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CUBISME
CUBISME

Le cubisme constitue par son aspect expérimental le mouvement artistique le plus radical du premier quart du XXe siècle. On considère généralement qu’il est à l’origine de tous les courants abstraits de l’art moderne et qu’il a exercé une influence profonde sur l’architecture et l’esthétique industrielle du XXe siècle. Ses liens avec la littérature et la musique sont également connus. Dans ce sens, on peut dire que le cubisme est un mouvement intellectuel total, tendant à regrouper toutes les activités créatrices sous l’égide des beaux-arts; les documents de l’époque montrent qu’à l’origine son acception était plus large qu’aujourd’hui.

Il fut la réaction la plus consciente contre le positivisme de l’école naturaliste du XIXe siècle, qui traduisait la réalité en termes de pure sensualité. Il rompait aussi avec l’art post-impressionniste de la fin du XIXe siècle, qui recourait à l’exagération de la composition, de la couleur et des formes pour exprimer les aspects essentiels de la nature. En utilisant sous une forme emblématique des fragments isolés du monde visible, le cubisme formula et tenta d’exprimer une réalité absolue. C’est ainsi que l’aspect conceptuel de la création, combiné à la conception classique de l’autonomie de l’œuvre d’art, détermine le style et l’iconographie du cubisme. Le trait le plus caractéristique de ce mouvement est l’utilisation qu’il fait des formes géométriques. Mais la représentation simultanée qu’il donne de toutes les facettes d’un sujet est plus significative. Cette simultanéité, concept pictural de l’espace-temps, fut peut-être la plus grande innovation du cubisme. Elle marque la rupture avec l’espace pictural fondé sur un angle de vision unique, qui datait de la Renaissance, et ouvre donc un chapitre nouveau de l’histoire de l’art occidental. Le concept de simultanéité présupposant la représentation du sujet sur une surface plane, le cubisme est avant tout un style pictural. Il prétend donner du sujet une image plus objective que sa simple apparence. En tant qu’unité organique, l’objet cubiste manifeste la pureté esthétique de la forme. L’iconographie du cubisme reste controversée. Quel que soit leur sujet, emprunté le plus souvent à la vie quotidienne des artistes, les tableaux cubistes possèdent l’immobilité des natures mortes, leur signification réelle étant une vérité statique et permanente.

En termes d’histoire de l’art, le cubisme jette un pont entre le fauvisme et le surréalisme, mais il possède aussi des liens étroits avec le futurisme italien, le vorticisme anglais, le constructivisme russe, l’expressionnisme allemand, le Bauhaus, De Stijl et même Dada. Il est malaisé de définir le cubisme en termes historiques, du fait que ses fondateurs, Braque et Picasso, n’appartinrent jamais à aucun groupe cubiste et ne participèrent à aucune exposition de groupe. D’autre part, une définition en termes de style exclurait les œuvres de nombreux artistes dont on sait qu’ils prirent une part active à la diffusion des idées cubistes.

En ce qui concerne la chronologie, on considère généralement Les Demoiselles d’Avignon (1907) de Picasso (Museum of Modern Art, New York) comme la première œuvre cubiste, quoique sous une forme encore assez rudimentaire. Selon les historiens, on a le choix entre 1914 et 1925 comme date de la fin du mouvement. Il est de fait qu’en 1914 les principes du cubisme étaient tous posés, si l’on ne tient pas compte des réalisations individuelles qui suivirent. D’autre part, Les Trois Danseurs (1925, Tate Gallery, Londres) peuvent être considérés comme marquant le point de fusion du cubisme et du surréalisme. On accepte généralement les divisions chronologiques suivantes: précubisme (1907-1909), cubisme analytique (1909-1912), cubisme synthétique (1912-1925), bien qu’elles se réfèrent surtout à l’évolution de Picasso, de Braque et, dans une moindre mesure, de Gris. C’est à la suite de la première grande manifestation d’art cubiste, dans la salle 41 du Salon des indépendants de 1911, que l’usage du mot «cubisme» se répandit. Mais c’est probablement Matisse qui parla le premier de «petits cubes» à propos des œuvres que Braque soumit en 1908 au jury du Salon d’automne. Louis Vauxcelles, le critique de la revue Gil Blas , inventeur du terme «fauvisme», fut le premier à employer le mot «cube» dans un article du 14 novembre 1908 sur l’exposition de Braque à la galerie Kahnweiler. Le 25 mai 1909, il qualifia les œuvres de Braque exposées au Salon des indépendants de «bizarreries cubiques».

1. Le précubisme

L’automne 1906 marque le début des années héroïques, qui se poursuivirent jusqu’à l’été 1909 et au cours desquelles prirent forme les principes fondamentaux du cubisme. L’œuvre de Cézanne et l’art primitif, particulièrement la sculpture «nègre», constituaient les influences majeures de l’époque, c’est pourquoi on appelle parfois période cézannienne, ou période nègre, les débuts du cubisme. On peut alors noter une tendance à interpréter les formes naturelles par des formes géométriques fondamentales, comme si le conseil que Cézanne adressait à Émile Bernard: «Traitez la nature en termes de sphère, de cylindre et de cône» était pris à la lettre. Cette tendance à la simplification géométrique apparaît aussi dans l’art nègre. Cependant, l’évolution du style, au cours de cette période, fut loin de s’effectuer sans retour en arrière. Prélude au cubisme, Les Demoiselles d’Avignon , de Picasso, sont plus proches des débuts du cubisme analytique de 1909 que ne le sont la plupart des œuvres nègres qui suivirent. À l’opposé de l’expressionnisme sauvage de la production nègre, l’analyse plus cézannienne de la forme que Braque poursuivit à l’Estaque durant l’été 1908 contribua à ramener le cubisme à un classicisme plus «européen».

Genèse du cubisme

On considère, en général, le cubisme comme une création de Picasso et de Braque. Mais les documents de l’époque mentionnent aussi, et souvent au détriment de Braque, le rôle important que jouèrent Matisse et Derain. Il est de fait qu’entre 1906 et 1907 plusieurs compositions de Matisse et Derain montrent des similitudes avec Les Demoiselles d’Avignon , mais ni l’un ni l’autre n’alla aussi loin que Picasso dans l’exploration des problèmes stylistiques et iconographiques et dans les conclusions logiques qu’il convenait d’en tirer. Les idées esthétiques de certains écrivains, celles d’Apollinaire en particulier, influencèrent également le mouvement. Quoi qu’il en soit, le rôle prépondérant de Picasso ne peut, pour cette période, faire l’objet d’aucun doute. Les témoignages picturaux et documentaires s’accordent à montrer que, depuis 1903, Picasso était à la recherche d’une méthode de transcription de qualités intellectuelles à l’aide de moyens purement picturaux. Les études et les esquisses qu’il réalisa pour la composition de La Vie (1903) partent de visages et de paysages particuliers, mais s’en écartent progressivement pour aboutir à la création de types universels et d’un espace pictural ambigu ne représentant aucun lieu précis. Cette évolution lui fut sans doute en partie suggérée parce qu’il peignait de mémoire, hors de la présence de modèles. Il convient de citer à ce propos le mot de Picasso à Gertrude Stein, dont il était en train d’exécuter le portrait (1906, Metropolitan Museum, New York): «Quand je vous regarde, je ne vous vois plus .»

«Les Demoiselles d’Avignon»

Les nombreuses études qu’il réalisa de l’automne 1906 au printemps 1907 pour Les Demoiselles d’Avignon montrent que Picasso – désireux sans doute de se mesurer à Matisse dont La Joie de vivre fut l’œuvre d’avant-garde la plus appréciée du Salon des indépendants de 1906 – voulait, à l’origine, peindre une vaste composition allégorique comportant un message memento mori. Le sujet de son tableau a été décrit comme «un bordel philosophique», tandis que le titre n’en fut attribué que plusieurs années plus tard par un des amis de l’artiste en souvenir d’une maison close du Carrer d’Avinyó, à Barcelone. Au fur et à mesure de l’exécution des nombreuses esquisses, le sujet évolua de l’allégorie moralisante à la pure et simple description de créatures asexuées d’allure sauvage à laquelle il se réduit au terme de la composition. En même temps, cette dernière se modifie et passe d’un équilibre à la Cézanne à un ensemble de plans très différenciés s’intégrant dans un espace pictural peu profond. Outre l’influence de Cézanne (dont plusieurs revues furent exposées au Salon d’automne de 1905 et 1906), Picasso subit sans doute celle de la sculpture ibérique (qui fit l’objet d’une exposition au Louvre en 1906) et, dans une certaine mesure, celle des statuettes africaines. Bien que Les Demoiselles d’Avignon n’aient pas été exposées avant les années trente et n’aient été que rarement reproduites, le tableau acquit une réputation légendaire, grâce aux artistes et aux écrivains qui eurent l’occasion de le voir dans l’atelier de Picasso. Présenté à Picasso par Apollinaire vers cette époque, Braque fut de ceux à qui l’œuvre déplut, mais, quelques mois plus tard, il lui rendit néanmoins hommage dans son Grand Nu (1908, coll. Mme Cuttoli, Paris).

L’influence «nègre»

La profondeur de l’influence de l’art nègre sur les débuts du cubisme fait encore l’objet de controverses. Tandis que la plupart des fauves se sont familiarisés avec la sculpture africaine dès 1904, et bien qu’il en ait eu connaissance avant 1906, si l’on en croit certains documents, Picasso a toujours nié avoir connu l’art nègre avant le milieu de 1907. Toutefois, on admet généralement qu’au moins la tête des deux femmes de droite des Demoiselles fut peinte, ou repeinte, après la découverte de l’art nègre par Picasso. Mais on a tendance à exagérer aujourd’hui l’importance du rôle que jouèrent les arts nègre et primitif dans la création du cubisme. Apollinaire, par exemple, parle de la sculpture africaine comme d’un ensemble d’«œuvres grotesques et crûment mystiques», lui reconnaissant toutefois certaines qualités de représentation «de la figure humaine sans utiliser d’élément emprunté à la vision directe». La plupart des sources cubistes de l’époque font état d’une nécessité d’aborder l’art de façon rationnelle, sans perdre de vue un «humanisme lyrique» et le «sens européen de la beauté». Il n’en demeure pas moins que Picasso resta fasciné pendant plus d’un an, moins peut-être par l’aspect formel peu élaboré et les qualités de simplification conceptuelle de l’art nègre que par ses qualités expressionnistes, sauvages, magiques.

Les «bizarreries cubiques» de Braque

Avec son Grand Nu , Braque donne un tableau aussi important pour l’histoire du cubisme que Les Demoiselles d’Avignon . Et si Braque fut stimulé par l’œuvre de Picasso, sa dette envers Cézanne ne diminua jamais. Certains des paysages peints à l’Estaque, au cours de l’été 1908, annoncent ceux que Picasso fit à Horta de San Juan (qu’on désigne plus souvent par son nom vulgaire de Horta de Ebro), au cours de l’été 1909. Une conception sculpturale de la forme, venue de l’art nègre, s’y mêle en concept cézannien de «modulation», coordination sensible des plans constitutifs. Là où Cézanne construisait son image en couleurs comme le résultat de sensations directement tirées de la nature, Braque et un peu plus tard Picasso, s’appuyant sur la mémoire, la construisent en termes d’ombre et de lumière.

2. Le cubisme analytique

Comme l’a signalé A. Barr, les termes de «cubisme analytique» «contiennent quelque chose de l’esprit d’investigation et de dissection de la forme que pratiquèrent Picasso et Braque, comme si leur atelier était presque un laboratoire». Bien que les deux artistes aient nié rétrospectivement avoir jamais suivi un système scientifique à un moment quelconque du développement de leurs œuvres, celles-ci présentent à cette époque des similitudes frappantes, signe d’un développement parfaitement parallèle, aboutissant aux mêmes conclusions. Le souci principal des deux artistes, au cours de cette période, fut de briser les formes du sujet et de jeter les bases d’une nouvelle conception de l’espace pictural, aussi leur palette finit-elle par se réduire au monochrome. La couleur est appliquée au pinceau, par touches systématiques rappelant la technique pointilliste. Les deux artistes attachèrent d’autre part un intérêt nouveau à l’exploration de la lumière, en raison de la conception cubiste de l’espace et de la forme. Tandis que, dans les débuts du cubisme analytique, le choix du sujet demeure assez restreint, dans une phase ultérieure, le répertoire iconographique se développe et l’emploi des caractères d’imprimerie et du trompe-l’œil va s’y ajouter. C’est au cours de cette période que furent fondés les premiers groupes cubistes, et, dès le printemps 1912, les œuvres des principaux membres du mouvement commencèrent à illustrer les possibilités des nouvelles techniques picturales.

Picasso et Braque

C’est au cours de la période du cubisme analytique, et particulièrement autour de 1911, que l’amitié entre Braque et Picasso fut la plus étroite. Aussi les œuvres qu’ils firent à cette époque sont-elles si voisines qu’on a du mal à les distinguer les unes des autres. Toutefois, la disposition plus géométrique des plans angulaires qu’on peut observer dans les œuvres de Picasso – le Portrait de M. Kahnweiler , par exemple (1910, Art Institute, Chicago), comparé à la Figure féminine de Braque (1910-1911, coll. Dr. H. Carey-Walker, New York) – fait preuve d’une plus grande richesse de texture et de couleur. Ces différences marquent bien les divergences personnelles des deux artistes et caractérisent leur style. On peut ainsi apprécier leur contribution individuelle aux réalisations du cubisme analytique. À travers toute une série de portraits, parmi lesquels une Tête , bronze tridimensionnel (1909, Museum of Modern Art, New York), et le Portrait de Uhde (printemps 1910, coll. Roland Penrose, Londres), Picasso mit au point la méthode par laquelle on peut représenter sur une surface bidimensionnelle tous les aspects d’un modèle observé sous des angles différents. Dans ces portraits, Picasso se désintéressa de l’élément psychologique, traitant ses modèles comme des objets. Ses principaux problèmes furent d’intégrer la forme et l’espace en multipliant les changements d’angle et d’éclairer les seuls aspects significatifs de la structure géométrique par une utilisation arbitraire de la lumière. Pendant la même période, Braque tenta, dans une série de natures mortes, de fondre l’objet et l’espace par l’utilisation de petits plans imbriqués. La plupart des objets utilisés dans ces natures mortes étaient associés à la vie quotidienne de l’artiste et revêtent de ce fait une signification personnelle, mais la place de certains objets dans un contexte donné (à savoir le choix d’instruments placés dans une position significative) suggère l’existence sous-jacente d’une thématique classique, voire néo-platonicienne. Le passage occasionnel d’une forme rectangulaire conventionnelle à des tableaux ronds ou ovales indique aussi l’existence d’une recherche de perfection formelle, inhérente à la fois à l’art classique et à l’art cubiste. Les références à l’harmonie et au lyrisme humaniste abondent d’ailleurs dans les écrits cubistes de l’époque (Apollinaire, Metzinger). C’est dans ces natures mortes des débuts de 1910 que Braque introduisit pour la première fois des trompe-l’œil et des caractères d’imprimerie. Dans le portrait intitulé Le Portugais (1911, Kunstmuseum, Bâle), qui lui fut inspiré par un musicien rencontré dans un bar de Marseille, Braque plaça des chiffres, des lettres et une corde peinte en trompe l’œil qui soulignent la composition d’une surface plane. Avec le trompe-l’œil, Braque faisait intervenir un élément réaliste dans un contexte plus intellectuel, marquant ainsi l’ambiguïté supposée entre l’apparence et l’essence du réel: c’est là le thème central du cubisme. Les lettres et les chiffres marquent une autre ambiguïté: celle qui existe entre la création d’une image concrète et le caractère abstrait des concepts; ils élargissent ainsi la signification conceptuelle de l’œuvre d’art, tout en affirmant son existence individuelle d’objet. L’introduction de ces éléments nouveaux conduisit Picasso à l’invention du «collage» (Nature morte à la chaise cannée , début 1912, coll. de l’artiste) et Braque à celle du «papier collé» (Compotier et verre , sept. 1912, coll. Douglas Cooper, France). Ce sont ces inventions techniques qui présidèrent à l’évolution vers le cubisme synthétique.

La salle 41 des Indépendants

Au cours des premières années du cubisme, Picasso et Braque exposèrent rarement leurs œuvres en public. Picasso n’exposa jamais dans les principaux Salons, mais les œuvres des deux artistes étaient visibles dans les galeries privées de Uhde et de Kahnweiler. Quoi qu’il en soit, leur influence sur les jeunes artistes d’avant-garde fut considérable. Leurs réalisations et leurs idées faisaient l’objet de longues discussions dans diverses soirées parisiennes, comme celles qui se tenaient dans l’atelier du douanier Rousseau. Apollinaire et le peintre Metzinger, qui rendaient de fréquentes visites à l’atelier de Picasso, au Bateau-Lavoir, jouèrent un grand rôle dans la diffusion des découvertes cubistes. En 1910, Metzinger, Robert Delaunay, Gleizes, Léger et Le Fauconnier fondèrent le premier groupe d’artistes cubistes; en étroit rapport avec l’avant-garde littéraire, ils se réunissaient tous les mardis à la Closerie des lilas. Dès le début de 1911, d’autres rencontres eurent lieu dans l’atelier de Le Fauconnier, rue Visconti, et dans celui de Gleizes, à Courbevoie. Sous l’influence des œuvres de Braque et de Picasso, mais aussi des nouvelles théories esthétiques développées au cours de ces rencontres, la production de ces artistes évolua vers le cubisme analytique. Ce fut au Salon des indépendants de 1911 qu’eut lieu la première exposition d’un groupe cubiste. Avec le concours de leurs amis littéraires, les peintres cubistes étaient largement représentés dans le jury, de sorte que Le Fauconnier, Léger, Delaunay, Metzinger, Gleizes et d’autres purent exposer ensemble leurs œuvres dans la salle 41 et quelques salles attenantes du Salon. L’œuvre de ces artistes ne présentait toutefois avec le style de Braque et de Picasso que des ressemblances superficielles: dans la plupart des œuvres exposées, la mise en œuvre géométrique était comme surajoutée à des sujets empruntés directement à la nature. L’Abondance (1910-1911, Gemeente Museum, La Haye), de Le Fauconnier, fut en général considérée comme l’œuvre la plus importante du Salon. Malgré l’absence des œuvres de Braque et de Picasso, le public discerna dans cette exposition le signe que l’art moderne s’engageait dans une nouvelle voie. L’année suivante, Apollinaire salua La Ville de Paris (1912, musée d’Art moderne, Paris) de Robert Delaunay, exposée aux Indépendants, comme le tableau «le plus important de ce Salon [...] Ce tableau marque l’avènement d’une conception de l’art perdue peut-être depuis les grands peintres italiens. Et s’il résume tout l’effort du peintre qui l’a composé, il résume aussi et sans aucun appareil scientifique tout l’effort de la peinture moderne.» L’Hommage à Picasso (1911-1912, coll. M. et Mme Leigh Block, Chicago) de Juan Gris, qui figurait dans la même exposition et dont la thématique rappelait celle des portraits humanistes du XVIe siècle, contribua à établir l’idée que Picasso était le chef d’école. Dans ce tableau, Picasso est représenté tenant une palette d’où s’échappent trois langues de feu, référence à la métaphore qu’Apollinaire utilisa dans sa préface au catalogue d’une exposition de 1908: «La flamme est le symbole de la peinture, et les trois vertus plastiques (la pureté, l’unité et la vérité) flambent en rayonnant.»

Le Salon de la Section d’or

Le succès remporté par les cubistes au Salon des indépendants de 1911 entraîna l’élargissement du mouvement. Plusieurs artistes, parmi lesquels Archipenko, Picabia, La Fresnaye et les frères Duchamp (Jacques Villon, Marcel Duchamp et Duchamp-Villon), rejoignirent ses rangs. C’est dans l’atelier des frères Duchamp, à Puteaux, devenu l’un des lieux de rencontre du mouvement, que des artistes et des écrivains intéressés par les mathématiques et les théories classiques de l’art développèrent l’idée de la Section d’or. Le Salon de la Section d’or, qui se tint en octobre 1912 à la galerie La Boétie, fut la plus importante exposition groupant exclusivement des œuvres cubistes – plus de deux cents – qui montraient l’évolution du style au cours des trois années précédentes. Une revue parut et on donna une série de conférences à l’occasion de l’exposition. Un grand nombre d’articles et d’ouvrages expliquant le nouveau style parurent peu après. La première crise au sein du mouvement cubiste se produisit cependant au même moment.

3. Le cubisme synthétique

Vers le milieu de 1912, l’œuvre de Braque et de Picasso adopte un style nouveau, synthétisation de la forme, du plan et de la couleur. Le thème, quel que soit son rapport avec des objets ou des personnes, est emprunté au monde des concepts plutôt qu’à celui des apparences naturelles, de sorte que la méthode du cubisme analytique se trouve, pour ainsi dire, renversée. Le passage du cubisme analytique au cubisme synthétique est lié à la découverte, au cours des années précédentes, de techniques nouvelles et à l’utilisation de plus en plus large qu’en firent les deux artistes. L’exploration de toutes les possibilités des techniques tridimensionnelles aboutit à l’invention des «constructions». Cette forme neuve eut une influence profonde et ramifiée sur l’ensemble de l’art moderne (qu’on retrouve dans les constructions suspendues du constructivisme russe, les ready-made de Dada et l’«objet trouvé» du surréalisme, etc.). On a avancé que ces techniques avaient pour but de compenser l’austérité du cubisme analytique. Au moment où l’apport de Juan Gris enrichissait de dimensions nouvelles le style et la théorie du cubisme le plus orthodoxe, l’insatisfaction générale devant les limitations du cubisme analytique entraînait la formation de nouveaux groupes et diverses tentatives de réinterprétations des principes fondamentaux, mais les artistes qui utilisèrent à fond les techniques nouvelles ne furent pas très nombreux. Vers la fin de 1913, les possibilités décoratives du cubisme synthétique étaient largement exploitées et les œuvres se caractérisèrent par un traitement plus libre des couleurs et du mouvement et par le choix de sujets plus naturalistes. Il semble que l’évolution du style, de la théorie et des structures du mouvement cubiste soit apparue aux contemporains comme le développement naturel de la «riche floraison de personnalités diverses» (Maurice Raynal). Dans le but d’unifier l’ensemble des activités cubistes dans les domaines où elles s’exerçaient, on assiste même à diverses tentatives d’établissement d’une Maison cubiste. Un des aspects importants du cubisme fut ce renouveau d’intérêt pour le concept du Gesamtskunstwerk (art total) dominé par les beaux-arts; il exerça une influence profonde sur la décoration d’intérieur, la typographie et le théâtre moderne, bien que dans ces domaines il y eût plus d’éclectisme que de cubisme. C’est le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui interrompit, en 1914, le développement du cubisme. Diverses tentatives de regroupement des artistes eurent lieu après la guerre, mais la mort prématurée d’Apollinaire en 1918, tout comme l’évolution complexe du style de Picasso à partir de 1915, priva le groupe d’un leader représentatif.

Picasso, Braque et Gris

C’est dans l’œuvre de Braque et de Picasso qu’il faut chercher le cubisme sous sa forme la plus pure, patiemment élaborée par les deux artistes dont chacun profitait des expériences de l’autre. Juan Gris suivit attentivement les œuvres de Braque et de Picasso. Il étudia très tôt l’œuvre de Cézanne dans une perspective cubiste et adopta rapidement une attitude délibérément intellectuelle en opposition avec celle, plus instinctive, de Picasso ou celle, plus empirique, de Braque. Les premières toiles de Gris, en 1911, ne rappellent que superficiellement le style du cubisme analytique, car elles furent conçues à travers les dernières réalisations de Braque et Picasso, qui anticipaient déjà sur le cubisme synthétique. Dès la seconde moitié de 1912, Gris, ayant épuisé les possibilités logiques de la méthode analytique, fit appel à une palette plus colorée. D’autre part, son intérêt pour les mathématiques l’incita à les étudier sérieusement; pendant la guerre, il entreprit la lecture de Poincaré et d’Einstein. Il assimilait les innovations techniques de ses aînés sitôt que ceux-ci les avaient mises en œuvre, à l’exception du trompe-l’œil et du collage qu’il utilisa presque en même temps qu’eux. Pour Braque, cette période représenta un affinement technique, mais sa production fut interrompue au début de la guerre, et sa collaboration avec Picasso (l’œuvre des deux artistes diverge à partir de 1913) prit fin brusquement. Il ne se remit pas à peindre avant l’été 1917, et parvint seulement en 1924 à un style tout à fait nouveau basé sur un mélange de principes cubistes et cézanniens et sur une vision extrêmement personnelle. Au cours de la guerre et de l’immédiat après-guerre, Picasso réalisa les applications les plus imaginatives et les plus audacieuses du cubisme synthétique, bien qu’il ait adopté simultanément, à compter de 1915, un style classique, proche de celui d’Ingres. Les deux tendances coexistaient parfois dans une même composition. Dans ses dessins pour Parade de Diaghilev, Picasso utilisa le contraste entre les deux styles pour signifier le conflit entre la cacophonie déshumanisée de la vie dans les grandes métropoles et la réalité traditionnelle (1917). Le même contraste fut exprimé musicalement par l’opposition entre les bruits de machines introduits dans la partition et la mélodie musicale. Les problèmes de l’espace tridimensionnel posés par le cubisme synthétique reçurent leur solution la plus élaborée dans les costumes hauts de trois mètres des Managers. L’étape extrême du cubisme synthétique fut atteinte avec les deux versions monumentales et hermétiques des Trois Musiciens (1921, Museum of Modern Art, New York, et Museum of Art de Philadelphie).

«Révisionnistes» et «orthodoxes»

Au début de 1913, Robert Delaunay peignit une série de compositions intitulées Les Fenêtres , dont le sujet était en fait une étude de la lumière. Cette tendance nouvelle, qu’Apollinaire baptisa «cubisme orphique», eut une influence considérable sur les artistes allemands (Marc, Macke, Klee) et américains (Macdonald-Wright, Russell) et marqua quelque temps l’œuvre de Léger, Chagall, Picabia et Marcel Duchamp. Dans le même temps, les artistes de la Section d’or, dont plusieurs étaient très proches de l’orphisme et que dirigeait le peintre et graveur Jacques Villon, adoptèrent une attitude artistique impersonnelle qu’ils prétendirent «scientifique». Beaucoup, attirés par Dada, Picabia et Marcel Duchamp, par exemple, se détournèrent rapidement de la Section d’or au moment où les conclusions logiques du mouvement étaient atteintes par les tenants du purisme, Ozenfant et Le Corbusier. Dès les années vingt, Fernand Léger, profondément affecté par son expérience de la guerre, se consacra à des compositions monumentales combinant des principes cubistes et humanistes avec une interprétation futuriste et puriste du monde moderne. Parmi les «révisionnistes» du cubisme, il convient de citer, comme les plus importants, les Russes Malevitch, Tatline, El Lissitsky et Gabo, et le Hollandais Piet Mondrian. La naissance de ces tendances coïncida avec une tentative de renforcement des principes cubistes orthodoxes. Si, dans l’œuvre de ses inventeurs, le cubisme ne représente qu’une période courte mais significative, il détermina toute la carrière des maîtres de moindre importance (Gleizes, Le Fauconnier, Metzinger, Herbin, Lhote, Marcoussis, etc.). Tout en utilisant avec une certaine parcimonie le collage et la construction, presque tous en vinrent à adopter le vocabulaire formel du cubisme synthétique, mais à des fins purement décoratives. Ils enrichirent aussi leur palette et élargirent le choix des sujets jusqu’à adopter des thèmes religieux et politiques. Pour les raisons internes auxquelles on a déjà fait allusion, la sculpture cubiste ne se développa que tardivement. En dehors de quelques tentatives individuelles isolées (Picasso, Duchamp-Villon, Archipenko, Brancusi), il fallut attendre 1914 pour que les implications architecturales de la sculpture cubiste soient exploitées à une large échelle (Laurens, Lipchitz, Zadkine).

4. Les théories cubistes

Bien qu’il n’y eût jamais de théorie globale du cubisme, certains concepts esthétiques ont présidé à toute la durée du mouvement. Ils faisaient l’objet de discussions permanentes de la part des écrivains et des artistes, à la lumière d’idées suscitées par l’expérience de la vie de l’art. De la sorte, ces conceptions esthétiques étaient à la fois l’annonce et le reflet des diverses phases que le mouvement traversa. C’est dans Les Trois Vertus plastiques , préface du catalogue d’une exposition de 1908, reprise plus tard au début des Peintres cubistes. Méditations esthétiques (avr. 1913), qu’Apollinaire jeta les bases de toutes les théories cubistes ultérieures. Ce texte ne reflète pas un état de chose, c’est le programme d’un art nouveau, encore en gestation. Les principes fondamentaux («Les vertus plastiques: la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée») et les métaphores («La flamme est le symbole de la peinture [...] La vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier [...] Chaque divinité crée à son image, ainsi des peintres...») montrent la dette d’Apollinaire envers l’esthétique néo-platonicienne et orphique de la Renaissance. À l’en croire, dès octobre 1907: «Braque lit [...] les bons ouvrages des polygraphes du XVIe siècle.» La littérature et l’art français n’abandonnèrent jamais tout à fait les idées néo-platoniciennes; Baudelaire leur associa un parfum naturaliste, Mallarmé un parfum symboliste. Pour Apollinaire, le néo-platonisme représentait les racines d’«une esthétique toute neuve», mère d’un art sublime «très moderne par le sentiment, [qui] se lie très étroitement par l’inspiration aux ouvrages de la plus haute culture humaniste».

Cette théorie de l’art fut en partie contredite par les premiers écrits de Metzinger, qui mettaient l’accent sur les aspects profondément réalistes et «scientifiques» du cubisme, tout en se référant à un lyrisme humaniste classique. Ce fut cependant Apollinaire qui mentionna le premier le terme de «quatrième dimension» à propos de l’espace pictural cubiste, en 1911. L’importance des mathématiques était largement reconnue dès 1912 (André Salmon, Roger Allard), de même que l’autonomie et la pureté esthétique des intentions stylistiques (malgré leur prétention antidécorative), que Gleizes et Metzinger passèrent en revue dans Du cubisme (déc. 1912), premier livre exclusivement consacré au mouvement. Les fondements philosophiques du cubisme remontèrent de Bergson (Marcereau, Salmon) à Kant (Oliver-Hourcade, Kahnweiler) et à Platon (Ozenfant). On peut situer à l’automne 1912 un tournant, peut-être le plus important, de la théorie cubiste: ce fut une tentative de minimisation de l’importance des traits stylistiques communs au mouvement et le passage de la déification néo-platonicienne de la personnalité de l’artiste, considéré comme créateur omnipotent – conception défendue par Apollinaire – au rôle des différents tempéraments artistiques sur lequel Raynal, se souvenant de la définition de l’art que donnait Zola, mit l’accent. La dernière contribution notable à la théorie cubiste semble être Der Weg zum Kubismus , c’est-à-dire «le chemin du cubisme», de Kahnweiler, paru en 1920. Dans cet ouvrage, Kahnweiler situe les origines du style cubiste dans Les Demoiselles d’Avignon , qu’il ne nomme d’ailleurs pas; il désigne comme les phases du mouvement les catégories de style analytique (terme utilisé pour la première fois par Allard en 1910) et synthétique (utilisé pour la première fois par Charles Lacosta en 1910), et considère l’ensemble du mouvement sous un angle philosophique. Avec Du cubisme , Der Weg zum Kubismus devint rapidement l’un des ouvrages les plus influents sur le cubisme et fournit les bases de l’orthodoxie cubiste des années vingt.

cubisme [ kybism ] n. m.
• 1908; de cube
École d'art, florissante de 1910 à 1930, qui se proposait de représenter les objets décomposés en éléments géométriques simples (rappelant le cube) sans restituer leur perspective. Picasso, Braque, Juan Gris, peintres du cubisme.

cubisme nom masculin (de cube) Courant artistique qui apparaît en France vers 1906-1907 et se développe dans les années 1910.

cubisme
n. m. Mouvement artistique, né en 1907, qui rompt avec la vision naturaliste traditionnelle en représentant le sujet fragmenté, décomposé en plans géométriques inscrits dans un espace tridimensionnel de peu de profondeur. Le tableau de Picasso "Les Demoiselles d'Avignon" (1907) marque la naissance du cubisme.

⇒CUBISME, subst. masc.
PEINT., SCULPT. Mouvement esthétique (début du XXe s.) dont les œuvres tendaient à représenter la réalité par l'intermédiaire de formes géométriques, plus spécialement d'images de cubes. Le cubisme, qui remit en honneur le culte de la plasticité primitive (LHOTE, Peint., 1942, p. 107) :
... les dessins géométriques, le cubisme avec ses couleurs voyantes me divertissent. Ça s'accorde avec l'automobile, l'avion, nos toilettes, nos sports.
BOURGET, Le Tapin, L'Enfant de la morte, 1928, p. 61.
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1910 (G. APOLLINAIRE, Œuvres complètes, t. 4, Chroniques d'art, Paris, A. Balland et J. Lecat, p. 154). Dér. de cube; suff. -isme; mot prob. créé ,,par dérision en automne 1908 par H. Matisse qui venait de voir un tableau représentant des maisons dont l'apparence cubique le frappa vivement`` (G. APOLLINAIRE, loc. cit., t. 4, Les Peintres cubistes, p. 23). Fréq. abs. littér. :44.

cubisme [kybism] n. m.
ÉTYM. 1908; de cube, et -isme; attribué parfois à une boutade de Matisse parlant d'un tableau de Braque, parfois à la critique. → ci-dessous, cit. 1.
École de peinture, florissante de 1910 à 1930, qui se proposait de représenter les objets décomposés en éléments géométriques simples (rappelant le cube) sans restituer leur perspective. || Le cubisme est surtout connu par les toiles de Picasso, de Braque, de Juan Gris.
Par ext. Art qui s'inspire du cubisme. || Le cubisme littéraire de Pierre Albert-Birot.
1 Braque avoue « quand nous avons fait du Cubisme, nous n'avions aucune intention de faire du Cubisme, mais d'exprimer ce qui était en nous ». Et Picasso s'exprime dans le même sens. Mais, si proches l'un de l'autre qu'ils aient été, si ressemblants à certains égards, ce qui les unit demeure moins important que ce qui les divise. Leurs voies s'écartent de plus en plus au fur et à mesure qu'ils feront du Cubisme une aventure personnelle. Le terme, Cubisme, étant d'ailleurs né d'une manière toute fortuite sous la plume du critique d'art de Gil Blas, Louis Vauxcelles, qui avait écrit en effet que « Braque méprise les formes, réduit tout, sites, figures et maisons romaines, à des schémas géométriques, à des cubes ». Le mot avait fait fortune et, l'année suivante, les toiles présentées au Salon des Indépendants étaient définies bizarreries cubiques.
U. Apollonio, Matérialiser l'espace, in Braque, p. 4.
2 Dans le cubisme initial l'objet prédomine, puis progressivement l'analyse prend le dessus et dans la dernière phase du cubisme, en 1912-1913, Braque et Picasso procèdent à une synthèse de toutes les données issues de l'analyse des formes. Mais le monde extérieur n'est pas pour autant renié.
Dora Vallier, l'Art abstrait, p. 33-34.
DÉR. Cubiste.

Encyclopédie Universelle. 2012.