NÉOTÉNIE
La néoténie vraie (ou totale) est l’aptitude que possède un organisme animal à se reproduire tout en conservant une structure larvaire ou immature. Ce terme, créé par J. Kollmann en 1884, signifie étymologiquement «maintien de la jeunesse» (neos , «jeune» et teinô , «je prolonge»). La néoténie a été surtout observée dans deux groupes très éloignés l’un de l’autre, les Insectes et les Batraciens.
La néoténie chez les Insectes
Chez les Insectes, la maturité sexuelle n’intervient, en règle générale, que chez l’individu adulte, l’imago , forme ultime résultant d’une série de mues et de métamorphoses. Le nombre de stades larvaires précédant l’imago est, en outre, extrêmement variable selon le groupe d’insectes considéré.
La néoténie existe dans plusieurs ordres. Elle présente des modalités variées. Chez les Homoptères (coccidies), elle est constante et n’affecte que les femelles. Le nombre de mues larvaires est plus faible chez celles-ci que chez les mâles, et la maturation germinale intervient très précocement, chez la larve du deuxième stade. Chez certains Coléoptères, les femelles ne présentent pas de mues nymphales. Dans divers groupes, la persistance de caractères larvaires chez l’insecte adulte est interprétée comme un phénomène du même ordre que la néoténie.
La néoténie a été particulièrement bien étudiée chez les Isoptères (termites), chez qui elle est occasionnelle et peut affecter les deux sexes. Si une colonie de termites se trouve privée de l’un des deux seuls individus sexués de la collectivité – son roi ou sa reine – ou des deux, alors apparaissent des sexués néoténiques, appelés reproducteurs supplémentaires , ou rois et reines de substitution. Cette transformation s’effectue au cours d’une «mue de néoténie» aux dépens de larves ou de nymphes normalement destinées à devenir des ouvriers ou des soldats. Elle a pour résultat une poussée de la gamétogenèse et le développement du tractus génital, de sorte que les sujets, quoique toujours dans un état infantile, deviennent parfaitement fonctionnels sur le plan de la reproduction. À ce moment, ils sont arrêtés dans leur croissance somatique et ne subissent plus ni mue ni métamorphose. D’une façon générale, mais non absolue, seuls les reproducteurs du sexe manquant se forment. Le nombre des sexués néoténiques que produit un nid orphelin peut varier beaucoup: la dimension de la colonie n’intervient pas. Par la suite, celle-ci n’augmente plus le nombre de ses reproducteurs.
Le mécanisme de la sexualisation des reproducteurs néoténiques n’est pas clairement élucidé. Des facteurs trophiques pourraient jouer un rôle, tels des changements de régime alimentaire entraînant une stimulation des organes génitaux. On a supposé l’existence de socio-hormones; les sexués fonctionnels exerceraient sur les gonades des autres membres de la colonie une influence inhibitrice très forte, par l’intermédiaire d’une sécrétion que récupèrent par léchage les larves et les nymphes. Il s’agit, en réalité, d’un effet de groupe, comme il en a été observé chez d’autres insectes sociaux tels que les criquets et les abeilles. La composition globale de la société influe directement sur la destinée des individus qui ne sont pas arrivés au terme de leur développement. C’est par l’intermédiaire de modifications du comportement et de stimuli sensoriels, tactiles, visuels et olfactifs que se produit cette déviation de l’ontogenèse, subordonnée à la survie de l’espèce. La néoténie est, dans ce cas, un phénomène de régulation sociale, qui tend à rétablir un équilibre rompu et à compléter une déficience, à l’intérieur de l’unité fonctionnelle que constitue la termitière.
La néoténie chez les Batraciens
La néoténie totale n’a été observée que chez les Batraciens urodèles, où elle se présente selon deux modalités différentes:
– La néoténie obligatoire , dans laquelle la métamorphose, qui est la règle chez les Amphibiens, n’intervient jamais. Les quelques espèces présentant cette forme de néoténie sont groupées sous le nom de Pérennibranches (à branchies persistantes). Les cas les mieux connus sont le necture d’Amérique du Nord, et le protée anguillard, qui habite les lacs souterrains de Carniole (Yougoslavie) et de Carinthie (Autriche).
– La néoténie facultative , dans laquelle la métamorphose n’existe pas en règle générale mais peut cependant se produire sous l’effet de certaines conditions naturelles ou expérimentales. Le représentant classique de ce type de néoténie est l’axolotl, originaire des lacs froids des hauts plateaux du Mexique (cf. figure). Pendant longtemps, on a pensé qu’il s’agissait d’une espèce distincte, mais il est maintenant bien établi que l’axolotl n’est que la larve néoténique stable d’une espèce d’amblystome connue par ailleurs.
Chez les Batraciens, la néoténie n’entraîne pas l’arrêt du développement de l’individu, qui continue à croître en conservant son organisation larvaire tout en acquérant sa maturité génitale, ce qui permet à l’animal de se reproduire régulièrement. L’absence de métamorphose est liée au maintien de la vie aquatique durant toute la vie de l’individu. En effet, la métamorphose chez les Batraciens est une période critique de la vie de l’animal, correspondant à des changements morphologiques et physiologiques profonds, qui permettent le passage de la vie aquatique, caractéristique du têtard, à la vie aérienne ou semi-aérienne, qui est normalement celle de l’individu adulte. Elle est sous le contrôle endocrinien de l’hormone thyroïdienne, qui agit sur les organes effecteurs en induisant leur transformation. La stimulation considérable de la glande thyroïde, qui coïncide avec la crise métamorphique, est directement liée à la libération dans l’organisme d’une hormone thyréotrope élaborée par le lobe antérieur de l’hypophyse, la thyréostimuline (TSH), dont la sécrétion est à son tour sous contrôle hypothalamique.
Dans le cas de la néoténie obligatoire du protée et du necture, aucune administration d’hormone ne peut provoquer la métamorphose. Chez ces espèces, c’est la compétence des tissus (c’est-à-dire leur aptitude à réagir à l’hormone thyroïdienne) qui paraît défaillante. En revanche, chez l’axolotl, l’adjonction de thyroxine provoque la métamorphose. La sensibilité des tissus semble donc normale. En effet, si l’on greffe à un axolotl l’hypophyse d’une espèce voisine se métamorphosant normalement, l’axolotl se métamorphose; l’hypophyse de l’axolotl manque donc à sa fonction thyréostimulante. Le non-fonctionnement de l’axe hypothalamus-hypophyse-thyroïde a pour conséquence l’absence de métamorphose. La néoténie de l’axolotl, bien que très stable, n’est donc pas obligatoire.
En outre, il semble que la néoténie soit en partie liée aux conditions écologiques. En effet, les hautes altitudes sont des régions de déficience en iode, constituant indispensable de l’hormone thyroïdienne. Ainsi, l’administration d’iode organique à l’axolotl favorise la métamorphose. De même, un changement d’environnement occasionne parfois la métamorphose spontanée chez les espèces néoténiques facultatives: l’amblystome tigré, qui vit à l’état larvaire dans les régions froides et élevées du Colorado, se métamorphose dans les plaines chaudes.
L’effet des basses températures et de l’altitude a également été observé chez le triton alpestre; celui-ci peut rester larvaire et continuer à croître, mais il ne se reproduira pas dans ces conditions. Dans ce cas, on parle de néoténie partielle. Une autre forme de néoténie partielle a été notée chez la grenouille verte et le crapaud accoucheur, chez qui la métamorphose peut être différée pendant un an et même deux; ces animaux mènent alors une vie ralentie dans des mares recouvertes de glace et sont atteints de gigantisme, mais sans jamais parvenir à la maturité génitale.
La néoténie a pu être obtenue expérimentalement par l’ablation soit de la thyroïde, soit de l’hypophyse, ou encore par l’application de produits antihypophysaires ou anthyroïdiens. La métamorphose peut être restaurée par l’administration de l’hormone ou de l’extrait glandulaire correspondants. Toutefois, cette néoténie artificielle n’est que partielle: seuls les tissus somatiques miment le phénomène; l’organisme reste larvaire, mais il n’y a pas de maturation sexuelle, donc pas de reproduction, à cause des déficiences hormonales.
Le terme de néoténie a parfois été appliqué à l’homme, pour souligner la durée exceptionnellement prolongée de sa période juvénile, entraînant des aptitudes d’adaptation renforcées. Ce ralentissement dans la vitesse de croissance – ou «fœtalisation», selon la terminologie de Louis Bolk (1926) – serait lié à la phylogenèse de l’espèce humaine.
Le trait commun à tous les cas de néoténie vraie (ou totale) est la disjonction dans le développement respectif du germen et du soma . La maturation et le fonctionnement génitaux ne sont nullement conditionnés par la différenciation somatique et peuvent s’effectuer de façon indépendante, si la vitalité de l’espèce l’exige. La métamorphose, en revanche, même si elle est la règle dans un groupe animal, ne paraît pas un processus vital. La néoténie atteste que, sur le plan de la continuité phylogénétique, seule la maturation germinale est nécessaire, dans un organisme, que celui-ci soit un individu ou une unité sociale.
néoténie [ neɔteni ] n. f. ♦ Biol. Persistance, temporaire ou permanente, des formes larvaires au cours du développement d'un organisme.
● néoténie nom féminin Caractéristique des groupes d'êtres vivants présentant à l'état adulte des caractères qui, dans les groupes voisins, sont purement infantiles, larvaires ou même fœtaux. (Une série de caractéristiques du genre humain ont été interprétées en termes de néoténie.)
néoténie
n. f. ZOOL Possibilité pour certains animaux de se reproduire à l'état larvaire. (V. axolotl.)
⇒NÉOTÉNIE, subst. fém.
BIOLOGIE
A. —Chez certaines espèces animales, modification évolutive se traduisant par la persistance de formes larvaires ou de caractéristiques d'un stade inférieur de développement, alors que la capacité reproductrice existe; conséquence de cette modification consistant en l'incorporation de traits juvéniles dans les stades adultes:
• 1. Il y a apparence que le processus de néoténie (...) a pris une large part dans l'évolution des êtres vivants (...). On tend à lui attribuer la genèse de force traits qui caractérisent notre espèce; l'homme, en effet, ressemble à un embryon de singe par la glabreté et la couleur claire de la peau, par la grosseur relative des hémisphères cérébraux, par l'aplatissement de la face, etc.
CUÉNOT, J. ROSTAND, Introd. génétique, 1936, p.67.
B. —Mode particulier de reproduction inhérent à cette modification. La néoténie peut devenir la règle habituelle de formation de nouvelles sociétés (PIÉRON 1973):
• 2. Certaines espèces animales ne sont (...) que néoténiques; on parle alors de néoténie obligatoire; (...) d'autres se reproduisent soit à l'état larvaire, soit après métamorphose, et il s'agit de néoténie facultative.
LEND.-DELAV. Biol. 1979.
Prononc.:[]. Étymol. et Hist. 1903 (Nouv. Lar. ill.). Formé des élém. néo- et -ténie, d'abord en all. en 1884 (v. NED Suppl.2).
DÉR. Néoténique, adj. Qui est susceptible de se reproduire par néoténie. Sexués néoténiques (PIÉRON 1973). V. supra ex. 2. Emploi subst. masc. Qui s'est différencié par néoténie. Cuénot a appelé l'Homme un néoténique (CUÉNOT, J. ROSTAND, Introd. génétique, 1936, p.67). — []. — 1re attest. 1903 (Nouv. Lar. ill.); de néoténie, suff. -ique.
néoténie [neoteni] n. f.
ÉTYM. V. 1900 (1903, Rev. gén. des sc., no 22, p. 1129); mot all.; de néo-, et rad. grec ten, de teinein « étendre, prolonger ».
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♦ Didact. (Biol.). Retard du développement somatique sur le développement germinal, chez une espèce (reproduction par des individus larvaires).
1 (…) raisonnement (…) qui infirme toute thèse de passage de l'homme à une nouvelle espèce par un nouveau phénomène de néoténie (…)
R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, p. 148.
♦ Par ext. Retard du développement.
2 La biologie attribue aujourd'hui des noms savants à ces lois dialectiques de la néoténie qui rendent compte du fait bien connu que l'enfant d'homme paraît longtemps « en retard » sur le jeune animal, notamment le jeune singe.
Raymond Abellio, Ma dernière mémoire, t. I, p. 154.
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DÉR. Néoténique.
Encyclopédie Universelle. 2012.