COLETTE
Interroger Colette: d’autres s’y sont essayés avec un bonheur inégal. Quand il s’agit d’entreprise de cet ordre, on songe aux pages où l’écrivain elle-même raconte l’interview qu’elle accorda à un jeune reporter: celui-ci ne tira pas grand-chose de la rencontre, tandis que Colette se passionna et s’enrichit. Telle elle fut: aux aguets de tout ce qui vit, nature, bêtes et hommes; prête à se faire à chaque découverte la même remarque que cette héroïne de Beckett: «Ça, que je trouve si merveilleux!» Faculté d’accueil, d’émerveillement, de jeunesse, c’est Colette ou Claudine tout entière en ces mots définie. Pas tout à fait, cependant, car elle ne se confond pas totalement avec Claudine, la plus espiègle des enfants sorties de son imagination. Elle est diverse et souvent insaisissable: elle adore le masque. Au fait, ne fut-elle pas comédienne? Si bien qu’en son œuvre elle est toujours elle-même et une autre. Ne fut-elle pas mime et danseuse? Si bien que certaines figures reviennent de préférence à d’autres, révélant le plus profond de l’être et dessinant un itinéraire psychologique. La voici donc cette Colette si contradictoire: sage et révoltée, heureuse et souffrante, libre et liée, mais toujours humaine et poursuivant, à travers les hasards de la vie, l’expérience d’une longue sagesse. Il n’y a pas loin de la «maison de Claudine» au «fanal bleu» du Palais-Royal: le chemin qui va de l’une à l’autre est celui d’un apprentissage de l’humanisme, ou de l’apprentissage de la vie – c’est-à-dire, peut-être, de la mort.
La ruche aux souvenirs
Au plus profond d’elle-même, l’écrivain Sidonie Gabrielle Colette retrouve toujours le pays où elle est née le 28 janvier 1873 et où elle a vécu ses vingt premières années, jusqu’à son mariage. Ce pays, c’est la Puisaye, dans l’Yonne, aux confins de la Bourgogne. Elle l’évoque dans son premier livre, Claudine à l’école (1900), et inclut dans l’un de ses derniers (En pays connu ,1950) un chapitre intitulé «Ma Bourgogne pauvre». Le pays se réduit essentiellement à la maison natale de Saint-Sauveur, celle dont il est question dans La Maison de Claudine (1922) et Sido (1929). Ces romans nous éclairent sur le sens que Colette donne à la province dans son œuvre. Il importe peu qu’il s’agisse de la Bourgogne, ou du Morvan, ou de la Provence, des Monts-Boucons ou de la Treille-Muscate. Pour l’écrivain, la maison provinciale est l’arpent de pureté préservée, l’enfance retrouvée; elle est le lieu privilégié où, comme Antée, elle reprend force. Comme elle le dit elle-même, elle y apprend à vivre.
La maison – au moins la seule qui compte: celle de Saint-Sauveur – ne vaut pas seulement parce qu’elle est le lieu privilégié où s’équilibrent les vents issus «de tous les points cardinaux». Le fantôme d’êtres plus ou moins chers hante ce palais du souvenir. Colette n’aime guère sa demi-sœur; en revanche, elle fait preuve de la plus vive affection pour ses frères: pour «l’aîné sans rivaux», comme pour le cadet, «le sylphe»; à leur suite, elle découvre les charmes du mystère et de l’inconnu.
Bien que plusieurs pages lui aient été consacrées, le père ne tient une place considérable ni dans l’œuvre ni dans la vie de Colette: elle fait la juste mesure de ce qu’elle lui doit et, plus encore, de ce qu’il ne pouvait lui donner, ne le possédant pas lui-même: le goût de la nature et l’amour des bêtes.
Au sommet du panthéon familial trône Sidonie Landoy, la mère, familièrement baptisée «Sido». Colette tient d’elle une sorte d’innocence naturelle, un don d’émerveillement et une rare puissance de compréhension. Le visage de cette femme qui, à soixante-seize ans, refusait d’entreprendre le voyage de Paris pour aller voir sa fille, parce que son cactus rose allait fleurir et que cela n’arrivait que tous les quatre ans, domine les chefs-d’œuvre de Colette: La Maison de Claudine , Sido , La Naissance du jour (1928).
Colette n’est ni romanesque ni révoltée, mais, très tôt, elle manifeste le goût de la réflexion personnelle, le sens de l’indépendance et de la découverte: les clôtures lui parlent de liberté, les bois lui révèlent la profondeur. Singulière jeune fille, à la fois timide et un peu garçonne, séduisante et bien venue à peindre, plus tard, toute une galerie d’adolescentes, ou, pour s’en tenir aux termes figés des emplois dramatiques, d’«ingénues». Qu’elles sont femmes déjà ces jeunes filles encore fleurs! Elles ont, telle Claudine, les perversités de leur époque (Claudine à l’école , Claudine à Paris , Claudine s’en va , Claudine en ménage , 1900-1903). À la vérité, ces enfants qui n’ont l’air de rien triomphent du monde et de l’homme, le grand ennemi (L’Ingénue libertine , 1909; Gigi , 1943); et quelle délicatesse jusque dans les situations les plus hardies (Le Blé en herbe , 1923). Belles, souples et féroces, les jeunes femmes sont toujours un peu de jeunes chattes: en quoi Colette est bien le plus grand de nos peintres animaliers. Et l’homme?
Dans les orages de la vie
À vingt ans, Colette épouse en 1893 Henry Gauthier-Villars, dit Willy (1859-1931). C’est un personnage de la vie parisienne. Salué mais discuté, il est répandu dans le monde des lettres et des théâtres. Il a un nom et une réputation que pourrait partager celle qui, durant plus de dix ans, sera Colette Willy. La jeune provinciale s’initie: à l’amour, d’abord, et ce n’est pas sans écœurement, ni rancune contre l’homme. Elle en restera marquée, semble-t-il, pour la vie. Elle fait aussi l’apprentissage du style: c’est l’époque des Claudine qui scandalisent et passionnent une société partagée entre le respect du can’t et le désir de jeter les bonnets par-dessus les moulins. Les premiers romans de Colette gardent l’empreinte d’un moment du goût: dans leur style, moins net et nerveux que celui des œuvres postérieures; dans leur fond parfois pimenté à dessein, mais sans nécessité. Il n’est pas sûr que Colette se soit toujours pliée de bon gré à la rédaction de ce genre d’ouvrages; elle s’en est expliquée dans un bien curieux volume de souvenirs, Mes apprentissages (1936). En fait, elle découvre surtout la possibilité de conquérir, par la littérature, le bien le plus précieux: la liberté. Le bel animal sait, maintenant, par où il échappera au dompteur.
Il ne saurait être question, cependant, de tirer de la littérature les moyens de subsister: Willy traite pour Colette. Or, pour le couple, la rupture est proche. Elle sera sanctionnée par le divorce (1910). Pour la femme de trente-trois ans, déjà riche d’expérience, une nouvelle vie commence. Durant six ans, comme actrice de mime, elle parcourt la province, en compagnie de Georges Wague. Le parfum du scandale flotte encore autour de sa personne: elle débute au Moulin-Rouge dans un spectacle qui soulève la réprobation. Qu’importe, puisqu’une nouvelle étape est franchie, sur laquelle La Vagabonde (1911) et L’Envers du music-hall (1918) portent témoignage. Ce qu’elle découvre, en ces années, ce n’est pas la vie triste et passionnante des tournées; à force de s’asseoir à la table de maquillage, elle apprend à juger, comme celui d’une étrangère, le visage qui est devant elle de l’autre côté du miroir. Avec La Vagabonde , Colette poursuit une lucide analyse de soi. Elle pèse les raisons d’un échec, et les moyens d’y parer. Marquée encore par un grave mécompte sentimental, désemparée, elle se connaît et se juge, mais tente de se forger des armes contre son désarroi. En ce sens, Colette continue à élaborer une sagesse.
Vers l’équilibre
Les quelques années qui précèdent la Première Guerre mondiale sont, pour la femme et l’écrivain, des années de crise, La Retraite sentimentale (1907) et Les Vrilles de la vigne (1908) en sont la preuve. Le premier chapitre de cette œuvre est essentiel: sous une forme symbolique, Colette exprime tout à la fois la crainte de retomber prisonnière et la joie d’avoir trouvé les moyens de sortir de captivité.
Elle trouve l’équilibre sentimental auprès d’Henry de Jouvenel, qu’elle épouse en 1912. Aux côtés de son mari, elle collabore au Matin : contes, chroniques, comptes rendus dramatiques. C’est une nouvelle façon de saisir le temps et de voir les hommes. Les titres de ces recueils sont éloquents: Les Heures longues (1917), Dans la foule (1918), Aventures quotidiennes (1924). Colette s’adonne avec scrupule et passion à son métier de journaliste.
En 1913 naît l’enfant que l’œuvre immortalise sous le nom de Bel-Gazou. La maternité: encore une expérience. Colette est mère de la façon la plus animale: avec une sorte de joie entière et féroce dans la gestation, puis sans passion dès que le jeune animal – homme ou bête – peut se suffire à lui-même. La maternité est peut-être l’un des sujets où l’on saisit le mieux que Colette peintre des hommes est inséparable de Colette peintre des bêtes.
Plus tard, elle allait trouver un équilibre social définitif: célèbre, aimée, entourée de soins par son dernier mari, Maurice Goudeket, tout eût pu lui sourire si elle ne se fût progressivement trouvée amoindrie par une paralysie qui la tint clouée à son lit, une sorte de radeau, comme elle se plaisait à le dire non sans un humour cruel.
Alors, tout l’intérêt se concentra dans la connaissance de soi, dans l’observation des autres et dans le perpétuel tête-à-tête avec la mort. Pour cette femme, qui se construisait depuis des années une sagesse à la Montaigne, mourir était une formalité sans importance, puisque sans ouverture sur un au-delà, sinon très vague, les problèmes religieux ne l’ayant jamais troublée. Elle mourut le 3 août 1954 (à Paris), et fut cause que l’Église et l’État se séparèrent une fois de plus: celui-ci décréta des funérailles officielles, celle-là refusa des obsèques religieuses.
Alors Colette fut enfin, et pour toujours, celle qu’elle avait voulu devenir: un simple humain à la recherche des secrets qui font que l’on sait vieillir. À ce propos, elle appliqua toute sa connaissance et ses forces; aussi est-elle une observatrice unique de l’homme; elle l’est également des bêtes: Dialogues de bêtes (1904), La Paix chez les bêtes (1916), Prisons et paradis (1932), Chats (1936). Un style ferme, à la fois simple, imagé, savoureux, est au service de ces descriptions; Colette est de ces écrivains qui goûtent un mot comme on goûte un grand cru, qui soignent un paragraphe tout comme on mijote la recette du «poisson au coup de pied». Il y a une sensualité certaine que ni l’auteur ni l’œuvre ne démentent. Un goût de la vie, très fort et très sain, caractérise Colette. En ce sens, elle est humaniste. Elle l’est aussi par son désir exacerbé d’analyse et de connaissance de l’homme, par son intuition et sa finesse qui la rapprochent de Proust qu’elle aimait. Aussi ses romans valent-ils moins par l’intrigue même que par l’analyse impitoyable des caractères et des passions, comme dans Chéri (1920) et La Fin de Chéri (1926). C’est ce don qui nous a valu les livres des dernières années (L’Étoile Vesper , 1946; Le Fanal bleu , 1949) et l’admirable correspondance échangée avec Hélène Picard et Marguerite Moreno.
Lucide et exigeante, envers elle-même comme envers les autres, rude mais sans reproche à l’égard d’une condition dont elle admet, avec scepticisme, qu’elle ne vaut que ce qu’elle vaut, mais dont elle exalte le meilleur, apologiste de valeurs strictement humaines, telle fut Colette, héritière d’une pure tradition française de l’humanisme.
Situation
Colette fut-elle égotiste? entièrement tournée vers d’intimes sensations? sourde aux évolutions de son temps? Non. Tendue vers toute nouveauté, en bon journaliste qu’elle était, elle flaire des changements: au théâtre (ses chroniques de La Jumelle noire le prouvent); dans le roman. Particulièrement avec La Naissance du jour , elle remet en question les règles du jeu: fiction, personnages, linéarité du récit. Elle renouvelle la notion d’espace en récusant la description au profit d’une géométrie interne de l’œuvre, jalon vers le roman dit nouveau .
Colette
Encyclopédie Universelle. 2012.