Akademik

MAINE DE BIRAN
MAINE DE BIRAN

L’aventure intellectuelle et spirituelle de Maine de Biran est l’histoire d’une évasion: homme du XVIIIe siècle français par la date de sa naissance et le milieu culturel dans lequel il apprend à penser, Maine de Biran s’en dégage peu à peu. Parti du sensualisme symbolisé par le nom de Condillac, il élabore une psychologie de ce que nous appelons aujourd’hui la subjectivité. Parti d’un agnosticisme discrètement teinté de religiosité sous l’influence de Rousseau, il aboutit à une métaphysique fondée sur ce que nous appelons aujourd’hui l’expérience religieuse. Ici et là, Maine de Biran entend rester le plus possible près des faits; or les faits lui sont donnés à la fois par les sciences de la vie et par l’observation de soi: à sa virtuosité introspective nous devons le premier journal philosophique.

Une vie d’administrateur et d’homme politique

François-Pierre Gontier de Biran, né à Bergerac, est mort à Paris. Depuis 1787, il signait Maine de Biran, du nom d’une terre appartenant à son père.

Les Gontier sont une famille de notables: l’arrière-grand-père et le grand-père du philosophe ont été maires de Bergerac; son père est médecin; un de ses cousins germains sera député du tiers aux états généraux. Cela fait comprendre sa carrière. À dix-huit ans, il est admis dans les gardes du corps et, en octobre 1789, participe à la défense du château de Versailles; à la fin de 1792, il juge prudent de se retirer à Grateloup, près de Bergerac. Après la chute de Robespierre, on se souvient du rôle joué dans le pays par sa famille: Biran devient administrateur du département de la Dordogne. Désormais, il appartient à l’histoire locale: son devoir est de contribuer à la restauration de l’ordre compromis par le terrorisme de 93 sans sacrifier l’esprit libéral de 89; sa carrière administrative et politique s’explique dans cette perspective. Sous le Directoire, il est élu au Conseil des Cinq-Cents, mais, quatre mois plus tard, le coup d’État de Fructidor annule son élection avec celle des députés soupçonnés de tiédeur républicaine. Il accepte l’Empire tant qu’il voit en l’Empereur le pacificateur et le constructeur dont la France a besoin: on le trouve, en 1805, conseiller de préfecture à Périgueux et, l’année suivante, sous-préfet de Bergerac; mais, siégeant au Corps législatif depuis octobre 1812, il fait partie de la courageuse «commission des cinq» qui, à la fin de 1813, ose présenter de véritables remontrances à Napoléon Ier. Sous la Restauration, et sauf pendant une courte interruption, il sera député de Bergerac jusqu’à sa mort. En 1816, Louis XVIII le nomme conseiller d’État. Ces fonctions administratives et parlementaires ne sont pas des sinécures. On connaît le zèle et les initiatives du sous-préfet par les archives locales, l’emploi du temps du député par son journal et ses agendas. On se demande parfois comment Maine de Biran a pu méditer, lire, écrire.

Un projet «prépositiviste»

Maine de Biran a beaucoup écrit. Mais il a peu publié: un seul livre, Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1802), puis un petit ouvrage de cent vingt pages, Examen des leçons de philosophie de M. Laromiguière (1817) et, en 1819, l’article «Leibniz» pour la Biographie universelle de J. et L. C. Michaud. Cela représente un tome et demi dans les quatorze de l’édition Tisserand qui, pourtant, est loin de reproduire tous les manuscrits actuellement conservés. Biran a passé sa vie à écrire le même livre qu’en définitive il n’a pas écrit.

Les historiens du XVIIIe siècle littéraire ont créé l’étiquette «préromantisme»; parallèlement, ceux de la philosophie pourraient appeler «prépositivisme» une mentalité dont les évidences fondamentales sont les suivantes:

– il n’y a point d’idées innées: rien n’entre dans l’esprit si ce n’est par les sens; les opérations les plus complexes s’expliquent par des transformations et des combinaisons de sensations;

– la connaissance ne porte que sur les phénomènes, sur les choses telles qu’elles apparaissent: notre entendement n’atteint ni les substances ni les causes; expliquer consiste à établir des lois par une méthode strictement expérimentale;

– la science est agnostique: le physicien ne s’occupe plus de la substance matérielle, ni le physiologiste de la substance vitale; de même, l’âme et Dieu sont des notions inaccessibles: la métaphysique perd son objet;

– le tour de l’homme arrive: la tâche du temps présent est de fonder la science de l’homme moral et social, de sorte que l’éthique et la politique seront à cette science ce que sont l’hygiène et la médecine par rapport à la biologie.

Tel est le point de départ de Maine de Biran. Dans cette promesse prépositiviste d’un art de vivre scientifiquement fondé, sa culture humaniste l’invite à reconnaître l’idéal de la sagesse antique. Les stoïciens lui ont appris que le bonheur est dans la maîtrise de soi, dans l’empire de la raison sur les appétits et les passions; comme Pascal, il pense qu’ils ont bien vu la fin, mais sans se préoccuper des moyens; toutefois, ce que Pascal attendait de la grâce de Dieu, Biran va le demander à la science de l’homme. Le projet prend forme dans la retraite de Grateloup au temps de la Terreur: il sera celui de toute une vie.

La philosophie de Maine de Biran

Biran ne remet pas en question le refus de l’innéisme. Mais il constate que dans je sens , le je qui s’affirme sentant est un sujet actif dont aucune genèse ne peut rendre compte à partir des sensations passives liées au monde des objets. La conscience du moi relève d’un «sens intime» qui s’éveille avec le «sentiment de l’effort moteur volontaire»; ainsi, je veux lever le bras: l’initiative vient de moi (volonté) et elle provoque un mouvement dans mon corps (motricité). De là, deux «vies»: la vie animale, essentiellement passive, celle des sensations, appétits, instincts, des rêves pendant le sommeil, des automatismes pendant la veille, vie que nous dirions sub-consciente; la vie humaine, essentiellement active, celle du sujet qui prend les initiatives, mais d’un sujet non séparé de son corps, puisque ses initiatives déclenchent des mouvements; mon corps est donc, en tant que corps , objet donné par les sens externes et étudié par les sciences de la nature, en tant que mien , il est connu de l’intérieur et participe à la subjectivité.

La science de l’homme, comme la physique, ignore la substance: mais, au niveau des phénomènes, elle retrouve la causalité. Quand je veux lever le bras, ma volonté est cause, mon mouvement effet. Ainsi, la psychologie ne peut être construite sur le modèle de la physique. Mais une difficulté surgit: mon moi , principe causal, que devient-il quand je dors, quand je suis évanoui? Il ne disparaît pas puisqu’il reviendra. Biran doit poser, sous-jacente aux intermittences du moi, une âme permanente qui remplit l’office de l’ancienne substance. De l’agnosticisme positiviste, il garde l’idée que nous ne connaissons pas l’essence de cette âme; avec cette réserve: nous croyons à son existence. Le mot croyance n’a pas ici un sens religieux. Disons en gros: l’assurance que tel objet qui est sous mes yeux existe double la connaissance que j’ai de ses propriétés, de sa forme, de ses couleurs, etc., mais elle en est radicalement différente. C’est pour distinguer cette assurance de la connaissance donnée par les sens et l’entendement que Maine de Biran l’appelle croyance . L’affirmation: j’existe pose le je au-delà des états de conscience qui en sont la manifestation.

Biran admettra toujours que la raison ne peut démontrer l’existence de Dieu. Mais, ici encore, il faut tenir compte des faits. Hypersensible aux moindres variations de température, aux changements atmosphériques, de santé délicate, ce philosophe de la volonté expérimente surtout la carence de la sienne. Entre quarante-cinq et cinquante ans, il constate qu’il y a loin de la science de l’homme à la sagesse: le moi de la vie humaine est pratiquement sans pouvoir; il faut donc revenir à la solution de Pascal. Mais, dans la perspective prépositiviste, celle-ci n’est concevable que dans le cas où des faits l’imposeraient. Or, le journal des dernières années décrit les états, rares et éphémères, où l’âme se sent comme libérée de la pesanteur du corps: paix, douceur, lumière... cette mystérieuse béatitude ne s’explique pas au niveau de la vie humaine, car elle apparaît et disparaît indépendamment de la volonté; s’expliquerait-elle au niveau de la vie animale, signifiant mens sana in corpore sano ? Un organisme malade, prématurément vieilli, rend l’hypothèse douteuse. Ne serait-ce pas alors la grâce? Dans une science de l’homme intégral, Maine de Biran ajoute une troisième «vie»: la vie de l’esprit, de l’âme sous l’action de l’Esprit qui souffle où il veut.

Cette recherche se déroule dans une suite de mémoires académiques: Comment doit-on décomposer la faculté de penser? (Institut de France, 1805), De l’aperception immédiate (Académie de Berlin, 1807); Sur les rapports du physique et du moral de l’homme (Académie de Copenhague, 1811). En même temps, à la Société médicale de Bergerac qu’il a fondée, Biran lit des communications sur des questions particulières: les perceptions obscures, le sommeil et les songes, le somnambulisme, le système du Dr Gall... Ce sont là les travaux préparatoires d’un ouvrage dont, vers 1813, il pousse très loin la rédaction: Essai sur les fondements de la psychologie. Peu après, il met sur le chantier les Rapports des sciences naturelles avec la psychologie. Sa participation à une société philosophique qui se réunit chez lui à Paris est l’occasion de communications métaphysiques. En 1823, il entreprend une dernière rédaction du livre dont il a sans cesse ajourné la version définitive; il meurt avant d’avoir achevé les Nouveaux Essais d’anthropologie .

Maine de Biran
(Marie François Pierre Gontier de Biran, dit) (1766 - 1824) philosophe spiritualiste français: la Décomposition de la pensée (1805), l'Aperception immédiate (1807).

Encyclopédie Universelle. 2012.