MODALITÉS
La notion logico-linguistique de modalité désigne, au sens classique, toutes les modifications du sens d’une proposition par des expressions permettant d’asserter cette proposition comme nécessaire, possible, impossible ou contingente. Elle est alors dite aléthique et a été étudiée, depuis Aristote, par les philosophes et les logiciens dans le cadre de la logique modale, qui a connu un renouveau important au XXe siècle. On appelle également «modalité», au sens large, toute modification quelconque du sens d’une proposition, soit par adjonction d’adverbes, soit par subordination de cette proposition à certains verbes ou formes verbales. Les modalités non aléthiques sont, par exemple, les modalités déontiques («il est permis que», «il est obligatoire que») et les modalités épistémiques («croire que», «savoir que»). Elles ont donné lieu à des logiques spécifiques. Traditionnellement, les notions modales ont été rejetées aux frontières de la logique classique du vrai et du faux, parce qu’on les a jugées obscures. Mais elles recouvrent certains des concepts et des problèmes les plus riches et les plus difficiles de la philosophie.
La question philosophique porte sur le sens et la justification métaphysique de ces notions: y a-t-il dans le monde des faits ou des propriétés modales, ou bien ceux-ci sont-ils relatifs à notre connaissance ou au langage? Y a-t-il des vérités nécessaires et quelle est leur nature? Comment les diverses conceptions de la nécessité et de la possibilité conditionnent-elles les réponses que les philosophes donnent à des problèmes classiques comme celui du déterminisme et du libre arbitre et les systèmes qu’ils fondent sur ces notions?
1. La notion logico-linguistique de modalité
Traditionnellement, logiciens et philosophes appellent modalité toute modification d’une proposition par une expression de nécessité, de possibilité, d’impossibilité ou de contingence. Syntaxiquement, les expressions modales sont des fonctions qui, attachées à des phrases, forment des phrases (ainsi «nécessairement» attaché à la phrase «2 + 2 = 4» forme la phrase «nécessairement 2 + 2 = 4»). Mais elles diffèrent d’autres fonctions, comme la négation, parce qu’elles ne sont pas des fonctions de vérité, c’est-à-dire ne sont pas «extensionnelles» (mais «intensionnelles»), au sens où la vérité ou la fausseté d’un énoncé modal ne dépend pas seulement (comme pour la négation) de la vérité ou de la fausseté de l’énoncé originel. Certes, si p est faux, «nécessairement p » l’est aussi, de même que si p est vrai «il est possible que p » l’est aussi, mais si p est faux, il peut, ou peut ne pas, être possible que p . Dans les langues naturelles, de nombreuses expressions, autres que celles exprimant la nécessité, la possibilité ou la contingence, sont intensionnelles en ce sens et modifient le sens des propositions déclaratives: la plupart des adverbes («rapidement», «sciemment», «bien»), certains verbes introduisant ou non des clauses complétives («croire que», «souhaiter que», «pouvoir», «vouloir», «il est permis que»), les expressions du temps verbal («il s’est trouvé que», «il se trouvera que»), des modes («je cherche un emploi qui me permette de...»), ou, dans certaines langues, de l’aspect.
Il est donc tentant de généraliser la notion de modalité au-delà des modalités classiques ou «aléthiques» (nécessaire, possible, contingent), en l’étendant à tous les cas où une assertion simple se trouve modifiée, selon l’expression de Benveniste, par «une assertion complémentaire portant sur l’énoncé d’une relation» (Problèmes de linguistique générale , vol. II, Gallimard, Paris, 1974). Les logiciens parlent en ce sens de modalités non aléthiques, comme les modalités déontiques («il est permis que», «il est obligatoire que»), les modalités épistémiques («croire que», «savoir que») ou causales («X est cause que»), etc.
Il est cependant difficile, du point de vue grammatical, de donner une définition générale de la modalité. Un critère syntaxique est insuffisant, en raison de la multiplicité des morphèmes capables d’exprimer la modalité et parce que toutes les valeurs modales ne sont pas marquées syntaxiquement (par exemple, l’expression de l’aspect dans des phrases au présent comme «Paul fume» au sens de «Paul fume habituellement»). Le critère sémantique de l’intensionnalité est trop large, puisqu’il incluerait, par exemple, les expressions du discours indirect (comme «dit que») parmi les modalités. De plus, les autres critères sémantiques varient. Les linguistes distinguent habituellement les modes, qui sont des formes verbales, des modalités: ainsi, l’indicatif est un mode, bien qu’un énoncé à l’indicatif ne soit pas, pour le logicien, un énoncé modal. Pourtant, on peut interpréter le subjonctif comme l’expression de la modalité du possible (voir R. Martin, Pour une logique du sens , P.U.F., Paris, 1983).
Un autre argument pour traiter la modalité comme une catégorie plus générale que celle des formes verbales est la similitude, dans certaines langues, des modes et des temps; par exemple, le futur en latin a des valeurs proches du subjonctif (Martin, ibid. ). Et faut-il inclure l’assertion, et l’acte de langage qui lui correspond, dans les modalités? Ainsi, l’interrogation n’est pas habituellement considérée comme un mode ou une modalité proprement dite, mais est souvent qualifiée par les linguistes de «modalités énonciatives». En revanche, si l’on appelle, au sens large, modalité toute manière sous laquelle une assertion est affirmée, alors la distinction entre mode et modalité s’estompe, en particulier si l’on interprète cette dernière comme l’expression d’une attitude subjective par rapport à une proposition (cf. la définition du mode de Priscien: Modi sunt diversae inclinationes animi, varios ejus affectus demonstrantes , citée par la Grammaire de Port-Royal ). Sémantiquement parlant, la notion de modalité a des contours trop mal définis pour unifier ces phénomènes.
2. La logique modale traditionnelle
La logique modale est née de l’intérêt qu’ont manifesté les philosophes, dès l’Antiquité, pour les notions de nécessité et de possibilité, et pour une élucidation de leurs fonctions dans le discours. Le fondateur de la logique modale proprement dite est Aristote, qui l’aborde dans le De interpretatione (paragr. 12 et 13) et dans les Premiers Analytiques (I, 3 et 13; I, 8-22). Dans le De interpretatione , Aristote se demande quelles sont les négations d’énoncés modaux et soulève, à ce propos, la question de savoir si la modalité porte sur le prédicat ou sur la phrase entière. Sa réponse sur ce second point n’est pas nette. Les médiévaux distingueront clairement le cas où les modalités modifient une proposition complète («nécessairement l’homme est animal») – en ce sens, la modalité est dite de dicto (ou in sensu composito ) – du cas où la modalité porte sur le prédicat («l’homme est nécessairement animal») – en ce sens la modalité est de re (ou in sensu diviso ) et qualifie le type d’inhérence du prédicat au sujet. Mais Aristote ne formule pas explicitement cette distinction et adopte tantôt la première, tantôt la seconde interprétation, qui lui ont été respectivement attribuées par les commentateurs. Une autre possibilité, suggérée par Granger (1976), serait qu’Aristote traite les modalités non pas comme des opérateurs, mais comme des prédicats métalinguistiques portant sur ce qui peut être dit d’un sujet, et non pas sur ses propriétés inhérentes. Aristote distingue néanmoins toujours la nécessité comme apodicticité , qui qualifie le lien entre les prémisses et la conclusion d’un raisonnement syllogistique, et qui est une relation entre des propositions, de la nécessité ontologique, qualifiant des relations d’inhérence entre les entités dénotées par des termes, c’est-à-dire des substances et leurs attributs.
Aristote établit les combinaisons des propositions modales et, en particulier, les équivalences et implications auxquelles elles donnent lieu, que les médiévaux figureront dans un «carré des modalités» (cf. tableau).
Aristote distingue deux sens du possible, le possible au sens large, ou l’absence de nécessité (au sens où on dit qu’un homme peut marcher ou ne pas marcher), du possible au sens étroit, qui désigne ce qui arrive «le plus souvent» (au sens où on dit que le feu peut chauffer), sans que les termes (endekomenon et dunaton ) qu’il emploie désignent toujours l’un ou l’autre. Les médiévaux appelleront contingent (contingens ) tantôt l’un (au sens (5) de la conjonction de (3) et (4)), tantôt l’autre. (1) implique (3), et (2) implique (4), mais pas conversement (subalternation ), et (1) implique que p est vrai (ab oportere esse ad esse valet consequentia ); (2) implique que p est faux, et la fausseté de p implique (3) (ab esse ad posse valet consequentia ). (1) et (4), et (2) et (3) respectivement sont contradictoires (si l’un est vrai, l’autre est faux).
Aristote reconnaît l’existence de nombreuses autres lois modales (comme la non-équivalence de «Il est nécessaire que p ou q » et de «Il est nécessaire que p ou il est nécessaire que q »), mais sa contribution principale est la théorie des syllogismes modaux, répertoire de toutes les formes valides de raisonnement syllogistique combinant des prémisses modales ou non modales (assertoriques) ayant une certaine quantité et qualité pour obtenir des conclusions modales ou assertoriques, comme la forme en BARBARA: «Nécessairement, tout A est B; tout B est C; donc nécessairement tout A est C.» Le nombre de ces combinaisons est vaste (812), et la théorie de la conversion parallèle à celle des syllogismes ordinaires est complexe et révèle beaucoup d’ambiguïtés (voir Kneale & Kneale, 1962; Granger, 1976; Seel, 1982). Certaines sont dues au fait qu’Aristote ne dispose pas, comme plus tard les stoïciens, d’une théorie du calcul des propositions modales non analysées.
La logique modale sera ultérieurement développée par ceux-ci et par les mégariques, qui cherchent en particulier à définir l’implication en termes modaux. Celle-ci se distingue, pour Diodore Cronos, du conditionnel (implication matérielle) tel que l’interprétait Philon et Mégare («si p alors q » est vrai si p est faux et q est vrai), en ceci qu’une proposition p en implique une autre q , si q s’ensuit nécessairement de p (si p est vrai, q ne peut pas ne pas être vraie), ce que les modernes appelleront «implication stricte». Ces débats tournent souvent autour de l’argument du Dominateur de Diodore et du problème des futurs contingents. Les médiévaux développeront ces théories (voir Knuuttila, 1982), mais la logique modale tombera, à l’âge classique, en désuétude.
3. Les logiques modales contemporaines
Les fondateurs de la logique contemporaine, au début du XXe siècle – Frege, Russell et leurs successeurs –, ignorèrent la logique modale parce qu’ils entendaient limiter le domaine de la logique à la logique extensionnelle. Le renouveau de la logique modale au XXe siècle vint de l’application à l’étude des notions de nécessité et de possibilité des méthodes axiomatiques de la nouvelle logique. Ce qui distingue essentiellement la logique modale contemporaine de la syllogistique modale est le traitement syntaxique du nécessaire (dénoté «L») et du possible (dénoté «M») comme opérateurs sur des propositions (dans le style stoïcien plutôt qu’aristotélicien), permettant l’itération de ces opérateurs (par exemple: «L M p », «il est nécessairement possible que p »), qui permet de définir divers systèmes axiomatiques des modalités. Le fondateur de cette approche syntaxique, C. I. Lewis (1918), cherche à définir la notion d’implication stricte des Anciens ou celle de conséquence (consequentia ) des médiévaux: «p implique strictement q » = non M (p et non q ), afin notamment d’éviter les «paradoxes» de l’implication matérielle (par exemple: «non p 料 (p 料 q )». Il y a une hiérarchie de systèmes modaux dont le plus simple (qui sera appelé T) comporte les trois axiomes:
(3) Si 了 A est un théorème, alors L A est un théorème (règle de nécessitation).
D’autres systèmes sont obtenus en ajoutant des axiomes à T. Parmi les plus courants, le système S4 de Lewis provient de l’adjonction aux axiomes de T de:
En d’autres termes, dans S4, tout ce qui est en fait nécessaire est nécessairement nécessaire, et tout ce qui est possible en fait pourrait être possible, ce qui est beaucoup plus fort que ce qu’on asserte dans T. On peut aussi soutenir que tout ce qui est possible est nécessairement possible, et que tout ce qui pourrait être nécessaire est en fait nécessaire. Ces principes sont inclus dans le système S5, qui provient de S4 et de l’axiome:
Un autre système, dit «de Brouwer» (B), provient de T et de l’axiome:
Ainsi, B est plus fort que T, S4 plus fort que B, et S5 plus fort que S4, au sens où l’on peut démontrer plus de théorèmes modaux dans chaque membre de la série, et au sens où chacun est une extension du précédent. On pourrait aussi soutenir que, bien que tout ne soit pas en fait possible, tout pourrait être possible, ce qui forme la base des systèmes
S6, S7 et S8 de Lewis.
La diversité des systèmes modaux suggère que les notions modales élémentaires désignent quelque chose d’obscur et que leur sens doit être élucidé si une logique des modalités peut être constituée. D’où l’importance, au-delà de leurs combinaisons axiomatiques, d’une interprétation de ces notions. On peut, tout d’abord, faire de la nécessité un opérateur sur des entités linguistiques – en l’occurrence des phrases. En ce sens, la nécessité est équivalente à la démontrabilité d’une proposition (Lp = ‘p ’ est prouvable), et est ainsi toujours relative aux règles et axiomes du système dans lequel cette proposition peut être assertée. Mais, selon cette analyse suggérée par Gödel dans les années 1930, on ne peut, en raison de la non-démontrabilité de la non-contradiction de l’arithmétique élémentaire, asserter la loi modale usuelle «Nécessairement (si nécessairement p , alors p )». Si on écarte cette interprétation «syntaxique», ainsi qu’une autre, initiée par Lukasiewicz dans les années 1920, qui interprète les modalités dans le cadre d’une logique trivalente (où le possible est une tierce valeur de vérité), celle qui a prévalu, depuis les années 1950, est l’interprétation «sémantique» des modalités, fondée sur la théorie logique des modèles, et dont les principaux initiateurs sont Carnap (1947), Kanger (1957), Hintikka (1963) et Kripke (1963). La vérité ou la fausseté des propositions modales est alors évaluée relativement à certains modèles, ou domaines d’objets, indexés à des «mondes possibles».
On peut définir (retrouvant une idée leibnizienne) le possible comme ce qui est vrai dans le monde réel ou dans un monde possible, et le nécessaire comme ce qui est vrai dans tous les mondes possibles, y compris le monde réel. L’ensemble des mondes possibles est ordonné selon une relation d’«accessibilité» (un monde est accessible à partir d’un autre si ce qui est possible relativement à l’un est aussi possible relativement à l’autre). On obtient ainsi les divers systèmes de Lewis, selon les propriétés qu’on donne à la relation d’accessibilité («R »). Si R n’est que réflexive (un monde n’est accessible qu’à partir de lui-même), on obtient le système T. Si R est symétrique (si un monde A est accessible à partir d’un monde B, alors B est également accessible à partir de A), on obtient le système B. Si R est transitive (si tout monde accessible à partir d’un monde quelconque lui-même accessible à partir d’un monde donné est accessible à partir de ce monde), on obtient le système S4. Et si R est symétrique, réflexive et transitive (tout monde est accessible à partir de tout monde), on obtient le système S5. L’accessibilité correspond ainsi strictement aux diverses itérations des opérateurs modaux.
Ces structures sémantiques se révèlent particulièrement utiles quand il s’agit d’interpréter les propositions où l’expression de la modalité est combinée avec des quantificateurs comme «tous» ou «il existe». Ici, la distinction médiévale entre modalités de re et de dicto prend tout son sens. Ce n’est pas la même chose de dire que:
et de dire que:
(b) nécessairement il y a un objet x qui est F; car, même si tout ce qui existe est nécessairement F, cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir des objets (possibles) qui ne soient pas F. Le conditionnel formé par (a) et (b) est néanmoins l’une des règles du premier système de logique modale quantifiée formulé en 1940 par R. M. Barcan.
Cette règle («formule de Barcan») suppose que tous les objets qui peuvent exister dans des «mondes possibles» sont nécessairement ceux qui existent dans le monde réel. Mais l’intuition inverse, qu’il pourrait y avoir des objets possibles dans d’autres mondes que le nôtre, est tout aussi contestable. Ici encore, les règles de formation et d’interprétation du langage modal semblent reposer sur nos intuitions ou nos théories quant à la nature de la réalité modale et, par conséquent, rendre douteuse l’idée que la logique modale pourrait être formelle, au sens usuel où une logique ne décrit que la forme, et non le contenu de nos assertions. Et, si l’on admet, au contraire, que la logique n’est pas totalement indépendante des traits du réel, est-on prêt à accepter le type de métaphysique qui semble aller de pair avec ces assertions modales? C’est précisément l’objection qu’adressent à cette logique les philosophes qui, comme Quine (1953), soupçonnent que les propositions modales quantifiées de re comme (a) impliquent qu’il y a des propriétés nécessaires ou essentielles (ou accidentelles) des objets eux-mêmes, indépendamment de la manière dont nous les décrivons. On peut admettre, dit Quine, que nécessairement 9 est plus grand que 7, au sens de dicto où cet énoncé est nécessaire. Mais, si l’on dit, au sens de re , que 9 a la propriété nécessaire d’être plus grand que 7, alors on devrait pouvoir substituer à «9» toute expression qui a la même dénotation, comme «le nombre des planètes» (qui se trouve être 9). Mais on serait ainsi conduit à dire que le nombre des planètes est nécessairement 9, ce qui est, selon Quine, absurde. Les propositions modales quantifiées sont, selon Quine, «référentiellement opaques» parce qu’intensionnelles, et elles présupposent une forme d’«essentialisme aristotélicien» inacceptable. Il en conclut que la logique modale n’a de sens que si elle interprète la modalité comme portant sur des énoncés, au sens de dicto , ou au sens de l’interprétation «syntaxique».
Mais la sémantique des «mondes possibles» peut nous permettre d’éviter ces objections. Nous pouvons, tout d’abord, préciser les conditions de référence des variables et des termes singuliers de la logique modale quantifiée de manière à postuler qu’ils désignent les mêmes objets dans tous les «mondes possibles» (ils sont alors, selon la terminologie de Kripke (1972), des «désignateurs rigides»). Nous pouvons, ensuite, soutenir que les seules propriétés «essentielles» des objets postulées par la logique modale sont des propriétés triviales (telles que «être nécessairement rouge ou non rouge») qui n’impliquent aucun essentialisme fort, mais seulement un essentialisme faible inoffensif (R. M. Barcan, «Essentialism in Modal Logic», in Nous , pp. 91-96, 1967). Il serait erroné, cependant, d’en conclure que les structures de la logique modale et de sa sémantique sont totalement neutres par rapport à toute hypothèse métaphysique sous-jacente, et qu’elles valident a priori l’usage des notions modales. Certes, les «mondes possibles» ne sont, mathématiquement parlant, que des ensembles de propositions ou des entités linguistiques, mais certains logiciens-philosophes prétendent qu’il y a une pluralité de mondes possibles distincts du nôtre et aussi «réels» que lui (D. Lewis, 1973, 1985). Et comment nous assurerons-nous que les individus postulés dans divers mondes possibles seront identiques ou distincts de ceux qui figurent dans d’autres mondes? Cette question, fort débattue, des conditions d’identité et d’individuation des individus «à travers» les mondes possibles (Kripke, 1972; Hintikka, 1969; D. Lewis, 1985) est un écho contemporain des débats qui opposaient Leibniz et Arnauld, et semble appeler des prises de positions philosophiques sur l’existence ou la non-existence d’objets possibles, et sur leur nature, c’est-à-dire sur la manière dont sont individualisées les entités du monde réel lui-même. Ce sont ces questions traditionnelles qu’on retrouve, sous une forme abstraite, au sein des systèmes sémantiques.
4. Les modalités non aléthiques
L’idée d’étendre le traitement logique des modalités aléthiques à d’autres notions modales avait déjà été formulée par les médiévaux, mais elle n’a été exploitée systématiquement qu’à la suite des progrès de la logique modale contemporaine (en particulier par G. E. Von Wright dans An Essay in Modal Logic , North Holland, Amsterdam, 1951). La logique déontique (ou «logique des normes») utilise le parallèle entre la logique d’opérateurs tels que «il est obligatoire», «il est permis» et «il est défendu», et celle du nécessaire, du possible et de l’impossible. Des principes typiques de la logique modale comme «tout ce qui est nécessaire est possible» ont leur répondant avec «tout ce qui est obligatoire est permis», bien que la transposition ne soit pas correcte de «tout ce qui est est possible» à «tout ce qui est fait est permissible». Mais, si nous combinons les concepts déontiques aux concepts modaux, en admettant qu’un acte n’est obligatoire que s’il est possible et qu’un acte n’est possible que s’il est obligatoire, on peut réduire les lois de la logique déontique à celles de la logique modale ordinaire et lui donner (au prix de diverses complications) une sémantique comparable (quelque chose est permis s’il est permis dans un monde possible «déontique», et obligatoire s’il est permis dans tous les mondes déontiquement possibles).
Le problème demeure, cependant, de réconcilier nos intuitions morales usuelles avec ce que semblent asserter les divers systèmes de logique déontique. En premier lieu, la logique déontique n’est pas, à proprement parler, une logique des énoncés impératifs (du type «fais ceci»), car ceux-ci semblent n’être ni vrais ni faux, mais elle peut être conçue comme décrivant, in abstracto , des systèmes de normes exprimables à l’indicatif (c’est-à-dire d’énoncés normatifs) et leur cohérence. En second lieu, la logique déontique usuelle engendre des paradoxes, comme celui de Ross: elle valide des énoncés comme
qui autoriserait par exemple à dire que s’il est permis de fumer, alors il est permis de fumer ou de tuer, ce qui oblige à reformuler la notion de permission pour éviter ces conséquences indésirables, et à affiner l’analyse de l’action.
Des transpositions similaires ont été proposées pour la logique des concepts de connaissance et de croyance, et ont donné lieu à des logiques épistémiques (Hintikka, 1962). Les expressions «X sait que p » et «X croit que p », que les philosophes appellent des concepts d’«attitudes propositionnelles», peuvent être traitées comme des opérateurs modaux et obéissent, par exemple, à des lois comme: XK p 料 p (si X sait que p , alors p est vrai) et XK p 料 XB p (si X sait que p , alors X croit que p ).
Mais, ici aussi, la question se pose de savoir en quoi ces logiques peuvent systématiser nos concepts épistémiques usuels. Tous les philosophes ne s’accordent pas sur le fait que les verbes d’attitudes propositionnelles expriment une relation entre un sujet et une proposition, ni sur la nature des termes de cette relation. En particulier, parce que ces phrases sont intensionnelles, la substitution de termes coréférentiels n’est pas valide dans ces contextes (de X croit que x = a , on ne peut inférer, si a = b , que X croit que x = b ), et, pour la même raison, on ne peut passer d’une expression de dicto telle que «X croit que a est F» à une expression de re «X croit de a qu’il est F». La difficulté, parallèle à celle de la logique modale quantifiée, est celle de l’identification des individus dans les mondes «épistémiquement» possibles. Un autre problème est que la logique épistémique, en validant des principes comme «si X sait que p , et si p implique q , alors X sait que q », semble attribuer au sujet connaissant une forme d’omniscience logique (il connaît toutes les conséquences logiques de ses connaissances). Ici aussi, diverses adjonctions (par exemple que «p implique q » doit être démontrable) sont nécessaires pour rendre cette logique «réaliste».
On a avancé des analyses semblables pour les contextes causaux (D. Follesdal, «Quantification into Causal Contexts», in Cohen & Wartofsky dir., Boston Studies in the Philosophy of Science , t. II, Humanities Press, New York, 1965), et surtout pour la logique du temps (Prior, 1957), qui traite «il a été le cas que» et «il sera le cas que» comme des opérateurs temporels et établit leur équivalence avec les opérateurs modaux usuels. La multiplicité des structures possibles des logiques temporelles montre encore que leur interprétation ne va pas de soi. Et surtout, le succès de ces méthodes et la similarité des structures logiques qu’elles emploient montrent-ils qu’une notion unique de modalité sous-tend les diverses «logiques modales»? Trop d’asymétries existent entre les modalités classiques (nécessité, possibilité) et les modalités au sens large. On peut douter que la similarité des symptômes logiques et linguistiques de l’intensionnalité corresponde à des syndromes et à une étiologie communs à toutes les modalités.
5. Le statut philosophique des concepts modaux
Les difficultés qu’on rencontre pour représenter dans un formalisme cohérent les diverses notions modales expliquent que les logiciens les aient rejetées aux frontières de la logique classique du vrai et du faux, et que, quand ils les ont prises en compte, ils se soient heurtés au fait qu’elles semblent indissociables de leurs contenus particuliers. Il y a en effet une ambiguïté fondamentale dans les termes modaux «possible» et «nécessaire», qui peuvent être employés tantôt pour désigner des propriétés de nos assertions ou de la connaissance que nous avons des choses, tantôt pour désigner des propriétés des choses elles-mêmes. Ainsi, la notion de possibilité peut être entendue, au sens épistémique, comme désignant ce qui est possible relativement à notre connaissance, ou relativement à ce que nous croyons être possible, ou bien au sens de la possibilité réelle, comme désignant un état possible du monde. De même, «nécessaire» peut qualifier nos assertions, ou la nature de ce sur quoi portent nos assertions. Cette distinction recoupe la distinction de dicto /de re .
On distingue pareillement la possibilité logique, au sens de ce qui n’enveloppe pas de contradiction, de la possibilité physique ou naturelle, au sens de ce qui est compatible avec les lois de la nature empirique. En principe, le logicien devrait se contenter d’enregistrer ces distinctions, sans avoir à les élucider dans leur profondeur propre, cette dernière tâche revenant au philosophe. Mais le fait qu’elles affectent l’intelligibilité même de son formalisme montre que leur analyse philosophique est inséparable de ce formalisme. La question philosophique fondamentale qui sous-tend les interprétations des concepts modaux est donc celle de leur justification: les propositions modales sont-elles vraies ou fausses et, si elles le sont, le sont-elles en vertu de traits de la réalité ou sont-elles seulement relatives à notre connaissance ou à nos assertions sur le monde?
On peut appeler réalisme modal la thèse philosophique selon laquelle les concepts modaux correspondent à des réalités objectives, et anti-réalisme ou conceptualisme modal, la thèse selon laquelle ces concepts n’ont de sens que relativement au connaître. La philosophie d’Aristote est un réalisme modal par excellence: pour le Stagirite, les propositions modales sont vraies ou fausses parce qu’il y a du possible, et il y a du possible parce que certains êtres ou propriétés ne sont qu’en puissance, et pas en acte; et il y a du nécessaire parce que les substances ont certains attributs nécessaires ou essentiels, alors que d’autres sont accidentels. Bien qu’Aristote distingue, comme on l’a vu, le possible logique du possible ontologique, c’est celui-ci qui justifie en dernier ressort une logique modale, c’est-à-dire une théorie capable d’exprimer dans le discours les propriétés et les relations modales des êtres.
Par opposition, l’empirisme philosophique est par excellence un conceptualisme modal, parce qu’il nie la réalité du possible et du nécessaire, qui ne sont que des concepts de notre esprit, ou des manières dont nous affirmons les choses dans le langage (dans ce dernier cas, le conceptualisme se rattache à un nominalisme). Il faut cependant distinguer au moins deux formes de conceptualisme modal. La première, celle de Hume, réduit totalement les notions modales à des idées dans notre esprit, que nous projetons sur les choses à partir de nos dispositions psychologiques. En ce sens, les propositions modales ne sont ni vraies ni fausses: elles ne font qu’exprimer des états subjectifs et n’assertent rien sur le monde. C’est ce que cherche à établir la célèbre critique humienne de la notion de nécessité causale ou physique: seules la répétition et l’association dans l’esprit de nos idées obtenues à partir de la succession d’événements observés rendent compte de la genèse de l’idée de nécessité.
La seconde forme de conceptualisme, celle de Kant, admet au contraire que les propositions modales puissent être vraies ou fausses, et donc avoir une objectivité. Mais elles ne le sont que parce qu’elles expriment des concepts et des rapports de notre entendement relativement à notre faculté de connaître. C’est en ce sens que Kant dit que «la modalité des jugements en est une fonction tout à fait spéciale qui a ce caractère de ne contribuer en rien au contenu du jugement... mais de ne concerner que la valeur de la copule par rapport à la pensée en général» (1967). À la différence de l’idéalisme empirique, l’idéalisme transcendantal traite la modalité comme une catégorie dont la déduction exprime le rapport de l’entendement à une expérience objective possible. C’est la considération de cette forme de possibilité, la possibilité transcendantale, qui n’est ni la possibilité réelle ni la possibilité logique, qui constitue l’apport propre du kantisme à la position conceptualiste (voir J. Vuillemin, «La Théorie kantienne des modalités», in G. Funke dir., Akten des 5. Internationalen Kant-Kongresses, Mainz, April 1981, Teil 2 , Bouvier, Bonn, 1982). Mais, entre celle-ci et le réalisme, il y a toute une variété de positions, incarnées dans l’histoire de la philosophie par les divers systèmes philosophiques qui se sont constitués à partir d’une réflexion sur les notions de possibilité et de nécessité.
6. Nécessité, contingence et plénitude
L’histoire des conceptions philosophiques de la modalité est étroitement liée à celle des doctrines qui soutiennent la nécessité de ce qui est et de nos actions, dans leur opposition aux doctrines qui admettent qu’il y a, dans la nature ou en nous, une forme de contingence, c’est-à-dire au conflit philosophique traditionnel entre déterminisme et libre arbitre. On peut en retracer l’origine chez les Anciens à partir de l’aporie célèbre du mégarique Diodore Cronos, ou argument du Dominateur, qui est à l’origine des débats rapportés par le De fato de Cicéron. Cet argument, tel que le rapporte Épictète, consiste dans trois prémisses, mutuellement incompatibles:
(A) toute proposition vraie concernant le passé est nécessaire;
(B) l’impossible ne suit pas logiquement du possible;
(C) est possible ce qui n’est pas actuellement vrai et ne le sera pas.
On peut montrer (Vuillemin, 1984) comment le rejet de l’une ou l’autre des prémisses du Dominateur se rapporte, chez les Anciens, à l’affirmation d’une forme de nécessitarisme ou à une forme de doctrine de la contingence et correspond, dans chaque système doctrinal, à une conception spécifique des concepts modaux.
Diodore lui-même nie (C) et soutient que tous les possibles se réaliseront, ce qui revient à une forme de fatalisme logique, perçue comme une négation du libre arbitre. Les stoïciens rejettent tantôt (A), pour Cléanthe, au nom de la doctrine de l’éternel retour (le passé n’est pas irrévocable car il peut revenir), tantôt (B) avec Chrysippe, mais au prix d’une redéfinition de la notion d’impossibilité, entendue non pas au sens de ce qui n’arrive nécessairement pas, mais au sens de ce qui ne peut pas arriver selon les circonstances extérieures dues au destin (il n’y a de nécessité que du destin, et de liberté que conformément au destin). Aristote, au contraire, accorde un statut positif à la contingence. Dans le célèbre paragraphe 9 du De Interpretatione , il analyse le problème de la contingence des énoncés au futur («Il y aura une bataille navale demain»), que le fatalisme de Diodore (qui était lui-même dirigé contre la notion aristotélicienne de possible) tenait comme nécessaires. La solution d’Aristote consiste à distinguer la nécessité absolue («tout ce qui est doit nécessairement exister») de la nécessité conditionnelle, relative à l’événement («que ce qui est soit, quand il est, et ne soit pas quand il n’est pas»). Les énoncés au futur n’ont qu’une nécessité conditionnelle, et c’est en ce sens qu’ils n’ont pas de valeur de vérité déterminée (le principe de bivalence cesse de valoir pour eux). La contingence ontologique est le fait des êtres en puissance, la nécessité absolue ne s’appliquant qu’aux êtres en acte. Une autre modalité que le nécessaire et le possible exprimerait mieux la conception aristotélicienne: celle du probable, qui s’applique aux événements du monde sublunaire, contingents et soumis à l’opinion. Épicure, quant à lui, n’affirme la contingence qu’au prix du rejet du principe du tiers exclu. Les énoncés en général, et les énoncés modaux en particulier, ne sont ni vrais ni faux, parce qu’aucune vérité ou fausseté n’existe en dehors des procédures de confirmation autorisées par la canonique des critères. Il est en ce sens l’ancêtre de la position conceptualiste des modalités (Kant, 1967; Vuillemin, 1984). Carnéade et les sceptiques sont plutôt les précurseurs de la conception nominaliste (représentée, chez les Modernes, par Quine) selon laquelle nécessité et possibilité sont des faits de langage, relatifs aux manières dont on asserte des propositions (Vuillemin, 1984).
On peut envisager l’histoire des conceptions philosophiques de la modalité sous un angle différent, mais complémentaire. En assimilant le possible à tout ce qui a été vrai ou sera vrai, Diodore adopte deux principes qui vont guider l’analyse des concepts modaux à travers l’histoire de la philosophie. Le premier rattache la modalité au temps: «possible» signifie ce qui est vrai à un moment quelconque du temps, «nécessaire» ce qui est vrai à tous les moments du temps. C’est ce qu’on appelle parfois la conception «statistique» des modalités, partagée aussi bien par des auteurs qui, comme Aristote, se situent dans le camp du réalisme quant aux modalités (en ce cas, la nécessité équivaut à l’omnitemporalité ou à l’éternité: voir Hintikka, 1973; Knuuttila, 1981) que par des auteurs qui sont conceptualistes quant aux modalités, comme Kant: «Le schème de la possibilité est... la détermination de la représentation d’une chose par rapport à un temps quelconque. Le schème de la réalité est l’existence à un temps déterminé. Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet en tout temps» (1971).
Le second principe, étroitement lié au premier, est celui de la réalisation possible du possible: toute possibilité véritable doit se réaliser à un moment quelconque. Ce principe de l’actualisation de tout possible authentique est ce que Lovejoy (1936) a appelé «principe de plénitude», et il est associé, selon lui, à l’idée traditionnelle d’une «grande chaîne des êtres», c’est-à-dire à la conception, présente en particulier dans l’histoire naturelle jusqu’au XVIIIe siècle, d’après laquelle l’actualisation des individus dans la réalité est la plus complète et la plus riche possible. La conception temporelle de la possibilité et le principe de plénitude, qu’ils figurent ou non explicitement chez Aristote (Hintikka, 1973, contra Vuillemin, 1984), constituent un paradigme modal rival de la notion purement logique de possibilité comme ce qui n’implique pas contradiction. S. Knuuttila a montré (1981) que ce paradigme, présent dans la philosophie ancienne et médiévale jusqu’au XIIIe siècle, fut accepté sous une forme théologique: l’acte infini de l’entendement divin contient les idées de toutes les formes d’être concevables, et Dieu comprend toutes les manières dont son essence peut être imitée par des êtres finis (Thomas d’Aquin).
La réalisation des possibles est donc fondée en Dieu, bien que les humains ne puissent, en raison de la limitation de leur entendement, savoir si une possibilité non réalisée est une possibilité réelle ou non. Ce paradigme fut néanmoins contesté, à partir du XIVe siècle, en particulier par Duns Scot, pour qui le domaine de la possibilité est un domaine infini de possibilités ou d’alternatives qui peuvent ou non être réalisées, c’est-à-dire d’états «compossibles» du monde (ou, en termes contemporains, de «mondes possibles»). Le principe de plénitude est alors abandonné, ou tout au moins cesse d’être l’unique paradigme des notions modales, et la nécessité (ou possibilité) physique et naturelle est distinguée nettement de la nécessité (ou possibilité) physique.
La question qui se pose alors est celle de savoir si les possibilités et les nécessités préexistent au choix divin de réalisation des existences, ou si elles sont choisies par la volonté divine. Chez Duns Scot, le royaume des possibilités logiques, des compossibilités et des nécessités est une précondition absolue de toute pensée et de tout être. C’est la doctrine que refuse Descartes, avec sa fameuse théorie de la «création des vérités éternelles»: la nécessité de ces vérités (mathématiques aussi bien que logiques) est immédiatement contemporaine de l’acte de volonté par lequel Dieu les crée. Il s’ensuit que Dieu aurait pu faire que 2 + 2 ne fasse pas 4, ou que des propositions contradictoires soient vraies. Comme Scot, Descartes entend la nécessité comme la vérité dans tous les mondes possibles (Knuuttila, 1988). Mais les vérités éternelles, si elles sont nécessaires, ne sont pas nécessairement nécessaires: Descartes refuse donc le système modal S4 (voir supra ), au profit du seul système T, qui n’autorise pas l’itération des modalités. Rien ne précède et rien ne prédétermine la structure modale créée par Dieu. Cela s’accorde avec l’intuitionnisme cartésien en mathématiques: rien de ce qui est possible ne l’est nécessairement (la thèse Mp 料 LMp de S5 est fausse également), car la possibilité en mathématiques est relative à nos règles de construction effectives. Quand Leibniz reviendra au paradigme scotiste d’un domaine des possibles indépendant et préexistant à la volonté divine, il rejettera le principe de plénitude et la conception temporelle des modalités pour les nécessités métaphysiques, qu’il distinguera des nécessités physiques, et de la nécessité «morale» par laquelle Dieu, choisissant d’actualiser le meilleur des mondes possibles, permet à notre monde d’échapper selon lui au nécessitarisme universel (voir Hintikka, in Knuuttila, 1981 et in Knuuttila, 1988).
La pensée contemporaine semble avoir rompu avec la conception réaliste des modalités. Depuis Hume et Kant, la seule nécessité à laquelle les philosophes semblent croire est la nécessité logique ou conceptuelle, qui s’attache à nos représentations ou à notre langage. Mais la pensée contemporaine n’a pas pour autant rompu avec les paradigmes modaux traditionnels. La conception «statistique» des modalités est encore présente dans les conceptions extensionnelles qui, comme chez Kant (voir supra ) ou chez les positivistes, réduit les concepts modaux à des concepts temporels. Le réalisme modal et l’idée d’une structure de mondes possibles hantent encore la sémantique des «mondes possibles». Et les débats, toujours vivants dans une tradition qui va de Kant aux positivistes, sur la nature des vérités nécessaires «analytiques», contiennent l’écho du conflit qui opposait Descartes à certains penseurs médiévaux. En effet, si les vérités logiques (comme le principe du tiers exclu) sont, comme le soutiennent Wittgenstein et Carnap, des conventions que nous avons choisies, elles ne sont fondées sur aucune structure ontologique préexistante, comme le soutenait Frege, qui voyait en elles les lois immuables de «l’être vrai».
Le renouveau contemporain de la logique modale s’est opéré sur le fond d’un scepticisme quant à l’utilité et à la clarté des concepts modaux en philosophie. Si ce scepticisme reste aussi fondé qu’il peut l’être en ce qui concerne la justification ultime de ces concepts (le nécessaire et le possible ne sont peut-être, après tout, que des projections de notre esprit sur les choses), le recours aux concepts modaux en philosophie a néanmoins fait la preuve de sa fécondité.
● modalités nom féminin pluriel Particularités d'un acte juridique.
Encyclopédie Universelle. 2012.