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TACITE
TACITE

L’œuvre de Tacite pose aux lecteurs modernes, aux savants, aux lettrés, de nombreux problèmes. Certes, tous s’accordent à en reconnaître l’extrême beauté littéraire. Tacite apparaît bien comme «le plus grand peintre de l’Antiquité»; mais on lui adresse un reproche très grave: on conteste sa valeur d’historien, on nie à la fois son objectivité et la rigueur de son information, on se défie de ce témoin trop passionné. D’autre part, les choses sont rendues plus complexes par certaines difficultés d’interprétation: chacun sait que le style de Tacite recherche volontiers l’obscur et l’ambigu; cela (joint à d’autres raisons, peut-être) le conduit à préserver dans sa pensée certaines zones d’ombre: en fin de compte, ce juge si terrible des empereurs est-il un ennemi de l’Empire? Là aussi, les appréciations des Modernes ont divergé.

Telles sont les diverses questions auxquelles on essaiera de répondre en étudiant le destin personnel de Tacite, le contenu de son œuvre, et son style. Une idée majeure semble devoir s’imposer: Tacite n’est pas seulement un artiste, mais d’abord un penseur, et sa pensée n’est pas simple. Cette complexité permet à l’historien de ne s’asservir à aucune thèse trop tranchée; chez lui, la conscience du possible se joint toujours à celle de l’idéal (fût-ce au prix d’une inquiétude poignante et amère), la volonté de vivre le présent et d’assurer l’avenir s’accorde avec la fidélité au passé, le sens de l’universel avec l’amour de Rome: au tournant de l’Empire, qui prend conscience de sa propre décadence, Tacite apparaît à la fois comme le dernier témoin de la Rome classique et comme l’annonciateur des devoirs nouveaux.

Un compromis sans complaisance avec l’Empire

On sait peu de chose sur la vie de Publius Cornelius Tacitus; cependant, les démarches modernes de la prosopographie – que R. Syme, notamment, a appliquées d’une manière admirable – ont permis de préciser un certain nombre de points. Un des parents de Tacite paraît avoir servi en Belgique; son nom apparaît quelquefois dans la région de Vaison. Est-il gaulois de Narbonnaise, originaire du Comtat actuel? Ce n’est pas impossible, mais on a signalé aussi qu’il semble avoir des attaches et des affinités en Cisalpine (son amitié avec Pline le Jeune constitue une des preuves de cela). En tout cas, il a commencé sa carrière en Narbonnaise par un beau mariage avec la fille du consul Agricola, lui-même originaire de Fréjus et élève des écoles de Marseille.

On doit s’arrêter ici un instant pour souligner quelques faits. Tacite grandit dans un moment décisif pour l’Empire. Il est né, sans doute, vers 55, sous Néron; en 68, ce prince va être renversé; avec lui disparaîtra la dynastie purement romaine des Julio-Claudiens. Ce sont les généraux des provinces qui, avec leurs armées, feront à partir de leurs cantonnements une sorte de course vers Rome où Vespasien saura arriver le dernier. Ainsi s’imposent deux évidences nouvelles: c’est l’Empire désormais, et non plus Rome seule, qui fait les empereurs; d’autre part, cet Empire est traversé de courants violents et opposés qui mettent en question l’unité même du monde civilisé telle que l’avait établie la conquête romaine. Il faut donc préserver l’Empire pour assurer l’unité. Ce qu’on appelle les invasions barbares n’a pu réussir, beaucoup plus tard, que par la décomposition de cette unité. Tacite prend, un siècle à l’avance, une forte conscience de ce danger, du fait qu’il est originaire des Gaules (Cisalpine ou Transalpine?). L’Empire se tourne alors volontiers vers cette région pour apporter un sang neuf à l’Italie et pour tempérer l’influence grandissante de l’Orient hellénisé. L’Espagne aussi joue un grand rôle, depuis la chute de Néron jusqu’à l’avènement de Trajan; et les Antonins seront d’origine nîmoise. Tacite a pu observer la rencontre de tous ces courants depuis ce lieu de passage qu’est Fréjus.

On comprend dès lors que cet «homme nouveau» fasse une belle et rapide carrière, qui le conduit très jeune à la plupart des hautes charges. Il les obtient d’abord sous Vespasien, et il arrive à la préture sous Domitien en 88. Cela surprend qui se rappelle les terribles attaques portées dans l’Agricola et les Annales contre cet empereur. Faut-il soupçonner Tacite de duplicité ou d’incohérence?

Plusieurs éléments doivent être pris en considération. D’une part, on constate que Tacite a vu sa carrière retardée à la fin du règne de Domitien; il n’a obtenu le consulat que sous Nerva, en 97. Sous Trajan (qui succède à ce dernier dans des conditions assez douteuses au moment même où Tacite est consul), il semble se retirer quelque peu de l’action politique, jusqu’à l’année 113 où, presque en même temps que son ami Pline, il reçoit de nouveau de grandes responsabilités: il gouverne la province d’Asie, la plus importante. Ensuite, on ne sait plus rien de lui; on peut supposer qu’il est mort aux environs de l’année 120.

Cette carrière brillante (qui atteste que l’historien est aussi un homme d’action) ne comporte jamais de grands commandements militaires. C’est principalement le prestige littéraire et moral de Tacite qui semble avoir assuré sa réussite. Il attachait beaucoup de prix au fait d’avoir compté parmi les quindecemvir qui avaient présidé en 88 aux cérémonies religieuses commémorant et renouvelant la fondation de Rome.

Ami ou ennemi de l’Empire? Nous voyons déjà s’esquisser la réponse: ami de l’Empire, et surtout de Rome; juge sévère des empereurs qu’il a souvent servis (pour servir Rome), qu’il a toujours critiqués. Quelques témoignages le montrent tout proche de Trajan et d’Hadrien, partageant avec ce dernier l’héritage de certains personnages qui ont voulu manifester leur attachement aux gens importants: cela est-il la marque d’une amitié ou d’un compromis? Il est difficile de répondre. Tacite semble avoir été proche, par sa pensée, d’Avidius Nigrinus, un représentant de la tradition stoïcienne, qui aurait pu apparaître comme le concurrent d’Hadrien, et mourut, victime de l’avènement de celui-ci. En tout état de cause, c’est l’œuvre qu’il faut interroger pour savoir si elle contredit ou non cette vie, où la fidélité à l’Empire s’associe à la volonté de garder des distances envers les empereurs.

L’histoire entre la sagesse et le désespoir

On ne connaît pas tous les écrits de Tacite. Il avait publié des discours célèbres pour leur gravité. Les premiers textes connus sont trois minora . L’éloge funèbre de son beau-père Agricola, publié vers 98, annonce toutes les tendances majeures de l’œuvre: glorification des grands administrateurs, défense libérale de la domination romaine, critique de la tyrannie qui met en question cette dernière, éloge de la sagesse philosophique tempéré par la défiance à l’égard du fanatisme ou du dogmatisme. Cette œuvre, où Tacite associe d’une manière originale la rhétorique à l’histoire, reste dominée par le discours attribué à l’Écossais Calgacus qui dénonce les abus de Rome et prédit l’union victorieuse des Barbares.

La Germanie , rédigée vers le même moment que l’Agricola , reprend ce dernier thème; sous les apparences d’une conférence mondaine, et à travers un style magnifique, elle laisse percer à la fois une méthode et une philosophie de l’histoire. Cette méthode est celle de l’ethnologie (que Tacite réutilisera, d’une manière plus schématique, dans les Histoires pour sa célèbre digression sur les Juifs); cette philosophie suggère à propos des Germains un éloge de l’état de nature, combiné avec la critique de la barbarie. Ici s’affirme la dette de Tacite envers le platonisme et le stoïcisme, sa défiance envers l’exagération cynique. Une telle enquête doit être prise au sérieux: il était juste de reconnaître avec un siècle d’avance que le danger venait de Germanie: iam impendentibus fatis imperii Romani (Germanie , XXXIII). Le Dialogue des orateurs , qui met en scène plusieurs personnages de l’époque de Vespasien, a sans doute été écrit vers 105. On a contesté l’attribution à Tacite, qui n’est pas certaine. Mais, dans une lettre adressée à l’historien (IX, 10), Pline le Jeune paraît citer cette œuvre, et, comme l’a montré S. Borzsák, les allusions de Pline, qui raconte sa participation (surprenante) à une chasse au sanglier – aper –semblent évoquer, par jeu de mots, le nom d’un des principaux personnages du dialogue. Dans ce texte, Tacite (puisqu’il s’agit probablement de lui) affirme sa fidélité à la tradition de Cicéron, dont il imite le De oratore ; il signale néanmoins certains aspects intéressants de l’éloquence «moderne»; mais principalement, par la bouche de son porte-parole Maternus, il procède à une double critique de l’éloquence: à cette dernière, il préfère la poésie; il montre surtout que le plein développement de l’éloquence (dont il essaie, après Quintilien, qui fut sans doute son maître, d’expliquer le déclin) était lié à la liberté, ou plutôt à la licence politique, que les princes ont dû tempérer.

Ainsi le Dialogue , véritable manifeste littéraire, établit-il un rapport entre la réflexion politique et la nostalgie de la poésie. Ces deux tendances à la grandeur épique et au moralisme politique vont gouverner la rédaction des grandes œuvres. Vers 108-109 paraissent les Histoires , dont sont parvenus, sur douze ou quatorze livres, les quatre premiers et le cinquième, inachevé, et qui racontent les événements de la chute de Néron à la mort de Domitien. Avant ou après 117 (date de l’avènement d’Hadrien) sont publiées les Annales , où l’auteur abandonne son projet de raconter le règne de Trajan, et revient à la dynastie julio-claudienne ab excessu diui Augusti . Il nous reste les livres I à IV et un fragment des V et VI (règne de Tibère), puis les livres XI et XVI (cf. qui s’interrompt au chapitre XXXV, à la mort de Thrasea): cette dernière partie couvre la période de 47 (règne de Claude) à 66; l’œuvre comptait seize ou dix-huit livres. Les titres, bien que très anciens, ne sont peut-être pas originaux.

On a souligné l’évolution qui existe entre les deux grandes œuvres de l’historien. Les Annales accentuent le pessimisme déjà présent dans les Histoires , et l’appuient fréquemment sur de vastes réflexions d’ensemble. On sent que Tacite, tout en écrivant, n’a jamais cessé de penser à son temps. Le portrait de Vespasien, dans les Histoires semble annoncer Trajan; Tibère l’hypocrite et Néron le petit Grec ressemblent à des caricatures d’Hadrien; l’optimisme de Tacite quant à la valeur du régime impérial lui-même semble aller déclinant.

C’est en fonction de ces indications qu’il faut aborder l’étude des sources. Certes, Tacite en est tributaire pour la relation des faits. Mais il sait douter, combiner plusieurs sources, et surtout les interpréter et les repenser d’une manière originale; il donne, par exemple, à la tradition de Pline l’Ancien une place prédominante, mais c’est qu’il partage sa manière de voir; l’éloge qu’il présente de Germanicus tient à sa conception de la loyauté, à son double sentiment de respect et de distance vis-à-vis de pouvoir (la grandeur de Germanicus réside peut-être dans le fait de n’avoir pas régné), mais Tacite sait nuancer son portrait laudatif par l’appréciation des erreurs de son héros. Sa haine à l’égard de Tibère ou d’Agrippine ne l’empêche pas de donner à ces personnages des dimensions exceptionnelles.

On a souvent insisté sur la finesse des analyses psychologiques dont se sont beaucoup inspirés Corneille et Racine. Mais on voudrait souligner ici que cette psychologie doit sa profondeur au fait qu’elle conduit toujours à une réflexion politique: Montaigne le disait déjà, c’est plus «jugement que déduction d’histoire».

L’élément majeur de l’originalité tacitéenne réside dans la place faite à la philosophie. Sous Domitien, l’écrivain a connu la disgrâce. Les stoïciens avaient mis au point une méthode de résistance non violente, fondée à la fois sur la loyauté et l’abstention, et dont Épictète a laissé une admirable description. Parmi tous les historiens de l’Empire, Tacite est le seul à évoquer – mais avec quelle insistance ! – cette forme de pensée: il décrit et immortalise les figures de Thrasea Paetus, d’Helvidius Priscus; il rend hommage à Sénèque, dont il raconte la mort. On notera qu’à l’avènement d’Hadrien des conflits analogues ont surgi. Or, c’est à ce moment (juste avant, juste après?) que Tacite rédige les Annales .

C’est à la lumière de la pensée philosophique que Tacite bâtit sa réflexion historique. Il la connaît directement, sans doute, par ces maîtres grecs qui hantaient en son temps les grandes maisons romaines, il la connaît par les héros qu’on vient d’évoquer, et aussi par la littérature romaine dont il est l’héritier. On peut dire que, par son style et par sa pensée, il combine les leçons des trois grands historiens de Rome qui l’ont précédé: Tite-Live, Salluste et Cicéron, l’auteur du De republica . À ces trois hommes, il doit une référence, qui leur est commune, à la tradition de la république platonicienne.

C’est dans cet esprit que Tacite s’inspire de l’Académie pour adopter vis-à-vis du destin et des dieux une attitude probabiliste (Annales , VI, XXII), ou qu’il formule ce qui constitue sa plus grande innovation dans l’ordre de la pensée politique: à ses yeux, la théorie aristotélicienne de la constitution mixte, heureux mélange de démocratie, d’oligarchie, de monarchie, dans laquelle Auguste avait sans doute voulu trouver le modèle du principat, est en fait presque irréalisable (Annales , IV, XXXIII); en réalité, l’Empire est une monarchie absolue. On doit d’abord reconnaître ce fait, ensuite l’accepter dans la plupart des cas (sauf si cette monarchie se change en tyrannie, comme au temps de Néron et de Domitien: alors la révolte pourrait être légitime...). Tacite part ainsi de la philosophie pour arriver au réalisme: car ce qui a rendu la monarchie inévitable, c’est l’immensité de l’Empire et la décadence des Romains, avilis par leur grandeur. Mais le diagnostic même de cette décadence est établi par une philosophie qui doit beaucoup aux livres VIII et IX de la République de Platon. Oui, tous les Romains «se ruent dans la servitude» (Annales , I, VII). Cela est vrai même du sénat; tout en défendant ce corps auquel il appartient, tout en déplorant son extrême affaiblissement, Tacite se montre aussi sévère à son égard que pour les princes, et dénonce toutes ses démissions. Quant aux empereurs, eux aussi influencés par tant de bassesse, comment pourraient-ils résister à la tentation de l’exploiter, donc de la redoubler, et comment se retiendraient-ils sur la pente de la tyrannie? Il ne leur est pas possible d’assurer la succession impériale qui n’échappe pas aux aléas dynastiques ou militaires et qui ne va pas au meilleur. Ils ne prennent pas toujours aussi exactement que Tibère conscience des arcana imperii , des secrets du pouvoir, mais Tacite ne connaît que trop ces mystères...

Ainsi voit-on la sagesse et le désespoir se rencontrer dans cette œuvre comme dans cette vie. Il ne semble pas, bien que d’aucuns le pensent, que Tacite ait été un homme heureux. Mais, après avoir lu son œuvre, on comprend mieux sa vie, compromis inévitable, mais compromis sans complaisance avec la monarchie que ce magistrat d’Empire a voulu servir lucidement, comme un pis-aller devant le double danger de la mollesse et de la barbarie.

Le style de Tacite: l’épopée de la décadence

On a souligné ici les affirmations majeures de cette pensée, ce qui la constitue comme telle et qui fait sa cohérence. Mais, naturellement, on doit souligner que le grand art de Tacite ne cesse d’effacer tout ce qu’une telle réflexion pourrait avoir de systématique. On se rappelle après cette lecture les portraits grandioses et sombres: Tibère, son silence, ses dégoûts; Germanicus, sa noblesse ou ses hésitations; Agrippine, son orgueil, et l’abandon où elle meurt; on se rappelle Vitellius guettant, la nuit, dans ses jardins de Rome, les lumières de la fête que donne un consul qu’il jalouse et qu’il va assassiner; Messaline suppliante dans sa charrette; Pétrone récitant des vers pendant son suicide; ou tel autre seigneur romain déplaçant à l’avance son propre bûcher pour que la fumée ne gâte pas ses arbres. L’histoire offrait de beaux sujets à Tacite, mais il a su les mettre en scène. Entre l’indignation de Juvénal et la dérision sèche de Suétone (ces deux écrivains le suivent de peu dans le temps), il choisit une voie médiane qui est celle de la noblesse tragique. La grandeur s’y joint toujours à l’ironie ou à l’amertume. De là cette sorte de pitié austère et implacable qui annonce Dante.

Pour juger le style de Tacite, on peut se placer à deux points de vue. On peut le confronter avec l’art de son temps. Les remarquables indications que R. Bianchi Bandinelli a fournies, notamment à propos de la colonne Trajane et de la tradition hellénistique issue de l’art gallo-romain (Glanum, que Tacite a dû connaître), peuvent apporter des éléments de comparaison très suggestifs: comme les architectes de Trajan, Tacite présente le temps de l’histoire «annalistique» sous la forme d’une fresque continue; comme eux, il redécouvre le pathétique au sein du classicisme, et cela crée une tension féconde. Par ses dates et par son esprit, cette œuvre apparaît bien comme un intermédiaire entre la colonne Trajane et la colonne Aurélienne, entre le triomphalisme pathétique et l’épopée visionnaire et troublée...

Tacite nous encourage aussi à juger son œuvre du point de vue de la rhétorique. Celle-ci lui fournissait les moyens de sa création. Elle aide donc à comprendre ce qu’on a appelé, chez lui, la «prose d’art». Si l’on examine cette dernière, on observe trois aspects principaux: la recherche de l’effet, le goût des figures et des formules, le recours aux procédés de l’ethos et du pathos sont très développés chez Tacite, écrivain savant, moraliste, psychologue, styliste: on a pu parler, à son sujet, de «style pointu». Mais tout cela se fond dans une recherche de la grandeur, de la noblesse, du sacré ( 靖﨎猪益礼精兀﨟), que l’historien doit au classicisme, et surtout à ce qu’on appelle la théorie du sublime, qui s’est sans doute élaborée au temps de sa formation. Enfin, l’analyse de la phrase tacitéenne montre que ce classicisme se trouve curieusement compensé par le goût de l’ellipse, de l’obscur, du déséquilibre et, en même temps, de l’accumulation et de la concentration. S’agit-il vraiment de contradictions? Le génie de Tacite est en tout cas de les dominer.

La postérité de Tacite

Comment juger Tacite? La postérité n’a cessé de trouver dans un auteur aussi complexe les leçons les plus nuancées. Bodin avait pour lui des préférences, et le considérait à juste titre comme le modèle des grands commis; il s’est servi de cette œuvre pour combattre le machiavélisme; mais Machiavel avait cité Tacite, et Juste Lipse, le plus illustre éditeur de l’historien, s’en souvint pour fonder ce qu’on a nommé le «tacitisme». Le XVIe et le XVIIe siècle, épris de raison d’État, avaient un faible pour Tibère. Napoléon, fort de sa compétence, s’est défié, comme le signale P. Grimal, d’un historien qui trahissait les arcana imperii (l’armée, l’argent, la délation, la dispensation des charges); Auguste aurait sans doute apprécié Tacite, lui aussi, en le trouvant un peu trop vrai... Après La Boétie, après Racine, après Hugo, beaucoup d’autres ont trouvé chez Tacite non pas la complaisance envers le pouvoir, mais la dénonciation de la tyrannie et de l’esprit de servitude.

Certains ont reçu de lui une autre leçon: pour un Thrasea, pour un Sénèque, et aussi pour Pétrone ou Tibère, l’absolu est en eux-mêmes, au-delà de la politique. Il est permis quelquefois de se retirer dans la mort, ou dans des jardins. Il est permis aussi, même quand la mort est dérisoire, d’avoir pitié de ceux qui meurent. Avant Barrès, ou Camus qui a repris ce mot, il est «solitaire, solidaire»; avant Bernanos, il unit l’indignation et la pitié dans une récusation fondamentale de la politique livrée à elle-même et séparée de ses fins morales, et dans l’affirmation d’un humanisme qui rejette en même temps la mollesse et la barbarie. Grande affaire pour son temps, et pour le nôtre. À travers l’amertume ou le dévouement, au-delà de la résignation, telle est la forme que prend chez Tacite l’humanité créatrice qui unifie son œuvre et sa vie.

tacite [ tasit ] adj.
• 1466 « muet »; 1286 gasc. « sous-entendu »; lat. tacitus, de tacere « se taire »
Non exprimé, sous-entendu entre plusieurs personnes. implicite, inexprimé. Accord, reconnaissance tacite. « De furtives et tacites connivences les liaient » (Martin du Gard). (XVIe) Dr. Convention tacite. Tacite reconduction. ⊗ CONTR. Exprimé, formel, 1. manifeste.

tacite adjectif (latin tacitus, de tacere, se taire) Qui est considéré comme implicitement admis : Consentement tacite.tacite (synonymes) adjectif (latin tacitus, de tacere, se taire) Qui est considéré comme implicitement admis
Synonymes :
- implicite
- sous-entendu
Contraires :
- exprès
- formel
- manifeste
- public

Tacite
(en lat. Publius Cornelius Tacitus) (v. 55 - v. 120) historien latin. Préteur (88), consul (97), proconsul d'Asie (v. 110-113), il s'adonna tardivement à l'histoire. Après Dialogue des orateurs, sur le déclin de l'éloquence, Vie d'Agricola (éloge de son beau-père, 98) et la Germanie (sur la culture germanique, v. 98), il écrivit les Histoires (v. 106), dont il ne reste que quatre livres, qui décrivent l'Empire de la mort de Néron (68) à celle de Domitien (96). Les Annales (écrites v. 115-117) vont de la mort d'Auguste (14) à celle de Néron; il ne reste que les livres I à IV et XI à XVI, ainsi que des fragments. à la fois historien et moraliste, Tacite dépeint avec pessimisme et concision les moeurs des hommes de son temps.

⇒TACITE, adj.
A. — Qui n'est pas formellement exprimé; qui est sous-entendu, convenu entre plusieurs personnes. Synon. implicite, inexprimé; anton. explicite, exprimé, formel, oral. Alliance, approbation, blâme, complicité, complot, contrat, convention, jugement, mépris, opposition, pacte, reproche, sentiment, serment tacite. Ils laissèrent le silence couler entre eux, sans effort, avec cette entente tacite de deux êtres qui se savent l'un et l'autre compris (DANIEL-ROPS, Mort, 1934, p. 468). Quelquefois même la règle tacite du jeu supporte que les états-majors s'épargnent mutuellement: comme les amants qui se comprennent à demi-mot ou comme les policiers qui ont partie liée clandestinement avec les malfaiteurs, les belligérants sont, quoique ennemis, liés par une manière de conjuration implicite sans que jamais personne ait expressément convenu de rien (JANKÉL., Je-ne-sais-quoi, 1957, p. 170).
D'un, en, par un accord tacite. Si quelque personne en dehors de ce monde d'élite faisait une visite, par un accord tacite, la conversation changeait aussitôt, les habitués ne disaient plus que des riens (BALZAC, Curé vill., 1839, p. 47). Tout s'apaisait près d'elle en un tacite accord, Comme le bruit des pas s'étouffe dans la neige (SAMAIN, Chariot, 1900, p. 79).
DROIT
Tacite reconduction.
♦ [P. oppos. à exprès, expresse] Acceptation, renonciation tacite. Un contrat entre deux parties est fait d'après des conditions expresses ou tacites:expresses, il n'y a pas de matière à discussion; tacites, elles sont sujettes à être interprétées (CHATEAUBR., Disc. et opin., 1826, p. 118).
Empl. subst. masc. Ah! les cow-boys du muet, les vampires du tacite, les max-linder du silencieux, les charlot de l'aphone, combien passionné fus-je de leur geste, épique en son genre, dirai-je (QUENEAU, Loin Rueil, 1944, p. 227).
B. — Rare. Qui est silencieux. Et vienne un temps de nuit tacite, où les eaux plus denses descendent (GIDE, Traité Narcisse, 1891, p. 7). Le frémissement de son temple tacite Conspire au spacieux silence d'un tel site (VALÉRY, Charmes, 1922, p. 123).
Prononc. et Orth.:[tasit]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1286 a. gasc. permission expresse ou tacite (Les Etablissements de Rouen, 2, 82 ds R. Ling. rom. t. 20, p. 85); 1531 [éd.] une tacite convention (J. DE VIGNAY, Mir. histor., IX, 104 ds GDF. Compl.). Empr. au lat. class. tacitus « dont on en parle pas » et « qui ne parle pas » part. passé adj. de tacere « se taire; taire » (v. ce mot). Fréq. abs. littér.:286. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 383, b) 254; XXe s.: a) 388, b) 519.

tacite [tasit] adj.
ÉTYM. 1466, « muet »; gascon « sous-entendu », 1286; lat. tacitus, de tacere « se taire ».
1 Non exprimé, sous-entendu entre plusieurs personnes. Implicite, inexprimé. || Condition tacite. || Approbation (cit. 3), assentiment (→ Coopération, cit. 1), consentement tacite. || Alliance (→ Protéger, cit. 2), convention, pacte tacite (→ Clause, cit. 4). || Éviter, d'un tacite accord… (→ Endiguer, cit. 3). || De furtives et tacites connivences les liaient (cit. 19). || Aveu, reconnaissance tacite.Dr. || Convention tacite. || Contrat renouvelable par tacite reconduction.
1 C'est une sorte de convention tacite que personne n'invoque et à laquelle tout le monde obéit.
Th. Gautier, Voyage en Russie, XII.
Subst. m. (par plaisanterie) :
1.1 Ah ! les cow-boys du muet (le cinéma muet), les vampires du tacite, les max-linder du silencieux, les charlots de l'aphone (…)
R. Queneau, Loin de Rueil, p. 227.
2 Rare, littér. Qui ne parle pas, muet.Substantif :
2 Les hommes qui se taisent, les seuls qui importent, les silencieux (…) les tacites (…) tous les mystiques sont restés, invariables, infléchissables.
Ch. Péguy, Notre jeunesse, p. 64.
CONTR. Exprimé, formel, 1. manifeste.
DÉR. Tacitement.

Encyclopédie Universelle. 2012.