PROTECTIONNISME
Se protéger est, pour la collectivité, un souci aussi élémentaire que le boire et le manger pour l’individu. Il ne s’agit pas seulement de survie matérielle, mais du maintien d’une identité. Toutefois, un autre souci détermine notre conduite, celui de vivre mieux, qui pousse à commercer avec autrui en bénéficiant de ses talents. La combinaison des deux soucis fonde cette politique de compromis qu’on appelle le protectionnisme. L’intervention des pouvoirs publics manifeste les fondements du protectionnisme à un moment donné. Ces derniers ne restent pas toujours les mêmes, comme le montre l’histoire, et les différents secteurs de l’activité ne requièrent pas non plus la même protection: ainsi, l’agriculture bénéficie le plus souvent d’un traitement spécial.
Les fondements du protectionnisme
Il s’agit de recevoir ce qu’il faut, et rien de plus. Mais, pour recevoir, on doit remettre. Quand elles revêtent un caractère permanent, les importations d’un pays ont pour fonction de le spécialiser dans ce qu’il fait de mieux; il s’agit de réserver les forces productives à des productions plus rentables. L’importation sert également à développer le potentiel de production. En effet, le premier temps d’un développement consiste le plus souvent à importer de l’équipement pour élargir la base productive du pays. L’exportation, quant à elle, permet d’abord de valoriser des ressources naturelles dont le montant dépasse les besoins des habitants: proposés à l’extérieur, les gisements, le bois des forêts acquerront une valeur d’échange. Elle peut également rendre compétitive une production manufacturée dont les frais généraux sont répartis, grâce à elle, sur une quantité plus grande, ce qui abaisse les prix de revient. L’échange harmonise donc l’économie nationale – l’exportation valorise ce qu’elle a d’abondant, l’importation pallie ses déficiences – et supplée au déplacement des facteurs de production. Mais l’État n’encourage le commerce international que «jusqu’à un certain point», selon l’expression de Bertil Ohlin, pour tenir compte de deux autres considérations.
D’abord, l’indépendance nationale doit être sauvegardée. En temps de paix, les fluctuations économiques peuvent renchérir les produits importés jusqu’à compromettre la prospérité. En temps de guerre, les hostilités peuvent interrompre un trafic vital. Les pouvoirs publics préviendront de tels risques en limitant la concurrence de l’étranger. Les importations viendront seulement compléter les productions nationales classées prioritaires (nourriture, énergie, etc.).
Ensuite, les spécificités internes doivent être respectées. D’une part, toute population possède diverses aptitudes qui s’exprimeront dans le domaine économique comme ailleurs. D’autre part, le progrès technique établit des complémentarités bienfaisantes. Il est normal de trouver dans le même pays une agriculture moderne et une industrie du machinisme agricole. Mais, comme l’histoire a fait démarrer certaines économies nationales avant les autres, une politique de libre-échange risque de maintenir le pays sous la coupe des industries étrangères. L’utilité d’un protectionnisme «éducatif» est démontrée par l’histoire: le Zollverein a laissé à l’industrie allemande le temps de monter au niveau de l’industrie anglaise, puis de la dépasser.
En bref, l’intervention de l’État est fondée sur le fait national, qui restreint la portée de la théorie libre-échangiste. Il est vrai que, si le monde formait une entité économique, les échanges assureraient à chaque région une spécialisation optimale. Nous n’en sommes pas là, ce qui laisse du champ au protectionnisme, plus ou moins suivant l’histoire.
L’histoire du protectionnisme
L’État a d’abord contrôlé le commerce extérieur pour assurer son approvisionnement: Athènes manœuvrait pour accaparer le blé qui arrivait en Grèce. L’apparition de l’État moderne s’est accompagnée d’un contrôle frontalier dans les deux sens: il fallait restreindre la sortie des produits stratégiques et de la main-d’œuvre qualifiée, de même qu’il fallait limiter l’entrée des articles de luxe. Cependant, le protectionnisme eut une faible portée jusqu’à la révolution industrielle, car le souci principal, sous l’Ancien Régime, était le même que celui de l’Antiquité: prévenir la famine.
Commercial ou non, le «capitalisme» ne peut vivre sans progresser et, dès son origine, affermit une politique de colonisation commencée avant lui. Les autorités politiques appliquent un «régime de l’exclusif» qu’on appelle aussi le «pacte colonial». Il vise la complémentarité de la métropole et de la colonie au bénéfice de la première. La colonie ne peut se donner des industries capables de concurrencer l’industrie métropolitaine. Les produits industriels étrangers supportent les mêmes droits et prohibitions, qu’ils entrent en territoire métropolitain ou en territoire colonial. Le pacte a paru insupportable aux Anglais installés en Amérique du Nord. Il mérite cependant les circonstances atténuantes, pour deux raisons. D’une part, ne pas installer hors d’Europe une industrie de transformation s’explique lorsque l’économie de frais de transport due à la transformation sur place est inférieure à l’écart entre le coût de la transformation sur place et le coût dans le pays plus développé, c’est-à-dire en Europe. D’autre part, les métropoles n’ont pas cherché à «geler» la situation, si l’on en croit Maurice Byé: «La compagnie à charte ou la colonisation d’État semblent avoir été sur presque toutes les terres neuves l’instrument de la croissance économique.»
Au XIXe siècle, l’essor du capitalisme consacra le libéralisme économique en Europe, et l’État admit le libre-échange, vers 1860. Les techniques progressèrent alors plus vite, et les échanges internationaux augmentèrent en volume et en variété. Il fallut pourtant changer de politique vingt ans plus tard, afin de maintenir un équilibre économique et social. La concurrence des produits d’outre-mer obligea les gouvernements européens à dresser des barrières douanières. En effet, les nombreux moyens de transport conduisaient en Europe les denrées moins coûteuses issues des plaines américaines et australiennes. Et, comme la production agricole européenne provenait d’une myriade de petites exploitations, elle ne pouvait adopter la discipline collective qui lui aurait permis de parer à la concurrence extérieure. Le départ à la ville, qui n’était jusque-là que l’écoulement du surplus démographique des campagnes, devint alors l’exode rural, et l’économie européenne souffrit de la coexistence de deux secteurs forts (l’industrie et les services) et d’un secteur en perdition (l’agriculture). L’État dut ainsi remplacer la protection que créait la distance par une défense frontalière élevée contre le blé et la viande venus de l’étranger, concurrents de ressources vitales pour les Européens. L’économie du XXe siècle a d’abord suivi la même politique commerciale. En temps de crise, des contrôles frontaliers entravent les échanges commerciaux. En temps de prospérité, les frontières s’ouvrent. Naturellement, le temps de guerre ajoute aux mesures ordinaires toutes sortes d’interdictions. Cependant, l’immensité de la catastrophe qu’ils viennent de vivre conduit les Européens à chercher du neuf, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Dépasser le protectionnisme national devient alors l’objectif. Aucun État européen n’est en effet capable, à lui seul, de résoudre les deux principaux problèmes de l’économie contemporaine: atteindre la dimension où la production bénéficie d’économies d’échelle qui la rendent compétitive vis-à-vis des grands rivaux; renouveler l’équipement assez souvent pour profiter d’un progrès technique de plus en plus rapide. Ces deux buts ne peuvent être atteints que par une association exploitant des avantages relatifs, mais dotée d’amortisseurs pour adoucir les transitions. L’Europe communautaire a fait beaucoup à cet égard, depuis 1957. En premier lieu, elle a rapproché progressivement les prix nationaux des principaux produits, jusqu’à ce que soit réalisé un marché commun, c’est-à-dire l’unité des prix dans tous les pays associés. Le rapprochement a été suffisamment lent pour permettre des adaptations supportables. En second lieu, elle a protégé les producteurs européens contre ceux qui étaient jusque-là les plus forts. D’une part, des «prélèvements» détournèrent les producteurs d’outre-mer d’offrir leurs produits en Europe à des prix inférieurs à ceux des Européens. D’autre part, des «restitutions» aidèrent les exportateurs européens à se faire une place sur les marchés mondiaux. L’Europe est aujourd’hui plus forte, dans l’absolu et relativement, que n’était la somme des États membres en 1957. Mais elle a fréquemment été accusée par ses concurrents, en particulier les États-Unis, de renier la signature qu’elle a donnée au General Agreement on Tariffs and Trade (G.A.T.T.). Les prélèvements sont une forme de protection plus mobile, donc plus dangereuse, que les droits de douane traditionnels. L’Europe réplique avec deux arguments: le commerce international gagne à la constitution d’une entité économique à la fois fortement exportatrice et importatrice; le protectionnisme prend des formes multiples, les États-Unis pratiquant ainsi un protectionnisme administratif d’une ampleur gênante. L’essor du commerce international n’implique ni ne prouve que notre monde soit arrivé à un compromis acceptable entre les intérêts commerciaux et les nécessités politiques. Les péripéties de l’Uruguay Round animé par le G.A.T.T. ont souligné le problème du protectionnisme agricole.
Protectionnisme et agriculture
La politique agricole commune (P.A.C.) est historiquement la pièce maîtresse de l’Europe. Les sommes que lui consacrent les États membres et l’audience qu’obtiennent à Bruxelles les représentants des organisations agricoles sont disproportionnées au nombre de ses bénéficiaires. Mais la Commission européenne estime, depuis 1992, impossible de continuer dans cette voie. Pourquoi avoir admis le privilège? Pourquoi vouloir le supprimer?
L’agriculture souffre d’une double infériorité depuis l’avènement de la société industrielle. Ses termes d’échange sont défavorables, parce qu’elle offre des produits banals, susceptibles d’être obtenus sur bien des terres et de moins en moins appréciés par une population qui s’enrichit; elle demande en revanche des produits élaborés (machinisme, pesticides), offerts par une industrie cartellisée. Par ailleurs, les agriculteurs ne changent pas facilement d’activité, lorsque leur production baisse de valeur, parce que leur métier est fortement spécifié par un milieu physique et par une technique professionnelle. On ne produit pas du blé comme du vin, et le vin ne s’obtient pas de la même façon en Bordelais et en Alsace. Prendre un autre métier est, pour les agriculteurs, souvent dramatique. Cette double infériorité pèse sur tous les agriculteurs du monde, mais ceux d’Europe subissent un handicap supplémentaire du fait qu’ils exploitent de vieilles terres. Est-il juste de laisser l’agriculture des pays neufs concurrencer celle des vieux pays?
La première utilise un sol qui a des réserves de fertilité, et elle n’a pas à rembourser les avances consenties par des générations de propriétaires. Sans doute les fertilisants comptent-ils aujourd’hui plus que la fertilité naturelle du sol, mais les exploitations des pays neufs gardent l’avantage d’une dimension qui leur permet de ventiler leurs frais généraux bien mieux que leurs rivales. Ainsi justifiée, la protection de l’État peut consister à aider les agriculteurs à changer, ou bien à les aider à continuer.
La seconde solution est préférée par bien des hommes politiques à partir de trois arguments: l’agriculture maintient la famille, parce qu’elle solidarise l’homme, la femme et les enfants, mieux que n’importe quelle autre activité; elle maintient aussi la vie locale, parce qu’elle apporte au village la majeure partie de ses recettes; elle maintient enfin l’identité nationale, parce que l’attrait pour une terre déterminée fonde le consensus qui fait qu’un groupe d’hommes est une nation.
Les partisans du libéralisme économique demandent pourquoi la sélection des plus aptes devrait être écartée de l’agriculture, alors qu’elle est admise pour les autres activités économiques. Si l’on quitte le terrain des principes pour celui de l’expérience, on adresse deux reproches au protectionnisme agricole, que ce soit celui de l’Europe, ou celui de la Suisse, jugé le plus efficace par la Banque mondiale. Premier reproche, le protectionnisme agricole européen nuit au Tiers Monde. L’Europe pousse son agriculture à l’exportation, alors que le Tiers Monde a plus besoin qu’elle d’exporter des produits agricoles. L’argument consistant à dire que le moins cher doit l’emporter (grâce au progrès technique, la Communauté emploie moins de ressources à produire autant) n’est pas valable en raison de la règle des désavantages relatifs. Comparé à l’Europe, le Tiers Monde perd moins à produire des produits agricoles que des produits manufacturés; l’échange est donc favorable aux deux lorsque le Tiers Monde «troque» des produits agricoles contre des produits manufacturés. Mais il faudrait que l’Europe cesse d’avoir autant d’excédents agricoles. Second reproche, le protectionnisme agricole européen nuit à l’économie mondiale. Les partisans du protectionnisme agricole soutiennent que le monde a besoin des excédents agricoles européens pour parer à la famine. En effet, une aide alimentaire est fournie par l’Europe à bien des régions du Tiers Monde. Mais l’argument est écarté par les auteurs libéraux pour deux raisons. D’une part, l’aide alimentaire n’est utile que pour répondre à des urgences. Considérée comme une institution, elle a des retombées désastreuses. La Banque mondiale a déclaré qu’à cause d’elle plusieurs pays ont remis à plus tard des investissements essentiels à l’infrastructure rurale. D’autre part, les pays neufs ont accepté le risque du libre-échange, pratiqué la spécialisation et obtenu ainsi la productivité agricole la plus haute. Elle leur assure, autant qu’à l’Europe, des disponibilités qui peuvent couvrir les urgences du Tiers Monde.
L’argumentation libérale n’est pourtant pas sans reproche, car elle sous-estime deux aspects du problème alimentaire mondial. Le premier est que l’équilibre des hommes et des subsistances doit se faire au niveau régional. Malgré les progrès de l’information et des moyens de transport, c’est d’abord sur place que doit être prévenue la famine. Les stocks de l’Amérique ou de l’Australie ne suppriment pas le risque. Le second point est que la formation des hommes est la clef du problème alimentaire du Tiers Monde. Elle se fera grâce à l’enseignement dispensé sur place par les experts et agriculteurs occidentaux. Encore faut-il que ceux-ci restent nombreux. L’intérêt social de l’agriculture compte autant que son utilité économique.
L’analyse du protectionnisme postérieur à la Seconde Guerre mondiale ne conduit pas à une condamnation de ce dernier. Il ne gêne pas, en effet, l’essor du commerce mondial, qui progresse plus vite que la production mondiale depuis 1950. En outre, il est le support d’une situation démographique qui s’impose aux pouvoirs publics. Lorsque l’agriculture occupe encore beaucoup de travailleurs, et que les autres secteurs d’activité ne sont pas capables d’éponger un exode rural massif, le gouvernement est obligé de sauvegarder les intérêts d’une catégorie sociale menacée. L’émigration des surnuméraires n’est pas une solution tant que les hommes refusent de considérer l’étranger comme leur frère.
protectionnisme [ prɔtɛksjɔnism ] n. m.
• 1845; de protection
♦ Politique économique qui vise à protéger l'économie nationale contre la concurrence étrangère par des mesures diverses (droits de douane, contingents, formalités administratives, normes, etc.). — Doctrine préconisant cette politique. Protectionnisme tarifaire, administratif. « Le protectionnisme, c'est le socialisme des riches » (Jaurès). Protectionnisme et prohibition.
⊗ CONTR. Libre-échange.
● protectionnisme nom masculin Système consistant à protéger l'économie d'un pays contre la concurrence étrangère au moyen de mesures tarifaires (droits de douane) et non tarifaires (quotas, contingents, normes, subventions à l'exportation). ● protectionnisme (difficultés) nom masculin Orthographe Avec deux n (vient de protection, comme abolitionnisme de abolition, perfectionnisme de perfection, etc.). De même pour protectionniste. ● protectionnisme (synonymes) nom masculin Système consistant à protéger l'économie d'un pays contre la concurrence...
Contraires :
- libre-échange
protectionnisme
n. m. ECON Ensemble des mesures (contingentements, droits de douane, etc.) visant à limiter ou à interdire l'entrée des produits étrangers afin de protéger les intérêts économiques nationaux; doctrine économique prônant l'emploi de ces mesures. Ant. libre-échange.
⇒PROTECTIONNISME, subst. masc.
ÉCON. POL. Doctrine préconisant, ou système mettant en pratique un ensemble de mesures restrictives ou prohibitives pénalisant l'introduction dans un pays de produits étrangers, afin de favoriser les activités nationales et de les préserver de la concurrence étrangère (d'apr. BERN.-COLLI 1981). Champion du protectionnisme. Les vins étrangers l'emportent sur les vins français; un protectionnisme outrancier oblige l'Anglais à se priver désormais des grands crus de la France (MORAND, Londres, 1933, p. 310). V. libre-échangisme rem. s.v. libre-échange ex. de BIROU 1966.
— P. anal. Un certain protectionnisme intellectuel, qui prescrit l'ignorance d'autrui sous prétexte de garder sa force (MARITAIN, Primauté spirit., 1927, p. 162).
Prononc. et Orth. :[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1845 (BESCH.). Dér. de protection; suff. -isme. Le corresp. angl. protectionism est att. en 1852 (NED Suppl.2). Fréq. abs. littér. :12. Bbg. DUB. Dér. 1962, p. 37.
protectionnisme [pʀɔtɛksjɔnism] n. m.
ÉTYM. 1845; de protection.
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♦ Écon. Politique douanière qui vise à protéger (4.) l'économie nationale contre la concurrence étrangère. ⇒ Commerce, douane, droit (droits protecteurs), échange (supra cit. 3), protecteur (II., 1., système protecteur), protection (6.). || Protectionnisme limité à certains produits. || Protectionnisme et prohibition. || Protectionnisme généralisé.
0 M. Léon Say ayant dit un jour à M. Méline : « Le protectionnisme, c'est le socialisme des riches »; M. Méline, piqué, répondit : « Le libre-échange, c'est l'anarchisme des millionnaires ». Cela amusait la galerie socialiste.
Jaurès, Hist. socialiste, t. I, p. 160.
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CONTR. Libre-échange.
DÉR. Protectionniste.
COMP. Néoprotectionnisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.