LIBIDO
«Libido (grec, epithumia ). Das Verlangen nach Etwas [l’envie de quelque chose]. Die Begierde [le désir]; die Wollust [la luxure]. Geilheit [le rut]. Cf. latin, libet , lubet : es gefällt [il convient], Behagt [il plaît]. Sedes libidinis = clitoris.» En-deçà du vocabulaire freudien, ces quelques lignes empruntées au Kritisch-etymologisches medicinisches Lexikon de Ludwig August Kraus (3e édition, 1844) attestent l’enracinement de la notion dans la tradition de la psychologie médicale, elle-même héritière de la théologie morale. Que la libido, de surcroît, y soit présentée comme l’apanage de la sexualité féminine (sedes libidinis = clitoris) nous incite à une confrontation plus approfondie avec les ambiguïtés de l’usage latin, dont les classiques ont su tirer le parti le plus brillant au bénéfice d’une littérature licencieuse assurément familière aux humanistes modernes de la Sexualwissenschaft . Une fois connotée sa signification sexuelle, la racine étymologique du terme – commune au latin libet ou lubet (il plaît), au sanskrit lubh , à l’allemand lieben ou à l’anglais love – ne décide pas, en effet, de son sexe. La libido, lorsqu’elle désigne le rut (de rugire , rugir) ou son équivalent humain, s’appliquera sans discrimination à la «chaleur» sexuelle du mâle et de la femelle. Mais c’est précisément de cette ambiguïté que jouera en des textes exemplaires la poésie érotique, comme si la séduction du fantasme avait, à deux mille ans de distance, anticipé sur la problématique de la psychanalyse, telle qu’elle s’affirmera en 1932 dans la cinquième des Nouvelles Conférences sur la psychanalyse sous le titre «La Féminité».
1. Du fantasme à la problématique
Au premier chef, Ovide. Sans que la libido y soit encore expressément désignée, L’Art d’aimer nous livrera la clé de la fantaisie développée à une date voisine par la fabulation plus libre des Amours : «Hommes, célébrez votre poète, écrivait Ovide en conclusion du livre II [...]. Que tous ceux qui, grâce au glaive reçu de moi, triompheront d’une Amazone inscrivent sur les dépouilles triomphales: Naso était mon maître. Mais voici que les tendres jeunes filles me demandent des préceptes: vous serez le premier objet dont vont s’occuper mes vers.» Avec le livre III s’élève, en effet, l’invocation à la reine des Amazones: «J’ai donné des armes aux Grecs contre les Amazones; il me reste maintenant, Penthésilée, à donner aussi des armes à toi et à tes escadrons.» Aussi bien, dans le meilleur des cas, la jouissance couronnera-t-elle l’enseignement: «Suivez ce traité, fruit d’une longue expérience! [...] Que la femme sente le plaisir de Vénus l’abattre jusqu’au plus profond de son être, et que la jouissance soit égale pour son amant et pour elle.» Toutes, hélas!, n’y aboutissent pas: «Combien il faut plaindre la femme chez laquelle reste stupide et engourdi ce lieu où doivent jouir de concert l’homme et la femme.» Cette jouissance qu’elles n’éprouvent pas, du moins pourront-elles la «feindre à grand renfort de cris et de halètements. Mais je rougis de poursuivre, confie le poète: cette partie [du corps] a des moyens d’expression secrets». S’adressant aux hommes au livre II, il ne s’en était pas moins montré plus précis: «Quand tu auras trouvé l’endroit que la femme aime à sentir caressé, la pudeur ne doit pas t’empêcher de le caresser.»
À travers ces deux passages, le sedes libidinis de Ludwig August Kraus est ainsi visé, sans être expressément désigné. Aussi bien n’était-ce pas à la didactique de L’Art d’aimer mais à la libre fabulation des Amours qu’il revenait, tout en le désignant de son nom propre de libido, d’en faire surgir l’énigme. La fable, quinzième poème du livre II, est celle de l’anneau et du doigt. «Anneau, toi qui vas ceindre le doigt de ma belle maîtresse, anneau dont l’amour de celui qui le donne fait tout le prix, va et sois pour elle un présent agréable; qu’elle te reçoive avec joie et te passe immédiatement à sa phalange! Sois fait pour elle, comme elle est faite pour moi.» Se déroule alors la fantaisie d’une métamorphose, d’un symbolisme sexuel transparent: «Que ton cercle embrasse juste son doigt, sans la gêner [...]. Hélas! déjà moi-même je suis jaloux de mon cadeau. Oh! que ne puis-je, par les enchantements de la magicienne d’Éa [Médée] ou du vieillard de Carpathos [Protée], me transformer tout à coup en mon présent! [...] Si elle veut me retirer pour me mettre dans mon écrin, je refuserai de partir et me rétrécirai pour m’attacher à ses doigts.»
Mais voici qu’intervient une métaphore surprenante: les doigts étant plongés dans la chaleur de l’élément liquide, l’anneau confronté à leur nudité assume, dans une brusque érection, la fonction de la virilité – et c’est au titre de la libido qu’est alors explicitement porté ce changement de rôle: «Que jamais, ô ma vie, je ne devienne pour toi un objet de honte ou un fardeau que ton doigt délicat refuse de porter. Garde-moi, lorsque tu plonges tes membres dans l’eau chaude; et supporte que l’eau, se glissant sous le chaton, en ternisse l’éclat. Mais peut-être qu’alors, devant ta nudité, mes membres surgiront sous la poussée de la libido [sed, puto, te nuda mea membra libidine surgent ] et que, tout anneau que je sois, je remplirai tout mon rôle d’homme [et peragam partes anulus ille viri ].»
Subversion de la quasi-virilité clitoridienne, conversion à la virilité de la passivité initialement prêtée à l’homme, imputation du dénouement à une libido masculine, si l’on doit se défendre de forcer la fantaisie poétique à témoigner pour une élaboration rationnelle, du moins y verra-t-on l’annonce du problème qui en orientera la ligne directrice: initialement conçue comme la simple expression psychique d’un processus somatique, ultérieurement appelée à représenter par sa mobilité l’éventail des «transformations» libidinales et de leurs vicissitudes névrotiques, la libido devra en effet se donner un soutien conceptuel propre à y inclure la dialectique de ses polarités opposées – «intérieur et extérieur», «activité et passivité», «amour» et «haine». Mais telle est précisément la fonction de la pulsion, en tant que source et moteur de la destinée pulsionnelle. Dégagée de l’investigation de la psychose à la faveur de la critique de Carl Gustav Jung, celle-ci se subordonnera donc, en une construction économique globale, l’analyse dynamique et ponctuelle des investissements libidinaux – jusqu’à l’ultime développement de la métapsychologie dans le jeu antagoniste d’Éros et de Thanatos. Et si cet historique demeure pour nous exemplaire, c’est qu’à travers les renouvellements de l’exploration théorique se laissent entrevoir – en réponse à l’intérêt le plus intime de Freud – les péripéties logiques d’une méditation de l’amour.
2. L’analogie de l’intoxication
Notre accoutumance au langage psychanalytique est telle que l’on tend à oublier la rigueur méthodologique – d’un style très classique – avec laquelle s’est engagée la construction du concept de la libido. Intervenant sur le terrain clinique de la névrose d’angoisse, elle est préparée selon le témoignage de Freud (lettre 44 du 2 avril 1896) par l’analogie des affections avec une certaine forme d’intoxication: «J’ai toujours considéré, écrit-il à Wilhelm Fliess, la névrose d’angoisse et les névroses en général comme résultat d’une intoxication et j’ai souvent pensé à la similitude des symptômes dans la névrose et le goître exophtalmique (le Basedow).» Le modèle introduit l’hypothèse d’une excitation endogène. S’agissant de la névrose d’angoisse, le problème sera de caractériser celle-ci dans sa spécificité et d’en suivre la transformation dans le registre du psychisme: la progression est décrite en des termes voisins dans le manuscrit daté de juin 1897 et, l’année suivante, dans l’article sur «Les raisons de séparer de la neurasthénie un complexe somatique déterminé», sous le nom de «névrose d’angoisse», en conformité avec les règles les mieux établies de la méthode expérimentale. Ici et là, le concept de libido est appelé à déterminer le changement d’état de l’excitation de l’organique au psychique.
Ainsi, dans le manuscrit adressé à Fliess, Freud part-il d’observations attestant que l’angoisse des névrosés est imputable à la sexualité; éliminant l’influence psychique (femmes frigides), il recueille alors «les faits suggérant une cause sexuelle d’ordre physique» (sujets vierges, continents intentionnels ou par nécessité, coït interrompu, etc.) Un élément commun est constitué par la continence. D’où l’hypothèse d’une accumulation de la tension physique et de la transformation de celle-ci, la nécessité de réactions spécifiques permettant de réduire la quantité d’excitation, l’existence d’un seuil à partir duquel la tension endogène «prenant contact avec certains groupes de représentations [...] suscite de la libido psychique». Que la connexion psychique, cependant, ne puisse se produire, la tension qui n’a pas été psychiquement liée «se transformera en angoisse». Tel sera le cas de la névrose d’angoisse, où l’on relèvera une insuffisance d’«affect sexuel», de «libido psychique». L’observation le confirme. Faisant retour sur les exemples d’angoisse précédemment évoqués, Freud se demande alors si le mécanisme théoriquement construit sous l’égide de la libido s’y retrouve effectivement. De fait, «la tension sexuelle se transforme en angoisse dans le cas où, tout en se produisant avec force, elle ne subit pas l’élaboration psychique qui la transformerait en affect».
En ce premier temps de recherche, la libido se présente donc sous un double aspect. D’une part, elle est le résultat du processus d’élaboration (Verarbeitung ) de l’excitation organique en excitation psychique; d’autre part, elle se définit comme «affect sexuel». La seconde version doit être entendue «dans son sens le plus large», comme une excitation en quantité bien déterminée» (lettre du 21 mai 1894) ou comme la qualité de l’expérience qui la manifeste. La première de ces versions a le grand intérêt d’appeler des précisions sur les conditions dans lesquelles précisément s’opère, ou se trouve exclue, la transformation de l’incitation organique en libido psychique: ainsi distinguera-t-on entre la perte de la libido et divers modes d’exclusion de la transformation libidinale, celle-là caractérisant la mélancolie, ces derniers la névrose d’angoisse dans la diversité de ses circonstances, et notamment dans le cas du refoulement. Aussi bien est-ce précisément sur la fonction de cette ligne de partage qu’interviendront les développements essentiels de la notion. Pour en résumer le principe, l’opposition de l’organisme au psychisme se doublera de l’opposition de l’inconscient au conscient, le processus organique ne se trouvant pas exclu pour autant, mais la «transformation» de la tension sexuelle cessant de l’impliquer, pour engager le psychisme inconscient et le psychisme conscient selon les conditions qui en permettent ou en excluent la communication.
Le moment fécond du travail analytique, dans cette vue, est celui de la découverte des «zones érogènes» et de l’énoncé du principe de leur stratification génétique. Encore observera-t-on que plusieurs lignes de recherche y trouvent leur point de concours. En premier lieu, le travail effectué sur la mélancolie, parallèlement à l’analyse de l’hystérie: déjà, dans le manuscrit (1er janv. 1895), Freud pressent que la femme mélancolique participe «d’un type de libido non parvenu à maturité, juvénile». Plus précisément, se laissant guider par la spécificité de l’expérience mélancolique, il associe au trait caractéristique de la «nostalgie» l’hypothèse d’une perte: «L’affect correspondant à la mélancolie est celui de la tristesse, c’est-à-dire de la nostalgie (Sehnsucht ) de quelque chose d’abandonné (Verlorenen ). Ainsi doit-il s’agir, dans la mélancolie, d’une perte (Verlust ) et cela précisément dans la vie pulsionnelle.» En second lieu est pris en considération le rapport de l’excitation sexuelle somatique au «groupe sexuel psychique» – dont l’équivalent se trouvait déjà évoqué dans le cas de l’hystérie. La notion des zones érogènes et sa contribution à la théorie de la libido se trouveront atteintes, lorsque, d’une part, le groupe sexuel psychique se révélera génétiquement datable, lorsque, d’autre part, la «perte» intervenue dans le domaine des pulsions apparaîtra déterminée par la mise hors circuit d’organisations archaïques.
3. Stratification sexuelle et archéologie de la sublimation
Qu’il s’agisse en l’occurrence d’une mutation profonde de la théorie, Freud en témoigne par le ton d’exaltation teintée d’humour sur lequel il en fait confidence à Fliess, le surlendemain de sa découverte: «Cela advint le 12 novembre 1897, le soleil se trouvait dans l’angle oriental, Mercure et Vénus étaient en conjonction» – l’horoscope de Michel Ange (d’après Vasari), auquel nous renvoie une note des éditeurs de la correspondance, prenant ici tout son relief de la rencontre avec la déesse de l’amour du messager des dieux. «Après les terribles affres de ces dernières semaines, un nouveau morceau de connaissance (ein neues Stück Erkenntnis ] s’est trouvé mis au monde.» En vérité, «non pas entièrement nouveau», poursuit Freud, cet élément de connaissance «à maintes reprises s’était déjà manifesté et éclipsé mais, cette fois, il s’est gardé et a vu la lumière».
Au départ est énoncée une hypothèse: «Je t’adresse l’explication suivante de l’étiologie des psychonévroses, écrit Freud le 20 mai 1896. C’est le fruit de laborieuses réflexions, mais qui demande à être confirmé par des analyses individuelles. Il convient de distinguer quatre épisodes de vie: Ia , jusqu’à 4 ans, pré-conscient; Ib , jusqu’à 8 ans, infantile; A, II, jusqu’à 14 ans, prépuberté; B, III, jusqu’à x ans, maturité. A et B (de 8 à 10 ans, de 13 à 17 ans environ) sont des époques de transition au cours desquelles le refoulement se produit en général.» En deçà de la critique de l’«événement traumatique» (cf. la théorie de la cure cathartique) et de la constitution de la notion de fantasme, il y a donc retour à un ancrage temporel de l’étiologie. Mais la perspective prise sur le passé est tout autre. Il ne s’agit plus, en l’occurrence, d’envisager la tension, issue d’une énergie non liquidée, mais des vicissitudes d’organisations stratifiées. «Tu sais, écrit Freud le 6 décembre 1896, que [...] je pars de l’hypothèse que notre mécanisme psychique s’est établi par un processus de stratification [Schichtung ]: les matériaux présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de temps en temps remaniés suivant les circonstances nouvelles. Ce qu’il y a d’essentiellement neuf dans ma théorie, c’est l’idée que la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois et qu’elle se compose de diverses sortes de signes [Zeichen ]. Dans mon étude sur l’aphasie (1892), j’ai soutenu l’idée d’un semblable aménagement des voies venant de la périphérie.» Ainsi distinguera-t-on entre cinq registres, correspondant, d’une part, à une couche de perception non inscrite, et, d’autre part, à quatre types d’inscription relatifs à un enregistrement incapable de devenir conscient, à l’inconscient, au préconscient et au conscient.
Ainsi se trouve approfondie la notion de ces «groupes de représentations» évoqués en 1894 à propos de la névrose d’angoisse, et avec lesquels la tension endogène (somatique) prend contact, de manière à «susciter de la libido psychique». Dans la perspective d’une stratification, les «groupes», notion vague encore, se déterminent comme des types d’enregistrement de signes. Mais corrélativement se produit, dans la conception de la libido, un tournant décisif. D’un côté, sur le versant organique, les sources de l’excitation se stratifient génétiquement dans leur inhérence à des «zones» corporelles; de l’autre côté, du «contact» de ces sources diversifiées avec la diversité génétiquement ordonnée des couches de signes surgissent des types spécifiques d’organisations psychiques libidinales, et de la synthèse théorique de ces deux hypothèses de reconstruction dérive une conception nouvelle du refoulement appuyée à deux hypothèses auxiliaires: l’abandon de «zones» anciennes, l’action différée. «Il m’est souvent arrivé de soupçonner, écrit Freud dans la relation de sa «découverte», qu’un élément organique entrait en jeu dans le refoulement, et je t’ai déjà raconté un jour qu’il s’agissait de l’abandon d’anciennes zones sexuelles [...]. Actuellement, les zones qui chez l’homme normal adulte ont cessé d’être le siège de décharges sexuelles sont les régions anale, buccale et pharyngienne et cela de deux manières: 1. leur aspect et leur représentation ne doivent plus provoquer l’excitation; 2. les sensations internes qui en émanent ne fournissent plus d’apport à la libido, comme le feraient les organes sexuels eux-mêmes [...]. La disparition de ces zones sexuelles initiales trouverait son pendant dans l’atrophie de certains organes internes au cours du développement. La décharge sexuelle (tu sais que j’appelle ainsi un genre de sécrétion que l’on doit ressentir exactement comme un état intérieur de la libido) ne se produit pas seulement 1) par des stimuli périphériques des organes sexuels; 2) par une excitation interne provenant de ces organes; mais aussi 3) à partir des représentations (des traces mnémoniques), c’est-à-dire grâce à une action différée.»
De cette action différée dérivera le refoulement: en effet, poursuit Freud, «il peut normalement y avoir une action différée non névrotique, et c’est d’elle que peut émaner la compulsion (en outre, nos autres souvenirs ne produisent d’effet que parce qu’ils en ont déjà produit alors qu’ils étaient incidents vécus). Une semblable action différée, cependant, agit en connexion avec les souvenirs d’excitation venant de zones sexuelles abandonnées; or il n’en résulte aucune décharge libidinale, mais bien une décharge de déplaisir, une sensation interne analogue au dégoût ressenti dans le cas d’un objet».
Conformément à la démarche qui lui est familière, Freud met alors à l’épreuve, sur les névroses, des hypothèses théoriques illustrées par la psychologie normale; et il reformule, dans cette vue, les acquis antérieurs de la conceptualisation de la libido. C’est ainsi que les incidents de l’enfance qui n’intéressent que les organes génitaux, s’ils ne produisent jamais de névrose chez l’homme mais seulement une masturbation compulsionnelle et de la libido, peuvent aboutir au refoulement et à la névrose, du fait qu’ils ont également affecté les deux autres zones sexuelles – la libido se trouvant alors éveillée par une action différée. Dans le second cas, l’incident se rapportant, par exemple, à l’anus ou à la bouche provoquera plus tard un dégoût interne. Il en résultera qu’une certaine quantité de libido, «empêchée de se muer en acte ou de se traduire psychiquement, se verra contrainte à s’engager dans une voie régressive (comme il arrive dans les rêves)». «J’ai donc décidé, conclut Freud, de considérer séparément les facteurs déterminant la libido et ceux qui provoquent l’angoisse. J’ai également renoncé à voir dans la libido l’élément mâle et dans le refoulement l’élément femelle.»
Par la fonction prêtée dans une nouvelle conception aux «signes d’enregistrement», la stratification libidinale ouvrait enfin la voie à une interprétation particulièrement féconde des «remaniements» dont ils sont susceptibles: le dévoilement d’une préhistoire de la sublimation, contrepartie positive de la notion des «zones abandonnées». «J’ai acquis de la structure de l’hystérie une notion exacte, écrivait Freud dès le 2 mai 1897. Tout montre qu’il s’agit de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est parfois possible d’accéder directement, et d’autres fois seulement en passant par des fantasmes interposés. Ces derniers émanent de choses entendues mais comprises bien plus tard seulement. Tous les matériaux sont naturellement réels. Ils représentent des constructions protectrices, des sublimations, des enjolivements de faits servant, en même temps, de justifications. Accessoirement, ils peuvent provenir de fantasmes masturbatoires. Je constate aussi un autre fait important: les formations psychiques soumises dans l’hystérie au refoulement ne sont pas à proprement parler des souvenirs, puisque personne ne fait travailler, sans bons motifs, sa mémoire. Il s’agit d’impulsions (Impulse ) découlant de scènes primitives. Je me rends compte maintenant du fait que les trois névroses, l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa, comportent les mêmes éléments (et la même étiologie), c’est-à-dire des fragments mnémoniques des impulsions (dérivant des souvenirs) et des fabulations protectrices. Mais l’irruption dans le conscient, les formations de compromis, c’est-à-dire de symptômes, sont différentes dans chaque cas.» Le 27 octobre de la même année s’annonçait la fortune à laquelle est promise l’hypothèse. «Je ne vis que de travail “intérieur”, écrivait Freud au fort de son auto-analyse. Celui-ci me tient et me harcèle, me faisant, par une rapide association d’idées, parcourir le passé; mon humeur change comme le paysage vu par le voyageur assis dans son compartiment. Avec le grand poète qui use de son privilège d’anoblir toute chose (sublimation), je m’écrie: “Et maintes ombres chères surgissent. Telle une ancienne légende, à demi engloutie, reviennent le premier amour, la première amitié”.»
En parallèle nous est proposée la version théorique de l’exaltation poétique: «Je commence à pressentir l’existence de facteurs généraux, de “facteurs cadres” [Rahmenmotive ], c’est le nom que j’aimerais leur donner) qui déterminent le développement et d’autres encore, secondaires, qui complètent le tableau et varient suivant les incidents vécus par le sujet.» Douze jours plus tôt, cependant, Freud disait avoir compris, sur le fond de son auto-analyse, «en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Œdipe Roi »; et un nouveau cycle de problèmes s’ouvrait pour la libido, dans la mesure où l’organisation œdipienne lui impose désormais la référence à l’objet.
4. Auto-érotisme et choix d’objet
Le plan d’ensemble des Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905) montre, en effet, avec une entière clarté l’incidence majeure qu’a eue sur le développement du concept de libido et du concept connexe de zone érotique la mise en évidence des relations œdipiennes. «Avec le commencement de la puberté, nous dit Freud au début de la troisième section, apparaissent des transformations qui amèneront la vie sexuelle infantile à sa forme définitive et normale. La pulsion sexuelle infantile était jusqu’ici essentiellement auto-érotique; elle va maintenant découvrir l’objet sexuel. Elle provenait de pulsions partielles et de zones érogènes qui, indépendamment les unes des autres, recherchaient comme unique but de la sexualité un certain plaisir. Maintenant, un but sexuel nouveau est donné, à la réalisation duquel toutes les pulsions partielles coopèrent, tandis que les zones érogènes se subordonnent au primat de la zone génitale.» En même temps que sont ainsi reprises et renouvelées dans un nouveau contexte des conceptions déjà acquises émerge donc, au principe de la synthèse théorique, la pulsion – et nous comprendrons la référence que Freud a rétrospectivement faite à Albert Moll et à ses Untersuchungen zur libido sexualis (1898), à propos de son propre choix du terme même de libido.
Certains lexicographes se sont, en effet, étonnés que Freud ait déclaré, dans son article sur «Psychanalyse et théorie de la libido» (1923), avoir «emprunté» le vocable à Albert Moll, alors qu’il en avait lui-même usé depuis 1894. Mais, tout d’abord, le texte ne vise pas un «emprunt»: «Libido, écrit Freud en 1923, est un vocable de la doctrine des pulsions, déjà utilisé en ce sens par Albert Moll pour désigner l’expression dynamique de la sexualité, et introduit par l’auteur de ces lignes dans la psychanalyse.» L’essentiel est donc ici que le terme soit pris dans le contexte de la théorie des pulsions. Ainsi en va-t-il d’ailleurs en 1905, dans la définition liminaire des Trois Essais présentant la libido comme un équivalent de la «faim» dans le registre de la sexualité. Aussi bien l’ouvrage d’Albert Moll cité en référence est-il entièrement consacré au thème de la pulsion sexuelle, le terme de libido n’intervenant que dans le titre. De même n’apparaît-il dans aucun des principaux ouvrages ultérieurement publiés par Albert Moll, Das Sexualleben des Kindes (1908) et le monumental Handbuch der Sexualwissenschaften (1912), qui a été écrit en collaboration, notamment avec Havelock Ellis, et qui porte à la fois sur la physiologie, la biologie et, de façon étendue, sur les aspects culturels de la sexualité.
Sous l’apparence d’une discussion de détail transparaît donc un problème de fond. Si Freud a tenu à se référer à Albert Moll – pour lequel une lettre en date du 14 novembre 1897 témoignait déjà de son intérêt et dont il rappellera dans une note aux Trois Essais l’idée de la décomposition de la pulsion en «pulsion de détumescence» et «pulsion de contrectation» (ou prise de contact avec un objet) –, c’est qu’il lui est apparu comme essentiel d’appuyer précisément sur la pulsion la théorie de la libido. On notera d’ailleurs que, lors de sa découverte des «zones érogènes», ce sont des «impulsions» qu’il y rapportait, et non pas des «pulsions», ainsi qu’il le fait dans les Trois Essais . Sans anticiper sur les développements que l’étude de 1913 intitulée «Pulsions et destin des pulsions» consacrera aux «concepts fondamentaux» (Grundbegriffe ) et à laquelle la pulsion donnera précisément sa première illustration, il est clair que la question est d’ordre épistémologique, clair également que le recours à la pulsion, en tant que concept énergétique, est appelé à soutenir la diversité des processus relevant du concept dynamique de la libido.
Initialement, en effet, et dans la mouvance de la cure cathartique, le processus libidinal est censé se dérouler de façon linéaire, de l’excitation organique à son assomption psychique. À mesure que s’est développée la théorie, et, en définitive, du moment où s’est trouvée prise en considération la relation à l’objet, c’est tout un faisceau de processus hétérogènes que le concept est appelé à désigner. Il faudra donc que soit intégrée sous le commun dénominateur d’une «pulsion» sexuelle la source d’énergie dont les processus «libidinaux» traceront les voies de liquidation. Mais aussi bien cette systématisation épistémologique devait-elle obtenir sa garantie de l’organisation même de l’expérience. Les Trois Essais suggèrent d’aborder le problème en deux étapes: la première centrée sur la pulsion, dans les stades auto-érotiques de la sexualité infantile; la seconde permettant de suivre les incidences de l’avènement de l’objet, tant du point de vue de la pulsion et de ses buts qu’eu égard à la définition de la libido.
Si l’on se reporte aux positions antérieures, l’avancée, en effet, consiste en un déplacement de la notion de libido. Lors de la découverte de la stratification des zones érogènes, la libido apparaissait comme issue du «contact» entre l’excitation organique et les «groupes de représentations» déterminés par les traces enregistrées et par leurs remaniements. Désormais, c’est aux pulsions qu’il appartient d’assumer de façon générale le champ des excitations organiques. La libido, quant à elle, se constituera en une visée d’objet. Est-ce à dire que la notion sera exclue de la description de la sexualité infantile, s’il est vrai que celle-ci doive être conçue comme auto-érotique? En fait, au risque d’une contradiction, Freud n’hésite pas à évoquer, dans la section traitant des transformations de la puberté sous le titre de «La Découverte de l’objet», l’attachement le plus archaïque du nourrisson à sa mère, en tant qu’«objet sexuel». Bien plus, il esquisse une critique du thème de l’auto-érotisme, dans la mesure où l’hypothèse peut être formée que la pulsion, «qui trouvait son objet au dehors dans le sein de la mère», ait secondairement reflué sur une position auto-érotique. Dans cette vue, «ce n’est qu’après avoir dépassé la période de latence que le rapport originel se rétablit. Ce n’est pas sans raison que l’enfant au sein de la mère est devenu le prototype de toute relation amoureuse. Trouver l’objet sexuel n’est en somme que le retrouver!» Mais, précisément, c’est dans ce contexte que la référence est faite à la libido, à propos, d’abord, de l’angoisse infantile: «La conduite des enfants, dès l’âge le plus tendre, indique que leur attachement aux personnes qui les soignent est de la nature de l’objet sexuel [...]. Ils sont angoissés dans l’obscurité, car on n’y voit pas la personne aimée, et cette angoisse ne s’apaise que lorsqu’ils peuvent tenir sa main [...]. L’enfant se comporte dans ce cas comme l’adulte: sa libido se change en angoisse dès le moment qu’elle ne peut atteindre à une satisfaction; et l’adulte, devenu névrosé par le fait d’une libido non satisfaite, se comportera dans ses angoisses comme un enfant.» De même, s’agissant de la «barrière contre l’inceste»: «L’enfant tendrait naturellement à choisir les personnes qu’il a aimées, depuis son enfance, d’une libido en quelque sorte atténuée»; de même encore, «certaines jeunes filles, qui éprouvent un besoin de tendresse excessive [...], sont exposées à une tentation irrésistible qui les mène, d’une part, à rechercher dans la vie l’idéal d’un amour asexuel et, d’autre part, à masquer leur libido par une tendresse qu’elles peuvent manifester sans avoir à se faire de reproches». En conclusion, «on pourra avec certitude», dans le cas général des névrosés, «démontrer que le mécanisme de la maladie consiste en un retour de la libido aux personnes aimées pendant l’enfance». La notion de libido trouve donc sa place au niveau de l’auto-érotisme infantile; mais c’est par anticipation de la constitution de l’objet, venue à maturité.
Dès lors, sur l’ensemble de la théorisation des Trois Essais , dominera le développement de la pulsion, caractérisée dans ses sources et dans son but. Quant aux sources, elles sont organiques, qu’il s’agisse des pulsions partielles ou de la pulsion génitale qui se les intégrera; quant au but, les pulsions partielles tendront à la satisfaction locale dont est susceptible chaque zone érogène, tandis que la pulsion génitale se mettra au service de la fonction de reproduction en assumant les excitations organiques émanant de la «zone» génitale. «Elle devient, écrit Freud, pour ainsi dire altruiste.» À cet altruisme, la libido est l’exigence de donner un objet. Mais quelle est l’intensité de cette exigence, de cet appétit ou «faim» sexuelle? Un complément apporté en 1915 aux Trois Essais sous le titre de «Théorie de la libido» renforcera davantage encore la dépendance de la libido vis-à-vis de la pulsion.
Une fois instauré le primat des zones génitales, rappelons d’abord quelles sont les excitations susceptibles de mettre en action l’appareil génital externe; elles peuvent provenir du monde extérieur par la stimulation des zones érogènes; ou bien elles procèdent de l’intérieur de l’organisme; ou bien enfin «elles ont pour point de départ la vie psychique, qui se présente comme un réservoir d’impressions extérieures et un poste de réception pour les excitations extérieures». «Ces trois mécanismes, poursuit Freud, déterminent un état que nous appelons “excitation sexuelle”. Nous savons, en outre, que la pulsion est le “représentant” de ces excitations.» Or, d’après le supplément de 1915 aux Trois Essais , «nous nous sommes arrêtés, déclare Freud, à une notion de la libido qui en fait une force (Kraft ) quantitativement variable nous permettant de mesurer les processus et les transformations dans le domaine de l’excitation sexuelle».
Ainsi cette nouvelle version parachèvet-elle, en 1915, la systématisation amorcée dix années plus tôt. Cette tentative trouve sa justification, disions-nous, dans la diversification des processus antérieurement représentés comme imputables à la libido, c’est-à-dire à l’expression psychique de tensions organiques. En la définissant maintenant quantitativement, en tant que mesure «de processus et de transformations», il en unifie le domaine: car, de ce point de vue dynamique, c’est-à-dire du point de vue de la «force» qui les représente, c’est précisément la valeur respective de leur représentation dans le registre psychique de la libido qui permet d’en figurer la distribution globale décidant de leur orientation. Autrement dit, la force de l’appétit sexuel visant à donner un objet à la «pulsion altruiste», au service de la fonction de reproduction, traduit la configuration dynamique des excitations émanant des zones érogènes et, au premier chef, de la zone génitale, qui permet l’érection et le coït. Mais quel est le contenu de cette notion de «pulsion altruiste»?
5. De la critique de Jung à l’Éros
À quelques années de distance, le supplément aux Trois Essais que l’on vient d’évoquer prolongeait la discussion ouverte en 1912 par la publication de Jung intitulée Wandlungen und Symbole der Libido et dont les thèmes essentiels sont développés par ailleurs [cf. INTÉRÊT (philosophie et sciences humaines)]. Rappelons seulement que, si Jung a développé, en rupture avec Freud, la notion d’une «libido» désexualisée, assimilée, selon ses propres termes, à l’élan vital de Bergson ou à la notion la plus générale d’un «intérêt» existentiel, et qui par ailleurs échapperait à toute détermination contraignante du passé, dans la mesure où elle représenterait l’exigence d’une autonomie d’un sujet tourné vers l’avant, c’est en raison du déplacement de la névrose à la psychose du centre de la théorie, et de la «radicalisation» qu’il implique des problèmes et des concepts issus chez Freud, selon le témoignage apporté en 1916 par l’Introduction à la psychanalyse , de l’analyse de l’hystérie. Dans la mesure, en effet, où la libido freudienne est appétit d’objet, appétit d’un objet dont la jouissance satisferait au but de la pulsion sexuelle, dans cette mesure la rupture du psychotique avec la réalité – qu’elle se manifeste par le délire, par l’hallucination ou par le repli du sujet sur son expérience intime – paraît exiger, inversement, de la libido, un nouveau statut, qui, ordonné au monde et non plus à la quête de l’objet, soit, de ce fait même, soustraite à la sphère de la sexualité. De ce fait même aussi paraît s’abolir la distinction, maintenue par Freud, entre l’énergie de la pulsion et la dynamique des processus libidinaux, la libido se voyant conférer l’énergie d’une tension vouée globalement à l’épanouissement du sujet en un «monde».
Les critères de vérification caractéristiques de chacune de ces démarches se laisseront saisir par la comparaison des deux articles qui en ont été respectivement le prélude – l’article publié par Jung en 1909, «Die Bedeutung des Vaters für das Schicksal des Einzelnen» (la signification du père pour le destin de l’individu), et l’analyse présentée par Freud en 1911 de la démence paranoïde du président Schreber. Un échange de lettres à propos du premier article entre Karl Abraham et Freud atteste l’intérêt que celui-ci y a porté. Alors que l’attention de la psychanalyse, remarque Freud, s’était particulièrement concentrée sur l’investissement libidinal de la mère, Jung était, en effet, le premier à accorder un rôle essentiel à la représentation de la paternité et à ses vicissitudes. Encore faudra-t-il remarquer – et tel est le point essentiel – que Jung entend précisément la paternité comme le modèle, hérité de la lignée ancestrale, d’après lequel se détermine la figure effective et cruciale du père. En 1912, Freud retiendra dans Totem et tabou cette dimension du problème, dans une perspective phylogénétique. Cependant, du point de vue de l’ontogenèse individuelle où nous situe l’analyse de Schreber, c’est en tant qu’objet d’une fixation homosexuelle que le père intervient. Et si, plus profondément, cette relation s’enracine dans une fixation narcissique, c’est en tant que ce dernier a été pour lui-même un objet d’amour, un objet libidinal.
L’individu en voie de développement «rassemble, en effet, en une unité ses pulsions sexuelles – qui jusque-là agissaient sur le mode auto-érotique –, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps pour objet d’amour». Ce courant libidinal archaïque, en une première phase de refoulement, se fixe dans l’inconscient. En une seconde phase intervient le refoulement décrit sur les névroses «émanant des instances susceptibles d’être conscientes les plus hautement développées». Mais «la troisième phase, la plus importante en ce qui touche les phénomènes pathologiques, est celle de l’échec du refoulement, du retour du refoulé. Cette irruption prend naissance au point où eut lieu la fixation et implique une régression de la libido jusqu’à ce point précis». «Nous avons déjà fait allusion, poursuit Freud, à la multiplicité des points de fixation possibles; il y en a autant que d’étapes dans l’évolution de la libido.»
Cette régression a une sanction, qui est l’épreuve de la destruction du monde. Schreber, en effet, «acquit la conviction qu’une grande catastrophe, que la fin du monde, était imminente». Mais le délire se déclenche alors: le paranoïaque rebâtit l’univers, non pas, à la vérité, «plus splendide», selon les termes de Faust, mais du moins «tel qu’il puisse à nouveau y vivre». Ce qui alors «attire à grand bruit notre attention, c’est le processus de guérison qui supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes mêmes qu’elle avait délaissées». Nous ne pouvons dire qu’en l’occurrence le sentiment refoulé au dedans soit projeté au dehors: «on devrait plutôt dire que ce qui a été aboli (aufgehoben ) au dedans revient du dehors».
Ce qui est en jeu dans l’opposition de Freud à Jung, c’est donc bien la position accordée à l’objet dans la définition de la libido. La libido freudienne, qui est appétit d’objet, parcourt toutes les positions que cet objet est susceptible d’occuper, dans une série dont le premier moment est donné par «la première présence secourable». La libido jungienne est désexualisée pour autant qu’elle s’assimile à l’énergie d’une existence singulière s’accomplissant dans le monde, à l’exclusion de toute visée d’objet. Sans doute, dans le cycle parcouru par la libido, pourra-t-on distinguer alors entre la libido du moi et la libido d’objet. Cette précision terminologique n’engage pas l’essence même de la notion, s’il est vrai que, en sa position la plus archaïque, la libido du moi nous est représentée comme seconde par rapport à l’investissement de la «première présence» ayant assuré la satisfaction nourricière.
Dans la ligne des suggestions de Freud, encore est-il possible de lever l’équivoque terminologique de l’«objet» libidinal, en référence à l’état de «prématuration»; vis-à-vis de la carence organique du nouveau-né, cet objet se trouve réduit au pôle virtuel d’un «appétit», dont la qualité «sexuelle» n’a d’autre justification à produire que sa provenance «du dehors» et l’exigence de répétition qui, de ce fait même, s’attache moins à la satisfaction du besoin qu’à la jouissance d’un contact précaire. Ainsi prendra toute sa portée la notion d’une «pulsion altruiste». Mais, si la libido du prématuré se greffe sur un intérêt de survie, qui lui prête une valeur prospective, la répétition dont elle porte l’exigence en retourne la visée vers le passé; et, si à l’horizon de la libido se profile l’objet, la pulsion répétitive ne peut viser qu’à l’extinction de l’excitation, puisqu’elle se donne pour fin le retour de la satisfaction même, où cette excitation s’abolit.
Ainsi la pulsion sexuelle va-t-elle apparaître comme nouée à la pulsion de mort, le principe de plaisir, qui régit le cours du processus libidinal, comme subordonné au principe de constance. Ainsi encore le surmoi, représentant de la pulsion de mort, prendra-t-il en charge la désexualisation de la pulsion – mise hors circuit de l’objet libidinal, à la faveur de laquelle s’engagera l’entreprise de la sublimation. De cette formulation théorique, une traduction mathématique nous est proposée par la distinction de la représentation vectorielle du principe de plaisir, présidant à la décroissance relative de la tension d’une valeur supérieure à une valeur moindre, et du passage à la limite vers laquelle tend la série trigonométrique de Fourier, dans la présentation par Gustav Theodor Fechner du principe de constance: encore soulignera-t-on la portée didactique de l’anticipation qu’en offrait le commentaire des «Trois Coffrets», à la date de 1913, soit dix ans avant l’«Au-delà du principe de plaisir». Dans le style de l’essai, Freud présentait alors l’image de Vénus comme l’enveloppe illusoire sous laquelle se dérobe la fatalité de la mort. Ainsi l’objet libidinal trahissait-il, déjà dans son statut d’illusion, la subordination à la pulsion de mort de la pulsion sexuelle.
Encore devra-t-on maintenir la spécificité de cette dernière et, dans cette mesure, l’irréductibilité de la libido: la pulsion sexuelle n’est pas réduite à la pulsion de mort; elle lui est subordonnée. Bien plus, dans la mesure où l’étude des processus que suscite la libido nous a convaincus de sa mobilité, de sa fixation narcissique au choix d’objet, dans cette mesure même nous sommes autorisés à en étendre le domaine de la société restreinte à la société élargie, dans les termes du Malaise dans la civilisation , et à l’ensemble de la vie collective. C’est à ce titre qu’elle nous sera présentée comme relevant de l’universelle capacité de liaison, que désigne l’Éros platonicien. Sans doute, en lui assimilant la libido, Freud entend-il se réclamer d’un tel précédent, en réponse au grief de pansexualisme. Plus profondément, cependant, est ainsi manifestée l’essence même de la libido – dans cette mobilité de son rapport à l’objet. Mais cette mobilité n’ouvrirait-elle pas une perspective nouvelle sur le statut de cet objet?
6. Le sexe de la libido à la lumière de la castration
La notion platonicienne de l’Éros repose sur le mythe de l’unité de l’androgyne primordial. De même est-ce d’un mythe que Jacques Lacan partait au congrès de Bonneval de 1960, marquant sa conception de la libido de cette touche de fantaisie que Freud tenait pour indispensable à tout progrès de sa métapsychologie: mythe de l’œuf «qui peut-être s’indique comme refoulé à la suite de Platon dans la prééminence accordée pendant des siècles à la sphère dans une hiérarchie des formes sanctionnées par les sciences de la nature». Considérons, en effet, cet œuf dans le ventre vivipare: «Chaque fois que s’en rompent les membranes, c’est une partie de l’œuf qui est blessée [...]. À la section du cordon, ce que perd le nouveau-né, ce n’est pas [...] sa mère, mais son complément anatomique. Ce que les sages-femmes appellent le délivre.» Eh! bien, imaginons «qu’à chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue un fantôme s’envole»: à casser l’œuf, poursuit Lacan, «se fait l’Homme, mais aussi l’Hommelette». Jeu de mots dont on tiendrait sans doute la saveur pour douteuse s’il ne s’autorisait subrepticement de l’étymologie de Bloch et Warburg et de la lexicographie de Littré, sources familières à Lacan, et dont le rappel nous dote d’un commentaire précieux à sa conception de la libido.
Changeons, en effet, le nom d’omelette pour celui de «lamelle», dont l’étymologie témoigne qu’il en est l’origine – en d’autres termes, dont «le mot omelette n’est qu’une métastase», nous dit Jacques Lacan, songeant tout à la fois sans doute à son application médicale au cancer et à son acception en tant que figure de rhétorique consistant, selon Littré, à «rejeter sur le compte d’autrui les choses que l’orateur est forcé d’avouer», sans oublier non plus l’acception minéralogique du mot métastatique au sens «d’un cristal offrant des angles plans et des angles saillants égaux à ceux du noyau, en sorte que ceux-ci semblent avoir été transportés sur la forme secondaire»; sans oublier enfin que l’on entendra par «antennes lamellées» celles «dont les articles sont distincts et peuvent s’épanouir ou se fermer».
Cela dit, l’image de la lamelle et le mythe qui l’introduit «paraissent assez propres, dit Lacan, à figurer autant qu’à mettre en place ce que nous appelons la libido». La libido en effet, précise Lacan, est «cette lamelle qui glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps». Soupçonnera-t-on ici l’écho d’une certaine phénoménologie du corps que traduit l’expression, chez Husserl et chez ses émules, d’organisme intentionnel? Tant s’en faut, s’il est vrai qu’en l’occurrence cet organe se constitue d’une rupture aisément imaginable si l’on admet que, «à chaque fois que se rompent les membranes d’où va sortir le fœtus en passe de devenir nouveau-né, quelque chose s’en envole». Tel Cupidon. Plus généralement, sur ce modèle qu’est le mythe, on pourra dire que la lamelle «représente cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se reproduise par les voies du sexe». C’est de cela, dira Lacan en 1964 dans le séminaire publié en 1972 sous le titre Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse et où il reprend, pour l’essentiel, son intervention de Bonneval de 1960, «que sont les représentants, les équivalents, toutes les formes que l’on peut énumérer de l’objet a . Les objets a n’en sont que les représentants, les figures. Le sein – comme équivoque, comme élément caractéristique de l’organisation mammifère, le placenta par exemple – représente bien cette part de lui-même que l’individu perd à la naissance, et qui peut servir à synthétiser le plus profond objet perdu».
S’agit-il maintenant de donner de cette lamelle une représentation théorique, on remarquera d’abord que, prélevée sur cette expression géométrique d’une suffisance à soi qu’est la sphère, elle est de la nature d’une surface (le pseudopode rétractile évoqué par Freud dans «Pour introduire le narcissisme»); cette surface sera dotée d’un bord, de manière à répondre aux exigences de la théorie psychanalytique: «La lamelle a un bord, indique Lacan en réponse à une question d’un auditeur; elle vient s’insérer sur la zone érogène, c’est-à-dire sur l’un des orifices du corps, en tant que ces orifices, toute notre expérience le montre, sont liés à l’ouverture-fermeture de la béance de l’inconscient.» Ainsi la figuration mythique, puis théorique de la libido pourra-t-elle s’ordonner aux catégories élaborées par Lacan en vue d’articuler à la constitution «au lieu de l’Autre» de la chaîne signifiante l’émergence du sujet en ses lacunes. Car «l’important, déclarait Lacan à Bonneval, est de saisir comment l’organisme vient à se prendre dans la dialectique du sujet. Cet organe de l’incorporel dans l’être sexué, c’est cela de l’organisme que le sujet vient à placer au temps où s’opère sa séparation. C’est par lui que de sa mort, réellement, il peut faire l’objet du désir de l’Autre. Moyennant quoi viendront à cette place l’objet qu’il perd par nature, l’excrément, ou encore les supports qu’il trouve au désir de l’Autre: son regard, sa voix. C’est à tourner ces objets pour en eux reprendre, en lui restaurer sa perte originelle, que s’emploie cette activité qu’en lui nous dénommons pulsion. Il n’est pas d’autre voie où se manifeste dans le sujet l’incidence de la sexualité».
Au terme du chapitre des Nouvelles Conférences sur la psychanalyse consacré en 1932 à la «féminité», Freud s’était interrogé sur le sexe de la libido; et il concluait qu’elle était de nature masculine: «Nous avons donné à la force pulsionnelle de la vie sexuelle, écrivait-il, le nom de libido. La vie sexuelle est dominée par la polarité virilité-féminité; rien de plus naturel que d’étudier la situation de la libido par rapport à cette opposition. Nous ne serions pas surpris qu’à toute sexualité correspondît une libido particulière». En vérité, cependant, «tel n’est pas le cas. Il n’est qu’une seule libido, laquelle se trouve au service de la fonction sexuelle tant mâle que femelle. Si, en nous fondant sur les rapprochements conventionnels faits entre la virilité et l’activité, nous la qualifions de virile, nous nous garderons d’oublier qu’elle représente également des tendances à buts passifs».
L’originalité de la conception de la libido chez Jacques Lacan tient à l’origine qu’il lui assigne. De la caractériser comme «un organe» – c’est-à-dire selon le critère des effets émanant de la structure de l’organisme – implique la mise au jour de sa constitution: en l’occurrence, dans la pensée de Lacan, un processus dont la séparation de la «lamelle» est le modèle. Lorsque avec Freud nous nous représentons la libido comme «masculine», encore convient-il donc de s’interroger sur la portée de ce concept. Il est précisément essentiel à la pensée freudienne d’y intégrer la castration; non moins essentiel, en ce qui touche la libido féminine, d’y intégrer le penisneid . De là résulte que, de part et d’autre, la libido se polarise sur un manque. De ce fait se comprend la nature de l’objet, sous les espèces de l’objet a de Lacan – qui est de la nature d’une «chute» en provenance de la chaîne signifiante, sur le fondement de la carence de l’Autre. Le problème est alors de discerner ce qui, de ce manque, peut transparaître à travers l’«objet» libidinal, autrement dit, quelle part prend la pulsion de mort à sa constitution. La «première présence secourable», à laquelle nous renvoie le septième chapitre de l’Interprétation des rêves , ne se constituait-elle pas déjà en «objet» de désir sur le fond de la déréliction? Avec l’expansion de la libido sous la désignation d’Éros, c’est donc aussi de la catégorie du manque qu’il conviendra de suivre les vicissitudes. Totem et Tabou , le Malaise dans la civilisation n’ont pas épuisé, à cet égard, leur fécondité opératoire; et, dans cette vue, demeure encore ouvert un champ de recherches, encore inexploré, sur le thème de la sublimation.
7. Vers une typologie des variations individuelles
À mesure que s’étend le domaine de la libido paraît cependant se restreindre son contenu. Prenant pour thème initial l’expérience commune de l’appétit sexuel, nous avons en effet assisté à la construction de ce concept par vagues successives, chacun des temps de son élaboration traduisant un renforcement de la dépendance de la libido vis-à-vis de la pulsion. En un premier temps, sous la perspective génétique des Trois Essais sur la théorie de la sexualité , le concept de pulsion a pour fonction d’intégrer les stades du développement de la libido. En un deuxième moment, avec le déplacement du centre de la théorie de la névrose à la psychose – et, corrélativement, avec la manifestation de la fixation narcissique –, c’est à la notion de destinée pulsionnelle qu’il reviendra de soutenir l’hypothèse d’une désexualité de l’énergie libidinale. En un troisième moment, cette hypothèse se précise à la lumière de l’opposition de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. En un dernier épisode, enfin, la généralisation de la libido sous les espèces de l’Éros l’ordonne de façon asymptotique à l’énergétique de la pulsion.
Encore est-il que par un effet d’entraînement, la pulsion réagit sur le concept de libido à la manière d’un révélateur, de manière à donner forme, notamment, à la notion d’un type libidinal. Si la pulsion, en effet, a émergé au cœur de la théorie, c’est que les polarités antagonistes qui la spécifient en son essence psychologique – renversement dans le contraire, retournement sur la personne propre, refoulement, sublimation dans le registre de la pulsion sexuelle, union et destruction dans sa forme généralisée – assignent au déroulement de l’existence ses points d’ancrage. Ainsi l’articulation du concept de libido à la pulsion, c’est-à-dire aux lois de la destinée pulsionnelle, dessinerat-elle les goulets d’étranglement de l’appétit sexuel à travers les vicissitudes de l’histoire individuelle. Le recours des Trois Essais à la notion de pulsion n’assurait entre les stades du développement qu’une unité formelle; caractérisée plus profondément par ses mutations, la pulsion convertira le développement en une destinée . Envisagée, d’autre part, du point de vue de l’organisation de l’appareil psychique, en d’autres termes, selon la configuration des instances présidant à la régulation de l’énergie, les divers régimes caractéristiques de la pulsion – état libre, liaison, modèles de liaison – se distribuent entre les régions de la seconde topique. Au sein de cette structure – structure du symbolique dans la lecture que propose Lacan de la pensée freudienne –, l’appétit sexuel ou libido est alors appelé à s’orienter à la manière de l’aiguille aimantée dans un champ magnétique; et le spectre des orientations ainsi ouvertes se spécifie en une classification des types libidinaux.
De façon générale, le problème des types psychologiques a déjà fait l’objet d’une série de publications lorsque Freud l’aborde en 1931: celle d’Alfred Adler sur La Pratique et la Théorie de la psychologie individuelle , remontant à 1912; celle de Carl Gustav Jung sur Les Types psychologiques , en 1920; celle de Ernst Kretschmer sur La Structure du corps et le caractère , en 1920; celle de Franz Alexander sur la Psychanalyse de la personnalité totale en 1930. Freud lui-même en avait traité dès 1908 («Caractère et érotisme anal»), en 1910 («Un type particulier de choix d’objet chez l’homme») et encore en 1914 («Pour introduire le problème du narcissisme»). À l’égard de ces tentatives, l’originalité de l’article de 1931 est de prendre pour critère d’une typologie la situation de la libido dans la structure de la seconde topique, c’est-à-dire dans la configuration des «provinces» entre lesquelles se distribue l’énergie pulsionnelle. Par ailleurs, du point de vue purement psychologique – auquel nous nous tenons en l’absence de critères physiques éventuellement précieux mais inassignables en l’état de la science –, la fonction dévolue au type y apparaît comme solidaire d’un style de recherche caractéristique. Les relations sous lesquelles nous envisageons la libido, nous dit Freud, peuvent en effet «servir» à fonder cette classification. Mais celle-ci ne peut être «simplement déduite des connaissances ou des hypothèses préalablement élaborées en ce domaine». Il faut encore que nous en puissions aisément légitimer l’application sur le plan expérimental, et qu’elle contribue, de son côté, «à clarifier la masse de nos observations et à soutenir nos thèses». En d’autres termes, la théorie même de la libido n’aura en l’occurrence qu’une fonction heuristique. De là une double conséquence: d’une part, les types dégagés ne seront pas les seuls possibles; d’autre part, loin de coïncider avec les types pathologiques, ils aideront à combler le fossé entre le normal et le pathologique.
Ainsi Freud s’écarte-t-il délibérément des procédures de vérification qui lui sont familières. Le type n’est pas un concept théorique élaboré dans les règles d’une méthodologie expérimentale. Destiné à nous orienter pratiquement et par approximations successives dans la diversité inépuisable des données empiriques, il serait comparable aux concepts régulateurs de Kant en opposition aux concepts constitutifs, comparable encore à ces concepts dont les essais de Freud nous montrent le rôle dans l’analyse des œuvres d’art. Aussi bien est-ce à un «besoin» que nous cédons lorsque nous tentons une classification des types; aussi bien la théorie de la libido ne peut-elle que «nous servir» à la développer. Et la raison en est claire: c’est que nous envisageons alors la libido sous l’angle de la topique, sans y associer les déterminations énergétiques et dynamiques qui commandent la construction de toute théorie.
Pour un instant, replaçons-nous, en effet, à ce second point de vue. Dans la détermination du processus libidinal interféreront deux séries de repères: d’une part, l’appétit sexuel initialement connoté par le concept de libido se détermine en son rapport à l’objet virtuel ou actuel où la pulsion vise à se satisfaire; d’autre part, les avatars de la pulsion – avatars de la symbolisation en son rapport à l’Autre, dans le langage de Lacan – situent cette relation historiquement dans le devenir du sujet. La première de ces déterminations est d’ordre dynamique, la seconde est d’ordre énergétique; l’une vise en principe l’orientation du processus psychique en un instant, l’autre le cours de l’existence en ses mutations essentielles: opposition sous-jacente à la psychologie classique dans l’opposition de l’émotion et de la passion, mathématiquement formulée par les sciences de la nature dans la représentation vectorielle des forces en opposition à l’expression intégrale du cycle énergétique, et que consacrera, dans le registre de la psychanalyse, l’opposition méthodologique de l’interprétation et de la construction.
Mais plaçons-nous alors à un point de vue topique. Nous assisterons à la mise en place des «types libidinaux» selon la diversité des relations de la libido aux instances de la psyché. Ainsi distinguerons-nous entre un type «érotique», un type «narcissique», un type «obsessionnel» respectivement caractérisés par la prévalence d’un rapport de la libido au ça, au moi et au surmoi – et la simple comparaison de cette classification avec la première anticipation qu’ait donnée Freud d’un «type» psychologique permet de discerner le bénéfice tiré à cet égard de l’avènement de la seconde topique.
«Au cours des traitements psychanalytiques, écrivait Freud, quelque vingt ans avant son étude sur les types libidinaux, dans son article intitulé “Un type particulier de choix d’objet chez l’homme”, on a amplement l’occasion de recueillir des données sur la vie amoureuse des névrosés.» De même, «chez des sujets en gros normaux ou chez des hommes exceptionnels, quand un matériel favorable permet d’accumuler de telles données, on voit se dégager plus nettement des types différenciés». Avec l’article «Pour introduire le problème du narcissisme», et dans le contexte du débat polémique ouvert avec Adler et avec Jung, l’élaboration de cette notion de type engage une discussion de la notion d’intérêt. Adler et Jung envisagent en effet le «type» caractériel comme la consécration d’un «intérêt» privilégié, et Freud l’admet aussi. Mais le différend porte sur la conception de l’intérêt. Les deux premiers excluent de la définition de l’intérêt toute référence à l’appétit sexuel, soit que l’intérêt, comme le veut Adler, se réduise à la «revendication virile», soit qu’il soit assimilé, sous le terme de «libido», à l’énergie d’un élan vital. Pour Freud, par contre, s’il est vrai que l’intérêt émane du moi, c’est en vertu de l’investissement de ce dernier en qualité d’objet sexuel. En effet, «si nous nommons érogénéité d’une partie du corps, écrit Freud, cette activité qui consiste à envoyer dans la vie psychique des excitations qui l’excitent sexuellement, et si nous songeons que les considérations tirées de la théorie sexuelle nous ont depuis longtemps habitués à cette conception que certaines autres parties du corps – les zones érogènes – pourraient remplacer les organes génitaux et se comporter de façon analogue à eux, il ne nous reste maintenant qu’un pas de plus à tenter. Nous pouvons nous décider à tenir l’érogénéité pour une propriété générale de tous les organes, ce qui nous autorise à parler de l’augmentation ou de la diminution de celle-ci dans une partie déterminée du corps. À chacune de ces modifications de l’érogénéité dans les organes pourrait correspondre une modification parallèle de l’investissement de libido dans le moi».
Tel sera, au regard de l’article «Pour introduire le problème du narcissisme», le fondement d’une première distinction des types, selon l’opposition, quant à l’investissement amoureux, du narcissisme et de la dépendance (Anlehnung ), complétée par l’investissement du moi idéal. Le renouvellement apporté par l’article sur les «types libidinaux» consistera donc à systématiser la représentation de ces intérêts en localisant dans la configuration de la seconde topique – ça, surmoi, moi – les investissements libidinaux qui leur correspondent: érotiques, obsessionnels, narcissiques. «Ces types purs, ajoute Freud après les avoir caractérisés, échapperont à peine au soupçon de découler de la théorie de la libido. Mais, si l’on se tourne vers les types mixtes, qui sont encore bien plus fréquents à observer que les types purs, on se sent sur le terrain de l’expérience. Ces nouveaux types, le type érotico-obsessionnel, le type érotico-narcissique et le type narcissique-obsessionnel, semblent permettre, en fait, de bien localiser les structures psychiques individuelles telles que nous avons appris à les connaître en analyse.»
Au-delà de cette esquisse d’une épistémologie critique de la typologie, on ne peut cependant laisser d’être saisi par un rebondissement énigmatique de la recherche: «On pourrait penser, déclare Freud, que c’est une plaisanterie de demander pourquoi nous ne mentionnons pas ici un autre type, théoriquement possible, le type érotico-obsessionnel-narcissique. Mais la réponse à cette plaisanterie est une réponse sérieuse: un tel type ne serait plus un type, mais signifierait la norme absolue (absolute Norm ), l’harmonie idéale. On s’aperçoit que le phénomène du type naît précisément du fait que, des trois affectations principales de la libido dans l’économie domestique du psychisme (den drei Hauptverwendungen der Libido im seelischen Hauschalt ), une ou deux ont été favorisées aux dépens des autres.»
Que l’approximation concrète des comportements sexuels débouche ainsi sur la conception d’un équilibre purement idéal apporte un témoignage, trop rare pour n’être pas souligné, sur l’intimité personnelle de Freud – et peut-être, à l’horizon de la cure, sur son terme inaccessible.
libido [ libido ] n. f.
• 1913; créé par Freud en all., du lat. libido « désir »
1 ♦ Cour. Recherche instinctive du plaisir, et surtout du plaisir sexuel. ⇒ désir. Satisfaire sa libido.
2 ♦ Psychan. (chez Freud) Énergie psychique sous-tendant les pulsions de vie, et spécialt les pulsions sexuelles.
♢ (Chez Jung) Toute forme d'énergie psychique, quel que soit son objet.
● libido nom féminin (du latin libido, -inis, désir) Métaphore utilisée par S. Freud pour désigner l'énergie des pulsions sexuelles.
libido
n. f.
d1./d PSYCHAN Pour les psychanalystes freudiens, énergie vitale émanant de la sexualité.
|| Chez Jung et ses successeurs, énergie psychique en général.
d2./d Cour. Instinct sexuel.
Encycl. La libido est "la manifestation dynamique dans la vie psychique de la pulsion sexuelle" (Freud). Elle joue un rôle déterminant aux différents stades du développement, de l'enfant à l'adulte, ainsi que dans l'étiologie des névroses.
⇒LIBIDO, subst. fém.
PSYCHANAL. Énergie psychique vitale ayant sa source dans la sexualité au sens large, c'est-à-dire incluant génitalité et amour en général (de soi, des autres, des objets, des idées). La libido, force sauvage partout fuyante, partout présente (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 130) :
• 1. Cette affection [l'angoisse] provient-elle en effet de l'insatisfaction de la libido (...)? Ou la doit-on définir au contraire par le conflit du moi et de la libido (...)?
J. VUILLEMIN, Essai signif. mort, 1949, p. 192.
♦ Libido narcissique ou du moi. Libido du sujet qui s'investit sur sa propre personne. La nécessité de compter avec une libido du moi, nous est apparue comme la seule explication vraisemblable de l'énigme des névroses dites narcissiques (FREUD, Introd. psychanal., trad. par S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1922, p. 438).
♦ Libido objectale ou d'objet. Libido du sujet qui s'investit sur un objet, sur une personne extérieure. La libido devient en même temps objectale, s'écoule vers un objet d'aimance au lieu de se diffuser sur le moi (MOUNIER, Traité caract., 1946p. 142).
— Dans la lang. littér. et cour. [Souvent avec une nuance iron. et l'accent mis sur le désir sexuel] Le prêtre eut un geste d'horreur, et le Chef fit entendre une protestation indignée. L'expert en libido écouta tout souriant (AYMÉ, Puits, 1932, p. 140) :
• 2. À cet âge où le génie poétique en nous fait comme une rage de dents, et dont l'étonnante personnalité appelée Strombô vient de traverser le chemin, pareille (...) à un quartier du gruyère géologique en proie à la libido!
CLAUDEL, Lune, 1949, p. 1282.
Prononc. : [libido]. Étymol. et Hist. 1914 psychanal. (E. RÉGIS et A. HESNARD, La Psychoanalyse des névroses et des psychoses, 45 ds QUEM. DDL t. 21). Mot introduit dans le vocab psychanal. par Freud (Lettre de juin 1894 d'apr. LAPL.-PONT., p. 224) qui l'a empr. au lat. libido « envie, désir; caprice, sensualité, désir amoureux ». Fréq. abs. littér. : 70.
DÉR. Libidinal, -ale, -aux, adj. Relatif à la libido. Durant toute la vie, le moi demeure le grand réservoir d'où les investissements libidinaux partent vers les objets et où aussi ils sont ramenés (FREUD, Abr. psychanal., trad. par A. Bermann, 1949, p. 10). Il lui faut [au psychanalyste] une grande force libidinale pour aider le névrosé à guérir (CHOISY, Psychanal., 1950, p. 25). — [libidinal], plur. masc. [-o]. — 1re attest. 1948 objet libidinal (R.A. SPITZ ds Enfance, nov.-déc., t. 5, p. 378); dér. sav. de libido, libidinis, suff. -al.
BBG. — QUEM. DDL t. 18.
libido [libido] n. f.
ÉTYM. 1914, en France, in D. D. L.; emprunté par Freud au lat. libido, -inis « désir », au sens général. Cf. libido sciendi « désir de connaître ».
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1 Cour. Recherche instinctive du plaisir, spécialt, du plaisir sexuel. ⇒ Désir. Plur. : des libidos.
1 L'impulsion sexuelle qualifiée encore de désir, d'appétit sexuel, de libido, est le besoin de sensations voluptueuses.
A. Binet, Vie sexuelle de la femme, p. 242.
1.1 (…) il y a longtemps que l'Éros platonicien, le sens génésique, la liberté de vie, a disparu sous le revêtement sombre de la Libido que l'on identifie avec tout ce qu'il y a de sale, d'abject, d'infamant dans le fait de vivre, de se précipiter avec une vigueur naturelle et impure, avec une force toujours renouvelée vers la vie.
A. Artaud, le Théâtre et son double Le théâtre et la peste, Idées/Gallimard, p. 43.
2 Psychan. (chez Freud et ses disciples). Énergie psychique sous-tendant les pulsions de vie, et, spécialt, les pulsions sexuelles (⇒ Anal, 2., génital, oral). — REM. Ce terme, dans l'usage moderne, a remplacé aimance. — Libido narcissique ou libido du moi : investissement de la libido sur la personne même du sujet. || Libido d'objet ou libido objectale : investissement sur un objet extérieur (une personne, etc.). ⇒ Objet.
2 (…) Freud propose d'employer le terme libido pour signifier la valeur dynamique des tendances sexuelles, infantiles ou adultes.
Jean-Claude Filloux, l'Inconscient, p. 63.
3 On notera, du point de vue terminologique : 1) Qu'objet, dans l'expression libido d'objet est pris dans le sens restreint d'objet extérieur et n'inclut pas le moi qui peut aussi (…) être qualifié d'objet de la pulsion; 2) Que la préposition de (…) indique la relation de la libido à son point d'arrivée et non à son point de départ.
J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Voc. de la psychanalyse, art. Libido du moi.
4 (…) la libido est l'énergie générale des instincts sexuels investie sur le Moi, sur autrui ou sur les choses. La preuve repose sur le déplacement de la libido, du Moi aux objets, et vice-versa (…) Bien que pouvant entrer ultérieurement en conflit, la libido du Moi et la libido « objectale » sont de même nature et de même origine.
Daniel Lagache, la Psychanalyse, p. 27.
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DÉR. (Du lat. libido, -inis) V. Libidinal, libidineux, libidinisation.
Encyclopédie Universelle. 2012.