans le Nord, l’amour apparaît plutôt comme l’aboutissement, l’épanouissement de la conquête de soi que représente l’acquisition des qualités courtoises. Dans le Midi, l’amour est la source de la cortezia ; celle-ci trouve en lui son aliment et sa justification. Cette différence entraîne des conséquences que les médiévistes, jusqu’à une époque récente, ont eu le tort de négliger. C’est ainsi qu’ils ont généralisé sans nuances l’expression arbitraire d’«amour courtois» (créée vers 1880 par Gaston Paris!), y embrassant des faits complètement hétérogènes. Dans la tradition propre du Nord, la pratique courtoise de l’amour consiste à appliquer aux relations entre homme et femme les vertus de générosité, de discrétion et de fidélité mutuelle qu’exige désormais la vie de cour. Cette conversion implique un art d’aimer assez subtil, aux gentillesses parfois raffinées et qui n’excluent pas de grandes passions, tant que celles-ci restent maîtrisées. L’amour se situe ainsi au sein d’une existence, qu’il anime et éclaire mais qui le dépasse. Il est notable que l’œuvre presque entière de Chrétien de Troyes, principal écrivain courtois de langue française, a pour ressort principal l’amour conjugal, sa croissance, ses cheminements et ses contradictions.
La fin’amor
Dans le Midi, cet amour avec lequel se confond l’existence courtoise porte un nom: fin’amor (l’adjectif fina implique l’idée d’un achèvement). C’est là un terme quasi technique, désignant un type de relation sentimentale et érotique, relativement fixe dans ses traits fondamentaux, en dépit des colorations multiples qu’il peut tenir des tempéraments individuels. La fin’amor est adultère, en imagination sinon toujours en fait. Le mariage est conçu en effet comme l’un des éléments de la contrainte sociale, alors que la courtoisie repose sur le mérite et le libre don. Toute situation amoureuse individuelle est pensée et exprimée en vertu d’un schème, d’origine métaphorique, emprunté aux structures féodales: la femme est suzerain (on l’appelle midons , «mon seigneur», au masculin), l’homme est son vassal. Le lien amoureux s’exprime, du côté de la femme, par les termes juridiques de saisie , saisir ; du côté de l’homme, par service , servir. Le serment de fidélité, le baiser même, quel que soit leur sens érotique, comportent une valeur contractuelle. La «dame» (de domina , proprement «l’épouse du maître») apparaît donc toujours comme haut placée par rapport à celui qui la désire: fiction marquant, dans les perspectives sociales de l’époque, quelque identité entre la satisfaction espérée et les dons que concède un prince. Par là même, le désir rapproche de façon emblématique du centre de la cour (centre de tout bien) celui qui le ressent. Reconnu, accepté par celle qui en est l’objet, il confère l’onor , terme ambigu, désignant à la fois un fief, un titre de gloire et l’appartenance à Paratge (mot dont le sens propre est «égalité», mais qui, dans l’usage provençal, est relatif à quelque fraternité courtoise, exclusive du monde extérieur). La dame, à un moment qu’il lui appartient de choisir en toute justice, accorde (ou refuse) sa merce , mot qui signifia primitivement «salaire» (cf. notre merci ). Il faut entendre par là, sinon toujours l’abandon de sa personne, pour le moins quelque faveur préliminaire, en attendant ce qu’on nomme discrètement, le «reste» ou le «surplus». La fin’amor en effet, en dépit de ce qu’en ont écrit certains commentateurs pressés ou mal informés, n’est aucunement platonique. Une sensualité profonde l’anime et ne cesse d’affleurer sous les formes d’expression, suscitant dans le discours une abondante (quoique discrète) imagerie érotique: allusions au corps de la femme, au charme des caresses, aux chances qu’offrent l’alcôve, le bosquet du jardin, aux jeux que permet, sur une nudité difficile à toujours dérober, l’incessante promiscuité du château. Certes, la fin’amor comporte, dans les étapes de son déroulement, une subtilité de nuances qui, du point de vue d’une éthique postmédiévale, peut apparaître comme une casuistique confinant parfois à l’hypocrisie. Le désir sexuel se camoufle çà et là sous des hyperboles qui ont pu donner le change aux historiens modernes. Mais il s’agit en réalité d’une attitude générale conforme à l’exigence courtoise de liberté: la possession et le plaisir sont exprimés à l’optatif ou au futur. Ils représentent le terme auquel on aspire; mais, paradoxalement, la fin’amor implique une sorte d’effroi que l’accomplissement n’entraîne un relâchement du désir. D’où le sentiment qu’un obstacle quelconque, placé entre l’homme et la femme, relève de la nature même de l’amour. La dame est désignée par un pseudonyme plus ou moins symbolique (le senhal ). L’amour partagé s’entoure du plus grand secret, se replie sur le pur échange mutuel des paroles et des gestes dans lesquels il tend à son épanouissement. Tout se passe comme si, au sein de la cour, une dame unique (l’épouse du seigneur) constituait le foyer de désirs multiples (ceux des chevaliers rassemblés), de sorte que la relation amoureuse comporte deux aspects, l’un unique, l’autre multiple. La jalousie paraît dès lors absurde, pourtant on trouve la constante pensée d’autres , impliqués dans le jeu, comme des témoins indiscrets que l’on n’individualise jamais, mais que l’on confond dans le type collectif des lauzengiers , comme des rivaux possibles (gilos ), comme des frères de destin (cavaliers , dommejadors ). D’où, enfin, le caractère toujours fragile de la plénitude à laquelle on tend, que l’on atteint parfois, que l’on perd pour un rien: celle qu’exprime le mot de joi , «exaltation sentimentale qui, sans être étrangère au désir, le transcende en le spiritualisant» (Belperron). Au reste joi (mot dialectal poitevin, venant du latin gaudium ) prend, selon les contextes, diverses valeurs qu’il faut percevoir dans leur implication réciproque: conscience du triomphe de la vie dans la nature printanière, accordée à la beauté de la femme, dans la bienveillance amoureuse de celle-ci, dans le contact savoureux des corps. Le mot en vient à désigner métaphoriquement la dame elle-même, en qui tout se résume et se justifie.
Un hermétisme aristocratique
Mais la fin’amor n’existe qu’au sein de la cour, du réseau de relations qu’ont noué les diverses cours du pays occitan. Elle ne survivrait pas à des contacts habituels avec le monde extérieur. Elle s’en défend, car elle le sent étranger et hostile. Elle sait qu’elle représente virtuellement un scandale pour ce monde rude et trop purement viril du XIIe siècle. À plusieurs reprises, des hommes d’Église la condamneront. Une réprobation générale, de leur part, l’entourera au XIIIe siècle. C’est pourquoi elle s’est constituée comme une sorte d’hermétisme aristocratique, ayant sa logique propre et sa rationalité qui, considérées de l’extérieur, paraissent vicieuses et contraires à la saine raison. Pour elle, tout ce qui n’est pas elle est fals’amor («faux amour»). Dieu, quoi qu’on en dise, est avec les fins amants. Le désir est bien en soi, ce qui n’a pas besoin d’être prouvé. Vains et inutiles seraient les prétextes qu’on emprunterait à la religion ou à quelque philosophie que ce fût. Il n’y a pas d’autre métaphysique que l’appel de la beauté et de la vie. Cela n’empêche pas l’existence d’un certain code d’obligations morales, canalisant la liberté de la dame: la nécessité d’accorder sa merce une fois qu’elle a été méritée par le service et l’éloge ainsi que par sa propre inclination. Si la dame s’y dérobait, on romprait avec elle: prouvant ainsi son manque de valor et de pretz , elle se retrancherait alors elle-même de l’univers courtois. Si la fin’amor (ainsi enfermée dans les limites qu’elle a dessinées elle-même) fut «une culture du désir érotique» (J. Frappier), il faut entendre ce mot de culture dans son sens sociologique: on comprend mieux dès lors ce que la civilisation européenne, sur le plan de la sensibilité et des mœurs, hérita de la «courtoisie» occitane.
Hors les sentiers battus du mysticisme
D’où provient, historiquement, cette conception de l’amour? La question a été souvent débattue, et l’on ne peut tenir les diverses réponses pour assurées. Le problème ne se pose du reste que pour la première génération. Le seul point qui semble hors de doute, c’est l’absence de toute influence religieuse ou mystique. E. Gilson a fait justice de l’hypothèse selon laquelle un lien existerait entre la spiritualité cistercienne et la fin’amor : il est difficile de le suivre quand il admet néanmoins un certain parallélisme des thèmes. La fin’amor reste indépendante des mouvements ascétiques du XIIe siècle, par lesquels L. Spitzer et A. Denomy (après C. Appel, A. Jeanroy, E. Wechssler et d’autres) tentent de l’expliquer, l’amour de la femme signifiant, pour ces savants, de manière plus ou moins indirecte, la caritas divine. M. Lazar a prouvé combien la fin’amor est naturellement étrangère à tout mysticisme (sinon pour quelques traits accidentels de vocabulaire tenant au fonds commun d’une civilisation). La dame n’est jamais ni symbole ni métaphore; tout au plus est-elle, dans certaines œuvres littéraires, un «type» tant soit peu figé, mais dont la signification demeure humaine. L’idée, jadis lancée sans preuves par Denis de Rougemont, d’une collusion avec la secte des Cathares ne résiste pas à l’examen. Il en va de même de celle de J. Wilcox, suggérant une influence du culte de la Vierge (qui s’est en réalité généralisé plus tard, et pourrait même être considéré comme une extension de la courtoisie à la spiritualité).
Restent trois sources possibles. L’une, de nature savante, ne serait autre que les poèmes d’Ovide, en particulier l’Ars amandi et les Remedia amoris , devenus au XIIe siècle des classiques scolaires. La deuxième résiderait dans une certaine tradition cléricale remontant au haut Moyen Âge: correspondances plus ou moins amoureuses entre hommes d’Église et moniales (la célèbre liaison d’Abélard et Héloïse doit se situer dans les années 1118-1120); poésie latine des vagants ou goliards , où les thèmes érotiques apparaissent dès le XIe siècle, sinon même plus tôt. La troisième hypothèse, qu’ont proposée avec vigueur dès l’époque romantique de nombreux savants, décèle dans la fin’amor le produit d’influences musulmanes, plus spécialement andalouses, remontant soit à une certaine notion avicennienne de l’amour, soit à une poésie arabe inspirée par le mysticisme soufi. Quoique cette théorie paraisse de loin la plus probable, elle soulève – en particulier à cause de la différence des langues et des mentalités – des difficultés qui sont loin d’être toutes résolues. Du moins peut-on assurer que, si la fin’amor procède d’une philosophie préexistante, celle-ci a été recueillie simplement en tant qu’elle suggérait certaines formes de sensibilité et d’expression. Quels qu’aient pu être les éléments originels dont se constitua la fin’amor , elle les plia aux exigences et aux aspirations particulières d’un milieu socialement et géographiquement déterminé; elle les combina en un tout original.
3. La poésie courtoise
Un fait collectif d’expression
La courtoisie, et spécialement la fin’amor , ne nous sont guère connues que par leurs reflets dans la poésie du XIIe siècle, de sorte que la question de leurs origines peut difficilement être dissociée des nombreux problèmes techniques relatifs à la constitution des formes poétiques correspondantes. La courtoisie revêt ainsi, aux yeux de l’observateur moderne, un caractère spécifiquement «littéraire». On doit bien admettre que les infrastructures sociales ont précédé la littérature; mais celle-ci, surtout à une époque aussi formaliste que le XIIe siècle, possède une inertie et une rigueur propres, qui lui permettent de se maintenir en vertu de lois intrinsèques et, à la longue, d’influer sur les comportements. Il est pratiquement impossible de tracer la ligne de démarcation entre la convention poétique et l’expérience individuelle. La biographie de quelques grands personnages du XIIe siècle révèle des contradictions flagrantes. Mais l’abondance et l’homogénéité de la poésie courtoise, la permanence de ses thèmes, la rapidité de sa diffusion dans toute l’Europe occidentale lui confèrent une incontestable valeur de témoignage. Elle est, au sens le plus fort du terme, un fait collectif d’expression: ses racines, ses connotations, ses prolongements mentaux et sociaux sont totalement impliqués dans un langage, que nous percevons principalement au niveau de la poésie. Mais ce langage imprégna les idiomes européens dans la vigueur de leur jeunesse; et ses restes, aujourd’hui encore, véhiculant des formes de pensée depuis longtemps devenues banales, constituent, dans la plupart des langues occidentales, le fonds stable du vocabulaire de la politesse, de la sensibilité et de l’érotisme.
La société courtoise se forma au sein d’un monde qui déjà possédait, depuis un, deux ou trois siècles, ses traditions poétiques en langue vulgaire: folklore de chansons lyriques dont nous ignorons à peu près tout; poésie religieuse fondée sur la liturgie; épopée, peut-être issue des premiers affrontements militaires avec l’Islam. Il est difficile de préciser dans quelle mesure ce furent là des facteurs (certainement indirects) de la soudaine mutation historique que représenta la constitution, au XIIe siècle, d’une poésie typique, émanée de la collectivité des cours et destinée à son usage. Mutation qui a les apparences d’un commencement absolu, au point que certains médiévistes, comme R. Bezzola, ont proposé d’y voir l’invention personnelle d’un très petit nombre de poètes de génie.
Le développement du «roman»
Cette poésie revêt deux formes, d’origines géographiques différentes. La première est ce que l’on a nommé le «grand chant courtois», poésie lyrique musicale dont la forme type est la chanson (en provençal: vers ou canso ). Les plus anciens exemples datent d’environ 1100. Les créateurs en furent, à en juger par les textes subsistants, des chanteurs occitans du Limousin, du Bordelais et de la Gascogne, qui s’intitulèrent eux-mêmes «compositeurs» (en provençal: trobadors ). Pour l’essentiel, leur poésie est une exaltation de la fin’amor. En territoire de langue française, c’est à partir de 1150 que se dégagea, au cours d’un processus très rapide, une forme poétique narrative, alors sans équivalent dans le Midi: celle que nous appelons, d’un terme très ambigu, le «roman».
«Grand chant courtois» et «roman» ont en commun une fonction sociale, qui est de sceller, par le moyen d’une adhésion collective à un ensemble de valeurs (valeurs de beauté, de sentiments et de jeu), la communauté de la cour. Par leur nature profonde, ils diffèrent beaucoup. La chanson de troubadours tend à s’élaborer (à la manière de la fin’amor ) en objet clos, en univers sphérique dont chaque élément renvoie à tous les autres, mais seulement à eux. Le roman français, au contraire, s’ouvre sur le monde, par les descriptions, par une incessante invitation à l’action (même futile), par une perception tantôt diffuse, tantôt très nette, de l’unicité du destin individuel. C’est là l’effet d’un tempérament, et de conditions locales originales; de plus, selon J. Frappier, à ces causes naturelles se sont ajoutées, d’une part l’influence plus directe et plus durable de la culture scolaire et classique (d’Ovide en particulier), d’autre part la diffusion, dès le milieu du siècle, à partir des pays anglo-normands, d’histoires ou de légendes d’origine celtique, altérées mais conservant de leur état premier un charme qui jouait soit comme une invite à l’évasion (cycle d’Arthur), soit comme un puissant appel passionnel (légende de Tristan). Les curiosités des premiers poètes courtois de Normandie, de Picardie ou de Champagne se trouvèrent ainsi polarisées par l’idée d’«aventure», en même temps que par une certaine volonté d’enseignement. L’amour est le principal thème du roman; il n’est jamais le seul. L’auteur l’associe, dans la personne du héros, à la prouesse, qui est à la fois action militaire, quête de la justice et pratique de la bonté (du moins au sein de la classe chevaleresque). La peinture des situations amoureuses implique un art d’aimer, dont l’expression se cherche par le moyen de l’allégorie, dans la direction de ce qui deviendra un jour l’analyse des sentiments. On vise à une conciliation entre l’amour mondain, tel qu’il enjolive la vie de cour, et la morale traditionnelle; un souci latent de préserver la règle sociale et la coutume religieuse pousse, sinon à condamner les liaisons adultères, du moins à les montrer comme l’effet regrettable d’une fatalité. Une idée, alors totalement neuve, se fait jour: celle du mariage d’amour, par lequel se dénoue plus d’un roman.
Des troubadours aux trouvères
Telle fut la situation initiale. Mais, dès avant la fin du XIIe siècle, échanges et interférences se produisirent entre le Nord et le Midi. L’influence du premier sur le second resta, il est vrai, limitée: nous ne possédons qu’un très petit nombre de «romans» occitans (l’un d’eux est du reste un chef-d’œuvre du genre: Flamenca ). L’influence occitane sur la culture française, en revanche, fut profonde. Quelques troubadours traversèrent des cours septentrionales: ainsi, Bernard de Ventadour séjourna vers 1154 chez Aliénor en Angleterre. À partir de 1160-1170, le «grand chant courtois» commence à susciter des imitations: celles-ci s’étendront, en moins d’un siècle, aux Pays-Bas, aux vallées du Rhin et du Danube, à l’Espagne, à l’Italie. La France du Nord fut la première touchée par ce mouvement. Entre 1180 et 1200, toute une génération de poètes courtois, les trouvères , cultive la «chanson». Ils reconstruisent dans leur langage la rhétorique particulière (mots, images, motifs typiques) de la «fine amour». Ils n’ont pas toutefois, dans l’ensemble, l’ardeur et la sensualité de leurs modèles occitans. Dans la mesure où ils leur restent fidèles, ils sont plus conventionnels, plus abstraits; mais aussi, ils s’évadent plus aisément de leur système d’expression, y introduisent – dans des refrains, par exemple – des éléments étrangers. Quelques romanciers tentèrent, pour ainsi dire à titre expérimental, de monter une intrigue narrative sur le schème de la «fine amour»: ainsi Chrétien de Troyes dans son Lancelot ; ainsi l’anonyme à qui nous devons la nouvelle de La Châtelaine de Vergi. Cependant, c’est en Champagne probablement, à la cour de la comtesse Marie, que pour la première fois, vers 1185, un clerc, André Le Chapelain, imagina de codifier les lois de la «fine amour». Son De amore , poussant jusqu’à l’absurde une «doctrine» qu’aucun Occitan ne se fût avisé d’expliciter, soulève diverses difficultés d’interprétation. On pourrait y voir une satire à peine déguisée, un ouvrage d’humour scolastique. Néanmoins, même dans la partie finale où il souligne les dangers de cet amour, il ne fait appel à aucune motivation morale ni religieuse. À noter que c’est sur un passage de son livre, non moins que sur l’existence des «tensons» et «jeux-partis», que se fonda la croyance, aujourd’hui abandonnée, aux prétendues «cours d’amour».
4. Déclin de la courtoisie
Dans le Midi, la croisade dite des Albigeois ruina, dans la première moitié du XIIIe siècle, la courtoisie occitane, en détruisant son substrat sociologique. Sous sa forme française, la courtoisie survécut, non sans rapidement se modifier. La situation économique et politique en effet a changé. La petite noblesse chevaleresque s’effrite en tant que classe; pouvoir et richesse se concentrent dans un nombre de plus en plus limité de cours. La bourgeoisie urbaine, puissance montante, s’empare de certaines formes de sociabilité courtoise, en les réduisant à une simple étiquette. Même évolution chez les princes, pour des raisons complémentaires, tenant à une sorte de rigorisme aristocratique. Cette disposition s’accentuera au XIVe siècle. Au XVe siècle, parmi les malheurs de la guerre de Cent Ans, ce qui subsistera çà et là, dans la plus haute noblesse, des manières courtoises de vivre, de sentir, de s’exprimer, ne constituera plus guère qu’un vernis mondain, ou bien un mythe relatif à quelque glorieux passé qu’on feint de faire revivre. Cette dernière courtoisie, intégrée à la culture européenne, fera preuve d’une étonnante résistance à l’usure, et ses traces, même recouvertes par l’influence d’autres mœurs, n’en disparaîtront jamais complètement.
Le «grand chant courtois» se maintint plus longtemps sous sa forme primitive, mais il se diversifia. Tantôt s’accentue le caractère traditionnel et subtil de la langue et des thèmes. Tantôt s’y adjoint un didactisme bardé d’allégories. Celui-ci du reste s’émancipe très tôt et produit vers 1240 l’œuvre à juste titre la plus illustre de ce siècle, le Roman de la Rose , dont l’influence marqua l’Europe entière jusqu’en plein XVIe siècle. Tantôt enfin, la chanson s’évade dans le mysticisme. Un abbé soissonnais, grand poète, Gautier de Coinci († 1136), avait inauguré cette veine nouvelle en consacrant à la Vierge une série de chansons dont la forme est du type courtois le plus pur. Au XIVe siècle, la dissociation qui s’opérera, entre poésie et musique, mettra un terme à la tradition lyrique courtoise proprement dite. Mais, entre-temps, celle-ci aura engendré le dolce stil nuovo italien et, par-delà, la poésie de Pétrarque. En France même, il en subsistera chez les poètes, jusqu’à la fin du XVe siècle, une manière de dire et quelques motifs ornementaux.
Quant au roman courtois (quoique, sous sa forme primitive, on en rencontre des exemples isolés jusque vers 1400), il se désagrège au cours du XIVe siècle, non sans avoir imprégné de ses thèmes les dernières chansons de geste. De là sortirent, par la plume de compilateurs, les «romans de chevalerie» de nos XVe et XVIe siècles. Mais, dès 1230-1260, l’«aventure» a perdu, pour les «romanciers», son sens existentiel; elle se réduit, soit à un enchaînement de symboles (ainsi, dans la Quête du Graal ), soit à une suite d’anecdotes curieuses.
À vrai dire, dans la première moitié du XIIIe siècle, on ne peut plus guère parler de littérature courtoise: d’une part, il n’y a plus de société courtoise définissable; d’autre part, tous les genres littéraires sont plus ou moins profondément marqués par un langage et une imagerie d’origine courtoise. Les manuscrits de cette époque (et jusque vers 1350) nous ont conservé un grand nombre de textes en vers ou en prose, parfois très ornés (parfois même véritablement poétiques), «arts d’amour», «arts d’honneur», «éloges des dames», «arts de courtoisie», et jusqu’à des «contenances de table», ressassant pour les gens à la mode les motifs d’une tradition épuisée.
courtoisie [ kurtwazi ] n. f.
• curteisie 1155; de courtois
♦ Politesse raffinée. ⇒ affabilité, civilité, politesse. Visite de courtoisie. Donner une information avec courtoisie. — Miroir de courtoisie.
● courtoisie nom féminin (de courtois) Attitude de politesse raffinée, mêlée d'élégance et de générosité ; civilité. Notion clé de la civilisation médiévale élaborée dans les cours seigneuriales et fondée sur une théorie et une pratique raffinées des rapports homme-femme. ● courtoisie (citations) nom féminin (de courtois) sir Philip Sidney Penshurst, Kent, 1554-Arnhem 1586 Des pensées élevées sont placées au cœur de la courtoisie. High-erected thoughts seated in the heart of courtesy. Arcadia, V ● courtoisie (expressions) nom féminin (de courtois) Courtoisie internationale (ou comitas gentium), ensemble des règles qui, sans être juridiquement obligatoires, coopèrent au maintien des bonnes relations entre les États. De courtoisie, de pure convention sociale, de politesse : Visite de courtoisie. ● courtoisie (synonymes) nom féminin (de courtois) Attitude de politesse raffinée, mêlée d'élégance et de générosité ; civilité.
Synonymes :
- affabilité
- amabilité
- civilité
- élégance
Contraires :
- grossièreté
- inélégance
- muflerie
courtoisie
n. f. Politesse, civilité. Traiter qqn avec courtoisie.
⇒COURTOISIE, subst. fém.
A.— [P. réf. à l'idéal, à l'éthique, à l'esprit chevaleresque, à partir du XIIe siècle] Attitude physique et morale conforme à l'idéologie courtoise. Cet idéal de chevalerie et de courtoisie qui a toujours été un des secrets désirs de l'Occident (BLOCH, Destin S., 1931, p. 131) :
• 1. Sa parfaite dignité de vie, son sentiment de l'honneur, sa modération, sa clémence et son humanité, ses qualités de juriste, non moins remarquables que ses vertus chevaleresques, cette haute sagesse, cette loyauté avisée, cette fleur de courtoisie, cette éloquence ferme et fine (...) font de lui le type même du « prudhomme », c'est-à-dire du parfait chevalier selon la définition de saint Louis, et le représentant le plus accompli de la civilisation française en Orient au treizième siècle.
GROUSSET, L'Épopée des croisades, 1939, p. 342.
— En partic. [À l'égard de la dame] La chevaleresque courtoisie du grand seigneur inclinant son respect devant la femme (PROUST, J. filles en fleurs, 1918, p. 640) :
• 2. Ce que nous appelons aujourd'hui le flirt recueille aussi bien les traditions de la courtoisie médiévale que celles du marivaudage. Il commence avec la naissance du désir ou de l'inclination chez l'un des deux partenaires au moins et il s'arrête au moment où l'abandon des corps met fin à l'incertitude du jeu, ...
Jeux et sp., 1968, p. 814.
B.— Attitude de politesse raffinée conforme à la tradition et à la bonne éducation, aux usages mondains. (Quasi-)synon. civilité. Tout ce que je puis avoir d'urbanité, de courtoisie et de révérence (BLOY, Journal, 1893, p. 99). Incapables d'aucune gaucherie, ni effrontées, ni trop modestes, les yeux remplis d'une âme merveilleuse; j'admirais en elles la douceur, la courtoisie d'une vieille civilisation (BARRÈS, Greco, 1911, p. 90) :
• 3. ... sache que l'hospitalité et la courtoisie et l'amitié sont rencontres de l'homme dans l'homme. Qu'irais-je faire dans le temple d'un dieu qui discuterait sur la taille ou l'embonpoint de ses fidèles, ou dans la maison d'un ami qui n'accepterait point mes béquilles...
SAINT-EXUPÉRY, Citadelle, 1944, p. 654.
— En partic. [À l'égard des femmes] L'intimité de la vie et tous les plaisirs et tous les sentiments qui dérivent de la position des femmes dans la société moderne : la courtoisie, la galanterie, et certaines idées et certaines délicatesses (LEMAITRE, Contemp., 1885, p. 141).
SYNT. Courtoisie exquise, noble, parfaite, raffinée; extrême, grande, haute, parfaite courtoisie; assaut, modèle, relation, visite de courtoisie; parler avec, saluer avec courtoisie; manquer de courtoisie.
— Expr. et loc. Par courtoisie; il est, paraît de bonne courtoisie (de faire telle chose).
— Péj. Attitude de politesse froide et conventionnelle. Une condescendance de pure courtoisie (LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t. 2, 1823, p. 467). Courtoisie affectée (ROLLAND, J.-Chr., Antoinette, 1908, p. 887) :
• 4. ... Edmée ne l'invita désormais [Chéri] que par courtoisie protocolaire, ainsi qu'on offre quand même la bécassine, à table, aux invités végétariens.
COLETTE, La Fin de Chéri, 1926, p. 63.
Prononc. et Orth. :[]. Ds Ac. depuis 1694. Étymol. et Hist. 1155 curteisie (WACE, Brut, éd. I. Arnold, 9031). Dér. de courtois; suff. -ie. Fréq. abs. littér. :375. Fréq. rel. littér. :XIXe s. : a) 373, b) 428; XXe s. : a) 558, b) 710. Bbg. GOHIN 1903, p. 312. — GORCY (G.). Courtois et courtoisie d'après qq. textes du m. fr. B. jeunes Rom. 1961, t. 4, pp. 15-25. — PAYERN (J. C.). Les Orig. de la courtoisie ds la litt. fr. médiévale. 2. Le rom. Paris, 1967.
courtoisie [kuʀtwazi] n. f.
ÉTYM. 1155, curteisie; de courtois.
❖
1 Politesse raffinée. ⇒ Affabilité, amabilité, civilité, distinction, politesse. || Traiter qqn avec courtoisie. || Répondre avec courtoisie. || Paroles de courtoisie. || Tournoi de courtoisie. || Extrême courtoisie. || Visite de courtoisie. || Faire des assauts de courtoisie. || Manquer de courtoisie.
1 Mon cher ami, avait dit le pacha, dans un anglais très pur, et avec cet air de courtoisie parfaite des Turcs de bonne naissance, mon cher ami, avez-vous aussi l'intention d'embrasser l'islamisme ?
Loti, Aziyadé, IV, I, p. 177.
2 Mais, ce qui ne saurait être dit, rapporté en termes trop pompeux, ce fut l'extrême courtoisie qu'il apporta à l'accomplissement de cette difficile opération (…)
Courteline, Boubouroche, Nouvelle, IV, p. 64.
♦ ☑ Loc. Il est de bonne courtoisie de faire…
♦ Péj. Politesse froide, conventionnelle.
3 (…) Edmée ne l'invita désormais (Chéri) que par courtoisie protocolaire, ainsi qu'on offre quand même la bécassine, à table, aux invités végétariens.
Colette, la Fin de Chéri, 1926, p. 63, in T. L. F.
2 Littér. Attitude conforme à l'esprit de la chevalerie du moyen âge. — Spécialt. Cette attitude à l'égard d'une dame.
3 (Calque de l'angl. courtesy). || Miroir de courtoisie.
Encyclopédie Universelle. 2012.