Akademik

BRETON (A.)
BRETON (A.)

«Qui suis-je?» demandait André Breton au début d’un de ses livres les plus célèbres, Nadja . C’est son œuvre tout entière qui apporte la réponse, mais la question pour lui n’a jamais été close. Homme d’une ténacité exigeante dans ses choix profonds et en même temps homme de la liberté intérieure la plus inlassable, homme du mouvement, il s’avance à la découverte des vraies valeurs de la vie et de ce qui les fonde en se cherchant lui-même. Aussi les faits et les dates de son existence sont-ils les jalons d’une aventure humaine souvent pathétique et de valeur exemplaire, dans une époque déchirée et bouillonnante, où ont été et demeurent mises en question les vieilles idées sur l’homme et le monde, ces idées reçues que Breton voulait anéantir par la force des idées à faire recevoir.

1. La découverte de la «résistance absolue»

André Breton est né le 19 février 1896, dans un village de l’Orne, Tinchebray, mais ses ascendances sont bretonnes et lorraines. Il passe sa petite enfance à Saint-Brieuc, auprès de son grand-père maternel auquel l’attachait une vive affection et qui lui a peut-être donné son goût des plantes, des insectes. En 1900, ses parents s’installent à Pantin. Le souvenir de l’école communale de Pantin, comme celui du collège Chaptal qu’il fréquente de 1906 à 1912, se retrouve dans quelques passages de «Saisons» (Les Champs magnétiques ). De ces années, rendues moroses par le dur autoritarisme de sa mère, par l’ennui des routines scolaires, datent quelques-unes de ses aversions les plus affirmées: «Qu’avant tout l’idée de famille rentre sous terre!» (L’Amour fou ). Mais, vers sa quinzième année, une grande lumière perce la grisaille de l’existence, celle de la poésie dont il a la révélation soudaine grâce à un professeur, Albert Keim, par l’intermédiaire de Mallarmé. La passion de la poésie, désormais, l’absorbe tout entier; il lit Baudelaire, les symbolistes, fréquente les séances poétiques du Vieux-Colombier, découvre Huysmans, un de ses grands enthousiasmes de jeunesse; il écrit lui-même des poèmes. Dès cette époque, on est frappé chez lui par la rigueur des exigences, la fermeté d’un jugement qu’il sait approfondir et nuancer, le refus de toute facilité et le sens de la tenue dans l’expression; un goût très vif pour la peinture et des prédilections durables, comme celle qui le tourne déjà vers Gustave Moreau, s’affirment en même temps. Inscrit à la faculté de médecine en octobre 1913, il continue à s’intéresser davantage à la poésie qu’à la chimie. Il rencontre Jean Royère et publie dans sa revue La Phalange , en mars 1914, trois de ses premiers poèmes; l’un est dédié à Paul Valéry dont il fait alors la connaissance.

À la déclaration de guerre, le jeune Breton ne se laisse pas entraîner par l’enthousiasme belliqueux qui submerge le pays; «déclarations puérilement chauvines, confiance exorbitante en soi-même», note-t-il au lendemain même de la mobilisation. Appelé en avril 1915 dans un régiment d’artillerie à Pontivy, il essaie d’échapper par la lecture de Rimbaud et de Jarry à «l’école des bons travaux abrutissants» qu’est pour lui l’apprentissage militaire. À Nantes, où il est versé au bout de quelques mois dans le service de santé, il fait la rencontre la plus décisive de sa vie, celle de Jacques Vaché («La Confession dédaigneuse» dans Les Pas perdus ). Ce que lui apporte Jacques Vaché, à peine plus âgé que lui-même, c’est, par le moyen de l’humour, un exemple de «résistance absolue», à la guerre bien sûr, mais aussi, par-delà, aux hiérarchies et aux valeurs consacrées par une civilisation capable d’enfanter cette guerre. À ce monde dans lequel «on n’arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête», Vaché oppose un refus insolemment courtois, feutré, inébranlable, qu’il vit dans tous ses actes. Il n’épargne pas plus la mystique de l’art que le reste. Son exemple, que renforce et combat à la fois l’envoûtement de Rimbaud, dont Breton ne s’est pas dépris, de Lautréamont qu’il découvre, arrache le jeune poète à la délectation esthétique, mais ne tue pas en lui le goût de la poésie. Toutes les années de la guerre, qu’il passe successivement à Nantes, à Saint-Dizier où il fait fonction d’interne dans un centre neuropsychiatrique militaire et s’initie avec passion aux théories de Freud, à la Pitié dans le service du professeur Babinski, au Val-de-Grâce, puis à Saint-Mammès près de Fontainebleau, sont occupées par un très complexe débat qu’il soutient avec lui-même. Son premier recueil de poèmes, Mont de piété (1919), montre comment, sous l’influence de Rimbaud, Apollinaire, Reverdy, il s’éloigne des leçons de Mallarmé et de Valéry; plus important encore est le glissement général d’orientation qui s’y révèle: à l’interrogation sur les formes de la poésie ont succédé les recherches sur sa nature. Car si Breton ne veut plus vivre pour elle, il ne peut vivre que par elle.

2. La naissance du surréalisme

Des prédilections communes, la foi dans les pouvoirs de la poésie ont rapproché de lui, dans les années 1917-1918, Louis Aragon et Philippe Soupault. En mars 1919, ils fondent une revue, Littérature , qui publie les Poésies de Ducasse, les Lettres de guerre de Jacques Vaché, mort (accident ou suicide?) en janvier 1919, et les premiers textes obtenus par Breton et Soupault au moyen de l’écriture automatique. Breton a été à la fois le découvreur et le théoricien de l’écriture automatique, dont la pratique lui a été suggérée par l’observation des états de demi-sommeil et la méthode freudienne des associations spontanées. Elle exige que l’esprit se mette en état de vacance, afin que s’abolissent les contrôles qui pèsent sur la pensée surveillée, logique, morale, goût; la vitesse de l’écriture est une des conditions du succès, mais les difficultés n’ont jamais échappé à Breton: il sait que la voix intérieure ne se laisse pas aisément capter, que de multiples interférences se produisent, que la tentation esthétique rôde («Le Message automatique», 1933, dans Point du Jour ). L’écriture automatique n’en demeure pas moins, selon la formule de Maurice Blanchot, «une aspiration orgueilleuse à un mode de connaissance». Mais elle est aussi agissante: mettant en mouvement des forces inconnues, des désirs profonds, en même temps qu’elle nous révèle à nous-mêmes, à notre insu elle nous libère et nous change. Les Champs magnétiques , œuvre commune d’André Breton et Philippe Soupault qui paraît au printemps de 1920, constituent ainsi la première affirmation du surréalisme. L’adhésion spontanée du groupe de Littérature aux négations de Tzara, qui retrouve parfois le ton même de Vaché, la célébrité des batailles dadaïstes en 1920 et 1921 ont masqué souvent ce fait important: la conception neuve de l’inspiration et de la poésie qui est au cœur du surréalisme s’est dégagée indépendamment de Dada. Très vite, Breton ne peut plus se satisfaire du nihilisme de ce dernier et de ses manifestations qu’il juge stéréotypées et pauvres; dès le printemps de 1921, lors du procès symbolique intenté à Barrès pour «attentat à la sûreté de l’esprit» et mené par Breton aux yeux de qui les revirements de Barrès engagent le destin de toute révolte, commence la dislocation de Dada. Elle s’achève au printemps de 1922 à travers les péripéties et les polémiques que suscite la tentative de réunion d’un Congrès international pour la détermination et la défense des tendances de l’esprit moderne, dont Breton a pris l’initiative et qui se solde par un échec.

Entre 1922 et 1924, le groupe réuni autour de Littérature , auquel se sont joints entre autres Eluard, Péret, Desnos, Crevel, se livre à diverses expériences dont Breton s’attache dans ses articles à dégager l’importance pour l’exploration de l’inconscient; à l’écriture s’ajoutent les dessins automatiques, les récits de rêves, les jeux, les paroles ou écrits obtenus dans le sommeil hypnotique. Années difficiles où le surréalisme, bien qu’il se soit déjà largement trouvé, hésite encore sur lui-même. Elles voient passer sur Breton la tentation du silence. C’est la poésie qui lui permet de la surmonter, avec le beau recueil de Clair de terre , à la fin de 1923. Désormais, une étape décisive est franchie; la publication au printemps de 1924 des Pas perdus , recueil d’articles écrits entre 1918 et 1923, fruits d’une quête de cinq années, semble ouvrir la voie aux nouvelles entreprises; ce sont presque conjointement, à l’automne de 1924, le Manifeste du surréalisme suivi des poèmes en prose de Poisson soluble , et en décembre le premier numéro de la revue La Révolution surréaliste , dont la couverture déclare: «Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme.» Ces droits, le Manifeste les affirme hautement. La célébration de la liberté, essence de l’être humain – «liberté couleur d’homme», avait déjà dit Breton dans une admirable image –, accompagne ici le refus de la vie donnée. C’est par l’imagination, par le rêve qui nous découvrent avec nos vrais besoins l’immense champ du possible que la liberté se nourrit et s’exalte, défiant le vieux malheur humain.

3. Attirance et dangers du communisme

Ainsi, dès sa naissance, le surréalisme se déclare en état de «non-conformisme absolu». Rien de surprenant à ce qu’il rencontre un autre non-conformisme, celui des jeunes intellectuels communistes ou proches du communisme de la revue Clarté , principalement à l’occasion de la guerre du Maroc, qui vers le milieu de 1925 provoque une nouvelle flambée de nationalisme. À ce contact, l’attention de Breton se tourne vers le grand bouleversement qui est en train de s’opérer à l’Est; transporté par la lecture du Lénine de Léon Trotski, en août 1925, il désigne à ses amis le communisme «comme le plus merveilleux agent de substitution d’un monde à un autre qui fût jamais». Cette orientation est pour lui la source de longues difficultés: difficultés dans le groupe surréaliste même, certains refusant le passage à l’activité politique, d’autres le voulant total; difficultés avec la direction communiste, à qui le sens de l’activité surréaliste échappe complètement et qui la regarde avec suspicion. Mais Breton, bien qu’il ait adhéré en 1927 au Parti communiste, se refuse à renoncer aux recherches proprement surréalistes (comme l’attestent Légitime défense et Au grand jour ). Aussi son activité dans les rangs du parti est-elle de peu de durée. Cependant sa rupture définitive avec le communisme officiel n’intervient qu’après plusieurs années de heurts, notamment au sein de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, dont il a été un membre très actif; elle se produit en juin 1935, lors du Congrès international pour la défense de la culture (Position politique du surréalisme ). Il n’en continue pas moins à mener avec ses amis une lutte sans défaillance contre le monde capitaliste, intervenant vigoureusement dans tous les combats, contre le colonialisme sous toutes ses formes, contre la montée du fascisme en 1934, contre la fausse neutralité du gouvernement français lors de la révolution espagnole, contre la guerre impérialiste. Il est de ceux qui se battent dans la position la plus périlleuse, sur deux fronts; ennemi du monde bourgeois, il estime qu’il n’en doit pas moins dénoncer avec vigueur les erreurs et les tares du régime soviétique sous la direction de Staline et dit sa défiance à l’égard du «chef tout-puissant sous lequel ce régime tourne à la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été». Il est un des premiers, en 1936 et 1937, à s’élever contre les procès de Moscou. Dans le domaine intellectuel, au temps où triomphe le dogme du «réalisme socialiste», Breton ne cesse d’affirmer le droit pour l’artiste à une recherche libre; l’art et la poésie, s’ils se plient à des directives et à des fins qui leur sont extérieures, s’appauvrissent et se nient. On ne peut régenter du dehors l’obscur laboratoire intérieur où l’œuvre d’art prend naissance, mais toute œuvre digne de ce nom porte en elle-même une contestation de la réalité présente, toute œuvre digne de ce nom est libératrice: «Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale: le besoin d’émancipation de l’homme.»

4. L’expérience humaine

Durant ces quelque dix ans où Breton, inlassablement, se bat pour la vérité de la révolution et pour la vérité de l’art, la grande aventure mentale qu’est pour lui le surréalisme ne s’en poursuit pas moins; car il possède à un exceptionnel degré le pouvoir d’embrasser d’un même regard tous les niveaux de l’expérience humaine. De ce temps datent quelques-uns de ses plus importants ouvrages. Après l’Introduction au discours sur le peu de réalité , d’une rare intensité poétique, c’est en 1928 Nadja , récit et non roman; par-delà le personnage réel de l’héroïne, riche de pouvoirs insolites et si totalement démunie, messagère du merveilleux, annonciatrice de la grande révélation amoureuse, mais elle-même vouée au désastre, un style de vie se dessine: la disponibilité, l’attente, l’ouverture à l’imprévisible qui fait éclater la croûte figée de l’existence et enfin la change. En 1928 également paraît en volume Le Surréalisme et la Peinture ; la peinture, comme la poésie, est moyen de libération et non seulement objet de délectation; le contenu primant la forme, l’œuvre est qualifiée par référence à un «modèle purement intérieur», d’un bout à l’autre de la gamme des techniques et des styles.

La Révolution surréaliste , que Breton dirige depuis 1925, meurt en 1929, avec, dans le douzième et dernier numéro, une belle enquête sur l’amour, qui s’affirme comme une des valeurs surréalistes essentielle, et le Second Manifeste du surréalisme . Son aspect polémique, sa violence – Breton y prend à partie les dissidents – tiennent, pour une part au moins, à son but, qui est de redéfinir les fondements du surréalisme, pour l’extérieur comme pour lui-même: la révolte devant ce qui est, que ne peut épuiser la seule exigence sociale, la rigueur morale devant la tentation esthétique, la volonté d’action dans tous les domaines, mais l’autonomie totale de la recherche surréaliste, la récupération par l’esprit de tous ses pouvoirs, la liberté, toujours. Les Vases communicants (1932) précisent encore le projet. Breton établit, par l’analyse de ses rêves et d’épisodes apparemment insignifiants d’un moment de sa vie, qu’un rapport étroit, le désir, unit le rêve et la veille, commandant en secret même l’action la plus éloignée de lui. Aussi la connaissance de la subjectivité n’a pas à céder le pas devant la volonté de transformation sociale; loin de la contrarier, elle la maintient vivante, en lui apportant la sève puisée aux profondeurs: «Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve.» Dans cette œuvre, comme toujours chez Breton, la réflexion théorique ne s’exerce pas aux dépens de la poésie qui, d’un coup d’aile, emporte les pages les plus abstraites, le récit le plus volontairement dépouillé. La conscience poétique du monde s’est élevée si haut que l’écrivain peut à la fois conduire une méditation ardue sur la condition de l’homme et donner quelques-uns de ses plus brûlants poèmes. Dans les textes nouveaux du Revolver à cheveux blancs (1932) comme dans L’Union libre (1931), la houle des images déferle en un mouvement ample et assuré, qui donne à cette voix un timbre unique. Les expérimentations poétiques se poursuivent aussi: en 1930, Ralentir travaux , en collaboration avec René Char et Paul Eluard, puis L’Immaculée Conception en collaboration avec Eluard.

Pourtant, durant ces années fécondes – Breton dirige aussi la revue Le Surréalisme au service de la révolution (1930-1933), où il entreprend d’intéressantes recherches sur l’objet –, il traverse une des périodes les plus sombres de sa vie. Une amitié de près de quinze ans se défait, quand Aragon rompt avec le groupe (1932) pour donner au Parti communiste une adhésion totale; les désaveux, les atermoiements qui ont accompagné cette démarche amènent les surréalistes à la considérer comme une désertion et un abandon intellectuel et moral. D’autre part, la vie intime du poète est déchirée; vers 1929 son mariage (1921) avec Simone est rompu. Les difficultés matérielles, toujours présentes, sont devenues écrasantes; c’est, au sens propre, la misère. Cependant, la loi mystérieuse des compensations à laquelle il croyait, se sauvant ainsi du pessimisme auquel sa nature l’inclinait, lui apporte en 1934 la lumière d’«une étoile nouvelle»; il rencontre et épouse Jacqueline; une fille, Aube, leur naît en 1935. Après les poèmes de L’Air de l’eau (1934), L’Amour fou (1937), où l’écrit porté par l’existence même la commande à son tour, montre avec éclat un des caractères singuliers de l’œuvre de Breton: surgie tout entière de son expérience, mais aussi éloignée qu’il est possible de l’autobiographie, elle atteste que par le surréalisme s’opère la fusion du réel et de l’imaginaire, de la poésie et de la vie.

5. Aux quatre coins du monde

Autour de 1935, l’audience des conceptions surréalistes s’élargit; de nouveaux esprits viennent à Breton qui anime la revue Minotaure . Avant même que se tienne à Paris la première exposition internationale du surréalisme, en 1937 (Dictionnaire abrégé du surréalisme en collaboration avec Eluard), des manifestations du mouvement l’appellent en divers points du monde. Malgré son peu de goût pour les voyages, il se rend en 1935 successivement à Bruxelles, à Prague, aux Canaries, en 1936 à Londres. Une série de conférences sur l’art et la littérature, dont l’ont chargé les services culturels, l’amène en 1938 à Mexico. Il y fait la connaissance de Trotski, qu’il a toujours admiré; de cette rencontre sort le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant , fruit de leur collaboration, bien qu’il ait paru signé de Breton et du peintre Diego Rivera, pour des raisons d’opportunité; il doit servir de base à la constitution d’une Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant, dont Breton met sur pied la section française, avec son bulletin Clé . Mais la cassure provoquée par la guerre coupe court à cette tentative. Une autre cassure, d’ordre personnel celle-là, était survenue peu de temps auparavant: l’amitié avec Eluard qui, durant les dix dernières années surtout, avait tenu dans sa vie une très grande place, se brise à l’automne de 1938, en raison de divergences d’appréciation que Breton juge insurmontables, de nature à la fois politique et littéraire.

Mobilisé dans les services médicaux à l’école d’aviation de Poitiers, il se replie après la débâcle de juin 1940 à Salon chez son ami le Dr Mabille, puis à Marseille où il est avec d’autres écrivains l’hôte du Comité de secours américain aux intellectuels. Le visa de censure est refusé à son poème Fata Morgana comme à son Anthologie de l’humour noir , leur auteur figurant «la négation de l’esprit de révolution nationale». Privé de toute possibilité d’expression, suspect aux autorités, Breton obtient un visa pour les États-Unis; il part au printemps de 1941, d’abord pour la Martinique. Son séjour forcé d’un mois dans l’île est doublement fécond pour la poésie: il découvre et rencontre Aimé Césaire, dont il préfacera en 1946 le premier livre, et l’éblouissante nature tropicale lui inspirera les pages de Martinique charmeuse de serpents (1948).

Les cinq ans qu’il passe à New York où il est speaker aux émissions françaises de la «Voix de l’Amérique» sont marqués par des activités diverses: en 1942, il organise avec Marcel Duchamp une exposition surréaliste, fonde une revue VVV (Triple V), écrit un de ses très grands poèmes, Les États généraux . Sa vie, sur laquelle pèse l’échec de l’amour fou, tourne une dernière fois; en 1943, il rencontre Élisa, l’inspiratrice d’Arcane 17 . Ce livre incomparable, somme et sommet poétique, fut commencé lors d’un voyage dans la péninsule de Gaspé, au Canada, en 1944, au moment même de la libération de Paris; comme l’indique son titre – la dix-septième lame du tarot, l’Étoile, emblème de la résurrection et de l’espoir – il célèbre le triomphe de la vie, déchirée et rebelle, sur la douleur et sur la mort; une méditation souvent bouleversante dans son intensité retenue va et vient sans cesse du drame individuel au destin du monde, des mythes anciens – Mélusine, Osiris – au grand paysage présent de mer et d’oiseaux. Sa vie et celle d’Élisa ne se sépareront plus. Après leur mariage aux États-Unis, ils visitent les réserves des Indiens Pueblos; Breton écrit l’Ode à Charles Fourier , d’une conception neuve, point de départ de l’actuel renouveau d’intérêt pour le grand utopiste. Une conférence qu’il donne à Haïti à la fin de 1945 provoque chez les étudiants une vive effervescence qui, par une chaîne de réactions, entraînera la chute du gouvernement.

Rentré en France au printemps de 1946 («Je reviens» dans Poèmes ), Breton voit se constituer autour de lui un groupe surréaliste largement renouvelé. Comme avant la guerre, les réunions presque quotidiennes dans un café assurent, à travers arrivées et départs, la continuité du mouvement; Breton en est naturellement le pivot, avec Benjamin Péret ; à partir de 1951, l’été rassemble souvent autour de lui nombre de ses amis dans un vieux village du Lot, Saint-Cirq-la-Popie, dont la beauté l’a définitivement gagné. L’activité du groupe se manifeste au cours des vingt années qui suivent par des expositions qu’il présente: Paris, 1947 («Devant le rideau»); Prague, 1948 («Seconde Arche»); Paris, 1959; New York, 1960; Paris, 1965 (sous le titre emprunté à Fourier de L’Écart absolu («Générique»); par des bulletins ou revues (Néon , 1948-1949; Médium , 1951-1955; Le Surréalisme même , 1956-1959; Bief , 1959-1960; La Brèche , 1961-1965. L’Archibras – encore une référence de Fourier –, no 1, avril 1967, était en projet avant sa mort); par des tracts qui constituent de vigoureuses prises de position sur tous les problèmes du monde et du temps (ainsi, la religion, le Vietnam, la Hongrie). Si le surréalisme préserve son autonomie par rapport aux groupements politiques, Breton intervient toujours contre l’oppression, le crime et l’imposture, chaque fois que la liberté, la justice, la dignité humaine sont en péril; le mouvement mondialiste, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (Sartre, Camus) portent un temps son espoir d’action. Ses discours dans divers meetings, ses articles, ses déclarations montrent que, sans exclusive et sans faiblesse, il maintient sa ligne propre. Il est en 1960 un des tout premiers artisans de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie.

6. L’audience d’André Breton

Il écrit dans les revues surréalistes de ces années des textes de grand poids, «Du surréalisme en ses œuvres vives», «Langue des pierres», «Main première», pour n’en citer que quelques-uns. Sa générosité, son ouverture à tout ce qui peut se produire de neuf et de libérateur dans le domaine de l’art et de la pensée l’amènent à préfacer livres et expositions; bien des réputations y prennent leur départ. Il publie en 1947 Arcane 17 enté d’Ajours , en 1948 Poèmes , première anthologie, enrichie d’œuvres inédites; Flagrant Délit (1949), né de la dénonciation du faux donné pour La Chasse spirituelle de Rimbaud, révèle la sûreté de sa connaissance du poète et de son intuition. Des conversations radiophoniques, transmises de mars à juin 1952, paraissent la même année sous le titre Entretiens , la plus riche des sources pour qui veut connaître l’homme et l’écrivain: la beauté de l’expression, un certain ton qui n’est qu’à lui font de ces pages circonstancielles une «œuvre». La Clé des champs (1953) rassemble une quarantaine de textes divers. En 1957, il s’attache à élucider dans une vaste perspective historique et réflexive la notion de L’Art magique , dans un ouvrage réalisé avec le concours de Gérard Legrand. Avec les Constellations de 1959, «proses parallèles» à vingt-deux planches de Miró, une fraîcheur d’enfance, sous laquelle court la sourdine des notes graves, joue de la tendresse et de l’humour.

La santé d’André Breton, atteint d’asthme, va en se détériorant. Frappé d’une crise cardiaque à la fin de l’été 1966, il meurt en quelques heures le 28 septembre à l’hôpital Lariboisière. Il est enterré au cimetière des Batignolles auprès de Benjamin Péret. L’émotion soulevée par cette fin soudaine, même chez ceux qui ne partagent pas les convictions surréalistes, a permis d’entrevoir la place qu’il tient.

Sa figure en effet n’est pas seulement celle d’un très grand écrivain, foyer vivant du surréalisme. La nature de la relation qui s’établit entre lui-même et son lecteur mobilise les forces affectives, dans le rejet ou l’adhésion. Car cet aiguilleur spirituel, par la force et la constance de sa rupture avec tout ce qui fait du monde le Grand Scandale, comme par son don irremplaçable d’espérer, malgré tout, et d’aimer, toujours, propose et prépare une existence autre. Il a élargi et marqué la sensibilité de ce temps, l’ouvrant aux éclairs de l’insolite – rencontre ou coïncidence –, découvrant à l’homme qu’il peut établir avec la nature des rapports neufs de participation et de transparence dans l’interrelation parfaite du concret et de l’abstrait; en finir avec ce qui mutile et fige, les barrières intérieures qui se dressent entre intelligence et affectivité, volonté et désir; équilibrer dans une tension difficile et féconde ses exigences spirituelles et son refus agissant de ce qui est, par l’avènement de ce qui sera. Comme Fourier en qui il a justement reconnu un esprit frère du sien, il a «embrassé l’unité (il l’a) montrée non comme perdue mais comme intégralement réalisable», et il l’a, pour lui-même, conquise. Parce qu’il s’écartait des dogmes et des systèmes fermés, se maintenait dans une perpétuelle alerte sans hésiter à se tourner vers tous ceux qui ont exprimé quelques-unes des aspirations profondes de l’homme – «... Et même des êtres engagés dans une voie qui n’est pas (la sienne)» –, une vue courte aura beau jeu à relever en lui des contradictions; elles nourrissent, au vrai, des forces convergentes. La poésie, l’amour, la liberté se sont en permanence vivifiés à leur sel, assurant la continuité organique d’une démarche née, a-t-il pu dire, «d’un acte de foi sans limites dans le génie de la jeunesse». C’est ce génie de la jeunesse qu’il incarne; et la jeunesse elle-même – deux ans après sa mort, divers signes ont autorisé à le croire –, de plus en plus largement, en reconnaîtra et en saluera en lui la pérennité.

Encyclopédie Universelle. 2012.